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Revue Int. 1992 - 68 à 71

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Revue Internationale no 68 - 1e trimestre 1992

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Explosion de l'URSS, massacres en Yougoslavie - Seule la classe ouvrière internationale peut sortir l'humanité de la barbarie

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Le «nouvel ordre mondial» annoncé il y a moins de deux ans par le président Bush n'en finit pas d'accumuler l'horreur et les cadavres. A peine les massacres de la guerre du Golfe étaient-ils terminés (ceux provoqués directement par la coalition, car ceux des Kurdes se poursuivent encore) que la guerre se rallumait en pleine Europe, dans ce qui était la Yougoslavie. L'horreur qu'on a découvert avec la prise de Vukovar par l'armée serbe illustre donc, une nouvelle fois, à quel point étaient mensongers tous les discours sur l'«ère nouvelle», faite de paix, de prospérité et de respect des droits de l'homme, qui devait accompagner l'effondrement des régimes staliniens d'Europe et la disparition de l'ancien bloc de l'Est. En même temps, l'indépendance de l'Ukraine et, plus encore, la constitution d'une «Communauté d'Etats» comprenant cette dernière, la Russie et la Biélorussie1] [1] viennent contresigner le constat de ce qui était patent depuis l'été : l’URSS n'existe plus. Cela n'empêche pas, d'ailleurs, les différents morceaux de cet ex-pays de continuer à se décomposer: aujourd'hui c'est la fédération de Russie elle-même, c'est-à-dire la plus puissante des républiques de feu l'Empire soviétique, qui est menacée d'éclatement. Face à ce chaos dans lequel s'enfonce chaque jour un peu plus la planète, les pays les plus avancés, et particulièrement le premier d'entre eux, les Etats-Unis, veulent se présenter comme des îlots de stabilité, garants de l'ordre mon­dial. Mais, en réalité, ces pays eux-mêmes ne sont pas préservés des convulsions mortelles dans lesquelles s'enfonce la société humaine. En particulier, l'Etat le plus puissant de la terre, s'il met à profit son énorme supériorité militaire sur tous les autres pour revendiquer le rôle de gendarme du monde, comme on vient de le voir encore avec la conférence sur le Moyen-Orient, ne peut rien contre l'aggravation inexorable de la crise économique qui se trouve à l'origine de toutes les convulsions qui déferlent sur l'humanité. La barbarie du monde d'aujourd'hui met en relief l'énorme responsabilité qui repose sur les épaules au prolétariat mondial, un prolétariat qui doit faire face au déchaînement d'une campagne et de manoeuvres d'une intensité sans précédent destiné à le détourner non seulement de sa perspective historique mais aussi de la lutte pour la défense de ses intérêts élémentaires.

 

Nous avons régulièrement, dans notre revue, analysé l'évolution de la situation dans l'ancienne URSS2] [2]. En particulier, depuis la fin de l'été 1989 (c'est-à-dire près de deux mois avant la disparition du mur de Ber­lin), le CCI a mis en avant l'extrême gravité des convulsions qui se­couaient l'ensemble des pays dits « socialistes»3] [3]. Aujourd'hui, chaque jour qui passe vient illustrer un peu plus l'ampleur de la catastrophe qui se déchaîne dans cette partie du monde.

L'ex-URSS dans le gouffre

Depuis le putsch avorté d'août 1991, les événements n'ont cessé de se précipiter dans l'ancienne URSS. Le départ des pays baltes de l’«Union» semble appartenir maintenant à un passé lointain. Aujourd'hui, c'est l'Ukraine qui devient indépendante, c'est-à-dire la deuxième république de l'Union, forte de 52 millions d'habitants, qui constitue son «grenier à blé» et re­présente 25% de sa production in­dustrielle. De plus, cette répu­blique possède sur son territoire une quantité considérable des armes atomiques de l'ancienne Union. A elle seule, elle dispose d'un potentiel de destruction nu­cléaire supérieur à ceux de la Grande-Bretagne et de la France réunis. En ce sens, la décision par Gorbatchev, le 5 octobre, de ré­duire de 12.000 à 2.000 le nombre des charges nucléaires tactiques de l'URSS n'était pas seulement la ré­ponse à la décision similaire adop­tée par Bush une semaine aupara­vant ni la simple concrétisation de la disparition de l'antagonisme im­périaliste, qui avait dominé le monde pendant quatre décennies, entre les Etats-Unis et l'URSS. Elle constituait une mesure de prudence élémentaire pour empêcher les ré­publiques sur lesquelles sont déployées ces armes, et particulière­ment l'Ukraine, de s'en servir comme   instrument   de  chantage.

C'est d'ailleurs pour cette même raison que les autorités ukrai­niennes ont refusé, jusqu'à présent, de restituer ces armements. Et il n'a pas fallu longtemps pour que ne s'illustre à quel point était justifiée l'inquiétude de Gorbatchev, et de la majorité des dirigeants du monde, face au problème de la dis­sémination nucléaire. C'est ainsi que, début novembre, éclatait le conflit entre l'autorité centrale de Russie et la république autonome de Tchétchéno-Ingouchie qui ve­nait, elle aussi de proclamer son «indépendance». Face à la décision de Eltsine d'instaurer sur place l'état d'urgence grâce aux forces spéciales du KGB, Doudaev, ex ­général de l'armée «rouge» recon­verti en petit potentat indépendantiste, menaçait de recourir a des ac­tions terroristes sur les installations nucléaires de la région. De plus, face à la menace d'affrontements sanglants, les troupes chargées de la répression ont refusé d'obéir et c'est finalement le Parlement de Russie qui a sauvé la mise de Elt­sine en annulant sa décision. Cet événement, outre qu'il soulignait la réelle menace que représentent les énormes moyens nucléaires dé­ployés dans toute l'URSS au mo­ment où cette ancienne puissance se désintègre, mettait également en relief le niveau de chaos dans lequel se trouve aujourd'hui cette partie du monde. Ce n'est pas seulement l'URSS qui est en train de se désin­tégrer, c est sa plus grande république, la Russie, qui est mainte­nant menacée d'explosion sans avoir les moyens, sinon par de véri­tables bains de sang à l'issue incer­taine, de faire respecter l'ordre.

Une banqueroute économique totale

Cette tendance à la dislocation de la Russie même s'exprime égale­ment par les dissensions qui se dé­veloppent au sein de la clique des «réformateurs» actuellement aux postes de commande de cette république. C'est ainsi que les mesures de «libéralisation sauvage» mises en avant par le président russe fin octobre ont déclenché une levée de boucliers de la part des maires des deux plus grandes villes du pays. Gavril Popov, maire de Moscou, a déclaré qu' «il ne portera pas la responsabilité de la libération des prix», et son collègue de Saint-Pétersbourg, Anatoh Sobtchak, a accusé Eltsine de vouloir «affamer la Russie». En fait, ces affronte­ments entre politiciens sur les ques­tions économiques ne font que ré­véler l'impasse totale dans laquelle se trouve l'économie de l'URSS. Tous ses dirigeants politiques, à commencer par Gorbatchev, ne cessent de jeter des cris d'alarme face aux menaces de famine pour l'hiver qui vient. Le 10 novembre, Sobtchak prévenait : «Nous n'avons pas constitué les réserves alimentaires suffisamment impor­tantes sans lesquelles les grandes villes soviétiques et les grands centres industriels du pays ne pour­ront simplement pas survivre».

Sur le plan financier, la situation est devenue également cauchemar­desque. La banque centrale, la Gosbank, est obligée de faire tour­ner ses planches à billets à rythme intensif, ce qui conduit à une dé­valuation du rouble de 3% par se­maine. Le 29 novembre, cette même banque annonce que les sa­laires des fonctionnaires ne seront plus payés. A l'origine de cette dé­cision, le refus par les députés russes (majoritaires) au Congres de voter une autorisation de crédit de 90 milliards de roubles demandée par Gorbatchev. Le lendemain, Eltsine, afin de pouvoir marquer un nouveau point dans sa lutte d'influence contre Gorbatchev, a assuré que la Russie se chargeait de prendre à son compte le paiement des fonctionnaires.

En réalité, la banqueroute de la banque centrale ne provient pas seulement du refus par les répu­bliques de verser au «centre» le produit des impôts. Elles-mêmes sont incapables de collecter les fonds indispensables à leur fonctionnement. Ainsi, les républiques autonomes de Yakoutie et de Bouriatie, appartenant à la fédération de Russie, bloquent depuis plu­sieurs mois leurs livraisons d'or et de diamants qui permettaient d'alimenter en devises les caisses de la Russie et de l'Union. Pour leur part, les entreprises payent de moins en moins leurs impôts, soit parce que leurs propres caisses sont a sec, soit qu'elles considèrent (comme c'est le cas d'entreprises privées plus «prospères») que « libéralisation » veut dire abolition de la fiscalité. Ainsi, l'ex-URSS se trouve prise dans une spirale infer­nale. Aussi bien les reformes que les conflits politiques découlant de la catastrophe économique ne font qu'aggraver encore cette catas­trophe, ce qui aboutit à une nou­velle fuite en avant dans ces «réformes» mort-nées et dans les affrontements entre cliques.

Les gouvernements des pays les plus avancés sont bien conscients de l'ampleur de cette catastrophe dont il est clair que les répercus­sions ne sauraient s'arrêter aux frontières de l'ancienne URSS4] [4]. C'est pour cette raison que sont élaborés des plans d'urgence pour acheminer  vers   cette   région   des produits de première nécessité, mais il n'y a aucune garantie que cette aide puisse parvenir à ses des­tinataires du fait de l'incroyable corruption qui règne à tous les échelons de l'économie, de la pa­ralysie qui frappe l'ensemble de l'appareil politique et administratif (devant l'instabilité politique et les menaces de limogeage, la plupart des « décideurs » ont comme princi­pale préoccupation de... ne pas prendre de décision), et la désorga­nisation totale des moyens de transport (manque de pièces déta­chées pour entretenir le matériel, rupture des approvisionnements en combustible, troubles affectant ré­gulièrement différentes parties du territoire).

C'est également pour relâcher un peu l'étranglement financier de l'ex-URSS que le G7 a accordé un délai d'un an pour le rembourse­ment des intérêts de la dette sovié­tique, laquelle se monte au­jourd'hui à 80 milliards de dollars. Mais ce ne sera qu'un emplâtre sur une jambe de bois tant les crédits alloués semblent disparaître dans un puits sans fond. Il y a deux ans avaient été colportées toutes sortes d'illusions sur le «marché nouveau» ouvert par l'effondrement des régimes staliniens. Aujourd'hui, alors même que la crise économique mondiale se traduit, entre autres, par une crise aiguë des liquidités5] [5], es banques sont de plus en plus ré­ticentes à placer leurs capitaux dans cette partie du monde. Comme le déplorait récemment un banquier français : «On ne sait plus à qui on prête ni auprès de qui on devra exiger les remboursements.»

Même pour les politiciens bour­geois les plus optimistes, il est diffi­cile d'imaginer comment pourrait être redressée la situation tant sur le plan économique que politique dans ce qui était, il y a peu de temps encore, la deuxième puis­sance mondiale. L'indépendance de chacune des républiques, pré­sentée par les différents déma­gogues locaux comme une «solution» pour ne pas sombrer avec l'ensemble du navire, ne pourra qu'aggraver encore plus les difficultés d'une économie basée pendant des décennies sur une ex­trême division du travail (certains articles ne sont produits que dans une seule usine pour toute l'URSS). En outre, une telle indépendance des républiques porte avec elle le surgissement des revendications particulières des minorités réparties sur l'ensemble du territoire (il existe une quarantaine de «régions autonomes» et encore plus d'ethnies). Dès à présent, avec des affrontements sanglants entre arméniens et azéris à propos du Haut-Karabakh, entre Ossètes et Géorgiens en Ossétie du Sud, entre Kirghizes, Ouzbeks et Tadjiks au Kirghizstan, on peut se faire une idée de ce qui attend l'ensemble du territoire de l'ex-URSS. En outre, les populations russes qui sont réparties dans toute l'Union (par exemple, 38 % de la population au Kazakhstan, 22% en Ukraine) risquent de faire les frais de ces « indépendances ». D'ailleurs, Eltsine a prévenu qu'il se considérait comme le «protecteur» des 26 millions de russes vivant hors de Russie et qu'il faudrait reconsidérer la question des frontières de cette république avec certaines autres. C'est un discours qu'on a entendu, il y a peu de temps, dans la bouche du dirigeant serbe Milosevic : en voyant la situa­tion actuelle en Yougoslavie on comprend aisément quelle sinistre réalité il peut annoncer pour demain à une échelle bien plus vaste6] [6].

LA YOUGOSLAVIE : BARBARIE ET ANTAGONISMES ENTRE GRANDES PUISSANCES

En quelques mois, la Yougoslavie a plongé dans l'enfer. Tous les jours, tes journaux télévisés nous ren­voient l'image de la barbarie sans nom qui se déchaîne à quelques centaines de kilomètres des métro­poles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche. Des villes entière­ment détruites, des monceaux de cadavres jonchant les rues, les mutilations, les tortures, les char­niers. Jamais depuis la fin de la se­conde guerre mondiale, un pays d'Europe n'avait connu de telles atrocités. Désormais, l'horreur qui semblait jusqu'à présent réservée aux pays du «tiers-monde», atteint des zones immédiatement voisines du coeur du capitalisme. Voici le «grand progrès» que vient de réali­ser la société bourgeoise : créer un Beyrouth-sur-Danube à une petite heure de Milan et de Vienne. L'enfer que vivent depuis des dé­cennies les pays les plus mal lotis de la planète a toujours été atroce, il a toujours constitué une honte pour l'humanité. Que cet enfer se trouve maintenant à nos portes n'est pas en soi plus scandaleux. Cependant, c'est le signe indiscutable du degré de pourriture atteint par un système qui avait réussi pendant quarante ans à reporter à sa périphérie les aspects les plus abominables de la barbarie qu'il engendre. C'est la manifestation évidente de l'entrée du capitalisme mondial dans une nouvelle étape, la dernière, de sa décadence : celle de la décomposi­tion générale de la société7] [7].

Une des illustrations de cette dé­composition est constituée par la totale irrationalité de la conduite de la plupart des forces politiques en présence.

Du côté des autorités de la Croatie, la revendication de l'indépendance pour cette république ne se base sur aucune possibilité d'une améliora­tion des positions de son capital national. La simple lecture d'une carte, par exemple, met en évi­dence les difficultés supplémen­taires qui ne manqueront pas de surgir lorsque cette « nation » aura accédé à son «indépendance», du fait de la position et de la forme de ses frontières. Ainsi, pour aller de Dubrovnik à Vukovar, en suppo­sant, ce qui aujourd'hui est peu vraisemblable, que ces deux villes soient reconstruites et reviennent un jour à la Croatie, ce n'est pas par Zagreb qu'il faut passer (sauf à parcourir 500 kilomètres supplé­mentaires) mais par Sarajevo, capi­tale d'une autre république, la Bosnie-Herzégovine.

Du côté des autorités «fédérales» (en réalité Serbes), la tentative de soumettre la Croatie, ou tout au moins de conserver au sein d'une «Grande Serbie» le contrôle des provinces croates où vivent des Serbes, ne permet pas non plus d'espérer de grands bénéfices sur le plan économique : le coût de la guerre actuelle et les destructions qu'elle provoque ne feront qu'aggraver encore plus le ma­rasme économique total dans le­quel se trouve le pays.

Les dissensions entre Etats européens

Depuis le début des massacres en Yougoslavie, les professionnels des bons sentiments médiatiques se sont émus : «il faut faire quelque chose !» Il est vrai que l'horreur ré­servée aux Kurdes d'Irak se vend moins bien aujourd'hui qu'il y a quelques mois8] [8]. Cependant, pour la Yougoslavie, la «sollicitude» a largement dépassé le niveau du « charity business » puisque la Communauté européenne a orga­nisé une conférence spéciale, dite de la Haye, pour mettre fin à la guerre. Après une vingtaine de cessez-le-feu dérisoires et de mul­tiples voyages du négociateur Lord Carrington, les massacres conti­nuent de plus belle. En fait, cette impuissance de l'Europe à mettre fin à un conflit, dont chacun sou­ligne la totale absurdité, constitue une illustration flagrante des dis­sensions qui existent entre les Etats qui la composent. Ces oppositions ne sont nullement de circonstance ou secondaires. Elles recouvrent des intérêts impérialistes bien dé­terminés et antagoniques. En parti­culier, le fait que l'Allemagne ait été, depuis le début, favorable à l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie n'est pas fortuit. C'est, pour cette puissance, la condition de son accès à la Méditerranée dont l'importance stratégique n'est pas à démontrer9] [9]. Pour leur part, es autres puissances impérialistes présentes en Méditerranée ne sont nullement intéressées à ce retour de l'Allemagne dans cette zone. C'est pour cela que, au début du conflit yougoslave, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France (sans compter l'URSS, traditionnel «protecteur» de la Serbie mais qui aujourd'hui a d'autres chats à fouetter) se sont prononcés pour le maintien d'une Yougoslavie uni­fiée10] [10].

Ainsi la tragédie yougoslave a mis en évidence que le «nouvel ordre mondial» était synonyme d'exacerbation des tensions non seulement entre des nationalités et des ethnies dans les parties du monde, comme eir Europe centrale et de l'Est, où le développement tardif du capitalisme a interdit la constitution d'un Etat national viable et stable, mais également entre les vieux Etats capitalistes constitués depuis longtemps et qui, jusqu'à présent, étaient alliés contre la puissance impérialiste so­viétique. Le chaos dans lequel s'enfonce aujourd'hui la planète n'est pas seulement le fait des pays de la périphérie du capitalisme. Ce chaos concerne également, et concernera de plus en plus, les pays centraux dans la mesure où il trouve ses origines, non pas dans des pro­blèmes spécifiques aux pays sous-développés mais bien dans un phé­nomène mondial : la décomposi­tion générale de la société capitaliste qui ne pourra que s'aggraver en même temps que la crise irréver­sible de son économie.

La conférence sur le Moyen-Orient : affirmation du leadership des Etats-Unis

Face au chaos dans lequel bascule l'ensemble de la planète, il revient à la première puissance de celle-ci déjouer le rôle de «gendarme». Il n'y a évidemment pas à cette tache des Etats-Unis le moindre motif désintéressé. C'est à celui qui profite le plus de l’«ordre mondial» actuel d'en assurer, pour l'essentiel, la préservation. La guerre du Golfe a constitué une opération de police exemplaire pour dissuader tous les autres pays, petits ou grands, de participer à la déstabilisation de cet ordre. Aujourd'hui, la «conférence de paix» sur le Moyen-Orient constitue l'autre volet, complémen­taire de la guerre, dans la stratégie américaine. Après avoir démontré qu'ils étaient prêts à «maintenir l’ordre» de la façon la plus brutale qui soit, les Etats-Unis devaient faire la preuve qu'eux seuls étaient en mesure d'être efficace dans le règlement des conflits qui ensan­glantent la planète depuis des dé­cennies. Et, pour ce faire, la ques­tion du Moyen-Orient est évidem­ment parmi les plus significatives.

En effet, il est nécessaire de souli­gner l'importance historique consi­dérable d'un tel événement. C'est la première fois depuis 43 ans (depuis la partition de la Palestine par l'ONU en novembre 1947 et la fin du mandat anglais en mai 1948) qu'Israël se retrouve à la même table que l'ensemble de ses voisins arabes avec qui elle a mené déjà cinq guerres (1948, 1956, 1967, 1973, 1982). En fait, cette confé­rence internationale constitue une conséquence directe de l'effondrement du bloc russe en 1989 et de la guerre du Golfe du dé­but de l'année 1991. Elle a été pos­sible parce que les Etats arabes (y compris l'OLP) de même qu'Israël ne peuvent désormais plus jouer sur la rivalité Est-Ouest pour essayer de faire prévaloir leurs intérêts.

Les Etats arabes qui tentaient d'affronter Israël ont définitive­ment perdu leur «protecteur» sovié­tique. De ce fait, Israël a été privé d'une des attributions qui lui va­laient un soutien sans faille des Etats-Unis : jouer le rôle de princi­pal gendarme du bloc US dans la région face aux prétentions du bloc russe11] [11].

Cependant, bien qu'en soi la ques­tion du Moyen-Orient, par son im­portance historique et stratégique, donne à la conférence ouverte à Madrid fin octobre, et qui doit se poursuivre à Washington en dé­cembre, un relief tout particulier, sa signification va bien au-delà des problèmes liés à cette partie du monde. Ce n'est pas seulement vis-à-vis des pays de la région que les Etats-Unis affirment leur autorité, mais aussi, et surtout vis-à-vis des autres grandes puissances qui seraient tentées de jouer une carte «indépendante» à leur égard.

La mise au pas des puissances européennes

En effet, à Madrid, du fait que l'ONU12] [12] n'ait eu aucune place (à la demande d'Israël, mais cela arran­geait bien les américains), la seule grande puissance présente, à côté des Etats-Unis, était... l'URSS (si on peut parler de «grande puis­sance» !) Le simple fait que Bush ait proposé la co-présidence de cette conférence à Gorbatchev, alors que ce dernier est complète­ ment dévalué et que son pays n'existe plus, constitue un véritable camouflet pour des pays qui, il y a peu encore, avaient des prétentions au Moyen-Orient. C'est notamment le cas de la France (définitivement chassée du Liban avec la prise de contrôle de ce pays par la Syrie), et même de la Grande-Bretagne (principale puissance de la région jusqu'à la seconde guerre mondiale et «ex-protecteur» de la Palestine, de l'Egypte et de la Jordanie). La chose n'est pas trop grave pour cette dernière puissance qui ne conçoit la défense de ses intérêts impérialistes que dans le cadre d'une alliance étroite avec le grand frère américain. En revanche, pour la France, c'est une nouvelle ma­nifestation de la place de second ordre que les Etats-Unis lui assi­gnent désormais malgré (et en par­tie à cause de) ses tentatives de me­ner une politique «indépendante». Et, au delà de la France, c'est éga­lement l'Allemagne qui est indirec­tement visée. En effet, même si cette puissance n'avait plus, depuis longtemps, d'intérêts (autres qu'économiques, évidemment) dans cette région, la gifle reçue par le pays sur qui elle tente de s'appuyer, à l'heure actuelle, no­tamment au sein des institutions eu­ropéennes et sur le plan militaire, pour affirmer ses intérêts, ne peut que l'atteindre également, d’ailleurs, la place réservée à l'Europe à la conférence de Ma­drid : la présence, comme observa­teur, du ministre des affaires étrangères des Pays-Bas, en dit long sur le rôle que, désormais, les Etats-Unis comptent assigner aux Etats européens ou à toute alliance entre eux dans les grandes affaires du monde : un rôle de comparse.

Enfin, la tenue de la conférence sur le Moyen-Orient alors que ces mêmes Etats européens affichent, jour après jour, leur impuissance face à la situation en Yougoslavie, vient souligner une nouvelle fois que le seul «gendarme» en mesure d'assurer un peu d'ordre dans le monde est bien l'oncle Sam. Ce dernier a été capable d'apporter une «solution» à un des conflits les plus anciens et graves de la planète (qui pourtant se déroulait à 10 000 kilomètres de ses frontières), alors que les pays européens n'arrivent pas à faire la police de l'autre côté de leurs frontières. Ainsi, avec la conférence sur le Moyen-Orient est réaffirmé le message essentiel que les Etats-Unis avaient déjà envoyé avec la guerre du Golfe : c'est ex­clusivement de la puissance améri­caine, de son énorme supériorité militaire (et aussi économique) que dépend «l’ordre mondial.» Tous les pays, y compris ceux qui essaient de jouer leur propre carte, ont be­soin de ce gendarme13] [13]. Leur intérêt est donc de faciliter la politique de la première puissance mondiale.

Ceci dit, la discipline que la pre­mière puissance mondiale réussit encore à imposer ne doit pas masquer la situation catastrophique ans laquelle se trouve le monde capitaliste aujourd'hui et qui ne pourra aller qu'en s'aggravant. En particulier, la méthode employée pour garantir cette discipline est elle-même génératrice de nouveaux désordres. C'est ce que nous avions déjà vu avec la Guerre du Golfe (avec toutes ses conséquences ca­tastrophiques dans la région et par­ticulièrement en ce qui concerne la question kurde) et que nous voyons aujourd'hui avec la Yougoslavie, où le maintien de 1 autorité américaine passait par une mise à feu et à sang du pays. Comme les marxistes l'ont toujours affirmé, il n'y pas de place, dans le capitalisme décadent, pour une quelconque « paix générale ». Même s'ils s'éteignent au Moyen-Orient, les foyers de tension entre bandes rivales des gangsters capitalistes ne peuvent que surgir ailleurs. Et cela d'autant plus que la crise économique du mode de production capitaliste qui, en dernière instance, se trouve à l'origine des affrontements impé­rialistes, est insoluble et ne peut que s'aggraver, comme on le voit à 1 heure actuelle.

Aggravation de la crise et attaques contre la classe ouvrière

Alors même que Bush célèbre ses triomphes diplomatiques et mili­taires, son «front intérieur» ne cesse de se dégrader, notamment sous la forme d'une nouvelle aggra­vation de la récession. Pendant quelques mois, la bourgeoisie américaine, et, avec elle, l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, avait rêvé que la récession ouverte qui avait pris son essor avant la guerre du Golfe serait de courte durée. Aujourd'hui, c'est le temps des dé­ceptions : malgré tous les efforts des gouvernements (qui continuent de prétendre, tout en faisant le contraire, qu'il ne faut pas interve­nir dans l'économie et qu'il importe de laisser jouer les lois du marché) le marasme se prolonge sans qu'on en voit la sortie. En réalité, c'est une nouvelle aggravation considé­rable de la crise du capital qui s'annonce et qui déjà plonge de nombreux secteurs de la bourgeoi­sie dans la panique. Cette aggravation de la crise ne peut avoir d'autre conséquence que 'intensification des attaques contre la classe ouvrière. Dès à présent, ces attaques se sont déchaînées un peu partout dans le monde : licen­ciements massifs (y compris dans les secteurs «de pointe» comme l'informatique), blocage des sa­laires, érosion des prestations so­ciales (pensions de retraite, alloca­tions chômage, remboursement des frais de maladie, etc.), intensification des cadences de travail : il se­rait fastidieux de faire la liste de ce type d'attaques dans les différents pays. Ce sont tous les ouvriers de tous les pays qui subissent mainte­nant dans leur chair les atteintes de la crise capitaliste.  Ces attaques provoquent évidemment le developpement d'un mécontentement considérable au sein de la classe ouvrière. Et, dans beaucoup de pays, on voit effectivement se déployer toute une agitation sociale, lais ce qui est significatif, c'est que, contrairement aux grandes luttes qui avaient marqué le milieu des années 1980, et qui faisaient l'objet d'un black-out pratiquement total, l'agitation présente est répercutée de façon spectaculaire par toutes les médias. En réalité, nous assistons à l'heure actuelle à une vaste manoeuvre de la bourgeoisie de la plupart des pays les plus développés pour miner le terrain des véritables combats de classe.

Pour la classe ouvrière, il n'y a pas identité entre colère et combativité, ni entre combativité et conscience, même si, évidemment, il y a un lien entre elles. La situation des ou­vriers des pays anciennement «socialistes» nous le démontre chaque jour. Ces ouvriers sont au­jourd'hui confrontés à des condi­tions de vie, à une misère inconnues depuis des décennies. Pourtant, leurs luttes contre l'exploitation sont de faible ampleur, et lorsqu'elles se développent, c'est pour tomber dans les pièges les plus grossiers que leur tend la bourgeoi­sie (notamment les pièges nationa­listes comme on l'a vu, par exemple au printemps 1991 avec la grève des mineurs d’Ukraine). La situation est loin évidemment d'être aussi ca­tastrophique dans les pays «avancés», tant du point de vue des attaques capitalistes que des mysti­fications pesant sur la conscience des ouvriers. Cependant, il est né­cessaire de mettre en évidence les difficultés que rencontre à l'heure actuelle le prolétariat de ces pays, justement parce que la classe en­nemie emploie tous les moyens pour les utiliser et les renforcer.

Les événements considérables qui se sont succédés depuis deux ans ont été amplement utilisés par la bourgeoisie pour asséner des coups à la combativité et surtout à la conscience de la classe ouvrière. C'est ainsi que, en répétant à sa­tiété, que le stalinisme était du «communisme», que les régimes staliniens, dont la faillite était de­venue patente, constituaient la conséquence inévitable de la révo­lution prolétarienne, les cam­pagnes de propagande bourgeoises ont visé à détourner les ouvriers de toute perspective d'une autre so­ciété et à leur faire entendre que la « démocratie libérale » était le seul type de société viable. Alors que c'était une forme particulière de capitalisme qui s'effondrait dans les pays de l'Est sous la pression de la crise générale de ce système, tous les médias n'ont cessé de nous pré­senter ces événements comme un «triomphe» du capitalisme.

Une telle campagne a obtenu un impact non négligeable parmi les ouvriers, affectant leur combativité et surtout leur conscience. Alors que cette combativité connaissait un nouvel essor au printemps 1990, notamment à la suite des attaques résultant du début d'une récession ouverte, elle a été de nouveau at­teinte par la crise et la guerre du Golfe. Ces événements tragiques ont permis de faire justice du men­songe sur le «nouvel ordre mon­dial» annoncé par la bourgeoisie lors de la disparition du bloc de l'Est sensé être le principal respon­sable des tensions militaires. Les massacres perpétrés par les «grandes démocraties », par les «pays   civilisés»,   contre  les   populations irakiennes ont permis à beaucoup d'ouvriers de com­prendre combien étaient menson­gers les discours de ces mêmes «démocraties» sur la «paix» et les «droits de l'homme». Mais en même temps, la grande majorité de la classe ouvrière des pays avancés, à la suite des nouvelles campagnes de mensonges bourgeois, a subi cette guerre avec un tort sentiment d'impuissance qui a réussi à affai­blir considérablement ses luttes. Le putsch de l'été 1991 en URSS et la nouvelle déstabilisation qu'il a en­traînée, de même que la guerre ci­vile en Yougoslavie, ont contribué à leur tour à renforcer ce sentiment d'impuissance. L'éclatement de l'URSS et la barbarie guerrière qui se déchaîne en Yougoslavie sont des manifestations du degré de décomposition atteint aujourd'hui par la société capitaliste. Mais grâce à tous les mensonges assénés par ses médias, la bourgeoisie a réussi à masquer la cause réelle de ces événements pour en faire une nouvelle manifestation de la « mort du   communisme », ou bien  une question de «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes» face aux­quelles les ouvriers n'ont d'autre al­ternative que d'être des spectateurs passifs et de s'en remettre à la « sagesse » de leurs gouvernements.

Les manoeuvres de la bourgeoisie contre la classe ouvrière

Après avoir subi pendant deux ans un tel tir de barrage, la classe ou­vrière ne pouvait qu'accuser le coup sous forme d'un important désarroi et d'un fort sentiment d'impuissance. Et c'est justement ce sentiment d'impuissance que la bourgeoisie s'est employée à utili­ser et à renforcer, par une série de manoeuvres visant à tuer dans l'oeuf toute renaissance de la com­bativité, grâce à des affrontements prématurés, sur un terrain choisi par la bourgeoisie elle-même, afin que ces affrontements s'épuisent ans l'isolement et s'enlisent dans des impasses. Les méthodes em­ployées sont variées, mais elles ont pour point commun de toujours aire appel à une participation in­tensive des syndicats.

Ainsi, en Espagne c'est le terrain pourri du nationalisme qui a été utilisé par les syndicats (notamment les Commissions Ou­vrières proches du PC et l'UGT proche du PS) pour conduire les ouvriers dans l'isolement. Le 23 oc­tobre, ils ont appelé à une grève générale dans les Asturies, où ce sont près de 50 000 emplois qui vont disparaître avec les plans de « rationalisation » des mines et de la sidérurgie, derrière le mot d'ordre de « Défense des Asturies ». Avec un tel mot d'ordre, le «mouvement» a reçu le soutien des commerçants, des artisans, des paysans, des curés et même des joueurs de football. Du fait de la colère et de l'inquiétude qui anime les ouvriers, le mouvement a été très suivi mais, avec une telle revendication, il ne pouvait que favoriser l'enfermement des ouvriers dans leurs provinces ou même dans leurs localités comme on l'a vu au Pays-Basque où ils ont été appelés à se mobiliser derrière une motion du Parlement provincial pour «sauver la rive gauche de la rivière de Bilbao».

Aux Pays-Bas et en Italie, les syndi­cats ont utilisé d'autres moyens. Ils ont appelé à une mobilisation nationale avec de grandes manifesta­tions de rue dès qu'a été connu le projet de budget pour l'année 1992 qui contient des attaques considé­rables contre les prestations so­ciales, les salaires et les emplois. Aux Pays-Bas, le mouvement a été un succès pour les syndicats : les deux manifestations du 17 sep­tembre et du 5 octobre 1991 étaient lés plus importantes depuis la der­nière guerre. C'était l'occasion pour les appareils syndicaux de renforcer leur encadrement de la classe ouvrière en prévision des fu­tures luttes tout en dévoyant le mé­contentement sur le terrain de la «défense des acquis sociaux de la démocratie néerlandaise». En Ita­lie, où se trouve un des prolétariats les plus combatifs du monde et où les syndicats officiels sont large­ment discrédités, la manoeuvre a été plus subtile. Elle a consisté principalement à diviser et à décou­rager les ouvriers grâce à un par­tage des taches entre, d'un côté, les trois grandes centrales (CGIL, CSIL et UIL) qui ont appelé à une grève et à des manifestations pour le 22 octobre et, de l'autre côte, les syndicats «de base» (les COBAS) qui ont appelé à une «grève alter­native» pour le... 25 octobre.

En France, la tactique a été diffé­rente. Elle a surtout consisté à en­fermer les ouvriers dans le corpora­tisme. C'est ainsi que les syndicats ont lancé toute une série de « mouvements » amplement répercu­tés par les médias à des dates et pour des revendications diffé­rentes : dans les chemins de fer, les transports aériens et urbains,  les ports, la sidérurgie, l'enseignement, chez les assistantes sociales, etc. On a assisté à une ma­noeuvre particulièrement répu­gnante dans le secteur de la santé où les syndicats officiels, largement déconsidérés, prônaient «l’unité» entre les différentes catégories alors que les coordinations, qui s'étaient déjà illustrées lors de la grève de l'automne 198814] [14], cultivaient le corporatisme et les «spécificités», notamment parmi les infirmières. Le gouvernement s'est d'ailleurs ar­rangé pour «radicaliser» très op­portunément le mouvement de celles-ci grâce à des violences poli­cières fortement médiatisées lors d'une de leurs manifestations. Le sommet a été atteint lorsque les tra­vailleurs de ce secteur ont été ap­pelés à manifester en compagnie des médecins libéraux, des «grands patrons» et des pharmaciens pour la «défense de la santé». En même temps, les syndicats, avec le soutien actif des organisations gau­chistes, ont lance la grève dans l'usine de Cléon de Renault, c'est-à-dire l'entreprise «phare» pour le prolétariat en France. Pendant des semaines ils ont tenu des discours radicaux, tout en enfermant les ou­vriers dans cette usine, jusqu'au moment où ils ont brusquement tourné casaque en appelant à la re­prise alors que la direction n'avait cédé que des broutilles. Et dès que le travail a repris à Cléon, ils ont lancé la grève dans une autre usine du même groupe, au Mans.

Ce ne sont là que des exemples parmi beaucoup d'autres, mais ils sont significatifs de la stratégie d'ensemble élaborée par la bour­geoisie contre les ouvriers. Et c'est bien parce qu'elle se rend compte qu'elle n'a pas remporté un succès définitif avec les campagnes dé­chaînées depuis deux ans que la classe dominante déploie au­jourd'hui toutes ces manoeuvres en s'appuyant sur les difficultés pré­sentes de la classe ouvrière.

En effet ces difficultés ne sont pas définitives. L'intensification et le caractère de plus en plus massif des attaques que le capitalisme devra nécessairement déchaîner vont obliger la classe ouvrière à re­prendre des combats de grande en­vergure. En même temps, et c'est ce que craint en fin de compte le plus la bourgeoisie, le constat de la faillite croissante d'un capitalisme qu'on nous présentait comme «triomphant» permettra de saper les mensonges déchaînés avec la mort du stalinisme. Enfin, l'intensification inévitables des ten­sions guerrières impliquant, non seulement des petits Etats de la pé­riphérie, mais bien les pays cen­traux du capitalisme, là où sont concentrés les plus forts détachements du prolétariat mondial, comme la guerre du Golfe nous en a donné un avant-goût, contribuera à porter un coup majeur aux men­songes de la bourgeoisie et à mettre en évidence les dangers que repré­sente pour l'ensemble de l'humanité le maintien du capita­lisme.

C'est un chemin encore long et dif­ficile qui attend la classe ouvrière. Il appartient aux organisations ré­volutionnaires, par leur dénoncia­tion, aussi bien des campagnes idéologiques sur «la fin du commu­nisme» que des manoeuvres visant aujourd'hui à entraîner les ouvriers dans des impasses, de contribuer activement à la future reprise des combats de la classe sur ce chemin vers son émancipation.

FM, 6/12/91


[1] [15] La nouvelle de la constitution de cette « communauté » étant parvenue au moment du bouclage de ce numéro, voir l'ajout de dernière minute note 6 sur cet événement.

[2] [16] Voir Revue Internationale n° 66 et 67.

[3] [17]  «... Quelle que soit l’évolution future de la situation dans les pays de l'Est, les événe­ments oui les agitent actuellement signent la crise historique, l'effondrement définitif du stalinisme... Dans ces pays s'est ouverte une période d'instabilité, de secousses, de convul­sions, de chaos sans précédent dont les impli­cations dépasseront très largement leurs fron­tières» (...). Les mouvements nationalistes qui, à la faveur du relâchement du contrôle central du parti russe, s'y [en URSS] dévelop­pent aujourd'hui... portent avec eux une dy­namique de séparation d'avec la Russie. En fin de compte, si le pouvoir central de Moscou ne réagissait pas, nous assisterions à un phé­nomène d'explosion, non seulement du bloc russe, mais également de sa puissance domi­nante. Dans une telle dynamique, la bour­geoisie russe, qui aujourd'hui domine la deuxième puissance mondiale, ne serait plus à la tête que d'une puissance de second plan, bien plus faible que l'Allemagne, par exemple ». (« Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est », 15/9/89, Revue Internationale n°60)

[4] [18] Voir éditorial, Revue Internationale n° 67.

[5] [19] Voir article sur la récession dans ce numéro.
 

[6] [20] La constitution le 8 décembre d'une « communauté d'Etats » par la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie ne peut qu'aggraver cette situation. Cet ersatz d'Union qui ne regroupe que des répu­bliques slaves ne peut qu'attiser le nationa­lisme parmi les populations non-slaves dans les autres républiques de l'ex-URSS mais aussi en Russie même. Loin de stabiliser la situation, l'accord entre Eltsine et ses aco­lytes contribue à la dégrader encore un peu plus  dans  une  région  du  monde  truffée d'armes nucléaires.

[7] [21] Sur la décomposition, voir notamment Revue Internationale n° 57, n° 62 et n° 64.

[8] [22] Avec l'approche de l'hiver, la situation des populations Kurdes est encore pire qu'elle n'était après la Guerre du Golfe. Mais comme on ne sait décidément pas qu'en faire et qu'elles deviennent « encombrantes » pour les pays voisins (notamment pour la Turquie qui n'hésite pas, bien qu'elle fasse partie des « bons », à utiliser contre elles les mêmes méthodes que Saddam Hussein, tels les bombardements aériens), il est préférable de suspendre dis­crètement toute aide internationale à leur égard et de se retirer sur la pointe des pieds en leur conseillant de retrouver leurs locali­tés d'origine, c'est-à-dire de se jeter dans les bras de leurs bourreaux. Le massacre des Kurdes par la soldatesque de Saddam Hus­sein était un excellent sujet pour les « unes » des journaux télévisés lorsqu'il s'agissait de justifier a posteriori la guerre contre l'Irak. C'est pour cela que les « coalisés » avaient préparé ce massacre en incitant, pendant la guerre, ces populations à se soulever contre Bagdad et en laissant à Saddam, après celle-ci, les troupes nécessaires à cette « opération de police». Mais, aujourd'hui, le calvaire des Kurdes a perdu son intérêt pour les campagnes de propagande : désormais, pour la bourgeoisie « civilisée », il est préfé­rable qu'ils crèvent en silence.

[9] [23] Voir « Vers le plus grand chaos de l'histoire » dans ce numéro.

[10] [24] Cela ne veut pas dire, d'ailleurs, qu'il y ait une réelle « harmonie » entre ces autre puissances. Ainsi, la France, par exemple, qui ambitionne de résister au leadership américain, a constitué, contre la Grande- Bretagne notamment, une alliance avec l'Allemagne au sein de la CEE avec l'objectif, à la fois de faire contre-poids à l'influence des Etats-Unis et « d'encadrer » les ambitions de grande puissance de son al­ lié allemand (sur lequel elle a au moins l'avantage de disposer de l'arme atomique). C'est bien pour cette raison, d'ailleurs, que la France est le plus chaud partisan des projets permettant à la communauté euro­péenne, comme un tout, d'affirmer une cer­taine indépendance militaire : construction d'une navette spatiale européenne, constitu­tion d'une division mixte franco-allemande, renforcement des compétences diploma­tiques de l'exécutif européen, soumission de l'Union de l'Europe Occidentale (seul orga­nisme européen ayant des attributions mili­taires) au Conseil de l'Europe (et non à l'OTAN oui est dominé par les Etats-Unis). Et c'est, bien entendu, ce dont la Grande- Bretagne ne veut pas.

[11] [25]  Ceci dit, même si Israël n'a plus la même marge de manoeuvre que par le passé, ce pays, oui a su faire preuve lors de la guerre du Golfe de « sens des responsabilités » à l'avantage des Etats-Unis, reste le pion es­sentiel de la politique américaine dans la ré­gion : c'est lui qui dispose de l'armée la plus puissante et moderne (avec notamment plus de deux cents têtes nucléaires) et il ne cesse (grâce notamment aux 3 milliards de dollars annuels de l'aide américaine) de renforcer son potentiel militaire. En outre, il est dirigé par un régime bien plus stable que celui de tous les pays arabes. C'est pour cela que les Etats-Unis ne sont pas prêts de lâcher la proie pour l'ombre en renversant leurs alliances privilégiées. En ce sens, toutes les tergiversations d'Israël face à la pression des Etats-Unis avant la rencontre de Madrid et celle de Washington, étaient bien plus un moyen de faire monter les enchères auprès des pays arabes que l'expression d'une opposition de fond entre entre les deux Etats.

[12] [26] Ainsi on peut voir à quel point cette or­ganisation est devenu un simple instrument de la politique américaine : elle est vivement sollicitée lorsqu'il s'agit de «mouiller» des alliés récalcitrants (comme lors de la guerre du Golfe) mais elle est mise à l'écart lorsqu'elle pourrait permettre à ces mêmes alliés de jouer un rôle sur la scène interna­tionale.

[13] [27] C'est pour cela que, malgré la dispari­tion du bloc occidental (résultant de celle de son rival de l'Est, .il n'existe pas actuellement de menace sur la structure fondamentale que s'était donné ce bloc et que dominent totalement les Etats-Unis, ÎOTAN. C'est bien ce qui s'exprime clairement dans le document adopté le 8 novembre par la réunion au sommet de cette organisation : « La menace d'attaque massive et simultanée sur tous les fronts européens de l'OTAN a bel et bien été éliminée ... [les nouveaux risques proviennent] des conséquences négatives d'instabilités qui pourraient découler des graves difficultés économiques, sociales et politiques, y compris les rivalités ethniques et tes litiges territoriaux que connaissent de nombreux pays d'Europe centrale et orientale. » Dans le contexte mondial de disparition des blocs, on assiste donc, à l'heure actuelle, à une reconversion de l'OTAN, ce qui a permis à Bush d'affirmer avec satisfaction à la fin de la rencontre : « Nous avons montré que nous n'avons pas besoin de la menace soviétique pour exister. »

[14] [28] Voir« France : les "coordinations" sabo­tent les luttes », Revue Internationale n° 56, 1er trimestre 1989

Questions théoriques: 

  • Décomposition [29]
  • Impérialisme [30]

Crise économique : crise du crédit, relance impossible, une récession toujours plus profonde

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L'économie américaine poursuit sa plongée dans l'enfer de la récession et entraîne la production mondiale dans son sillage. L'optimisme de façade affi­ché par les dirigeants américains depuis le printemps 1991 n'a pas survécu à l'été. Depuis septembre les chiffres pleuvent qui rendent toute illusion impossible. La confiance dans la perspective toujours renouvelée du capitalisme, qui, tel un phénix renaissant de ses cendres, serait toujours capable, après une récession passagère, de retrouver le chemin vers une croissance sans limite, n'est plus de mise. La dure réalité de la crise économique se charge défaire ravaler leurs décla­rations triomphantes, à ceux qui, il y a à peine deux ans, avec l'effondrement économique du «modèle» stalinien du capitalisme, saluaient la victoire du capitalisme libéral comme seule forme viable de survie de l'humanité.

Le plongeon dans la récession

L'économie américaine patine depuis deux ans, inca­pable de sortir du marasme. Depuis l'arrivée de Bush a la présidence, la «croissance» du PNB a été, en moyenne, de 0,3%. Après trois trimestres de réces­sion du PNB, en chiffres officiels, l'embellie du 3e trimestre, avec 2,4 % de croissance, n'a rassuré aucun capitaliste. Les responsables économiques s'attendaient à un résultat bien meilleur, de 3 à 3,5 %. La publication au même moment du chiffre de la croissance mensuelle de la production industrielle de septembre 1991: 0,1%, en baisse régulière depuis juin, est venue renforcer la sinistrose ambiante dans les milieux responsables de la bourgeoisie.

Le mensonge de la prospérité de l'économie capitaliste, le CCI l'a constamment dénoncé dans sa presse. La récession ouverte présente, dans toutes ses caractéristiques, n'est pas une surprise, mais la confirmation éclatante de la nature catastrophique et inéluctable de la crise de l'économie capitaliste mise en évidence par les marxistes depuis des générations, et que le CCI s'est attaché à démontrer tout au long de son histoire.

Sur l'analyse de la situation actuelle, voir les articles publiés ces dernières années dans la rubrique sur la crise économique de la Revue Internationale, que nous conseillons aux lecteurs intéressés :

« La perspective d'une récession n'est pas écartée, au contraire » (n° 54, 2e trim. 1988),

« Le crédit n'est pas une solution éternelle » (n° 56),

« Bilan économique des années 1980 : l'agonie barbare du capitalisme décadent » (n° 57),

« Après l'Est, l'Ouest » (n° 60),

« La crise du capitalisme d'État, l'économie mondiale s'enfonce dans le chaos » (n° 61),

« L'économie mondiale au bord du gouffre » (n° 64),

« La relance de la chute de l'économie mondiale » (n°66, 3e trim. 1991).

L'économie américaine voit s'avancer devant elle la perspective d'une plongée encore plus profonde dans a récession. Et toute l'économie capitaliste mondiale en tremble sur ses bases.

Au-delà des indices de toutes sortes qui sont quoti­diennement publiés dans le monde entier, chaque jour qui passe amène son flot de mauvaises nouvelles.

Le chiffre « optimiste » de 2,4 % de croissance pour le 3e trimestre 1991 ne signifie même pas une améliora­tion pour les entreprises. Au contraire, la concur­rence s'exacerbe, la guerre des prix fait rage et les marges bénéficiaires tondent comme neige au soleil. En conséquence, ce ne sont pas simplement les pro­fits qui sont en chute libre, mais ce sont surtout des pertes énormes qui s'accumulent. Tous les secteurs sont touchés. On peut citer, comme exemples spectaculaires parmi bien d'autres, les résultats de quelques ténors de l'économie américaine durant cette période.

Pour redresser ces bilans désastreux les «plans de restructuration » succèdent aux « plans de redresse­ment», ce qui concrètement signifie fermetures d'usines, donc licenciements, et attaques contre les salaires. Les entreprises les plus faibles font faillite et leurs employés, mis sur le pavé, viennent grossir la cohorte grandissante des chômeurs et des miséreux.

Tableau 1 : La chute des profits des grandes entreprises US

Alors qu'il y a peu, Reagan prétendait avoir terrassé le chômage, surtout en fait en permettant le dévelop­pement des « petits boulots » précaires et mal rémuné­rés, et en truquant honteusement les modalités de cal­cul, celui-ci a crû régulièrement de 5,3 % de la popu­lation active, fin 1988, à 6,8%, en octobre 1991. Il faut savoir qu'un pourcentage de 0,1 % d'augmentation de ce taux, apparemment insigni­fiant, représente environ 130 000 chômeurs de plus. Tout cela, bien sur, en chiffres gouvernementaux, dont on sait combien ils sous-estiment la réalité. Et la tendance ne fait que s'accélérer. Pour le seul mois d'octobre 1991, 132000 emplois ont été perdus dans l'industrie manufacturière, 47 000 dans le commerce de détail, et 29 000 dans la construction. Et le plus dur est à venir, avec des dizaines de milliers de licencie­ments annoncés qui ne sont pas encore comptabili­sés, entre autres dans le secteur informatique : 20 000 chez IBM, 18 000 chez NCR, 10 000 chez Digital Equipment, etc.

Le potentiel de la première économie du monde, chantre du libéralisme, symbole du capitalisme triomphant, super-puissance impérialiste qui, après l'effondrement économique de son grand rival « soviétique », domine de loin l'arène internationale, est miné de l'intérieur par les ravages de la crise éco­nomique du capital dans le monde entier. La locomo­tive qui tirait 1’économie mondiale depuis des décen­nies, est en panne. Avec la plongée de l'économie américaine dans la récession, c'est toute l'économie mondiale qui se ralentit et s'enfonce avec elle.

Dans tous les pays, les taux de croissance sont revus à la baisse, y compris pour les « stars » de l'économie mondiale que sont le Japon et l'Allemagne. Pour ceux qui étaient déjà dans la récession, tels le Canada et la rrande-Bretagne,  les illusions de  renouer avec la croissance s'envoient avec celles des USA.

Sur tous les plans, les USA donnent le LA à l'économie mondiale, et tout comme aux USA, la dy­namique de récession en Europe et au Japon s'accompagne de son cortège de faillites, avec ferme­tures d'usines, entraînant bien entendu des licencie­ments massifs.

Le coeur industriel du monde capitaliste est en train de s'enfoncer plus encore dans la catastrophe écono­mique. L'effondrement de l'économie capitaliste dans les pays les plus développés sonne le glas des espoirs illusoires d'une reconstruction économique des pays issus de l'éclatement du bloc russe, ou d'une quel­conque sortie des pays d'Afrique, d'Amérique du Sud et d'Asie de la misère horrible dans laquelle les a fait plonger la récession du début des années 1980.

Dans la dynamique d'effondrement où se trouve l'économie mondiale, c'est au contraire le chaos éco­nomique qui règne dans les pays sous-développés qui représente la perspective vers laquelle se précipite l'ensemble du monde industriel.

Une nouvelle « relance » est impossible

Plus que jamais se trouvent confirmées les prévisions des révolutionnaires sur la perspective catastrophique inéluctable de la crise économique mondiale, comme produit des contradictions insurmontables du système capitaliste.

Ce constat de la faillite implacable de l'économie capitaliste, la classe dominante, évidemment, ne peut l'accepter, car il signifie sa propre perte. C'est pour cette raison, que les belles phrases sur la « relance » future de l'économie relèvent autant de la nécessaire propagande destinée à rassurer les foules inquiètes, que de l'auto persuasion de la bourgeoisie, qui a besoin de croire à l'éternité de son système. Il est vrai, d'ailleurs, que la capacité qu'a eu le capitalisme dans le passé pour pallier et masquer les effets les plus bru­taux de la crise, ne peut que renforcer cette illusion.

Les mesures pour « relancer » sont usées et aggravent la situation

Depuis la fin des années 1960, depuis le retour de la crise ouverte du capitalisme qui met fin aux années de croissance de la reconstruction d'après la 2e guerre mondiale, l'économie américaine, et l'économie mondiale à sa suite, se sont offertes plusieurs plon­geons successifs dans la récession : en 1967, en 1969-70, en 1974-75, en 1981-82. Chaque fois, les capita­listes ont cru avoir définitivement vaincu le spectre du recul de la production, avoir découvert le remède effi­cace qui renverrait aux poubelles de l'histoire les pré­visions du marxisme authentique. Mais chaque fois, les effets de la crise se sont redéployés, de manière toujours plus large, toujours plus forte et toujours plus profonde.

Les fameux remèdes, chaque fois présentés comme des innovations décisives (il y a peu, les économistes parlaient encore pompeusement des « reaganomics », pour saluer les <r apports » déterminants de Reagan à a science économique), sont en fait les mesures théo­risées et préconisées par Keynes, appliquées depuis les années 1930. C'est une politique de capitalisme d'Etat, qui se caractérise par : la baisse du taux d'escompte des banques centrales, le déficit budgé­taire, une intervention de plus en plus massive et contraignante de l'Etat dans tous les secteurs de l'économie, avec, en plus, la mise en pratique géné­ralisée de l'économie de guerre, qui relève autant de l'imitation de la politique économique de capitalisme d'Etat mise en place par Hitler, que de l'application des théories keynésiennes. Ces artifices économiques reposent en fait essentiellement sur le développement du crédit et un endettement croissant.

La crise économique du capitalisme est en réalité une crise de surproduction généralisée, produite par l'incapacité a trouver, à l'échelle mondiale, des débouchés solvables, capables d'absorber la produc­tion. Le développement du crédit est par excellence le moyen pour élargir artificiellement le marché en tirant des traites sur l'avenir. Mais cette politique d'endettement généralisé trouve aussi ses limites.

Durant les années 1970, la relance par le crédit facile, au prix d'un endettement qui va lourdement peser sur l'économie des pays sous-développés, permet à l'ensemble de l'économie mondiale de surmonter les phases de récession de cette période. Mais, la soi-disant «reprise» triomphale de l'économie qui succède à la récession de 1981-82 va déià montrer les limites de cette politique. Ecrasés par le poids d'une dette qui atteint alors 1 200 milliards de dollars, les pays sous-développés sont définitivement incapables de faire face aux échéances de leur dette. Ils sont dorénavant incapables d'absorber le surplus de la production des pays industrialisés. Quant aux pays de 'Est, malgré les crédits de plus en plus massifs octroyés par l'Occident tout au long des années 1980, ils vont s enfoncer dans le marasme économique qui déterminera l'implosion du bloc impérialiste qu'ils constituent.

Seules les économies des pays les plus développés sont maintenues à flot par la politique de fuite en avant dans l'endettement des USA. Ceux-ci absorbent le surplus de la production mondiale, qui ne peut plus s'écouler vers le « tiers-monde », en laissant se creuser des déficits commerciaux colossaux, et maintiennent la «  croissance » de leur économie en accumulant des déficits budgétaires gigantesques qui financent essen­tiellement la production d'armements. Le dévelop­pement d'une spéculation effrénée sur les marchés immobilier et boursier permet d'attirer aux USA des capitaux du monde entier. Mais il va surtout gonfler artificiellement les bilans des entreprises et créer l'illusion dangereuse d'une activité économique intense.

A la fin des années 1980 le capital US nage sur un océan de dettes phénoménal. Elles sont d'autant plus difficiles à quantifier que le dollar s'est imposé comme monnaie internationale utilisée dans le monde entier et que, par conséquent, il n'est pas réellement possible de distinguer la dette interne et externe. Si la dette extérieure des USA peut être estimée aujourd'hui à environ 900 milliards de dollars, et bat donc ainsi déjà tous les records, la dette interne atteint quant à elle le chiffre astronomique de 10 000 milliards de dollars, près de deux fois le PNB annuel des Etats-Unis. C'est-à-dire que, pour la rembourser, il faudrait que tous les travailleurs américains restent deux années à travailler sans toucher un sou !

Cette fuite effrénée des USA dans l'endettement, non seulement n'a pas permis de relancer réellement l'ensemble de l'économie mondiale durant les années 1980, mais surtout, elle n'a pas pu empêcher que, peu à peu, les signes de la crise ouverte et de la récession, ne ressurgissent avec déplus en plus de vigueur à la fin de la décennie. L'effondrement à répétition de la spé­culation boursière à partir de 1987, l'effondrement de la spéculation immobilière depuis 1988 qui provo­quent des faillites bancaires en série ont été les indica­teurs de la chute de la production qui a déterminé la récession ouverte, officiellement reconnue fin 1990.

Le crédit à bout de souffle

Dans ces conditions, la nouvelle plongée dans la récession qui commence avec cette décennie, ne tra­duit pas seulement l'incapacité fondamentale du capi­talisme à trouver des débouchés solvables pour écou­ler sa production, mais aussi l'usure des moyens éco­nomiques qu'il a jusque-là employés pour pallier cette contradiction insurmontable. Les différentes « reprises » qui ont eu lieu depuis 20 ans débouchent sur une crise du crédit avec, au coeur de cette crise, la première puissance économique mondiale : les USA.

Alors qu'au début des années 1980, c'est la dette des pays sous-développés qui faisait trembler le système financier international, au début des années 1990, c'est la dette des Etats-Unis qui fait vaciller le système bancaire mondial sur ses bases. Ce simple constat montre amplement que, loin d'être des années de prospérité, les années 1980 ont été des années d'aggravation qualitative de la crise. La potion du crédit a été un remède provisoire, et surtout illusoire, car en reculant les échéances, il ne pouvait que pous­ser les contradictions à s'aggraver toujours plus. Si le crédit est traditionnellement nécessaire au bon fonc­tionnement et au développement du capital, employé à dose massive, comme c est le cas depuis plus de 20 ans, il constitue un poison violent.

Alors même que le capitalisme occidental fêtait sa victoire sur son rival du bloc de l'Est, se vautrant avec délices dans une orgie de déclarations triomphantes sur la « supériorité du capitalisme libéral », capable de surmonter toutes les crises, sur la vérité de la loi du marché, qui balayait toutes les tricheries brutales et caricaturales du capitalisme d'Etat à la sauce stali­nienne, cette même loi du marché commençait rapi­dement à prendre une revanche éclatante sur tous les mensonges qui se déversaient à l'Ouest. Bien que depuis deux ans, la Banque Fédérale américaine ait fait baisser 19 fois consécutivement son taux de base, mesure classique de capitalisme d'Etat s'il en est, l'économie réelle ne répond plus à cette stimulation. Non seulement l'offre de nouveaux crédits n'est pas suffisante pour relancer les investissements et la consommation intérieure, et donc ainsi la produc­tion, mais surtout les banques veulent de moins en moins prêter des capitaux, sachant pertinemment qu'ils ne leur seront jamais remboursés, ce qui, somme toute, est dans la logique du marché capitaliste.

 

Après les débâcles boursières de 1987 et 1989, Wall Street le 15 novembre 1991, enregistre la cinquième plus forte baisse de son histoire. Ce nouvel accès de faiblesse malgré la mise en place, après 1989, de toute une série de mesures de contrôle draconiennes, est le reflet de la contradiction de fond entre le développe­ment de la spéculation effrénée, qui avait repris de plus belle après 1989, et la réalité de l'économie qui s'enfonce de plus en plus dans le rouge.

Cependant, l'événement conjoncturel, facteur déclenchant aux USA ce nouvel affaissement des cours de la bourse, est aussi significatif. Ce fut le mécontentement des banques devant la volonté du gouvernement d'imposer autoritairement la baisse des taux d'intérêt sur les cartes bancaires. Alors que les banques accumulent les défauts de remboursement et sont obligées de provisionner des pertes de plus en plus importantes, le haut niveau des taux sur les cré­dits à la consommation : 19 %, demeure le seul moyen pour rétablir leurs comptes déficients. Devant la ronde des milieux bancaires, Bush a du faire marche arrière pour rassurer le marché, comme il avait du reculer quelques jours plus tôt devant le refus du Congrès d'entériner son premier projet de réforme du système bancaire qui aurait signifié la faillite en série des banques les plus faibles. Tout le système de crédit aux USA est au bord de l'asphyxie, à un moment où l'Etat le sollicite toujours plus pour tenter de financer la relance. De nouvelles faillites retentissantes se pro­filent à l'horizon. Pour tenter d'y faire face le Congrès vient de voter l'allocation de 70 milliards de dollars au FDIC, le fond de garantie fédéral des banques. Cependant, cette somme qui déjà paraît énorme sera à l'évidence bien insuffisante pour combler les pertes qui s'annoncent. Pour s'en rendre compte il suffit de se remémorer le trou laissé par la faillite de centaines de caisses d'épargne avec l’effondrement du marché immobilier depuis 1989 : 1000 milliards de dollars !

Le fait que l'Etat vienne au secours des banques en faillite ne résout rien du tout. Au contraire, ceci ne fait que reporter le problème à un niveau plus élevé. Ces nouvelles ponctions sur le budget creusent un peu plus le déficit de l'Etat, accroissant les dépenses, au moment où les rentrées fiscales diminuent avec le ralentissement de l'activité économique. Pour 1991, certaines estimations tablent sur un nouveau déficit budgétaire record de 400 milliards de dollars. Pour combler ce trou qui ne cesse, année après année, de s'élargir, l'Etat américain a besoin de faire appel aux capitaux du monde entier en tentant de placer ses bons du trésor.

Plus de « locomotive » pour l'économie mondiale

Cette fuite en avant dans l'endettement de l'Etat amé­ricain commence elle aussi à trouver ses limites. Les investisseurs du monde entier commencent à considé­rer l'économie américaine avec une méfiance grandis­sante. Non seulement, l'endettement pharamineux du capital US pose la question de la capacité de celui-ci à rembourser les crédits contractés, mais en plus, la situation de récession présente fait à juste titre craindre le pire. Et, non seulement les faibles taux d'intérêts offerts, tentative de reprise oblige, ne sont guère attrayants, mais en plus 1’ensemble de la pla­nète est confrontée à une pénurie de crédit.

Les principaux bailleurs de fond de la décennie pré­cédente n'ont plus la même disponibilité: l'Allemagne, elle aussi, a besoin de capitaux pour financer la réintégration de l'ex-RDA, et le Japon, qui a prêté au monde entier, et qui ne voit pas ses crédits remboursés, commence à montrer des signes de faiblesse. L'effondrement de la spéculation immobilière locale et l'affaissement de la bourse de Tokyo placent les banques japonaises dans une situation délicate. La crise de confiance qui touche l'Amérique se voit concrètement dans la baisse de 70 % des investissements étrangers aux USA durant le 1er semestre 199 par rapport au même semestre de l'année précédente. Quant aux investissements japonais, qui ont été les pus importants durant les années 1980, ils ont chuté dans le même temps de 12,3 à 0,8 milliards de dollars.

Dans le monde entier la demande de nouveaux crédits augmente, alors que l'offre se contracte. L'URSS, dont les jours sont comptés, quémande avec insistance de nouveaux prêts simplement pour pouvoir passer l'hiver sans famine ; le Koweït a besoin de capitaux pour reconstruire ; les pays sous-développés ont besoin de nouveaux crédits pour pouvoir continuer  à   rembourser   les   anciens ;   etc.   Alors   que l'économie mondiale plonge irrésistiblement dans la récession, tous les pays sont à la recherche frénétique de la même drogue qui les a rendus dépendants et les a plongés, durant des années, dans le rêve illusoire            ? D’une sortie de la crise. Partout les mêmes signes sont là qui annoncent une crise financière majeure avec au coeur de  la tourmente  la principale monnaie du monde, le dollar.

Les  capitalistes   du  monde   entier  attendent  avec angoisse le moment fatidique où les USA n'arriveront plus à placer leurs bons du trésor sur le marché mondial, moment qui se rapproche inéluctablement et qui va ébranler tout le système financier, bancaire et monétaire international, précipitant l'économie mondiale encore plus profondément dans le gouffre insondable d'une crise généralisée qui l'affecte de manière explosive sur tous les plans de son existence.

Quelles que soient les fluctuations immédiates de l'économie américaine, qui focalisent, au jour le jour, l'attention des capitalistes du monde entier, la dynamique vers la chute est déjà tracée. Un sursaut de croissance dans ces  conditions ()[1] [31] ne pourra que prolonger de quelques mois les illusions sur l'état du malade, sans rien résoudre. Face à une telle situation les économistes de toute la planète cherchent désespérément une solution. Toutes les mesures envisagées se heurtent à la réalité têtue des faits. Elles sont soit illusoires, soit porteuses de conséquences inévitablement catastrophiques,  en tout cas impuissantes à juguler la crise.

Une récession inévitable et le retour de l'inflation

La méthode de la purge brutale, telle que l’avait pratiquée Reagan, après son arrivée à la présidence en 1980, en remontant le taux d'intérêt, ce qui avait provoqué la récession mondiale commencée en 1981, n'aurait pour seul résultat que d'accélérer immédiatement et dramatiquement la récession déjà là. Elle mènerait à déstabiliser violemment l'ensemble de l'économie mondiale, ouvrant une véritable « boite de Pandore» de phénomènes complètement chaotiques et incontrôlables, tout comme ce qu'il reste d'URSS nous en offre déjà l'exemple, mais à l'échelle mondiale.

 

Il faut d'ailleurs se rappeler que Reagan avait lui-même rapidement mis fin à cette politique de rigueur à haut risque, pour pratiquer ensuite exactement la politique inverse, ce qui permit au capitalisme améri­cain de préserver une stabilité relative dans les pays les plus industrialisés, et donc aussi la défense de ses intérêts impérialistes.

C'est ce second volet de la politique reaganienne, celui de la «reprise», qui est aujourd'hui a bout de souffle. Relancer la consommation par la baisse des impôts est de moins en moins possible, alors que le déficit budgétaire a atteint une profondeur abyssale. Quant à la relance par le crédit, comme on l'a vu, elle se heurte aux limites du marché des capitaux, asséché par les emprunts à répétition de l'Etat américain depuis des années.

L'argent frais que l'Amérique ne peut plus trouver sur le marché mondial, pour faire carburer sa machine économique, elle n'a d'autre solution que de le pro­duire par l'usage intensif de la « planche à billets ». Le retour en force de l'inflation sera le seul résultat d'une telle politique. Cette « solution », du « moins pire » en quelque sorte, freinera probablement quelque peu la chute dans la récession.

En dehors du fait qu'elle mettra définitivement fin au dogme de la lutte contre l'inflation, cheval de bataille de la classe dominante durant des années pour justi­fier les sacrifices imposés aux prolétaires, elle signi­fiera aussi un chaos croissant pour l'économie capi­taliste, notamment sur le plan du système monétaire international.

La politique suivie par l'administration Bush est typi­quement une politique inflationniste qui se traduit par une baisse des cours du dollar. Si l'inflation a pu, jusqu'à présent, être contenue aux USA et dans les pays développés, cela a été dû essentiellement à la concurrence qui s'exacerbe face à un marché qui se rétrécit, provoquant la chute des cours des matières premières, et poussant les entreprises à rogner sur leurs marges bénéficiaires, ainsi qu'aux attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière qui ont fait baisser le « coût de la force de travail ».

Ces aspects typiques des effets de la récession vont aussi rencontrer, à terme, leurs limites. Les condi­tions pour une nouvelle flambée inflationniste sont en train de se réunir. D'ailleurs, il ne faut pas oublier qu'en dehors des pays les plus industrialisés, 1 inflation est toujours la, qui ravage l'économie des les pays sous-développés et qui est en train de se développer avec force dans les pays de l'ancien bloc de l'Est.

Jamais dans toute l'histoire du capitalisme la perspec­tive n'a été aussi sombre sur le plan de son économie. Ce que les chiffres et les indices abstraits et froids des économistes annoncent, c'est la catastrophe dans laquelle le monde est en train de plonger.

Le coeur du capitalisme mondial, les pays les plus développés, où sont concentrés les principaux bas­tions du prolétariat mondial, est maintenant au centre de la tempête. Le grand manteau de misère qui recouvre les exploités du « tiers-monde » et des pays de l’ex-bloc de l'est depuis des années, se prépare à étendre son ombre sur les ouvriers des pays « riches ».

Cette vérité de l'impasse absolue dans laquelle le capitalisme mène l'humanité, de la perspective de misère et de mort qu'il représente, et face a cette tra­gédie, de la nécessité vitale pour toute l'espèce humaine de remettre à l'ordre du jour la véritable perspective communiste, les prolétaires et les exploi­tés du monde entier vont devoir l'apprendre et la comprendre dans la douleur d'une amputation brutale et dramatique de leurs conditions de vie, à un point qu'ils n'ont jamais connu auparavant.

JJ, 28/11/1991


[1] [32] Dans la mesure où la classe dominante américaine est entrée en plein cirque électoral, il est probable qu'elle va tenter par tous les moyens à sa disposition de maintenir un tant soit peu son économie à flot, afin de perpétuer encore l’illusion, quitte pour cela à tricher encore plus avec ses statistiques. Cette situation ne peut évidemment qu’être tout à fait provisoire, même si un sursis de quelques mois est obtenu.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]

Questions théoriques: 

  • Décadence [34]

Notes sur l'impérialisme et la décomposition : vers le plus grand chaos de l'histoire

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Les gigantesques boulever­sements provoqués par l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation de l'URSS ouvrent-ils une ère plus pacifique ? Face à la menace du chaos, la férocité des rapports entre puissances capitalistes va-t-elle s'atténuer ?La constitution de nouveaux blocs impérialistes est-elle encore possible ? Quelles nouvelles contradictions fait surgir la décomposition capitaliste au niveau de l'impérialisme mondial ?

 

Les rivalités entre puissances ne disparaissent pas : elles s'exacerbent

Si le monde s'est effectivement profondément modifié depuis l'effondrement du bloc de l'Est, les lois barbares qui régissent la survie de ce système moribond sont, elles, toujours bien présentes. Et, au fur et à mesure que le capitalisme s'enfonce dans la décomposition, leur caractère destructeur, et la menace qu'elles font peser sur la survie même de l'humanité, se ren­forcent. Le fléau de la guerre, cet enfant monstrueux, mais naturel, de l'impérialisme, est et sera toujours plus présent, et la lèpre du chaos, après avoir plongé les po­pulations du « tiers-monde » dans un enfer sans nom, exerce mainte­nant ses ravages dans tout l'est de l'Europe.          

En fait, derrière les proclamations pacifistes des grandes puissances impérialistes du désormais défunt « bloc » américain, derrière les masques de respectabilité et de bonne entente dont celles-ci s'affublent, les relations entre ces Etats sont en réalité régies par la loi des gangsters. Dans les coulisses, comme n'importe quel truand, c'est à qui volera à l'autre sa part de trottoir, avec qui s'allier pour se débarrasser d'un concurrent aux dents trop acérées, comment faire pour se débarrasser d'un parrain trop puissant. Telles sont les véritables questions qui font l'objet des « débats » entre les bourgeoisies de ces « grands pays civilisés et démocratiques».

«La politique impérialiste n'est pas l’oeuvre d'un pays ou d'un groupe de pays. Elle est le produit de l'évolution mondiale du capita­lisme...C'est un phénomène inter­national par nature... auquel aucun Etat ne saurait se soustraire. »([1] [35]). A partir de l'entrée en décadence du capitalisme, l'impérialisme domine la planète toute entière, il est « devenu le moyen de subsistance de toute nation grande ou petite » ([2] [36]). Ce n'est pas une politique «choisie» par la bourgeoisie, ou telle ou telle de ses fractions, c'est une nécessité absolue qui s'impose.

De ce fait, la disparition du bloc de l'Est et celle du bloc de l'Ouest qui en résulte, ne sauraient signifier la fin du «règne de l'impérialisme». La fin du partage du monde entre « blocs », tel qu'il était sorti de la 2e guerre mondiale, ouvre au contraire toute grande la porte au déchaînement de nouvelles tensions impérialistes, à la multiplication des guerres locales et à l'aiguisement des rivalités entre les grandes puissances auparavant dis­ciplinées par le « bloc de l'Ouest».

Les rivalités au sein même des blocs ont toujours existé, et ont parfois éclaté ouvertement, comme par exemple entre la Turquie et la Grèce, tous deux membres de l'OTAN, à propos de Chypre en 1974. Ces rivalités étaient cepen­dant solidement contenues par le corset de fer du bloc de tutelle. Ce corset ayant disparu, les tensions, jusque-là endiguées, ne peuvent que s'exacerber.

Le capital américain face au nouvel appétit de ses vassaux

Pendant des décennies, la soumis­sion de l'Europe et du Japon aux Etats-Unis était le prix de la protec­tion militaire que ces derniers leur accordaient face à la menace sovié­tique. Cette menace ayant au­jourd'hui disparu, l'Europe et le Japon n'ont plus le même intérêt à suivre les diktats américains et le «chacun pour soi» tend à se dé­chaîner.

C'est ce qui s'est manifesté avec force durant tout l'automne 1990, l'Allemagne, le Japon et la France, essayant d'empêcher le déclenche­ment d'une guerre qui ne pouvait que renforcer la supériorité améri­caine ([3] [37]). Les Etats-Unis, en impo­sant la guerre, en obligeant l'Allemagne et le Japon à payer pour elle et en forçant la France à y participer, ont remporté une claire victoire, car ils ont fait la preuve de la faiblesse des moyens à la disposi­tion de tous ceux qui pourraient être tentés de disputer leur domina­tion. Ils ont fait étalage de leur énorme surpuissance militaire, vi­sant à démontrer qu'aucun autre Etat, quelle que soit sa puissance économique, ne pourrait rivaliser avec eux sur le terrain militaire.

Le « Bouclier » puis la « Tempête du désert » de sinistre mémoire, guerre imposée et menée d'un bout à l'autre par Bush et son équipe, en faisant taire momentanément les velléités de « chacun pour soi » dans les pays centraux, avait en fait, en dernière instance, pour principale fonction de prévenir et de contre­carrer la reconstitution potentielle d'un bloc rival, à préserver pour les Etats-Unis leur statut de seule su­per-puissance.

«Cependant, cette réussite immé­diate de la politique américaine ne saurait constituer un facteur de sta­bilisation durable de la situation mondiale dans la mesure où elle ne pouvait affecter les causes mêmes du chaos dans lequel s'enfonce la so­ciété. Si les autres puissances ont dû remiser pour un temps leurs ambi­tions, leurs antagonismes de fond avec les Etats-Unis n'ont pas dis­paru pour autant, c'est bien ce qui se manifeste avec l'hostilité larvée que témoignent des pays comme la France et l'Allemagne vis-à-vis des projets américains de réutilisation des structures de l'OTAN dans le cadre d'une "force de réaction ra­pide", dont le commandement re­viendrait, comme par hasard, au seul allié fiable des Etats-Unis, la Grande-Bretagne. » ([4] [38])

Depuis, l'évolution de la situation a confirmé pleinement cette analyse. L'état des relations entre Etats de la CEE, et plus particulièrement entre certains d'entre eux comme la France et l'Allemagne, et les Etats-Unis, que ce soit à propos de l'avenir de l'OTAN et de la « défense européenne », ou vis-à-vis de la crise yougoslave, est une illus­tration des limites du coup de frein que la guerre du Golfe a exercé face au chacun pour soi au sein des principales puissances capitalistes.

Aujourd'hui, remettre en cause l'actuel partage impérialiste, par­tage qui est toujours imposé par la force, c'est obligatoirement s'attaquer à la première puissance mondiale, les Etats-Unis, ceux-ci étant les principaux bénéficiaires de ce partage. Et, comme l'ex-URSS n'a plus du tout les moyens de participer au premier rang à la curée impérialiste, désormais les plus grandes tensions impérialistes se situent au sein même des « vainqueurs de la guerre froide », c'est-à-dire entre Etats centraux du défunt bloc de l'Ouest ([5] [39]).

Mais dans la foire d'empoigne de l'impérialisme, la disparition d'un système de blocs engendre organi­quement une tendance à la consti­tution de nouveaux blocs, chaque Etat ayant besoin d'alliés pour me­ner une lutte par définition mon­diale. En effet, les blocs sont «la structure classique que se donnent les principaux Etats dans la période de décadence pour "organiser" leurs affrontements armés, ([6] [40])

Vers de nouveaux blocs ?

L'accroissement actuel des tensions impérialistes contient la tendance vers la reconstitution de nouveaux blocs, dont l'un serait forcément dirigé contre les Etats-Unis. Ce­pendant, l'intérêt à une telle re­constitution varie considérable­ment selon les Etats.

Qui?

La Grande-Bretagne n'y a, elle, au­cun intérêt, puisqu'elle trouve lar­gement son compte dans son al­liance indéfectible avec la politique américaine  ([7] [41]).

 

Pour toute une série de pays, comme, par exemple, les Pays-Bas et le Danemark, il y a l'appréhension d'être absorbés pra­tiquement au cas où ils se feraient les alliés d'une super-puissance al­lemande en Europe, ce qui serait favorisé par les liens économiques qui existent déjà et par la proximité géographique et linguistique. Sui­vant le vieux principe de stratégie militaire qui recommande de ne pas s'allier avec un voisin trop puis­sant, ils n'ont que très peu d'intérêts à remettre en cause la domination américaine.

Pour une puissance plus impor­tante mais moyenne comme la France, contester le leadership américain et participer à un nou­veau bloc n'est pas non plus très évident car, pour ce faire, elle doit suivre la politique allemande, alors que l'Allemagne est pour l'impérialisme français le rival le plus immédiat et le plus dangereux, comme les deux guerres mondiales l'ont montré. Coincée entre l'enclume allemande et le marteau américain, la politique impérialiste de la France ne peut qu'osciller entre les deux. Cependant, à l'image du mode de production dont il est le reflet, l'impérialisme n'est pas un phénomène rationnel. La France, bien qu'elle ait beau­coup à y perdre et bien que ses fu­turs gains éventuels soient des plus hasardeux, joue plutôt, pour le moment, la carte allemande, et tend à s'opposer à la tutelle améri­caine, à propos de l'OTAN et avec la constitution d'une brigade franco-allemande. Ceci, cepen­dant, ne saurait exclure d'autres re­tournements.

En revanche, les choses sont beau­coup plus claires pour des puis­sances de premier plan comme l'Allemagne et le Japon. Pour elles, retrouver un rang impérialiste en conformité avec leur force écono­mique, ne peut signifier qu'une remise en cause de la domination mondiale exercée par les USA. De plus, seuls ces deux Etats ont po­tentiellement les moyens de pouvoir prétendre jouer un rôle mondial. Mais les chances de l'un et de l'autre, dans la course au leader­ship d'un futur bloc antagoniste aux USA, ne sont pas les mêmes.

 

Il ne faut pas sous-estimer la force et l'ambition de l'impérialisme ja­ponais. Lui aussi tend à rentrer dans la curée impérialiste. En attes­tent le projet de modification de la constitution en vue d'autoriser l'envoi à l'extérieur de troupes nippones, le renforcement important de sa marine de guerre, sa volonté de plus en plus fermement affichée de récupérer les îles Kouriles aux dépens de l'URSS, ou encore cer­taines déclarations sans ambages de ces responsables japonais disant «  il est temps que le Japon se libère de ses liens avec les Etats-Unis.([8] [42]) ». Mais le Japon, par sa position géo­graphique excentrée vis-à-vis de la plus grande concentration indus­trielle mondiale, qui reste le champ principal des rivalités impérialistes, c'est-à-dire l'Europe, ne peut pas véritablement rivaliser dans cette course avec l'Allemagne.

L'impérialisme japonais cherche donc à étendre son influence et à avoir les coudées plus franches en essayant pour le moment de ne pas s'opposer trop ouvertement au grand parrain nord-américain. L'Allemagne, au contraire, par sa place centrale en Europe et sa puis­sance économique, est de plus en plus poussée à s'opposer à la poli­tique américaine, et se retrouve de façon croissante au centre des ten­sions impérialistes, comme le ma­nifestent ses réticences devant les projets américains concernant l'OTAN, sa volonté de la mise sur pied d'un embryon de « défense eu­ropéenne », et plus encore son atti­tude en Yougoslavie.

Le capital allemand, « pousse-au-crime » en Yougoslavie

L'impérialisme allemand a joué en Yougoslavie le rôle de véritable «  pousse-au-crime » en soutenant les velléités sécessionnistes Slovènes et surtout croates, comme en té­moigne la volonté répétée de l'Allemagne de reconnaître unilaté­ralement l'indépendance de la Croatie. Historiquement, l'Etat yougoslave avait été créé de toutes pièces pour contrer l'expansionnisme impérialiste al­lemand en lui interdisant l'accès à la Méditerranée ([9] [43]). On comprend dès lors que la volonté d'indépendance croate ait représenté une véritable aubaine pour la bourgeoisie allemande qui a cherché à en tirer un maximum de profit. Vu ses liens étroits avec les dirigeants de Zagreb, l'Allemagne espérait bien pouvoir, en cas d'indépendance, utiliser les précieux ports croates sur l'Adriatique. Elle aurait pu ainsi réaliser un objectif stratégique vital : l'accès à la Méditerranée. C'est pourquoi l'Allemagne, avec l'aide de l'Autriche,([10] [44]) n'a cessé d'attiser les braises en soutenant ouvertement ou en coulisses le sécessionnisme croate, ce qui ne pouvait qu'accélérer la dislocation de la Yougoslavie.([11] [45])

Les Etats-Unis font échec à l'Allemagne

Consciente de la gravité de l'enjeu, la bourgeoisie américaine a tout fait, au delà de son apparente dis­crétion, pour contrer et briser, avec l'aide de l'Angleterre et des Pays-Bas, cette tentative de percée de l'impérialisme allemand. Son Che­val de Troie au sein de la CEE, la Grande-Bretagne, s'est systémati­quement opposée à tout envoi d'une force militaire européenne d'intervention. L'appareil militaro-stalinien serbe, signant et violant autant de cessez-le-feu organisés par l'impuissante et pleurnicharde CEE, a pu méthodiquement mener en Croatie une véritable guerre de reconquête, avec le silence consen­tant des Etats-Unis.

D'ores et déjà, l'échec allemand en Yougoslavie est patent, comme sont patentes la division et l'impuissance totale de la CEE. Cet échec exprime bien toute la force, tous les atouts que conserve la pre­mière puissance mondiale dans la lutte pour le maintien de son hégé­monie, et souligne les énormes dif­ficultés qu'aura l'impérialisme allemand pour pouvoir être en me­sure de disputer réellement la do­mination mondiale des Etats-Unis.

Cependant, cela ne signifie, ni le retour à une certaine stabilité en Yougoslavie, car la dynamique en­clenchée condamne ce pays à s'enfoncer toujours plus dans une situation à la libanaise, ni que dé­sormais l'Allemagne va renoncer et se plier docilement aux diktats de l’ « Oncle SAM». L'impérialisme allemand a perdu une bataille, mais il ne peut renoncer à chercher à soulever la tutelle américaine, ce dont témoigne déjà sa décision de mettre sur pied un corps d'armée, conjointement avec la France, marquant clairement une volonté de plus grande autonomie vis-à-vis de l'OTAN et donc des USA.

Le chaos entrave la constitution de nouveaux blocs

Si on doit reconnaître l'existence, dès à présent, d'une tendance à la reconstitution de nouveaux blocs impérialistes, processus au sein du­quel l'Allemagne occupe, et occu­pera de plus en plus, une place cen­trale, rien ne permet d'affirmer que cette tendance pourra réellement aboutir, parce qu'elle se heurte, du fait de la décomposition, à toute une série d'obstacles et de contra­dictions particulièrement impor­tants et pour une large part totale­ment inédits.

Tout d'abord l'Allemagne n'a pas pour le moment, et c'est une diffé­rence fondamentale avec la situa­tion qui précède la première comme la deuxième guerre mon­diale, les moyens militaires de ses ambitions impérialistes. Elle est largement démunie face à la formi­dable surpuissance américaine ([12] [46]). Pour réunir des moyens conformes à ses ambitions, il lui faudrait du temps, au minimum 10 à 15 ans, alors même que les USA font tout pour empêcher le développement de tels moyens. Mais plus encore, pour parvenir à instaurer l'économie de guerre nécessaire à un tel effort d'armement, la bour­geoisie doit arriver à imposer au prolétariat en Allemagne une véri­table militarisation du travail. Et cela elle ne peut l'obtenir qu'en in­fligeant une totale défaite à la classe ouvrière, défaite dont les conditions sont pour le moment loin d'être réunies. Ainsi, même si l'on s'en tient là, les obstacles à franchir sont déjà de taille.

Mais, par ailleurs, il existe un autre facteur, tout aussi essentiel, qui contrarie l'évolution vers la recons­titution d'un « bloc » sous leader­ship allemand : le chaos qui envahit un nombre toujours plus grand de pays. Non seulement celui-ci rend beaucoup plus difficile l'obtention de la discipline nécessaire à la mise sur pied d'un «bloc» d'alliances impérialistes, mais la bourgeoisie allemande, comme toutes les autres bourgeoisies des pays les plus dé­veloppés, et avec encore beaucoup plus d'acuité étant donnée sa posi­tion géographique, redoute l'avancée de ce chaos. C'est d'ailleurs cette crainte, à laquelle se sont ajoutées les pressions des USA, qui ont fait que l'Allemagne, malgré toutes ses réticences, a fi­nalement soutenu Bush, comme l'ont fait le Japon et la France, dans sa guerre du Golfe. Malgré son désir d'échapper à la tutelle américaine, la bourgeoisie alle­mande sait que, pour le moment, seuls les Etats-Unis ont les moyens de freiner quelque peu le chaos.

Aucune grande puissance impéria­liste n'a intérêt à la propagation du chaos : arrivée massive d'immigrés, immigrés qui ne peuvent pas être intégrés dans la production alors qu'on procède déjà à des licencie­ments massifs ; dissémination incontrôlée des armements, y com­pris d'énormes stocks d'armes ato­miques ; risques de catastrophes industrielles majeures, en particu­lier nucléaires ; etc. Tout ceci ne peut que déstabiliser les Etats qui y sont exposés, et rendre beaucoup plus difficile la gestion de leur capi­tal national. Si le pourrissement sur pied du système est, dans les condi­tions actuelles, profondément né­gatif pour l'ensemble de la classe ouvrière, il menace également la bourgeoisie et la conduite de son système d'exploitation. En pre­mière ligne face aux conséquences les plus dangereuses de l'effondrement du bloc de l'Est, face à l'implosion de l'URSS, l'Allemagne est contrainte de ral­lier, au moins en partie, les injonc­tions des seuls qui ont la capacité de faire le «gendarme» au niveau international : les USA.

Ainsi, dans cette période de dé­composition, chaque bourgeoisie nationale des pays les plus déve­loppés est placée devant une nou­velle contradiction :

-  assumer la défense de ses propres intérêts impérialistes, et affronter ses principaux concurrents de même rang, au risque d'accélérer le développement d'une situation de chaos ;

-  se défendre contre l'instabilité et les manifestations dangereuses de cette décomposition, en préservant l’« ordre » mondial qui lui a permis de garder son rang de puissance capitaliste, au détriment de ses propres intérêts impérialistes face à ses plus grands rivaux.

La tendance à la constitution de nouveaux blocs impérialistes, ins­crite dans la tendance générale de l'impérialisme à l'affrontement entre les plus grandes puissances, face à cette contradiction, ne pourra probablement jamais arri­ver jusqu'à son terme.

Même le «gendarme du monde», les USA, pour qui la lutte contre le chaos s'identifie le plus complète­ment et immédiatement à la lutte pour le maintien du statu quo do­minant, celui de sa position hégé­monique, n'échappe pas à ce di­lemme. En déclenchant la guerre du Golfe, les Etats-Unis voulaient faire un exemple de leur capacité de «maintien de l’ordre» et obliger à rentrer dans le rang ceux qui pour­raient contester leur leadership mondial. Le résultat de cette guerre n'a été qu'une instabilité plus grande dans toute la région de la Turquie à la Syrie, avec notamment la continuation des massacres des populations au Kurdistan, non seulement par la soldatesque ira­kienne, mais aussi .par l'armée turque ! En Yougoslavie, le soutien implicite des Etats-Unis au camp serbe a permis de barrer la route à la tentative de l'Allemagne d'accéder à la Méditerranée, mais il a aussi mis de l'huile sur le feu, contribuant à ce que la barbarie s'étende à tout le territoire yougo­slave, poussant à l'instabilité de toute la région des « Balkans». Le seul moyen, en dernier ressort, dont dispose le «  gendarme mondial », le militarisme et la guerre, ne peut qu'aggraver le développement de cette barbarie et la pousser à son paroxysme.

La dislocation de l'URSS aiguise la contradiction entre le « chacun pour soi » et la confrontation au chaos

La dislocation de l'URSS, par ses dimensions, sa profondeur (c'est la Russie qui est maintenant menacée de désintégration), est un facteur d'aggravation considérable du chaos à l'échelle mondiale : risque des plus grands exodes de popula­tions de l'histoire, de dérapages nucléaires majeurs ([13] [47]). Face à un tel cataclysme, la contradiction dans laquelle se trouvent placées les grandes puissances, ne peut qu'être portée à incandescence. D'un côté, un minimum d'unité est nécessaire pour faire face à la situation, de l'autre l'effondrement de l'ex-empire soviétique ne fait qu'aiguiser les appétits impéria­listes.

Là encore l'Allemagne se retrouve dans une position particulièrement délicate. L'est de l'Europe, y com­pris la Russie, représente pour l'impérialisme allemand une zone d'influence et d'expansion privilé­giée. Alliances et affrontements avec la Russie ont toujours été au centre de l'histoire du capitalisme allemand. L'histoire comme la géographie poussent le capital al­lemand à étendre son influence à l'est, et il ne peut que chercher à ti­rer profit de l'effondrement du bloc de l'Est et de son leader. Depuis l'effondrement du mur de Berlin, c'est évidemment le capital alle­mand qui est le plus présent, tant au niveau économique que diplo­matique, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, et plus généralement par­tout à l'est, à l'exception de la Po­logne qui, quels que soient ses liens économiques, s'efforce de résister, pour des raisons historiques.

Mais face à la dislocation totale de l'URSS, la situation devient beau­coup plus complexe et difficile pour la première puissance économique européenne. L'Allemagne peut es­sayer de profiter de la situation pour défendre ses intérêts, en parti­culier tenter de constituer une véri­table «Mittel Europa», une «Europe centrale» sous son in­fluence prépondérante, mais la dislocation soviétique, avec l'effondrement de tous les pays de l'Est, est en même temps une me­nace directe, plus dangereuse pour l'Allemagne que pour tout autre pays du coeur du système capita­liste international.

« L'unification », l'intégration de l'ex-RDA, est déjà un lourd fardeau qui entrave, et entravera de plus en plus, la compétitivité du capital allemand. L'arrivée massive d'immigrants pour qui l'Allemagne reste la « terre promise », conjuguée aux risques nucléaires mentionnés plus haut, provoquent une grave inquiétude dans la classe domi­nante allemande.

Contrairement à la situation en Yougoslavie, qui, malgré sa gra­vité, touche un pays de 22 millions d'habitants, la situation dans l'ex-URSS pousse la bourgeoisie alle­mande à la plus grande prudence. C'est pourquoi, tout en cherchant à étendre son influence, elle s'efforce par tous les moyens de stabiliser un minimum la situation, et évite soigneusement pour le moment de je­ter de l'huile sur le feu ([14] [48]). C'est pourquoi elle continue à être le plus ferme appui à Gorbatchev et le principal soutien économique de l'ex-empire. Elle suit globalement la politique menée par les Etats- Unis vis-à-vis de l'ex-URSS. Elle n'a pu que soutenir la récente ini­tiative            en matière de « désarmement » du nucléaire tac­ tique, dans la mesure où celle-ci vise à aider et contraindre ce qui reste de pouvoir central dans l'ex- URSS à se débarrasser d'armes, dont la dissémination fait peser une véritable épée de Damoclès nucléaire sur l'URSS, mais aussi sur une bonne partie de l'Europe. ([15] [49])

L'ampleur des dangers du chaos contraint les Etats les plus déve­loppés à une certaine unité pour y faire face, et aucun d'entre eux ne joue, pour le moment, la carte du pire dans l'ex-URSS. Cependant cette unité est tout à fait ponctuelle et limitée. En aucun cas le chaos et sa menace ne permettent aux grandes puissances d'étouffer leurs rivalités impérialistes. Cela signifie que le capitalisme allemand ne peut pas et ne va pas renoncer à tout ap­pétit impérialiste, pas plus d'ailleurs que n'importe quelle autre puissance centrale.

Même confronté aux graves dan­gers induits par la désintégration du bloc de l'Est et de l'URSS, chaque impérialisme va essayer de préserver au mieux ses propres intérêts. Ainsi, lors de la rencontre de Bangkok, à propos de l'aide économique à apporter au leader déchu de l’ex-bloc de l'Est, tous les gouvernements présents étaient conscients de la nécessité de renforcer cette aide, afin de prévenir l'explosion de catastrophes majeures dans un fu­tur proche. Mais chacun a essayé que ça lui coûte le moins cher pos­sible, et que ce soit l'autre, le rival et concurrent, qui en supporte la plus lourde charge. Les USA ont « généreusement » proposé d'annuler une partie de la dette so­viétique, ce qu'a fermement refusé l'Allemagne, pour la bonne raison qu'elle supporte déjà à elle seule près de 40 % de cette dette.

Cette contradiction entre le besoin des principales puissances de frei­ner le chaos, de limiter au maxi­mum son extension, et celui tout aussi vital de défendre leurs propres intérêts impérialistes, est portée à son paroxysme au fur et à mesure que ce qui reste de l'Union Sovié­tique se délite et se désagrège.

Le chaos l'emporte

La décomposition, en aiguisant tous les traits de la décadence, et notamment ceux de l'impérialisme, bouleverse de façon qualitative la situation mondiale, en particulier les rapports inter-impérialistes.

Dans un contexte de barbarie tou­jours plus sanguinaire, où l'horreur côtoie de plus en plus l'absurdité absolue, absurdité à l'image d'un mode de production qui est devenu totalement caduc du point de vue historique, le seul avenir que la classe exploiteuse puisse désormais offrir à l'humanité, c'est celui du plus grand chaos de toute l'histoire.

Les rivalités impérialistes entre les Etats les plus développés du défunt bloc de l'Ouest se déchaînent dans le contexte du pourrissement sur pied, généralisé, du système capi­taliste. Les tensions entre les a grandes démocraties» ne peuvent que s'aviver, en particulier entre les États-Unis et la puissance domi­nante du continent européen, l'Allemagne. Le fait que, jusqu'à présent, cet antagonisme se soit exprimé de façon feutrée, n'enlève rien à sa réalité.

Même si les fractions nationales les plus puissantes de la bourgeoisie mondiale peuvent avoir un intérêt commun face au chaos, cette com­munauté d'intérêts ne peut être que circonstancielle et limitée. Elle ne peut annuler la tendance naturelle et organique de l'impérialisme au déchaînement de la concurrence, des rivalités et des tensions guer­rières. Aujourd'hui elle participe pleinement du chaos et de son ag­gravation. La foire d'empoigne à laquelle se livrent, et se livreront de plus en plus les grandes puissances impérialistes, ne peut avoir comme résultat que l'avancée de ce chaos au coeur de l'Europe, comme l'illustre tragiquement la barbarie guerrière en Yougoslavie.

La politique oscillante et incohé­rente de la part des Etats les plus solides du monde capitaliste se tra­duit par une instabilité croissante des alliances. Celles-ci sont et se­ront de plus en plus circonstan­cielles et sujettes à de multiples re­tournements. Ainsi la France, après avoir plutôt joué la carte allemande, peut très bien jouer de­main la carte américaine, pour plus tard effectuer un nouveau virage. L'Allemagne, soutenant au­jourd'hui le «centre» en Russie, peut choisir demain les républiques sécessionnistes. Le caractère contradictoire et incohérent de la politique impérialiste des grandes puissances exprime en dernière ins­tance la tendance de la classe do­minante à perdre le contrôle d'un système ravagé par sa décadence avancée : la décomposition.

Putréfaction, dislocation grandis­sante de l'ensemble de la société, voilà la perspective « radieuse» qu'offre à l'humanité ce système à l'agonie. Cela ne fait que souligner l'importance et l'extrême gravité des enjeux de la période historique actuelle, en même temps que l'immense responsabilité de la seule classe porteuse d'un réel avenir : le prolétariat.

RN, 18/11/91.



[1] [50] Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie, "Brochure de Junius ".

[2] [51] Plateforme du  Courant Communiste In­ternational.

[3] [52] Sur la fausse unité des pays industrialisés pendant la guerre du Golfe, voir l'article éditorial de la Revue Internationale n° 64, 1er trimestre 1991.
 

[4] [53] "Résolution sur la situation internatio­nale", point 5, idem.

[5] [54] Voir les articles "L'URSS en miettes", "Ex-URSS : Ce n'est pas le communisme qui s'effondre" (Revue Internationale) n° 66 et n° 67, 3e et 4e trimestres 1991).

[6] [55] "Résolution sur la situation internatio­nale", point 4, juillet 1991, 9e congrès du CCI, Revue Internationale n° 67.

[7] [56] Sur l'attitude respective de la Grande-Bretagne et de la France vis-à-vis des USA, voir "Rapport sur la situation internationale" extraits", note 1, page 23 de la Revue Internationale N° 67.
 

[8] [57] T. Kunugi, ex-secrétaire adjoint de l'ONU. Libération, 27/9/91.

[9] [58] Voir l'article "Bilan de 70 années de 'libération nationale'", dans ce numéro.

[10] [59] La France et l'Italie, avec d'interminables oscillations, ont aussi contribué à cette entreprise de déstabilisa­tion meurtrière.

[11] [60] L'Allemagne, pas plus que n'importe quel autre Etat capitaliste, ne saurait échap­per aux lois de l'impérialisme régissant toute la vie du capitalisme dans sa décadence. Le problème face aux poussées de impérialisme allemand n'est pas, en soi, le désir ou la volonté de la bourgeoisie alle­mande. Nul doute que cette bourgeoisie, ou du moins certaines de ses fractions, sont in­quiètes face à cette plongée dans la curée impérialiste. Mais quelles que soient ces in­quiétudes, elle sera contrainte (ne serait-ce que pour empêcher qu'un concurrent prenne la place), d'affirmer de plus en plus ses visées impérialistes. Comme dans le cas de la bourgeoisie japonaise en 1940, où beaucoup de ses fractions étaient réticentes à entrer en guerre, ce qui compte ce n'est pas la volonté, mais ce que la bourgeoisie est contrainte de faire.
 

[12] [61] L'Allemagne est encore occupée militai­rement par les USA et, pour l'essentiel, le contrôle sur l'ensemble des munitions de l'armée allemande est encore exercé par l'état-major américain. Les troupes alle­mandes n'ont pas d'autonomie au-delà de quelques jours. La brigade franco-allemande a notamment pour but de permettre une plus grande autonomie à l'armée alle­mande.

[13] [62] Récemment, les nationalistes «  tchétchènes » menaçaient d'attentats les centrales nucléaires ; des trains de blindés, pouvant contenir des armes nucléaires tac­tiques, circulaient aux frontières de l'URSS en échappant à tout contrôle.

[14] [63] Voir d'un côté l'attitude de l'Allemagne vis-à-vis des « Pays baltes » et ses velléités de pousser à la création d'une « République allemande de la Volga m, et de l'autre son sou­tien à ce qui reste de « centre » en URSS.

[15] [64] Ceci au delà du mensonge du « désarmement » qui ne supprime que les armes devenues obsolètes qui devaient de toute façon être mises à la casse et être rem­placées par des armes plus modernes et so­phistiquées.

Questions théoriques: 

  • Décomposition [29]
  • Impérialisme [30]

Bilan de 70 années de luttes de « libération nationale » 2eme partie

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II. Au 20e siècle, la « libération nationale », maillon fort de la chaîne impérialiste

Marx disait que la validité d'une théorie se démontre dans la pratique. Soixante dix ans d'expériences tragiques pour le prolétariat ont tranché clairement le débat sur la question natio­nale en faveur de la position de Rosa Luxemburg, développée par la suite par les groupes de la Gauche Communiste et surtout par Bilan, Internationalisme et notre Courant. Dans la première partie de cet article, nous avons vu comment l'appui à la « libération nationale des peuples » a joué un rôle clé dans la défaite de la première tentative révolutionnaire internationale du proléta­riat dans les années 1917-1923 (Revue Internationale, n° 66). Dans cette seconde partie, nous allons voir comment les luttes de libération nationale ont été un instrument des guerres et des affrontements impérialistes qui ont dévasté la planète au cours des 70 dernières années.

1919-1945 derrière la « libération nationale » les manœuvres impérialistes

Pour le capitalisme, la première guerre mondiale marque la fin de sa période ascendante, et le début de son enfoncement dans le marasme de la lutte entre Etats nationaux pour le repartage d'un marché mondial fondamentalement saturé. Dans ce cadre, la formation de nouvelles nations et les luttes de libération nationale ont cessé d'être un instrument de l'expansion des rapports capitalistes et du développement des forces produc­tives, et se sont transformées en une partie de l'engrenage des tensions impérialistes généralisées entre les différents camps capitalistes. Déjà avant la première guerre mondiale, lors des guerres dans les Balkans qui avaient donné lieu à 1’indépendance de la Serbie, du Monténégro, de l'Albanie, Rosa Luxemburg avait constaté que ces nouvelles nations avaient un com­portement aussi impérialiste que les vieilles puissances, et qu'elles s'intégraient clairement dans la spi­rale sanglante qui menait à la guerre généralisée.

« Formellement, la Serbie mène sans nul doute une guerre de défense nationale. Mais les tendances de sa monarchie et de ses classes diri­geantes vont dans le sens de l'expansion,   comme les tendances des classes dirigeantes de tous les Etats actuels (...). Il en est ainsi pour la tendance de la Serbie vers la côte adriatique, où elle a vidé avec l’Italie un véritable différend impé­rialiste sur le dos des albanais (...) Cependant, le point capital est le suivant : derrière l’impérialisme serbe, on trouve l’impérialisme russe. » ([1] [65])

Le monde tel qu'il est sorti de la première guerre mondiale, stoppée par l'affirmation révolutionnaire du prolétariat, était marqué par deux perspectives historiques opposées : l'extension de la révolution mon­diale ou la survie du capitalisme englué dans une spirale de crises et de guerres. L'écrasement de la vague prolétarienne mondiale a si­gnifié l'aiguisement des tensions entre le bloc vainqueur (Grande-Bretagne et France) et le grand vaincu (Allemagne), le tout aggravé par l'expansion des Etats-Unis qui constituait une menace pour tous.

Dans ce contexte historico-mondial, la « libération nationale » ne peut pas être considérée du point de vue de la situation d'un pays particulier, puisque «Du point de vue marxiste il serait absurde d'examiner la situation d'un seul pays pour parler d'impérialisme, parce que les différents pays capitalistes sont rattachés par des liens très étroits. Et aujourd'hui, en pleine guerre, ces liens sont incommensurablement plus forts. Toute l'humanité s'est convertie en champ de bataille sanguinolent, et il n'est pas possible d'en sortir isolément. Il y a des pays plus développés et d'autres moins développés, mais la guerre actuelle les a tous frappés de telle manière qu'il est impossible qu'aucun pays ne puisse sortir de lui-même de la conflagration. » ([2] [66]) Avec cette méthode nous pouvons comprendre comment la « libération nationale » s'est trans­formée en mot d'ordre de la poli­tique impérialiste de tous les Etats : les vainqueurs directs de la pre­mière guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France, l'ont em­ployée pour justifier le démembre­ment des empires vaincus (les em­pires austro-hongrois, Ottoman et tsariste) et créer un cordon sani­taire autour de la Révolution d'Octobre. Les USA l'ont élevée au rang de doctrine universelle, «principe» de la Société des Na­tions, pour, d'un côté, combattre la révolution prolétarienne, et de l'autre, miner les empires coloniaux de la Grande-Bretagne et de la France qui constituaient l'obstacle principal à son expansion impéria­liste. L'Allemagne, dès le début des années 1920 avait fait de son « indépendance nationale », contre le Traité de Versailles, le drapeau de son combat pour redevenir une puissance impérialiste. Le principe «juste et progressiste» de la « libération nationale de l'Allemagne » défendue en 1923 par le Parti communiste d'Allemagne (KPD) et l'Internationale Commu­niste (IC) à partir du second congrès s'est transformé dans les mains du parti nazi en « droit pour l'Allemagne d'avoir un espace vi­tal». Pour sa part, l'Italie de Mus­solini se considérait comme une «nation prolétarienne» ([3] [67]) qui reven­diquait ses «droits naturels» en Afrique, dans les Balkans, etc. 

L'oeuvre du Traité de Versailles

Au début des années 1920, les puis­sances victorieuses ont tenté d'implanter un «nouvel ordre mon­dial » qui corresponde à leurs inté­rêts. Leur principal instrument en fut le Traité de Versailles (1919), basé officiellement sur la «paix démocratique » et le « droit à l'auto­détermination des peuples », qui oc­troyait l'indépendance à un en­semble de nations en Europe orien­tale et centrale : Finlande, Pays Baltes, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, Pologne.

L'indépendance de ces nations ré­pondait à deux objectifs des impérialismes britannique et français : d'un côté, comme nous l'avons analysé dans la première partie de cette série d'arl’I.C.les (Revue inter­nationale, n° 66), affronter la révo­lution prolétarienne, et de l'autre, créer autour de l'impérialisme al­lemand vaincu, une chaîne de na­tions hostiles qui bloqueraient son expansion dans cette zone qui, pour des raisons d'ordre straté­gique, économique et historique, est son terrain d'influence naturel.

Le machiavélisme le plus retors n'aurait pu concevoir Etats plus in­stables, plus exposés dès le départ à de violents conflits internes, plus contraints à se mettre sous la tutelle de puissances supérieures pour ser­vir leurs visées guerrières. La Tché­coslovaquie contenait deux natio­nalités historiquement rivales, tchèque et slovaque, et une impor­tante minorité allemande dans les Sudètes. Les Etats Baltes incluaient de fortes minorités polonaises, russes et allemandes. En Rouma­nie, des minorités hongroises. En Bulgarie des minorités turques. En Pologne, des minorités allemandes. Mais le chef d'oeuvre fut sans nul doute, la Yougoslavie (aujourd'hui de triste actualité à cause des hor­ribles bains de sang qui la meurtris­sent). La «nouvelle» nation conte­nait six nationalités avec les ni­veaux de développement écono­mique les plus disparates qu'on puisse imaginer (allant du dévelop­pement économique de haut niveau de la Croatie ou de la Slovénie, au niveau semi-féodal du Monténé­gro). De plus, les zones d'intégration économique de ces différentes régions étaient situées dans les pays frontaliers : la Slové­nie est un complément de l'Autriche, la Voïvodine, qui ap­partient à la Serbie, est une prolon­gation naturelle de la plaine hongroise. La Macédoine est séparée es autres par une barrière monta­gneuse qui l'unit à la Grèce et à la Bulgarie. Enfin, ces différentes na­tionalités se réclamaient de trois religions classiquement opposées dans l'histoire : catholiques, or­thodoxes et musulmans. Pour comble, chacune de ces « nationalités » contenait elle-même des minorités de la nationalité voi­sine, et, pire encore, des Etats voi­sins : des minorités albanaise et hongroise en Serbie ; des minorités italienne et serbe en Croatie ; des minorités serbe, musulmane et croate en Bosnie-Herzégovine.

« Les petits Etats bourgeois récem­ment crées ne sont que les sous-pro­duits de l'impérialisme. En créant, pour y trouver un appui provisoire, toute une série de petites nations, ouvertement opprimées ou officiel­lement protégées, mais en réalité vassales -l'Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Yougoslavie, la Bo­hème, la Finlande, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l'Arménie, la Géorgie, etc.- en les dominant au moyen des banques, des chemins de fer, du monopole des charbons, l’impérialisme les condamne à souf­frir de difficultés économiques et nationales intolérables, de conflits interminables, de querelles san­glantes. » ([4] [68])

Les nouvelles nations ont adopté dès le début un comportement im­périaliste clair, comme le disait l’I.C. : « Les petits Etats créés par des moyens artificiels, morcelés, étouf­fant au point de vue économique dans les bornes qui leur ont été pres­crites, se prennent à la gorge et combattent pour s'arracher des ports, des provinces, de petites villes de rien au tout. Ils cherchent la protection des Etats plus forts, dont l'antagonisme s’accroît de jour en jour » ([5] [69]) Ainsi la Pologne manifeste ses ambitions sur l'Ukraine, provo­quant une guerre contre le bastion prolétarien en 1920. Elle exerçait aussi une pression sur la Lituanie, appelant à la défense de la minorité polonaise dans ce pays. Pour contrecarrer l'Allemagne, elle s'est alliée à la France, se soumettant fi­dèlement aux desseins impérialistes de cette dernière.

La Pologne « libérée » tomba sous la dictature féroce de Pildsuski. Cette tendance à annuler rapidement les formalités de la démocratie parlementaire qui se développait dans la plupart des nouveaux pays (à l'exception de la Finlande et de la Tchécoslovaquie) contredisait l'illusion, sur laquelle L’I.C. en dégé­nérescence avait spéculé, selon la­quelle la « libération nationale » de­vait s'accompagner d'une «plus grande démocratie». Au contraire, ce contexte impérialiste mondial, leurs propres tendances impéria­listes, la crise économique chro­nique et leur instabilité congéni­tale, ont fait que ces nouvelles na­tions ont exprimé d'une façon ex­trême et caricaturale, les dictatures militaires, la tendance générale du capitalisme décadent au capita­lisme d'Etat.

Les années 1930 ont fait tourner la tension impérialiste au rouge vif, démontrant que le Traité de Ver­sailles n'était pas un instrument de la «paix démocratique» mais le combustible pour de nouveaux in­cendies impérialistes, plus impor­tants encore. L'impérialisme alle­mand reconstruit entreprenait une lutte ouverte contre « l’ordre de Versailles », tentant de reconquérir l'Europe centrale et orientale. Sa principale arme idéologique était la « libération nationale » : il invo­quait le « droit des minorités natio­nales » pour s'allier avec les sudètes en Tchécoslovaquie, impulsait la « libération nationale » de la Croatie pour vaincre l'hostilité serbe et mettre un pied en Méditerranée ; en Autriche, le discours était « union avec l’Allemagne », et dans les Etats baltes il offrait une «protection» contre la Russie.

L’« ordre de Versailles » se déman­telait à grande vitesse. Le prétexte selon lequel ces nouveaux Etats au­raient pu être une garantie de « paix et de stabilité», sur lequel avaient tant insisté les Kautskystes et les Social-démocrates quand ils ont donné leur aval à la «paix de Ver­sailles », était totalement démenti. Pris dans le tourbillon impérialiste mondial, ils n'avaient d'autre choix que de s'y engloutir, contribuant ainsi à l'amplifier et l'aggraver.

Chine : le massacre du prolétariat donne le feu vert aux antagonismes impérialistes 

Avec l'Europe centrale et orientale, la Chine allait constituer un des points chauds de la tension impé­rialiste mondiale. La bourgeoisie chinoise avait tenté en 1911 une ré­volution démocratique tardive, faible et rapidement condamnée à l'échec. L'effondrement de l'Etat impérial ouvrit la porte à la désin­tégration générale du pays en mille royaumes dominés par des Sei­gneurs de      la Guerre qui s'affrontaient entre eux, lesquels, à leur tour, étaient manipulés par la Grande-Bretagne, le Japon, les USA et la Russie, dans la bataille sanglante que tous se livraient pour la domination de la position straté­gique que représentait le sous-continent chinois.

Pour, l'impérialisme japonais, la Chine était une clé pour dominer tout l'Extrême-Orient. C'est avec ce but qu'il a soutenu « de façon désintéressée» la cause de l'indépendance de la Mandchourie, une des zones les plus industrielles de Chine, centre névralgique pour le contrôle de la Sibérie, de la Mongolie, et de tout le centre de la Chine. Après avoir utilisé entre 1924 et 1928 les services de Chang Tso Line, un ancien bandit converti en Maréchal et ensuite en Vice-roi de Mandchourie, le Japon s'en est débarrassé (par un attentat) pour pouvoir en 1931, envahir et occuper la Mandchourie, la transformer en un Etat souverain et l'élever au ni­veau d'un « empire » à la tête duquel on plaça Pou-Yi, le dernier descen­dant de la dynastie mandchoue.

L'expansion japonaise se heurtait à la Russie stalinienne dont la Chine était le champ d'expansion naturel. Pour faire valoir ses intérêts, Sta­line utilisa la trahison ouverte contre le prolétariat chinois dans les événements qui devaient mettre en évidence l'antagonisme irrécon­ciliable qui existe entre « libération nationale» et révolution proléta­rienne, et à l'inverse, la solidarité totale qui est établie entre «libération nationale» et impéria­lisme : « En Chine où se développait une lutte révolutionnaire proléta­rienne, la Russie stalinienne chercha ses alliances dans le Kuomintang de Tchang Kai Tchek, obligeant le jeune parti communiste chinois à re­noncer à son autonomie organisationnelle, le forçant à adhérer au Kuomintang, proclamant pour l’occasion le "Front des quatre classes"... Malgré cela, la situation économique désespérée et la poussée de millions de travailleurs ont pro­voqué l'insurrection des ouvriers de Shanghai : ils ont pris la ville contre les impérialistes et le Kuomintang en même temps. Les ouvriers insur­gés, organisés par la base du Parti Communiste Chinois, ont décidé d'affronter l'armée de Libération de Tchang kai Tchek appuyée par Sta­line. Cela a contraint les cadres de l'Internationale à l'ignominie d'appeler une nouvelle fois les ou­vriers à se soumettre aux ordres de Tchang Kai Tchek, ce qui fut lourd de conséquences. » ([6] [70])

Ce feu croisé d'intérêts impéria­listes, auquel se joignaient active­ment les manoeuvres des impérialismes yankee et britannique, a provoqué une longue guerre de plus de trente ans, qui sema la mort, la destruction, la désolation aux dé­pens des ouvriers et des paysans chinois.

La guerre d'Ethiopie : un moment crucial dans le cours à la seconde guerre mondiale 

L'impérialisme italien qui avait oc­cupé la Libye et ensuite la Somalie tenta d'envahir l'Ethiopie, mena­çant l'Egypte et la domination de l'impérialisme britannique sur la Méditerranée, sur l'Afrique et sur les communications avec l'Inde.

La guerre d'Ethiopie marqua un pas décisif, avec celle d'Espagne de 1936 ([7] [71]), dans le cours à la seconde guerre mondiale. Un aspect impor­tant de ce massacre fut les énormes efforts de propagande et de mobili­sation idéologique de la population assaillie par les deux camps ad­verses, et surtout par le camp « démocratique » (France et Grande-Bretagne). Ces derniers, qui avaient  intérêt à 1’« indépendance » de l'Ethiopie, levèrent l'étendard de sa « libération nationale», pendant que l'impérialisme italien invoquait une mission « humanitaire » et « libératrice » pour justifier l’invasion : le Negus n'avait pas aboli l'esclavage comme il l'avait promis.

La guerre éthiopienne a mis en évi­dence le fait que la « libération na­tionale» n'est qu'un cheval de ba­taille idéologique pour la guerre impérialiste, une préparation à l'orgie de nationalisme et de chau­vinisme qu'allaient déployer les deux camps impérialistes, un moyen de mobilisation pour les boucheries de la seconde guerre mondiale. Comme le dénonçait Rosa Luxemburg :«(...) La phrase nationale (...) ne sert plus qu'à masquer tant Bien que mal les aspi­rations impérialistes, à moins qu'elles ne soient utilisées comme cri de guerre, dans les conflits impéria­listes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes. »([8] [72])

1945 -1989 : La « libération nationale » instrument des blocs im­périalistes 

L'achèvement de la seconde guerre mondiale avec la victoire des impérialismes alliés s'est accompagné d'une aggravation qualitative des tendances du capitalisme décadent au militarisme et à l'économie de guerre permanente. Le bloc vain­queur se divisa en deux blocs impé­rialistes rivaux, les USA et l'URSS, qui délimitèrent leurs zones a'influence avec des réseaux serrés d'alliances militaires, l'OTAN et la Pacte de Varsovie, en soumettant ces pays sous influence au contrôle d'une myriade d'organisations de « coopération économique », de ré­gulations monétaires, etc. Tout cela accompagné par un dévelop­pement hallucinant des arsenaux nucléaires dont la puissance aurait déjà permis, dès le début des an­nées 1960, de détruire le monde en­tier.

Dans de telles conditions, parler de « libération nationale » est une farce macabre : « (...) L’indépendance nationale est concrètement impos­sible, irréalisable dans le monde ca­pitaliste actuel. Les grands blocs impérialistes dirigent la vie de tout le capitalisme, aucun pays ne peut s'échapper hors d'un bloc impéria­liste sans aussitôt retomber sous la coupe d'un autre. (...) Il est abso­lument évident que les mouvements de libération nationale ne sont pas des pions que Staline ou Truman déplacent à leur guise l'un contre l'autre. Il n'en reste pas moins vrai que le résultat est le même. Ho Chi Minh, expression de la misère an­namite, s il veut asseoir sont pouvoir de misère, devra, tout en faisant lutter ses hommes avec l'acharnement du désespoir, être à la merci de compétitions impéria­listes, et se résigner à embrasser la cause d'un quelconque d'entre eux (...). » ([9] [73])

Dans cette période historique, les guerres régionales, présentées sys­tématiquement comme «mouvements de libération natio­nale» n'ont été que différents épi­sodes de la concurrence sanglante entre les impérialismes des deux blocs.

La décolonisation

La vague d’  « indépendances natio­nales» en Afrique, en Asie, en Océanie, etc., qui a submergé le monde entre 1945 et 1960 s'inscrit dans une longue lutte de l'impérialisme américain pour évincer les vieux impérialismes co­loniaux de leurs positions, et prin­cipalement leur rival le plus direct à cause de sa richesse économique, de la position stratégique de ses possessions, et de sa puissance navale : l'impérialisme britannique.

En même temps, les vieux empires coloniaux s'étaient transformes en fardeau pour les métropoles : avec la saturation du marche et le déve­loppement de la concurrence à l’échelle mondiale, avec les coûts chaque fois plus élevés de l'entretien des armées et des admi­nistrations coloniales, ils s'étaient transformés, de source de bénéfices en poids chaque jour plus lourd.

Certainement, les bourgeoisies lo­cales avaient intérêt à ôter le pou­voir aux vieilles puissances, et leur organisation en mouvement de gué­rilla, ou en partis de « désobéissance civile», tous sous le drapeau de l'Union Nationale qui préconisait la soumission du prolétariat local à la « libération nationale », a joué un rôle dans ce processus. Mais ce rôle fut essentiellement secondaire et toujours dépendant des visées du bloc américain ou des tentatives du bloc russe de mettre à profit la « décolonisation » pour conquérir des positions stratégiques au delà de sa zone d'influence eurasiatique.

La décolonisation de l'empire bri­tannique a illustré cela de la façon la plus claire possible : « Les re­traits britanniques en Inde et en Palestine ont été les moments les plus spectaculaires de la démolition de l'empire, et le "fiasco" du canal de Suez en 1956 a mis fin à toute illusion que la Grande Bretagne était encore une "puissance mon­diale de premier ordre ". » ([10] [74])

Les nouveaux Etats « décolonisés » naquirent avec des tares encore pires que ceux de la fournée de Ver­sailles en 1919. Des frontières to­talement artificielles tracées à la règle ; des divisions ethniques, tri­bales, religieuses ; des économies de monoculture agricole ou basées sur un type d'extraction minière ; des bourgeoisies faibles voire in­existantes ; des élites administra­tives et techniques peu préparées et dépendantes des vieilles puissances coloniales. Un exemple de cette situation catastrophique nous est donné par l'Inde : l'Etat récem­ment créé a subi en 1947 une guerre apocalyptique entre musulmans et hindous qui s'acheva par la séces­sion du Pakistan où se regroupa la grande majorité des musulmans. Les deux Etats ont livré depuis bien des guerres dévastatrices, et aujourd'hui la tension impérialiste qui y croît est un des plus grands facteurs d'instabilité mondiale. Ces deux pays, où le niveau de vie des populations est un des plus bas du monde, maintiennent cependant de coûteux investissements dans des installations nucléaires qui leur permettent de posséder la bombe atomique.

En 1971, dans le cadre de cette confrontation impérialiste perma­nente, l'Inde a patronné une «libération nationale» de la partie orientale du Pakistan, le Bengladesh, laquelle, entre autres absurdités de l'impérialisme, se trouve à plus de 2 000 kilomètres du Pakis­tan ! Cette guerre qui a coûté des centaines de milliers de morts, a donné lieu à un nouvel Etat, «indépendant», qui n'a rien connu d'autre que des coups d'Etat, des massacres, des dictatures, alors que la population meurt de faim ou 'inondations dévastatrices.

Les guerres israélo-arabes

Depuis 40 ans, le Moyen-Orient n'a pas cessé d'être un foyer de tension impérialiste à l'échelle mondiale à cause des énormes réserves de pé­trole et de son rôle stratégique vi­tal. Quand, avant la guerre de 1914, il était encore aux mains de l'Empire Ottoman moribond, il avait été la proie des ambitions ex­pansionnistes de l'Allemagne, de la Russie, de la France, de la Grande Bretagne. Après la guerre mon­diale, ce fut l'impérialisme britan­nique qui emporta le morceau avec quelques miettes pour le français (la Syrie et le Liban).

A cette époque les bourgeoisies locales de la zone commençaient à pousser vers l'indépendance. Mais ce qui a été fondamentalement déterminant pour la configuration de cette région, ce sont les ma­noeuvres de l'impérialisme britan­nique qui, au lieu d'atténuer les tensions et les rivalités existantes, les a multipliées et portées à une échelle plus vaste. «L'impérialisme anglais comme on le sait, en pous­sant ces latifundistes et la bourgeoi­sie arabe à entrer en lutte à ses côtés pendant la guerre mondiale, leur avait promis la constitution d'un Etat national arabe. La révolte arabe fut,  en effet,  d'une importance décisive dans l'écroulement du front turco-allemand au Proche-Orient. » ([11] [75]) Comme « récompense », la Grande-Bretagne a crée une série d'Etats «souverains» en Irak, en TransJordanie, en Arabie, au Yémen, opposés entre eux, avec des territoires économiquement incohérents, minés par les divisions ethniques et religieuses. Une mani­pulation savante et typique de l'impérialisme britannique qui, en les tenant tous divisés et avec des contentieux permanents, soumet­tait l'ensemble de la zone à ses projets. Mais il ne se contenta pas de cela, en plus « il ne tarda pas, pour la défense de ses intérêts propres, à solliciter, comme contre­partie, l’appui des sionistes juifs en leur disant que la Palestine leur serait remise tant au point de vue de l’administration que de la colonisation. » ([12] [76])

Si les juifs avaient été expulsés de beaucoup de pays durant le bas Moyen-âge, au 19e siècle nous as­sistons à leur intégration, tant des hautes couches, la bourgeoisie, comme des basses couches, le pro­létariat, au sein des nations dans lesquelles ils vivaient. Cela révèle la dynamique d'intégration et de dé­passement relatif des différences raciales et religieuses que dévelop­paient les nations capitalistes dans leur époque progressive. C'est seu­lement à la fin du siècle, c'est à dire, avec l'épuisement croissant de la dynamique d'expansion capita­liste, que des secteurs de la bour­geoisie juive lancèrent l'idéologie du sionisme (création d'un Etat sur la « terre promise »). Sa création en 1948 ne constitue pas seulement une manoeuvre de l'impérialisme américain pour déloger le britan­nique de la zone et pour entraver les tentatives russes de s'y immiscer, mais elle révèle aussi, en lien avec cet objectif impérialiste, le carac­tère réactionnaire de la formation de nouvelles nations : ce n'est pas une manifestation d'une dynamique d'intégration de populations comme au siècle passé, mais de sé­paration et d'isolement d'une eth­nie pour l'utiliser comme moyen d'exclusion d'une autre, l'arabe.

Depuis le début, l'Etat israélien est une immense caserne en perma­nence sur pied de guerre qui utilise la colonisation des terres déser­tiques comme une arme militaire : les colons sont encadrés par l'armée et reçoivent une instruction militaire. En réalité, l'Etat d'Israël est dans son ensemble une entreprise économiquement ruineuse soutenue par d'énormes crédits des USA et basée sur une exploitation draconienne des ouvriers, aussi bien juifs que palestiniens. ([13] [77])

L'option américaine pour Israël, a rendu les Etats arabes plus in­stables, avec de plus grandes contradictions internes et externes, et a conduit ces derniers à l'alliance avec l'impérialisme russe. Leur drapeau idéologique a été depuis le début la « cause arabe » et la « libération nationale du peuple palestinien » qui est devenue le thème préféré de la propagande du bloc russe.

Comme dans beaucoup d'autres cas, ce qui leur importait le moins, c'était les palestiniens. Ces derniers furent entassés dans des camps de réfugiés en Egypte, en Syrie, etc., dans des conditions épouvantables, et utilisés comme main d'oeuvre bon marché au Koweït, en Arabie, en Egypte, au Liban, en Syrie, en Jordanie, etc., tout comme le fai­sait Israël. L'OLP, créée en 1963 comme mouvement de «libération nationale », s'est constituée depuis le début comme une bande de gangsters qui vole les ouvriers pa­lestiniens les obligeant à déduire un impôt de leurs misérables salaires ; en Israël, au Liban, etc., l'OLP est un vulgaire fournisseur de main d'oeuvre palestinienne de laquelle elle extorque jusqu'à la moitié du salaire que paient les patrons. Ses méthodes de discipline dans les camps de réfugiés et dans les com­munautés palestiniennes n'ont rien à envier à celles de l'armée et de la police israélienne.

Nous devons nous rappeler finale­ment que les pires massacres de palestiniens ont été perpétrés par les gouvernements «frères » arabes : au Liban, en Syrie, en Egypte et, surtout, en Jordanie, où « ami » Hussein a bombardé bru­talement les camps palestiniens causant des milliers de victimes en septembre 1970.

Il est important de souligner l'utilisation systématique des divisions ethniques, religieuses, etc., particulièrement importantes dans les zones les plus attardées de la planète, faite par l'impérialisme, tant de la part des grandes puis­sances comme des petites : « Que les populations juives et arabes de Palestine servent de pions aux in­trigues impérialistes internatio­nales, cela ne fait de doute pour personne. Que pour cela les meneurs du jeu suscitent et exploitent à fond les sentiments et préjugés nationaux, arriérés et anachroniques, grande­ment renforcés dans les masses par les persécutions dont elles furent l’objet, cela non plus n'est pas fait pour étonner. C est sur ce terrain que vient d'être ranimé un de ces in­cendies locaux : la guerre en Pales­tine, où les populations juives et arabes s'entretuent avec une frénésie chaque jour croissante et plus san­glante. » ([14] [78]) Avec ces manipulations, l'impérialisme joue à l'apprenti sorcier : il les exalte, les radicalise, les rend insolubles, car la crise historique du système n'offre aucun terrain pour pouvoir les absorber, jusqu'au point où, en certaines oc­casions, elles finissent par acquérir « une autonomie propre » aggravant et rendant plus contradictoires et chaotiques les tensions impéria­listes.

Les guerres du Moyen-Orient n'ont pas eu comme objectif réel les « droits palestiniens », ni la « libération nationale » du peuple arabe. Celle de 1948 a servi à délo­ger l'impérialisme britannique de la zone. Celle de 1956 marque le ren­forcement du contrôle américain. Celles de 1967, 1973 et 1982 ont marqué la contre-offensive de l'impérialisme américain contre la pénétration croissante de l'impérialisme russe qui avait noué des alliances, plus ou moins stable, avec la Syrie, l'Egypte et l'Irak.

De toutes ces guerres, les Etats arabes sortirent affaiblis et l'Etat juif militairement renforcé. Mais le vrai vainqueur était le capital amé­ricain.

La guerre de Corée (1950-53)

Dans cette guerre ouverte en Ex­trême-Orient, entre le bloc impé­rialiste russe et l'américain, était en jeu l'arrêt de l'expansion russe, objectif qui fut atteint par le camp américain.

Le camp russe présentait son entre­prise comme un « mouvement de li­bération  nationale » : «La propagande stalinienne s'est particulière­ment attachée à mettre en valeur ce fait que les "démocrates" auraient lutté pour l'émancipation nationale et dans le cadre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'extraordinaire corruption régnant à l'intérieur de la clique dirigeante en Corée du Sud, ses méthodes "japonaises" en matière de police, son incapacité de féodaux à ré­soudre la question agraire (...) lui fournissaient des arguments indis­cutables. Et Kim Ir Sen, de faire fi­gure d'un nouveau Garibaldi. » ([15] [79])

L'autre élément mis en lumière par la guerre de Corée, est la forma­tion, comme résultat direct de la confrontation inter-impérialiste, de deux Etats nationaux sur le sol d'une même nation : la Corée du Nord et du Sud, l'Allemagne de l'Est et de l'Ouest, le Vietnam du Nord et du Sud. Cela, du point de vue du développement historique du capitalisme, est une aberration complète qui met encore plus en évidence la farce sanglante et rui­neuse qu'est la « libération nationale ». L'existence de ces Etats a été directement liée non à un fait « national » mais à un fait impéria­liste de la lutte d'un bloc contre l'autre. Dans la majorité des cas, ces «nations» se sont maintenues comme telles, au moyen d'une ré­pression barbare, et leur caractère artificiel et contre-productif a pu être vérifié par l'écroulement reten­tissant, dans le cadre général de l'effondrement historique du stali­nisme, de l'Etat d'Allemagne Orientale.

Vietnam

La lutte de « libération nationale » du Vietnam, commencée dans les années 1920, est toujours tombée dans l'orbite d'un camp impéria­liste contre l'autre. Durant la 2e Guerre Mondiale, Ho Chi Minh et son Viet-Minh ont été approvision­nés en armes par les américains et les anglais, car ils jouaient un rôle contre l'impérialisme japonais. Après la 2e Guerre Mondiale, les américains et les anglais appuyè­rent la France, puissance coloniale en Indochine, vu l'alignement pro­russe des dirigeants vietnamiens. Même ainsi, les deux parties arri­vent à un « compromis » en 1946 car, entre-temps, une série de révoltes ouvrières a éclaté à Hanoï et, pour les écraser, «(...) La bourgeoisie vietnamienne a dans le fond tout de même besoin des troupes françaises pour maintenir l'ordre dans ses affaires. » ([16] [80])

Cependant, à partir de 1952-53, avec la défaite de la guerre de Co­rée, l'impérialisme russe se tourne de manière décidée vers le Viet­nam. Durant 20 ans, le Vietcong s'affrontera d'abord à la France, et ensuite aux Etats-Unis, dans une guerre sauvage où les deux camps commettront toutes les atrocités imaginables. Cela laissera comme résultat un pays ruiné qui, au­jourd'hui, 16 ans après la « libération » non seulement ne s'est pas reconstruit, mais s'est ef­fondré encore plus dans une situa­tion catastrophique. Le caractère absurde et dégénéré de cette guerre se vérifie lorsque l'on voit que le Vietnam a pu être « libre » et « uni » seulement parce que les Etats-Unis, entre-temps, avaient gagné à leur bloc impérialiste l'énorme pièce constituée par la Chine stalinienne et parce que, en conséquence,         le pygmée vietnamien devenait secondaire pour leurs visées.

Il faut souligner que le «nouveau Vietnam anti-impérialiste » agit, même avant 1975, comme puis­sance impérialiste régionale dans l'ensemble de l'Indochine : soumet­tant à son influence le Laos et le Cambodge où, sous prétexte de « libérer » le pays de la barbarie des Khmers Rouges, attachés à Pékin déjà lié au bloc américain, il a en­vahi le pays et a installé un régime basé sur une armée d'occupation.

La guerre du Vietnam, spéciale­ment dans les années 1960, a suscité une formidable campagne des staliniens, des trotskistes, en compagnie d'autres secteurs bourgeois aux couleurs « libérales », présentant cette barbarie comme un facteur du réveil du prolétariat des pays industrialisés. De manière grotesque, les trotskistes préten­daient ressusciter les erreurs de l'Internationale Communiste sur la question nationale et coloniale sur «l'union entre les luttes ouvrières dans les métropoles et les luttes d'émancipation nationale dans le Tiers-Monde. » ([17] [81])

Un des « arguments » employé pour faire avaler cette mystification, était que la multiplication de ma­nifestations contre la guerre du Vietnam aux USA et en Europe, était un facteur du réveil historique des luttes ouvrières depuis 1968. En réalité, la défense des luttes de « libération nationale », avec la dé­fense des «pays socialistes », à la mode surtout dans les milieux étu­diants,  ont joué au contraire un rôle mystificateur et ont plutôt constitué une barrière de premier ordre contre la reprise de la lutte prolétarienne.

Cuba

Au cours des années 1960, Cuba a constitué un maillon fort de toute la propagande « anti-impérialiste ». Chaque étudiant politisé se devait d'avoir dans sa chambre des posters de 1' « héroïque guéril­lero » : Che Guevara. Aujourd'hui, la situation désastreuse que nous voyons à Cuba (émigrations mas­sives, totale pénurie, même de pain), illustre parfaitement l'impossibilité totale d'une «indépendance nationale». Au dé­but, les barbus de la Sierra Maestra n'avaient pas de sympathie spéciale pro-russe. Mais simplement, leur volonté de mener une politique un minimum « autonome » par rapport aux Etats-Unis, les a fatalement et inévitablement poussés dans les bras du capital russe.

En réalité, Fidel Castro était à la tête d'une fraction nationaliste de la bourgeoisie cubaine qui a adopté le «socialisme scientifique», élimi­nant nombre de ses « camarades » de la première heure, qui ont fini à Miami, c'est à dire, du côté du bloc américain, car sa seule chance de survie était dans le bloc russe. Ce­lui-ci s'est payé avec intérêts de son « aide », entre autres manières, en se servant de Cuba comme sergent impérialiste en Ethiopie, en appui du régime pro-russe, au Yémen du Sud et, surtout, en Angola, où Cuba est arrivé à détacher 60 000 soldats. Ce rôle impérialiste de fournisseur de chair à canon dans les guerres africaines a coûté la vie à beaucoup d'ouvriers cubains, à ajouter aux africains morts pour leur «libération», et a influé tout autant que les manoeuvres du bloc yankee dans la misère atroce à la­quelle ont été soumis le prolétariat et la population cubaine.

Les années 1980 : les « combattants de la liberté »

Après avoir arraché les unes après les autres les positions russes au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, le bloc américain a continué son offensive d'encerclement complet de l'URSS. C'est dans ce cadre que se situe la guerre d'Afghanistan où les USA répondent au coup de patte soviétique envahissant ce pays en 1979, par le parrainage d'une coalition de 7 groupes de guérilleros afghans. Ils les dotent des armes les plus sophistiquées avec lesquelles ils finissent par engluer les troupes russes dans une impasse.  Ceci va accentuer l'énorme mécontentement existant dans toute l'URSS et va contribuer à l'écroulement spectaculaire du bloc russe en 1989.

Comme illustration de ce renfor­cement important du bloc améri­cain, celui-ci pourra arracher le drapeau idéologique de la « libération nationale » au bloc russe que ce dernier avait pratiquement monopolisé durant les 30 dernières années.

Comme nous l'ayons montré tout au long de cet article, la « libération nationale » a été une arme que peu­vent utiliser à leur guise les diffé­rents impérialismes : le camp fas­ciste l'a employée à toutes les sauces imaginables, tout comme le camp « démocratique». Cependant, depuis les années 1950, le stali­nisme avait réussi à se présenter comme le bloc «progressiste» et « anti-impérialiste », habillant ses desseins du voile idéologique de la représentation des « pays socia­listes» qui ne seraient pas « impérialistes » mais au contraire des «militants anti-impérialistes». Au comble du délire, il arrivait ainsi à présenter la « libération na­tionale» comme le passage direct au « socialisme », supercherie contre laquelle les Thèses sur la question nationale et coloniale, de 1’I.C. en 1920, malgré leurs erreurs, avaient insisté clairement sur la né­cessité « de combattre énergiquement les tentatives faites par des mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes. »([18] [82])

Tout ce stratagème a été mis à bas dans les années 1980. Avec comme facteur principal le développement des luttes et de la conscience ou­vrière, les innombrables virages et volte-face dictés par les nécessités impérialistes de la Russie, provo­quèrent son usure : rappelons-nous, entre autres, le cas éthiopien. Jusqu'en 1974, le régime du Négus était dans le camp occidental, la Russie appuyait le Front de Libéra­tion Nationale de l'Erythrée converti en paladin du « socialisme ». Avec la chute du Né­gus, remplacé par les militaires «nationalistes» qui s'orientaient vers la Russie, les choses changè­rent : alors l'Ethiopie s'est conver­tie en un régime «socialiste marxiste-léniniste » et le Front Erythréen s'est transformé du jour au lendemain en un « agent de l'impérialisme » en s'alignant der­rière le bloc américain.

Apres 1989, la « libération nationale » fer de lance du chaos 

Les événements de 1989, la chute retentissante du bloc de l'Est et l'effondrement des régimes stali­niens, ont donné lieu a la dispari­tion de la configuration impéria­liste antérieure du monde, caractérisée par la division en deux grands blocs ennemis et par conséquent, à une explosion de conflits natio­nalistes.

L'analyse marxiste de cette nou­velle situation, déterminée par la compréhension du processus de dé­composition du capitalisme ([19] [83]), per­met de vérifier de manière concluante les positions de la Gauche Communiste contre la « libération nationale ».

Par rapport au premier aspect de la question, l'explosion nationaliste, nous voyons comment le tourbillon de l'effondrement du stalinisme crée une spirale sanglante de conflits inter-ethniques, des mas­sacres, des pogromes ([20] [84]). Ce phéno­mène n'est pas spécifique aux an­ciens régimes staliniens. La majo­rité des pays africains a de vieux contentieux tribaux et ethniques qui, dans le cadre du processus de décomposition, se sont accélérés dans les dernières années condui­sant à des massacres et des guerres interminables. De la même ma­nière, l'Inde souffre de tensions na­tionalistes, religieuses et ethniques identiques, qui causent des milliers de victimes.

« Les conflits ethniques absurdes où les populations s'entre-massacrent parce qu'elles n'ont pas la même re­ligion ou la même langue, parce qu'elles perpétuent des traditions folkloriques différentes, semblaient réservés, depuis des décennies, aux pays du "tiers-monde", l'Afrique, l'Inde ou le Moyen-Orient. Mainte­nant, c'est en Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres des métropoles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche, que se déchaî­nent de telles absurdités.

L'ensemble de ces mouvements ré­vèle une absurdité encore plus grande : à l'heure où l'économie a atteint un degré de mondialisation inconnu dans l'histoire, où la bour­geoisie des pays avancés essaye, sans y parvenir, de se donner un cadre plus vaste que celui de la na­tion, comme celui de la CEE, pour gérer son économie, la dislocation des Etats qui nous avaient été légués par la seconde guerre mondiale en une multitude de petits Etats est une pure aberration, même du point de vue des intérêts capitalistes.

Quant aux populations de ces ré­gions, leur sort ne sera pas meilleur qu'avant mais pire encore : désordre économique accru, soumission à des démagogues chauvins et xéno­phobes, règlements de comptes et pogroms entre communautés qui avaient cohabité jusqu'à présent et, surtout, division tragique entre les différents secteurs de la classe ouvrière. Encore plus de misère, d'oppression,          de terreur, destruction de la solidarité de classe entre prolétaires face à leurs exploi­teurs : voila ce que signifie le na­tionalisme aujourd'hui. »([21] [85])

Cette explosion nationaliste est la conséquence extrême, l'aggravation à leur plus haut ni­veau des contradictions, de la poli­tique de l'impérialisme durant les 70 dernières années. Les tendances destructrices et chaotiques de la « libération nationale » occultées par les mystifications de « l’anti­impérialisme », du « développement économique », etc., et qui ont été clairement dénoncées par la Gauche Communiste, apparaissent aujourd'hui de manière brutale et extrême, dépassant les prévisions les plus pessimistes dans leur furie dévastatrice. La «libération natio­nale » dans la phase de décomposi­tion se présente comme le fruit mûr de toute l'oeuvre aberrante, des­tructrice,         développée par l'impérialisme.

« La phase de décomposition appa­raît comme celle résultant de l'accumulation de toutes ces carac­téristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire. Concrètement, non seu­lement la nature impérialiste de tous les Etats, la menace de guerre mon­diale, l'absorption de la société ci­vile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capita­liste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette der­nière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments. » ([22] [86])

Les mini-Etats qui émergent de la dislocation de l'ex-URSS ou de la Yougoslavie font preuve d'emblée de l'impérialisme le plus brutal. La Fédération Russe du « héros démo­cratique » Eltsine menace ses voi­sins et réprime l'indépendantisme de la République autonome tchét­chène ; la Lituanie réprime sa mi­norité polonaise ; la Moldavie, sa minorité russe ; l'Azerbaïdjan s'affronte ouvertement à l'Arménie. L'immense sous-continent ex-sovié­tique donne lieu à 16 mini-Etats impérialistes qui peuvent très bien s'empêtrer dans des conflits mu­tuels qui feraient apparaître en comparaison la boucherie yougo­slave insignifiante car, entre autres dangers, ils pourraient mettre en jeu les arsenaux atomiques disper­sés dans l'ex-URSS.

Les grandes puissances utilisent, de manière relative vu le chaos exis­tant, ces tensions nationalistes et toutes les poussées in­dépendantistes des nouveaux mini-Etats. Cette énième utilisation de la « libération nationale » ne peut avoir que des conséquences encore plus catastrophiques et chaotiques que par le passé. ([23] [87])

Plus que jamais, le prolétariat doit reconnaître la «libération natio­nale », l’« indépendance » ou l’« autonomie » nationales, comme une politique, des mots d'ordre, des drapeaux, partie intégrante à cent pour cent de l'ordre réaction­naire et destructeur du capitalisme décadent. Contre celle-ci, il doit développer sa propre politique : l'internationalisme, la lutte pour la révolution mondiale.

Adalen, 18 novembre 1991



[1] [88] La crise de la social-démocratie, Rosa Luxemburg, chapitre 7.

[2] [89] Lénine : intervention à la 7e conférence du POSDR en mai 1917, « Rapport sur la si­tuation actuelle».

[3] [90] Concept qui sera repris plus tard par le « marxiste-léniniste » Mao-Tsé-Toung.

[4] [91] 2e congrès de l’I.C. : « Le monde capitaliste et l'Internationale Communiste », 1e partie, « Les relations internationales après Ver­sailles. »

[5] [92] 2e congrès de l’I.C., op.cité, idem.

 

[6] [93] Internacionalismo, n° 1 : « Paix démocra­tique, lutte armée et marxisme ».

[7] [94] Nous n'analyserons pas la guerre d'Espagne dans cet article, étant donné que nous avons publié de nombreux articles sur cette question dans notre Revue Internatio­nale (n° 7, 25, 47) ainsi qu'une brochure qui rassemble tous les textes de Bilan sur ce su­jet. Les mystifications antifasciste et nationaliste qui ont inondé en masse le prolétariat local et international ont caché la réalité,: la guerre espagnole fut une épisode clé, avec l'Ethiopie, dans la maturation de la seconde guerre mondiale.

[8] [95] La crise de la social-démocratie, ch.7.

[9] [96] Internationalisme, n°21, p. 25, mai 1947, « Le droit des peuples  à disposer d'eux-mêmes ».

[10] [97] Revue Internationale, n° 17, p. 33, «La Grande Bretagne depuis la seconde guerre mondiale ».

[11] [98] Bilan, n° 32, « Le conflit Arabo-Juif en Palestine », juin-juillet 1936. M. Idem.

[12] [99] Idem.

[13] [100] «Les derniers événements nous ont grati­fiés d'un nouvel Etat : l'Etat d'Israël. Nous n'avons pas l'intention, dans le cadre de cet article, de nous étendre sur le problème juif. (...) Le devenir du "peuple" juif, ne consiste pas dans la réinstallation de son autonomie et de son droit national, mais dans la dispari­tion de toute frontière et de toute notion d'autonomie et d'existence nationale. Les persécutions sanglantes des dernières années et de la dernière guerre contre les juifs pour aussi tragiques qu'elles furent, signifient ce­pendant moins un fait particulier que la bar­barie de la société décadente, se débattant dans les convulsions de son agonie, et d'une humanité ne parvenant pas à trouver la voie de son salut : le Socialisme. »

[14] [101] « Sur les cas particuliers », Internationa­lisme, n°35, juin 1948, p.18, organe de la Gauche Communiste de France.

[15] [102] Internationalisme,    n°45,    p. 23 :    «La guerre en Corée », 1950.

[16] [103] Internationalisme, n° 13,  «La question nationale et coloniale », septembre 1946.

[17] [104] Voir la critique de cette position dans la première partie de cet article, Revue Inter­nationale, n° 66.

[18] [105] « Thèses sur la question nationale et co­loniale», point 11/5, 2 Congrès de L’I.C., mars 1920.

[19] [106] Voir Revue Internationale, n° 57 et n° 62.

[20] [107] Pour une analyse de ces événements, voir « La barbarie nationaliste » dans Revue Internationale n° 62.

[21] [108] Révolution communiste ou destruction de l’humanité, Manifeste du 9e congrès du C.C.I.

[22] [109] Revue Internationale, n° 62, « La décom­position, phase ultime de la décadence du capitalisme », mai 1990.

[23] [110] Voir l'article « Vers le plus grand chaos de l'histoire », dans ce n°.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [111]

Approfondir: 

  • La question nationale [112]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [30]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question nationale [113]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [1° partie]

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Du communisme primitif au socialisme de l'utopie

Introduction

Depuis sa fondation, et encore plus depuis les événements considéra­bles qui ont provoqué l'effon­drement du bloc de l'Est et de l'URSS elle-même, le CCI a publié de nombreux articles combattant le mensonge selon lequel les régimes staliniens seraient un exemple de « communisme », et donc la mort du stalinisme signifierait la mort du communisme.

Nous avons démontré l'énormité d'un tel mensonge en confrontant la réalité du stalinisme aux buts et aux principes véritables du com­munisme. Le communisme est in­ternational et internationaliste, et vise à un monde sans nations. Le stalinisme est férocement nationa­liste et impérialiste. Le commu­nisme veut dire l'abolition du sala­riat et de toutes les formes d'exploitation. Le stalinisme a im­posé un niveau d'exploitation des plus cruels précisément à travers le système salarial. Le communisme signifie une société sans État et sans classe dans laquelle les être humains contrôlent librement leur propre pouvoir social. Le stali­nisme, c'est l'omniprésence d'un État totalitaire, d'une discipline militariste et hiérarchique imposée sur la majorité par une minorité privilégiée de bureaucrates. Et ainsi de suite ([1] [114]). Bref, le stalinisme n'est qu'une expression brutale, aberrante du capitalisme décadent.

Nous avons également montré comment cette campagne de mensonges a été utilisée pour désorien­ter et déboussoler la seule force so­ciale capable de construire une so­ciété communiste authentique : la classe ouvrière. A l'Est, la classe ouvrière a vécu directement à l'ombre du mensonge stalinien, ce qui a eu sur elle un effet désastreux, la remplissant pour sa grande ma­jorité, d'une haine totale envers tout ce qui a à voir avec le marxisme, le communisme et la Révolution prolétarienne d'Octo­bre 1917. Le résultat, c'est qu'avec la chute de la prison stalinienne, elle est tombée sous l'emprise des idéologies les plus réactionnaires, le nationalisme, le racisme, la reli­gion, et de la croyance pernicieuse dans le fait que le salut réside dans la voie de « l'occident démocra­tique ». A l'Ouest, cette campagne a eu pour but principal de bloquer la maturation de la conscience qui s'est développée dans la classe ouvrière au cours des années 1980. Là où réside l'essentiel du piège, c'est qu'il ôte à la classe ouvrière toute perspective à ses combats. Dans le sillage des événements catastrophiques des deux dernières années (la guerre du Golfe, la guerre en Yougoslavie, la famine, la récession), tout le blabla triomphant sur la victoire du capi­talisme, le « nouvel ordre » de paix et d'harmonie que devait engendrer la fin de la « guerre froide » résonne déjà bien creux. Mais ce qui inté­resse vraiment le capitalisme, c'est que la partie négative du message passe : la fin du communisme si­gnifie la mort de tout espoir de changer l'ordre existant ; les révo­lutions ne peuvent aboutir qu'à créer des choses bien pires que celles qu'elles ont combattues ; il n'y a rien d'autre à faire sinon se soumettre à l'idéologie des loups qui se mangent entre eux, du capi­talisme en décomposition. Dans cette « philosophie » bourgeoise du désespoir, non seulement le com­munisme mais aussi la lutte de classe deviennent des utopies dé­modées et discréditées.

La force de l'idéologie bourgeoise réside essentiellement dans le fait que c'est la bourgeoisie qui a le monopole des moyens de propa­gande de masse ; elle répète sans fin les mêmes mensonges et ne laisse aucune place à l'expression de réels points de vue alternatifs. Dans ce sens, Goebbels est vraiment le « théoricien » de la propa­gande bourgeoise : un mensonge suffisamment répété devient une vérité, et plus le mensonge est énorme, plus il marche. Et le mensonge selon lequel le stalinisme c'est le communisme est certainement énorme, un mensonge stupide, évident, ignoble mais qui, à première vue, marche.

Le mensonge est si évident pour quiconque s'y arrête quelques mi­nutes, que la bourgeoisie ne peut se payer le luxe de le répandre tel quel. Dans tous les discours politiques qu'on nous tient, on peut entendre toutes sortes de boniments sur les régimes staliniens, des gens qui s'y réfèrent comme si c'était du communisme et les opposent au capitalisme, mais qui, dans la phrase suivante, admettent « bien sûr » que ce n'est pas du vrai com­munisme, que ce n'est pas ce que Karl Marx avait comme idée du communisme. Cette contradiction contient des dangers en puissance pour la classe dominante, et c'est pourquoi elle a besoin de tuer de telles idées dans l’œuf, avant qu'elles n'amènent à une réelle cla­rification.

Elle le fait de diverses manières. Face aux éléments politiques les plus conscients, elle offre des al­ternatives « marxistes » sophisti­quées comme le « trotskisme » qui se spécialise dans la dénonciation du « rôle contre-révolutionnaire du stalinisme », tout en développant en même temps qu'il y aurait des « acquis ouvriers » à défendre dans les régimes staliniens, comme la propriété étatique des moyens de production, et que ceux-ci repré­senteraient, pour d'obscures raisons, quand même une « transition » vers le communisme authentique. En d'autres termes, le même mensonge sur l'identité du stalinisme et du communisme, mais dans un emballage « révolutionnaire ».

Mais nous vivons dans un monde où la majorité des ouvriers se désin­téresse de la politique. Et c'est en grande partie dû au cauchemar stalinien lui-même qui a, des dé­cennies durant, servi à dégoûter les ouvriers de toute activité politique. Si elle veut étayer son grand mensonge sur le stalinisme, l'idéologie bourgeoise a besoin de quelque chose qui touche plus massivement et qui soit beaucoup moins ouvertement politique que le trotskisme et ses variantes. Ce qu'elle offre, la plupart du temps, c'est le cliché banal sur lequel elle s'appuie pour réussir à piéger quand même ceux qui compren­nent que le stalinisme n'est pas du communisme : nous faisons réfé­rence au refrain si souvent répété : c'est un bel idéal, mais ça ne marchera jamais.

Le premier but de la série d'articles que nous entamons ici, c'est de réaffirmer la position marxiste selon laquelle le communisme n'est pas une belle idée. Comme le dit Marx dans l'Idéologie allemande, « Le communisme n'est pas pour nous un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résul­tent des données préalables telles qu'elles existent présentement. » ([2] [115])

Environ vingt ans plus tard, Marx exprimait la même pensée dans ses réflexions sur l'expérience de la Commune de Paris : « La classe ou­vrière n'a pas d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société ac­tuelle de par sa propre action éco­nomique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transfor­meront complètement les circons­tances et les hommes. Elle n'a pas d'idéal à réaliser mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre » ([3] [116]).

Contrairement à l'idée selon laquelle le communisme ne serait rien d'autre qu'une « utopie toute faite » inventée par Marx et d'autres bonnes âmes, le marxisme insiste sur le fait que la tendance au communisme est déjà contenue dans cette société. Juste avant le passage de L'idéologie allemande cité plus haut, Marx souligne « les prémisses qui existent maintenant » pour la transformation commu­niste :

- le développement des forces pro­ductives que le capital a lui-même créé et sans lequel il ne peut y avoir d'abondance ni de pleine sa­tisfaction des besoins humains, sans lequel, en d'autres termes « seules l'indigence et la misère deviendraient générales et on verrait fondamentalement renaître la lutte pour le nécessaire ; ce serait le re­tour de toute la vieille misère » ([4] [117]) ;

- l'existence d'un marché mondial sur la base de ce développement sans lequel « le communisme ne pourrait avoir qu'une existence lo­cale » alors que « le communisme n'est possible concrètement que comme le fait des peuples domi­nants, accompli d'un seul coup et simultanément, ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mon­dial qui s'y rattache » ([5] [118]) ;

- la création d'une grande masse non possédante, le prolétariat, qui affronte ce marché mondial comme une puissance étrangère intolérable ;

- la contradiction croissante entre la capacité du système capitaliste de produire des richesses et la mi­sère que connaît le prolétariat.

Dans le passage de La guerre civile en France, Marx souligne une autre idée qui est plus que jamais valable aujourd'hui : le prolétariat n'a qu'à libérer le potentiel contenu dans « la vieille société qui s'effondre ». Comme on le développera ailleurs, le communisme est présenté ici à la fois comme possibilité et comme nécessité : une possibilité parce que sont créées les capacités pro­ductives qui peuvent satisfaire les besoins matériels de l'humanité, ainsi que la force sociale, le prolé­tariat, qui a des intérêts directs et « égoïstes » au renversement du ca­pitalisme et à la création du com­munisme ; et une nécessité parce qu'à un certain degré de leur déve­loppement, ces forces productives elles-mêmes se révoltent contre les rapports capitalistes au sein desquels elles se sont développées et ont prospéré antérieurement, et que s'ouvre une période de catas­trophes qui menace l'existence même de la société, l'humanité elle-même.

En 1871, Marx déclarait prématu­rément que la société bourgeoise s'effondrait ; aujourd'hui, dans les dernières étapes du capitalisme dé­cadent, l'effondrement nous cerne et la nécessité de la révolution communiste n'a jamais été plus grande.

LE COMMUNISME AVANT LE PROLÉTARIAT

Le communisme est le mouvement réel, et le mouvement réel est le mouvement du prolétariat. Un mouvement qui commence sur le terrain de la défense des intérêts matériels contre les empiétements du capital, mais qui est contraint de mettre en question et en fin de compte, d'affronter les fondements mêmes de la société bourgeoise. Un mouvement qui devient conscient de lui-même à travers sa propre pratique, qui avance vers son but à travers une autocritique constante. Le communisme est donc « scientifique » (Engels) ; c'est le « communisme critique » (Labriola).

Le but principal de ces articles est de démontrer précisément que, pour le prolétariat, le communisme n'est pas une utopie toute faite, une idée statique, mais une conception en évolution, en développement, qui a grandi en âge et en sagesse avec le développement des forces productives et la maturation subj­ective du prolétariat au cours de l’expérience historique qu'il a ac­cumulé. Nous examinerons donc comment la notion de commu­nisme et les moyens de le réaliser ont gagné en profondeur et en clarté au travers des travaux de Marx et Engels, des contributions de l'aile gauche de la social-démo­cratie, de la réflexion sur le triomphe puis l'échec de la Révolu­tion d'Octobre par les fractions communistes de gauche, etc. Mais le communisme est plus ancien que le prolétariat : selon Marx, nous pouvons même dire que « le mouvement de l'histoire (...) est un acte de genèse » du communisme ([6] [119]).

Pour montrer que le communisme est plus qu'un idéal, il faut montrer que le communisme surgit du mou­vement prolétarien et précède donc Marx ; mais pour comprendre ce qui est spécifique au communisme prolétarien « moderne », il est éga­lement nécessaire de le comparer et de le distinguer des formes de communisme antérieures à l'existence du prolétariat, ainsi que des premières formes immatures du communisme prolétarien lui-même qui expriment un processus de transition entre le communisme pré-prolétarien et sa forme mo­derne, scientifique. Comme le dit Labriola, « Le communisme critique ne s'est jamais refusé, et il ne se re­fuse pas, à accueillir la multiple et riche suggestion idéologique, éthique, psychologique et pédago­gique qui peut venir de la connais­sance et de l'étude de toutes les formes de communisme, depuis Phalée de Calcédoine jusqu'à Ca­bet. Bien plus, c'est par l'étude et la connaissance de ces formes que se développe et se fixe la conscience de la séparation du socialisme scienti­fique d'avec tout le reste » ([7] [120]).

LA SOCIÉTÉ DE CLASSES, UNE ÉTAPE PASSAGÈRE DANS L'HISTOIRE DE L'HUMANITÉ

D'après la sagesse convention­nelle, le communisme ne peut pas marcher parce qu'il va à l'encontre de la « nature humaine ». L'esprit de compétition, l'avidité, la nécessité de faire mieux que le voisin, le désir d'accumuler des richesses, le besoin de l'État, tout cela, nous dit-on, est inhérent à la nature hu­maine, aussi ancré que le besoin de se nourrir et d'avoir une activité sexuelle. Rien qu'une connaissance minimale de l'histoire de l'humanité rejette cette version de la nature humaine.

Durant la plus grande part de son histoire, pendant des centaines de milliers, peut-être des millions d'années, l'humanité a vécu dans une société sans classe, formée de communautés où l'essentiel des ri­chesses était partagé, sans que n'interviennent ni échange, ni ar­gent ; une société organisée non par les rois ou les prêtres, les nobles ou la machine étatique mais par l'assemblée tribale. C'est à un tel type de société que se réfèrent les marxistes, lorsqu'ils parlent de « communisme primitif ». La no­tion de « communisme primitif » est profondément déconcertante pour la bourgeoisie et toute son idéolo­gie ; aussi fait-elle tout ce qu'elle peut pour la nier ou la minimiser. Conscients du fait que la concep­tion marxiste de la société primi­tive fut grandement influencée par les travaux de Lewis Henry Morgan sur les Iroquois et d'autres tribus d'« indiens d'Amérique », les anthropologues académiques mo­dernes expriment beaucoup de mé­pris pour les recherches de Mor­gan, faisant ressortir telle ou telle inconsistance sur les faits, telle ou telle erreur secondaire, et ils finissent par mettre en question l'ensemble de sa contribution. Ou bien tombant dans l'empirisme le plus borné, ils nient toute possibi­lité de connaître quoi que ce soit de la préhistoire de l'humanité à partir de l'étude des peuples primitifs survivants. Ou bien encore ils soulignent tous les défauts et toutes les limitations des sociétés primitives en vue d'abattre un homme de paille : l'idée selon laquelle ces so­ciétés seraient une sorte de paradis, libéré des souffrances et de l'aliénation.

Mais le marxisme n'idéalise pas ces sociétés. Il est conscient qu'elles étaient le résultat nécessaire, non pas de quelque bonté humaine innée, mais du faible développement des forces productives qui contrai­gnait les premières communautés humaines à adopter une structure « communiste » afin de survivre, tout simplement. L'appropriation par une partie de la société d'un quelconque surtravail, aurait si­gnifié immédiatement la dispari­tion de l'autre partie réduite à la misère totale. Les conditions ne permettaient pas la production d'un surplus suffisant à l'entretien d'une classe privilégiée. Le marxisme est conscient que ce communisme était restrictif et ne permettait pas le plein épanouis­sement de l'individu. C'est pourquoi, ayant parlé de « la dignité personnelle, la droiture, la force de caractère et la vaillance » des peuples primitifs survivants, Engels, dans ses fructueux travaux sur l'Origine de la famille, de la pro­priété privée et de l'État ([8] [121]), ajoutait l'explication suivante : dans ces communautés, « la tribu restait pour l'homme la limite, aussi bien en face de l'étranger que vis-à-vis de soi-même : la tribu, la gens et leurs institutions étaient sacrées et intangibles, constituaient un pouvoir su­périeur, donné par la nature, auquel l'individu restait totalement soumis dans ses sentiments, ses pensées et ses actes. Autant les hommes de cette époque nous pa­raissent imposants, autant ils sont indifférenciés les uns des autres, ils tiennent encore, comme dit Marx, au cordon ombilical de la commu­nauté primitive » ([9] [122]).

Ce communisme de petits groupes, souvent hostiles aux autres tribus ; ce communisme dans lequel l'individu était dominé par la com­munauté ; ce communisme de la pénurie est très différent du com­munisme plus avancé de demain qui sera celui de l'unification du genre humain, de la réalisation mu­tuelle de l'individu et de la société, le communisme de l'abondance. C'est pourquoi le marxisme n'a rien en commun avec les diverses idéologies « primitivistes » qui idéa­lisent l'ancienne condition de l'homme et expriment une aspiration nostalgique à y revenir ([10] [123]).

Néanmoins, le fait même que ces communautés aient existé, et existé comme produit de la nécessité ma­térielle, nous fournit une preuve supplémentaire que le commu­nisme n'est ni une simple « bonne idée », ni quelque chose qui « ne marchera jamais ». C'est ce qu'a souligné Rosa Luxemburg dans son Introduction à l'économie politique :

« Morgan a fourni au socialisme scientifique un nouveau et puissant appui. Tandis que Marx et Engels avaient, par la voie de l'analyse économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socia­listes un fondement scientifique so­lide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l’œuvre de Marx et Engels tout son puissant soubas­sement, en démontrant que la so­ciété démocratique communiste englobe, quoique sous des formes pri­mitives, tout le long passé de l'histoire humaine avant la civilisa­tion actuelle. La noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement, et dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire univer­selle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité » ([11] [124]).

LE COMMUNISME EN TANT QUE RÊVE DES OPPRIMÉS

Le communisme primitif n'était pas statique. Il est passé par diverses étapes, et, finalement, face aux contradictions insurmon­tables, s'est dissous et a donné naissance aux premières sociétés de classe. Mais les inégalités de la société de classe ont, a leur tour, donné naissance à des mythes et des philosophies où s'exprimait un désir plus ou moins conscient de se débarrasser des antagonismes de classe et de la propriété privée. Les classiques de la mythologie tels Hésiode et Ovide ont raconté le mythe de l'Age d'or, du temps où il n'y avait pas de différence entre « le mien » et « le tien » ; certains philosophes grecs ont ensuite « inventé » les sociétés parfaites où tout était mis en commun. Dans ces songeries, la mémoire pas si ancienne, d'une réelle communauté tribale est mélangée aux mythes bien plus anciens de la chute de l'homme d'un paradis originel.

Mais c'est dans les périodes de crise sociale et de révolte de masse contre le système de classe du mo­ment que les idées communistes se généralisent, deviennent popu­laires et donnent lieu à de véri­tables tentatives de les mettre en pratique. Dans la grande révolte de Spartacus contre l'Empire romain décadent, les esclaves révoltés ont fait quelques tentatives désespérées et de courte durée pour établir des communautés. Mais la tendance au paradigme ([12] [125]) « communiste » à cette époque était bien sûr représentée par le christianisme qui a com­mencé, comme Engels et Luxem­burg l'ont montré, comme une révolte des esclaves et d'autres classes écrasées sous le joug du sys­tème romain, avant d'être adopté par l'Empire romain décadent pour devenir ensuite l'idéologie officielle de l'ordre féodal. Les premières communautés chrétiennes prê­chaient la fraternité humaine uni­verselle et ont tenté d'instituer un communisme des biens. Mais comme Rosa Luxemburg le démontre dans son texte Le socia­lisme et les Églises, c'est là que ré­sidait précisément la limitation du communisme chrétien : il ne posait pas l'expropriation révolutionnaire de la classe dominante, ni la mise en commun de la production comme le communisme moderne. Il demandait simplement que les riches soient charitables et parta­gent leurs biens avec les pauvres ; c'était une doctrine prônant le pa­cifisme social et la collaboration de classe qui pouvait être facilement adaptée aux besoins de la classe dominante. L'immaturité de cette vision du communisme provenait de l'immaturité des forces produc­tives. Ceci s'applique d'une part aux capacités de production de l'époque, car dans une société mourant d'une crise de sous-pro­duction, ceux qui se révoltaient contre elle ne pouvaient rien envi­sager de mieux que le partage de la pauvreté ; et d'autre part au carac­tère des classes exploitées et opprimées qui constituaient la véri­table force motrice à l'origine de la révolte chrétienne. Ces classes n'avaient ni objectif commun, ni perspective historique. « Pour tous ces éléments, il n'y avait absolument pas de voie commune vers l'émancipation. Pour tous, le paradis était perdu dans le passé : pour les hommes libres ruinés, c était tout en même temps l'ancienne « polis », la cité et l'État dont leurs ancêtres avaient été les citoyens ; pour les esclaves captifs de guerre, l'époque où ils étaient libres ; pour les petits paysans, le système social des Gentils aujourd'hui aboli et la propriété commune ». Voilà com­ment Engels, dans L'histoire du christianisme primitif ([13] [126]), décrit la vision essentiellement nostalgique de la révolte chrétienne, au regard tourné vers le passé. Il est vrai que le christianisme, en continuité de la religion hébraïque, avait fait un pas en avant par rapport aux diverses mythologies païennes, du fait qu'elle incarnait une rupture avec les anciennes visions cycliques du temps, et qu'elle développait une vision de l'humanité prise dans un drame historique tourné vers l'avenir. Mais les limitations internes des classes qui avaient exprimé cette révolte, faisaient que cette histoire était toujours vue en termes messianiques et mythifiés, et le salut futur qu'elle promettait était un Eschaton ([14] [127]) au-delà des frontières de ce monde.

On peut globalement dire la même chose des nombreuses révoltes paysannes contre le féodalisme, bien qu'on rapporte du fier prédi­cateur Lollard, John Ball, l'un des leader de la grande révolte des pay­sans en Angleterre en 1381, la dé­claration suivante : « Rien ne pourra aller bien en Angleterre tant que tout ne sera pas géré en com­mun ; quand il n'y aura plus ni lords, ni vassaux… ». De telles re­vendications vont au-delà d'un simple communisme des biens, et nous mènent à la vision de la pro­priété commune de l'ensemble des richesses sociales (et ceci peut-être parce que les Lollards étaient déjà des précurseurs de mouvements ul­térieurs caractéristiques de l'émergence du capitalisme). Mais de façon générale, les révoltes pay­sannes souffraient des mêmes limi­tations fondamentales que les révoltes d'esclaves. La fameuse devise de la révolte de 1381, « Quand Adam bêchait et qu'Ève filait, qui donc alors était seigneur ? », avait une merveilleuse puissance poé­tique, mais elle résumait aussi les limitations du communisme paysan qui, tout comme les premières révoltes chrétiennes, était condamné à regarder en arrière un passé idyl­lique, vers l'Eden lui-même, vers les premiers chrétiens, vers « la vé­ritable liberté anglaise d'avant le joug normand » ([15] [128])... Ou bien s'il re­gardait de l'avant, c'était avec la vision des premiers chrétiens d'un millénium apocalyptique que le Christ de retour dans toute sa gloire viendrait instaurer. Les pay­sans n'étaient pas la classe révolu­tionnaire de la société féodale, même si leurs révoltes ont aidé à saper les fondements de l'ordre féodal et ont pavé le chemin de l'émergence du capitalisme. Et comme ils ne portaient aucun projet de réorganisation de la société, ils ne pouvaient voir le salut que venant de l'extérieur de Jésus, des « bons rois » mal instruits par de traîtres conseillers, de héros comme Robin des bois.

Le fait que ces rêves communistes aient pu avoir de l'emprise sur les masses, montre qu'ils correspon­daient à de réels besoins matériels, de la même façon que les rêves des individus expriment de profonds désirs non réalisés. Mais comme les conditions historiques ne pou­vaient permettre leur réalisation, ils étaient condamnés à ne rester que des rêves.

LES PREMIERS MOUVEMENTS DU PROLÉTARIAT

« Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire : les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le maître des corporations du Moyen-âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire. Et même si, dans l'ensemble, la bour­geoisie pouvait prétendre représen­ter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mou­vement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la Guerre des Paysans en Allemagne, la tendance de Thomas Münzer ; dans la grande Ré­volution anglaise, les niveleurs ; dans la grande Révolution fran­çaise, Babeuf » ([16] [129]).

Münzer et le royaume de Dieu

Dans La Guerre des Paysans en Allemagne, Engels élabore sa thèse sur Münzer et les anabaptistes. Il considérait que ceux-ci représen­taient un courant prolétarien em­bryonnaire au sein d'un mouve­ment « plébéien-paysan » bien plus éclectique. Les anabaptistes étaient toujours une secte chré­tienne, mais extrêmement hérétique, et les enseignements « théologiques » de Münzer s'approchaient dangereusement d'une forme d'athéisme, en conti­nuité de tendances mystiques anté­rieures en Allemagne ou ailleurs (comme Meister Eckhart). Au niveau social et politique, « son programme politique frisait le commu­nisme, et plus d'une secte communiste moderne, encore à la veille de la Révolution de mars, ne disposait pas d'un arsenal théorique plus riche que celui des sectes « münzeriennes » du XVIe siècle. Ce programme, qui était moins la synthèse des revendications des plé­béiens de l'époque qu'une anticipation géniale des conditions d'émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plé­béiens, exigeait l'instauration immédiate sur terre du royaume de Dieu, du millénium des prophètes, par le retour de l'Église à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Église soi-disant primitive, mais en réalité toute nouvelle. Pour Münzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classe, aucune propriété privée, au­cun pouvoir d'État autonome étran­ger aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d'adhérer à la révolution, devaient être renversées ; tous les travaux et les biens devaient être mis en com­mun, et l'égalité la plus complète régner. Une ligue devait être fondée pour réaliser ce programme, non seulement dans toute l'Allemagne, mais dans l'ensemble de la chré­tienté » ([17] [130]).

Il va sans dire que puisqu'on était seulement à l'aube de la société bourgeoise, les conditions maté­rielles pour une telle transforma­tion radicale n'existaient pas. Sur le plan subjectif, ceci se reflétait dans l'emprise que les conceptions messianiques religieuses gardaient et qui déterminaient l'idéologie de ce mouvement. Sur le plan objec­tif, l'avancée inéluctable de la do­mination du capital faussait toutes ces revendications communistes radicales et les transformait en suggestions pratiques pour le dé­veloppement de la société bourgeoise. Ceci ne fait pas l'ombre d'un doute quand on voit le parti de Münzer catapulté au pouvoir dans la ville de Mulhausen en mars 1525 : « La position de Münzer à la tête du « Conseil éternel » de Mulhausen était cependant beaucoup plus risquée encore que celle de n'importe quel gouvernement révo­lutionnaire moderne. Non seulement le mouvement de l'époque, mais aussi son siècle n'étaient pas encore mûrs pour la réalisation des idées qu'il avait seulement com­mencé lui-même à pressentir confu­sément. La classe qu'il représentait, bien loin d'être complètement dé­veloppée et capable de dominer et transformer toute la société, ne fai­sait que de naître. La transforma­tion sociale qui hantait son imagi­nation était encore si peu fondée dans les conditions matérielles de l'époque que ces dernières prépa­raient même un ordre social qui était précisément le contraire de celui qu'il rêvait d'instituer. Cepen­dant, il restait lié à ses anciens prêches sur l'égalité chrétienne et la communauté évangélique des biens. Il devait donc tout au moins essayer de les mettre en application. C’est pourquoi il proclama la commu­nauté des biens, l'obligation au tra­vail égale pour tous, et la suppres­sion de toute autorité. Mais en réalité, Mulhausen resta une ville libre républicaine, avec une constitution un peu démocratisée, avec un sénat élu au suffrage universel soumis au contrôle de l'assemblée des citoyens et un système de ravitaillement des pauvres improvisé à la hâte. La ré­volution sociale qui épouvantait à tel point les contemporains bour­geois protestants, n'alla jamais au-delà d'une faible et inconsciente tentative pour instaurer prématurément la future société bourgeoise » ([18] [131]).

Winstanley et la véritable communauté (commonwealth)

Les fondateurs du marxisme ne connaissaient pas aussi bien la Ré­volution bourgeoise anglaise que la Réforme allemande ou la Révolu­tion française. C'est dommage car, comme l'ont montré des historiens comme Christopher Hill, cette Ré­volution a provoqué une énorme explosion de pensée créative ainsi qu'une éblouissante profusion de partis, de sectes et de mouvements audacieusement radicaux. Les Ni­veleurs auxquels se réfère Engels, étaient davantage un mouvement hétérogène qu'un parti formel. Leur aile modérée n'était rien de plus qu'une tendance démocrate radicale défendant ardemment le droit de l'individu à disposer de sa propriété. Mais vue la profondeur de la mobilisation sociale qui poussait la bourgeoisie en avant, elle donna inévitablement nais­sance à une aile gauche de plus en plus préoccupée des besoins des masses sans propriété et qui déve­loppa un caractère clairement communiste. Cette aile était repré­sentée par les « Véritables Niveleurs » ou « Diggers », dont le porte-parole le plus cohérent était Ger­rard Winstanley.

Dans les écrits de Winstanley, en particulier son dernier travail, on s'éloigne bien plus clairement des conceptions messianiques reli­gieuses que Münzer ne l'a jamais fait. Son important travail, La loi de la liberté en plate-forme, représente, comme le montre son titre, une évolution nette du discours sur un terrain explicitement politique : les références subsistantes à la Bible, en particulier au mythe de la chute, ont essentiellement une fonction allégorique ou symbo­lique. Surtout, pour Winstanley, contrairement aux Niveleurs modérés « il ne peut y avoir de liberté universelle tant que la communauté universelle ne sera pas établie » ([19] [132]).

Les droits politiques constitution­nels qui laissaient intacts les ac­tuels rapports de propriété, étaient une imposture. Par conséquent, il développe très en détail sa vision d'une véritable communauté où tout travail salarié, tout échange ont été abolis, où à la place de l'obscurantisme religieux et de l'église sont promus l'éducation et la science et où les fonctions de l'État sont réduites au strict mini­mum. Il regarde même plus loin dans le temps, lorsque « la terre entière redeviendra un trésor com­mun comme elle le doit... alors cette hostilité de toutes les terres entre elles cessera et personne n'osera plus chercher à dominer les autres », car « défendre la propriété et les in­térêts particuliers divise le peuple d'une terre et du monde entier en différentes parties, et constitue la cause de toutes les guerres, des massacres et des disputes partout » ([20] [133]).

Cependant, bien évidemment, ce qu'Engels dit de Münzer reste va­lable pour Winstanley : la nouvelle société qui émerge de cette grande Révolution n'a pas été la « communauté universelle » mais le capitalisme. La vision de Winstanley constituait une étape sup­plémentaire vers le communisme « moderne » mais restait totalement utopique. Cela s'est surtout exprimé dans l'incapacité des Véri­tables Niveleurs de voir comment la grande transformation pouvait se faire. Le mouvement Digger, apparu durant la guerre civile, s'est limité à quelques tentatives par de petites bandes de pauvres sans propriété, de cultiver des terrains vagues et communaux. Les com­munautés Diggers devaient servir d'exemple de non violence à tous les pauvres et les dépossédés, mais furent vite dispersées par les forces de l'ordre de Cromwell et, de toutes façons, leur horizon ne dépassa guère l'affirmation des an­ciens droits communaux à l'honneur dans le passé. C'est après la suppression de ce mouve­ment et du mouvement Niveleur en général que Winstanley écrivit La loi de la liberté pour tirer les leçons de la défaite. Mais l'ironie si­gnificative, c'est que tout en exprimant le plus haut niveau de la théorie communiste à cette époque, ce travail n'était pas dédié à quelqu'un d'autre qu'Oliver Cromwell qui, trois ans aupara­vant, en 1649, avait écrasé la révolte des Niveleurs par les armes afin de sauvegarder la propriété et l'ordre bourgeois. Ne voyant pas d'autre force capable de faire la ré­volution à partir d'en bas, Wins­tanley était réduit au vain espoir d'une révolution d'en haut.

Babeuf et la République des Égaux

Un schéma très semblable est ap­paru pendant la grande Révolution française : durant le reflux du mou­vement, surgit une aile d'extrême-gauche exprimant son méconten­tement vis-à-vis des libertés purement politiques prétendument intégrées dans la nouvelle constitu­tion puisque, par-dessus tout, elles favorisaient la liberté du capital d'exploiter la majorité sans pro­priété. Le courant de Babeuf ex­primait les efforts du prolétariat des villes qui avait fait tant de sa­crifices pour la révolution de la bourgeoisie, pour lutter pour ses propres intérêts de classe, et il aboutissait inéluctablement à la revendication du communisme. Dans le Manifeste des Égaux, il proclame la perspective d'une nouvelle révolution finale : « La Révolution française n'est que l'annonciatrice d'une autre Révolution, bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière... »

Au niveau théorique, les Égaux étaient une expression beaucoup plus mûre de la poussée commu­niste que les Véritables Niveleurs, un siècle et demi auparavant. Non seulement ils étaient pratiquement complètement libérés de l'ancienne terminologie religieuse, mais ils avançaient à tâtons vers une conception matérialiste de l'histoire en tant qu'histoire de la lutte de classe. De façon peut-être encore plus significative, ils recon­naissaient l'inévitabilité d'une insurrection armée contre le pouvoir de la classe dominante : la « Conspiration des Égaux » en 1796 en est la concrétisation. Se basant sur les expériences de démocratie directe développée dans les sections de Paris et la « Commune » de 1793, ils ont aussi envisagé un État révolutionnaire qui aille plus loin que le parlementarisme conven­tionnel en imposant le principe de la révocabilité des officiels élus.

Cependant, une fois de plus, l'immaturité des conditions maté­rielles ne pouvait que trouver son expression dans l'immaturité du « parti » de Babeuf. Comme le prolétariat de Paris n'avait pas pleinement émergé en tant que force distincte parmi les « sans-cu­lottes » et les pauvres des villes en général, les babouvistes eux-mêmes n'étaient pas clairs sur qui était le sujet révolutionnaire : le Manifeste des Égaux n'était pas adressé au prolétariat, mais au « Peuple de France ». Ne voyant pas qui était le sujet révolution­naire, la vision babouviste de l'insurrection et de la dictature ré­volutionnaire était essentiellement élitiste ; quelques élus prendraient le pouvoir au nom des masses informes, et détiendraient ensuite le pouvoir ,jusqu'à ce que ces masses soient véritablement à même de se gouverner (des vues de ce genre allaient persister dans le mouvement ouvrier plusieurs décennies après la Révolution française, surtout à tra­vers la tendance de Blanqui qui descendait à l'origine du babou­visme, en particulier à travers la personne de Buonarotti).

Mais l'immaturité de la tendance Babeuf ne s'exprimait pas seulement dans les moyens qu'elle mettait en avant (qui de toutes façons aboutirent au fiasco total du putsch de 1796), mais dans l'aspect rudimentaire de sa conception de la société communiste. Dans les Manuscrits économiques et philosophiques, Marx s'en prend aux héri­tiers de Babeuf comme expression de ce « communisme qui est encore tout vulgarité et instinct », qui « se manifeste comme une envie de tout ramener au même niveau » et qui « incarne cette envie et ce nivellement à partir d'un minimum chimérique. (...) L'abolition de la pro­priété privée n'y est point une appropriation réelle puisqu'elle imp­lique la négation abstraite de toute la sphère de la culture et de la civili­sation, le retour à une simplicité peu naturelle d'homme dépourvu et sans désir, qui non seulement ne se situe pas au-delà de la propriété privée mais qui n'y est même pas encore parvenu » ([21] [134]). Marx va même jusqu'à dire que ce communisme vulgaire serait en réalité la continuation du capitalisme : « Il s'agit là d'une simple communauté du travail où règne l'égalité du salaire payé par le capital collectif, par la commu­nauté, en tant que capitaliste uni­versel » ([22] [135]). Marx avait raison d'attaquer les héritiers de Babeuf dont les vues étaient entre-temps devenues complètement obsolètes, mais à l'origine, le problème était un problème objectif. A la fin du XVIIIe siècle, la France était encore une société en grande partie agri­cole et les communistes de l'époque ne pouvaient pas envisa­ger facilement la possibilité d'une société d'abondance. Aussi leur communisme ne pouvait-il qu'être « ascétique, dénonçant tous les plai­sirs de la vie, spartiate » ([23] [136]) un simple « nivellement à partir d'un minimum chimérique ». C'est une autre ironie de l'histoire qu'il ait fallu les immenses privations de la révolution industrielle pour éveiller la classe exploitée à la possibilité d'une société dans laquelle l'épanouissement des sens remplace la négation spartiate.

Les inventeurs de l'utopie

Le reflux du grand mouvement ré­volutionnaire à la fin des années 1790, l'incapacité du prolétariat à agir comme force politique indé­pendante ne voulaient pas dire que le virus du communisme avait été éradiqué. Il prit une nouvelle forme, celle des Socialistes de l'Utopie. Les utopistes – Saint-Si­mon, Fourier, Owen et d'autres – étaient bien moins insurrection­nels, bien moins liés à la lutte ré­volutionnaire de masses que les babouvistes ne l'avaient été. A première vue, ils peuvent donc ap­paraître comme un pas en arrière. Il est vrai qu'ils étaient un produit caractéristique d'une époque de réaction, et représentaient un éloi­gnement par rapport au monde du combat politique. Néanmoins, Marx et Engels ont toujours re­connu leur dette envers les uto­pistes et considéraient qu'ils avaient fait des avancées significa­tives par rapport au « communisme grossier » des Égaux, surtout dans leur critique de la civilisation capi­taliste et leur élaboration d'une alternative communiste possible :

« Mais les écrits socialistes et com­munistes renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la so­ciété existante dans ses bases. Ils ont fourni par conséquent, en leur temps, des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société future – suppression de l'antagonisme entre la ville et la campagne, abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié, proclamation de l'harmonie sociale et transformation de l'État en une simple administration de la pro­duction – toutes ces propositions ne font qu'annoncer la disparition de l'antagonisme des classes, antago­nisme qui commence seulement à se dessiner et dont les faiseurs de sys­tèmes ne connaissent encore que les premières formes indistinctes et confuses » ([24] [137]).

Dans Socialisme utopique et socia­lisme scientifique, Engels donne plus de détails sur les contributions spécifiques des principaux pen­seurs utopistes : Saint-Simon a le mérite de reconnaître la Révolution française comme une guerre de classe et de prévoir l'absorption to­tale de la politique par l'économie, et donc l'abolition possible de l'État. Fourier est présenté comme un critique et satire brillant de l'hypocrisie, de la misère et de l'aliénation bourgeoise, qui a su utiliser de main de maître la mé­thode dialectique pour comprendre les principales étapes de l'évolution historique. Il faut ajou­ter qu'avec Fourier en particulier, il y a une rupture définitive d'avec le communisme ascétique des Égaux, surtout à travers sa grande préoccupation de remplacer par l'activité créative et ludique le travail aliéné. La brève biographie que fait Engels de Robert Owen est centrée sur ses recherches plus pra­tiques, anglo-saxonnes, pour trouver une alternative à l'exploitation capitaliste, que ce soit dans les fila­tures de coton « idéales » de New Lanark ou ses diverses expériences de vie de coopérative et en com­mune. Mais Engels reconnaît aussi à Owen le courage d'avoir rompu avec sa propre classe et rejoint le prolétariat : ses derniers efforts pour monter un grand syndicat pour tous les ouvriers d'Angleterre ont marqué un pas en avant par rapport à la philanthropie béné­vole, vers la participation aux pre­mières tentatives du prolétariat de trouver sa propre identité de classe et sa propre organisation.

Mais, en dernière analyse, ce qui s'applique aux premiers mouve­ments du communisme prolétarien, s'applique également aux utopistes : la grossièreté de leurs théories était le résultat des condi­tions grossières de la production capitaliste dont elles ont surgi. Incapables de voir les contradictions économiques et sociales qui abou­tiraient en dernière instance à la chute de l'exploitation capitaliste, ils ne pouvaient qu'envisager une nouvelle société à partir de plans et d'inventions développés dans leurs propres esprits. Incapables de re­connaître le potentiel révolution­naire de la classe ouvrière, ils se considéraient « bien au-dessus de tout antagonisme de classes. Ils désirent améliorer les conditions ma­térielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de faire appel à la société tout entière sans distinction, et même ils s'adressent de préférence à la classe régnante. Car, en vérité, il suffit de comprendre leur système pour reconnaître que c'est le meil­leur de tous les plans possibles de la meilleure des sociétés possibles. Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin à la nouvelle doctrine sociale par la force de l'exemple, par des expé­riences en petit qui échouent natu­rellement toujours » ([25] [138]).

Aussi non seulement les utopistes ont fini en bâtissant des châteaux en Espagne, mais encore en prê­chant la collaboration de classe et le pacifisme social. Et ce qui était compréhensible étant donné l'immaturité des conditions objec­tives dans les premières décennies du XIXe siècle, n'était plus pardon­nable une fois qu'avait été écrit le Manifeste communiste. A partir de ce moment-là, les descendants des Utopistes constituent un obstacle majeur au développement du communisme scientifique incarné par la fraction Marx-Engels de la Ligue des communistes.

Dans le prochain article de cette série, nous examinerons l'émergence et la maturation de la vision marxiste de la société com­muniste et le chemin qui y mène.

CDW



[1] [139] Voir, par exemple, l'éditorial de la Revue Internationale, n°67. « Ce n'est pas le com­munisme qui s'effondre mais le chaos capitaliste qui s'accélère » ; et l'article « Le stali­nisme est la négation du communisme » dans Révolution internationale, n°205 et World Revolution, n°148, ainsi que le Mani­feste du 9 Congrès du CCI : Révolution communiste ou destruction de l'humanité.

[2] [140] Éditions La Pléiade, Tome III, p. 1067.

[3] [141] Ed.sociales, la Guerre civile en France.

[4] [142] Éditions La Pléiade, Tome III, p. 1066.

[5] [143] Idem.

[6] [144] Manuscrits philosophiques et écono­miques, Editions La Pléiade, T. II, p. 79.

[7] [145] En mémoire du Manifeste communiste, 1895, Ed. Gordon & Breach, p. 74.

[8] [146] Éditions sociales, p. 104.

[9] [147] Idem, p. 105-106.

[10] [148] Aujourd'hui, ces idéologies « primiti­vistes » sont le plus souvent l'expression caractéristique de la petite-bourgeoisie qui se décompose, en particulier des courants anarchistes désillusionnés non seulement par rapport à la classe ouvrière, mais par rapport à toute l'histoire depuis l'aube de la civilisation, et qui cherchent une conso­lation en projetant le mythe du paradis perdu sur les premières communautés pri­mitives. Un exemple typique en est le jour­nal américain Fifih Estate et le livre de Freddy Perlman Against Leviathan, Against History. L'ironie, que ces éléments ne voient pas, c'est que si on étudie de près les croyances des peuples primitifs, il est clair qu'eux aussi avaient leur « paradis perdu » dans un âge mythique encore bien plus an­cien. Si l'on considère de tels mythes pour le reflet d'un désir irrésolu de transcender les frontières de l'aliénation, il devient alors évident que l'homme primitif subissait éga­lement une forme d'aliénation, conclusion cohérente avec la vision marxiste de ces sociétés.

[11] [149] Éditions 10-18, p. 121.

[12] [150] Du grec paradeigma : exemple, modèle.

[13] [151] Die Neue Zeit, vol. 1, 1894-95.

[14] [152] Une fin dernière.

[15] [153] La nature conservatrice de ces révoltes a été renforcée du fait que des vestiges des an­ciennes limites du communisme primitif ont survécu à un degré plus ou moins grand dans toutes les sociétés de classe antérieures au capitalisme. De ce fait, les révoltes des classes exploitées ont toujours été profon­dément influencées par un désir de défendre et de préserver les droits communaux traditionnels qu'avait usurpés l'extension de la propriété privée.

[16] [154] Engels, Socialisme utopique et socialisme

scientifique, Éditions sociales, p. 61.

[17] [155] Éditions sociales, p. 79.

[18] [156] Idem, p. 151.

[19] [157] Cité par Hill dans son introduction à La loi de la liberté et autres écrits, 1973, Penguin édition, p. 49.

[20] [158] Cité par Hill dans The world turned upside down, 1984, Peregrine edition, p. 139.

[21] [159] Éditions La Pléiade, Tome II, p. 77-78.

[22] [160] Idem.

Dans cette critique du babouvisme, on voit que Marx pressent déjà que le capitalisme ne se base pas sur la seule propriété privée individuelle, en parlant d'un « capital collec­tif », et combien sa conception du commu­nisme n'a dès le début rien à voir avec le plus grand mensonge de ce 20e siècle qui nous a présenté le capitalisme d'État en URSS comme « communiste », parce que la bourgeoisie privée y avait été expropriée.

[23] [161] Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.

[24] [162] Le Manifeste Communiste, Éditions so­ciales, « Le socialisme et le communisme critico-utopiques », p. 90.

[25] [163] Idem, p. 88.

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [164]

Questions théoriques: 

  • Communisme [165]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [166]

Revue Internationale no 69 - 2e trimestre 1992

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Situation internationale : guerres, barbarie, lutte de classe

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La seule solution à la spirale des guerres et de la barbarie est la lutte de classe internationale

Depuis le début de « l'ère de paix et de prospé­rité pour l'humanité » ouverte avec la chute du mur de Berlin, la disparition du bloc de l'Est et l'éclatement de l'URSS, jamais les guerres et conflits locaux n'ont été si nombreux. Jamais le militarisme n'a été si présent, jamais les ventes d'armes de toutes sortes n'ont pris une telle ampleur, jamais la menace de dissémination nucléaire n'a été si dangereuse, jamais les pro­jets, la planification de nouvelles armes, n'ont été aussi loin, y compris dans l'espace. Jamais autant d'êtres humains n'ont souffert de la faim, de la misère, de l'exploitation, des guerres et des massacres, jamais, depuis que le capitalisme existe, une telle proportion de la population mondiale n'a été rejetée de la pro­duction, condamnée définitivement pour sa plus grande part au chômage, à la paupérisa­tion absolue, à la mendicité, aux "petits bou­lots" de survie, souvent aussi à la délinquance, à la guerre et aux massacres nationalistes, interethniques.

La récession économique ouverte s'approfon­dit dans les pays industriels, les grandes puissances mondiales, et tout particulièrement la première d'entre elles les USA, précipitant des centaines de milliers d'ouvriers dans les affres du chômage et dans la misère. Une « ère de paix et de prospérité » promise par le président US Bush, par l'ensemble de la bour­geoisie mondiale, se révèle être l'ère des guerres et de la crise économique.

 

Chaos et anarchie dans tous les coins et recoins de la planète

L'URSS n'est plus. Exit Gorbat­chev. La CEI est mort-née. Les tensions entre Républiques s'aiguisent et prennent chaque jour un tour plus agressif. Les Etats naissants s'arrachent les dépouilles de l'ex-Union. Le principal enjeu : les restes de l'armée rouge, ses armes conventionnelles bien sûr, mais aussi nucléaires (33 000 à 35 000 « têtes » !). Il s'agit de consti­tuer des armées nationales les plus redoutables possibles afin d'assurer les intérêts impéria­listes de chacun contre les voisins. C'est le règne sanglant du chacun pour soi qui domine sans fard dans l'ex-URSS, où le chantage au nu­cléaire est employé à tour de rôle par les uns et les autres : malgré les pressions internationales (occiden­tales), le Kazakhstan se refuse à dire s'il va rendre ou non les armes nucléaires tactiques et surtout stra­tégiques qui sont sur son territoire ; l'Ukraine s'empare d'une division de bombardiers nucléaires (le 17 février) et essaye de garder pour elle la flotte de la mer Noire. La Russie d'Eltsine aux commandes pourtant de l'armée « unifiée » de la CEI, c'est à dire en position de force par rapport aux autres, va même jusqu'à craindre l'éventualité d'un conflit nucléaire avec l'Ukraine dans le futur ([1] [167]) ! C'est dire la nature, l'état des rela­tions, et le rôle joué par le militaire et la force entre les nouveaux Etats : les relations sont impéria­listes et antagoniques ; le rapport de force s'établit sur la puissance militaire et spécialement nucléaire.

Cette situation conflictuelle est d'autant plus aiguë que la situation économique est catastrophique. 90 % de la population russe vit sous le seuil de pauvreté. La famine guette malgré l'aide occidentale. La production industrielle baisse brutalement alors que la libération des prix provoque une inflation à trois chiffres, une inflation à la sud-américaine. Cette faillite complète vient à son tour jeter de l'huile sur le feu des oppositions entre les nouveaux Etats. «La guerre éco­nomique entre les Républiques a déjà commencé» affirme Anatoli Sobtchak, le maire de St. Peters Bourg le 8 janvier dernier.

Cette opposition d'intérêts tant politiques qu'économiques vient accélérer le chaos, et multiplier les tensions, les conflits, les guerres locales et les massacres de populations, entre les différentes nationa­lités composant ce que nous pou­vons déjà appeler Pex-CEI. Les ré­publiques s'opposent sur l'héritage militaire laissé par la défunte URSS. Presque toutes s'affrontent sur le tracé des frontières qui les séparent : l'appartenance de la Crimée à l'Ukraine ou à la Russie, est le cas le plus connu. Chaque république est aux prises avec une ou des minorités nationales qui dé­clarent leur indépendance, par les armes, constituant des milices : le Haut-Karabakh et la minorité ar­ménienne en territoire azéri; les Tchétchènes en Russie qui atta­quent les casernes afin de se procu­rer des armes ; et partout des mino­rités russes qui s'inquiètent, en Moldavie, en Ukraine, dans le Caucase et dans les républiques d'Asie centrale. Et puis la Géorgie déchirée par les combats meur­triers entre partisans du président Gamsakhourdia «démocratique­ment élu» d'un côté, et ses princi­paux ministres et leurs milices ar­mées. Partout des morts, des bles­sés, des massacres de civils, des destructions, la haine et la terreur nationalistes de petites peuplades qui vivaient jusque là ensemble, qui, ensemble, avaient souffert de la terreur du capitalisme d'Etat, version Staline. Aujourd'hui, partout la désolation et le chaos rè­gnent sans partage.

Cette situation d'explosion de l'ex-URSS, cette situation d'anarchie sanglante, a réveillé des appétits impérialistes locaux longtemps contenus par la toute-puissance «soviétique», qui sont porteurs d'affrontements encore plus larges. L'Iran et la Turquie se sont livrés à une véritable course de vitesse pour établir les premiers des am­bassades dans les ex-républiques musulmanes. La presse iranienne accuse la Turquie de vouloir «imposer le modèle occidental» à ces républiques en leur faisant perdre leur «identité musulmane ». La Turquie appuyée par les USA, utilise des nationalités turcophones (Ouzbeks, Kazakhs, Kirghiz, Turkmènes) pour prendre le pas sur l'Iran qui essaye de s'appuyer sur le Pakistan dans cette lutte impéria­liste...

La disparition de la division du monde en deux grands blocs impé­rialistes a signifié la fin de la disci­pline imposée et des règles éta­blies, «stables», qui régissaient les conflits impérialistes locaux. Au­jourd'hui, ils éclatent en tous sens et partout. L'explosion de l'URSS n'a fait qu'aggraver encore ce phé­nomène. Partout, sur tous les continents, de nouveaux conflits éclatent, se développent, alors que les vieux foyers de guerre ne dispa­raissent pas, bien au contraire.

Les Philippines et la Birmanie souffrent de guérillas sanglantes et permanentes (la Chine a vendu pour plus d'un milliard de dollars d'armes à la Birmanie !). L'état d'anarchie se développe en Asie centrale. Les affrontements mili­taires de toutes sortes (Kurdistan, Liban) continuent au Moyen-Orient malgré «l’accalmie » dans la région depuis le terrible écrase­ment de l'Irak lors de la guerre du Golfe.

L'Afrique est un continent à la dé­rive : répressions sanglantes d'émeutes de populations affa­mées, coups d'Etat, guérillas et af­frontements interethniques se mul­tiplient au milieu du désastre éco­nomique. Les tensions impéria­listes s'exacerbent entre l'Egypte et le Soudan. Le chaos social gagne l'Algérie, les combats se poursui­vent au Tchad, Djibouti est gagné par les affrontements entre Afars et Issas.

«L’Afrique n'en finit pas de se débattre avec le spectre de l'insécurité alimentaire. (...) Il faudra des aides d'urgence pour l'Ethiopie, le Sierra Leone et le Libéria, et même pour le Zaïre. Guerres civiles, dé­placements massifs des popula­tions, sécheresse, telles sont les causes invoquées par la FAO »([2] [168]) Est-il besoin de préciser qu'«insécurité alimentaire» évite, avec quelle élégance, l'emploi brutal du mot famine.

L'Amérique Latine semble être un havre de paix en comparaison. Il faut dire qu'elle bénéficie de l'attention particulière du grand voisin du Nord. Le sous-continent reste l'arrière-cour des USA. Pour­tant si les antagonismes, nom­breux, entre l'Argentine et le Chili, entre le Pérou et l'Equateur qui a encore donné lieu à des escar­mouches militaires, pour ne citer que deux des multiples différents frontaliers, sont contenus, le continent n'en est pas moins mar­qué par la violence. Violence des guérillas (Pérou, Colombie, Amé­rique centrale), violence de la ré­pression étatique face à des popu­lations là aussi affamées (émeutes au Venezuela), violence due à la décomposition avancée qui touche ces Etats (guerres des gangs de la drogue en Colombie, au Pérou, au Brésil, en Bolivie ; les assassinats massifs par la police et les milices des gosses des rues, abandonnés par millions (!), souffrant de la faim et de la drogue, livrés à eux-mêmes dans les immenses bidon­villes, véritables cloaques, qui ceinturent les villes).

Cette liste du chaos et des guerres, cette liste des tueries et de la ter­reur sur les populations, ne serait pas complète sans mentionner la Yougoslavie. Cette dernière n'est plus. Elle explose dans un fracas de feu et de sang. Durant des mois, Croates et Serbes se sont entre­tués, et les tensions s'exacerbent entre les trois nationalités diffé­rentes qui composent la Bosnie-Herzégovine. De nouveaux affron­tements se préparent à quelques centaines de kilomètres des grands centres industriels de l'Europe ! Tout comme l'explosion de l'URSS, l'explosion de la Yougoslavie réveille de vieilles tensions, et en crée de nouvelles : la volonté d'indépendance de la Macédoine, par exemple, ravive dange­reusement les antagonismes entre la Grèce et la Bulgarie. Et surtout elle vient accroître encore plus les tensions entre grandes puissances, Allemagne, USA, et au sein de l'Europe.

Voilà en un court raccourci une photo instantanée et incomplète, effroyable et dramatique, du monde (nous excluons pour l'instant la situation dans les grands pays industrialisés, les USA, le Japon et l'Europe occiden­tale, situation sur laquelle nous allons revenir). Voilà en quelques mots la réalité du monde capita­liste. Du monde capitaliste qui pourrit et se décompose. De la so­ciété capitaliste qui n'offre que mi­sère et guerres à l'humanité.

Les ventes d'armes tous azimuts

Douterait-on encore de cette pers­pective guerrière que l'explosion des ventes d'armes finirait par nous convaincre complètement.

Les ventes d'armes de tous ordres, des plus simples jusqu'aux plus so­phistiquées et les plus meurtrières, échappent maintenant à tout contrôle. La planète n'est plus qu'un immense supermarché d'armes où les vendeurs se font une âpre concurrence. La disparition du bloc de l'Est et la catastrophe économique qui touche les pays d'Europe centrale et de la CEI (ex­ URSS) ont jeté sur le marché l'incroyable arsenal militaire de feu le Pacte de Varsovie, cassant ainsi les prix : des centaines de blindés vendus au poids, 10 000 dollars la tonne ! ([3] [169])

En 1991, l'ex-URSS aurait vendu pour 12 milliards de dollars d'armes. La Russie et le Kazakhs­tan ont vendu 1000 tanks T-72 et des sous-marins à l'Iran. «Des in­formations recueillies par les ser­vices occidentaux donnent à croire que la société Glavosmos qui est commune à ces deux Etats, propose à des clients étrangers des propul­seurs de missiles balistiques SS-25, SS-24 et SS-18 pour qu'ils servent, le cas échéant, de lanceurs spa­tiaux. »([4] [170])

La Tchécoslovaquie de F« huma­niste » Vaclav Havel a livré la plus grande partie des 300 tanks vendus à la Syrie. Cette dernière, l'Iran et la Libye achèteraient à la Corée du Nord des missiles Scuds « beaucoup plus précis et efficaces que les mis­siles Scuds soviétiques que l'Irak a lancés durant la guerre du Golfe. »([5] [171])

Bien qu'inquiètes de ces achats massifs et tous azimuts, les grandes puissances participent à cette gi­gantesque braderie. Les Etats-Unis veulent vendre plus de 400 chars à très bas prix à l'Espagne. «L'Allemagne a promis de livrer à la Turquie, pour environ 1 milliard de dollars, des matériels qui pro­viennent des stocks de l'ancienne armée "orientale"».{[6] [172])

Tous les Etats étant impérialistes, les achats par les uns obligent les autres à suivre, renforçant encore plus les tensions: «L'Iran achète au moins deux sous-marins d'attaque neufs construits par les Russes. L'Arabie Saoudite veut acheter 24 avions de chasse F-15E McDonnell Douglas pour transfor­mer ses forces aériennes de façon à pouvoir s'opposer à ces sous-marins iraniens». ([7] [173])

Tous les Etats capitalistes, grands ou petits, puissants ou faibles, sont entraînés dans les rivalités impé­rialistes, dans les tensions crois­santes, dans la course à l'armement, dans le gouffre du mi­litarisme.

Bien que la peur du chaos pousse a l'action commune des grandes puissances derrière les USA ...

Il existe une réelle préoccupation face au chaos croissant qui a gagné le monde capitaliste. Celle-ci pousse les bourgeoisies nationales les plus puissantes à essayer de li­miter l'expression de leurs diffé­rents impérialistes.

Avec l'éclatement du bloc de l'Est, les USA, l'Allemagne, les autres pays européens, ont d'abord pris garde de ne pas accélérer le désordre dans les pays de l'ex-Pacte de Varsovie. En particulier, tous ont soutenu les efforts de Gorbat­chev pour tenter de maintenir l'unité et la stabilité de l'URSS, et pour qu'il se maintienne lui-même au pouvoir. Le pire est pourtant ar­rivé venant confirmer leurs craintes. Leur préoccupation maintenant est le chaos écono­mique et social qui se propage, les conséquences des risques de fa­mines telle l'émigration massive, les risques de dérapages militaires de tous ordres, et, particulière­ment, la question brûlante du contrôle des armes nucléaires tac­tiques et stratégiques. Il y a un risque extrêmement grave de dis­sémination nucléaire. De fait, quatre nouveaux Etats instables, au lieu d'un seul, sont en posses­sion de ces armes de destruction massive. Et s'il est facile pour les USA de surveiller les armes «stratégiques», il n'en va pas de même pour les armes «tactiques». En clair, les «petites» bombes atomiques sont très mobiles, dis­persées, et n'importe qui peut s'en emparer, les utiliser ou les vendre, vu l'état d'anarchie et de chaos qui règne. Voilà le pourquoi des confé­rences d'aide à la CEI, des propo­sitions de démontage des armes nucléaires, des accords entre les USA et l'Allemagne pour assurer l'emploi des savants atomistes de l'ex-URSS : essayer de maintenir un contrôle minimum sur le nu­cléaire et limiter l'extension du chaos.

... les antagonismes impérialistes chaque fois plus forts aiguisent les tensions

Présentant devant le Congrès les scénarios de guerre que les USA pourraient affronter dans l'avenir, le chef du Pentagone, le Général Powell, précise que «la menace réelle à laquelle nous nous confrontons maintenant est la me­nace de l'inconnu, de l'incertain».{[8] [174]) C'est en fonction de cet inconnu que les USA changent de stratégie militaire et mettent en place une version de la guerre des étoiles de Reagan adaptée à la nouvelle donne internationale, et à leur crainte d'éclatement de guerres nu­cléaires surprises et incontrô­lables : le GPALS, «système de protection globale contre les lancements accidentels ou limités» (Global Protection Against Limi­ted Strikes), qui aurait pour but de neutraliser complètement tout lan­cement de missile nucléaire d'où qu'il vienne, et où qu'il aille.

Les USA défendent leur hégémonie

Les USA sont les premiers intéres­sés à la lutte contre le chaos en gé­néral, et contre la dissémination nucléaire et le risque de conflits lo­caux atomiques incontrôlables en particulier, car cela pourrait re­mettre en cause leur position impé­rialiste dominante. Nous l'avions vu lors de la guerre du Golfe([9] [175]), lors des Conférences de paix sur le Moyen-Orient desquelles les pays européens étaient exclus.([10] [176]) Nous venons de le voir encore dernière­ment lors de la Conférence sur l'aide à la CEI réunie à Washing­ton, et où les USA ont tout orga­nisé, dictant les ordres du jour, nommant les commissions et leurs présidences à leur convenance, ré­duisant une fois de plus les autres pays européens, l'Allemagne et surtout la France, au rôle de com­parses impuissants, et ridiculisés lors de la mise en scène médiatique des premiers envois aériens de l'aide alimentaire à la Russie.

Le programme GPALS, qui, soit dit en passant, en dit long sur la croyance qu'a la bourgeoisie mon­diale, américaine en particulier, sur «l'ère de paix» qui devait ré­gner avec le nouvel ordre mondial de Bush, ce nouveau programme de «guerre des étoiles» est aussi la dernière expression, et de taille, de la volonté hégémonique des USA. En effet, il assurerait la «sécurité collective de Vancouver à Vladivos­tok (from V. to V.) ». Traduction : il assurerait, sans doute définitive­ment, en tout cas pour un long moment, la suprématie militaire américaine «de V. à V» sur l'Eu­rope et le Japon.

Quant aux «réductions» des dé­penses d'armement, aux «dividen­des de la paix», pour la bourgeoi­sie américaine, il ne s'agit pas de réduire son effort d'armement et de guerre, mais simplement de mettre au rancart tout ce qui ne sert plus. C'est à dire en gros la partie de l'arsenal qui était braquée sur l'URSS et qui a moins de raison d'être. On va essayer d'en vendre une partie à des prix défiant toute concurrence. Le reste ? Une mon­tagne de ferraille qui a coûté une fortune (la plus grande partie de l'immense déficit américain). Par contre, le budget de programme de guerre des étoiles (SDI) augmente de 31 %. Le coût total du pro­gramme serait de 46 milliards de dollars... La course aux armements continue.

L'Allemagne de plus en plus présente sur la scène impérialiste mondiale

Toute une série d'éléments vien­nent confirmer la tendance, inévi­table à ce que l'Allemagne appa­raisse comme la principale puis­sance impérialiste rivale des USA ([11] [177]). Et la bourgeoisie améri­caine ne s'y trompe pas. Dès le mois de septembre 1991, quelques mois après la démonstration de force US dans le Golfe, le Washington Post relevait les élé­ments de la nouvelle «arrogance» («assertiveness») allemande :

«L'Allemagne menace de recon­naître la Croatie et la Slovénie ; elle amène l'Europe à entériner l'indépendance des Etats baltes; elle fustige ses alliés occidentaux pour leurs hésitations sur la ques­tion de l'aide à l'URSS ; elle ap­pelle à une interdiction rapide des missiles à courte portée, propose que la CSCE crée sa propre force de maintien de la paix, et somme ses alliés de lui donner plus de contrôle sur les troupes stationnées sur son sol.»([12] [178])

«En décembre, l'Allemagne a forcé la main à ses partenaires européens en reconnaissant les deux Répu­bliques à peine un mois après le sommet de Maastricht où le prin­cipe d'une politique étrangère et de défense commune avait été accepté, à la demande de Bonn ; la Bundes­bank a relevé unilatéralement ses taux d'intérêt d'un demi point, dix jours après ce même sommet, où avait été entériné un processus d'union monétaire ; l'Allemagne n'a pas facilité la discussion du GATT, malgré la promesse formu­lée par Helmut Kohl de céder sur les subventions aux agriculteurs. Enfin, les diplomates de RFA adoptent une attitude de plus en plus impérieuse en Europe et aux Etats-Unis : on le sait, Kohl souhaite imposer l'allemand comme langue de travail communautaire... »{[13] [179])

Les bourgeoisies américaine, an­glaise, et française aussi, même si c'est à divers titre, s'offusquent de la nouvelle «assertiveness» alle­mande. Elles n'y étaient plus habi­tuées. L'apparence d'unité qui pré­valait, se lézarde chaque fois un peu plus, l'Allemagne étant inévi­tablement poussée à défendre ses intérêts impérialistes propres, qui sont antagoniques à ceux des USA. En particulier, la révision de la Constitution qui lui interdit d'envoyer des troupes à l'étranger devient urgente : «L'engagement de moyens militaires pour réaliser des objectifs politiques en Europe et dans les régions voisines ne (devrait) pas être exclu.» ([14] [180])

En effet, après la guerre du Golfe, l'Allemagne a aussi révélé ses li­mites actuelles dans l'affaire you­goslave : sans poids militaire, et surtout absente du Conseil de sécu­rité de l’ONU, elle n'a pu aider, comme il aurait été nécessaire, la Croatie. Les USA, paralysant les efforts de cessez-le-feu de la CEE, et retardant la décision d'envoi des casques bleus de l'ONU, ont laissé les mains libres à l'armée fédérale, tenue par la Serbie, pour mener une guerre sanglante et repousser les ambitions territoriales de la Croatie.

L'impérialisme français, entre deux maux, choisit le moindre

La bourgeoisie française qui ne se console pas d'être une puissance de second ordre sur la scène impéria­liste mondiale, se trouve prise entre son désir de s'affranchir de la tu­telle pesante des USA, et sa crainte «éternelle» depuis l'instauration du capitalisme, de la puissance alle­mande.

Elle croit avoir trouvé la solution à son problème dans l'Europe, dans la CEE. Dans le cadre d'une Eu­rope Unie, elle pourrait rivaliser avec les USA, et en même temps, parmi douze nations, elle pourrait juguler et contrôler l'Allemagne.

Pour l'instant, elle joue donc la carte allemande et se fait agui­cheuse : elle propose de mettre sa force nucléaire au service d'une défense européenne. Le ministre des affaires étrangères allemand a réagi avec «intérêt» à cette propo­sition. Alors que les Etats-Unis s'attribuaient tous les bons rôles dans la Conférence sur l'aide à la CEI - que Mitterrand avait jugée superfétatoire - et l'organisation de I’«Opération Espoir» (Provide Hope) d'acheminement de vivres à la Russie, la France proposait que ce soit le G7 qui organise cette opération. Le G7 est actuellement présidé par... l'Allemagne.

Cette dernière ne reste pas insen­sible aux charmes français : après la création de la brigade franco-allemande, des accords de coopé­ration militaire se constituent pour la construction d'un « eurocopter » (militaire évidemment) et l'Allema­gne songe à acheter l'avion de chasse français, le Rafale.

Mais si mariage il doit y avoir, il sera de raison. Il ne s'agit pas d'un coup de foudre comme on a pu le constater dans la question yougo­slave, où la France, «puissance mé­diterranéenne», penchait au début du côté américano-anglais, redou­tant que l'Allemagne gagne les rives de la Méditerranée par Croa­tie interposée et de voir ainsi amoindrie une partie de la valeur de sa dot. Toujours est-il que pour l'instant, l'idylle continue. Mais elle ne va pas sans poser des pro­blèmes à la France.

Les tensions entre USA et Europe s'accentuent

En fait, la France se trouve au centre d'une bataille qui la dé­passe. «Le regain de tension entre la France et les Etats-Unis marque l'avènement d'une nouvelle ère où les anciens alliés semblent s'apprêter, à devenir de nouveaux rivaux dans des domaines tels que le commerce, la stratégie militaire et le nouvel équilibre mondial, selon certains hauts fonctionnaires améri­cains et français.»([15] [181])

Le point faible de l'alliance franco-allemande sur lequel tape la bourgeoisie américaine est bien sûr la France. Elle tape d'autant plus fort que la France pourrait aider l'Allemagne à accéder à l'arme nu­cléaire.

Les événements en Algérie, au Tchad et à Djibouti, l'instabilité sociale et politique de ces pays, sont mis à profit par les USA pour faire pression sur la France, remet­tant en cause la présence de celle-ci dans ses zones d'influence histo­riques, après l'avoir expulsée du Liban. Que se soit le FIS qui est fi­nancé par l'Arabie Saoudite, le gouvernement de Djibouti qui, sous l'influence de l'Arabie Saou­dite, met en question la présence de l'armée française sur son terri­toire, ou Hissene Habré le protégé des américains. La main des USA est présente qui vient s'appuyer sur le chaos effroyable qui prévaut dans ces pays, et du coup l'aggraver encore plus, pour ses in­térêts impérialistes, tout comme la défense des intérêts impérialistes allemands en Yougoslavie n'a fait qu'accroître la décomposition qui régnait.

La pression américaine se fait très forte aussi sur le plan économique dans le cadre des négociations du GATT avec la CEE. Là encore, c'est la France qui est la principale visée sur la questions des subven­tions agricoles. Liant les questions de sécurité, l'engagement améri­cain en Europe, au règlement des différents sur le GATT ([16] [182]), les USA exercent un véritable chantage sur les pays européens visant à les divi­ser. Comme le dit un journal bul­gare, Douma : «alors que l'Europe construit "la maison commune eu­ropéenne de l'Atlantique à l'Oural" brique par brique, les Etats-Unis la détruisent, brique par brique, sous le mot d'ordre "de Vancouver à Vladivostok"» ([17] [183])

Le Japon, autre grande puissance Impérialiste montante

De plus en plus, le Japon joue un rôle politique international qui, certes, n'est pas encore à la hau­teur des ses ambitions, mais qui s'en rapproche petit à petit. Le voyage de Bush en Asie, et au Ja­pon, et qui a eu pour objet fondamental le redéploiement des forces militaires américaines du Pacifique (base militaire à Singapour), a donné suite à des déclarations ré­pétées des dirigeants japonais sur «l'analphabétisme des ouvriers américains» et sur leur «manque d'éthique», suite aux pressions US pour l'ouverture du marché japo­nais aux produits américains. Au delà de ces péripéties secondaires, mais révélatrices du climat et du réveil de 1' «assertiveness» de la bourgeoisie japonaise, le Japon re­vendique de plus en plus de jouer un rôle politique de premier plan sur la scène impérialiste : il pose de plus en plus la question de la re­composition du conseil permanent de l'ONU ; il est à la tête de la force de l'ONU au Cambodge ; il intervient de plus en plus sur le continent asiatique (Chine, Corée) ce qui ne va pas sans inquiéter les USA([18] [184]); et il réclame chaque jour avec plus d'insistance la restitution par la Russie des îles Kouriles (avec le soutien de l'Allemagne).

Le Japon va beaucoup plus vite que l'Allemagne sur les questions mili­taires. La révision de la Constitu­tion limitant l'envoi de forces ar­mées à l'étranger est beaucoup plus avancée. Et surtout, «il amasse d'énormes quantité de plutonium. Une centaine de tonnes. Beaucoup plus qu'il ne peut en consommer dans ses 39 centrales nucléaires actuelles (...). Alors la perspective d'un Japon stable et pacifiste trans­formé en puissance nucléaire n'a à priori rien d'alarmant. Pourtant, le Japon se donne les moyens de fabri­quer des armes nucléaires, et chaque pas de plus peut-être lourd de conséquences internatio­nales» {[19] [185])

Il faut se rendre à l'évidence, le nouvel ordre mondial qui devait apporter la paix à l'humanité, est lourd de menaces. D'un côté le chaos et la décomposition envahis­sent la planète et exacerbent les conflits locaux de toutes sortes, les rivalités et les guerres impérialistes régionales, de l'autre, les antago­nismes impérialistes entre les grandes puissances prennent une tournure chaque fois plus aiguë et tendue. Leur développement, en­core relativement «soft», mesuré, poli, courtois si l'on peut dire, en surface du moins, va s'approfondir et venir accélérer et aggraver les effets de la décomposition du monde capitaliste, le chaos et la catastrophe sociale et écono­mique. Et il les accélère et aggrave déjà.

Une seule alternative a la barbarie capitaliste : le communisme

Face à la barbarie du monde capi­taliste, où le tragique le dispute à l'absurde, la seule force capable d'offrir une alternative à cette im­passe historique subit encore le contrecoup des événements qui ont marqué la fin du bloc de l'Est et de l'URSS. Les campagnes idéologiques internationales que la bourgeoisie a lancées sur «la fin du communisme» (en l'assimilant mensongèrement au stalinisme), sur «la victoire définitive du capita­lisme», ont réussi momentanément à gommer des consciences des grandes masses d'ouvriers toute perspective de possibilité quel­conque d'une autre société, d'une alternative à l'enfer capitaliste.

Ce désarroi qui touche le proléta­riat et la baisse de sa combativité ([20] [186]) sont venus s'ajouter aux difficultés croissantes dues à la décom­position sociale qu'il rencontre. La lumpénisation, le désespoir et le nihilisme qui touchent déjà de grandes fractions du prolétariat mondial (à l'Est), représentent un danger pour les couches d'ouvriers (particulièrement les jeunes) rejetés de la production et au chômage. L'utilisation cynique de ce déses­poir par la bourgeoisie, représente aussi une difficulté supplémen­taire. En particulier, elle déve­loppe et attise des sentiments anti­-immigrés et racistes, ce qui risque d'être encore plus alimenté par les vagues massives d'immigration à venir (spécialement des pays de l'Est). Les fausses oppositions ra­cisme et antiracisme, totalitarisme et démocratie, fascisme et anti­fascisme, sont des tentatives de détourner les ouvriers de leurs luttes, du terrain anti-capitaliste de défense de leurs conditions de vie et d'opposition à l'Etat bourgeois, que les révolutionnaires doivent dénoncer implacablement.

Néanmoins, les temps changent et la crise économique, la récession ouverte qui touche les plus grandes puissances mondiales, USA en tête, reviennent au premier plan des préoccupations ouvrières. Les attaques contre la classe ouvrière sont en train de s'accélérer bruta­lement dans les principaux pays industrialisés. Les salaires sont bloqués depuis longtemps et aux USA «les salaires réels moyens des ouvriers (sont) plus bas qu'il y a 10 ou 15 ans»([21] [187]). Mais surtout, les li­cenciements se multiplient drama­tiquement, et tout particulièrement dans les branches centrales de l'économie mondiale. IBM pour l'informatique a supprimé 30 000 emplois en 1991 et en prévoie au­tant en 1992; General Motors, Ford et Chrysler dans l'automobile ont accumulé les pertes (7 milliards de dollars) et licencient massive­ment ; les industries d'armement (General Dynamic, United Tech­nologies) aussi. Des milliers d'emplois sont supprimés dans ces secteurs. Des milliers d'autres le sont dans les services (banques, as­surances) : «Le nombre de de­mandes d'allocations chômage laisse à penser que 23 millions de personnes ont perdu leur emploi Vannée dernière.»

Sur une population de 250 millions d'habitants aux USA, 9 % de la po­pulation, 23 millions de personnes, vivent des «food stamps», c'est à dire des bons de nourriture. Plus de 30 millions vivent sous le seuil de pauvreté, et, à ce titre, bénéficient d'une protection de santé, le «Medicaid». Mais 37 millions, qui ont un niveau de vie au dessus de ce seuil, ne bénéficient d'aucune cou­verture de santé, qu'ils ne peuvent se payer. Ces gens sont dans l'impossibilité de se soigner... et la moindre maladie se transforme en catastrophe pour ces familles. C'est-à-dire qu'au bas mot 70 mil­lions de personnes vivent dans la misère ! Voilà ce qu'il en est de la «prospérité» tant vantée du «capitalisme triomphant».

Bien évidemment, les licencie­ments massifs ne touchent pas que les ouvriers américains. Les taux de chômage sont particulièrement élevés dans des pays comme l'Espagne, l'Italie, la France, le Canada, la Grande-Bretagne. Par­tout, ils s'envolent dans les secteurs centraux de l'économie, dans l'automobile, dans la sidérurgie, dans les industries d'armement. Même le fleuron de l'industrie al­lemande, Mercedes (tout comme BMW), va licencier.

C'est une attaque terrible que la classe ouvrière des pays industriali­sés commence à subir, une attaque qui vise à ramener ses conditions d'existence au plus bas.

Les licenciements, les baisses de salaires, la détérioration générale des conditions de vie, vont contraindre la classe ouvrière à re­prendre le chemin du combat et des luttes massives. Ces luttes vont devoir de nouveau se confronter aux impasses politiques des partis de gauche et des gauchistes, aux manoeuvres syndicalistes, tel le corporatisme, et rechercher l'extension et l'unification des luttes. Dans ce combat politique, les groupes révolutionnaires et les ouvriers les plus combatifs et conscients auront un rôle crucial d'intervention pour aider au dé­passement des pièges posés par les forces politiques et syndicales de la bourgeoisie.

Parallèlement, ces attaques contre les conditions de vie ouvrière vien­nent démentir le mythe de la pros­périté du capitalisme, et révèlent aux yeux des grandes masses d'ouvriers l'état de faillite du capi­talisme, sa banqueroute historique sur le plan économique. Cette prise de conscience va les pousser à rechercher de nouveau une alterna­tive au capitalisme et gommer ainsi petit à petit les effets des campagnes bourgeoisies sur «la fin du communisme» et accélérer la re­cherche d'une perspective de lutte plus large, plus ample, d'une lutte historique et révolutionnaire. Dans ce processus de prise de conscience, les groupes commu­nistes ont un rôle indispensable de rappel des expériences historiques du passé, de réaffirmation de la perspective du communisme, de sa nécessité et de sa possibilité histo­riques.

Le futur va se jouer dans les affron­tements de classes qui vont inévi­tablement intervenir. Seuls la révolution prolétarienne et la destruction du capitalisme peuvent sortir l'humanité de l'enfer qu'elle subit quotidiennement. Seuls, ils peuvent éviter l'approfondissement de la barbarie capitaliste jusqu'à ses ultimes et dramatiques consé­quences. Seuls, ils peuvent permettre l'établissement d'une communauté humaine où l'exploitation, la misère, les fa­ mines et les guerres seront éradiquées à jamais.

RL, 23/2/92

 

 

« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l'opposition entre travail intellectuel et travail corporel; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie; quand avec l'épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance - alors seulement on pourra s'évader une bonne fois de l'étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins".»

Marx. Critique du Programme de Gotha



[1] [188] Le Monde, 31/1/1992.

[2] [189] Le Monde 19/1/1992.

[3] [190] Selon la presse Tchécoslovaquie traduite dans Courrier International n 66, et Le Monde du 11/2/1992.

[4] [191] Le Monde, 16/2/1992.

[5] [192] International Herald Tribune, 21/2/1992.

[6] [193] Le Monde, 16/2/1992.

[7] [194] Baltimore Sun  repris  par International Herald Tribune du 12/2/1992.

 

[8] [195] International Herald Tribune, 19/2/1992.

[9] [196] Voir Revue Internationale n° 63, 64, 65.

[10] [197] Voir Revue Internationale n° 68.

[11] [198] Voir  "Vers le plus grand chaos de l'histoire, Revue Internationale n° 68.

[12] [199] Washington Post, 18/9/1991, traduit par Courrier International n° 65.

 

[13] [200] Editorial de Courrier International n° 65, 30/1/1992.

[14] [201] Déclaration du Ministre allemand de la Défense, G. Stoltenberg, Le Monde, 18/1/1992.

[15] [202] Washington Post repris par Y International Herald Tribune, 23/1/1992.

[16] [203] Voir les déclarations du vice-président américain, Dan Quayle, Le Monde 11/2/1992.

[17] [204] Cité par Le Monde, idem.

[18] [205] International Herald Tribune, 3/2/1992.

[19] [206] Financial Times,  traduit par Courrier International n° 65.

 

[20] [207] Voir Revue Internationale, n° 67, "Résolution sur la situation internationale" du 9 Congrès du CCI.

[21] [208] International Herald Tribune,

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [209]

Questions théoriques: 

  • Guerre [210]

Où en est la crise économique ? : Guerre commerciale : l'engrenage infernal de la concurrence capitaliste

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«Guerre», «bataille», «in­vasion»t le langage belli­ciste a envahi la sphère de l'économie et du commerce. Avec la crise économique qui sévit depuis de nom­breuses années, la concur­rence pour des marchés solvables qui rétrécissent comme peau de chagrin se fait de plus en plus âpre, et prend la dimension d'une vé­ritable guerre commerciale.

La concurrence écono­mique est une constante de la vie du capitalisme, un de ses fondements inhérent à son être. Mais il y a une dif­férence fondamentale entre les périodes de prospérité, durant lesquelles les entre­prises capitalistes luttent pour s'ouvrir des marchés et accroître leurs profits, et les périodes de crise aiguë, comme celle que nous tra­versons actuellement, où la question n'est plus tant d'accroître les profits, que de limiter les pertes et d'assurer sa survie dans la bataille économique de plus en plus sévère. Preuve irréfutable de la bagarre économique qui fait rage : le record historique du nombre de faillites dans tous les pays du monde. Celles-ci ont ainsi augmenté de 56 % en 1991 en Grande-Bretagne, de 20 % en France, une hécatombe qui touche tous les secteurs économiques.

Exemple parmi d'autres : le transport aérien

Exemple parmi d'autres, mais par­ticulièrement significatif de la guerre commerciale, le secteur des transports aériens. L'avion est de­venu le symbole du développement du commerce et des échanges mondiaux dans leurs aspects les plus modernes depuis des décen­nies.

De la deuxième guerre mondiale jusqu'au début des années 1970, le boom du développement de ce mode de transport va permettre aux entreprises de ce secteur de se partager un marché en pleine ex­pansion qui laisse à chacune de larges marges de développement dans une situation de faible concurrence. Les plus grandes compagnies grandissent douillet­tement sous la protection des lois et des réglementations mises en place par les Etats qui les parrai­nent. Les faillites sont rares et tou­chent seulement des entreprises d'importance secondaire.

Avec le retour de la crise capitaliste à la fin des années 1960, la concur­rence va se faire plus rude. Le dé­veloppement des compagnies «charters» qui viennent concur­rencer les grandes compagnies sur les lignes les plus rentables et briser ainsi leur monopole, est le signe annonciateur de la crise terrible qui se développe dans les années 1980. Sous la pression accrue de la concurrence, les réglementations qui la limitaient volent en éclat; la dérégulation du marché intérieur américain, au début de la prési­dence Reagan, va sonner le glas de la période de prospérité et de sécu­rité que connaissaient jusque là les grandes compagnies aériennes. En une décennie, le nombre des grandes compagnies intérieures US passe de 20 à 7. Ces dernières an­nées, les plus grands noms du transport aérien américain font un atterrissage brutal dans la banque­route; tout récemment encore TWA vient de déposer son bilan, rejoignant au cimetière des ailes brisées PanAm, Eastern, Braniff, et d'autres.

Les pertes s'accumulent. En 1990, Continental a totalisé 2 343 mil­lions de dollars de pertes; US air 454 millions ; TWA 237 millions. En 1991, la situation est encore pire. United airlines et Delta airlines, qui étaient les seules grandes compagnies américaines à annon­cer un profit en 1990, affichent respectivement 331 millions de dollars de pertes pour l'année et 174 millions pour le premier semestre.

En Europe, la situation des com­pagnies aériennes n'est pas plus florissante. Lufthansa vient d'annoncer 400 millions de Deutschemarks de provision pour perte, Air France annonce des pertes consolidées de 1,15 milliard de francs au premier semestre 1991, SAS accumule 514 millions de couronnes suédoises de pertes pour le premier trimestre 1991, Sabena est à vendre, tandis que c'est l'hécatombe parmi les petites compagnies de transport régional. Quant à la première compagnie aérienne mondiale, officiellement Aeroflot, elle ne trouve plus de ké­rosène pour faire voler ses avions et est menacée d'éclatement avec la disparition de l'URSS.

Ce sombre bilan a d'abord eu son explication officielle toute trouvée dans la guerre du Golfe, qui a, ef­fectivement, fait baisser pendant plusieurs mois la fréquentation des lignes aériennes. Mais, celle-ci terminée, les comptes ne se sont pas redressés, et le mensonge a fait long feu. La récession de l'économie mondiale ne vient pas de la guerre du Golfe et le transport aérien est un parfait résumé de ses effets dévastateurs.

Les lignes les moins rentables sont délaissées et des régions entières du globe, les plus sous-développées, sont de moins en moins bien reliées aux centres industriels du capita­lisme.

La concurrence fait rage sur les trajets les plus rentables. Ainsi, sur l'Atlantique nord, les vols se sont multipliés, aboutissant à une surcapacité et diminuant le coefficient de remplissage des avions, tandis que la guerre des prix aboutit à des tarifs de dumping, détruisant ainsi leur rentabilité.

Depuis des années, pour renforcer leur compétitivité, à un moment où le marché était plus florissant, les compagnies aériennes se sont lancées dans des programmes ambi­tieux d'achats de nouveaux avions, s'endettant très lourdement dans la perspective de lendemains pros­pères. Elles se retrouvent au­jourd'hui avec des avions neufs dont elles n'ont pas l'usage et sont obligées d'annuler leurs com­mandes ou de demander aux constructeurs aéronautiques de re­tarder les livraisons. Les avions ne trouvent plus preneur sur le marché de l'occasion et des dizaines de «jets» se retrouvent immobilisés sur des aéroports-parkings, sans emploi.

Pour restaurer les trésoreries défi­cientes, les compagnies aériennes rognent sur tous les postes de leur budget d'exploitation :

- elles licencient à tour de bras ; de­ puis deux ans, pas une seule com­pagnie qui n'ait pas licencié ; des dizaines de milliers de travailleurs très qualifiés se sont retrouvés au chômage sans possibilité de retrouver un emploi dans un secteur en crise ;

- l'entretien des avions est «allégé » ; ces dernières années, plusieurs compagnies ont été sur­prises à ne pas respecter les règles très strictes de contrôle du bon état des appareils ;

-  les budgets de formation du per­sonnel ont été réduits et les exi­gences de qualification des pilotes et techniciens assouplies ;

-  le personnel navigant est soumis à des conditions d'exploitation plus sévères.

De telles mesures n'ont pour conséquence qu'une dégradation de la sécurité sur les lignes aé­riennes et la multiplication des ac­cidents.

Alors que d'un côté, les compa­gnies sont engagées dans une poli­tique d'économies tous azimuts pour renflouer leurs bilans, de l'autre, les mêmes règles de la concurrence les poussent à des dé­penses massives. Une des lois de la survie, dans une situation de concurrence exacerbée, est la re­cherche de la taille critique par le développement d'alliances com­merciales, de fusions, de rachats d'autres compagnies. Mais si cette politique se traduit à terme par des «économies d'échelle», par une meilleure gestion du matériel vo­lant et du réseau, elle signifie d'abord des investissements lourds. Un exemple parmi d'autres : Air France qui vient de racheter UTA, de fusionner avec Air Inter, de prendre une participation dans la compagnie tchèque, nouvellement privatisée et voudrait bien racheter la Sabena belge, non parce que cette dernière serait particulière­ment intéressante économique­ment, mais surtout parce qu'il s'agit de ne pas laisser la concur­rence s'en emparer. Une telle poli­tique est très dispendieuse et signi­fie d'abord un développement de l'endettement. Dans leur volonté de survie, toutes les compagnies sont engagées dans ce jeu à «qui-perd-gagne», où les victoire sont des victoires à la Pyrrhus qui ne peuvent qu'hypothéquer l'avenir.

La guerre commerciale qui secoue le transport aérien est une illustra­tion de l'absurdité d'un système basé sur la concurrence et les contradictions catastrophiques dans lesquelles plonge le capita­lisme en crise. Cette réalité domine tous les secteurs de l'économie et toutes les entreprises, des plus pe­tites aux plus grandes. Mais elle met aussi a nu une autre vérité, ca­ractéristique du capitalisme dans sa phase de décadence : le rôle do­minant du capitalisme d'Etat.

Les états au coeur de la guerre commerciale

Le secteur du transport aérien est un secteur stratégique essentiel pour tout Etat capitaliste, non seulement sur le strict plan écono­mique, mais aussi sur le plan mili­taire. On voit que, pour le trans­port de troupes, comme lors du conflit dans le Golfe, la réquisition et la mise à disposition de l'armée de l'aviation civile sont néces­saires. Chaque Etat, quand il en a les moyens, se dote d'une compa­gnie aérienne qui porte ses cou­leurs, qui a une position de quasi-monopole sur les lignes intérieures. Toutes les compagnies aériennes un tant soit peu importantes sont sous le contrôle d'un Etat ou d'un autre. Cela est évidemment vrai des compagnies comme Air France qui est directement la propriété de l'Etat français, mais cela est tout aussi vrai des compagnies à statut privé. Celles-ci dépendent totale­ment de tout l'arsenal juridico administratif que chaque Etat a mis en place pour les contrôler étroi­tement. Et ce sont même souvent des liens plus occultes du contrôle du capital qui sont en jeu, comme durant la guerre du Vietnam, où la compagnie Air America s'est en fait révélé appartenir à la CIA.. Derrière la guerre commerciale qui se mène dans le secteur du trans­port aérien, comme dans tous les domaines, ce ne sont pas simple­ment des entreprises qui s'affrontent, mais des Etats.

Le discours offensif du capitalisme américain, qui se drape dans les plis de l'étendard du «libéralisme», de la sacro-sainte «loi du marché» et de la «libre concurrence» est un mensonge. Le protectionnisme éta­tique est la règle générale. Chaque Etat veut protéger son marché inté­rieur, ses entreprises, son écono­mie. Là encore, le marché du transport aérien est un bon exemple. Alors que les USA se font les champions de la dérégulation pour faire jouer la «libre concur­rence», le marché intérieur US est protégé et réservé aux transpor­teurs américains. Chaque Etat édicté un fatras de lois, de règles, de normes dont le but essentiel est de limiter la pénétration de pro­duits étrangers. Le discours sur le libéralisme vise surtout à imposer aux autres Etats l'ouverture de leur marché intérieur. L'Etat est par­tout le principal agent économique et les entreprises ne sont que les champions d'un capitalisme d'Etat ou d'un autre. La forme juridique de propriété, privée ou publique, ne change rien à l'affaire. Le mythe des «multinationales» véhiculé par les gauchistes dans les années 1970 a fait long feu. Ces entreprises ne sont pas indépendantes de l'Etat, elles ne sont que le vecteur de l'impérialisme économique des plus grands Etats du monde.

Les rivalités économiques dans la logique de l'impérialisme

L'effondrement du bloc russe, en mettant fin à la menace militaire de l'armée rouge, a brisé un des ci­ments essentiels qui permettait aux USA d'imposer leur discipline aux pays qui constituaient le bloc occi­dental. Des pays comme l'Allemagne ou le Japon, qui étaient les principaux concurrents économiques des USA, n'en res­taient pas moins des alliés fidèles. En échange de la protection militaire américaine, ils acceptaient la discipline économique que leur imposait leur tuteur. Ce n'est au­jourd'hui plus le cas. La dyna­mique du chacun pour soi, de la guerre commerciale à tout crin, s'en est trouvée relancée. Logi­quement, aux armes de la compéti­tion économique s'associent les moyens de l'impérialisme. C'est cette réalité que vient d'exprimer tout haut Dan Quayle, le vice-pré­sident américain en déclarant en Allemagne, début février : «Il ne faut pas remplacer la guerre froide par la guerre commerciale», ajou­tant pour bien préciser sa pensée : «le commerce est une question de sécurité», et : «Une sécurité na­tionale et internationale exige une coordination entre sécurité politique, militaire et économique »

Dans la bataille économique, les arguments de la propagande idéo­logique sur le «libéralisme» n'ont que peu de lien avec la réalité. La dernière réunion du G7 ([1] [211]) et les né­gociations du GATT ([2] [212]) sont un exemple frappant de la situation présente de guerre économique où, au nom du «libéralisme», ce sont les Etats qui négocient.

Le temps où les Etats-Unis pou­vaient imposer leur loi est révolu. Le G7 n'est parvenu à aucun ac­cord pour tenter une relance mon­diale ordonnée. L'Allemagne oc­cupée à sa réunification fait cava­lier seul en maintenant des taux d'escompte élevés, limitant la ca­pacité des autres pays de baisser les leurs pour favoriser cette hypothé­tique relance. Le voyage du prési­dent Bush au Japon, qui avait pour but explicite d'ouvrir le marché ja­ponais aux exportations améri­caines, a été un fiasco. Les négo­ciations du GATT s'enlisent malgré le forcing des USA qui utilisent tous les atouts de leur puissance économique et impérialiste pour tenter d'imposer des sacrifices économiques à leurs concurrents européens.

De manière significative, ces négo­ciations prennent l'allure d'une foire d'empoigne entre les USA et la CEE. Chacun accuse l'autre de subventionner ses exportations, donc de déroger aux sacro-saintes lois du libre-échange, et tous ont raison. Les Etats européens sub­ventionnent directement le constructeur d'avions Airbus par des aides, des prêts, des garanties de change, tandis que l'Etat améri­cain subventionne indirectement ses constructeurs aéronautiques par des commandes militaires ou des budgets de recherche. En 1990, les pays de l'OCDE ont consacré 600 milliards de dollars à aider leurs industries. Dans le secteur agricole, la même année, les sub­ventions au sein de l'OCDE ont cru de 12%. Un fermier américain bé­néficie en moyenne d'une subven­tion de 22 000 dollars ; pour un fermier japonais celle-ci atteint, toujours en moyenne, 15 000 dol­lars ; et pour un fermier européen 12 000 dollars. Les belles paroles libérales sur la «magie du marché» sont de l'hypocrisie : c'est l'intervention permanente et ren­forcée de l'Etat dans tous les do­maines à laquelle on assiste.

Loin des phrases sur la «libre concurrence», le «libre-échange» et la «lutte contre le protectionnisme», tous les moyens sont bons à chaque capital national pour assurer la survie de son économie et de ses entreprises dans la bagarre sur le marché mondial : subventions, dumping, pots-de-vin sont pra­tiques courantes des entreprises qui agissent sous l'oeil bienveillant de leur Etat protecteur. Et quand cela ne suffit pas, les hommes d'Etat se font représentants de commerce, ajoutant aux arguments économiques ceux de la puissance impérialiste. Sur ce plan les USA donnent l'exemple. Alors que leur économie subit la récession et manque de compétitivité face à ses concurrents, le recours aux argu­ments concrets que lui fournit sa puissance impérialiste, est devenu un moyen essentiel pour lui ouvrir des marchés, moyen que le simple jeu de la concurrence économique ne peut lui permettre de gagner. Et tous les Etats font d'ailleurs de même, dans la mesure de leurs moyens.

Il n'y a plus de loi qui vaille que celle de la survie, tous les moyens sont bons pour gagner la bataille. Telle est la loi de la guerre com­merciale, comme celle de toute guerre. «Exporter ou mourir» disait Hitler : c'est devenu la devise obsédante de tous les Etats du monde. L'anarchie et la pagaille règnent sur le marché mondial, la tension monte et ce n'est pas un accord formel du GATT qui pourra freiner cette dynamique vers le chaos. Alors que, depuis des an­nées, des négociations se mènent à couteaux tirés pour essayer de mettre un peu d'ordre sur le mar­ché, la situation échappe déjà à tout contrôle, les accords de troc se multiplient qui ne rentrent pas dans les réglementations du GATT. Chaque Etat se préoccupe déjà de trouver les moyens de contourner les accords futurs.

La perspective n'est pas à une atté­nuation des tensions.

Plongée dans la récession la guerre commerciale ne peut que s'intensifier

Malgré l'attente et les espoirs des dirigeants du monde entier, l'économie américaine ne parvient pas à sortir de la récession dans la­quelle elle est officiellement plon­gée depuis un an. Les mesures de relance par la baisse du taux d'escompte de la Banque Fédérale, ont tout juste permis de freiner la chute et de limiter les dégâts. Fi­nalement, l'année 1991 se solde par une baisse de 0,7 % du PNB améri­cain. De manière significative, les autres pays industrialisés sont en train de suivre l'économie améri­caine dans sa chute.

Au Japon, la production industrielle a chuté de 4 % durant les douze mois précédant janvier 1992. Sur les trois derniers mois de l'année 1991, la production industrielle a baissé de 4 % dans la partie occidentale de l'Allemagne, de 29,4 % en Suède (!), de 0,9 % en France. En 1991, le PIB de la Grande-Bretagne a diminué de 1,7% par rapport à l'année précédente. La dynamique de récession est généralisée à tous les grands pays industrialisés.

Le récent discours du président Bush sur l'état de l'Union, qui de­vait annoncer des mesures pour sortir l'économie américaine du marasme est une déception. Pour l'essentiel, il s'agit d'un sau­poudrage de recettes qui ont déjà démontré, tout au long de ces der­niers mois, leur inefficacité et qui relèvent en fait plus de la démagogie électoraliste que d'une réelle efficacité économique. Les baisses des impôts vont essentiellement avoir pour effet de creuser encore plus le déficit budgétaire qui a déjà atteint 270 milliards de dollars en 1991 et doit, selon les prévisions officielles, culminer à 399 milliards de dollars en 1992, posant encore plus lourdement le problème de la dette américaine. Quant à la réduc­tion du budget d'armement, les fameux <r dividendes de la paix », il n'aura pour seul résultat que de faire encore plus s'empêtrer l'économie US dans le marasme en diminuant les commandes de l'Etat à un secteur déjà en crise et pour lequel plus de 400 000 licencie­ments sont prévus dans les années qui viennent.

De fait, le seul aspect un tant soit peu positif pour le capital améri­cain en 1991 est le redressement de sa balance commerciale, bien qu'elle soit encore très largement déficitaire. Sur les onze premiers mois de l'année 1991, il atteint 64,7 milliards de dollars, en résorption de 36 % par rapport à la même pé­riode de l'année précédente où il atteignait 101,7 milliards de dol­lars. Cependant ce résultat n'est pas le produit d'une plus grande compétitivité économique, mais de la capacité des USA d'utiliser tous les atouts conjugués, économique et impérialiste, que lui donne son statut de première puissance dans la guerre économique qui se joue sur la scène mondiale. Ce redres­sement de la balance commerciale américaine signifie, avant tout, une dégradation de celle des autres pays concurrents, et donc une ag­gravation de la crise mondiale et une concurrence toujours plus forte sur le marché mondial.

Le mensonge nationaliste, un danger pour la classe ouvrière

Le corollaire de la guerre commer­ciale, c'est le nationalisme écono­mique. Chaque Etat essaie d'embrigader «ses» ouvriers dans la guerre économique, leur deman­dant d'accepter de se serrer la cein­ture au nom de la solidarité autour de la nécessaire défense de l'économie nationale, lançant des campagnes pour encourager l'achat de produits nationaux. «Buy american» est le nouveau slogan des lobbies protectionnistes aux USA.

Depuis des années les prolétaires sont appelés à la sagesse, à la res­ponsabilité, à se soumettre aux me­sures d'austérités pour que demain la situation s'améliore, et depuis des années tout va de mal en pis. Partout, dans tous les pays, la classe ouvrière a été la première victime de la guerre économique. Ses salaires et son pouvoir d'achat ont été amputés au nom de la com­pétitivité économique, les licen­ciements ont été effectués au nom de la survie de l'entreprise. Le pire des pièges serait pour les prolétaires de croire le mensonge du nationalisme économique comme solution, ou moindre mal, face à la crise. Cette propagande nationaliste, martelée aujourd'hui pour que les ouvriers exsudent plus de sueur pour le capital, est la même que celle qui sert à justifier qu'ils donnent leur sang pour la « défense de la patrie».

La guerre commerciale, avec ses ravages sur l'économie mondiale, est l'expression de l'impasse ab­surde dans laquelle s'enfonce le capitalisme mondial en proie à la plus grande crise économique de son histoire. Alors que la pauvreté, la pénurie dominent la majeure partie de la population mondiale, la production chute, les usines fer­ment, les terres sont stérilisées, les travailleurs réduits au chômage, les moyens de production inutilisés. Telle est la logique du capitalisme basé sur la concurrence qui mène au chacun pour soi, à l'affrontement de tous contre tous, à la guerre, vers toujours plus de destructions. Seule la classe ou­vrière, qui n'a pas d'intérêts particuliers à défendre, qu'elle soit d'un pays où d'un autre, elle qui partout subit l'exploitation et la misère, peut, par sa lutte, offrir une autre perspective à l'humanité. En défendant, par delà toutes les divisions et toutes les frontières du capitalisme, son unité et sa soli­darité de classe internationale, elle seule peut permettre une sortie de la tragédie chaque jour plus dramatique dans laquelle le capi­talisme est en train d'entraîner la planète.

JJ, 3/3/92

«La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l'homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste - où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production - en loi contraire, c'est-à-dire que plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur les moyens d'emploi, plus la condition d'existence des salariés, la vente de sa force de travail devient précaire.»

Marx, Le Capital, livre I, 7e section.



[1] [213] Groupe des sept plus grands pays indus­trialisés qui organisent des réunions régu­lières afin de «tenter» de coordonner leurs politiques économiques pour faire face à la crise mondiale.

[2] [214] General agreement on tarifs and trade : négociations internationales destinées à établir des accords de régulation du marché mondial en «réglementant» les conditions de la concurrence.

 

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]

La plus grave crise économique de l'histoire du capitalisme : l'éclatante vérification du marxisme

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Alors que le capitalisme connaît la plus grave crise économique de son histoire, les défenseurs de l'ordre établi ne cessent de procla­mer la mort du marxisme, c'est à dire de la seule théo­rie qui permet de comprendre la réalité de cette crise, et qui l'a prévue. Usant jusqu'à la corde le vieux et ignoble mensonge qui identifie marxisme et stalinisme, révolution et contre-révolu­tion, la bourgeoisie veut faire passer la faillite du capita­lisme d'Etat stalinien pour la faillite du communisme et de sa théorie, le marxisme. C'est une des plus violentes attaques qu'ait eu à subir,  sur le plan de la conscience, la classe ouvrière depuis des décennies. Mais les exorcismes hystériques de la classe dominante ne peu­ vent rien changer à la réalité crue : les théories bour­geoises s'avèrent totalement incapables d'expliquer l'actuel désastre écono­mique, alors que l'analyse marxiste des crises du ca­pitalisme trouve une écla­tante vérification.

L'impuissance des «théories» bourgeoises

Il est frappant de voir les plus lu­cides des «penseurs et commenta­teurs» de la classe dominante constater l'ampleur du désastre qui bouleverse la planète, sans qu'ils puissent pour autant fournir le moindre début d'explication cohé­rente. Il peuvent se répandre pen­dant des heures à la télévision, remplir des pages entières dans les journaux sur les ravages de la mi­sère et de la maladie en Afrique, sur l'anarchie destructrice qui me­nace de famine l'ancien empire « soviétique », sur la dévastation écologique de la planète qui met en péril la survie même de l'espèce hu­maine, sur les ravages de la drogue devenue un commerce aussi impor­tant que celui du pétrole, sur l'absurdité qui consiste à stériliser des terres cultivables en Europe alors que les famines se multiplient dans le monde, sur le désespoir et la décomposition qui rongent les banlieues des grandes métropoles, sur le manque de perspectives qui envahit toute la société mondiale... ils peuvent multiplier les études «sociologiques» et économiques dans tous les domaines, le pour­quoi de tout cela reste pour eux un mystère.

Les moins stupides perçoivent va­guement qu'à l'origine il y a un problème économique. Sans le dire, ou le savoir, ils se rendent à cette vieille découverte du marxisme qui dit que, jusqu'à pré­sent, l'économie constitue la clé de l'anatomie de la vie sociale. Mais cela ne fait qu'ajouter à leur per­plexité. Car, dans la bouillie qui leur sert de cadre théorique, le blo­cage de l'économie mondiale de­meure le mystère des mystères.

L'idéologie dominante repose sur le mythe de l'éternité des rapports de production capitalistes. En­visager, ne fût-ce qu'un instant, que ces rapports, le salariat, le profit, les nations, la concurrence, ne constituent plus le seul mode d'organisation économique pos­sible, comprendre que ces rapports sont devenus la calamité à la source de tous les fléaux qui frap­pent l'humanité, voilà qui mettrait définitivement à terre les quelques pans qui subsistent de leur édifice philosophique.

Les économistes n'ont cessé d'avancer depuis deux décennies, dans un langage de plus en plus in­compréhensible, des «explica­tions» de la dégradation continue de l'économie mondiale. Ces «explications» ont toutes en com­mun deux caractéristiques : la dé­fense du capitalisme comme seul système possible, et le fait d'avoir été, les unes après les autres, ou­vertement ridiculisées par la réalité peu de temps après avoir été for­mulées. Qu'on se rappelle.

A la fin des années 1960, lorsque la «prospérité», qui avait accompa­gné la reconstruction d'après la seconde guerre mondiale, touchait à sa fin, il y a eu deux récessions : en 1967 et en 1970. Comparées aux se­cousses économiques que nous avons connues depuis, ces réces­sions peuvent aujourd'hui sembler bien insignifiantes ([1] [215]) Mais, à l'époque, elles constituaient un phénomène relativement nouveau. Le spectre de la crise économique, qu'on croyait avoir définitivement enterré depuis la dépression des années 1930, revenait hanter les esprits des économistes bourgeois ([2] [216]). La réalité parlait d'elle même : la reconstruction terminée, le capitalisme plongeait à nouveau dans la crise économique. Le cycle de vie du capitalisme décadent de­puis 1914 se confirmait: crise -guerre - reconstruction - nouvelle crise. Mais les «experts» ont ex­pliqué qu'il n'en était rien. Le capi­talisme était tout simplement à l'aube d'une nouvelle jeunesse et il ne subissait qu'une crise de crois­sance. La raison de ces secousses n'aurait été que «la rigidité du sys­tème monétaire hérité de la se­conde guerre mondiale» - les fa­meux accords de Bretton-Woods qui reposaient sur le dollar comme étalon et un système de taux de change fixe entre les monnaies. On créa donc une nouvelle monnaie in­ternationale, les Droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI et on dé­cida que les taux de change flotte­raient librement.

Mais, quelques années après, deux nouvelles récessions, beaucoup plus profondes, longues et éten­dues géographiquement ont frappé de nouveau le capitalisme mondial, en 1974-75 puis en 1980-82. Les «experts» ont alors trouvé une nouvelle explication : la pénurie de sources d'énergie. On baptisa ces nouvelles convulsions «chocs pé­troliers». Par deux fois encore on expliqua que le système n'était pour rien dans ces difficultés. Il s'agissait seulement des effets de la cupidité des cheiks arabes, voire même de la revanche de certains pays sous-développés producteurs de pétrole. Et, comme pour mieux se convaincre de l'éternelle vitalité du système, la «reprise» écono­mique des années 80 se fit au nom d'un retour à un « capitalisme pur ». Les «reaganomics», re­donnant aux entrepreneurs privés les pouvoirs et la liberté que les Etats leur avaient prétendument confisqués, devaient enfin faire ex­ploser toute la puissance créatrice du système. Privatisations, élimi­nation impitoyable des entreprises déficitaires, généralisation de la précarité de l'emploi pour mieux permettre le jeu du marché au ni­veau de la force de travail, l'affirmation du «capitalisme sau­vage» devait montrer à quel point les fondements du capitalisme res­tent sains et offrent la seule issue possible. Mais dès le début des an­nées 80, les économies des pays du «tiers-monde» s'effondrent. Au milieu des années 80, l'URSS et les pays de l'Est de l'Europe, s'engagent dans une voie «libérale», essayant de s'arracher aux formes les plus rigides de leur capitalisme ultra étatisé. La dé­cennie se termine avec une nouvelle aggravation du désastre : l'ancien bloc soviétique plonge dans un chaos sans précédent.

Dans un premier temps, les idéo­logues des démocraties occiden­tales ont présenté cela comme une confirmation de leur évangile : l'URSS et les pays d'Europe de l'Est s'écroulent parce qu'ils ne parviennent pas encore à devenir réellement capitalistes ; les pays du «tiers-monde» parce qu'ils gèrent mal le capitalisme. Mais au début des années 90, il se confirme que la crise économique frappe violem­ment les pays les plus puissants de la planète. Le coeur du capitalisme «pur et dur». Et, à l'avant-garde de ce nouveau plongeon se trou­vent justement les champions du nouveau libéralisme, les pays qui étaient censés donner au monde entier l'exemple des miracles que peut accomplir «l'économie de marché» : les Etats-Unis et la Grande Bretagne.

Au début de 1992 les plus beaux fleurons du capitalisme occidental, les entreprises les mieux gérées de la planète annoncent que leurs profits s'écroulent et qu'elles s'apprêtent à supprimer des dizaines de milliers de postes de tra­vail : IBM, premier constructeur d'ordinateurs du monde, le modèle des modèles, qui n'avait jamais connu de pertes depuis sa fonda­tion ; General Motors, première entreprise industrielle du monde, dont on résume la puissance par la fameuse formule «Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les Etats-Unis» ; United Technolo­gies, un des premiers et plus mo­dernes groupes industriels améri­cains ; Ford ; Mercedes Benz, le symbole de la puissance du capital allemand, qui se flattait d'être le seul constructeur d'automobiles à avoir embauché au cours des an­nées 80 ; Sony, champion du dy­namisme et de l'efficacité du capi­tal japonais... Quant au secteur bancaire et financier mondial, ce­lui qui a connu la plus grande «prospérité» au cours des années 80, profiteur immédiat de cette pé­riode marquée par les plus gigan­tesques spéculations et les endet­tements les plus démentiels de l'histoire, il est frappé de plein fouet par la crise et menace de s'écrouler usé par ses propres abus. Des «abus» que certains écono­mistes semblent découvrir au­jourd'hui, mais qui ont constitué depuis deux décennies la véritable bouée de sauvetage de l'économie mondiale : la fuite en avant dans le crédit. La «machine à repousser les problèmes dans le temps» tombe en morceaux, écrasée par le poids des dettes cumulées pendant des années. ([3] [217])

Que reste-t-il des explications de la crise par «l'excessive rigidité du système monétaire» lorsque l'anarchie des taux de change est devenue un élément de l'instabilité économique mondiale ? Que reste-t-il du bavardage sur les «chocs pé­troliers» lorsque les cours du pé­trole se noient dans la surproduc­tion ? Que reste-t-il des discours sur «le libéralisme» et «les mi­racles de l'économie de marché» lorsque l'effondrement écono­mique se fait dans la plus sauvage des guerres commerciales pour un marché mondial qui se rétrécit à vi­tesse accélérée ? Que valent les ex­plications basées sur une découverte tardive des dangers de l'endettement lorsqu'on ignore que cet endettement suicidaire était le seul moyen de prolonger la survie d'une économie agonisante ?

Ces prêtres de l’absurde que sont devenus les économistes dans le capitalisme décadent, ne parvien­nent pas plus à comprendre le pourquoi de la crise économique, qu'à dessiner une quelconque perspective sérieuse pour le proche ou le moyen avenir([4] [218]). Leur métier de défenseurs du système capita­liste leur interdit, aussi «intelligents» soient-ils, de com­prendre la plus élémentaire réalité : le problème de l'économie mon­diale ne réside pas dans une ques­tion de pays ou de façon de gérer le système capitaliste. C'est le sys­tème mondial, le capitalisme lui même qui est le problème. Leurs «raisonnements», leurs «pensées» resteront certainement dans l'histoire comme un des plus si­nistres exemples de l'aveuglement et de la stupidité de la pensée d'une classe décadente.

Le marxisme, la première conception cohérente de l'histoire

Avant Marx, l'histoire humaine apparaissait généralement comme une suite d'événements plus ou moins disparates, évoluant au gré des batailles militaires ou des convictions idéologiques ou religieuses de tel ou tel puissant de ce monde. En dernière instance, la  seule logique pouvant servir de fil conducteur à cette histoire devait être cherchée en dehors du monde matériel, dans les sphères éthérées de la divine Providence ou, dans le meilleur des cas, dans le développement de l'Idée Absolue de l'Histoire chez Hegel([5] [219]).

Aujourd'hui, les économistes et autres «penseurs» de la classe do­minante en sont restés au même point, le retard en plus. Avec l'effondrement de ce qu'ils consi­dèrent avoir été «le communisme», il en est même qui, reprenant une caricature de la pensée de Hegel, annoncent «la fin de l'histoire» : puisque maintenant tous les pays parviennent à la forme la plus achevée du capitalisme («le libéra­lisme démocratique»), puisqu'il ne peut rien y avoir au delà du capita­lisme, nous serions au bout du chemin. Avec de telles concep­tions, l'actuel chaos, le blocage économique de la société, sa désagrégation généralisée ne peu­vent que demeurer un mystère de la Providence. Pour celui qui croit qu'au delà du capitalisme il ne peut rien exister, le terrifiant constat de faillite au bout de plusieurs siècles de domination capitaliste sur la planète, ne peut provoquer que stupeur, une stupeur à faire déses­pérer de l'humanité.

Pour le marxisme, par contre, il s'agit d'une éclatante confirmation des lois historiques qu'il a décou­vertes et formulées. Du point de vue du prolétariat révolutionnaire, le capitalisme n'est pas plus éternel que ne l'ont été les anciens modes d'exploitation, le féodalisme ou l'esclavagisme antique par exemple. Le marxisme se distingue justement des théories commu­nistes qui l'ont précédé, par le fait qu'il fonde le projet communiste sur une compréhension de la dy­namique de l'histoire : le commu­nisme devient possible histori­quement parce que le capitalisme crée simultanément les conditions matérielles permettant d'accéder à une véritable société d'abondance, et la classe capable d'entreprendre la révolution communiste : le pro­létariat. Il devient une nécessité historique parce que le capitalisme aboutit à une impasse.

Autant l'impasse capitaliste dé­concerte les bourgeois et leurs éco­nomistes, autant elle confirme les marxistes dans leurs convictions révolutionnaires.

Mais, comment les marxistes ex­pliquent-ils cette situation de cul-de-sac historique ? Pourquoi le ca­pitalisme ne peut-il pas se déve­lopper à l'infini ? Une phrase du Manifeste communiste, de Marx et Engels, résume la réponse : «Les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée».

Quelle est la signification de cette formulation ? La réalité actuelle la confirme-t-elle ?

«Les institutions bourgeoises»

Un des pièges de l'idéologie bour­geoise, et dont les premières vic­times sont les économistes eux-mêmes, consiste à croire que les rapports capitalistes seraient des rapports «naturels». L'égoïsme, la rapacité, l'hypocrisie et la cynique cruauté de l'exploitation capitaliste ne seraient que la forme la plus raffinée atteinte par une éternelle, et toujours «mauvaise», «nature humaine».

Mais quiconque jette un regard à l'histoire constate immédiatement qu'il n'en est rien. Les rapports so­ciaux actuels ne dominent la vie économique de la société que de­puis 500 ans, si l'on situe, comme Marx, le début de cette domination au 16e siècle, lorsque la découverte de l'Amérique et l'explosion du commerce mondial qui s'ensuit, permettent aux marchands ca­pitalistes de commencer à imposer définitivement leur pouvoir sur la vie économique de la planète. Auparavant, l'humanité a connu d'autres sociétés de classes, comme le féodalisme et l'esclavagisme antique, et avant cela, elle a vécu pendant des millé­naires sous des formes diverses de «communisme primitif», c'est-à-dire dans des sociétés sans classes ni exploitation.

«Dans la production sociale de leur existence, - explique Marx([6] [220])- les hommes nouent des rapports déter­minés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un de­gré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et poli­tique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale.»

Les institutions bourgeoises, les rapports de production capitalistes et leur «édifice juridique et poli­tique», loin de constituer des réali­tés éternelles, ne sont qu'une forme particulière,  momentanée de l'organisation sociale, correspon­dant «à un degré donné du dévelop­pement des forces productives». Marx disait qu'au moulin à bras correspondait l'esclavagisme an­tique, au moulin à eau le féoda­lisme, au moulin à vapeur le capi­talisme.

Mais en quoi consistent ces rapports ? Dans la mythologie qui identifie stalinisme et commu­nisme, il est commun de définir les rapports capitalistes par opposition à ceux qui prédominaient dans les pays soi-disant commu­nistes, tels l'ex-URSS. La question de la propriété des moyens de pro­duction par des capitalistes individuels ou par l'Etat serait le critère déterminant. Mais, commet l'avaient déjà démontré Marx et Engels dans leur combat contre le socialisme étatique de Lassalle, le fait que l'Etat capitaliste possède ; les moyens de production ne fait t que donner à cet Etat le statut de «capitaliste collectif idéal». '

Rosa Luxemburg, une des plus grandes marxistes depuis Marx, in­siste sur deux critères principaux, deux aspects de l'organisation so­ciale pour déterminer les spécifici­tés d'une mode d'exploitation par rapport aux autres : le but de la production et le rapport qui lie l'exploité à ses exploiteurs. Ces cri­tères, définis bien avant la révolu­tion russe et son étouffement, ne laissent d'ailleurs aucun doute sur la nature capitaliste des économies staliniennes. ([7] [221])

Le but de la production

 

Rosa Luxemburg résume la spé­cificité du but de la production ca­pitaliste de la façon suivante : «Le propriétaire d'esclaves achetait des esclaves pour sa commodité et pour son luxe, le seigneur féodal extor­quait des corvées et des redevances au serfs dans le même but: pour vivre largement avec sa parenté. L'entrepreneur moderne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en retirer de l'argent.»([8] [222])

 

Le but de la production capitaliste c'est l'accumulation du capital, à tel point que les dépenses de luxe auxquelles se livrent les membres de la classe exploiteuse sont, dans les temps radicaux du capitalisme naissant, condamnées par le puri­tanisme bourgeois. Marx en parle comme d'un «vol du capital».

Les bourgeois-bureaucrates pré­tendent que dans leurs régimes, on ne poursuit pas des objectifs capi­talistes et que le revenu des «responsables» est sous forme de «salaire». Mais le fait que le re­venu soit distribué sous forme de revenu fixe (faussement appelé dans ce cas «salaire») et d'avantages de fonction, au lieu de l'être sous forme de revenus d'actions ou placements indivi­duels, tout cela n'est pas significa­tif lorsqu'il s'agit de déterminer s'il s'agit d'un mode de production capitaliste ([9] [223]). Le revenu des grands i bureaucrates de l'Etat n'en est pas moins fait du sang et de la sueur des prolétaires. La «planification» stalinienne de la production ne poursuit pas d'autres objectifs que les investisseurs de Wall-Street : nourrir le dieu Capital National avec le sur-travail extirpé aux ex­ploités, accroître la puissance du capital et en assurer la défense face aux autres capitaux nationaux. L'aspect «Spartiate» affiché, hy­pocritement, par les bureaucraties staliniennes, surtout lorsqu'elles viennent de s'emparer du pouvoir, n'est qu'une caricature dégénérée du puritanisme de l'accumulation primitive du capital, une caricature rendue difforme par les lèpres du capitalisme décadent : la bureau­cratie et le militarisme.

Le lien exploité-exploiteur

Les spécificités du capitalisme, quant au rapport entre l'exploité et son exploiteur, ne sont pas moins importantes ni moins présentes dans le capitalisme d'Etat stali­nien.

Dans l'esclavagisme antique, l'esclave est nourri tout comme le sont les animaux appartenant au maître. Il reçoit, de la part de son exploiteur, le minimum in­dispensable pour vivre et se repro­duire. Cette quantité est relative­ment indépendante du travail qu'il fournit. Même s'il n'a pas travaillé, même si la récolte est détruite, le maître se doit de le nourrir, sous peine de le perdre, comme on perd un cheval qu'on a négligé d'alimenter.

Dans le servage féodal, le serf par­tage encore avec l'esclave, même si c'est sous des formes plus disten­dues et émancipées, sa condition d'objet personnellement rattaché à son exploiteur ou à une exploita­tion : on cède un château avec ses terres, ses bêtes et ses serfs. Cependant, le revenu du serf n'est plus véritablement indépendant du travail qu'il effectue. Son droit à prélever sur la production est défini comme une partie, un pourcentage de la production réalisée.

Dans le capitalisme, l'exploité, le / prolétaire est «libre». Mais cette «liberté» tant vantée par la propagande bourgeoise, se résume au j fait que l'exploité n'a aucun lien personnel avec son  exploiteur. L'ouvrier n'appartient à personne,  il n'est rattaché à aucune terre ou propriété. Son lien avec son exploi­teur se réduit  à une opération commerciale : il vend, non pas lui même, mais sa force de travail. Sa «liberté» c'est d'avoir été séparé de ses moyens de production. C'est la liberté du capital de l'exploiter en n'importe quel lieu, pour lui faire produire ce que bon lui semble. La part que le prolétaire a le droit de prélever sur le produit social (quand il y a droit) est indé­pendante du produit de son travail. Cette part équivaut au prix de la seule marchandise importante qu'il possède et reproduit : sa force de travail.

«Comme toute autre marchandise, la marchandise "force de travail" a sa valeur déterminée. La valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production. Pour produire la marchandise "force de travail", une quantité déterminée de travail est également nécessaire, le travail qui produit la nourriture, les vêtements, etc., pour le travailleur. La force de travail d'un homme vaut ce qu'il faut de travail pour le maintenir en état de travailler, pour entretenir sa force de travail.»([10] [224]}

C'est le salariat.

Les staliniens prétendent que leurs régimes ne  pratiquent pas cette forme d'exploitation car il n'y a pas de chômage. Il est vrai que, de fa­çon générale, dans les régimes staliniens on «fait travailler les chômeurs». Le marché du travail est caractérisé par la situation de monopole de l'Etat qui achète prati­quement tout ce qui se trouve sur le marché, en échange de salaires de misère. Mais l'Etat, ce «capitaliste collectif», n'en est pas moins ache­teur et exploiteur. Pour le prolé­taire, la garantie d'emploi, il doit la payer de l'interdiction absolue de toute revendication et de l'acceptation des conditions de vie les plus misérables. Le stalinisme ce n'est pas la négation du salariat, mais la forme totalitaire de celui-ci.

Aujourd'hui, les économies des pays staliniens ne deviennent pas capitalistes, elles ne font que tenter d'abandonner les formes les plus rigidement étatiques du capitalisme décadent qui les caractérisent.

Production exclusivement en vue de la vente pour l'accumulation de capital, rémunération des travail­leurs par le salariat, cela ne définit évidemment pas toutes les institu­tions bourgeoises, mais met en avant les plus spécifiques. Celles qui permettent de comprendre pourquoi le capitalisme est condamné à l'impasse.

«La richesse qu'elles ont créée... »

Au sortir de la société féodale, les rapports de production capita­listes, les «institutions bourgeoises» ont permis un bond gigantesque des forces productives de la so­ciété. A l'époque où le travail d'un homme permettait à peine de se nourrir lui-même et un autre, lorsque la société était encore mor­celée en une multitude de fiefs qua­siment autonomes les uns par rap­port aux autres, le développement de la «liberté» du salariat et de l'unification de l'économie par le commerce, a constitué un puissant facteur de développement.

 

«La bourgeoisie... a montré ce que l'activité humaine est capable de réaliser. Elle a accompli des mer­veilles qui sont autre chose que les pyramides égyptiennes, les aque­ducs romains, les cathédrales go­thiques... Au cours de sa domina­tion de classe à peine séculaire, la bourgeoisie a créé des forces pro­ductives plus massives et plus colos­sales que ne l'avaient fait dans le passé toutes les générations dans leur ensemble.»([11] [225])

Contrairement aux théories communistes pré-marxistes, qui disaient le communisme possible à tout moment de l'histoire, le marxisme reconnaît que seul le ca­pitalisme crée les moyens matériels d'une telle société. Avant de devenir «trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée», les institutions bourgeoises étaient suffisamment larges pour apporter, « dans la boue et dans le sang » deux réalités indispensables à l'instauration d'une véritable so­ciété communiste : la création d'un réseau productif mondial (le mar­ché mondial) et un développement suffisant de la productivité du tra­vail. Deux réalités qui, on le verra, finiront par se transformer en un cauchemar pour la survie du capital.

« La grande industrie a fait naître te marché mondial, que la découverte de l'Amérique avait préparée... – dit le Manifeste communiste. Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir 1 partout elle établit des relations..] Elle contraint toutes les nations\ sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois; elle les contraint d'importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bour­ geois. En un mot, elle crée un monde à son image. »([12] [226])

Stimulant et produit de cette unifi­cation de l'économie mondiale, la productivité du travail fait les plus importants progrès de l'histoire. La nature même des rapports capi­talistes, la concurrence à mort dans laquelle vivent les différentes fractions du capital, au niveau national ou international, contraint celles-ci à une course permanente à la productivité. Baisser les coûts de production, pour être plus com­pétitifs, est une condition de survie sur le marché.([13] [227])

Malgré le poids destructif de l'économie de guerre devenue quasi permanente depuis la pre­mière guerre mondiale, malgré les irrationalités introduites par un fonctionnement devenu de plus en plus militarisé, difficile et contra­dictoire depuis la constitution défi­nitive du marché mondial, au dé­but de ce siècle([14] [228]), le capitalisme a poursuivi un développement de la productivité technique du travail. On estime([15] [229]) que vers 1700, un tra­vailleur agricole en France pouvait nourrir 1,7 personne, c'est-à-dire qu'il s'alimentait lui même et four­nissait les trois quarts de l'alimentation d'une autre per­sonne ; en 1975, un travailleur agricole aux Etats-Unis peut nour­rir 74 personnes en plus de lui ! La production d'un quintal de blé coû­tait 253 heures de travail en 1708 en France ; ce coût y est de 4 heures en 1984. Sur le plan industriel, les progrès ne sont pas moins specta­culaires : pour produire une bicy­clette en France en 1891 il fallait 1500 heures de travail ; en 1975 il en fallait 15 aux Etats-Unis. Le temps de travail nécessaire pour produire une ampoule électrique en France a été divisé par plus de 50 entre 1925 et 1982, celui d'un poste de radio par 200. Au cours de la dernière décennie, marquée par une exacerbation sans frein de la guerre commerciale, guerre qui n'a fait que s'aiguiser entre les princi­pales puissances occidentales de­puis l'effondrement du bloc de î'Est([16] [230]), le développement de l'informatique et l'introduction croissante de « robots » dans la production ont donné une nouvelle accélération au développement de cette productivité.([17] [231])

Mais ces conditions qui rendent possible d'organiser consciem­ment, en fonction des besoins hu­mains, la production au niveau mondial, qui permettraient en peu d'années d'éliminer définitivement faim et misère de la planète en fai­sant exploser le développement de la science et des autres forces pro­ductives, bref, ces conditions ma­térielles, qui rendent possible le communisme, se transforment pour la bourgeoisie en un véritable tourment. Et la subsistance des rapports bourgeois se transforme pour l'humanité en un véritable cauchemar.

« Des institutions trop étroites... »

« A un certain degré de leur déve­loppement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de pro­duction existants, ou avec les rap­ports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression ju­ridique. Hier encore formes de dé­veloppement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. » Marx.([18] [232])

Dans le cas des sociétés d'exploitation pré-capitalistes, comme dans celui du capitalisme, cette «collision» entre «le dévelop­pement des forces productives maté­rielles de la société» et «les rap­ports de propriété» se concrétise par une situation de pénurie, de di­sette. Mais, lorsque les rapports de l'esclavagisme antique ou ceux du féodalisme sont devenus «trop étroits», la société s'est trouvée de­vant l'impossibilité matérielle de produire plus, d'extraire suffisam­ment de biens et de nourriture à partir de la terre et du travail. Alors que, dans le cas du capitalisme, nous assistons à un blocage de type particulier : la «surproduction».

«La société se voit rejetée dans un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle lui ont coupé les vivres ; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi? Parce que la société a trop de civili­sations, trop de vivres, trop d'industrie, trop de commerce » (Manifeste communiste)

Ce que Marx et Engels décrivaient au milieu du 19e siècle, analysant les crises commerciales du capita­lisme historiquement ascendant, est devenu une situation quasi chronique dans le capitalisme dé­cadent. Depuis la première guerre mondiale, la «surproduction» d'armements est devenu une mala­die permanente du système. Les famines se développent dans les pays sous-développés au même moment où le capital américain et le capital «soviétique» rivalisent dans l'espace au moyen des tech­niques les plus coûteuses et sophis­tiquées. Depuis la crise de 1929, le gouvernement américain a, presque chaque année, consacré une partie de ses subventions agri­coles à payer des agriculteurs pour qu'ils ne cultivent pas une partie de leur terre. ([19] [233]) A la fin des années 80, alors que le secrétaire général des Nations Unies annonce plus de 30 millions de morts en Afrique du fait de la faim, aux Etats-Unis près de la moitié de la récolte d'oranges est volontairement détruite par le feu. Au début des années 90, la CEE engage un gigantesque plan de congélation de terres cultivables (15 % des terres consacrées aux cé­réales). La nouvelle récession ou­verte, qui ne constitue qu'une ag­gravation de la crise dans laquelle se débat le système depuis la fin des années 60, frappe tous les secteurs de l'économie, et, dans le monde entier, les fermetures de mines et d'usines font suite à la stérilisation des terres.

 

Entre les besoins de l'humanité et les moyens matériels pour les sa­tisfaire se dresse une «main invi­sible» qui contraint les capitalistes à ne plus produire, à licencier, et les exploités à croupir dans la mi­sère. Cette «main invisible», c'est la «miraculeuse économie de mar­ché», les rapports capitalistes de production devenus «trop étroits».

 

Aussi cynique et impitoyable que puisse être la classe capitaliste, elle n'engendre pas volontairement une telle situation. Elle ne demanderait qu'à faire tourner à pleine produc­tivité son industrie et son agricul­ture, extirper une masse toujours croissante de surtravail aux exploi­tés, vendre sans limites et cumuler du profit à l'infini. Si elle ne le fait pas, c'est parce que les rapports capitalistes qu'elle incarne, le lui interdisent. Comme on l'a vu, le capital ne produit pas pour sa­tisfaire les besoins humains, pas même ceux de la classe dominante. Il produit pour vendre. Or, parce qu'il repose sur le salariat, le capi­talisme est incapable de fournir à ses propres travailleurs, encore moins à ceux qu'il n'exploite pas, les moyens d'acheter toute la pro­duction qu'il est capable de faire réaliser.

Comme on l'a aussi vu, la part de la production qui revient au prolé­taire est déterminée non pas par ce qu'il produit, mais par la valeur de sa force de travail, et, cette valeur, le travail nécessaire pour le nour­rir, le vêtir, etc. ne fait que se ré­duire au même rythme que s'accroît la productivité générale du travail.

L'augmentation de la productivité, en baissant la valeur des marchan­dises, permet à un capitaliste de s'emparer des marchés d'un autre, ou d'empêcher un autre de s'emparer des siens. Mais elle ne crée pas de nouveaux marchés. Au contraire. Elle réduit le marché constitué par les producteurs eux-mêmes.

«Le pouvoir de consommation des travailleurs est limité en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'ils ne sont employés qu'aussi longtemps que leur emploi est pro­fitable pour la classe capitaliste. La raison unique de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la   consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la so­ciété » Marx.([20] [234])

Telle est la contradiction fonda­mentale qui condamne le capita­lisme à l'impasse. ([21] [235])

Cette contradiction, cette incapa­cité à créer ses propres débouchés commerciaux, le capitalisme la porte en lui depuis sa naissance. Il l'a surmontée à ses débuts par la vente aux secteurs féodaux, puis par la conquête des marchés colo­niaux. C'est à travers la recherche de ces débouchés que la bourgeoi­sie a «envahi toute la planète». C'est cette recherche qui, à partir du moment où le marché mondial était constitué et partagé entre les principales puissances, au début de ce siècle, a conduit à la première, puis à la deuxième guerre mon­diales.

Aujourd'hui, 20 ans après la fin du «répit» donné par la reconstruc­tion des gigantesques destructions de la deuxième guerre, après 20 ans de fuite en avant, repoussant les échéances en s'octroyant crédit sur crédit, le capitalisme se retrouve confronté à sa même vieille et inévitable contradiction : un an et demi de production mondiale de dettes en plus.

L'étroitesse des institutions bour­geoises a fini par faire de la vie économique mondiale une mons­truosité où moins de 10 % de la po­pulation produit plus de 70 % des richesses ! Contrairement aux hymnes de louanges aux futurs « miracles de l'économie de mar­ché» qu'entonne aujourd'hui la bourgeoisie sur les ruines du stali­nisme, la réalité fait apparaître dans toute son horreur le fléau barbare que constitue, pour l'humanité, le maintien de rapports capitalistes. Plus que jamais, la survie même de l'espèce humaine exige l'avènement d'une nouvelle société. Une société qui, pour dé­passer l'impasse capitaliste, devra être fondée sur deux principes es­sentiels :

- la production exclusivement en vue des besoins humains ;

- l'élimination du salariat et l'organisation de la distribution d'abord en fonction des richesses existantes, puis, lorsque l'abondance matérielle sera enfin acquise au niveau mondial, en fonction des besoins de chacun.

Plus que jamais, la lutte pour une société fondée sur le vieux principe communiste : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses be­soins», ouvre la seule issue à l'humanité.

L'attachement des économistes au mode d'exploitation capitaliste les aveugle et les empêche de voir et de comprendre la faillite de celui-ci. La révolte contre l'exploitation pousse au contraire le prolétariat à la lucidité historique. C'est en se si­tuant du point de vue de cette classe que Marx, les marxistes, les vrais, ont pu s'élever à une vision historique cohérente. Une vision qui est capable non seulement de cerner ce qui constitue la spécifi­cité du capitalisme par rapport aux autres types de société du passé, mais aussi de comprendre les contradictions qui font de ce sys­tème un mode de production aussi transitoire que les autres du passé. Le marxisme fonde la possibilité et la nécessité du communisme sur une base matérielle scientifique. Et, en ce sens, loin d'être enterré comme en rêvent les défenseurs de l'ordre établi, il demeure plus ac­tuel que jamais.

RV, 6/3/92



[1] [236] En 1967 c'est surtout l'Allemagne qui est frappée. Pour la première fois depuis la guerre, son produit intérieur brut cesse de croître. Le «miracle allemand» cède la place à un recul de -0,1 % du PIB. En 1970 c'est au tour de la première puissance mon­diale, les Etats Unis, de connaître un recul de sa production (-0,3 %).

[2] [237] En 1969, la revue économique française, L'expansion s'interroge en couverture : « 19z9 peut-il recommencer ? »

 

[3] [238] Certaines estimations évaluent l'endettement mondial à 30 000 milliards de dollars (Le monde diplomatique, février 1992). Cela équivaut à sept fois le produit annuel des USA, ou de la CEE, ou encore à près d'un an et demi de travail (dans les conditions actuelles) de toute l'humanité !

[4] [239] En décembre 1991, l'OCDE, une des principales organisations de prévision éco­nomique occidentales, présentait ses Pers­pectives économiques à la presse : celles-ci annonçaient une reprise économique immi­nente, encouragée, entre autre, par la baisse des taux d'intérêt allemands. Le jour même, la Bundesbank décidait une impor­tante hausse de son taux d'intérêt et quelques jours plus tard la même OCDE ré­visait à la baisse ses prévisions, soulignant l'importance des incertitudes qui dominent l'époque...

[5] [240] Voir dans ce numéro l'article « Comment le prolétariat a gagné Marx au commu­nisme ».
 

[6] [241] .«Avant-propos» à la Critique de l’économie politique. Ed. La pléiade.

[7] [242] Les économistes ont du mal à com­prendre que ce soit seulement du point de vue marxiste que l’on puisse réellement comprendre la nature capitaliste de ces économies.

[8] [243] Rosa Luxemburg, Introduction à l'économie politique, chap. 5, «Le travail salarié».

[9] [244] Cette différence est, par contre, impor­tante pour comprendre la différence d'efficacité entre le capitalisme d'Etat stali­nien et celui dit «libéral». Le fait que le re­venu des bureaucrates soit indifférent du ré­sultat de la production dont ils sont censés avoir la responsabilité, fait de ceux-ci des monuments d'irresponsabilité, de corrup­tion et d'inefficacité. (Voir «Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l'est», Revue internationale, n° 60).

[10] [245] Rosa  Luxemburg,  Introduction à l'économie politique, idem.

[11] [246] Manifeste communiste,   «Bourgeois  et prolétaires».

[12] [247] Idem.

[13] [248] Dans le cas de pays comme l'URSS, où la concurrence à l'intérieur de la nation était émoussée par le monopole étatique, c'est au niveau de la concurrence militaire interna­tionale que s'exerçait la pression à l'accroissement continu de la productivité.

[14] [249] Voir notre brochure La décadence du capitalisme.

[15] [250] Les données sur la productivité son ti­rées de divers ouvrages de Jean Fourastié : La productivité (ed.PUF, 1987), Pourquoi les prix baissent (éd. Hachette, 1984) Pou­voir d'achat, prix et salaires (té. Gallimard, 1977).

[16] [251] Voir dans cette revue l'article « Guerre commerciale : l'engrenage infernal de la concurrence capitaliste ».

[17] [252] On peut avoir une idée de l'importance de l'augmentation de la productivité du tra­vail par l'évolution du nombre de personnes « improductives » entretenues par le travail réellement productif (au sens général du terme, c'est-à-dire utile pour la subsistance des hommes). Les agriculteurs, les travail­leurs de l'industrie, des services et du bâti­ment produisant des biens ou services des­tinés a la consommation ou à la production de biens de consommation, permettent à un nombre toujours croissant de personnes de vivre sans fournir un travail réellement pro­ductif : militaires, policiers, travailleurs de toutes les industries produisant des armes ou des fournitures militaires, une grande partie de la bureaucratie étatique, les tra­vailleurs des services financiers et ban­caires, du marketing et de la publicité, etc. La part du travail généralement productif dans la société capitaliste décadente ne cesse de diminuer au profit d'activités, in­dispensables pour la survie de chaque capi­tal national, mais inutile sinon destructrice du point de vue des besoins de l'humanité.

[18] [253] «Avant-propos» à la Critique de l'économie politique.

[19] [254] Du simple point de vue technique, les Etats Unis sont capables de nourrir à eux seuls la planète entière.

[20] [255] Le capital, livre III, 5° section, p. 1206, éd. La Pléiade.

[21] [256] L'analyse marxiste ne décèle pas seule­ment cette contradiction dans les rapports de production capitalistes : la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, la contradiction entre la nécessité (ravoir re­cours à des investissements toujours plus importants et les exigences de la rotativité du capital, la contradiction entre le ca­ractère mondial du processus de production capitaliste et la nature nationale de l'appropriation du capital, etc., le marxisme a découvert d'autres contradic­tions essentielles qui sont moteur et impasse de la vie du capital. Mais toutes ces autres contradictions ne se transforment en en­trave effective à la croissance du capital qu'à partir du moment où celui-ci se heurte à «la raison ultime» de ses crises : son incapacité à créer ses propres débouchés.

 

Questions théoriques: 

  • L'économie [257]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [166]

Bilan de 70 années de luttes de « libération nationale » 3e partie

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Des nations mort-nées.

Tout au long du 20e siècle, toutes les « nouvelles nations », à peine nées, sont déjà moribondes.

Au début de ce siècle, il y avait à peine 40 Etats indépen­dants dans le monde. Aujourd'hui, ils sont 169, aux­quels il faut ajouter les quelques 20 nouveaux Etats surgis dernièrement de l'explosion de l'URSS et de la Yougoslavie.

La faillite sans appel de la kyrielle de « nouvelles nations » construites tout au long du 20e siècle, la ruine certaine de celtes qui viennent d'être créées, sont une démonstration évidente de l'échec du capita­lisme. Pour les révolution­naires, depuis le début du 20e siècle, ce qui est à l'ordre du jour n'est pas la constitution de nouvelles frontières, mais leur destruction   par   la   révolution prolétarienne mondiale. C'est l'axe central de cette série d'articles de bilan de 70 ans de luttes de « libération nationale ».

Dans le premier article, nous avons vu comment la « libération nationale » a été un poison mortel pour la première vague révolutionnaire interna­tionale de 1917-23. Dans la se­conde partie, nous avons démontré comment les guerres de « libération nationale » et les nouveaux Etats ont été happées dans un engrenage inséparable des impérialismes et de la guerre impérialiste. Dans cette troisième et dernière partie, nous voulons montrer le tra­gique désastre économique et social auquel aboutit l'existence de ces 150 « nouvelles nations » créées au cours du 20e siècle.

La réalité a réduit en pous­sières tous les discours sur les « pays en voie de développe­ment », qui devaient devenir les nouveaux pôles dynamiques du développement économique. Les bavardages sur les nou­velles « révolutions bour­geoises », qui allaient faire ex­ploser la prospérité à partir des richesses naturelles contenues dans les anciennes colonies, n'annonçaient qu'un gigan­tesque fiasco : celui du capita­lisme, l'incapacité de celui-ci de mettre en valeur les deux tiers de la planète, d'intégrer à la production mondiale les mil­liards de paysans qu'il a ruinés. 

Le contexte dans lequel sont nées les « nouvelles nations » : la décadence du capitalisme

Le critère déterminant pour juger si le prolétariat doit ou ne doit pas appuyer la formation de nouvelles nations a toujours été fonction de la période que traverse le capita­lisme au niveau historique et mondial. Dans une période d'expansion et de développement, comme au 19e siècle, un tel appui pouvait avoir un sens, et encore seulement dans le cas où la forma­tion d'une nation contribuait à accélérer le développement du capi­talisme et la constitution de la classe ouvrière, et à condition que soit maintenue l'autonomie de cette dernière par rapport aux forces progressistes de la bourgeoi­sie. Cet appui n'a plus aucun sens et doit être rejeté catégoriquement dès que le capitalisme entre, avec la première guerre mondiale, dans son époque de décadence mortelle.

«Le programme national n'a joué un rôle historique, en tant qu'expression idéologique de la bourgeoisie montante aspirant au pouvoir dans l'Etat, que jusqu'au moment où la société bourgeoise s'est tant bien que mal installée dans les grands États du centre de l'Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique.

Depuis lors, l'impérialisme a com­plètement enterré le vieux pro­gramme bourgeois démocratique : l'expansion au delà des frontières nationales (quelles que soient les conditions nationales des pays annexés) est devenue la plate-forme de la bourgeoisie de tous les pays. Certes, la phase nationale est de­meurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspi­rations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impéria­listes, seul et ultime moyen idéolo­gique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes » ([1] [258]).

Ce critère global et historique est à l'opposé d'un critère basé sur des spéculations abstraites et sur des visions partielles ou contingentes. Ainsi, les staliniens, les trotskystes et même certains groupes proléta­riens ont donné comme argument à l'appui de «l'indépendance nationale » des pays d'Afrique, d'Asie, le fait que ces pays conservaient d'importants vestiges féodaux et précapitalistes : de là, ils dédui­saient que ce qui était à l'ordre du jour dans ces pays, c'était une «  révolution bourgeoise » et non une révolution prolétarienne. Ce que nient ces messieurs, c'est que l'intégration dans le marché mondial de tous les principaux ter­ritoires de la planète ferme les pos­sibilités d'expansion du capitalisme, pousse ce dernier à une crise sans issue, et que cette situation domine la vie de tous ces nouveaux pays : « Et si, se survivant, l'ancienne formation (sociale) res­tée maîtresse des destinées de la so­ciété, continue à agir et à guider la société, non plus vers l'ouverture des champs libres au développement des forces productives, mais d'après sa nouvelle nature désormais réac­tionnaire, elle oeuvre vers leur des­truction. »([2] [259])

Un autre argument invoqué en fa­veur de la constitution de nouvelles nations, c'est qu'elles possèdent d'immenses ressources naturelles qu'elles pourraient et devraient dé­velopper en se libérant de la tutelle étrangère. Cet  argument  tombe comme le précédent, dans une vi­sion abstraite et localiste. Certes, ces énormes potentialités existent, mais justement, elles ne peuvent se développer dans le contexte mondial de crise chronique et de déca­dence qui détermine la vie de toutes les nations.

Depuis ses origines, le capitalisme a été basé sur une concurrence fé­roce, au niveau des entreprises comme des nations. Ceci a produit un développement inégal de la production selon les pays :

« La loi du développement inégal du capitalisme, sur les extrapolations de laquelle Lénine et ses épigones basent leur thèse du "maillon le plus faible", se manifeste dans la pé­riode ascendante du capitalisme par une poussée impérieuse des pays retardataires vers un rattrapage et même un dépassement des pays plus développés. Par contre, ce phéno­mène tend à s'inverser au fur et à mesure que le système, comme un tout, approche de ses limites histo­riques objectives et se trouve dans l'incapacité d'étendre le marché mondial en rapport avec les néces­sités imposées par le développement des forces productives. Ayant atteint ses limites historiques, le système en déclin n'offre plus de possibilité d'une égalisation dans le dévelop­pement, mais au contraire dans la stagnation de tout développement, dans le gaspillage, dans le travail improductif et de destruction. Le seul "rattrapage" dont il peut être question est celui qui conduit les pays les plus développés à la situa­tion qui existait auparavant dans les pays arriérés sur le plan des convul­sions économiques, de la misère, et des mesures de capitalisme d'Etat. Si au 19ème siècle, c'est le pays le plus avancé, l'Angleterre, qui indi­quait ce que serait l'avenir des autres, ce sont aujourd'hui les pays du «tiers-monde» qui indiquent d'une certaine façon de quoi est fait l'avenir des pays les plus dévelop­pés.

Cependant, même dans ces condi­tions, il ne saurait exister de réelle "égalisation" de la situation des dif­férents pays qui composent le monde. Si elle n'épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l'arène économique mondiale et dont  la route au développement est définiti­vement barrée par les puissances les plus anciennes. »([3] [260])

Tout ceci se concrétise dans le fait que « la loi de l'offre et de la de­mande joue contre tout développement de nouveaux pays. Dans un monde où les marchés sont saturés, l'offre dépasse la demande et les prix sont déterminés par les coûts de production les plus bas. De ce fait, les pays ayant les coûts de produc­tion les plus élevés sont contraints de vendre leurs marchandises avec des profits réduits quand ce n'est pas à perte. Cela ramène leur taux d'accumulation à un niveau extrê­mement bas, et, même avec une main d'oeuvre très bon marché, ils ne parviennent pas à réaliser les investissements nécessaires à l'acquisition massive d'une techno­logie moderne, ce qui a pour résul­tat de creuser encore plus le fossé qui sépare ces pays des grandes puissances industrielles. » ([4] [261])

Pour cela, «La période de déca­dence du capitalisme se caractérise par l'impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations indus­trialisées. Les pays qui n'ont pas réussi leur "décollage" industriel avant la première guerre mondiale sont, par la suite, condamnés à sta­gner dans un sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui "tiennent le haut du pavé" ». Dans ce cadre « Les politiques protection­nistes connaissent au 20e siècle une faillite totale. Loin de constituer une possibilité de respiration pour les économies les moins dévelop­pées, elles conduisent à l'asphyxie de l'économie nationale. » ([5] [262])

Guerre et Impérialisme aggravent le retard et le sous-développement

Dans ces conditions économiques globales, la guerre et l'impérialisme, attributs insépa­rables du capitalisme décadent, s'imposent comme une loi impla­cable à tous les pays et pèsent comme une chape de plomb sur l'économie des nouvelles nations. Dans la situation de marasme qui règne sur l'économie mondiale, chaque capital national ne peut survivre qu'en s'armant jusqu'aux dents. En conséquence, chaque Etat national se voit obligé de bouleverser sa propre économie : création d'une industrie lourde, mise en place d'industries dans des zones stratégiques mais qui ont des effets dévastateurs sur la produc­tion globale, soumission des infra­structures et des communications à l'activité militaire, énormes dé­penses pour la «défense». Tout ceci a de très graves répercussions sur l'ensemble de l'économie na­tionale des pays dont le tissu social est sous-développé à tous les ni­veaux (économique, culturel, etc.) :

- l'insertion  artificielle  d'activités technologiquement très avancées provoque un énorme gaspillage de ressources et un déséquilibre de plus en plus accentué de l'activité économique et sociale ;

- le renforcement de l'endettement et l'accroissement permanent de la pression fiscale pour faire face à une spirale de dépenses dont on ne peut jamais sortir : « L'Etat ca­pitaliste, sous l'impérieuse néces­sité d'établir  une  économie  de guerre, est le grand consommateur insatiable, qui crée son pouvoir d'achat au moyen d'emprunts gi­gantesques drainant toute l'épargne nationale, sous le contrôle et avec le concours "rétribuée" du capital financier ; il paie avec des traites d'hypothèques les revenus futurs du prolétariat et des petits paysans. »([6] [263]).

En Oman, le poste de défense absorbe 46% des dépenses publiques, en Corée du Nord rien de moins que 24% du PIB. En Thaïlande, alors que la production chute, quelle n’a augmentée que de 1% dans l’agriculture, en qu’on réduit les dépenses d’éducation, « les militaires ont exprimés leur volonté de faire participer l’Europe et les USA à la modernisation de leur armée, soulignant plus clairement dans le camp occidental, et projetant un porte hélicoptère allemand, plusieurs Linx franco-britannique, une escadrille (12 avions) de bombardiers F-16 et 500 tanks M60-A1 et M48-A5 américains » ([7] [264]). En Birmanie, avec un taux de mortalité infantile de 6,45% (0,9% aux USA), une espérance de vie de 61 ans (75,9 aux USA), avec seulement 673 livres publiés (pour 41 millions d’habitants) : « de 1988 à 1990, l’armée birmane a augmenté de 170 000 à 230 000 hommes. Son armement aussi s’est amélioré. Ainsi en Octobre 1990, la Birmanie a commandé 6 avions G4 à la Yougoslavie et 20 hélicoptères à la Pologne. En Novembre, elle a signé un contrat de 1200 millions de dollars – la dette extérieure est de 4171 millions de dollars – avec la Chine pour acquérir, entre autre, 12 avions F-7, 12 avions F-6 et 60 blindés » ([8] [265])

L'Inde est un cas particulièrement grave. L'énorme effort guerrier de ce pays est en grande partie responsable de ce que « entre 1961 et 1970, le pourcentage de la popula­tion rurale qui vit en dessous du mi­nimum physiologique est passé de 52% à 70%. Alors qu'en 1880 chaque hindou pouvait disposer de 270 kilos de céréales et de légumes secs, cette proportion était tombée à 134 kilos en 1966. » ([9] [266]). « Le budget militaire équivalait à 2% de son PNB en 1960, c'est-à-dire 600 mil­lions de dollars. Pour rénover l'arsenal et le parc militaire, les usines d'armement se sont multi­pliées et ont diversifié leur produc­tion. Dix ans plus tard, le budget militaire s'élevait à 1600 millions de dollars, c'est à dire 3,5% du PNB (...) A tout cela s'est ajoutée une réforme de l'infrastructure, en particulier des routes stratégiques, des bases navales (...) Le troisième programme militaire, qui couvre 1974-1979, va absorber annuelle­ment 2500 millions de dollars. »([10] [267]) Depuis 1973, l'Inde possède la bombe atomique et a développé un programme de recherche nu­cléaire, des centrales pour la fusion du plutonium, etc., qui place le ni­veau de ses dépenses dédiées à la « recherche scientifique» dans les plus hauts du monde : 0,9 % du PNB !

Le militarisme aggrave les désavan­tages des pays neufs par rapport aux pays anciens. Ainsi, le nombre de soldats des 16 plus grands pays du «tiers-monde» (l'Inde, la Chine, le Brésil, la Turquie, le Vietnam, l'Afrique du Sud, etc.) est passé de 7 millions, en 1970, à 9,3 millions en 1990, c'est-à-dire, un accroissement de 32 %. Par contre, le nombre de soldats dans les quatre pays les plus industrialisés (USA, Japon, Allemagne, et France) est passé de 4,4 millions, en 1970, a 3,3 millions en 1990, ce qui signifie une réduction de 26%.([11] [268]) Ce n'est pas que ces der­niers aient relâché leur effort mili­taire, mais c'est qu'il est devenu beaucoup plus productif, leur per­mettant d'économiser sur les dé­penses en hommes. Dans les pays les moins développés, c'est la ten­dance inverse, et de loin, qui do­mine : en plus d'augmenter les investissements en armes sophisti­quées et en technologie, ils doivent augmenter la participation des hommes.

Cette nécessité de donner la prio­rité à l'effort de guerre a de graves conséquences politiques qui aggravent encore plus la faiblesse et le chaos économique et social de ces nations : elle impose l'alliance inévitable, contrainte et forcée, avec tous les restes de secteurs féo­daux ou simplement retardataires, puisqu'il est plus important de maintenir la cohésion nationale, face à la jungle impérialiste mon­diale, que d'assurer la « modernisation » de l'économie, qui passe pour un objectif secon­daire et, en général, utopique, face à l'ampleur des impératifs impé­rialistes.

Ces survivances féodales ou pré­capitalistes expriment le poids du passé colonial ou semi-colonial qui leur a légué une économie spéciali­sée dans la production de matières premières agricoles ou minières, ce qui la déforme monstrueuse­ment mil en découle le phénomène contradictoire par lequel l'impérialisme a exporté le mode de production capitaliste et a détruit systématiquement les formations économiques pré-capitalistes, tout en freinant simultanément le déve­loppement du capital indigène, en pillant impitoyablement les écono­mies coloniales, en subordonnant leur développement industriel aux besoins spécifiques de l'économie des métropoles et en appuyant les éléments les plus réactionnaires et les plus soumis des classes dominantes indigènes (...) Dans les co­lonies et les semi-colonies, il ne devait pas naître de capitaux natio­naux indépendants - pleinement formés avec leur propre révolution bourgeoise et leur base industrielle saine -, mais plutôt des caricatures grossières des capitaux des métro­poles, affaiblies par le poids des vestiges en décomposition des modes de production antérieurs, in­dustrialisées au rabais pour servir les intérêts étrangers, avec des bourgeoises faibles, nées séniles, à la fois au niveau économique et po­litique. » ([12] [269]) 

Pour aggraver encore les pro­blèmes, les anciennes métropoles (France, Grande-Bretagne, etc.), ainsi que d'autres concurrents (USA, l'ancienne URSS, l'Allemagne), ont tissé autour des «nouvelles nations» une toile d'araignée complexe : investisse­ments, crédits, occupations d'enclaves stratégiques, "traités d'assistance, de coopération et de défense mutuelles", intégration dans des organismes internatio­naux de défense, de commerce, etc. Tout cela les tient pieds et poings liés, et constitue un handi­cap particulièrement insurmon­table.

Cette réalité est qualifiée par les trotskystes, les maoïstes et tous les « tiers-mondistes » comme du «néo-colonialisme». Ce terme est un rideau de fumée qui cache l'essentiel : la décadence de tout le capitalisme mondial et l'impossibilité de développement de nouvelles nations. Les pro­blèmes des nations du « tiers-monde», ils les résument à la « domination étrangère ». Il est cer­tain que la domination étrangère fait obstacle au développement des nouvelles nations, mais ce n'est pas le seul facteur et surtout il ne peut être compris que comme une par­tie, un élément constitutif des conditions globales du capitalisme décadent, dominées par le milita­risme, la guerre et la stagnation de la production.

Pour compléter le tableau, les nou­velles nations surgissent avec un péché originel : ce sont des territoires incohérents, formés par un agrégat chaotique de différentes ethnies, religions, économies, cul­tures. Leurs frontières sont pour le moins artificielles et incluent des minorités appartenant aux pays li­mitrophes ; tout cela ne peut que mener à la désagrégation et à des confrontations permanentes.

Un exemple révélateur est l'anarchie gigantesque créée par la coexistence de races, religions et nationalités, dans une région stra­tégique vitale comme le Moyen-Orient. Il y a d'abord les trois religions les plus importantes : le ju­daïsme, le christianisme et l'islamisme. Chacune d'elles est ensuite divisée à son tour en de multiples sectes qui s'affrontent entre elles : la religion chrétienne comporte des minorités maronite, orthodoxe, copte ; la religion mu­sulmane a ses obédiences sunnites, chiites, alaouites, etc. Enfin, « il existe, en plus des minorités eihnico-linguistiques. En Afgha­nistan, les persanophones (Tadjiks) et les turcophones (Ouzbeks, Turk­mènes) ainsi que d'autres groupe­ments. (...) Les turbulences poli­tiques du 20e siècle ont fait de ces minorités des "peuples sans Etats". Ainsi, les 22 millions de Kurdes : 11 millions en Turquie (20% de la population), 6 millions en Iran (12%), 4,5 en Irak (25%), 1 en Syrie (9 %), sans oublier l’existence d'une diaspora kurde au Liban. Il existe aussi une diaspora armé­nienne au Liban et en Syrie. Et, en­fin, les palestiniens constituent un autre "peuple sans Etat" : 5 mil­lions de palestiniens sont répartis entre Israël (2,6 millions), la Jor­danie (1,5 millions), le Liban (400 000), le Koweït (350 000) la Syrie (250 000).» ([13] [270])

 

Dans de telles conditions, les nou­veaux Etats expriment de manière caricaturale la tendance générale au capitalisme d'Etat, lequel ne constitue pas un dépassement des contradictions mortelles du capitalisme décadent, mais une lourde entrave qui augmente encore les problèmes.

« Dans les pays les plus arriérés, la confusion entre l'appareil politique et l'appareil économique permet et engendre le développement d'une bureaucratie entièrement parasi­taire, dont la seule préoccupation est de se remplir les poches, de pil­ler de façon systématique l'économie nationale en vue de se constituer des fortunes colossales : les cas de Batista, Marcos, Duva­lier, Mobutu, sont bien connus, mais ils sont loin d'être les seuls. Le pillage, la corruption et le racket sont des phénomènes généralisés dans les pays sous-développés et qui affectent tous les niveaux de l'Etat et de l'économie. Cette situation constitue évidemment un handicap supplémentaire pour ces économies, qui contribue à les enfoncer toujours plus dans le gouffre. » ([14] [271])
 

Un bilan catastrophique

Ainsi, tout nouvel Etat national, loin de reproduire le développe­ment des jeunes capitalismes du 19e siècle, se confronte dès le dé­part à l'impossibilité d'une accu­mulation réelle et s'enfonce dans le marasme économique, le gaspil­lage et l'anarchie bureaucratique. Loin de fournir un cadre où le prolétariat pourrait améliorer sa situa­tion, il crée, au contraire, un ap­pauvrissement constant, la menace de la famine, la militarisation du travail, les travaux forcés, l'interdiction des grèves, etc.

Pendant les années 1960-70, des politiciens, des experts, des ban­quiers, ont disserté jusqu'à la nau­sée sur le « développement » des pays du «tiers-monde». De pays «sous-développés» ils sont deve­nus «pays en voie de développe­ment». Un des leviers de ce soi-disant « développement » fut l'octroi de crédits massifs qui s'est accéléré surtout avec la récession de 1974-75. Les grandes métropoles industrielles ont concédé à tour de bras des crédits aux nouveaux pays, avec lesquels ces derniers ont acheté des biens d'équipement, des installations « clés-en-mains » pour une production qu'ils n'ont pas pu vendre, victimes de la surproduc­tion généralisée.

Ceci n'a pas entraîné, comme cela est amplement démontré au­jourd'hui, un véritable développe­ment, mais par contre un grave en­dettement des pays neufs qui les a plongés définitivement dans une crise sans issue comme cela s'est vu tout au long de la décennie 1980.

Nos publications ont mis en évi­dence ce désastre généralisé, il suf­fit de rappeler quelques faits : en Amérique Latine, le PIB par habitant a chuté en 1989 au niveau où il était en 1977. Au Pérou, le revenu par habitant était en 1990... le même qu'en 1957 ! Le Brésil, pré­senté dans les années 1970 comme le pays du « miracle économique », a subi, en 1990, une baisse du PNB de 4,5% et une inflation de 1657 % ! La production industrielle de l'Argentine a chuté, en 1990, au niveau de 1975. ([15] [272])

La population, et surtout la classe ouvrière, ont durement souffert de cette situation. En Afrique, 60 % de la population vivait en dessous du minimum vital en 1983 et pour 1995, la Banque Mondiale calcule qu'on arrivera à 80 %. En Amé­rique Latine, il y a 44 % de pauvres. Au Pérou, 12 millions d'habitants (sur une population totale de 21 millions) sont dépourvus de tout. Au Venezuela, un tiers de la popu­lation manque des revenus néces­saires pour acheter les produits de base.

La classe ouvrière s'est vue cruel­lement attaquée : en 1991, le gou­vernement du Pakistan a fermé ou privatisé des entreprises publiques, mettant à la rue 250 000 ouvriers. En Ouganda, un tiers des employés publics a été licencié en 1990. Au Kenya, « le gouvernement a décidé en 1990 de ne pourvoir que 40 % des postes vacants dans la fonction pu­blique, et que les usagers devaient payer les services publics. » ([16] [273]) En Argentine, la part des salariés dans le revenu national est passé de 49 %, en 1975, à 30 %, en 1983.

La manifestation la plus évidente de l'échec total du capitalisme mondial est le désastre agricole que subit l'immense majorité des na­tions qui ont accédé à l'indépendance au 19e siècle : « La décadence du capitalisme n'a fait que pousser à son comble le pro­blème paysan et agraire. Ce n'est pas, si l'on prend un point de vue mondial, le développement de l'agriculture moderne qui s'est réa­lisé, mais son sous-développement. La paysannerie, comme il y a un siècle, constitue toujours la majorité de la population mondiale. » ([17] [274])

Les pays neufs, à travers l'Etat qui a créé une bureaucratie tentaculaire d'organismes de «développement rural», ont étendu les rapports de production capitalistes à la campagne, détrui­sant les anciennes formes d'agriculture de subsistance. Ce­pendant, cela n'a pas produit un quelconque développement, mais au contraire un total désastre. Ces mafias du « développement », aux­quelles se sont unis les caciques, les propriétaires terriens et les usu­riers, ont ruiné les paysans, en les obligeant à introduire des cultures d'exportation qu'ils leur achètent à des prix dérisoires alors qu'ils leur vendent les semences, les ma­chines, à des prix prohibitifs.

Avec la disparition des cultures de subsistance, « les menaces de fa­mine sont aujourd'hui tout aussi réelles qu'elles l’étaient dans les économies antérieures : la produc­tion agricole par habitant est inférieure au niveau de 1940 (voir « Paysans sans terre » de R.Fabre). Signe de l'anarchie totale du sys­tème capitaliste, la plupart des an­ciens pays agricoles producteurs du "tiers-monde" sont devenus depuis la seconde guerre mondiale impor­tateurs : l'Iran, par exemple, im­porte 40% des produits alimen­taires qu'il consomme. » ([18] [275])

Dans un pays comme le Brésil, le plus grand potentiel agricole du monde, « à partir de février 1991, on a pu constater une pénurie de viande, de riz, de haricots, de pro­duits laitiers et d'huile de soja, » ([19] [276]) . L'Egypte, grenier des Empires tout au long de l'histoire, importe au­jourd'hui 60 % des aliments de base. Le Sénégal produit seulement 30 % de sa consommation de cé­réales. En Afrique, la production alimentaire parvient à peine à 100 kilos par an par habitant, alors que le minimum vital est de 145 kilos.

De plus, la canalisation de la pro­duction vers des monocultures des­tinées à l'exportation a coïncidé avec la baisse générale du prix des matières premières, tendance qui ne fait que s'aggraver avec l'approfondissement de la réces­sion économique. En Côte d'Ivoire les rentrées de la vente du cacao et du café ont chuté de 55 % entre 1986 et 1989. Le cours du sucre a baissé dans les pays d'Afrique occidentale  de  80%  entre   1960  et 1985.  Au Sénégal, un producteur de   cacahuètes   gagnait   en   1984 moins qu'en 1919. En Ouganda, la production de café est passée de 186 000 tonnes en 1989 à 138 000 en 1990([20] [277])

Le résultat en est l'anéantissement croissant de l'agriculture, aussi bien de l'agriculture de subsistance que de l'agriculture industrielle d'exportation.

Dans ce contexte, contraints par la chute du prix des matières pre­mières et forcés par le phénoménal endettement dans lequel ils sont piégés depuis le milieu des années 1970, la plupart des pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique, ont étendu encore la part des cul­tures industrielles destinées à l'exportation, ont massacré des fo­rêts, entrepris des travaux de bar­rages pharaoniques, et des ou­vrages d'irrigation très coûteux, en conséquence de quoi, les rende­ments ont décru de plus en plus, et l'épuisement de la terre est presque total. Le désert a avancé. Les res­sources naturelles, si généreuses, ont été anéanties.

La catastrophe est d'une dimension incalculable : le fleuve Sénégal qui avait, en 1960, un débit de 24 000 millions de mètres cubes, avait baissé, en 1983, à seulement 7 000 millions de mètres cubes. La cou­verture végétale du territoire mau­ritanien était de 15 % en 1960, et avait chuté à 5 % en 1986. En Côte d'Ivoire, exportateur de bois pré­cieux, la superficie des forêts est tombée de 15 millions d'hectares, en 1950, à seulement 2 millions, en 1986. Au Niger, 30 % des sols culti­vables ont été abandonnés et le rendement par hectare des cultures de céréales est passé de 600 kilos en 1962 à 350  en 1986. En 1983, l'ONU chiffrait à 150 kilomètres par an l'avancée du désert saharien vers le sud.([21] [278])

Les paysans sont expulsés de leurs régions d'origine et ils s'agglutinent dans les grandes villes dans d'horribles camps de bidon­villes. «Lima, qui fut la cité jardin des années 40, a vu se tarir ses eaux souterraines et est envahie par le dé­sert. De 1940 à 1981 sa population s'est multipliée par 7. Aujourd'hui, avec 400 kilomètres carré de superficie et un tiers de la population pé­ruvienne, l'oasis s'est couverte d'ordures et de béton. (...) Dans la décharge du Callao, des enfants pieds nus et des familles entières travaillent au milieu d'un enfer où l'odeur est insupportable et où pul­lulent des millions de mouches. » ([22] [279])

« Le capital aime ses clients pré-ca­pitalistes comme l'ogre aime les en­fants : en les dévorant. Le travail­leur des économies précapitalistes qui a eu "le malheur de toucher au commerce avec les capitalistes" sait que tôt ou tard, il finira, dans le meilleur des cas, prolétarisé par le capital, dans le pire - et c'est chaque jour le plus fréquent depuis que le capitalisme s'enfonce dans la déca­dence- dans la misère et l'indigence, au milieu des champs stérilisés, ou marginalisés, dans les bidonvilles d'une aggloméra­tion.» ([23] [280])

Cette incapacité à intégrer les masses paysannes dans le travail productif est la manifestation la plus évidente de Péchec du capita­lisme mondial. Son essence même est de généraliser le travail salarié, en arrachant les paysans et les arti­sans à leurs vieilles formes de tra­vail pré-capitalistes et en les trans­formant en ouvriers salariés. Cette capacité de création de nouveaux emplois s'enlise et recule à Péchelle mondiale tout au long du 20e siècle. Ce phénomène se ma­nifeste de façon criante dans les pays neufs : alors qu'au 19e siècle, le chômage moyen était en Europe de 4 à 6 %, et pouvait être résorbé après les crises cycliques, au­jourd'hui, dans les pays du « tiers-monde », le chômage est monté à 20 ou 30 %, il s'est transformé en un phénomène permanent et structu­rel.

Les premières victimes de la décomposition mondiale du capitalisme

Les premières victimes de l'entrée du capitalisme, depuis la fin des années 1970, dans son ultime étape de décomposition mondiale, ont été toute cette chaîne de « jeunes nations», qui, dans les années 1960-70, nous étaient présentées par les champions, « libéraux » ou staliniens, de l’ordre bourgeois comme les « nations du futur ».

L'effondrement des régimes stali­niens depuis 1989 a rejeté au se­cond plan de l'actualité la situation épouvantable dans laquelle s'enfoncent ces « nations du futur ». Les pays qui étaient sous la botte stalinienne appartiennent au pelo­ton des pays arrivés trop tard sur le marché mondial et manifestent les mêmes caractéristiques que les a pays neufs» du 20e siècle, bien que leurs spécificités ([24] [281]) ont rendu leur effondrement beaucoup plus chaotique et lui ont donné une ré­percussion historico-mondiale incalculablement supérieure, surtout au niveau de l'aggravation du chaos impérialiste. ([25] [282])

Pourtant, sans sous-estimer les particularités des pays staliniens, les autres pays sous-développés présentent les mêmes caractéris­tiques de base quant au chaos, à l'anarchie et à la décomposition généralisée.
 

L'explosion des Etats

En Somalie, les chefs tribaux du Nord annonçaient le 24 avril 1991 la partition du pays et la création de l'Etat de « Somaliland». L'Ethiopie est démembrée : le 28 mai, l'Erythrée se déclare souve­raine. Le Tigre, les Oromes, l’Ogaden, échappent totalement au contrôle de l'autorité centrale. L'Afghanistan a été divisé en quatre gouvernements différents, chacun contrôlant ses propres ter­ritoires : celui de Kaboul, l'islamiste radical, l'islamiste mo­déré et le Chiite. Presque deux tiers du territoire péruvien sont dans les mains des gangs du trafic de drogue et des mafias des guérillas du Sentier Lumineux ou de Tupac Amaru. La guerre au Libéria a fait 15 000 morts et provoqué la fuite de plus d'un million de personnes (sur une population totale de 2,5 mil­lions). L'Algérie, avec l'affrontement ouvert entre le FLN et le FIS (qui couvre un affrontement impérialiste entre la France et les USA) plonge dans le chaos.
 

L'effondrement de l’armée

Les révoltes de soldats au Zaïre, l'explosion de l'armée ougandaise en multiples bandes qui terrorisent la population, la gangstérisation généralisée des polices en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud, expriment la même tendance, bien que de manière moins spectacu­laire, que l'actuelle explosion de l'armée de l'ex-URSS.

 

La paralysie générale de l’appareil économique

L'approvisionnement, les trans­ports, les services, s'effondrent to­talement et l'activité économique se réduit à sa plus simple expres­sion : dans la république Centrafri­caine, Bangui, la capitale, « a été complètement isolée du reste du pays, l’ex-métropole coloniale vit des subsides que lui accorde la France et du trafic de diamants. » ([26] [283])

Dans ces conditions, la faim, la misère, la mort se généralisent, la vie ne vaut rien. A Lima des hommes et des femmes de forte corpulence sont séquestrés par des bandes qui les assassinent et vendent leur graisse à des entreprises pharmaceutiques ou cosmétiques américaines ! En Argentine, un demi-million de personnes survit de la vente de foies, reins et autres viscères. Au Caire, un mil­lion de personnes vivent dans les tombes du cimetière copte. Les enfants sont enlevés en Colombie ou au Pérou pour être envoyés dans des mines ou dans des exploitations agricoles où ils travaillent dans des conditions d'esclavage telles qu'ils meurent comme des mouches. La chute du prix des matières premières sur le marché mondial a conduit le capitalisme local à ces pratiques atroces pour compenser la baisse de ses profits. Au Brésil, l'impossibilité d'intégrer les nou­velles générations au travail salarié a développé la sauvagerie de bandes de policiers et de vigiles qui se livrent à l'extermination rémunérée de gosses des rues embriga­dés dans les gangs mafieux de tra­fics de toutes sortes. La Thaïlande est devenue le plus grand bordel du monde, et le SIDA se généralise : 300 000 cas en 1990 ; on en prévoit deux millions pour l'an 2000.

La vague d'émigration qui s'est ac­célérée depuis 1986 en provenance de l'Amérique Latine, de l'Afrique et de l'Asie, sanctionne la faillite historique de ces nations et, à tra­vers elle, la faillite du capitalisme.

La désintégration des structures sociales, nées comme les cellules dégénérées d'un corps mortelle­ment malade, le capitalisme déca­dent, vomit littéralement des masses humaines qui fuient le dé­sastre, affluant vers les vieilles na­tions industrielles, lesquelles, confirmant leur stagnation écono­mique, ont depuis longtemps « affiché complet », et ne tiennent, vis-à-vis de ces masses affamées, que le langage de la répression, de la mort, de la déportation.

 

L'humanité n'a pas besoin de nouvelles frontières, mais de l'abolition de toutes les frontières

Les «nouvelles nations» du 20e siècle n'ont pas grossi les rangs prolétariens, mais, ce qui est le plus dangereux pour la perspective révolutionnaire, elles ont placé le prolétariat de ces pays dans des conditions de fragilité et de fai­blesse extrêmes.

Le prolétariat est une minorité dans l'immense majorité des pays sous-développés : il constitue à peine 10 à 15 % de la population, contre plus de 50 % dans les grands pays industrialisés. De plus, il est très dispersé dans des centres de production éloignés des centres névralgiques du pouvoir politique et économique et n'a pas autant d'expérience politique de la confrontation comme classe à la bourgeoisie que dans les pays les plus développés. Il vit le plus sou­vent immergé dans une masse im­mense de marginalisés et de lumpen très vulnérables aux idéologies les plus réactionnaires et qui in­fluent très négativement sur lui.

D'un autre côté, la forme dans la­quelle se manifeste la faillite du ca­pitalisme de ces pays y rend beaucoup plus difficile la prise de conscience du prolétariat :

-domination irrésistible des grandes puissances impérialistes, ce qui favorise l'influence du nationalisme ;

-corruption généralisée et gaspil­lage invraisemblable des res­sources économiques, ce qui obs­curcit la compréhension des véri­tables racines de la crise capita­liste ;

-domination ouvertement terro­riste de l'Etat capitaliste, même lorsqu'il se donne une façade « démocratique », ce qui donne plus de poids aux mystifications démocratiques et syndicales ;

- formes particulièrement barbares et archaïques d'exploitation du travail, ce qui rend plus forte l'influence du syndicalisme et du réformisme.

Comprendre cette situation ne si­gnifie pas nier que ces ouvriers, comme partie inséparable de la lutte du prolétariat mondial ([27] [284]), ont la force et la potentialité de lutter pour la destruction de l'Etat capitaliste et pour le pouvoir interna­tional des conseils ouvriers : « La force du prolétariat dans un pays capitaliste est infiniment plus grande que sa proportion numérique dans la population. Et il en est ainsi parce que le prolétariat occupe une position clé au coeur de l'économie capitaliste et aussi parce que le prolétariat exprime, dans le do­maine économique et politique, les intérêts réels de l’immense majorité de la population laborieuse sous la domination capitaliste. » (Lénine)

La vraie leçon est que l'existence de ces « nouvelles nations », au lieu d'apporter quelque chose à la cause du socialisme, a eu l'effet exactement inverse : elle a créé de nouveaux obstacles, de nouvelles difficultés pour la lutte révolution­naire du prolétariat.

« On ne peut pas soutenir, comme le font les anarchistes, qu'une pers­pective socialiste restait ouverte quand bien même les forces produc­tives seraient en régression. Le ca­pitalisme représente une étape indispensable et nécessaire pour l'instauration du socialisme dans la mesure où il parvient à développer suffisamment les conditions objec­tives. Mais, de même qu'au stade actuel il devient un frein par rapport au développement des forces productives, de même la prolongation du capitalisme, au delà de ce stade, doit entraîner la disparition des conditions du socialisme C'est en ce sens que se pose aujourd'hui l'alternative historique : socialisme ou barbarie. » ([28] [285])

Les « nouvelles nations » ne favori­sent ni le développement des forces productives, ni la tâche historique du prolétariat, ni la dynamique vers l'unification de l'humanité. Au contraire, elles sont, comme ex­pression organique de l'agonie du capitalisme, une force aveugle qui entraîne la destruction des forces productives, des difficultés pour le prolétariat, la dispersion, la divi­sion et l'atomisation de l'humanité.

Adalen, 8 février 1992.

 



[1] [286] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, chap. 7.

[2] [287] Internationalisme, Rapport sur la situa­tion internationale, juin 1945.

[3] [288] Revue Internationale n° 31, Le prolétariat d'Europe de l'Ouest au coeur de la générali­sation internationale de la lutte de classe.

[4] [289] Revue Internationale n°23,   La lutte  du prolétariat dans la décadence du capita­lisme.

[5] [290] Idem.

[6] [291] Bilan    n°11,    Crise    et    cycles    dans l'économie du capitalisme à l'agonie.

[7] [292] El Estado del mundo, 1992.

[8] [293] Idem.

[9] [294] Révolution Internationale n° 10 : L'Inde : un cimetière à ciel ouvert.

[10] [295] Idem.

[11] [296] Les faits ont été tirés des statistiques sur les armées mentionnées dans la publication annuelle El estado del mundo, 1992. Le choix des pays et le calcul des moyennes sont de notre fait.

[12] [297] Revue Internationale n° 19 : Sur l'impérialisme.

[13] [298] Idem.

[14] [299] Revue Internationale n° 60 : Thèses sur la crise économique et politique des pays de l'Est.

[15] [300] Faits tirés de la publication annuelle El estado del mundo, 1992.

[16] [301] El estado del mundo, 1992.

[17] [302] Revue Internationale n° 24 : Notes sur la question agraire et paysanne.

[18] [303] Idem.

[19] [304] El estado del mundo, 1992.

[20] [305] Faits tirés du livre de  René  Dumont Pour l'Afrique, j'accuse.

[21] [306] Faits tirés du livre de R. Dumont.

[22] [307] De l'article «Le choiera des pauvres» publié par El Pais du 27 mai 1991.

[23] [308] Revue Internationale n° 30 : Critique de Boukharine, 2e partie.

[24] [309] Voir les « Thèses sur la crise économique et politique des pays de l'Est » dans la Revue Internationale n 60.

[25] [310] D'un  autre côté, l'identification stalinisme = communisme   qu'emploie   au­jourd'hui la bourgeoisie pour convaincre les prolétaires qu'il n'y a pas d'alternative à l'ordre capitaliste, est plus persuasive si elle amplifie les phénomènes de l'Est et relati­vise  ou  banalise  ce  qui arrive  dans  les nations du « tiers-monde ».

[26] [311] El estado del Mundo, 1992.

[27] [312] Le centre de la lutte révolutionnaire du prolétariat est constitué par les grandes concentrations ouvrières des pays industrialisés : voir, dans la Revue internationale n°31, « Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe ».

[28] [313] Internationalisme n°45 : L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [111]

Approfondir: 

  • La question nationale [112]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [30]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question nationale [113]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [2° partie]

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Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réfor­mateur du monde.

Elles ne sont que l'expression géné­rale des conditions réelles d'une lutte de classe existante, d'un mou­vement historique qui s'opère sous nos yeux » ([1] [314]).

Dans le premier article de cette sé­rie, nous avons tenté de combattre le cliché bourgeois selon lequel « le communisme est un bel idéal mais ça ne marchera jamais », en mon­trant que le communisme n'était pas une « idée » inventée par Marx ou quelque « réformateur du monde », mais qu'il était le produit d'un immense mouvement histo­rique remontant jusqu'aux pre­mières sociétés humaines ; et, surtout, que la revendication d'une société sans classes, sans propriété privée ou étatique avait été mise en avant dans chaque grand soulèvement du prolétariat depuis ses toutes premières origines comme classe sociale.

Il existait un mouvement commu­niste prolétarien avant que Marx ne naisse, et, lorsque le jeune étu­diant Marx ne faisait qu'entrer dans l'arène de la politique démo­cratique radicale en Allemagne, il y avait déjà une pléthore de groupes et de tendances communistes, en particulier en France où le mouvement de la classe ouvrière avait accompli les plus grands pas dans le développement d'une vision communiste. Ainsi, à la fin des années 1830 et au début des années 1840, Paris était le royaume de tels courants comme celui du commu­nisme utopique de Cabet, prolon­gation des points de vue développés par Saint-Simon et Fourier ; il y avait Proudhon et ses adeptes, précurseurs de l'anarchisme mais qui, à cette époque, tentaient, de façon rudimentaire, de critiquer l'économie politique bourgeoise du point de vue des exploités ; il y avait les Blanquistes, plus insurrectionnels, qui avaient dirigé un soulèvement avorté en 1839 et étaient les héritiers de Babeuf et des Égaux de la grande Révolution française. A Paris vivait également tout un milieu d'ouvriers et d'intellectuels allemands exilés. Les ouvriers communistes étaient principalement regroupés dans la Ligue des Justes animée par Weit­ling.

Marx a commencé le combat politique en partant de la philosophie critique. Au cours de ses études universitaires, il est tombé sous le charme de Hegel – en rechignant au début car Marx ne s'est pas engagé à la légère. Hegel, à cette époque, était le « Maître » reconnu en Alle­magne dans le champ de la philosophie, et, plus encore, ses travaux représentaient le sommet même de l'effort philosophique bourgeois car ils constituaient la dernière grande tentative de cette classe de saisir la totalité du mouvement de l'histoire et de la conscience hu­maine et cela, en utilisant la mé­thode dialectique.

Très rapidement cependant, Marx a rejoint les Jeunes Hégéliens (Bruno Bauer, Feuerbach, etc.) qui avaient commencé à voir que les conclusions du Maître n'étaient pas cohérentes avec sa méthode, et même que des éléments clé dans cette méthode étaient très impar­faits. Ainsi, alors que la démarche dialectique de Hegel vis-à-vis de l'histoire montrait que toutes les formes historiques étaient transi­toires, que ce qui était rationnel durant une période était complè­tement irrationnel dans une autre, il aboutissait à poser une « Fin de l'Histoire » en présentant l'État prussien existant comme l'incarnation de la Raison. De même, et là le travail de Feuerbach fut particulièrement important, il était clair pour les Jeunes Hégéliens que tout en ayant effectivement ébranlé, par sa rigueur philosophique, la théologie et la foi irraisonnée, Hegel finissait par rétablir Dieu et la théologie sous la forme de l'Idée Absolue. Le but des Jeunes Hégéliens était, d'abord et avant tout, de mener la dialectique de Hegel jusqu'à sa conclusion lo­gique et d'arriver à une critique convaincue de la théologie et de la religion. Aussi pour Marx et ses compagnons Jeunes Hégéliens, le fait que « la critique de la religion est la présupposition à toute critique » ([2] [315]) était vrai au sens littéral.

Mais les Jeunes Hégéliens vivaient dans un État semi-féodal où la critique de la religion était interdite par la censure ; la critique de la re­ligion se transforma donc très vite en critique de la politique. Ayant laissé tomber tout espoir d'obtenir un poste de professeur à l'université après que Bauer fut démis du sien, Marx se tourna vers le journalisme politique et com­mença rapidement à porter ses at­taques contre la lamentable stupi­dité des Junkers dans le système politique qui prévalait en Alle­magne. Ses sympathies furent im­médiatement républicaines et dé­mocratiques comme on peut le voir dans ses premiers articles pour le Deutsche Jahrbuche et la Reinische Zeitung, mais ceux-ci étaient tou­jours formulés en termes d'opposition radicale bourgeoise au féodalisme et se polarisaient beaucoup sur des sujets concernant « les libertés politiques » telles que la liberté de la presse et le suffrage universel. En fait, Marx résistait explicitement aux attaques de Moses Hess qui défendait déjà ouvertement un point de vue commu­niste, même s'il se présentait dans un genre plutôt sentimental pour pouvoir faire passer des idées communistes dans les pages de la Reinische Zeitung. En réponse à une accusation de la Augsburger Allgemeiner Zeitung selon laquelle le journal de Marx avait adopté le communisme, Marx écrivait que « la Reinische Zeitung qui ne sau­rait accorder aux idées communistes sous leur forme actuelle ne fût-ce qu'une réalité théorique, donc moins encore souhaiter leur réalisa­tion pratique, ou simplement les te­nir pour possibles, soumettra ces idées à une critique sérieuse » ([3] [316]). Plus tard, dans une lettre fameuse et quasi programmatique à Arnold Ruge (septembre 1843), il écrivait que le communisme de Cabet, Weitling, etc., était une « abstraction dogmatique » ([4] [317]).

En fait ces hésitations pour adop­ter une position communiste étaient similaires à celles qu'il avait eues quand il fut confronté, au début, à Hegel. Il était vraiment gagné au communisme mais refusait toute adhésion superficielle et était tout à fait conscient des faiblesses des tendances existant alors. Aussi, dans le même article qui paraît pour rejeter les idées communistes, il poursuit en disant que « des écrits comme ceux de Leroux, Considé­rant et, entre tous, l'ouvrage si pé­nétrant de Proudhon ne peuvent être critiqués au moyen d'arguments su­perficiels inspirés du moment, mais, bien au contraire, seulement après des études longues, persévé­rantes et approfondies. Tout cela, l'Augsbourgeoise le comprendrait si elle était plus exigeante et si elle était capable d'autre chose que faire reluire ses phrases. » ([5] [318]). Et dans la « Lettre à Ruge » mentionnée ci-dessus, il dit clairement que sa réelle objection au communisme de Weitling et de Cabet n'est pas le communisme mais le fait que celui-ci est dogmatique, c'est-à-dire qu'il ne se conçoit pas autrement que comme une belle idée ou un impé­ratif moral qu'un rédempteur supé­rieur devrait apporter aux masses souffrantes. En opposition à cela, Marx met en relief sa propre démarche :

« Rien ne nous empêche de rattacher notre critique à la critique de la politique et de prendre parti dans la politique, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à elles. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires avec un nouveau principe : voici la vérité, mettez-vous à genoux ! Nous déve­loppons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des prin­cipes du monde. Nous ne lui disons pas : renonce à tes luttes, ce sont des bêtises, et nous te ferons entendre la vraie devise du combat. Nous ne faisons que montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est quelque chose qu'il doit acquérir, quand bien même il s'y refuserait. » ([6] [319])

Ayant rompu avec la mystification hégélienne qui énonçait une auto-conscience éthérée se situant en dehors du monde réel des hommes, Marx n'allait pas reproduire la même erreur théorique au niveau politique. Pour lui, la conscience ne pré-existait pas au mouvement historique ; elle ne pouvait qu'être la prise de conscience du mouvement réel lui-même.

LE PROLÉTARIAT, CLASSE COMMUNISTE

Bien que dans cette lettre, il n'y ait pas de référence explicite au prolétariat et pas d'adoption définie du communisme, nous savons qu'à partir de cette date, Marx était dans un processus de le faire. Les articles écrits dans la période 1842-43 sur les questions sociales - la loi prussienne sur le vol du bois et la situation des vignerons de Moselle - l'avaient amené à reconnaître l'importance fondamentale des fac­teurs économiques et de classe dans les affaires politiques ; en fait, Engels a écrit plus tard qu'« il avait toujours entendu Marx dire que c'était précisément en s'occupant de la loi sur le vol du bois et la situa­tion des vignerons de Moselle qu'il avait été amené à passer de la politique pure aux rapports écono­miques et ainsi au socialisme » ([7] [320]). Et l'article de Marx sur « La Question Juive », également rédigé fin 1843, est communiste en tout sauf de nom puisqu'il cherche une éman­cipation qui va au-delà du domaine purement politique jusqu'à l'émancipation de la société de l'achat et de la vente, de l'égoïsme des individus en concurrence et de la propriété privée.

Mais il ne faut pas croire que Marx a abouti à cette vision simplement grâce à ses propres capacités d'étude et de réflexion, aussi grandes qu'elles aient été. Ce n'était pas un génie isolé qui contemplait le monde d'en haut ; il menait constamment au contraire des discussions avec ses contempo­rains. Dans sa « conversion » au communisme, il reconnaît sa dette envers les écrits contemporains de Weitling, Proudhon, Hess et Engels ; et avec ces deux derniers en particulier, il a mené d'intenses débats face à face alors qu'ils étaient communistes et lui non. Engels avait, par-dessus tout, l'avantage d'avoir été le témoin di­rect du capitalisme le plus avancé d'Angleterre, et avait commencé à développer une théorie du déve­loppement et de la crise capitaliste qui était vitale pour élaborer une critique scientifique de l'économie politique. Engels avait également connu directement le mouvement chartiste en Grande-Bretagne qui n'était plus un petit groupe politique mais constituait un véritable mouvement de masse, ce qui révé­lait, de façon évidente, la capacité du prolétariat à se constituer en force politique indépendante dans la société. Mais peut-être que ce qui, par-dessus tout, a convaincu Marx que le communisme pouvait être plus qu'une simple utopie, c'est son contact direct avec les groupes d'ouvriers communistes à Paris. Les réunions de ces groupes firent une énorme impression sur lui :

« Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, leur intention vise d'abord la théorie, la propagande, etc. Mais en même temps ils s'approprient par-là un besoin nou­veau, le besoin de la société toute entière, et ce qui semble n'avoir été qu'un moyen est devenu un but. Ce mouvement pratique, on peut en ob­server les plus brillants résultats lorsqu'on voit s'assembler des ou­vriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus alors de simples occasions de se réunir, des moyens d'union. La com­pagnie, l'association, la conversa­tion qui vise l'ensemble de la société les comblent ; pour eux la fraternité humaine n'est pas une phrase, mais une vérité, et, de leurs figures endurcies par le travail, la noblesse de l'humanité rayonne vers nous » ([8] [321]).

Nous pouvons pardonner à Marx une certaine exagération dans ce passage ; les associations commu­nistes, les organisations ouvrières ne constituent en fait jamais une fin en elles-mêmes. La véritable ques­tion est ailleurs ; c'est-à-dire qu'en participant au mouvement proléta­rien naissant, Marx fut capable de voir que le communisme, la fraternité concrète et réelle de l'homme, pouvait être autre chose que de nobles phrases mais bien un projet pratique. C'est à Paris en 1844 que pour la première fois, Marx s'est explicitement qualifié de commu­niste.

Ainsi, ce qui, par-dessus tout, permit à Marx de surmonter ses hésita­tions sur le communisme, fut la re­connaissance qu'il existait dans la société une force qui avait un inté­rêt matériel au communisme. Puisque le communisme avait cessé d'être une abstraction dogmatique, un simple bel idéal, le rôle des communistes n'était plus réduit à prêcher contre les maux du capita­lisme et pour les bienfaits du com­munisme. Il signifiait s'identifier aux luttes de la classe ouvrière, montrant au prolétariat « pourquoi il lutte » et comment « il doit acqué­rir la conscience » des buts finaux de sa lutte. L'adhésion de Marx au communisme se confond avec son adhésion à la cause du prolétariat parce que le prolétariat est la classe porteuse du communisme. L'exposé classique de sa position se trouve dans le passage final de la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Bien que cet article fût consacré à la question de savoir quelle force sociale pouvait permettre à l'Allemagne de s'émanciper de ses chaînes féo­dales, la réponse qu'il donnait était en fait plus appropriée à la ques­tion : comment l'humanité pou­vait-elle s'émanciper du capita­lisme puisqu'il développe que : « la possibilité positive de l'émancipation allemande » réside « dans la formation d'une classe aux chaînes radicales, d'une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile ; d'un ordre qui soit la dissolution de tous les ordres, d'une sphère qui pos­sède, par ses souffrances univer­selles, un caractère universel, qui ne revendique pas un droit particulier parce qu'on n'a pas commis envers elle une injustice particulière mais l'injustice pure et simple, qui ne peut prétendre à un titre historique mais seulement à un titre humain (... ), d'une sphère enfin qui ne peut s'émanciper sans s'émanciper de toutes les autres sphères et par là les émanciper toutes, qu'en un mot, elle soit la perte totale de l'homme et ne puisse se reconquérir qu'à travers la réacquisition complète de l'humanité. Cette dissolution de la société en tant qu'état (classe) par­ticulier, c'est le prolétariat » ([9] [322]).

Malgré le fait que la classe ouvrière fût seulement en train de se former en Allemagne, les relations de Marx avec le mouvement ouvrier plus développé de France et de Grande-Bretagne l'avaient déjà convaincu du potentiel révolution­naire de cette classe. C'était la classe qui personnifiait toutes les souffrances de l'humanité ; en cela, elle n'était pas différente des pré­cédentes classes exploitées de l'histoire bien que la « perte d'humanité » fût poussée à un point encore plus avancé chez elle. Mais à d'autres égards, elle était tout à fait différente des précédentes classes exploitées, ce qui devint clair une fois que le développement de l'industrie moderne eut fait surgir le prolétariat industriel mo­derne. Contrairement aux classes exploitées du passé telles que la paysannerie sous le féodalisme, la classe ouvrière était, d'abord et avant tout, une classe qui travaillait de manière associée. Cela voulait dire, pour commencer, qu'elle ne pouvait défendre ses in­térêts immédiats que par le moyen d'une lutte associée, en unissant ses forces contre toutes les divi­sions imposées par l'ennemi de classe. Mais cela voulait dire éga­lement que la réponse finale à sa condition de classe exploitée ne pouvait résider que dans la créa­tion d'une réelle association hu­maine, d'une société fondée sur la libre coopération et non sur la concurrence et la domination. Et parce qu'une telle association se baserait sur l'énorme progrès de la productivité du travail qu'avait ap­porté l'industrie capitaliste, elle ne reviendrait pas en arrière, vers une forme inférieure, sous la pression de la pénurie, mais constituerait la base de la satisfaction des besoins humains dans l'abondance. Aussi, le prolétariat moderne contenait-il en lui-même, dans son être même, la dissolution de la vieille société, l'abolition de la propriété privée et l'émancipation de toute l'humanité :

« Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l'ordre mondial tra­ditionnel, il traduit seulement le se­cret de sa propre existence immé­diate, car il est la dissolution effec­tive de cet ordre mondial. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il érige seulement en principe de la société ce que la société a déjà érigé en principe du prolétariat, ce qui en lui - en tant que représentant négatif de la société - est déjà personnifié sans qu'il ait rien fait pour cela » ([10] [323]). C'est pourquoi, dans L'Idéologie Allemande, rédigée deux ans plus tard, Marx était capable de définir le communisme comme « le mou­vement réel qui abolit l'état de choses existant » : le communisme n'était rien d'autre que le mouve­ment réel du prolétariat, conduit par sa nature inhérente, ses intérêts matériels les plus pratiques pour revendiquer l'appropriation de toute la richesse sociale.

A de tels arguments, les Philistins de l'époque répondaient de la même façon que ceux d'aujourd'hui :

« Combien d'ouvriers connaissez-vous qui veulent une révolution communiste ? La grande majorité d'entre eux semble tout à fait rési­gnée à son lot dans le capitalisme » Mais Marx avait sa réponse prête dans La Sainte Famille (1844) : « Peu importe ce que tel ou tel pro­létaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être » ([11] [324]). Ici, il met en garde contre une vision purement instan­tanée et empirique du prolétariat, représenté par le point de vue d'un ouvrier particulier, ou par la conscience de la vaste majorité de la classe à un moment donné. Au contraire, il faut voir le prolétariat et sa lutte dans un contexte qui contient l'ensemble du mouvement de l'histoire, y compris son futur révolutionnaire. C'est précisément sa capacité à voir le prolétariat dans son cadre historique qui lui a permis de prédire qu'une classe qui, jusqu'alors, n'était encore qu'une minorité de la société qui l'entourait et n'avait troublé l'ordre bourgeois qu'à une échelle locale, serait un jour la force qui ébranlerait l'ensemble du monde capita­liste dans ses fondements mêmes.

« LES PHILOSOPHES N'ONT FAIT QU'INTERPRÉTER LE
MONDE, CE QUI IMPORTE C'EST DE LE TRANSFORMER
»

Dans le même article où il annon­çait sa reconnaissance de la nature révolutionnaire de la classe ou­vrière, Marx avait également la témérité de proclamer que « la philo­sophie trouvait dans le prolétariat ses armes matérielles » ([12] [325]). Pour Marx, Hegel avait atteint le point suprême dans l'évolution histo­rique de la philosophie, non seu­lement de la philosophie bourgeoise, mais de toute la philoso­phie, depuis ses origines dans la Grèce antique. Mais après avoir atteint le sommet, la descente fut très rapide. D'abord il y eut Feuer­bach, matérialiste et humaniste, qui démasqua la Raison Absolue d'Hegel comme la dernière mani­festation de Dieu, et, qui mit à nu Dieu comme étant une projection des pouvoirs supprimés de l'homme, pour élever le culte de l'homme à sa place. C'était déjà le signe que la philosophie en tant que philosophie arrivait à sa fin. Tout ce qui restait à faire à Marx, agissant comme avant-garde du prolétariat, était de délivrer le coup de grâce. Le capitalisme avait établi sa domination effective sur la société ; la philosophie avait dit son dernier mot parce que mainte­nant, la classe ouvrière avait for­mulé (même si c'était de façon plus ou moins rudimentaire) un projet réalisable pour l'émancipation pra­tique de l'humanité des chaînes de tous les âges. A partir de ce mo­ment là, il est parfaitement correct de dire, comme l'a fait Marx que « la philosophie est à l'étude du monde réel ce que l'onanisme est à l'amour sexuel » ([13] [326]). La nullité ultérieure de quasiment toute la « philosophie » bourgeoise après Feuerbach le corrobore ([14] [327]).

Les philosophes avaient fait diffé­rentes interprétations du monde. Dans le champ de la philosophie naturelle, l'étude de l'univers physique, ils avaient déjà dû céder la place aux scientifiques de la bour­geoisie. Et maintenant, avec l'arrivée du prolétariat, ils devaient abandonner leur autorité sur tous les sujets relatifs au monde humain. Ayant trouvé ses armes matérielles dans le prolétariat, la philosophie était dissoute en tant que sphère séparée. En termes pratiques, cela signifiait pour Marx une rupture et avec Bruno Bauer et avec Feuer­bach. Envers Bauer et ses adeptes, qui s'étaient retirés dans une véri­table tour d'ivoire d'autocontem­plation, connue sous le terme grandiose de la Critique critique, Marx était sarcastique à l'extrême : c'était vraiment de la philosophie qui s'auto-abuse. Envers Feuer­bach, Marx avait beaucoup plus de respect et n'oublia jamais la contribution qu'il apporta en « remettant Hegel sur ses pieds ». La critique fondamentale portée à l'humanisme de Feuerbach, c'était que son homme était une créature abstraite, immuable, séparée de la société et de son évolution histo­rique. Pour cette raison, l'humanisme de Feuerbach ne pouvait faire plus que proposer une nouvelle religion de l'unité de l'humanité. Mais comme Marx l'a souligné, l'humanité ne pouvait devenir réellement une unité tant que les divisions de classe n'avaient pas atteint le point ultime de leur antagonisme ; aussi, tout ce que pouvait faire le philosophe honnête à partir de maintenant, c'était de mettre sa destinée aux côtés du prolétariat dans cette société divi­sée.

Mais la totalité de la phrase dit : « De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes maté­rielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles ». La suppression effective de la phi­losophie par le mouvement prolé­tarien ne signifiait pas que ce dernier doive réaliser une décapitation grossière de toute vie intellectuelle. Au contraire, il avait maintenant assimilé le « meilleur » de la philo­sophie, et par extension la sagesse accumulée par la bourgeoisie et les formations sociales antérieures, et s'était engagé dans la tâche de la transformer en une critique scien­tifique des conditions existantes. Marx n'est pas entré les mains vides dans le mouvement proléta­rien. Il a apporté avec lui, en parti­culier, les méthodes et les conclu­sions les plus avancées élaborées par la philosophie allemande ; et, avec Engels, les découvertes des économistes politiques les plus lu­cides de la bourgeoisie : dans ces deux sphères, celles-ci représen­taient l'apogée intellectuelle d'une classe qui non seulement gardait un caractère progressiste, mais ve­nait juste de terminer son héroïque phase révolutionnaire. L'arrivée d'hommes tels que Marx et Engels dans les rangs du mouvement ouvrier a marqué un pas qualitatif dans la clarification ultérieure d'un mouvement parti d'un tâtonnement intuitif, spéculatif, à demi formé théoriquement vers l'étape de l'investigation et de la compréhen­sion scientifiques. En termes orga­nisationnels, ceci fut symbolisé par la transformation de la Ligue des Justes, genre de secte à demi conspiratrice, en Ligue des Com­munistes qui adopta le Manifeste communiste comme programme en 1848.

Mais répétons-le : cela ne signifiait pas que la conscience de classe ait été injectée dans le prolétariat à partir d'un niveau astral supérieur. A la lumière de ce qu'on vient d'écrire, on peut voir plus clairement que la thèse kautskyste selon laquelle la conscience socialiste est apportée à la classe ouvrière par des intellectuels bourgeois, est réellement une continuation de l'erreur des utopistes critiquée par Marx dans les Thèses sur Feuer­bach :

« La doctrine matérialiste de la transformation par le milieu et par l'éducation oublie que le milieu est transformé par les hommes et que l'éducateur doit lui-même être édu­qué. Aussi lui faut-il diviser la so­ciété en deux parties, dont l'une est au-dessus de la société. La coïncidence de la transformation du milieu et de l'activité humaine ou de la transformation de l'homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire » ([15] [328]).

En d'autres termes : la thèse kauts­kyste - que Lénine a reprise dans Que faire ? puis abandonnée par la suite ([16] [329]) - part d'un matérialisme vulgaire qui voit la classe ouvrière éternellement conditionnée par les circonstances de son exploitation, incapable de devenir consciente de sa situation réelle. Pour rompre ce cercle fermé, le matérialisme vul­gaire se transforme alors, lui-même en idéalisme le plus abject, posant une « conscience socialiste » qui, pour quelque obscure raison, serait inventée... par la bourgeoisie ! Cette démarche renverse complè­tement la façon dont Marx lui-même a posé le problème. Ainsi, dans l'Idéologie allemande, il écri­vait :

« Voici, pour finir, quelques résul­tats que nous obtenons encore de la conception de l'histoire que nous avons exposée : à un certain stade de l'évolution des forces produc­tives, on voit surgir des forces de production et des moyens de com­merce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des malheurs. Ce ne sont plus des forces de production mais des forces de destruction... Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avan­tages ; une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former parmi les autres classes grâce à l'appréhension du rôle de cette classe » ([17] [330]).

C'est assez clair : la conscience communiste émane du prolétariat, et, comme produit de cela, des élé­ments d'autres classes sont ca­pables d'atteindre la conscience communiste. Mais seulement en rompant avec 1'idéologie de classe dont ils ont « hérité » et en adop­tant le point de vue du prolétariat. Ce dernier point est particulièrement souligné dans un passage du Manifeste Communiste :

« Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l'heure déci­sive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un ca­ractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe domi­nante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bour­geoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéo­logues bourgeois qui se sont haussés jusqu'à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique » ([18] [331]).

Marx et Engels pouvaient seulement « apporter » au prolétariat ce qu'ils ont apporté en « se détachant de la classe dominante » ; ils ne pouvaient « se hausser à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement histo­rique » qu'en examinant de manière critique la philosophie et l'économie politique bourgeoises du point de vue de la classe exploi­tée. En fait, une meilleure façon de présenter cela, c'est de dire que le mouvement prolétarien, en ga­gnant à sa cause des gens de l'acabit de Marx et Engels, a ren­forcé sa capacité de s'approprier la richesse intellectuelle de la bour­geoisie et de l'utiliser à ses propres fins. Il n'aurait pas été capable de le faire s'il ne s'était déjà aupara­vant engagé dans la tâche de déve­lopper une théorie communiste. Marx était tout à fait explicite à ce sujet quand il présentait les ou­vriers Proudhon et Weitling comme des théoriciens du proléta­riat. En quelque sorte, la classe ouvrière a utilisé la philosophie et l'économie politique bourgeoises, pour forger une arme indispensable qui porte le nom de marxisme, et qui n'est autre chose que « l'acquis théorique fondamental de la lutte prolétarienne... la seule conception du monde qui se place réellement du point de vue de cette classe » ([19] [332]).

***

Dans la prochaine partie de cette série, nous examinerons les pre­mières descriptions par Marx et Engels de la société communiste, et leurs conceptions initiales de la transformation révolutionnaire qui y mène.



[1] [333] Le Manifeste communiste, Éditions so­ciales.

[2] [334] Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Écrits de Jeunesse, Éditions Spartacus.

[3] [335] « Le communisme et la Allgemeine Zeitung d'Augsbourg », Oeuvres III, La Pléiade.

[4] [336] « Lettre à Ruge », Écrits de Jeunesse, Éditions Spartacus.

[5] [337] « Le communisme et la Allgemeine Zei­tung d'Augsbourg », Oeuvres III, La Pléiade.

[6] [338] « Lettre à Ruge », Éditions Spartacus.

[7] [339] « Lettre à Ruge », Éditions Spartacus.

[8] [340] Manuscrits philosophiques et écono­miques, Oeuvres II, La Pléiade.

[9] [341] Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Éditions Spartacus.

[10] [342] Idem.

[11] [343] La Sainte Famille, Oeuvres III, La Pléiade.

[12] [344] Contribution à la critique de la philoso­phie du droit de Hegel, Éditions Spartacus.

[13] [345] L'Idéologie Allemande, Oeuvres III, La Pléiade.

[14] [346] Depuis, seuls les philosophes qui ont reconnu la banqueroute du capitalisme, ont eu quelque chose à dire. Traumatisés par la barbarie croissante du système capitalisme déclinant, mais incapables de concevoir véritablement qu'il puisse exister autre chose que le capitalisme, ils décrètent non seulement que la société présente, mais l'existence elle-même, est une absurdité complète ! Mais le culte du désespoir n'est pas une très bonne publicité pour la santé de la philosophie d'une époque.

[15] [347] Thèses sur Feuerbach, Oeuvres III, La Pléiade.

[16] [348] Voir notre article dans la Revue Interna­tionale n°43, « Réponse à la Communist Workers Organisation (CWO) : sur la matu­ration souterraine de la conscience ». La CWO et le Bureau International pour le Parti révolutionnaire (BIPR) auquel elle est affiliée, continuent à défendre une version légèrement affaiblie de la théorie kautskyste de la conscience de classe.

[17] [349] L'idéologie allemande, Oeuvres III, La Pléiade.

[18] [350] Le Manifeste Communiste, Éditions so­ciales.

[19] [351] Plateforme du CCI, point 1.

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [164]

Questions théoriques: 

  • Communisme [165]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [166]

Revue Internationale no 70 - 3e trimestre 1992

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Editorial : Face au chaos et aux massacres, seule la classe ouvrière peut apporter une réponse

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Nous publions en page 9 une résolution sur la situation inter­nationale adoptée par le CCI en avril 1992. Depuis que ce do­cument a été rédigé, les évé­nements ont amplement illustré les analyses qu'il contient. C'est ainsi que la décomposition et le chaos, particulièrement au plan des antagonismes impéria­listes, n'ont fait que s'aggraver comme on peut le voir, par exemple, avec les massacres en Yougoslavie. De même, la crise économique mondiale a poursuivi son cours catastro­phique, créant les conditions d'une reprise des combats de classe auxquels la bourgeoisie se prépare de façon active, comme en témoignent les grandes manoeuvres syndi­cales en Allemagne.

L'effondrement, dans la deuxième moitié de 1989, du bloc de l'Est n'a pas fini de faire sentir ses conséquences. Le «nouvel ordre mondial» qu'il annonçait, au dire du président Bush, se présente en réalité comme un désordre encore plus catastrophique que le précédent, un chaos sanglant accumulant, jour après jour, les ruines et les ca­davres en même temps que les an­ciens antagonismes entre grandes puissances ont cédé la place à de nouveaux antagonismes de plus en plus explosifs.

Le déchaînement des antagonismes impérialistes

Dans le capitalisme décadent, et particulièrement lorsque la crise économique ouverte témoigne de façon décisive de l'impasse où se trouve ce système, il n'y a pas de place pour une quelconque atté­nuation des conflits entre les diffé­rentes bourgeoisies nationales. Alors qu'il n'existe plus aucune is­sue pour l'économie capitaliste, que toutes les politiques destinées à surmonter la crise n’ont eu d'autre effet que de la rendre encore plus catastrophique, que les remèdes se sont révélés n'être que des poisons venant encore aggraver l'état du malade, il ne reste d'autre alterna­tive à toute bourgeoisie, quels que soient ses moyens et sa puissance, que la fuite en avant dans la guerre et les préparatifs en vue de celle-ci. C'est pour cela que la disparition, en 1989, d'un des deux blocs militaires qui s'étaient partagé le monde depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale n'a nul­lement débouché sur la «nouvelle ère de paix» que nous annonçaient les chantres du monde bourgeois. En particulier, puisque la menace de «l'Empire du mal» ne pesait plus sur eux, les «alliés» d'hier, c'est-à-dire les principaux pays du bloc occidental, se sont senti pous­ser des ailes pour mettre en avant leurs intérêts spécifiques face à ceux du «grand frère» américain.

Les alliances que contractent les différentes bourgeoisies nationales ne sont jamais des mariages d'amour mais nécessairement des mariages d'intérêt. En même temps qu'on peut assister à des «réconciliations» spectaculaires, où l'on découvre que la haine réci­proque que les Etats avaient incul­quée pendant des décennies aux populations doivent céder la place a une « amitié sans faille », les meilleurs amis d'hier, «unis à ja­mais par l'histoire», par leurs «valeurs communes» et par les «épreuves partagées», n'hésitent pas à se convertir en ennemis acharnés, dès lors que leurs inté­rêts ont cessé de converger. Il en avait été ainsi au cours et au len­demain de la seconde guerre mon­diale où l'URSS avait été présentée par les «démocraties» occiden­tales, tour à tour, comme un sup­pôt du diable hitlérien, puis comme un «héroïque compagnon de combat», puis, de nouveau, comme l'incarnation du démon.

Aujourd'hui, même si les structures de base du bloc américain (OTAN, OCDE, FMI, etc.) subsistent en­core formellement, si les discours bourgeois évoquent encore l'union des grandes «démocraties», c'en est fini dans les faits de l'Alliance atlantique. L'ensemble des événe­ments qui se sont déroulés depuis près de deux ans n'a fait que confirmer cette réalité : l'effondrement du bloc de l'Est ne pouvait aboutir qu'à la disparition du bloc militaire qui lui faisait face et qui venait de remporter la vic­toire dans la guerre froide qui les avait opposés depuis plus de 40 ans. De ce fait, non seulement la solidarité entre les principaux pays occidentaux a volé en éclats, mais sont déjà en oeuvre, même si c'est de façon embryonnaire, les ten­dances vers la reconstitution d'un nouveau bloc impérialiste où l'antagonisme principal se situerait entre les Etats-Unis et leurs alliés d'un côté et, de l'autre, une coali­tion dirigée par l'Allemagne. Comme la presse du CCI l'a lon­guement mis en évidence, la Guerre du Golfe du début 1991 avait comme principale origine la tentative américaine de bloquer le processus de désagrégation du bloc occidental et de tuer dans l'oeuf toute velléité de reconstitution d'un nouveau système d'alliances. Les événements de Yougoslavie à partir de l'été 1991 ont montré que l'énorme opération mise au point par Washington n'avait eu que des effets limités et que sitôt terminés les combats dans le Golfe, et la «solidarité» qu'ils exigeaient entre les coalisés, les antagonismes de fond resurgissaient de plus belle. La reprise actuelle des combats dans 1’ex-Yougoslavie, cette fois en Bosnie-Herzégovine, vient, au-delà des apparences, confirmer cette aggravation des tensions entre les grandes puissances qui consti­tuaient le bloc de l'Ouest.

Massacres et discours de paix dans l'ex-Yougoslavie : la guerre au coeur de l'Europe

A l'heure où ces lignes sont écrites, la guerre fait de nouveau rage dans l'ex-Yougoslavie. Après des mois de massacres dans différentes par­ties de la Croatie, et alors que la si­tuation semblait s'apaiser dans cette région, c'est maintenant la Bosnie-Herzégovine qui se retrouve à feu et à sang. En deux mois, le chiffre des tués s'élève déjà à plus de 5000. Les blessés se comptent par dizaines de milliers alors que ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont obligées de quitter les zones de combat, en même temps, d'ailleurs, que la mission de l'ONU à Sarajevo et autres organismes qui pouvaient apporter un minimum de protec­tion à ces populations.

Aujourd'hui, la Serbie est mise «au ban des nations» comme disent les journalistes. Le 30 mai, l'ONU a adopté des mesures rigoureuses d'embargo contre ce pays, compa­rables à celles imposées à l'Irak avant la guerre du Golfe, pour le contraindre à cesser de déchaîner, en compagnie des milices serbes, le fer et le feu en Bosnie-Herzégovine. Et c'est l'oncle Sam qui a pris la tête de cette campagne de grande ampleur contre la Serbie en même temps qu'il se proclame le défen­seur de la «Bosnie démocratique».

Ainsi, Baker n'hésitait pas à évo­quer, le 23 mai, la possibilité d'une intervention militaire pour faire plier la Serbie. Et, c'est sous une très forte pression américaine, que les autres membres du Conseil de Sécurité qui pouvaient avoir des ré­ticences, comme la Russie et la France, se sont finalement ralliés à une motion «dure» contre ce pays. Au passage, les Etats-Unis n'ont pas manqué une occasion pour faire ressortir que le maintien de l'ordre dans l’ancienne Yougo­slavie incombait fondamentale­ment aux pays d'Europe et à la CEE, et qu'ils ne se mêlaient de cette question que dans la mesure où ces derniers faisaient la preuve de leur impuissance.

Pour qui a suivi le jeu des grandes puissances depuis le début des affrontements en Yougoslavie, la po­sition actuelle de la première d'entre elles peut apparaître comme un mystère. Pendant des mois, notamment à la suite de la proclamation de l'indépendance de ta Slovénie et de la Croatie au cours de l'été 1991, les Etats-Unis se sont comportés comme de véri­tables alliés de la Serbie condam­nant en particulier le démantèle­ ment de la Yougoslavie que devait provoquer nécessairement la séces­sion des deux républiques du Nord. Au sein de la CEE, les pays traditionnellement les plus proches des Etats-Unis, la Grande- Bretagne et les Pays-Bas, ont tout fait pour laisser les mains libres à la Serbie dans ses opérations visant à mettre au pas la Croatie, ou tout au moins à l'amputer d'un bon tiers de son territoire. Pendant des mois, les Etats-Unis fustigé «l'impuissance européenne», qu'ils avaient grandement contribué à aggraver, pour apparaître enfin sur le devant de la scène, tel le Zorro de la légende, et obtenir, à la suite de l'action de l'émissaire de l'ONU, le diplomate américain (quel hasard !) Cyrus Vance, un ar­rêt des combats en Croatie alors que la Serbie avait déjà atteint 1 essentiel de ses buts de guerre dans cette région.

Cette action de la diplomatie amé­ricaine se comprenait parfaite­ment. En effet, si l'indépendance de la Croatie avait été fortement encouragée par l'Allemagne, c'est parce qu'elle coïncidait avec les nouvelles ambitions impérialistes de ce pays dont la puissance et la position en Europe en fait le pré­tendant le plus sérieux au rôle de chef de file d'une nouvelle coalition dirigée contre les Etats-Unis, maintenant qu'a disparu toute me­nace venant de l'Est. Pour la bour­geoisie allemande, une Croatie indépendante et «amie» était la condition de l'ouverture d'un accès sur la Méditerranée qui constitue un atout indispensable pour toute puissance prétendant jouer un rôle mondial. Et c'est bien ce que les Etats-Unis voulaient éviter à tout prix. Leur soutien à la Serbie du­rant les affrontements en Croatie, qui ont causé à ce dernier pays des ravages considérables, leur per­mettait de signifier tant à la Croatie qu'à l'Allemagne ce qu'il en coûte de vouloir mettre en oeuvre une politique qui contrarie les intérêts US. Mais justement parce que la première puissance mondiale n'a pas eu à se «mouiller» directement dans toute la seconde partie de 1991 et au début 1992, laissant la CEE afficher son impuissance, elle pouvait opérer par la suite une ar­rivée en force ou elle allait désigner comme bouc émissaire son allié d'hier, la Serbie.

Aujourd'hui, la soudaine passion des Etats-Unis pour l'indépendan­ce de la Bosnie-Herzégovine n'a évidemment rien à voir avec le fait que les autorités de ce dernier pays seraient plus «démocratiques» que celles de la Croatie. Ce sont des gangsters de la même race qui gou­vernent à Sarajevo, Zagreb, Bel­grade et Washington. En réalité, du point de vue des Etats-Unis, la très grande supériorité de la Bosnie-Herzégovine sur la Croatie tient au fait qu'elle peut constituer un point d'appui de première im­portance pour contrecarrer la pré­sence allemande dans la région. Pour des raisons tant géographiques qu'historiques, l'Allemagne était au départ le pays le mieux placé pour rattacher une Croatie indépendante à sa zone d'influence. C'est pour cela que les Etats-Unis n'ont pas cherché im­médiatement à la concurrencer au­près de la Croatie, faisant au contraire tout leur possible pour s'opposer à l'indépendance de ce pays. Mais une fois que 'Allemagne a joué sa carte en Croatie, il revenait à la bourgeoisie américaine de réaffirmer sa place de gendarme du monde et donc de revenir en force dans une région normalement du ressort des Etats européens. Le cynisme et la bruta­lité de l'Etat serbe et de ses milices lui en a offert une occasion rêvée. En se déclarant le grand protecteur des populations de la Bosnie-Herzégovine victimes de cette bru­talité, l’oncle Sam se propose de ramasser la mise à plusieurs ni­veaux :

  • il fait une nouvelle fois la preuve, comme lors de la guerre du Golfe et de la conférence de Madrid sur le Moyen-Orient à la fin  1991, qu'aucun problème important ans les relations internationales ne peut être réglé en dehors de l'intervention de Washington ;
  • il adresse un message aux sphères dirigeantes des deux grands voi­sins de l'ex-Yougoslavie bénéfi­ciant d'une importance stratégique de premier ordre, l'Italie et a Turquie, pour les convaincre de la nécessité de lui rester fidèles ;
  • il ravive les plaies que la question de la Yougoslavie avait provoquées dans l'alliance privilégiée entre la France et l'Allemagne (même si ces difficultés ne sont pas en mesure de remettre en cause la  convergence  d'intérêts qui existe par ailleurs entre ces eux pays, comme le démontre leur décision de constituer un corps d'armée commun)1] [352] ;
  • il prépare son implantation en Bosnie-Herzégovine afin de priver l'Allemagne d'une libre disposi­tion des ports croates de Dalmatie.

Concernant ce  dernier point,  la simple lecture d'une carte géographique permet de constater que la Dalmatie est constituée d'une bande étroite de terre coincée entre la mer et les hauteurs tenues par l'Herzégovine. Si l'Allemagne, grâce à son alliance avec la Croa­tie, rêvait d'installer des bases mili­taires dans les ports de Zadar, Split et Dubrovnik comme points d'appui d'une flotte méditerra­néenne, elle serait confrontée au fait que ces ports se trouvent respectivement a 80, 40 et 10 km de la frontière «ennemie» (Dubrovnik a même la particularité d'être coupé du reste de la Croatie par un dé­bouché de l'Herzégovine sur la mer). En cas de crise internatio­nale, il ne serait pas difficile, pour la puissance américaine, de faire le blocus de ces ports, comme la Ser­bie l'a démontré jusqu'à présent, coupant les avant-postes allemands de leurs arrières et les rendant inu­tilisables.

En ce qui concerne le «message» transmis à l'Italie, il prend toute son importance à un moment où, à l'image d'autres bourgeoisies euro­péennes (par exemple la bourgeoi­sie française dont le parti néo-gaulliste, le RPR, est partagé entre partisans et adversaires d'une alliance plus étroite avec l'Allemagne au sein de la CEE), celle de ce pays est divisée sur les alignements impérialistes, comme le démontre notamment la paraly­sie actuelle de son appareil poli­tique. Compte tenu de la position de premier plan de ce pays en Mé­diterranée (contrôle du passage entre l'Ouest et l'Est de cette mer, présence à Naples du commande­ment de la 6e flotte US), les Etats-Unis sont prêts à «mettre le pa­quet» pour qu'il ne soit pas tenté de rejoindre l'alliance franco-alle­mande.

De même, une mise en garde des Etats-Unis à la Turquie se com­prend tout à fait à 1 heure où ce pays est tenté de coupler ses propres ambitions régionales en di­rection des républiques musul­manes de l'ex-URSS (qu'elle compte arracher à l'influence d'une Russie aujourd'hui alliée aux Etats-Unis) à une alliance avec l'Allemagne et à un soutien aux ambitions impérialistes de ce pays au Proche-Orient. La Turquie oc­cupe, elle aussi, une position stra­tégique de première importance puisqu'elle contrôle le passage entre la Mer Noire et la Méditerra­née. Aussi, son rapprochement en cours avec l'Allemagne (mis en évidence, notamment, par le «scandale» de la livraison de maté­riel militaire destiné à la répression des Kurdes, scandale dévoilé grâce aux «bons offices» de Washington) constitue une menace très sérieuse pour les Etats-Unis. Ces derniers ont déjà commencé à réagir en sou­tenant les nationalistes Kurdes et ils sont prêts à employer des moyens encore plus importants pour stopper un tel rap­prochement. En particulier, la «protection» apportée aujourd'hui par la première puissance mon­diale aux populations musulmanes de Bosnie-Herzégovine (majoritai­res dans ce pays) apparaît comme un pavé dans la mare de la Turquie qui se présente comme le «grand arrière» des musulmans de la région.2] [353])

Ainsi, la situation actuelle dans l'ex-Yougoslavie révèle, derrière tous les discours sur le retour à la paix et la protection des popula­tions, la poursuite de l'aggravation des antagonismes entre grandes puissances. Des antagonismes qui sont alimentés par le chaos que l'effondrement du stalinisme a engendré dans ce pays et qui viennent a leur tour aggraver ce chaos. Même si la pression, voire une in­tervention directe des Etats-Unis peut momentanément calmer le jeu (par exemple en obligeant la Serbie à renoncer à certaines de ses pré­tentions) l'avenir de l'ex-Yougo­slavie, comme d'ailleurs celui de l'ensemble de cette partie du monde (Balkans, Europe centrale) ne saurait connaître que de nou­veaux antagonismes et des affron­tements de plus en plus violents du fait de l'importance stratégique qu'elle revêt pour ces puissances, lustration de l'avancée irréver­sible de la décomposition générale de la société capitaliste, c'est donc un nouveau Liban qui s'est installé aux portes des grandes métropoles d'Europe.

Ce que démontrent cependant les massacres de Yougoslavie, c'est que même si l'avancée de la décomposition est un phénomène qui échappe au contrôle de tous les secteurs de la bourgeoisie mon­diale, y compris ceux des pays les plus avancés et puissants, ces der­niers secteurs ne restent pas inac­tifs et passifs face à un tel phéno­mène. Contrairement aux équipes nouvellement promues dans les pays de l'ancien bloc de l'Est (sans parler, évidemment de la situation dans le «tiers-monde») et qui sont complètement débordées par la si­tuation économique et politique (notamment par l'explosion des na­tionalismes et des conflits eth­niques), les gouvernements des pays les plus développés sont en­core capables de mettre à profit la décomposition pour la défense des intérêts de leur capital national. C'est notamment ce qu'ont démon­tré, début mai, les émeutes de Los Angeles.

L'utilisation de la décomposition par la bourgeoisie

Comme le CCI l'a mis en évi­dence[3] [354] la décomposition générale de la société capitaliste, telle qu'elle se développe aujourd'hui, révèle l'impasse historique totale dans laquelle se trouve maintenant cette société. Tout comme la crise et les guerres, la décomposition n'est donc pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de la bourgeoisie ou bien de politique erronée de sa part. Elle s'impose à elle de manière insurmontable et irréversible. Le fait que la décom­position, au même titre qu'une éventuelle 3e guerre mondiale, ne puisse avoir d'autre aboutissement, au sein du capitalisme, que la dis­parition de l'humanité n y change rien. C'est bien ce que révèle le «Sommet» de Rio sur la protection de la Terre qui s'est tenu au début du mois de mai. Comme il était prévisible, la montagne a accouché d'une souris malgré la gravité croissante des problèmes d'environnement mise en évidence par la majorité des scientifiques. Alors que, à cause de l'effet de serre, ce sont de terribles famines qui se profilent à l'horizon, voire la disparition de l'espèce humaine, chacun se renvoie la balle pour ne rien faire (le Nord contre le Sud et réciproquement, l'Europe contre les Etats-Unis, etc.).

Mais si la bourgeoisie se révèle ab­solument incapable de mettre en oeuvre une quelconque politique à long terme et à l'échelle mondiale, même quand c'est sa propre survie, en même temps que celle de l'ensemble de l’humanité qui est menacée, elle reste capable de ré­agir contre les effets de la décom­position, sur le court terme et au niveau de la défense de ses intérêts nationaux. Ainsi, les émeutes de Los Angeles sont venues mettre en relief toutes les capacités manoeuvrières que les bourgeoisies les plus puissantes sont encore capables d'utiliser.

Los Angeles constitue une sorte de concentré de toutes les caractéris­tiques de la société américaine : l'opulence et la misère, la «high tech» et la violence. Symbole du «rêve américain», c'est devenu aussi celui du «cauchemar américain». Comme nous l'avons mis en évidence dans nos textes sur la dé­composition, celle-ci, au même titre que la crise économique, part du coeur du capitalisme, même si elle trouve à sa périphérie ses formes les plus extrêmes et catas­trophiques. Et L'A (comme on dit en langage «branché») est bien le coeur de ce coeur. Depuis de nom­breuses années déjà, la décomposi­tion y exerce des ravages tragiques et particulièrement dans les ghettos noirs. Dans la plupart des villes américaines, ces ghettos sont de­venus de véritables enfers, dominés par une misère insupportable, des conditions de logement et sani­taires dignes du «tiers-monde» (par exemple, la mortalité infantile y atteint des taux comparables à ceux des pays les plus arriérés, le SIDA y frappe de façon tragique) et surtout un désespoir généralisé qui conduit une proportion considérable des jeunes, dès la première adolescence, vers la drogue, la prostitution et le bandi­tisme. De ce fait, la violence et le meurtre font partie du quotidien de ces quartiers : la première cause de décès des hommes noirs de la tranche d'âge 15-34 ans est l'assassinat, près d'un quart des hommes noirs entre 20 et 29 ans est en prison ou en liberté surveillée, 45 % de la population carcérale est noire (les noirs représentent 12% dans la population totale). Ainsi, à Harlem, ghetto noir de New-York, pour cause d'assassinat, d'over­dose, de maladie, l'espérance de vie d'un homme est plus courte que celle d'un homme du Bangladesh.

Cette situation s'est aggravée tout au long des années 1980, mais la récession actuelle, avec une mon­tée vertigineuse du chômage, lui a donné des proportions encore bien plus considérables. De ce fait, de­puis des mois, de nombreux «spécialistes» ne cessaient de pré­dire l'imminence d'émeutes et d'explosions de violence dans ces quartiers. Et c'est justement face à une telle menace que la bourgeoisie américaine a réagi. Plutôt que de se laisser surprendre par une suc­cession d'explosions spontanées et incontrôlables, elle a préféré orga­niser un véritable contre-feu lui permettant de choisir le lieu et le moment d'un tel surgissement de violence et de prévenir du mieux possible les surgissements futurs.

Le lieu : Los Angeles, véritable pa­radigme de l'enfer urbain aux Etats-Unis, où plus de 10 000 jeunes vivent du commerce de la drogue, dont les ghettos sont qua­drillés par des centaines de bandes armées qui se massacrent pour le contrôle d'une rue, d'un point de vente de la «poudre d'ange».

Le moment : au début de la cam­pagne pour les présidentielles, qui s'en trouve relancée, mais à dis­tance respectable de l'élection elle-même, afin que de tels troubles, éclatant de façon incontrôlée, ne viennent déconsidérer au dernier moment un candidat, Bush, dont les sondages sont pour l'heure peu reluisants.

Les moyens : l'organisation en plu­sieurs temps d'une véritable provo­cation. D'abord, une campagne médiatique de grande ampleur au­tour du procès des quatre flics blancs qui avaient été filmés en train de tabasser sauvagement un automobiliste noir : c'est à satiété que les téléspectateurs ont pu voir et revoir cette scène révoltante. Ensuite l'acquittement des flics par un tribunal installé de façon déli­bérée dans un quartier réputé pour son conservatisme, son «goût de l'ordre» et ses sympathies envers la police. Enfin, dès que se sont pro­duits, de façon parfaitement prévi­sible, les premiers troubles et les premiers rassemblements, une véri­table désertion, sur ordre supé­rieur, des quartiers «chaud» par les forces de police, laissant ainsi l'émeute prendre un maximum d'ampleur. Ces mêmes forces de police, en revanche, sont restées très présentes dans les quartiers bourgeois proches, tels Beverley Hills. Cette tactique avait aussi l'avantage de priver les manifes­tants de leur ennemi traditionnel, le flic, permettant de canaliser en­core plus leur colère vers le saccage des commerces, l'incendie des maisons appartenant à d'autres communautés de même que vers les règlements de comptes entre bandes. Avec une telle tactique, les 58 morts provoqués par cette ex­plosion ne sont pas dus aux forces de police mais essentiellement aux affrontements entre habitants des ghettos (particulièrement entre les jeunes manifestants et les petits commerçants voulant protéger par les armes leurs échoppes).

Les moyens et les conditions du re­tour à l'ordre faisaient aussi partie de la manoeuvre : ce sont les mêmes soldats qui, il y a un an et demi à peine défendaient le «droit» et la «démocratie» dans le Golfe qui sont venus participer à la paci­fication des quartiers troublés. La répression, si elle n'a pas été san­glante, a été cependant conduite à grande échelle : près de 12000 ar­restations et, pendant des se­maines, à la télévision, les images des centaines de procès condam­nant à la prison les émeutiers in­terpellés. Le message était clair : même si elle ne se comporte pas comme un quelconque régime du «tiers-monde», et si elle veille à ne pas faire couler le sang de ceux qui troublent l'ordre public (et cela était d'autant plus facile que, grâce à leur provocation, les autorités n'ont été à aucun moment débor­dées par les événements), la «démocratie américaine» sait faire preuve de fermeté contre eux. Avis a ceux qui, dans le futur, seraient tentés de recommencer de nou­velles émeutes...

La «gestion» des émeutes de L'A a permis à l'équipe dirigeante de la bourgeoisie américaine de dé­montrer à tous les secteurs de celle-ci qu'elle était, malgré toutes les difficultés qui s'accumulent, mal­gré le développement du cancer des ghettos et de la violence urbaine, à a hauteur de ses responsabilités. Dans un monde de plus en plus soumis à des convulsions de toutes sortes, la question de l'autorité du pouvoir, tant à l'extérieur qu'à 'intérieur, de la première puis­sance de la planète est de la plus haute importance pour la bour­geoisie de ce pays. Avec la provo­cation à Saddam Hussein durant l'été 1990 suivie de la «tempête du désert» au début 1991, Bush a fait la preuve qu'il savait manifester ce type d'autorité au niveau interna­tional. Los Angeles, avec des moyens spectaculaires, notamment dans les montages médiatiques qui rappelaient ceux mis en oeuvre au­tour de la guerre du Golfe, a dé­montré que l'administration ac­tuelle était aussi capable de réagir sur le plan «domestique» et que, pour catastrophique qu'elle soit, la situation intérieure aux Etats-Unis restait «under control».

Cependant, les émeutes provo­quées de L'A ne constituaient pas seulement un moyen pour l'Etat et le gouvernement de réaffirmer leur autorité face aux différentes mani­festations de la décomposition. Elles étaient aussi un instrument d'une offensive de grande ampleur contre la classe ouvrière.

La bourgeoisie se prépare à une reprise des combats de classe

Comme la résolution le met en évi­dence : «l'aggravation considérable de la crise capitaliste, et particuliè­rement dans les pays les plus déve­loppés, constitue un facteur de pre­mier ordre de démenti de tous les mensonges sur le "triomphe" du ca­pitalisme, même en l'absence de luttes ouvertes. De même, l'accumulation du mécontentement provoqué par la multiplication et l'intensification des attaques résul­tant de cette aggravation de la crise ouvrira, à terme, le chemin à des mouvements de grande ampleur qui redonneront confiance à la classe ouvrière... Dans l'immédiat, les luttes ouvrières se situent à un des niveaux les plus bas depuis la der­nière guerre mondiale. Mais ce dont il faut être certain c'est que, dès à présent, se développent en profon­deur les conditions de leur surgis­sement...» (point 16). Dans tous les pays avancés, la bourgeoisie est bien consciente de cette situation, et particulièrement la première d'entre elles. C'est pour cela que les émeutes de L.A. ont constitué également un instrument de cette bourgeoisie pour affaiblir de façon préventive les futurs combats ouvriers. En particulier, grâce aux images faisant apparaître les noirs comme de véritables sauvages (telle l'image de jeunes noirs s'attaquant à des chauffeurs de camion blancs), la classe dominante a réussi à renforcer de façon signifi­cative un des facteurs de faiblesse de la classe ouvrière des Etats-Unis : la division entre les ouvriers blancs et les ouvriers noirs ou d'autres communautés. Comme le déclarait un expert de la bourgeoi­sie : «le niveau de sympathie que les blancs pouvaient éprouver pour les noirs a considérablement diminué du fait de la peur ressentie par les premiers devant la montée constante de la criminalité noire» (C. Murray de l'American Entreprise Institute, le 6/5/02). En ce sens, le «rétablissement de l'ordre contre des bandes de délinquants noirs pilleurs de magasins et dealers», tel que la bourgeoisie en a voulu don­ner l'image, a pu être accueilli avec satisfaction par une proportion non négligeable des ouvriers blancs oui sont souvent victimes de 1 insécurité urbaine. A cette occa­sion, l’«efficacité» des forces dé­pêchées par l'Etat fédéral (qui contraste avec l’«inefficacité» supposée des forces de la police lo­cale) n'a pu que renforcer l'autorité de celui-ci.

En outre cette montée du racisme a été exploitée par les professionnels de P anti-racisme pour lancer de nouvelles campagnes a-classistes de diversion qui, loin de favoriser l'unité de classe du prolétariat, vi­sent au contraire à le diluer dans l'ensemble de la population et à l'attacher au char de la «démocratie». De même, les syn­dicats et le Parti Démocrate ont profité de la situation pour dénon­cer la politique sociale des admi­nistrations républicaines depuis le début des années 1980 rendues res­ponsables de la misère dans les quartiers pauvres des villes. En d'autres termes, pour que les choses s'améliorent, il faut aller voter pour le «bon candidat», ce qui permet au passage de relancer une campagne électorale qui, jusqu'à présent, ne mobilisait pas les roules.

Les différentes manifestations de la décomposition, comme par exem­ple les émeutes urbaines dans le «tiers-monde» et les pays avancés, seront utilisées par la bourgeoisie contre la classe ouvrière tant que cette dernière n'aura pas été encore en mesure de mettre en avant sa propre perspective de classe vers le renversement du capitalisme. Et cela, que de tels événements soient spontanés ou provoqués sciem­ment. Mais le fait que la bourgeoisie soit en mesure de choisir le moment et les circonstances de telles explosions lui permet d'en rendre plus efficace l'impact pour la défense de son ordre social. Que les émeutes de L'A soient arrivées fort à propos comme instrument contre la classe ouvrière nous est confirmé par l'ensemble des ma­noeuvres que la classe dominante déploie contre les exploités dans les autres pays avancés. L'exemple le plus significatif de cette poli­tique bourgeoise nous a été donné récemment dans un des pays les plus importants du monde capitaliste, l'Allemagne.

Offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en Allemagne

L'importance de ce pays ne tient pas seulement à son poids écono­mique et à son rôle stratégique croissant. C'est aussi dans ce pays que vit, travaille et lutte un des prolétariats les plus puissants du monde, un prolétariat qui, compte-tenu de son nombre et de sa concentration au coeur de l'Europe industrialisée de même que de son expérience historique incomparable, détient une grande partie des clés du futur mouvement de la classe ouvrière vers la révolu­tion mondiale. C'est bien pour cette raison que l'offensive poli­tique de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en Allemagne, et dont la grève du secteur public, la plus importante depuis 18 ans, me­née de main de maître par les syn­dicats, était le fer de lance, ne vi­sait pas seulement la classe ou­vrière de ce pays. L'écho considé­rable qu'elle a eu dans les médias des différents pays européens (alors qu'habituellement les luttes ou­vrières font l'objet d'un black-out presque complet à l'étranger) a fait a démonstration que c'est tout le prolétariat européen qui était visé par cette offensive.

Les conditions spécifiques de l'Allemagne permettent de com­prendre pourquoi une telle action a pris part aujourd'hui dans ce pays, n effet, outre son importance his­torique et économique qui sont des données permanentes, outre le fait qu'elle doit faire face, comme toutes les bourgeoisies, à une nou­velle aggravation considérable de la crise, la bourgeoisie de ce pays se trouve à l'heure actuelle confrontée au problème de la ré­unification (en fait de la «digestion» de l'Est par l'Ouest). Cette réunification est un véritable gouffre à milliards de DM. Le défi­cit de l'Etat s'est élevé vers des sommets rarement atteints dans ce pays «vertueux». Il s'agit donc pour la bourgeoisie de préparer la classe ouvrière à des attaques d'un niveau sans précédent afin de lui faire accepter le coût de la ré­unification, il importe de lui faire comprendre que c'en est fini des «vaches grasses» et qu'elle devra désormais faire des sacrifices très importants. C'est pour cela que les propositions salariales dans le sec­teur public (4,9 %), alors même que se sont déjà multipliées les taxes de toutes sortes, étaient inférieures à l'inflation. C'est le cheval de ba­taille qu'ont enfourché les syndi­cats témoignant d'une radicalité inconnue depuis des décennies, or­ganisant des crèves tournantes massives (plus de 100 000 ouvriers par jour) qui ont provoqué certains jours un véritable chaos dans les transports et autres services pu­blics (ce qui a eu comme consé­quence d'isoler les grévistes des autres secteurs de la classe ou­vrière). Après des revendications salariales de l'ordre de 9 %, les syndicats ont rabattu leurs préten­tions à 5,4 %, présentant ce chiffre comme une « victoire » pour les tra­vailleurs et une «défaite» pour Kohl. Evidemment, la majorité des ouvriers a considéré, après trois semaines de grève, que c était net­tement insuffisant (plus 0,5% par rapport à la proposition d'origine, environ 20 DM par mois) et la po­pularité de la très médiatique Monika Mathies, présidente de l’ÖTV, y a laissé quelques plumes. Mais, pour la bourgeoisie, plusieurs ob­jectifs importants avaient été at­teints :

  • mettre en évidence que, malgré une grève très massive et des ac­tions «dures», il était impossible de faire fléchir la bourgeoisie dans sa volonté de limiter les hausses de salaire ;
  • présenter les syndicats, qui avaient systématiquement orga­nisé toutes les actions, mainte­nant les ouvriers dans la plus grande passivité, comme les véri­tables protagonistes de la lutte contre les patrons en même temps que l'assurance sociale à laquelle faut s'affilier pour que soient (payés les jours de grève (pendant a grève, les travailleurs taisaient la queue pour aller prendre leur carte syndicale qui les engage pour deux ans) ;
  • renforcer encore un peu plus la division entre les ouvriers de l'Est et ceux de l'Ouest, les premiers ne comprenant pas que les seconds revendiquent des augmentations alors qu'à l'Ouest, les salaires sont nettement supérieurs et le chômage plus faible, les seconds n'ayant pas envie de payer pour les «ossies» qu'on se plaît à pré­senter comme des «paresseux» et des «incapables».

Dans les autres pays, l'image de l’«Allemagne modèle» a été quelque peu ternie par ces grèves. Mais la bourgeoisie s'est empressée d'enfoncer deux clous contre la conscience de la classe ouvrière :

  • le mensonge que la grève des ou­vriers allemands «privilégiés» vient encore aggraver la situation financière et économique de l'occident ;
  • le message qu'il est illusoire de tenter de mener des luttes contre la dégradation des conditions d'existence, puisque, malgré toute leur force (et notamment celle des syndicats) et la prospé­rité de leur pays, les ouvriers d'Allemagne n’ont pas pu obtenir grand-chose,

Ainsi, la bourgeoisie la plus puis­sante d'Europe a donné le ton de l'offensive politique contre la classe ouvrière qui doit nécessai­rement accompagner des attaques économiques d'une brutalité sans précédent. Pour le moment, la ma­noeuvre a réussi mais l'ampleur qu'elle a prise est à l'image de la crainte que le prolétariat inspire à la bourgeoisie. Les événements de ces trois dernières années, et toutes les campagnes qui les ont accom­pagnés, ont affaibli de façon significative la combativité et la conscience au sein de la classe ou­vrière. Mais celle-ci n'a pas dit son dernier mot. Avant même qu'elle n'ait renoué avec des luttes de grande envergure, sur son terrain de classe, tous les préparatifs de la classe dominante démontrent l'importance de ces combats à ve­nir.

FM, 14/6/92.


[1] [355] Comme le signale la résolution, l'Allemagne et la France n'attendent pas exactement la même chose de leur alliance. En particulier, ce dernier pays compte sur ses avantages militaires pour compenser son infériorité économique par rapport au premier afin de ne pas se retrouver en situa­tion de vassal et de pouvoir revendiquer une sorte de «co-direction» d'une alliance des principaux Etats européens (à l'exception de la Grande-Bretagne, évidemment). C'est pour cela que la France n'est nullement in­téressée à une présence allemande en Médi­terranée qui dévaloriserait de façon très sensible l'importance de sa propre flotte dans cette mer ce qui la priverait a'un atout majeur dans les marchandages avec son «amie».

[2] [356] Il n'est pas exclu non plus que le soutien des Etats-Unis aux populations croates de Bosnie-Herzégovine actuellement victimes de la Serbie parvienne un jour à « démontrer ». La Croatie qu'elle a tout inté­rêt à troquer la «protection» allemande, qui s'est révélée d'une efficacité très limitée, contre une protection américaine beaucoup mieux pourvue en moyens de se faire respec­ter. De telles visées ne sauraient évidemment être absentes de la diplomatie améri­caine.

[3] [357] Voir notamment les articles dans la Re­vue Internationale n° 57 et 62.

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [209]

Questions théoriques: 

  • Guerre [210]

Crise économique mondiale : une récession pas comme les autres

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Sur le plan économique, le monde entier semble suspendu à une seule question : y aura-t-il une reprise aux Etats-Unis ? La locomotive qui a tiré l'économie mondiale depuis deux décennies aura-t-elle la force de redémarrer une fois encore ?

La réponse des économistes est évidemment: oui. Leur métier de gérants et porte-paroles idéologiques du système leur interdit, quoiqu il en soit, de penser autrement. La seule chose dont ils sont sûrs c'est que le capitalisme est éternel. Au-delà du royaume des marchands et de l'exploitation salariale, il ne peut y avoir que le néant. Même pour les plus cyniquement lucides d'entre eux, les pires difficultés de l'économie capitaliste mondiale ne peuvent jamais être que des contrariétés passagères, des secousses dues aux «nécessités du progrès», surmontables pour peu qu'on se donne les moyens des «changements structurels nécessaires». L'actuelle récession ouverte qui, depuis plus d'une année, a commencé a frapper les princi­pales puissances économiques du monde, ne serait ainsi qu'un «ralentissement cyclique»; un naturel et salutaire mouvement de repli après une trop longue période d'expansion.

«Toute l'économie mondiale est en train de s'assainir après des années d'excès», déclarait Raymond Barre([1] [358]) en février 1992, au cours du Forum de l'économie mondiale de Davos.

Georges Bush et l'équipe chargée d'organiser son actuelle campagne électorale  aux Etats-Unis vont plus loin : la récession toucherait, dés à présent, à sa in et une nouvelle reprise serait en cours. «Le vieil adage se vérifie : "Quand le bâtiment va, tout va "», déclarait Bush, à la mi-mai, citant des statistiques qui faisaient état d'une augmentation de la construction de logements aux Etats-Unis dans les premiers mois de 1992.

Mais la réalité historique se moque des rêves et sou­haits des «responsables» de l'ordre établi. Quelques jours après cette déclaration optimiste de Bush, les statistiques officielles faisaient état d'une chute de 17 % de l'indice de construction de nouvelles maisons, la plus forte chute depuis 8 ans !

Les difficultés que connaît la bourgeoisie mondiale pour faire face a l'actuelle récession ouverte de son économie sont qualitativement nouvelles. Cette réces­sion n'est pas comme les autres.

Des récessions de plus en plus destructrices

Il est vrai que depuis deux décennies l'économie mondiale, suivant à des degrés divers les mouvements de l'économie américaine, a connu une succession de récessions et de «reprises». Mais les récessions, depuis la fin des années 60, c'est-à-dire depuis la fin de la période de «prospérité » due à la reconstruction consécutive à la 2e guerre mondiale, ne suivent pas un mouvement cyclique analogue à la respiration d'un corps sain ; encore moins épousent-elles le rythme des crises cycliques du capitalisme dans la deuxième moi­tié du 19e siècle, en pleine phase ascendante du capi­talisme, dont l'intensité allait en s'atténuant chaque dix ans. Les fluctuations de l'économie mondiale depuis 20 ans ne traduisent pas le mouvement cyclique d'une vie en expansion, mais les convulsions d un corps de plus en plus malade. Depuis la réces­sion de 1967, les plongeons ont été chaque fois de plus en plus profonds et prolongés dans le temps. Le mou­vement de la croissance de la production aux Etats-Unis, coeur du capitalisme mondial, est éloquent à cet égard (Voir Graphique 1 ci-contre).

Cet «électrocardiogramme» du centre du capita­lisme ne traduit que partiellement la réalité. Dans les faits, après la récession de 1980-1982, il n'y a pas eu de véritable reprise de la croissance économique mondiale. Les pays du «tiers-monde» ne sont pas réellement parvenus à se relever. Les années 1980 sont, pour la plupart des pays sous-développés, syno­nyme du plus grand marasme économique de leur existence. Le continent africain, une grande partie de l'Asie et de l'Amérique Latine ont été économique­ment dévastés au cours de cette période ; l'ex-URSS et les pays de son glacis connaissent depuis le milieu de cette décennie une plongée dans le chaos qui se concrétise par un des plus violents reculs écono­miques connus dans l'histoire. Ce n'est que dans la petite partie du monde, constituée par les pays les plus industrialisés de l'ancien bloc occidental, que l'économie connaît un certain développement au cours des années 1980. Et encore, ce développement ne se fait que dans certaines zones de ces pays : une véritable désertification industrielle a ravagé pendant ces années des régions qui comptaient parmi les plus anciennement industrialisées de la planète, en Grande-Bretagne, en France, en Belgique ou aux Etats-Unis par exemple.

La récession qui frappe aujourd'hui les pays les plus industrialisés n'a donc rien à voir avec un répit salu­taire dans un cours de croissance mondiale. Elle marque, au contraire, l'effondrement de la seule par­tie au monde qui avait relativement échappé au marasme général.

La machine à «relancer» l'économie ne répond plus

Mais, même malade, l'économie des pays les plus industrialisés peut-elle retrouver un minimum de croissance, comme ce fut le cas après les récessions précédentes ? Les gouvernements des grandes puis­sances peuvent-ils, encore une fois, faire redémarrer la machine en baissant les taux d'intérêt et en faisant tourner la planche à billets ? Le recours au crédit, au «produisons aujourd'hui ; on verra demain pour le paiement », peut-il encore permettre de s'en sortir en trichant, en repoussant les échéances ?

La bureaucratie de l'OCDE, grand chantre des vertus éternelles du système capitaliste et de la victoire du «libéralisme», annonçait fin 1991 l'imminence d'une «reprise modérée» ([2] [359]) Mais elle accompagnait cette «prévision» d'une réserve importante :

«Dans la plupart des grands pays, la croissance monétaire léthargique est à la fois involontaire et inha­bituelle (,..)La contraction persistante de l'offre de crédits bancaires, qui paraît être à l'origine de ce ralentissement, pourrait constituer une menace pour la croissance (...) Les incertitudes dues au ralentissement actuel de la croissance monétaire posent un problème très difficile aux responsables.»

Ce qui est appelé ici «la croissance monétaire léthar­gique» n'est autre que la contraction du crédit ban­caire, le «crédit crunch» pour employer le terme anglo-saxon devenu à la mode. La masse monétaire dont il est question est essentiellement celle consti­tuée par les multiples formes de crédits bancaires. Sa contraction traduit essentiellement le refus, l'incapacité des banques d'ouvrir de nouveau le robi­net de l'endettement pour faire redémarrer la machine productive, comme lors des récessions des deux der­nières décennies.

Le recours sans limites au crédit par le passé, en par­ticulier pendant les «années Reagan» se paie aujourd'hui en termes de banqueroutes. L'insolvabilité croissante des entreprises, et d'une grande partie des banques, interdit le remboursement d'un nombre toujours plus élevé de crédits, poussant chaque jour plus de banques au bord de la faillite. L'effondrement des caisses d'épargne américaines, à la fin des années 1980, n'était que le début de ce marasme. ([3] [360]) Dans ces conditions, les actuelles nouvelles facilités de crédit créées par l'Etat (baisse des taux d'intérêt, création monétaire) sont utilisées par les banques, non pas pour octroyer de nouveaux crédits mais pour tenter de renflouer leurs caisses et de réduire le déséquilibre de leurs bilans.

Lowell L. Bryan, un «éminent expert» américain du système bancaire et financier, affirmait en 1991, dans un livre au titre évocateur de Bankrupt (banqueroute) ([4] [361]) :

«C'est peut être 25 % du système bancaire [américain], représentant plus de 750 milliards de dollars en place­ments([5] [362]) qui a commencé à connaître des pertes tellement massives qu'il n'a d'autre choix que de se consacrer à se faire rembourser des crédits plutôt qu'à étendre le crédit. Qui plus est, les banques qui ne connaissent pas de problèmes de crédit deviennent évidemment à leur tour beaucoup plus prudentes »

Le Graphique 2 (voir page suivante) montre claire­ment la réalité de l'effondrement sans précédent de la croissance de la masse de crédits bancaires (en parti­culier à partir de 1990). Il met aussi en évidence la nouvelle impuissance du Gouvernement pour relancer la machine a crédit. Contrairement à ce qui se produit lors des récessions de 1967, 1970, 1974-75, 1980-82, l'augmentation de la masse monétaire créée directe­ment par l'Etat (billets de la banque centrale et pièces de monnaie) ne provoque plus une augmentation de la masse des crédits bancaires. Le gouvernement améri­cain a beau appuyer sur l'accélérateur, la machine bancaire ne répond plus.

«Nous avons créé un marché qui est efficace pour la destruction de notre économie. Notre système financier est sur le point de s'effondrer. La réglementation de notre système financier, et le contrat social qui le sous-tend, est en faillite», constate amèrement l'auteur de Bankrupt. Et ce constat résume bien la nouveauté qui fait que cette récession ouverte n'est pas comme les autres.

 

L'économie mondiale ne connaît pas un processus d' «assainissement» financier, mais le contrecoup destructeur de la plus grande période de spéculation de l'histoire du capitalisme. La machine qui a permis pendant des années de repousser les problèmes dans 'avenir est en morceaux, sans que pour autant le pro­blème de fond, l'incapacité du capitalisme de créer ses propres débouches, soit résolu. Au contraire. Jamais le décalage entre ce que la société peut pro­duire et ce qu'elle peut acheter n'a été aussi grand. ([6] [363])

Encore plus de chômage et de misère

Au niveau superficiel, les doses massives d'interven­tionnisme monétaire de l'actuelle administration Bush - perspective d'élections présidentielles oblige -peuvent provoquer des ralentissements de la chute dans des secteurs particuliers. La récente cascade de réductions du taux d'intérêt par la Fédéral Reserve (plus d'une vingtaine en quelques mois), a, par exemple, fini par enrayer momentanément la chute de la construction de logements. Mais tout cela demeure d'une fragilité extrême.

Les efforts désespérés du gouvernement américain pour limiter les dégâts, à la veille des élections, par­viendront, dans le meilleur des cas, à ralentir la chute momentanément. Mais cela ne provoquera pas une véritable reprise ni un dépassement de la récession. Tout au plus cela entraînera un infléchissement momentané de la courbe descendante, une récession en «double dip», en double plongeon, comme ce fut le cas lors de la récession de 1980-1982, qui fut entre­coupée par la fausse reprise de 1981.

(Voir Graphique 1 ).

Les principales entreprises américaines, comme General Motors, IBM ou Boeing, continuent de licencier. Leurs plans de «restructuration», prévoient des dizaines de milliers de suppressions d'emplois (74 000 pour la seule General Motors) et sont prévus pour s'étaler pendant les trois ou cinq ans à venir. Cela en dit long sur la confiance qu'ont les gérants des plus grandes entreprises mondiales (et de pointe) dans es perspectives de reprise.

L'évolution de l'économie dans les autres grands pays industrialisés confirme la dynamique de recul. Le Royaume-Uni continue de s'enfoncer dans ce qui constitue déjà sa plus violente récession depuis les années 1930. La Suède connaît le plus puissant recul économique depuis 30 ans. L'Allemagne, après le «boom» provoqué par les dépenses dues à la réunifi­cation, est entrée en récession à la fin de l'année 1991 et son gouvernement met en place un puissant plan de «refroidissement anti-inflation» qui ne pourra qu'aggraver la situation. Tous les constructeurs automobiles y annoncent des suppressions d'emplois pour les années à venir : Volkswagen vient d'annoncer un plan de 15 000 licenciements pour les cinq pro­chaines années. Le Japon lui-même, victime du ralen­tissement des importations américaines et mondiales, ne cesse de voir sa croissance diminuer depuis deux ans. Pour la première fois en 15 ans, les investisse­ments y diminuent (- 4,5 % pour l'année fiscale 1991-1992). Nissan, le deuxième constructeur automobile japonais, a annoncé début juin une réduction de 30 % du nombre de véhicules qui seront produits au cours des deux prochaines années. Dans l'ensemble de la zone de l'OCDE (les 24 pays les plus industrialisés de l'ex-bloc occidental) il y a eu 6 millions de chômeurs en plus au cours de la seule année 1991 et aucune pré­vision officielle ne se risque à prédire un véritable arrêt de l'hémorragie.

Pour la classe ouvrière mondiale, pour les exploités de la planète, cette récession n'est pas, non plus, comme les autres. La nouvelle aggravation du chô­mage et de la misère, qui frappe et frappera dans les années à venir, s'annonce elle aussi sans précédent. Elle s'abat, en outre, sur une classe qui vient de subir, au cours des années 1980, la plus violente attaque économique depuis la dernière guerre mondiale. Aujourd'hui, c'est la partie centrale du prolétariat mondial, celle des pays les plus industrialisés, celle qui avait été relativement la moins frappée, qui se trouve en première ligne. La nouvelle recrudescence des difficultés du système met ainsi, une fois encore, la classe révolutionnaire devant ses responsabilités historiques.

RV, 10/6/92


[1] [364] « Le premier économiste de France » disait Giscard d'Estaing de cet ancien chef du gouvernement français.

[2] [365] Perspectives économiques n° 50, décembre 1991.

[3] [366] Voir en particulier l'article « Crise du crédit, relance impossible, une récession toujours plus profonde », dans la Revue Internationale n°68.

[4] [367] Bankrupt – Restoring the health and profitability of our banking svstem, HarperCollins Publishers.

[5] [368] Soit l'équivalent de la production totale de l'Espagne et de la Suisse en 1991.

[6] [369] Au mois de mai 1992, la presse mondiale publiait simultanément deux nouvelles : l'annonce par les Nations Unies que 60 millions d'êtres humains risquent de mourir de faim en Afrique cette année, et la notification par la CEE de sa décision de faire stériliser 15 % des terres cultivables en céréales en Europe, par manque d'acheteurs !

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]

Résolution sur la situation internationale : Le développement des conditions d'un resurgissement de la lutte de classe

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Deux ans et demi après l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens d'Europe, la situation mondiale continue d'être déterminée pour une grande part par cet événement historique considé­rable. En particulier, celui-ci a constitué un facteur d'aggra­vation sans précédent de la décomposition du capitalisme, notamment sur le plan des antagonismes impérialistes de plus en plus marqués par le chaos résultant de celle-ci. Cependant, la crise écono­mique du mode de production capitaliste, en connaissant une très forte aggravation à l'heure actuelle, et en premier lieu dans les métropoles du capital, tend à revenir au centre de cette situation. En détruisant les illusions sur la « supériorité du capitalisme » déversées à profusion lors de la chute du stalinisme, mettant en évidence de façon croissante l'impasse dans laquelle se trouve ce système, obligeant la classe ouvrière à se mobiliser pour la défense de ses intérêts éco­nomiques face aux attaques de plus en plus brutales que la bourgeoisie est conduite à dé­chaîner, elle constitue un puis­sant facteur de dépassement des difficultés rencontrées par la classe ouvrière depuis l'effondrement du bloc de l'Est.

1) L'envahissement de l'ensemble de la vie du capitalisme par le phé­nomène de décomposition est un processus qui remonte au début des années 1980 et même à la fin des années 1970 (par exemple les convulsions en Iran débouchant sur la constitution d'une Répu­blique «islamique» et la perte de contrôle de ce pays par son bloc de tutelle). L'agonie et la mort des ré­gimes staliniens et l'effondrement du bloc impérialiste dominé par l'URSS sont une manifestation de ce processus. Mais, en même temps, ces faits historiques consi­dérables ont provoqué une accélé­ration énorme de celui-ci. C'est pour cela qu'on peut considérer qu'ils révèlent et marquent l'entrée u capitalisme dans une nouvelle phase de sa période de décadence, celle de la décomposition, de la même façon que la première guerre mondiale constituait la première convulsion de grande envergure ré­sultant de l'entrée de ce système dans sa décadence et qui allait en amplifier de façon majeure les dif­férentes manifestations.

Ainsi, l'effondrement des régimes staliniens d'Europe marque l'ouverture d'une période de convulsions catastrophiques dans les pays sur lesquels régnaient ces régimes. Mais c'est encore plus sur le plan des antagonismes impéria­listes à l'échelle mondiale que s'expriment les caractéristiques de la nouvelle période, et notamment, au premier rang d'entre elles, le chaos. En effet, c'est bien le chaos qui permet le mieux de qualifier la situation présente des rapports impérialistes entre Etats.

2) La guerre du Golfe du début 1991 a constitué la première mani­festation de grande ampleur de ce nouvel «état du monde» :

- elle résultait de la disparition du bloc de l'Est et des premières ma­nifestations de son inéluctable conséquence, la disparition du bloc occidental lui-même ;

- elle constituait, de la part de la première puissance mondiale, une action de grande envergure afin de limiter ce dernier phénomène en contraignant les anciens alliés (en premier lieu, l'Allemagne, le Japon et la France) à manifester, sous la direction de cette puis­sance, leur «solidarité» face à la déstabilisation générale du monde ;

- par la barbarie sanglante qu'elle a engendrée, elle donnait un exemple de ce qui attend doréna­vant l'ensemble de l'humanité ;

- malgré l'ampleur des moyens mis en oeuvre, elle n'a pu que ralentir, mais sûrement pas inverser les grandes tendances qui s'affirmaient dès la disparition du bloc russe : la dislocation du bloc occidental, les premiers pas vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste dirigé par l'Allemagne, l'aggravation du chaos dans les relations impérialistes.

3) La barbarie guerrière qui s'est déchaînée en Yougoslavie quelques mois à peine après la fin de la guerre du Golfe constitue une illus­tration particulièrement irréfutable de ce dernier point. En particulier, les événements qui se trouvent à l'origine de cette barbarie, la pro­clamation de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, s'ils sont eux-mêmes une manifestation du chaos et de l'exacerbation des na­tionalismes qui caractérisent l'ensemble des zones dirigées aupa­ravant par des régimes staliniens, n'ont pu avoir lieu que parce que ces nations étaient assurées du sou­tien de la première puissance euro­péenne, l'Allemagne. Bien plus en­core que son indiscipline lors de la crise du Golfe (voyage de Brandt à Bagdad avec la bénédiction de Kohl, l'action diplomatique de la bourgeoisie allemande dans les Balkans, qui visait à lui ouvrir un débouché stratégique sur la Médi­terranée via une Croatie «indépendante» sous sa coupe, constitue le premier acte décisif de sa candidature à la direction d'un nouveau bloc impérialiste.

4) L'énorme supériorité militaire des Etats-Unis a l'heure actuelle, dont justement la guerre du Golfe a permis un étalage spectaculaire et meurtrier, contraint évidemment la bourgeoisie allemande à limiter considérablement ses ambitions pour le moment. Encore bridée sur le plan diplomatique et militaire (traités lui interdisant d'intervenir à l'extérieur de ses frontières, pré­sence des troupes américaines sur son territoire), dépourvue notam­ment de l'arme atomique et d'une industrie d'armement de pointe, l'Allemagne ne se trouve qu'au tout début du chemin qui pourrait la conduire à constituer autour d'elle un nouveau bloc impérialiste. Par ailleurs, comme on l'a vu en You­goslavie, la mise en avant par ce pays de ses nouvelles ambitions ne peut conduire qu'à accentuer la dé­stabilisation de la situation en Eu­rope et donc à aggraver le chaos dans cette partie du monde ce qui, compte tenu de sa position géo­graphique constitue, pour eux, plus encore que pour les princi­paux pays occidentaux, une me­nace de première importance (notamment sous la forme d'une immigration massive). C'est no­tamment pour cette raison que l'Allemagne continue de tenir sa place au sein de la structure de 'OTAN. Cette dernière, comme elle l'a annoncé elle-même à son sommet de Rome en automne 1991, n'a plus pour objectif de faire face à une puissance russe en pleine dé­confiture mais de constituer un pa­rapluie contre les convulsions en Europe de l'Est. La nécessaire fi­délité de l'Allemagne envers l'OTAN ne peut que réduire de façon importante la marge de ma­noeuvre de ce pays à l'égard de la puissance américaine qui dirige cette structure.

5) Enfin, la nécessité pour l'Allemagne de se doter d'alliés de premier plan en Europe occiden­tale, et qui est une condition de son accession au rang de puissance mondiale, se heurte, pour le mo­ment, à des difficultés importantes. Ainsi, au sein de la CEE, elle ne peut compter en aucune façon sur a Grande-Bretagne (oui est le meilleur allié des Etats-Unis) ni sur les Pays-Bas (que l'étroitesse des liens économiques avec leur grand voisin incitent justement à se tour­ner vers les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour ne pas de­venir une simple province alle­mande et qui constituent, de ce fait, la tête de pont de ces puis­sances dans le Nord du continent européen). De tous les grands d'Europe, la France est le plus in­téressé à des liens étroits avec l'Allemagne dans la mesure où elle ne peut prendre la place de lieute­nant des Etats-Unis dans la sphère européenne que l'histoire, la com­munauté de langue et surtout la proposition géographique ont attribue de façon définitive à la Grande-Bretagne. Cependant, l'alliance franco-allemande ne saurait avoir la même solidité et stabilité que celle entre les deux puissances anglo-saxonnes dans la mesure où :

- les deux partenaires ne placent pas les mêmes espoirs dans leur alliance (l'Allemagne aspirant à une position dominante alors que la France voudrait conserver un statut d'alter ego, sa détention de l'arme atomique et de positions impérialistes en Afrique devant compenser son infériorité écono­mique) ce qui peut aboutir à des positions diplomatiques diver­gentes, comme on l'a vu à propos de la Yougoslavie ;

- la puissance américaine a d'ores et déjà entrepris de faire payer très cher le manque de fidélité de la France (éviction du Liban, ap­pui à l'entreprise de Hissen Habré au Tchad, soutien du FIS en Algé­rie, affaire Habache, etc.), afin de faire revenir ce pays à de «meilleurs sentiments».

6) Cependant, tant son énorme re­tard militaire actuel, que les em­bûches que la puissance améri­caine ne manquera pas de lui op­poser, que le risque de provoquer une exacerbation du chaos, ne sau­raient détourner l'Allemagne du chemin dans lequel elle s'est, dès à présent, engagée. L'inéluctable aggravation, avec la crise capitaliste elle-même, des antagonismes impérialistes, la tendance de ces antagonismes à déboucher sur le partage du monde en deux blocs impérialistes, la puissance économique et la place en Europe de ce pays, ne peuvent que le pousser toujours plus à poursuivre sa progression sur ce chemin, ce qui constitue un facteur d'instabilité supplémentaire dans le monde d'aujourd'hui.

Plus généralement, même si la me­nace du chaos constitue un facteur pouvant à certains moments refré­ner l'affirmation par les grandes puissances de leurs intérêts impé­rialistes propres, la tendance histo­rique dominante du monde actuel est celle d'une exacerbation de leurs antagonismes, aussi catastro­phique que puisse être cette exa­cerbation. En particulier, la dé­termination des Etats-Unis, affi­chée avec la guerre du Golfe, de jouer pleinement leur rôle de «gendarme du monde» ne pourra s'exprimer, en fin de compte, que par l'emploi croissant de la force militaire et le chantage au chaos, ce qui contribuera à aggraver en­core ce dernier (comme l'illustre, notamment avec le problème Kurde, la situation du Moyen-Orient après cette guerre). Ainsi, quelles que soient les tentatives des grandes puissances pour y remé­dier, c'est bien le chaos qui domi­nera de plus en plus l'ensemble des rapports entre Etats dans le monde d'aujourd'hui, un chaos qui se trouve aussi bien à l'origine qu'à l'aboutissement des conflits mili­taires, un chaos qui ne pourra que se trouver amplifié par l'aggravation inéluctable de la crise du mode de production capi­taliste.

7) La récession ouverte dans la­quelle a plongé depuis deux ans la première puissance mondiale est venue sonner le glas de bien des illusions que s'était faites et avait propagées la bourgeoisie durant la majeure partie des années 1980. Les fameuses «reaganomics», qui avaient permis la plus longue pé­riode depuis les années 1960 de croissance continue des chiffres censés exprimer la richesse des pays (tel le PNB), se révèlent main­tenant comme un échec cinglant qui a fait des Etats-Unis le pays le plus endetté de la terre et qui éprouve des difficultés croissantes à financer ses dettes. L'état de santé de l'économie américaine avec sa dette totale de 10 000 mil­liards de dollars, sa chute de 4,7 % des investissements en 1991 malgré une baisse historique des taux d'intérêt, son déficit budgétaire de 348 milliards de dollars pour 1992, constitue un indice significatif de la situation catastrophique dans laquelle se trouve 1’économie mondiale. Celle-ci, depuis la fin des années 1960, n'a réussi à faire face à la contraction inéluctable des marchés solvables que par une fuite en avant dans l'endettement géné­ralisé. C'est ainsi que la forte récession mondiale de 1974-75 n'avait pu être surmontée que par l'injection massive de crédits dans les pays sous-développés et du bloc de l'Est, leur permettant pour une courte période, de relancer par leurs achats la production des pays industrialisés mais les conduisant rapidement à la cessation de paie­ments. La récession de 1981-82, qui constituait la conséquence inéluc­table de cette situation, n'a pu à son tour être surmontée que par une nouvelle relance de l'endettement, non plus des pays périphériques, mais du premier d'entre eux. Le déficit commercial des Etats-Unis a servi de nouvelle «locomotive» à la production mondiale et la «croissance» interne de ce pays a été stimulée par des déficits budgétaires de plus en plus colossaux. C'est notamment pour cela que l'impasse économique dans laquelle se débat la bourgeoi­sie américaine revêt un tel carac­tère de gravité pour l'ensemble de l'économie mondiale. Désormais, le capitalisme ne peut plus compter sur la moindre «locomotive». Asphyxié par l'endettement, il pourra de moins en moins échapper, globalement et au niveau de chacun des pays, à la conséquence inéluctable de la crise de surpro­duction : une chute croissante de la production, la mise au rebut de secteurs de plus en plus vastes de l'appareil productif, une réduction drastique de la force de travail, des faillites en série, notamment dans le secteur financier, à côté des­quelles celles de ces dernières an­nées apparaîtront comme de pe­tites péripéties.

8) Une telle perspective ne saurait être remise en cause par les boule­versements que vient de connaître l'économie clés pays anciennement autoproclamés «socialistes». Pour ces pays, les mesures de «libéralisation» et de privatisation n'ont fait qu'ajouter la désorgani­sation la plus complète et des chutes massives de la production au délabrement et à l'absence de productivité qui se trouvaient à 'origine de l'effondrement des ré­gimes staliniens. Dès à présent, ou dans un très court terme, c'est la famine qui menace les populations d'un certain nombre d'entre eux. Ce qui attend la plupart de ces pays, et particulièrement ceux issus de la défunte URSS où les affrontements ethniques et nationalistes ne pourront encore qu'aggraver les choses, c'est une plongée dans le tiers-monde. Ainsi, il n’a pas fallu deux ans pour que se dissipent les illusions sur les «marchés» mira­culeux qui étaient censés s'ouvrir à l'Est. Ces pays, déjà endettés jusqu'au cou, ne pourront pas acheter grand chose aux pays les plus développés et ces derniers, déjà confrontés à une crise des li­quidités sans précédent, ne dispen­seront qu'avec la plus extrême par­cimonie leurs crédits à des écono­mies qui apparaissent de plus en {dus comme des gouffres sans fond. Il n'y aura pas de « plan Marshall » pour les pays de l'Est, pas de réelle reconstruction de leur économie leur permettant de relancer un tant soit peu la production des pays les plus industrialisés.

9) L'aggravation considérable de la situation de l'ensemble de l'économie mondiale va se traduire par la poursuite et l'intensification a un niveau sans précédent des attaques capitalistes contre la classe ouvrière de tous les pays. Avec le déchaînement de la guerre com­merciale, de la compétition pour des marchés de plus en plus res­treints, les baisses des salaires réels et l'aggravation des conditions de travail (augmentation des ca­dences, économies sur la sécurité, etc.) vont côtoyer la réduction massive des prestations sociales (éducation, santé, pensions, etc.) et des effectifs au travail. Le chô­mage, dont la courbe a repris bru­talement en 1991 un cours ascen­dant dans les principaux pays avancés (28 millions de chômeurs dans l'OCDE contre 24,6 millions en 1990) est destiné à dépasser de loin ses niveaux les plus élevés du début des années 1980. C'est une misère sordide, intenable, qui at­tend la classe ouvrière, non seule­ ment dans les pays moins dévelop­pés mais aussi dans les plus riches d'entre eux. Le sort qui aujourd'hui accable les ouvriers des ex-pays «socialistes» indique aux ouvriers des métropoles d Occident la di­ rection vers où s'acheminent leurs conditions d'existence. Cepen­dant, il serait totalement faux « de ne voir dans la misère que la misère», comme Marx le repro­chait déjà à Proudhon. Malgré la somme tragique de souffrances qu'elle représente pour la classe ouvrière, et en bonne partie à cause d'elle, l'aggravation présente et à venir de la crise capitaliste porte avec elle la reprise des combats de classe et de la progression de la conscience dans les rangs ouvriers.

10) De façon paradoxale mais parfaitement explicable et prévue par le CCI depuis l'automne 1989, l'effondrement du stalinisme, c'est-à-dire du fer de lance de la contre-révolution qui a suivi la vague ré­volutionnaire du premier après-guerre, a provoque un recul très sensible de la conscience dans la classe ouvrière. Cet effondrement a permis un déchaînement sans pré­cédent des campagnes sur le thème de la «mort du communisme», de la «victoire du capitalisme» et de la «démocratie» qui n'a pu qu'ac­centuer la désorientation de la grande majorité des ouvriers sur la perspective de leurs combats. Cependant, cet événement n'a eu qu’un impact limité, en durée et en profondeur, sur la combativité ouvrière, comme les luttes du prin­temps 1990 dans différents pays l'ont attesté. En revanche, à partir de l'été 1990, la crise et la guerre du Golfe, en développant un fort sen­timent d'impuissance dans les rangs du prolétariat des pays les plus avancés (qui étaient tous im­pliqués, directement ou indirecte­ment, dans l'action de la «coalition») ont constitué un fac­teur très important de paralysie de sa combativité. En même temps, ces derniers événements, en mettant à nu les mensonges sur le «nouvel ordre mondial», en dévoi­lant le comportement criminel des «grandes démocraties» et de tous les défenseurs patentés des «droits de l'homme», ont contribué à sa­per une partie de l'impact sur les consciences ouvrières des cam­pagnes de la période précédente. C'est bien pour cette raison que les principaux secteurs de la bourgeoi­sie ont pris soin d'accompagner leurs «exploits» au Moyen-Orient d'un tel écran de mensonges, de campagnes médiatiques et de nou­velles opérations «humanitaires», notamment en faveur des Kurdes qu'ils avaient eux-mêmes livrés à la répression par le régime de Sad­dam Hussein.

11) Le dernier acte de cet ensemble d'événements affectant les condi­tions de développement de la conscience et de la combativité dans la classe ouvrière s'est joué à partir de l'été 1991 avec :

- le putsch manqué en URSS, la disparition de son parti dirigeant et la dislocation de ce pays ;

- la guerre civile en Yougoslavie.

Ces deux événements ont provoqué un nouveau recul de la classe ou­vrière, tant au plan de sa combati­vité que de la conscience en son sein. S'il n'a pas eu un impact comparable à celui des faits de la seconde partie de 1989, l'effondrement du régime préten­dument «communiste» en URSS et la dislocation du pays qui avait connu la première révolution pro­létarienne victorieuse a attaqué plus en profondeur encore la pers­pective du communisme dans la conscience des masses ouvrières. En même temps, les nouvelles me­naces d'affrontements militaires catastrophiques (y compris avec l'arme nucléaire) surgies de cette dislocation ont participé à accen­tuer le sentiment d'inquiétude im­puissante en leur sein. Ce même sentiment a été amplifié par la guerre civile en  Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations ouvrières d'Europe occidentale, dans la mesure où le prolétariat de celles-ci ne pouvait qu'assister en spectateur a des massacres ab­surdes et qu'il était obligé de s'en remettre au bon vouloir des gou­vernements et des institutions in­ternationales (CEE, ONU) pour qu'ils prennent fin. De plus, la conclusion (provisoire) de ce conflit, où les grandes puissances ont envoyé leurs troupes avec une «mission de paix» sous l'égide de l'ONU, n'a pu que redorer le bla­son, terni par la guerre du Golfe, des unes et de l'autre.

12) Les événements de Yougoslavie sont venus mettre en évidence la complexité du lien qui existe entre la guerre et la prise de conscience du prolétariat. Historiquement, la guerre a constitué un puissant fac­teur tant de la mobilisation que de la prise de conscience de la classe ouvrière. Ainsi, la Commune de Paris, la révolution de 1905 en Rus­sie, celle de 1917 dans ce même pays, celle de 1918 en Allemagne étaient des résultats de la guerre. Mais en même temps, comme le CCI l'a mis en avant, la guerre ne crée pas les conditions les plus fa­vorables à l'extension de la révolu­tion à l'échelle mondiale. De même, la seconde guerre mondiale a démontré que, désormais, il était illusoire de miser sur un surgisse- ment du prolétariat au cours d'un conflit impérialiste généralisé et que celui-ci constituait. Au contraire, un facteur d'enfoncement de la classe dans la contre-révolution. Cependant, la guerre impérialiste n'a pas perdu pour autant sa capacité de mettre en relief aux yeux des prolétaires la nature profondément barbare du capitalisme décadent et des me­naces qu'il fait courir à la survie de l'humanité, le comportement de gangsters des «hommes de bonne volonté» qui gouvernent le monde bourgeois et le fait que la classe ouvrière constitue la principale vic­time de ce type d'agissements. C'est pour cela que la guerre du Golfe a pu agir, partiellement, comme antidote au poison idéologique déversé au cours de l'année 989. Mais, aujourd'hui, pour que la guerre puisse avoir un tel impact positif sur la conscience des masses ouvrières, il est nécessaire que ces différents enjeux apparaissent clai­rement aux yeux des prolétaires, ce qui suppose :

- que ces derniers ne soient pas massivement embrigadés derrière les drapeaux nationaux (et c'est pour cette raison que les diffé­rents conflits qui déchirent les ré­gions où régnait le stalinisme ne font qu'accentuer le désarroi des ouvriers qui s'y trouvent) ;

- que la responsabilité, dans la barbarie et les massacres, des Etats des pays avancés soit évi­dente et non masquée par les cir­constances locales (conflits ethniques, haines ancestrales) ou des opérations «humanitaires» (comme les «missions de paix» de l'ONU).

Dans la période qui vient, ce n'est pas des affrontements comme ceux de la Yougoslavie ou du Caucase qu'il faut attendre une impulsion e la prise de conscience clans les masses ouvrières. En revanche, la nécessité pour les grandes puis­sances de s'impliquer de plus en plus de manière directe dans les conflits militaires va constituer un facteur important de prise de conscience dans les rangs ouvriers, particulièrement dans les secteurs décisifs du prolétariat mondial qui justement vivent dans ces pays.

13) Plus généralement, les diffé­rentes conséquences de l'impasse historique dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste n'agissent pas dans la même direc­tion du point de vue du processus de prise de conscience dans l'ensemble de la classe ouvrière. Ainsi, les caractéristiques spéci­fiques de la phase de décomposi­tion, notamment le pourrissement  sur pieds de la société et le chaos, constituent pour l'heure un facteur d'accroissement de la confusion dans la classe ouvrière. Il en est ainsi, par exemple, des convulsions dramatiques         qui affectent l'appareil politique de la bourgeoi­sie dans les pays sortant du pré­tendu «socialisme réel» ou dans certain pays musulmans (montée de l’intégrisme). Dans les pays avancés également, les différents soubresauts qui secouent cet appa­reil politique, à une échelle bien moindre évidemment, et sans échapper au contrôle des forces bourgeoises dominantes (montée des mouvements xénophobes en France, en Belgique, dans l'Est de l'Allemagne, succès électoraux des partis régionalistes en Italie, des écologistes en France ou en Bel­gique), sont efficacement utilisés pour attaquer la conscience des ouvriers. En réalité, les seuls élé­ments qui agissent favorablement à la prise de conscience du proléta­riat sont ceux qui appartiennent à la décadence dans son ensemble, et non spécifiquement à la phase de décomposition : la guerre impéria­liste avec une participation directe des métropoles du capitalisme et la crise de l'économie capitaliste.

14) De même qu'il importe de sa­ voir distinguer la contribution des différents aspects de l'impasse tra­gique dans laquelle se trouve la société à la prise de conscience de l'ensemble de la classe ouvrière, il est nécessaire de discerner les diverses façons dont cette situation affecte chacun de ses secteurs. En particulier, il doit être clair, comme le CCI l'a mis en évidence depuis le début des années 1980, que le prolétariat des ex-pays «socialistes» est confronte à d'énormes difficultés dans sa prise de conscience. Malgré les terribles attaques qu'il a déjà subies et qu'il subira encore plus, malgré les combats, même de grande am­pleur, qu'il va encore mener contre ces attaques, ce secteur de la classe ouvrière mondiale se distingue par sa faiblesse politique qui en fait une proie relativement facile pour les manoeuvres démagogiques des politiciens bourgeois. Ce n’est que 'expérience et l’exemple des com­bats des secteurs les plus avancés de la classe, notamment ceux d'Europe occidentale, contre les pièges les plus sophistiqués tendus par la bourgeoisie qui permettra aux ouvriers d'Europe de l'Est d'accomplir des pas décisifs dans le processus de prise de conscience.

15) De même, au sein de l'ensemble de la classe ouvrière mondiale, il importe d'établir éga­lement une claire distinction, pour ce qui concerne la façon dont les bouleversements depuis 1989 ont été perçus, entre les minorités d'avant-garde et les grandes masses du prolétariat. Ainsi, autant ces dernières ont subi de plein fouet la succession des différentes cam­pagnes de la bourgeoisie, et ont été conduites de façon très sensible à se détourner de toute perspective de renversement du capitalisme, autant les mêmes événements et les mêmes campagnes ont provoqué un regain d'intérêt, une mobilisa­tion à l'égard des positions révolu­tionnaires de la part des petites minorités qui ont refusé de se lais­ser entraîner et assourdir par les discours sur la «mort du communisme». C'est une nouvelle illustra­tion du fait que contre le scepti­cisme, le désarroi et le désespoir que les différents aspects de la dé­composition font peser sur l'ensemble de la société, et no­tamment sur la classe ouvrière, le seul antidote est constitué par l'affirmation de la perspective communiste. Cet accroissement récent de l'audience des positions révolutionnaires est également la confirmation de la nature du cours historique tel qu'il s'est développé à partir de la fin des années 1960, un cours aux affrontements de classe et non à la contre-révolu­tion, un cours que les événements des dernières années, aussi néfastes qu'ils aient pu être en majorité pour la conscience du prolétariat, n'ont nullement pu renverser.

16) Et c'est bien parce que le cours historique n'a pas été renversé, parce que la bourgeoisie n'a pas réussi avec ses multiples cam­pagnes et manoeuvres à infliger une défaite décisive au prolétariat des pays avancés et à l'embrigader derrière ses drapeaux, que le recul subi par ce dernier, tant au niveau de sa conscience que de sa comba­tivité, sera nécessairement sur­monté. Déjà, l'aggravation consi­dérable de la crise capitaliste, et particulièrement dans les pays les plus développés, constitue un fac­teur de premier ordre de démenti de tous les mensonges sur le «triomphe» du capitalisme, même en l'absence de luttes ouvertes. De même, l'accumulation du mécon­tentement provoqué par la multi­plication et l'intensification des at­taques résultant de cette aggrava­tion de la crise ouvrira, à terme, le chemin à des mouvements de grande ampleur qui redonneront confiance à la classe ouvrière, lui rappelleront qu'elle constitue, dès à présent, une force considérable dans la société et permettront à une masse croissante d'ouvriers de se tourner de nouveau vers la perspec­tive du renversement du capita­lisme. Il est évidemment encore trop tôt pour prévoir à quel mo­ment prendront place de tels mou­vements. Dans l'immédiat, les luttes ouvrières se situent à un des niveaux les plus bas depuis la der­nière guerre mondiale. Mais ce dont il faut être certain c'est que, dès à présent, se développent en profondeur les conditions de leur surgissement ce qui doit inciter les révolutionnaires à une vigilance croissante afin qu'ils ne soient pas surpris par un tel surgissement et qu'ils soient préparés à intervenir en son sein pour y mettre en avant la perspective communiste.

CCI, 29/3/1992.

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1492 : « découverte de l'Amérique » : la bourgeoisie fête 500 ans de capitalisme

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Avec un faste grandiose la classe dominante célèbre le 500éme anniversaire de la décou­verte de l'Amérique par Chris­tophe Colomb. L'Exposition uni­verselle de Séville, ville d'où est partie l'expédition qui allait atteindre pour la première fois les îles des Caraïbes, est le point d'orgue de ces réjouis­sances hyper médiatisées. Mais le spectacle ne s'arrête pas là. La plus grande flotte de voiliers qui ait jamais traversé l'Atlantique, s'est élancée sur les traces de l'auguste décou­vreur ; plusieurs films ont été produits qui retracent l'épopée de Colomb ; des dizaines de livres, romans historiques et études universitaires ont été publiés pour raconter l'histoire de la découverte de l'Amérique, analyser la signification de l'événement ; sur les écrans de télévision du monde entier, des émissions sont consacrées à ce fait historique, la presse n'est pas en reste avec des cen­taines d'articles publiés. Rare­ment, un événement historique, que tous les écoliers étudient dans leurs livres d'histoire, aura polarisé autant de moyens dans sa célébration. Ce n'est pas un hasard.

L'arrivée de Christophe Co­lomb sur les côtes du Nouveau Monde ouvre les portes d'une période que les historiens de la classe dominante vont parer de toutes les vertus, qualifiant cette période historique, qui débute au milieu du 15éme siècle, de période des découvertes, de la Renaissance, car c'est celle qui voit le capitalisme s'imposer en Europe et commencer sa conquête du monde. Ce que fête la classe dominante, ce n'est pas seulement le 500éme an­niversaire d'un fait historique particulièrement important, c'est, symboliquement, un demi millénaire de domination du capitalisme.

 

Une découverte rendue possible par le développement du capitalisme

Au 15e siècle, le vent qui gonfle les voiles des caravelles et les propulse vers de nouveaux horizons est celui du capitalisme mercantile à la re­cherche de nouvelles routes com­merciales vers PInde et l'Asie, pour l'échange des épices et des soieries qui valent «plus que de l'or». Cela est tellement vrai que Colomb, jusqu'à sa mort en 1506, restera toujours persuadé que les rivages où ses navires ont accosté, sont ceux de l'Asie, de l'Inde qu'il cher­chait obstinément à joindre en ou­vrant une nouvelle route occiden­tale. Le nouveau continent dont il fit la découverte sans le savoir, ne portera jamais son nom, mais s'appellera Amérique, tiré du pré­nom du navigateur Amerigo Vespucci qui, le premier, établira, dans le compte-rendu de ses voyages publié en 1507, que les terres découvertes constituent un nouveau continent.

Il est aujourd'hui avéré que plu­sieurs siècles auparavant, les vikings ont déjà abordé les côtes de l'Amérique au nord, et il est même probable qu'à d'autres moments de l'histoire humaine, de hardis navi­gateurs ont déjà effectué la traver­sée de l'Atlantique d'Est en Ouest. Mais, ces «découvertes», parce qu'elles ne correspondaient pas, à ce moment-là, aux besoins du dé­veloppement économique, sont restées méconnues, ont sombré dans l'oubli. Il n'en a pas été de même pour l'expédition de Co­lomb. La découverte de l'Amérique {par Christophe Colomb n'est pas le fruit du hasard, d'une simple aventure individuelle extraordinaire. Colomb n'est pas un aventurier isolé, il est un navigateur parmi bien d'autres qui s'élancent à l'assaut des océans. Elle est le pro­duit des besoins du capitalisme qui se développe en Europe, elle s'insère dans un mouvement d'ensemble qui pousse les naviga­teurs à la recherche de nouvelles routes commerciales.

Ce mouvement d'ensemble trouve son origine dans les bouleverse­ments économiques, culturels et sociaux qui secouent l'Europe avec la décadence de la féodalité et l'essor du capitalisme mercantile.

Depuis le 13e siècle, les activités de commerce, de banque et de finance se sont épanouies dans les répu­bliques italiennes, qui ont le mo­nopole du commerce avec l'Orient. «Dès le 15e siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispen­sables à la société que la noblesse féodale. (...) Les besoins de la no­blesse elle-même avaient grandi et s'étaient transformés au point que, même pour que, les villes étaient de­venues indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le seul instrument de sa production, sa cuirasse et ses armes ? Les tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries d Italie, les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums d'Arabie, les fruits du Levant, les épices des Inaes, elle achetait tout aux citadins. Un certain com­merce mondial s'était développé; les Italiens sillonnaient la Méditer­ranée et, au-delà, les côtes de l'Atlantique jusqu 'en Flandre ; malgré l'apparition de la concur­rence hollandaise et anglaise, les marchands de la Hanse dominaient encore la mer du Nord et la Bal­tique. (...) Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l'évolution, les bourgeois des villes, eux, deve­naient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, de la culture et des ins­titutions politiques et sociales »([1] [371])

Le 15e siècle est marqué par l'essor des connaissances qui signe le dé­but de la Renaissance, caractérisée non seulement par la redécouverte des textes antiques, mais aussi par les merveilles d'Orient, comme la poudre, qu'introduisent en Europe les commerçants, et les nouvelles découvertes, comme l'imprimerie et le progrès des techniques de la métallurgie, ou du tissage, per­mises par le développement de l'économie. Un des secteurs qui sera le plus bouleversé par le dé­veloppement des connaissances est celui de la navigation, secteur cen­tral pour le commerce dans la me­sure où il en est le principal vec­teur, avec l'invention de nouveaux types de navires, plus solides, plus grands, plus adaptés à la naviga­tion océanique hauturière, et avec le développement d'une meilleure connaissance de la géographie et des techniques de navigation, «De plus, la navigation était une indus­trie nettement bourgeoise, qui a im­primé son caractère antiféodal même à toutes les flottes mo­dernes.»([2] [372])

Dans le même temps, se sont créés et renforcés les grands Etats féodaux. Cependant, ce mouvement ne traduit pas le renforcement du féodalisme, mais sa régression, sa crise, sa décadence. «Il est évident que (...) la royauté était l'élément de progrès. Elle représentait l’ordre dans le désordre, la nation en formation en face de l’émiettement en Etats vassaux rivaux. Tous les élé­ments révolutionnaires, qui se constituaient sous la surface de la féodalité en étaient tout aussi réduits à s'appuyer sur la royauté que celle-ci en était réduite à s'appuyer sur eux.» ([3] [373])

L'extension de la domination ot­tomane sur le Moyen-Orient et l'est de l'Europe, concrétisée par là prise de Constantinople en 1453, débouche sur la guerre avec la République de Venise à partir de 463, et coupe aux commerçants italiens, qui en avaient le quasi-monopole, les routes du commerce fort rémunérateur avec l'Asie. La nécessité économique d'ouvrir de nouvelles routes de commerce vers les trésors des mythiques Indes, Cathay (Chine) et Cipango (Japon), et la perspective de mettre la main sur la source des richesses de Gênes et de Venise, vont consti­tuer le stimulant qui va pousser les royaumes du Portugal et d'Espagne à financer des expéditions mari­times.

Ainsi, durant le 15e siècle, se sont réunies en Europe les conditions et les moyens qui vont permettre le développement de l'exploration maritime du monde :

- développement d'une classe mer­cantile et industrieuse, la bour­geoisie ;

- développement des connaissances et des techniques, concrétisées notamment sur le plan de la navi­gation ;

- formation des Etats qui vont sou­tenir les expéditions maritimes ;

- situation de blocage du com­merce traditionnel avec l'Asie, qui va pousser à la recherche de nouvelles routes.

Depuis le début du 15e siècle, Henri le Navigateur, roi du Portu­gal, finance des expéditions le long des côtes de l'Afrique et y établit les premiers comptoirs (Ceuta en 1415). Dans la foulée, les îles au large de l'Afrique sont colonisées : Madère en 1419, les Açores en 1431, les îles du Cap-Vert en 1457. Ensuite, sous le règne de Jean II, le Congo est atteint en 1482, et le «cap des Tempêtes», futur cap de Bonne Espérance, franchi par Bartolomeo Diaz, ouvre la route des Indes et des épices que Vasco de Gama va suivre en 1498. L'expédition de Colomb est donc une parmi beaucoup d'autres. Dans un premier temps, il avait offert ses services aux Portugais, pour explorer une route occiden­tale d'accès aux Indes, mais ceux-ci, qui avaient vraisemblablement atteint Terre-Neuve en 1474, les avaient refusés, car ils privilé­giaient la recherche d'une route qui contourne l'Afrique par le sud. De même que Colomb a profité de l'expérience des navigateurs portu­gais, sa propre expérience va bé­néficier à John Cabot qui, au ser­vice de l'Angleterre, atteint le La­brador en 1496. Pinzon et Lope, pour le compte de l'Espagne, dé­couvrent, en 1499, l'embouchure de l’Orénoque. Cabrai, en tentant de contourner l'Afrique, atteint, en 1500, les côtes du Brésil. En 1513, Balboa peut admirer les vagues de ce qui s'appellera l'océan Paci­fique. Et, en 1519, s'élancera l'expédition de Magellan, qui réa­lisera le premier tour du monde.

«Mais ce besoin de partir au loin à l'aventure, malgré les formes féo­dales ou à demi féodales dans les­quelles il se réalise au début, était, a sa racine déjà, incompatible avec la féodalité dont la base était l'agriculture et dont les guerres de conquête avaient essentiellement pour but /'acquisition de la terre.»([4] [374])

Ce ne sont donc pas les grandes découvertes qui provoquent le dé­veloppement du capitalisme, mais au contraire, le développement du capitalisme en Europe qui permet ces découvertes, que ce soit sur le plan géographique ou sur le plan des techniques. Colomb, comme Gutenberg, est le produit du dé­veloppement historique du capital. Cependant, ces découvertes seront un puissant facteur accélérateur du développement du capitalisme, et de la classe qu'il porte avec lui, la bourgeoisie.

«La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offri­rent à la Bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les mar­chés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, les échanges avec les colonies, l'accroissement des moyens d'échange et des marchan­dises en général donnèrent au com­merce, à la navigation, à l'industrie un essor inconnu jusqu'alors ; du même coup, ils hâtèrent le dévelop­pement de l'élément révolutionnaire au sein d'une société féodale en dé­composition.»([5] [375])

«Les grandes découvertes géogra­phiques ont provoqué, aux 16e et 17 siècles, de profonds bouleverse­ments dans le commerce et accéléré le développement du capital mar­chand. Il est certain que le passage du mode féodal au mode capitaliste de production en fut lui aussi accé­léré, et c'est précisément ce fait qui est à l'origine de certaines conceptions foncièrement erronées. La soudaine extension du marché mondial, la multiplication des mar­chandises en circulation, la rivalité entre les nations européennes pour s'emparer des produits d'Asie et des trésors d'Amérique, le système co­lonial enfin, contribuèrent large­ment à libérer la production de ses entraves féodales. Cependant, dans sa période manufacturière, le mode de production moderne apparaît seulement là où les conditions appropriées se sont formées pendant le moyen Age, que l'on compare la Hollande avec le Portugal, par exemple. Si, au 16e siècle, voire, en partie du moins, au 17e siècle, l'extension soudaine du commerce et la création d'un nouveau marché mondial ont joué un rôle prépondé­rant dans le déclin de l'ancien mode de production et dans l'essor de la production capitaliste, c'est parce que, inversement, cela s'est produit sur la base du mode de production capitaliste déjà existant. D'une part, le marché mondial constitue la base du capitalisme; de l'autre, c'est la nécessité pour celui-ci de produire à une échelle constamment élargie qui l'incite à étendre conti­nuellement le marché mondial : ici, ce n'est pas le commerce qui révolu­tionne l'industrie, mais l'industrie qui révolutionne constamment le commerce »([6] [376])

«L'extension du commerce, par suite de la découverte de l'Amérique et de la route maritime des Indes orientales, donna un essor prodi­gieux à la manufacture et, d'une fa­çon générale, au mouvement de la production. Les nouveaux produits importés de ces régions et, en parti­culier, les masses d'or et d'argent jetées dans la circulation, modifiè­rent radicalement la position mu­tuelle des classes et portèrent un rude coup à la propriété foncière féodale et aux travailleurs ; les ex­péditions d'aventuriers, la coloni­sation et, avant tout, la possibilité donnée aux marchés de s'étendre chaque jour, jusqu'à s'amplifier en marché  mondial, suscitèrent  une nouvelle phase de l'évolution histo­rique.»([7] [377])

De fait, en 1492, avec la découverte de l'Amérique, symboliquement une page se tourne dans 1’histoire de l'humanité. Une nouvelle époque s'ouvre, celle où le capita­lisme entame sa marche triomphale vers la domination du monde. «Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent au 16e siècle la biographie moderne du capita­lisme.» «L'histoire moderne du ca­pital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au 16e siècle. » « Bien que les premières ébauches de la pro­duction capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du 16e siècle. » ([8] [378]) C'est l'ouverture de cette ère nouvelle, celle de sa domination, celle du début de la construction du marché mondial capitaliste, que la bour­geoisie fête avec tant de faste au­jourd'hui. «La grande industrie a fait naître le marché mondial que la découverte de l'Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au com­merce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce dé­veloppement a entraîné l'essor de l'industrie. A mesure que l'industrie, le commerce, la naviga­tion, les chemins de fer prirent de l'extension, la bourgeoisie s'épanouissait, multipliant ses ca­pitaux et refoulant à l'arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen Age.»([9] [379])

Avant les grandes découvertes du 15e et 16e siècle, évidemment les Incas ou les Aztèques ne sont pas connus, mais les civilisations des Indes, de la Chine, ou du Japon le sont à peine plus, le plus souvent de manière purement mythique, où l'affabulation l'emporte sur la connaissance réelle. La découverte de l'Amérique signe la fin d'une pé­riode de l'histoire marquée par le développement multipolaire de ci­vilisations qui s'ignorent, ou com­muniquent à peine par un com­merce relativement restreint. Ce ne sont pas seulement de nouvelles routes maritimes qui sont explo­rées, ce sont des voies de com­merce qui s'ouvrent aux marchan­dises européennes. Le développe­ment du commerce porte la fin des civilisations séculaires qui se sont développées en dehors de l'Europe, «Par suite du perfection­nement rapide des instruments de production et grâce à l'amélioration incessante des communications, la bourgeoisie précipite dans la civili­sation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bas prix de ses mar­chandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la ca­pitulation des barbares le plus opi­niâtrement xénophobes».([10] [380]) «En ex­ploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cos­mopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (...) Les produits industriels sont consommés non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde. Les anciens be­soins, satisfaits par les produits in­digènes, font place à de nouveaux lui réclament pour leur satisfaction es produits des pays et des climats les plus lointains. L'ancien isole­ment et l'autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des na­tions. Et ce qui est vrai de la pro­duction matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les oeuvres spirituelles des diverses na­tions deviennent un bien commun. Les limitations et les particula­rismes nationaux deviennent de plus en plus impossibles, et les nom­breuses littératures nationales et lo­cales donnent naissance à une litté­rature universelle.» ([11] [381]) Voilà le rôle éminemment révolutionnaire qu'a joué la bourgeoisie : elle a unifié le monde. En saluant comme elle le fait aujourd'hui la découverte de l'Amérique par Christophe Co­lomb, premier pas significatif de cette unification par la création du marché mondial, elle célèbre en fait sa propre gloire.

La bourgeoisie aime à honorer ce 16e siècle qui voit son affirmation en Europe et qui annonce sa domi­nation mondiale à venir, celui de la Renaissance, des grandes décou­vertes, de la floraison des Arts et des connaissances. La classe dominante aime à se reconnaître dans ces hommes de la Renaissance qui symbolisent et annoncent l'élan prodigieux de la technique qui va se concrétiser dans le développe­ment tumultueux des forces pro­ductives que va permettre le capitalisme. Elle salue en eux la quête d'universalité qui est sa propre ca­ractéristique qu'elle va imposer au monde en le façonnant à sa propre image. Et c'est une des plus belles images qu'elle puisse donner d'elle-même. Une de celles qui caracté­rise le mieux le progrès qu'elle a in­carné pour l'humanité.

Mais toute médaille a son revers, et au revers de la belle aventure de Colomb qui découvre le Nouveau Monde, il y a la colonisation bru­tale, l'asservissement impitoyable des indiens, la réalité du capita­lisme comme système d'exploitation et d'oppression. Les trésors issus des colonies qui refluent vers la mère patrie pour y fonctionner comme capital sont extorqués «par le travail forcé des indigènes réduits à l'esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre.» ([12] [382])

Colonisation de l'Amérique : la barbarie capitaliste à l'oeuvre

Le capitalisme n'a pas seulement créé les moyens techniques et ac­cumulé les connaissances qui ont rendu possible le voyage de Co­lomb et la découverte de l'Amérique. Il a aussi fourni le nouveau Dieu, l'idéologie qui va pousser de l'avant les aventuriers qui s'élancent à la conquête des mers.

Ce n'est pas le goût de la décou­verte qui pousse Colomb de l'avant, c'est l'appât du gain : «L'or est la meilleure chose au monde, il peut même envoyer les âmes au paradis » déclare-t-il, tan­dis que Cortez surenchérit : «Nous, Espagnols, nous souffrons d'une maladie de coeur dont l'or est le seul remède »

«C'est l'or que les Portugais cher­chaient sur la côte d'Afrique, aux Indes, dans tout l'Extrême-Orient ; c'est l'or le mot magique qui poussa les Espagnols à franchir l'océan Atlantique pour aller vers l'Amérique; l’or était la première chose que demandait le blanc, dès qu'il foulait un rivage nouvellement découvert. »([13] [383])

«D'après le rapport de Colomb, le Conseil de Castille résolut de prendre possession d'un pays dont les habitants étaient hors d état de se défendre. Le pieux dessein de le convertir au christianisme sanctifia l'injustice du projet. Mais l'espoir d'y puiser des trésors fut le vrai mo­tif qui décida l'entreprise. (...) Toutes les autres entreprises des Es­pagnols dans le Nouveau Monde postérieures à celles de Colomb pa­raissent avoir eu le même motif. Ce fut la soif sacrilège de l'or (...) » ([14] [384]) La grande oeuvre civilisatrice du capitalisme européen prend d'abord la forme a'un génocide. Au nom de cette «soif sacrilège de l'or», les populations indiennes vont être soumises au pillage, au travail forcé, à l'esclavage dans les mines, décimées par les maladies importées par les Conquistadores : syphilis, tuberculose, etc. Las Ca­sas estimait qu'entre 1495 et 1503, plus de trois millions d'hommes avaient disparu sur les îles, massa­crés dans la guerre, envoyés comme esclaves en Castille ou épuisés dans les mines ou par d autres travaux : « Qui parmi les générations futures croira cela? Soi-même qui écrit ces lignes, qui j’ai vu de mes yeux et qui n’en ignore rien, je peux difficilement croire qu'une telle chose ait été pos­sible. » En un peu plus d'un siècle, la population indienne va être ré­duite de 90 % au Mexique, chutant de 25 millions à 1 million et demi, et de 95 % au Pérou. Le trafic d'esclaves, à partir de l'Afrique, va se développer pour compenser le manque de main-d'oeuvre qui dé­coule du massacre. Tout au long du 16e siècle, des centaines de milliers de nègres vont être déportés pour repeupler l'Amérique. Ce mouve­ment va encore s'intensifier aux siècles suivants. A cela, il faut ajouter l'envoi de milliers d'européens condamnés aux tra­vaux forcés dans les mines et les plantations d'Amérique. «La dé­couverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la ré­duction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commen­cements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transfor­mation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore.»([15] [385])

Les milliers de tonnes d'or et d'argent qui se déversent en Eu­rope, en provenance des colonies américaines, et qui vont servir à fi­nancer le gigantesque essor du ca­pitalisme européen, sont souillés du sang de millions d'esclaves. Mais cette violence qui caractérise l'entreprise coloniale capitaliste n'est pas réservée en propre à la conquête des terres lointaines, elle caractérise le capitalisme dans tous les aspects de son développement, y compris dans sa terre d'élection l'Europe.

En Europe, le capitalisme s'impose avec la même violence

Les mêmes méthodes utilisées sans retenue pour l'exploitation force­née des indigènes dans les colonies d'Amérique, d'Afrique et d'Asie sont employées en Europe, pour arracher les paysans à la terre, et les transformer en esclaves salariés dont l'industrie manufacturière en plein essor a besoin. La période de a Renaissance, que la bourgeoisie se plaît à nous présenter sous le jour aimable de la multiplication des découvertes et de l'épanouissement artistique, est, pour des millions de paysans et de travailleurs, celle de la terreur et de la misère.

Le développement du capitalisme se caractérise en Europe par le mouvement d'expropriation des terres ; des millions de paysans vont être jetés sur les routes. «L'expropriation des producteurs immédiats s'exécute avec un vanda­lisme impitoyable qu'aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. »([16] [386]) «Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances...depuis le dernier tiers du 15e siècle jusqu'à la fin du 18e, forment le cortège de l'expropriation violente des cultiva­teurs. »([17] [387]) «La spoliation des biens d'église, l'aliénation frauduleuse des domaines de l'Etat, le pillage des terrains communaux, la trans­formation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l'agriculture ca­pitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu. »([18] [388])

« Ainsi il arrive qu'un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s'emparer de mil­liers d'arpents de terre en les entou­rant de pieux ou de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à vendre. De façon ou d'autre, de gré ou de force, il faut qu'ils déguerpis­sent, tous, pauvres gens, coeurs simples, hommes, femmes, époux, orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir ; peu de ressources, mais beaucoup de têtes, car l'agriculture a besoin de beaucoup de bras. Il faut qu'ils traînent leurs pas loin de leurs an­ciens foyers, sans trouver un lieu de repos. Dans d'autres circonstances, la vente de leur mobilier et de leurs ustensiles domestiques eût pu les ai­der, si peu qu'ils valent ; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont for­cés de les donner pour une baga­telle. Et, quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu'au dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu ! d'être pendu avec toutes les formes lé­gales, ou d'aller mendier ? Et alors encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner du travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir pour tout genre de besogne. »([19] [389])

«La création d'un prolétariat sans feu ni lieu - licenciés des grands sei­gneurs féodaux et cultivateurs vic­times d'expropriations violentes et répétées - allait nécessairement plus vite que son absorption par les ma­nufactures naissantes. (...) Il en sortit donc une masse de mendiants de voleurs, de vagabonds. De là vers la fin du 15e siècle et pendant tout le 16e, dans l'ouest de l'Europe, une législation sangui­naire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres.»([20] [390]) Châtiés et de quelle manière ! En Angleterre, sous le règne de Henri VIII (1509-1547), les vagabonds robustes sont condamnés au fouet et à l'emprisonnement. A la première récidive, en plus du fouet de nou­veau appliqué, le vagabond a la moitié de l'oreille coupée ; à la se­conde récidive, il sera considéré comme félon et exécuté, comme ennemi de l'Etat. Sous le règne de ce roi, 72 000 pauvres hères furent exécutés. Sous son successeur Edouard VII, en 1547, un statut ordonne que tout individu réfractaire au travail sera adjugé comme esclave à la personne qui l'aura dé­noncé comme truand. En cas d'une première «absence» de plus de quinze jours, il sera marqué d'un « S » au fer rouge sur la joue et le front, et condamné à l'esclavage à perpétuité ; la récidive, c'est la mort. «Sous le règne aussi maternel que virginal de queen Bess" (la reine Elisabeth, 1572), on pendit les vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d'année qu'il n'y en eût 300 ou 400 d'accrochés à la potence dans un endroit ou dans un autre. » ([21] [391]) En France, à la même époque, «tout homme sain et bien constitué, âgé de 16 à 60 ans, et trouvé sans moyens d'existence et sans profes­sion, devait être envoyé aux ga­lères ». « Il en est de même du statut de Charles Quint pour les Pays-Bas (1537).»

«C'est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage. »([22] [392])

«Dans tous les pays développés, jamais le nombre de vagabonds n'avait été aussi considérable que dans la première moitié du 16e siècle. De ces vagabonds, les uns s'engageaient pendant les périodes de guerre, dans les armées; d'autres parcouraient le pays en mendiant ; d'autres enfin s effor­çaient, dans les villes, de gagner misérablement leur vie par des tra­vaux à la journée ou d’autres occu­pations non accaparées par les cor­porations.»([23] [393]) Les paysans spoliés de leurs terres, jetés sur les routes ne vont donc pas seulement être réduits à la mendicité ou obligés de se soumettre à l'esclavage salarié. Ils vont aussi être abondamment employés comme chair à canon. Ces canons et escopettes infini­ment plus destructeurs que les piques, épées, masses, arcs et arbalètes des guerres féodales anté­rieures, réclament une masse tou­jours plus importante de soldats à sacrifier à l’appétit sanglant du ca­pitalisme naissant ; les progrès scientifiques et technologiques de la Renaissance vont être ample­ment utilisés dans le perfectionne­ment des armes et leur production de plus en plus massive. Le 16e siècle est un siècle de guerre : « les guerres et les dévastations étaient des phénomènes quotidiens à l'époque. »([24] [394]) Guerres de conquêtes coloniales, mais aussi et surtout guerres en Europe même : guerres « italiennes » du roi de France, François 1er; guerre des Habs­bourg contre les Turcs qui font le siège de Vienne en 1529 et seront défaits par la marine espagnole à la bataille de Lépante en 1571 ; guerre d'indépendance des Pays-Bas contre la domination espagnole à partir de 1568 ; guerre entre 'Espagne et l'Angleterre qui abou­tit en 1588 à l'anéantissement par la marine anglaise de la grande Armada espagnole, la plus grande flotte de guerre réunie jusque là; guerres multiples entre les princes allemands ; guerres de religion, etc. Ces guerres sont le produit des bouleversements qui secouent l'Europe avec le développement du capitalisme.

«Même dans ce que l’on appelle les guerres de religion du 16e siècle, il s'agissait avant tout de très positifs intérêts matériels de classe, et ces guerres étaient des luttes de classes, tout autant que les collisions inté­rieures qui se produisirent plus tard en Angleterre et en France. » ([25] [395]) L'acharnement que vont mettre les Etats nationaux, tout juste sortis du Moyen Age, les princes féodaux et les nouvelles cliques bourgeoises à s'affronter derrière l'étendard des religions, ils vont cependant savoir l'oublier lorsqu'il s agit de répri­mer avec la plus extrême férocité les révoltes paysannes que la mi­sère soulève. Face à la guerre des paysans en Allemagne, « Bourgeois et princes, noblesse et clergé, Luther et le Pape s'unirent "contre les bandes paysannes, pillardes et tueuses "([26] [396]). "Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés !" s'écria Luther. » «"C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte !" »([27] [397])

Le 16e siècle n'est pas le siècle d'une liberté naissante comme aime à le faire croire la bourgeoi­sie. Il est celui d'une nouvelle op­pression qui s'installe sur les dé­combres du féodalisme en déli­quescence, celui des persécutions religieuses et de la répression san­glante des révoltes plébéiennes. Ce n'est certainement pas un hasard si la même année où le nouveau monde est découvert, 1492, l'Inquisition est fondée en Es­pagne. Dans ce pays, des millions de juifs et de musulmans seront christianisés de force et poussés vers l'exode pour fuir la mort qui menace ceux qui résistent. Mais cela n'est pas propre à une Es­pagne encore profondément mar­quée par les stigmates du féoda­lisme représenté par un christia­nisme catholique intransigeant qui constitue son pendant idéolo­gique ; dans toute l'Europe, les massacres religieux, les pogroms sont monnaie courante, la persécu­tion des minorités religieuses ou raciales une constante, et l'oppression des masses la règle. A l'horreur de l'Inquisition répond en écho la rage de Luther contre les paysans insurgés d'Allemagne : «Les paysans ont de la paille d'avoine dans la tête; ils n'entendent point les paroles de Dieu, ils sont stupides ; c'est pour­quoi il faut leur faire entendre le fouet, l arquebuse et c'est bien fait pour eux. Prions pour eux qu'ils obéissent. Sinon, pas de pitié!». Voila comment parlait le père de la Réforme, la nouvelle idéologie religieuse derrière laquelle s'avançait la bourgeoisie dans sa lutte contre le catholicisme féodal.

C'est à ce prix, par ces moyens, que le capitalisme impose sa loi qui permet, en sapant les bases de 'ordre féodal, de libérer les forces productives, de produire des ri­chesses comme jamais l'humanité n'en avait rêvé. Mais si le 16e est une période d'enrichissement gi­gantesque pour les bourgeois commerçants et les Etats, il n'en est pas de même pour les ouvriers. «Au 16e siècle, la situation des tra­vailleurs s'était, on le sait, fort empirée. Le salaire nominal s'était élevé, mais point en proportion de la dépréciation de l'argent et de la hausse correspondante du prix des marchandises. En réalité, il avait donc baissé. »([28] [398]) En Espagne, les prix sont multipliés par trois ou quatre entre 1500 et 1600 ; en Italie le prix du blé est multiplié par 3,3 entre 1520 et 1599 ; entre le premier et le dernier quart du 16e siècle, les prix sont multipliés par 2,6 en An­gleterre et par 2,2 en France. La baisse du salaire réel qui en dé­coule durant cette période est esti­mée à 50 % ! La bourgeoisie mer­cantile et les princes régnants s'étaient vite chargés de concrétiser l'idée de Machiavel selon laquelle « Dans un gouvernement bien orga­nisé, l'Etat doit être riche et le ci­toyen pauvre. » ([29] [399])

« Tantae molis erat ! (Qu'il a fallu de peines) Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes ; voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les « lois éternelles et naturelles » de la production capitaliste (...) chef-d'oeuvre de l'art, création sublime de l'histoire moderne. Si, d'après Augier, c'est "avec des taches natu­relles de sang sur une de ses faces" que "l'argent est venu au monde", le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores. » ([30] [400])

«Les différentes méthodes d'accumulation primitive que l'ère capitaliste fait éclore, se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du 17é siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'Etat, la force concentrée et organi­sée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique.»([31] [401]) Rosa Luxemburg, à propos des relations entre le capital et les modes de production non capitalistes qui ont «le monde entier pour théâtre », constate :

«Les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la poli­tique des sphères d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, oppression, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois ri­goureuses du processus économique dans l'enchevêtrement des violences et des brutalités politiques. La théo­rie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la "concurrence pacifique", des mer­veilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure. En réa­lité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du processus économique; la dualité des aspects de l'accumulation re­couvre un même phénomène orga­nique, issu des conditions de la re­production capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n 'est pas qu 'à sa naissance "dégouttant de sang et de boue par tous les pores", mais pen­dant toute sa marche à travers le monde; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son propre effondre­ment. »([32] [402])

Les humanistes bourgeois d'au­jourd'hui qui célèbrent avec ferveur et enthousiasme la découverte de l'Amérique voudraient faire croire que la brutalité extrême de la colo­nisation qui a suivi ne serait qu'un excès du capitalisme naissant, marqué par sa forme mercantile et empêtré dans les rets du féodalisme brutal de l'Espagne, un péché de jeunesse en quelque sorte. Mais cette violence est loin d'avoir été seulement l'apanage des espagnols et des portugais. Ce que les conquistadores ont commencé, les hollandais, les français, les an­glais, et la jeune démocratie nord- américaine qui naît de la guerre d'indépendance contre le colonia­lisme anglais à la fin du 18e siècle, vont le poursuivre : l'esclavagisme durera jusqu'au milieu du 19e siècle, et le massacre des indiens jusqu'à la fin de ce même siècle en Amérique du nord. Et cette vio­lence, comme on l'a vu, n'a pas été réservée au domaine colonial, elle a été générale et marque de son empreinte indélébile toute la vie du capital. Elle s'est perpétuée au-delà de la phase mercantile du ca­pitalisme dans le développement brutal de la grande industrie. Les méthodes expérimentées dans les colonies vont servir à intensifier l'exploitation dans les métropoles. «Dans le même temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angleterre l'esclavage des en­fants, aux Etats-Unis eue transfor­mait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d'exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe l esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde. »([33] [403])

Mais ce n'est évidemment pas ces hauts faits d'armes, ce massacre impitoyable, cette rapacité crimi­nelle que la bourgeoisie veut fêter avec le 500e anniversaire de la dé­couverte de l'Amérique. Cette réa­lité barbare du capitalisme, cette empreinte de « boue et de sang » qui marque le capitalisme depuis son origine, elle préfère la rejeter dans les oubliettes de l'histoire, la gommer pour présenter l'image plus convenable des grands pro­grès, des découvertes géographiques, technologiques et scientifiques, de l'explosion artistique et des douces poésies de la Renais­sance.

Un demi millénaire après Colomb : le capitalisme dans sa crise de décadence

Aujourd'hui, la classe dominante, en fêtant la découverte de l'Amérique, entonne donc un hymne à sa propre gloire, utilise ce fait historique pour sa propagande idéologique afin de justifier sa propre existence. Mais depuis la découverte de l'Amérique, depuis l'époque de la Renaissance, les choses ont bien changé.

La bourgeoisie n'est plus la classe révolutionnaire qui postule au remplacement du féodalisme déli­quescent et décadent. Depuis long­temps elle a imposé son pouvoir au moindre recoin de la planète. Ce que la découverte de l'Amérique par Colomb annonçait, la création du marché mondial capitaliste, est achevé depuis la fin du 19e siècle. La dynamique de colonisation inaugurée dans le Nouveau Monde s'est étendue à la terre entière, les civilisations pré-capitalistes d'Asie se sont effondrées comme les civili­sations précolombiennes d'Améri­que sous les coups de boutoir du développement de l'échange capi­taliste. Au début du 20e siècle, il n'existe plus de marché pré-capi­taliste qui ne soit contrôle ou pris dans les mailles d'une puissance capitaliste ou d'une autre. La dy­namique de colonisation qui a permis, par le pillage et 'exploitation forcenée des indigènes, l'enrichissement de l'Europe mercantile et qui a ouvert de nouveaux débouchés à l'industrie capitaliste, permettant ainsi son développement tumul­tueux, bute sur les limites mêmes de la géographie mondiale. «Du point de vue géographique, le mar­ché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un mar­ché intérieur et extérieur, qui l'est par rapport au marché mondial, le­quel - bien que susceptible d'extension- est lui-même limité dans le temps. »([34] [404]) Confronté à cette limite objective du marché depuis près d'un siècle, le capitalisme ne parvient plus à trouver des débou­chés solvables à la mesure de ses capacités de production, et s'enfonce dans une crise inexorable de surproduction. «La surproduc­tion est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité d'exploiter, avec une masse de capital donnée, la masse maximum de travail) sans tenir compte des limites réelles du marché ni des besoins sol­vables. .. » ([35] [405])

«A un certain degré de leur déve­loppement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de pro­duction existants, ou avec les rap­ports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juri­dique. Hier encore formes de déve­loppement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. »([36] [406]) Cette réalité, qui a déterminé naguère la fin dû système féodal et nécessité le dé­veloppement du capitalisme comme facteur progressiste de li­bération des forces productives, s'impose aujourd'hui au système capitaliste lui-même. Il n'est plus source de progrès, il est devenu une entrave au développement des forces productives, il est entré, à son tour, en décadence.

Les conséquences de cet état de fait sont dramatiques pour l'ensemble de l'humanité. A l’époque de Co­lomb, à l'époque de la Renais­sance, et par la suite jusqu'à l'achèvement de la construction du marché mondial, malgré la barba­rie, la violence qui caractérisent constamment son développement, le capitalisme est synonyme de progrès car il s'identifie avec la croissance des forces productives, avec l'incroyable explosion de dé­couvertes qui en découlent. Au­jourd'hui, tout cela est terminé, le capitalisme est devenu une entrave, un frein au développement des forces productives. Il n'est plus porteur de progrès, et il ne peut plus offrir que son visage barbare.

Le 20e siècle montre amplement cette sinistre réalité : des conflits impérialistes constants, ponctués par deux guerres mondiales, des répressions massives, des famines comme jamais l'humanité n'en avait connues, ont provoqué plus de morts en 80 ans que plusieurs siècles de développement brutal. La crise permanente qui se déve­loppe a plongé la majorité des ha­bitants de la planète dans la pénu­rie alimentaire. Partout dans le monde la population subit un pro­cessus de paupérisation accéléré, une dégradation tragique de ses conditions dévie.

De manière caractéristique, alors que le 19e siècle est marqué par le développement de la médecine, le reflux des grandes épidémies, l'accroissement de l'espérance de vie, le dernier quart du 20e siècle voit les grandes épidémies faire un retour en force : choléra, palu­disme et, évidemment, le SIDA. Le développement du cancer est le symbole de l'impuissance présente du capitalisme. Comme les grandes épidémies de peste du Moyen Age qui manifestaient le symptôme de la décadence du féodalisme, de la crise de ce système, ces épidémies traduisent aujourd'hui, dramatiquement, la décadence du capita­lisme, son incapacité à faire face aux calamités qui plongent l'humanité dans la souffrance. Quant à l'espérance de vie, sa croissance a été freinée, elle stagne maintenant dans les pays dévelop­pés et régresse depuis des années dans les pays sous-développés.

Les capacités de découvertes, d'innovation, qu'il serait néces­saire de mobiliser pour faire face à ces maux, sont de plus en plus frei­nées par les contradictions d'un système en crise, avec des crédits de recherche qui se réduisent comme peau de chagrin sous les coupes des budgets d austérité qui partout sont mis en place, l'essentiel du potentiel d'invention est mis au service de la recherche militaire, sacrifié sur l'autel de la course aux armements, consacré à la fabrication d'armes de destruc­tion toujours plus perfectionnées, toujours plus barbares. Les forces de la vie sont détournées au profit de celles de la mort.

Cette réalité du capitalisme devenu décadent, devenu un frein au progrès, s'illustre sur tous les plans de la vie sociale. Cela, la classe domi­nante doit absolument le masquer, le dissimuler. Pendant des siècles, la démonstration spectaculaire et concrète par la bourgeoisie des progrès, clés inventions, des réali­sations merveilleuses dont son système était capable était le support de sa domination idéologique sur la masse des exploités qu elle sou­ mettait à la loi bestiale du profit. Aujourd'hui, elle ne parvient plus à réaliser de tels exploits. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple signifi­catif, la conquête de la Lune, pré­sentée il y a 20 ans comme la répé­tition moderne de l'aventure de Colomb, est restée sans lendemain, et la conquête de l'espace, la nou­velle frontière qui devait faire rêver les générations présentes et leur faire croire dans les possibilités toujours renouvelées de l'expansion capitaliste, s'est étiolée sous le poids de la crise écono­mique et des échecs technologiques. Elle apparaît maintenant comme une utopie impossible. L'espérance de voyage vers d'autres planètes et vers les étoiles lointaines, le grand projet, est au­jourd'hui réduit à une laborieuse et routinière utilisation mercantile et militaire de la haute atmosphère terrestre. Ce bond de l'humanité hors de son jardin terrestre, le ca­pitalisme est incapable de le réali­ser car il n'y a, dans l'espace proche qui nous environne, aucun marché à conquérir, aucun indi­gène à réduire en esclavage. Il n'y a plus d'Amérique, plus de Chris­tophe Colomb.

Le Nouveau Monde est devenu vieux. L'Amérique du nord qui du­rant des siècles a représente pour les opprimés du monde entier le monde nouveau, l'échappatoire à la misère et aux persécutions où tout paraissait possible, même si cela relevait pour une grande part de l'illusion, est devenue mainte­nant le symbole de la décomposi­tion putride du monde capitaliste, de ses contradictions aberrantes. Amérique, symbole par excellence du capitalisme, aujourd'hui, le rêve est terminé, il ne reste que l'horreur.

La bourgeoisie maintenant n'a plus, nulle part dans le monde, de réalisation à présenter pour justi­fier sa domination scélérate. Elle ne peut, pour justifier sa barbarie présente, que communier dans la messe au temps passé. Voilà le sens de tout ce vacarme autour du voyage de Colomb il y a cinq siècles. Pour redorer son blason terni, la classe dominante n'a plus que le souvenir de sa gloire passée à offrir, et, comme ce passé n'est, malgré tout, pas si magnifique, elle ne peut que l’enjoliver, le parer de toutes les vertus. Comme un vieil­lard sénile qui radote, la classe dominante est tournée vers ses sou­venirs, pour oublier elle-même et, faire oublier du même coup, que le présent lui fait peur car elle n'a plus d'avenir.

JJ, 1/06/1992



[1] [407] Engels, La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie, in La guerre des paysans, Ed. Sociales.

[2] [408] Ibid.

[3] [409] Ibid

[4] [410] Ibid

[5] [411] Marx-Engels, Le Manifeste communiste.

[6] [412] Marx, Le Capital, IV-13, Ed. Sociales.

[7] [413] Marx-Engels, L'idéologie allemande, Ed. Sociales.

[8] [414] Marx, Le Capital VIII-26.

[9] [415] Marx-Engels, Le Manifeste communiste.

[10] [416] Ibid.

[11] [417] Ibid.

[12] [418] Marx, Le Capital, VIII-31.

[13] [419] Engels, La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie.

[14] [420] Adam Smith, cité par Engels, Ibid.

 

[15] [421] Marx, Le Capital, VIII-31.

[16] [422] Ibid., VIII-32.

[17] [423] Ibid.,VIII-27.

[18] [424] Ibid.

[19] [425] Thomas More : L'Utopie, 1516, cité par Marx dans Le Capital VIII-28. 

[20] [426] Marx, Le Capital VIII-28.

[21] [427] Ibid.

[22] [428] Ibid.

[23] [429] Engels, La guerre des paysans, I.

[24] [430] Idib., VII.

[25] [431] Ibid., II.

[26] [432] Titre d'un pamphlet de Luther publié en 1525 en pleine guerre des paysans, note d'Engels.

[27] [433] Engels, La guerre des paysans, I.

[28] [434] Marx, Le Capital, VIII-28.

[29] [435] Machiavel, Le Prince, 1514.

[30] [436] Marx, Le Capital, VIII-31.

[31] [437] Ibid., VIII-31.

[32] [438] Rosa  Luxemburg,   L'accumulation  du capital, Ed. Maspéro.

[33] [439] Marx, Le Capital VIII-31.

[34] [440] Marx, Matériaux pour l’« économie »  "Limites du marché et accroissement de la consommation", Ed. La Pléiade, Economie Tome II.

[35] [441] Ibid.

[36] [442] Marx, Avant-propos à la critique de l'économie politique, Ed. Sociales.

 

Géographique: 

  • Etats-Unis [443]
  • Amérique Centrale et du Sud [444]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [3e partie]

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L'aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation

 Dans les deux premiers articles de cette série (Revue Internatio­nale n°68 et 69), nous avons commencé par réfuter l'idée que le communisme n'était qu'une invention de quelques « réformateurs du monde », en examinant le développement des idées communistes dans l'histoire, en les montrant comme le produit des forces matérielles qui travaillent en profondeur la société, et surtout comme celui de la rebel­lion des classes opprimées et exploitées contre les conditions de la domination de classe. Dans le second article en par­ticulier, nous avons montré que la conception marxiste du communisme, loin d'être un schéma sorti du cerveau de Marx, est devenue possible seulement lorsque le prolétariat a gagné des hommes tels que Marx et Engels à la lutte pour son émancipation.

Les deux articles suivants trai­tent des premières définitions par Marx de la société commu­niste, et en particulier de sa vi­sion du communisme comme le dépassement de l'aliénation de l'homme. L'article qui suit est donc consacré particulièrement au concept d'aliénation. A pre­mière vue, ceci peut paraître s'éloigner du principal argu­ment de cette série d'articles, à savoir que le communisme est une nécessité matérielle impo­sée par les contradictions inhé­rentes au mode de production capitaliste. Superficiellement, la question de l'aliénation peut sembler être un facteur purement subjectif, quelque chose qui concerne les idées et les sentiments plus que les bases matérielles solides de la so­ciété. Mais, comme nous le dé­veloppons dans cet article, ce fut le mérite et la force de la conception de Marx de l'aliénation que de faire sortir celle-ci des nuages de la spé­culation brumeuse pour en situer les racines dans les rap­ports sociaux fondamentaux entre les êtres humains. Et, par là-même, Marx fit parfaitement la clarté sur le fait que la so­ciété communiste qui peut permettre à l'homme de surmonter son aliénation ne peut venir que d'une transformation totale de ces rapports sociaux, c'est-à-dire de la lutte révolu­tionnaire de la classe ouvrière.

 Sur les buts supérieurs du communisme

 On a souvent dit que Marx ne s'est jamais intéressé à dresser des plans pour la société communiste future. C'est vrai dans la mesure où, à la différence des socialistes utopiques qui voyaient le communisme comme une pure invention d'esprits éclairés, Marx avait conscience qu'il serait infructueux de dresser des plans détaillés de la structure et du fonctionnement de la société communiste, puisque cette dernière ne pouvait être que l'oeuvre d'un mouvement social de masse qui devrait trouver les solu­tions pratiques à la tâche sans pré­cédent de construire un ordre so­cial qualitativement supérieur à tout ce qui avait existé jusqu'alors.

Mais cette opposition parfaitement valable à toute tentative de faire rentrer le mouvement réel de l'histoire dans la camisole de schémas préétablis, ne signifie pas du tout que Marx, ni la tradition marxiste en général, ne trouve au­cun intérêt à définir les buts ultimes du mouvement. Au contraire : c'est l'une des fonctions distinctives de la minorité communiste d'avoir « sur le reste de la masse des prolé­taires l'avantage de comprendre clairement les conditions, la marche, et les résultats généraux du mouvement prolétarien » (Le Mani­feste Communiste). Ce qui dis­tingue le communisme de toutes les sortes d'utopie, ce n'est pas l'absence de vision des « résultats généraux » ultimes, mais le fait qu'il établit les connexions réelles entre ces buts et les « conditions » et la « marche » qui y mènent. En d'autres termes, il base sa vision de la société future sur une analyse complète des conditions de la so­ciété existante ; de sorte que, par exemple, la revendication de l'abolition de l'économie de mar­ché ne découle pas d'une objection purement morale à l'achat et à la vente, mais de la reconnaissance qu'une société fondée sur une pro­duction généralisée de marchan­dises est condamnée à s'écrouler sous le poids de ses contradictions internes, posant de ce fait la néces­sité d'une forme d'organisation so­ciale supérieure, basée sur la pro­duction pour l'usage. En même temps, le marxisme fonde sa conception du chemin, de la ligne de marche vers cette forme supé­rieure, sur les expériences réelles de la lutte du prolétariat contre le capitalisme. Ainsi, alors que le mot d'ordre de dictature du prolétariat est apparu au tout début du mouvement marxiste, la forme que cette dictature devait prendre, a été précisée par les grands événements révolutionnaires de l'histoire de la classe ouvrière, en particulier la Commune de Paris et la Révolution d'Octobre 1917.

Sans une vision générale du type de société à laquelle il vise, le mou­vement communiste serait aveugle. Au lieu d'être l'incarnation la plus haute de cette capacité humaine, unique, de prévoir, d'« ériger sa structure en imagination avant de l'ériger dans la réalité »,[1] [445] il ne serait rien de plus qu'une réaction ins­tinctive à la misère capitaliste. Dans sa bataille permanente contre la domination de l'idéologie bourgeoise, il n'aurait aucun pouvoir de convaincre les ouvriers et toutes les autres couches oppri­mées de la société que leur seul es­poir réside dans la révolution communiste, que les problèmes apparemment insolubles posés par la société capitaliste peuvent trouver des solutions pratiques dans une société communiste. Et une fois la transformation révolu­tionnaire véritablement commen­cée, il n'aurait aucun moyen de mesurer le progrès fait vers son but final.

Cependant, nous ne devons pas oublier qu'il y a une distinction à faire entre ces buts finaux, les « résultats généraux » ultimes, et la « marche » qui y mène. Comme on l'a déjà dit, cette dernière est sujette a une clarification constante par l'expérience pratique du mou­vement de la classe : la Commune de Paris a clarifié pour Marx et Engels le fait que le prolétariat de­vait détruire l'ancien appareil d'Etat avant d'ériger son propre appareil de pouvoir ; le surgissement des soviets en 1905 et 917 a convaincu Lénine et Trotsky qu'ils étaient « la forme enfin trou­vée de la dictature du prolétariat », et ainsi de suite. D'un autre côté, si l'on considère les buts suprêmes du communisme, on ne peut que s'en tenir à des conclusions très géné­rales basées sur la critique de la so­ciété capitaliste, jusqu'au moment où le mouvement réel aura com­mencé à les mettre à l'ordre du jour en pratique. C'est d'autant plus vrai que la révolution prolétarienne est, par définition, d'abord une ré­volution politique, et ensuite une transformation économique et so­ciale. Comme les exemples authen­tiques de révolution de la classe ouvrière ne sont pas allés, jusqu'ici, au-delà de la conquête du pouvoir politique dans un pays donné, les leçons qu'ils nous ont apportées, sont fondamentalement liées aux problèmes politiques des formes et des méthodes de la dicta­ture du prolétariat (rapports entre parti, classe et Etat, etc.) ; ce n'est que de façon limitée qu'ils nous ont donné des orientations précises sur les mesures sociales et écono­miques qui doivent être prises pour établir les fondements de la pro­duction et de la distribution com­munistes, et cela, en grande partie de façon négative (par exemple que l'étatisation n'est pas la socialisa­tion). En ce qui concerne la société communiste pleinement dévelop­pée qui n'émergera qu'après une période de transition plus ou moins longue, l'expérience historique de la classe ouvrière n'a pu et ne pou­vait apporter d'éclaircissement qualitatif pour la description par les communistes d'une telle so­ciété.

 Ce n'est donc pas par hasard si les descriptions les plus inspirées et les plus inspirantes des buts suprêmes du communisme apparaissent au début de la vie politique de Marx, coïncidant avec son adhésion à la cause du prolétariat, avec son iden­tification explicite comme commu­niste, en 1844.([2] [446]) Ces premières des­criptions de ce que pourrait être l'humanité une fois que les entraves du capitalisme et des sociétés de classe précédentes seront détruites, ont été rarement améliorées dans les écrits ultérieurs de Marx. Nous répondrons brièvement à l'argument selon lequel Marx a abandonné ces premières défini­tions comme de simples folies de jeunesse. Mais pour le moment nous voulons simplement dire que l'approche que Marx a eue de ce problème, est entièrement cohé­rente avec l'ensemble de sa mé­thode : sur la base d'une critique profonde de l'appauvrissement et de la déformation de l'activité hu­maine dans les conditions sociales existantes, il a déduit ce qui était nécessaire pour nier et dépasser cet appauvrissement. Mais une fois qu'il eût établi les buts ultimes du communisme, ce qui était essentiel était de se plonger dans le mouve­ment prolétarien naissant, dans la dureté et le vacarme de ses luttes économiques et politiques, qui seules avaient la capacité de transformer ces buts lointains en réalité.

Les Manuscrits économiques et philosophiques et la continuité de la pensée de Marx

 Pendant l'été 1844, Marx vivait à Paris, entouré des nombreux groupes communistes qui avaient constitué un élément si important pour le gagner à la cause commu­niste. C'est là qu'il écrivit les Ma­nuscrits économiques et philoso­phiques aujourd'hui célèbres, auxquels il s'est référé ultérieurement comme un travail de base pour les Grundrisse et Le Capital lui-même. C'est là qu'il a tenté de maîtriser l'économie politique du point de vue de la classe exploitée, faisant ses premières incursions dans des questions telles que le salaire, le profit, la rente foncière et l'accumulation du capital, ques­tions qui devaient occuper une place si importante dans ses tra­vaux ultérieurs ; même si, dans ses remarques introductives aux Ma­nuscrits, il annonce le plan d'une série monumentale de brochures dont la partie économique ne constituait que le début. Dans ces mêmes carnets de notes, on trouve aussi la tentative la plus globale de Marx d'en finir avec la philosophie idéaliste hégélienne qui avait à présent perdu son utilité, ayant été « remise sur ses pieds » par l'émergence d'une théorie matéria­liste de l'évolution historique. Mais les Manuscrits sont certainement mieux connus pour la façon dont ils ont traité l'aliénation du travail et quoique dans une moindre mesure pour l'effort de définir le type d'activité humaine qui le remplacerait dans la future société commu­niste.

Les Manuscrits économiques et philosophiques n'ont pas été pu­bliés avant 1927: cela signifie qu'ils n'étaient pas connus pendant la période révolutionnaire la plus cruciale de l'histoire du mouve­ment ouvrier ; leur publication a coïncidé avec les derniers souffles de la vague révolutionnaire qui a ébranlé le monde capitaliste durant la décennie qui a suivi 1917. 1927 est l'année qui a vu à la fois la défaite de la révolution en Chine et celle de l'opposition de Gauche dans les Partis Communistes ; un an plus tard, l'Internationale Communiste signait sa propre fin en adoptant l'infamante théorie du « socialisme en un seul pays ». Le résultat de cette ironie de l'histoire est que c'est la bourgeoisie et non le mouvement prolétarien qui a eu le plus à dire sur les Manuscrits et leur signification. Il y eut en parti­culier une grande controverse, dans les antichambres stériles de la « théorie » académique bourgeoise de gauche, sur la rupture supposée du « jeune Marx » avec le « vieux Marx ». Comme Marx n'a jamais publié lui-même les Manuscrits et qu'il y a traité de questions qui semblaient peu développées dans ses écrits ultérieurs, certains ont supposé que les Manuscrits repré­sentaient un Marx immature, feuerbachien, hégélien même, re­jeté de façon décisive par le Marx ultérieur, plus mûr et plus scienti­fique. Les principaux tenants de ce point de vue sont... les staliniens, et surtout Althusser, cet obscuran­tiste achevé. Selon eux, ce que Marx a surtout abandonné, c'est la conception de la nature humaine qu'on trouve dans les Manuscrits, et en particulier la notion d'aliénation.

Il est évident qu'un tel point de vue ne peut être considéré séparément de la nature de classe du stali­nisme. La critique du travail aliéné dans les Manuscrits est liée de fa­çon intime à la critique du « communisme de caserne », un communisme dans lequel la com­munauté devient un capitaliste abs­trait payant des salaires, vision du communisme qui fut défendue par d'authentiques courants prolétariens immatures comme les Blan­quistes à l'époque.([3] [447]) Marx condamne franchement de telles visions du communisme dans les Manuscrits parce que, pour lui, le communisme n'avait de sens que s'il en finissait avec la suppression des capacités créatrices de l'homme et transformait la corvée du travail en activité libre et joyeuse. Pour leur part, les stali­niens se définissent par la notion selon laquelle le socialisme va de pair avec un régime de dénuement et d'exploitation forcenée, per­sonnifié par les conditions dans les usines et les camps de travail des soi-disant pays « socialistes ». Il ne s'agit plus là d'une expression im­mature du mouvement prolétarien, mais de la pleine apologie de la contre-révolution capitaliste. C'est clairement du travail aliéné qui existait dans le « socialisme réel » de l'Est : il n'est donc pas surpre­nant que les staliniens ne soient pas très à l'aise avec l'ensemble de cette notion. Dans le même sens, la vision que défend Marx, dans les Manuscrits, des rapports entre l'homme et la nature ne concorde pas du tout avec la catastrophe écologique qu'a entrainée1' « interprétation » stalinienne de cette question. Sur ces deux as­pects du travail aliéné et des rap­ports de l'homme à la nature, la vi­sion du communisme élaborée dans les Manuscrits sape l'imposture du « socialisme » stali­nien.

A l'opposé de la gamme bour­geoise, plusieurs variétés d'humanisme libéral, y compris les théologiens protestants et la crème des sociologues, ont aussi tenté de séparer les « deux Marx ». Seulement cette fois, ils ont nettement préféré le jeune Marx romantique, idéaliste et généreux, à l'auteur froid et matérialiste du Capital. Mais au moins de telles in­terprétations ne se réclament pas du marxisme.

Les écrits de Bordiga dans les années 1950 sont parmi les rares ten­tatives du mouvement prolétarien de faire quelques commentaires sur les Manuscrits, et ils rejettent clai­rement cette division artificielle : « Un autre lieu commun très vulg­aire est que Marx est hégélien dans les écrits de jeunesse, que c'est seu­lement après qu'il fut le théoricien du matérialisme historique, et que, plus vieux, il fut un vulgaire oppor­tuniste. »[4] [448] Contre de tels clichés, Bordiga a défendu de façon juste la continuité de la pensée de Marx à partir du moment où il a clairement rejoint la cause du prolétariat. Mais ce faisant, et en réaction aux diverses théories du moment qui soit proclamaient l'obsolescence du marxisme, soit tentaient de l'épicer de divers ajouts tels que l'existentialisme, Bordiga s'est trompé sur cette continuité et l'a prise pour « le monolithisme de tout le système depuis sa naissance jusqu'à la mort de Marx et même après lui (concept fondamental de l'invariance, refus fondamental de l'évolution enrichissante de la doc­trine du parti). »[5] [449] Cette conception réduit le marxisme à un dogme sta­tique comme l'Islam ; pour le vrai musulman, le Coran est le verbe de. Dieu de façon précise, parce que pas un point, pas une virgule n'a été changé depuis qu'il fut pour la première fois « dicté ». C'est une notion dangereuse qui a fait ou­blier aux bordiguistes les enrichis­sements réels apportés par le cou­rant même dont ils proviennent, la Fraction de Gauche italienne, et les a faits retourner aux positions rendues obsolètes par l'ouverture de l'époque du déclin capitaliste. Par rapport au sujet en cause, les Manuscrits, cela n'a pas de sens. Si l'on compare les Manuscrits aux Grundrisse, qui constituaient si on veut le second brouillon du même grand travail, la continuité est ab­solument claire : à l'encontre de l'idée selon laquelle Marx a aban­donné le concept d'aliénation, le mot et le concept apparaissent en­core et encore dans ces travaux de Marx « mûr », tout comme ils le font dans Le Capital lui-même. Mais les Grundrisse représentent sans aucun doute un en­richissement par rapport aux Ma­nuscrits. Ils clarifient par exemple certaines questions fondamentales telles que la distinction entre le travail et la force de travail, et sont donc capables de découvrir le se­cret de la plus-value. Dans son analyse du phénomène de l'aliénation, Marx est capable de poser le problème de façon plus historique que dans ses travaux précédents, parce qu'il se base sur une étude approfondie des modes de production qui ont précédé le capitalisme. Pour nous, poser cor­rectement le problème, c'est affir­mer à la fois la continuité et l'enrichissement progressif de la « doctrine du parti », parce que le marxisme est tout à la fois une tra­dition profondément historique et une méthode vivante.

 
Le concept d'aliénation : du mythe à la science

 L'idée que l'homme est devenu étranger ou aliéné par rapport à ses propres pouvoirs véritables, est très ancienne. Mais dans toutes les sociétés qui ont précédé le capita­lisme, le concept prenait forcément des formes mythiques ou reli­gieuses, surtout dans le mythe de la chute de l'homme d'un paradis ori­ginel, dans lequel il jouissait de pouvoirs divins.

Le mythe précède la société de classes et constitue un élément cen­tral des croyances et des pratiques des sociétés communistes primi­tives. Les Aborigènes australiens, par exemple, croyaient que leurs ancêtres étaient les êtres créateurs prodigieux de « l'âge d'or », et que depuis la fin de l'époque mythique les êtres humains avaient considé­rablement perdu de leur puissance et de leur connaissance.

Tout comme la religion qui en des­cend, le mythe est à la fois une pro­testation contre l'aliénation et une expression de celle-ci ; dans le mythe comme dans la religion, l'homme projette des pouvoirs qui sont réellement les siens sur des êtres surnaturels en dehors de lui. Mais le mythe est l'idéologie carac­téristique d'avant l'émergence des divisions de classes. Au cours de cette époque historique immensé­ment longue, l'aliénation n'existe qu'à l'état embryonnaire : les conditions brutales de la lutte pour la survie imposent la domination brutale de la tribu sur l'individu, au travers de traditions et coutumes immuables, léguées par les an­cêtres mythiques. Mais ce n'est pas encore un rapport d'exploitation de classe. Ceci se reflète sur le plan idéologique dans un deuxième as­pect des croyances en l'âge d'or mythique : L’âge d'or peut être pé­riodiquement restauré par les fêtes collectives, et chaque membre de la tribu conserve une identité se­crète avec les ancêtres de l'époque. Bref, l'homme ne se sent pas en­core totalement étranger à ses propres pouvoirs créateurs.

Avec la dissolution de la commu­nauté primitive par le développement de la société de classes, l'apparition de l'aliénation à pro­prement parler se reflète dans l'émergence d'une conception strictement religieuse. Dans des sociétés antiques telles que l'Egypte et la Mésopotamie, la forme des vieilles fêtes périodiques du renouveau est maintenue ; mais désormais les masses sont plutôt les spectateurs d'un rituel élaboré et joué par les prêtres avec pour but de glorifier un despote divinisé. Un gouffre s'est ouvert entre l'homme et les dieux, reflétant la séparation croissante de l'homme avec l'homme.

Dans les religions judéo-chré­tiennes, les conceptions cycliques profondément conservatrices de la société asiatique sont remplacées par la notion révolutionnaire que le drame de la chute de l'homme et de sa rédemption est une progression historique à travers le temps. Mais avec ce développement, c'est un fossé quasiment infranchissable entre l'homme et Dieu qui s'est ouvert : Dieu ordonne à Adam de quitter l'Eden, précisément à cause du pêché d'avoir tenté de s'élever au niveau de Dieu.

Cependant, dans les traditions re­ligieuses occidentales ont émergé beaucoup de courants ésotériques et mystiques qui virent la Chute non comme la punition de l'homme pour avoir désobéi à la fi­gure lointaine de Dieu, mais comme un processus cosmique dy­namique dans lequel l'Esprit origi­nel s'est « oublié » lui-même et a plongé dans le monde de la divi­sion et de la réalité apparente. Dans cette conception, la sépara­tion entre le monde créé et le fon­dement ultime de l'être n'était pas absolue : il restait la possibilité pour le véritable initié de recouvrer son unité sous-jacente avec l'Esprit suprême. De telles visions étaient le fait des Kabbalistes juifs par exemple et de leurs nombreuses ramifications chrétiennes, alchi­mistes et hermétistes. Il est signifi­catif que de tels courants, qui sont très souvent tombés dans les héré­sies du panthéisme et de l'athéisme, devinrent de plus en plus influents avec l'effondrement de l'orthodoxie catholique-féodale, et furent, comme le montre Engels dans La guerre des paysans en Al­lemagne, souvent associés aux mouvements sociaux subversifs dans la période du capitalisme naissant.

Il existe un lien précis, bien que ra­rement exploré, entre la pensée de Hegel et certaines de ces traditions ésotériques, en particulier dans les travaux du Protestant radical, arti­san visionnaire auquel Marx se ré­fère lui-même une fois comme à « l'inspiré Jakob Boehme. »[6] [450] Mais Hegel était également le théoricien le plus avancé de la bourgeoisie ré­volutionnaire, et par conséquent l'héritier de la philosophie ratio­naliste des Grecs Anciens. Comme tel, il fit une tentative grandiose de détacher l'ensemble du problème de l'aliénation du terrain du mythe et du mysticisme, et de le poser de façon scientifique. Pour Hegel, cela signifiait que ce qui avait été ésotérique autrefois, enfermé dans les recoins mentaux secrets de quelques privilégiés, devait être appréhendé consciemment, clai­rement et collectivement : « Seulement ce qui est parfaitement déterminé dans sa forme, est en même temps exotérique, compré­hensible et capable d'être appris et possédé par tous. L'intelligibilité est la forme sous laquelle la science s'offre à chacun et est la route qui lui est ouverte pour être évidente pour tous. »[7] [451] Avec Hegel donc, il y a une tentative de saisir la sépara­tion de l'homme d'un point de vue historique et consciemment dialec­tique, et Marx reconnaît même qu'il a apporté des éclaircisse­ments sur le rôle-clé du travail dans l'auto-génèse de l'homme. Et cependant, Marx, à la suite de Feuerbach, a souligné que le sys­tème hégélien n'a fait que quelques pas dans le sens de la science avant de retomber dans le mysticisme. On peut voir aisément que la no­tion hégélienne de l'histoire comme « aliénation de l'Idée Ab­solue » est une nouvelle forme de la version kabbalistique de la chute cosmique originelle. Pour Marx au contraire, la question n'était pas l'histoire de Dieu, mais l'histoire « du devenir de la nature pour l'homme »[8] [452] ; elle n'était pas la chute d'une conscience originelle dans le royaume vulgaire de la ma­tière, mais l'ascension matérielle de l'être inconscient vers l'être conscient.

Pour autant que Hegel ait traité l'aliénation comme un aspect de l'expérience concrète humaine, celle-ci est là encore devenue a-temporelle et a-historique, du fait qu'elle était posée comme une ca­tégorie absolue du rapport de l'homme au monde extérieur : se­lon les termes de Marx, Hegel a mélangé l'objectivation, la capacité humaine de séparer le sujet de l'objet, avec l'aliénation. En conséquence, si cette séparation entre l'homme et le monde avait une chance de pouvoir être un jour surmontée, elle ne pouvait l’être qu'à partir du monde abstrait de la pensée, le royaume propre du philosophe qui, pour Marx, n'était lui-même qu'un reflet de l'aliénation.

Mais Marx n'a pas abandonné le concept d'aliénation des Hégéliens. Au contraire, il a tenté de le restaurer dans ses fondements ma­tériels en situant ses origines dans la société humaine. Feuerbach avait expliqué que l'Idée Absolue, comme toutes les manifestations précédentes de Dieu, était en fait la projection de l'homme incapable de réaliser sa propre puissance, de l'homme étranger a lui-même. Mais Marx est allé plus loin, en re­connaissant le fait que « si l'assise profane se détache d’elle-même et se fixe dans les nues, tel un royaume indépendant, cela ne peut s'expliquer que par le déchirement de soi et par la contradiction à soi-même de cette assise profane. »[9] [453] Le concept d'aliénation reste vital pour Marx parce qu'il est devenu une arme de son assaut contre la « base séculaire », c'est-à-dire la so­ciété bourgeoise et, par-dessus tout, l'économie politique bour­geoise.

Confronté à la marche triomphante de la société bourgeoise, à tous les « miracles du progrès » qu'elle a apportés, Marx a utilisé le concept d'aliénation pour montrer ce que tout ce progrès signifiait pour les véritables producteurs de richesse, les prolétaires. Il a montré que la richesse croissante de la société capitaliste signifiait l'appauvrissement croissant de l'ouvrier. Pas seu­lement son appauvrissement phy­sique, mais aussi l'appauvrissement de sa vie intérieure : « (...) Plus l'ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en face de lui devient puissant, et (...) plus il s'appauvrit lui-même, plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est exactement comme dans la religion. Plus l'homme place en Dieu, moins il conserve en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu'elle ne lui appar­tient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important, moins il est lui-même. La déposses­sion de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indé­pendamment de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère. »[10] [454]

Là l'approche de Marx est évi­dente : contre les abstractions de Hegel (qui ont pris une forme cari­caturale dans le travail des Jeunes Hégéliens autour de Bruno Bauer), Marx a enraciné le concept d'aliénation dans les « faits écono­miques présents. »[11] [455] Il montre que l'aliénation est un élément irréduc­tible du système de travail salarié qui n'a d'autre sens que ,plus 1’ouvrier produit, plus il enrichit non lui-même, mais le capital, cette puissance étrangère qui se dresse au-dessus de lui.

Aussi l'aliénation cesse-t-elle d'être un simple état d'esprit, un aspect inhérent du rapport de l'homme au monde (auquel cas elle ne pourrait jamais être surmontée) et devient un produit particulier de l'évolution historique de l'homme. Elle n'a pas commencé avec le capitalisme : le travail salarié, comme Marx le souligne dans les Grundrisse, est simplement la forme finale et la plus haute de l'aliénation. Mais parce qu'elle est sa forme la plus avancée, elle fournit la clé de la compréhension de l'histoire de l'aliénation en géné­ral, tout comme l'apparition de l'économie politique bourgeoise rend possible l'examen des fonde­ments des modes de production précédents. Sous les conditions bourgeoises de production, les ra­cines de l'aliénation sont mises à nu : elles ne résident pas dans les nuages, dans la seule tête de l'homme, mais dans le processus du travail, dans les rapports pra­tiques et concrets entre 1’homme et l'homme, et l'homme et la nature. Ayant fait cette percée théorique, il devient alors possible de montrer comment l'aliénation de l'homme dans l'acte de travail s'étend à toutes ses autres activités ; de même, cela ouvre la possibilité d'investigation des origines de l'aliénation et de son évolution à travers les précédentes sociétés humaines, bien qu'il faille dire que Marx et le mouvement marxiste n'ont pas fait plus qu'établir les prémisses d'une telle investigation, puisque d'autres tâches ont néces­sairement eu priorité sur celle-ci.

Les quatre facettes de l'aliénation

 Bien que la théorie de Marx de l'aliénation soit loin d'être com­plète, sa façon de la traiter dans les Manuscrits montre à quel point il était préoccupé qu'elle ne reste pas dans le vague et l'incertain. Dans le chapitre sur « le travail aliéné », il examine donc le problème de façon très précise, identifiant quatre aspects distincts mais interconnectés de l'aliénation.

Le premier aspect est celui qui est traité dans la citation précédente des Manuscrits et résumé briève­ment dans un autre passage : « Le rapport de l'ouvrier au produit du travail comme à un objet étran­ger exerçant son pouvoir sur lui. Ce rapport est en même temps le rap­port au monde extérieur des sens, aux objets de la nature, en tant que monde étranger opposé à lui de façon hostile. »[12] [456] Dans les conditions d'aliénation, les produits des mains mêmes des hommes se retournent contre eux, et bien que cela s'applique aux précédents modes d'exploitation de classe, cela at­teint un sommet sous le capitalisme qui est une puissance complètement impersonnelle et inhumaine, créée par le travail des hommes mais échappant complètement à leur contrôle, et plongeant pério­diquement l'ensemble de la société dans des crises catastrophiques. Cette définition s'applique évi­demment à l'acte immédiat de pro­duction : le capital, sous la forme des machines et de la technologie, domine l'ouvrier, et au lieu d'augmenter ses loisirs, intensifie son épuisement. De plus, la critique du travail salarié comme étant, par définition, du travail aliéné défie toutes les tentatives de la bourgeoisie de séparer les deux : par exemple, les thèmes fraudu­leux, populaires dans les années 1960, qui avaient pour but de créer « la satisfaction dans le travail » en réduisant l'extrême spécialisation caractéristique du travail à l'usine, en instituant des équipes de travail, la « participation des ouvriers » et tout le reste. Du point de vue marxiste, rien de tout cela n'altère le fait que les ouvriers créent des objets sur lesquels ils n'ont aucun contrôle et qui ne servent qu'à en­richir d'autres à leurs dépens, et cela reste vrai, même si les ouvriers s'estiment « bien payés ». Mais on peut aussi faire une application bien plus large de toute cette pro­blématique au processus immédiat de production. Il est de plus en plus clair, par exemple, en parti­culier dans la période de déca­dence du capitalisme, que tout l'appareil politique, bureaucra­tique et militaire du capital a dé­veloppé une vie propre hypertro­phiée, qu'il écrase les êtres hu­mains comme un énorme monstre. La bombe atomique est l'exemple-type de cette tendance : dans une société réglée par des forces inhu­maines, les forces du marché et de la concurrence capitaliste, ce que

l'homme produit a tellement échappé à son contrôle qu'il en est menacé d'extinction. On peut dire la même chose du rapport de l'homme et de la nature dans le ca­pitalisme : ce dernier n'a pas en lui-même produit l'aliénation entre l'homme et la nature, qui a une his­toire bien plus ancienne, mais il la porte à son point ultime. En « perfectionnant » l'hostilité entre l'homme et la nature, en réduisant l'ensemble du monde naturel au statut de marchandise, le dévelop­pement de la production capita­liste menace aujourd'hui de dé­truire la matrice même de la vie planétaire.[13] [457]

La seconde dimension de l'aliénation décrite par Marx est le rapport de l'ouvrier à « l'acte de production, à l'intérieur de l'activité productrice elle-même. Comment l'ouvrier ne serait-il pas étranger au produit de son activité si, dans l'acte même de la production, il ne devenait étranger à lui-même ? ». Dans ce processus, « le travail n'appartient pas à l'être (de l'ouvrier) ; dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie ; il ne s'y sent pas satisfait mais malheureux ; il n'y déploie pas une libre énergie physique et intellec­tuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C'est pourquoi l'ouvrier n'a le sentiment d'être à soi qu'en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui. Son travail n'est pas vo­lontaire, mais contraint. Travail forcé, il n'est pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste »[14] [458].

N'importe qui ayant un emploi « normal » dans la vie quotidienne capitaliste, mais surtout n'importe qui ayant déjà travaillé dans une usine, peut se reconnaître et re­connaître ses sentiments dans ces mots. Dans une société capitaliste qui a depuis longtemps établi sa domination sur le monde, le fait que le travail doive être une expé­rience détestable pour la vaste majorité de l'humanité, est pré­senté quasiment comme une loi de la nature. Mais pour Marx et le marxisme, il n'y avait et il n'y a rien de naturel là-dedans. Les précé­dentes formes de production (par exemple le travail communal primitif, le travail artisanal) n'avaient pas réalisé ce divorce entre l'acte de production et la jouissance des sens ; ceci en soi est la preuve que la séparation totale réalisée par le capital est un produit historique et non naturel. Armé de cette connaissance, Marx a été capable de dénoncer la qualité véritablement scandaleuse de la situation apportée par le travail salarié. Et cela l'a amené à l'autre aspect de l'aliénation : l'aliénation par rap­port à la vie de l'espèce.

Ce troisième aspect de la théorie de l'aliénation de Marx est certainement le plus complexe, le plus profond et le moins compris. Dans cette partie du même chapitre, Marx affirme que l'homme est devenu étranger à sa nature humaine. Pour Althusser et d'autres critiques du « jeune Marx », de telles idées sont la preuve que les Manuscrits de 1844 ne représentent pas une rupture décisive avec Feuerbach et la philosophie radicale en général. C'est faux. Ce que Marx rejetait chez Feuerbach, c'était la notion d'une nature humaine fixe et immuable. Puisque la nature elle-même n'est pas fixe et immuable, c'est clairement une impasse théo­rique, en fait une forme d'idolâtrie. La conception de Marx de la na­ture humaine n'est pas celle-là. Elle est dialectique : l'homme est toujours une partie de la nature, la nature est « le corps inorganique de l'homme » comme il le dit dans un passage des Manuscrits ; l'homme est toujours une créature d'instinct, comme il le dit ailleurs dans le même ouvrage.[15] [459] Mais l'homme se distingue de toutes les autres créa­tures naturelles par sa capacité à transformer son corps à travers l'activité créatrice consciente, la nature la plus essentielle de l'Homme, son être générique, comme le dit Marx, qui est celle de créer, de transformer la nature.

Les critiques vulgaires du marxisme proclament parfois que Marx a réduit l'homme à 1' « homo faber », une simple bête de somme, une ca­tégorie économique. Mais ces critiques sont aveuglés par la proxi­mité du travail salarié, par les conditions de la production capi­taliste. En définissant l'homme comme producteur conscient, Marx l'élevait en fait aux portes du paradis : car qui est Dieu sinon l'image étrangère de l'homme vraiment homme, de l'homme créateur ? Pour Marx, l'homme n'est vraiment l'homme que lorsqu'il produit dans un état de li­berté. L'animal « ne produit que sous l'empire d'un besoin physique immédiat, (...) l'homme produit tandis qu'il est libéré de tout besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré. »[16] [460]

C'est certainement l'une des prises de position les plus radicales que Marx ait jamais prise. Alors que l'idéologie capitaliste voit le fait que le travail se présente sous une forme de torture mentale ou phy­sique comme un fait éternel de la nature, Marx dit que l'homme est un homme, non seulement quand il produit, mais quand il produit pour la pure joie de produire, quand il est libre du fouet du be­soin physique immédiat. Autrement, l'homme vit une existence purement animale. Engels a écrit la même chose bien des années plus tard, dans la conclusion de Socia­lisme utopique ou socialisme scienti­fique, lorsqu'il dit que l'homme ne se distinguera pas vraiment du reste du genre animal tant qu'il ne sera pas entré dans le royaume de la liberté, aux stades les plus avan­cés de la société communiste.

On pourrait même dire que le tra­vail aliéné réduit l'homme à un niveau inférieur à celui des animaux : « En arrachant à l'homme l'objet de sa production, le travail aliéné lui arrache sa vie générique, sa véri­table objectivité générique, et en lui dérobant son corps non organique, sa nature, il transforme en désavantage son avantage sur l'animal. De même, en dégradant au rang de moyen la libre activité créatrice de l'homme, le travail aliéné fait de sa vie générique un instrument de son existence phy­sique »[17] [461]

En d'autres termes, la capacité de l'homme au travail conscient est ce qui le rend humain, ce qui le sépare de toutes les autres créatures. Mais sous les conditions d'aliénation, cette avance devient un recul : la capacité de l'homme de séparer le sujet de 1’objet, qui est un élément fondamental de la conscience spé­cifiquement humaine, est pervertie en un rapport d'hostilité à la na­ture, au monde « objectif » des sens. En même temps, le travail aliéné, par dessus tout le travail salarié capitaliste, a transformé la caractéristique la plus essentielle et la plus élevée de l'homme, son ac­tivité vitale consciente, libre, spon­tanée, en de simples moyens de subsistance, l'a transformée en fait en quelque chose qui s'achète et se vend sur le marché. En bref, la « normalité » de travailler sous le capitalisme est l'insulte la plus raffinée à 1' « être générique » de l'homme.

La quatrième facette de l'aliénation découle directement des trois précédentes :

« Par conséquent, (...) rendu étran­ger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, l'homme devient étranger à l'homme. Lorsqu'il se trouve face à lui-même, c'est l'autre qui est présent devant lui »[18] [462].

 
L'aliénation du travail dans sa forme entière implique un rapport d'exploitation : 1 appropriation du surplus par la classe dominante. Dans les premières sociétés de classe (dans ce chapitre, Marx mentionne l'Egypte, l'Inde, le Pé­rou, exemples qu'il classa ultérieu­rement comme mode de produc­tion asiatique), bien que ce surplus soit normalement consacré aux dieux, la puissance étrangère réelle régnant sur le travail des exploités, n'etait pas les dieux mais d'autres hommes : « L'être "étranger" à qui appartient le travail et le produit du travail, qui dispose du travail et jouit du produit du travail, ne peut être autre que l'homme lui-même. »[19] [463]Cette division profonde au coeur de la vie sociale crée inévita­blement une séparation fondamen­tale entre les êtres humains. Du point de vue de la classe dominante dans n'importe quelle société de classe, les producteurs de ri­chesses, les exploités sont autant d'objets, simples biens qui n'existent qu'à leur bénéfice (bien qu'à nouveau il faille dire ici que ce n'est que sous le capitalisme que cette aliénation prend une forme achevée, puisque dans son mode de production les rapports d'exploita­tion perdent tout caractère person­nel et deviennent complètement inhumains et mécaniques). Du point de vue de la classe exploitée, les dirigeants de la société sont également cachés derrière un brouillard de mystification, appa­raissant à un moment comme des dieux, à un autre comme des dé­mons selon les circonstances ; ce n'est que lorsque a émergé la conscience de classe prolétarienne qui est la négation de toutes les formes idéologiques de perception, qu'il est devenu possible pour une classe exploitée de voir ses exploi­teurs à la lumière du jour en tant que simples produits de rapports sociaux et historiques.[20] [464]

Mais cette division ne se réduit pas au rapport direct entre exploiteur et exploité. Pour Marx, l'être géné­rique de l'homme ne constitue pas une essence isolée enfermée dans chaque  individu ; c'est la « Gemeinwesen », un terme-clé qui implique que la nature de l'homme est sociale, que l'existence com­munautaire est la seule réelle forme humaine de l'existence. L'homme n'est pas isolé, producteur indivi­duel. Il est par définition le tra­vailleur social, le producteur col­lectif. Cependant, et cet élément est développé dans les pages des Grundrisse en particulier, l'histoire de l'homme depuis les temps tribaux peut être vue comme la dissolution continue des frontières communautaires originelles qui maintenaient la cohésion des pre­mières sociétés humaines. Ce pro­cessus est intimement lié au déve­loppement des rapports mar­chands, puisque ceux-ci sont, avant tout, l'agent dissolvant de l'existence communautaire. On peut déjà voir cela dans la société classique où la croissance sans précédent des rapports mercantiles avait profondément miné les an­ciens liens « gentils » et tendait déjà à créer une société de « guerre de chacun contre tous », un fait noté par Marx dès sa Thèse de doctorat sur la philosophie grecque. Mais la domination des rapports mar­chands a évidemment atteint son apogée sous le capitalisme, la pre­mière société qui a généralisé les rapports marchands au coeur même de l'organisme social, le processus de production lui-même.

Cet aspect de la société capitaliste en tant que société de l'égoïsme universel, dans laquelle la concur­rence et la séparation mettent tous les hommes en guerre avec les autres, a été particulièrement souligné dans son article La Question juive, dans lequel Marx fait sa première critique de la conception bourgeoise d'une émancipation purement politique : « Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbi­traire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être géné­rique ; tout au contraire, la vie gé­nerique elle-même, la société, appa­raît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. »[21] [465]

Cette atomisation de l'homme dans la société civile, c'est-à-dire bour­geoise, est une clé indispensable pour analyser toutes les questions sociales qui existent en dehors du processus immédiat de produc­tion : les rapports entre les sexes et l'institution de la famille ; le phé­nomène de « solitude de masse » qui a tant intrigué les sociologues et qui semble caractéristique de la civilisation du 20e siècle ; et, en général, toute la sphère des rela­tions interpersonnelles. Mais cela a également une signification plus directe pour la lutte du prolétariat, puisque cela se rapporte à la façon dont le capitalisme divise le prolé­tariat lui-même et fait de chaque ouvrier un concurrent de son ca­marade ouvrier, inhibant ainsi la tendance inhérente du prolétariat à s'unir en défense de ses intérêts communs contre l'exploitation ca­pitaliste.

Le phénomène d'atomisation est particulièrement aigu aujourd'hui, dans la phase finale de la déca­dence capitaliste, la phase de l'effondrement généralisé et de la décomposition des rapports so­ciaux. Comme on l'a dit dans de nombreux textes[22] [466], cette phase est avant tout caractérisée par le dé­veloppement de l'individualisme, du « chacun pour soi », par le désespoir, le suicide, la drogue et la maladie mentale à une échelle inconnue jusqu'ici dans l'histoire. C'est la phase dont le mot d'ordre pourrait être la phrase de That­cher : « Il n'existe pas quelque chose qui serait la société, mais seulement des individus et leur famille » ; c'est une phase, comme les événements sanglants qui se déroulent dans l'ex-URSS le confirment, de canni­balisme individuel dans laquelle des masses d'êtres humains sont emportées dans les conflits les plus irrationnels et les plus meurtriers, des pogroms, des luttes fratricides et des guerres qui menacent de fa­çon sinistre le futur même de la race humaine. Cela va sans dire que les racines d'une telle irratio­nalité résident dans les aliénations fondamentales au centre de la so­ciété bourgeoise et que leur solu­tion ne peut être apportée qu'à partir de ce centre, par le changement radical des rapports sociaux de production.

 

L'aliénation du travail est la prémisse de son émancipation

 

Car il ne faut pas oublier que Marx n'a pas élaboré sa théorie de l'aliénation pour déplorer la misère qu'il voyait autour de lui, ni pour présenter, comme l'ont fait divers courants de socialisme « vrai » et féodal, l'histoire humaine comme rien d'autre qu'une chute regrettable depuis un état originel de plénitude. Pour Marx, l'aliénation de l'homme était le produit néces­saire de l'évolution humaine, et comme telle contenait les germes de son propre dépassement : « L'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue, afin de don­ner jour à sa richesse intérieure. »[23] [467] Mais la création de cette vaste ri­chesse extérieure, cette richesse étrangère à ceux qui la créent, rend également possible que les êtres humains passent de 1’aliénation à la liberté. Comme Marx le dit dans les Grundrisse : « Il sera démontré (...) que la forme la plus extrême de l'aliénation, celle où le travail est en rapport avec le capital et le travail salarié, et le travail, l'activité pro­ductive est en rapport à ses propres contradictions et à son propre produit, est un moment de transition nécessaire - et donc contient en elle-même, sous une forme seulement encore inversée, mise sur la tête, la dissolution de tous les présupposés limités de la production et de plus crée et produit les présupposés inconditionnels de la production, et avec cela, les pleines conditions matérielles pour le développement total, universel des forces produc­tives des individus »[24] [468].

Il y a deux aspects là dedans : d'abord, à cause de la productivité sans précédent du travail réalisée sous le mode de production capi­taliste, le vieux rêve d'une société d'abondance où tous les êtres hu­mains, et pas simplement quelques privilégiés, ont le loisir de se dédier au « développement total, univer­sel » de leur puissance créatrice, peut cesser d'être un rêve pour devenir une réalité. Mais la possibi­lité du communisme n'est pas seu­lement une question de possibilité technologique. Elle est par-dessus tout liée à l'existence d'une classe qui a un intérêt matériel à la mettre au monde. Et là encore la théorie de l'aliénation de Marx montre comment en dépit et à cause de l'aliénation qu'il subit dans la so­ciété bourgeoise, le prolétariat sera amené à se dresser contre ses conditions d'existence : « La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la pre­mière se complaît et se sent confir­mée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l'aliénation comme sa propre puissance et trouve en elle l'apparence d'une existence hu­maine ; la seconde se sent anéantie dans l'aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. Pour employer une expression de Hegel, elle est dans l'abjection, la révolte contre cette abjection, révolte à laquelle elle est poussée nécessairement par le conflit de sa nature hu­maine avec sa situation dans la vie, qui est la négation évidente, ra­dicale et intégrale de cette nature ».[25] [469]

La théorie de l'aliénation n'est donc rien si elle n'est pas une théo­rie de révolte de classe, une théorie de révolution, une théorie de la lutte historique pour le commu­nisme. Dans le prochain chapitre, nous étudierons les premières ébauches de la société communiste que Marx a « déduites » de sa critique de l'aliénation capitaliste.

 

CDW.



[1] [470] Le Capital. Dans ce passage de Marx « mûr », il développe une question fondamentale traitée dans les Manuscrits : la distinction entre le travail humain et « l’activité vitale » des autres animaux.

[2] [471] Voir l'article précédent de cette série : « Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme », Revue internationale n 69.

[3] [472] Sur les critiques par Marx du « communisme vulgaire », voir le premier ar­ticle de cette série, Revue internationale n° 68

[4] [473] Bordiga, « Commentaires sur les Manus­crits de 1844 », dans Bordiga et la passion du communisme, réunis par J.Camatte, Edi­tions Spartacus, 1974.

 

[5] [474] Ibid.

 

[6] [475] Marx, dans l'article éditorial du n° 179 de la Kolnische Zeitung, publié dans la Rei­nische Zeitung, 1842.

 

[7] [476] Hegel, La phénoménologie de l'esprit, 1807, Préface.

[8] [477] Manuscrits économiques et philoso­phiques, Ed. La Pléiade, Tome II.

[9] [478] Thèses sur Feuerbach, Ed. La Pléiade, T.III

[10] [479] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T. II

[11] [480] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T. II.

[12] [481] Ibid.

[13] [482] Voir l'article « C'est le capitalisme qui empoisonne la terre », dans la Revue internationale n° 63

[14] [483] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T.II

[15] [484] Ibid

[16] [485] Manuscrits, Ed 10-18

[17] [486] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T.II

[18] [487] Ibid

[19] [488] Ibid

[20] [489] Sur les spécificités de la conscience prolétarienne, voir en particulier Lukacs, Histoire et Conscience de classe ; et la brochure du CCI Conscience de classe et organi­sations communistes.

[21] [490] La question Juive, Ed. 10-18.

[22] [491] Voir en particulier « La décomposition, phase finale de la décadence du capitalisme », dans la Revue internationale n° 62.

[23] [492] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T.II.

[24] [493] Grundrisse (traduit de l'anglais par nous).

[25] [494] Marx et Engels, La Sainte Famille, Ed. La Pléiade, T. III.

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [164]

Questions théoriques: 

  • Communisme [165]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [166]

A quoi sert la « fraction externe du CCI » ? De l'irresponsabilité politique au vide théorique

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Le milieu politique prolétarien est constitué d'un certain nombre d'organisations qui, malgré des confusions et des erreurs d'analyse, quelques fois graves pour certaines, repré­sentent un réel effort historique de la classe ouvrière dans sa prise de conscience. Ce­pendant, en marge de ce mi­lieu, on peut trouver toute une série de petits groupes qui ne s'inscrivent pas en véritable continuité avec l'effort des cou­rants historiques de la classe, dont l'existence est essen­tiellement basée sur l'esprit de chapelle, voire sur des « questions personnelles » et autres mesquineries. De tels groupes se présentent comme des parasites des véritables or­ganisations révolutionnaires. Non seulement leur existence est sans fondement du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, mais ils vivent aux dépends des organisations sé­rieuses et ils contribuent à dis­créditer aux yeux des prolé­taires les positions et l'activité de celles-ci. La Fraction ex­terne du CCI (fecci) constitue un exemple particulièrement signi­ficatif de groupe parasite. C'est ce qu'a illustré, sous une forme caricaturale, la façon dont ce groupe a affronté les évé­nements historiques considé­rables qui ont bouleversé le monde au cours des deux der­nières années. Dans les n° 44 et 45 de la Revue Internationale (RInt), nous avons évoqué les circonstances dans lesquelles s'est constituée la fecci. Nous ne reviendrons que très briè­vement ici sur ces cir­constances.

La FECCI a été formée par un cer­tain nombre d'anciens militants de notre organisation qui ont volon­tairement  quitté celle-ci en  novembre 1985 lors de son 6e congrès. Ces camarades s'étaient constitués en tendance quelques mois auparavant autour d'un do­cument qui tentait de faire une syn­thèse de différents points de vue contradictoires qui avaient été dé­veloppés dans l'organisation contre les orientations de celle-ci. Mais au-delà de leur absence d'homogénéité et de leur incohé­rence, les positions exprimées à cette époque par ces camarades se distinguaient par un manque de fermeté, par des concessions à l'égard des positions conseillistes, en bref par une démarche centriste envers le conseillisme. Bien que de telles positions auraient pu avoir des conséquences néfastes si elles avaient gagné l'ensemble du CCI, elles ne motivaient en aucune façon une séparation organisationnelle. Aussi, nous avions considéré cette scission comme une véritable dé­sertion marquée du sceau de l'irresponsabilité et du sectarisme. D'ailleurs, les scissionnistes eux-mêmes étaient bien conscients du caractère injustifiable de leur dé­marche puisqu'ils ont, depuis leur départ et jusqu'à aujourd'hui, col­porté la fable qu'ils avaient été ex­clus du CCI. Nous n'avons pas la place, dans le cadre de cet article, de revenir sur ce mensonge (que nous avons déjà amplement réfuté dans la RInt n°45). Au même titre que les communautés primitives, les sectes ont en général besoin de se donner un mythe fondateur jus­tifiant leur existence. L'exclusion du CCI constitue un des mythes fondateurs de cette secte qui a pour nom fecci.

Cependant, le mensonge n'est pas la seule caractéristique de la fecci. Il faut y ajouter également la stupidité. C'est ainsi qu'elle donne elle-même le bâton pour se faire battre en confirmant qu'elle n'a nullement été exclue du CCI mais qu'elle a quitté celui-ci de son propres chef.

« Rester dans une organisation dégénérescente comme le CCI revient à se priver de la possibilité de faire face et éventuellement de surmonter la crise du marxisme... Et tout ceci est recouvert d'un fin vernis de res­pectabilité par un nouveau dogme que le CCI a inventé commodément il y a six ou sept ans, à savoir que les militants sont censés rester dans une organisation jusqu'à ce que celle-ci ait franchi la frontière de classe vers la classe capitaliste ennemie. Prisonniers pour la vie. Comme des femmes battues qui proclament pa­thétiquement qu "il m'aime", les militants du CCI ont découvert le ca­ractère sacré du mariage. » (Perspective Internationaliste - PI -n° 20, « Pour une pratique vivante de la théorie marxiste »). Le lecteur pourra apprécier à sa juste valeur a comparaison entre le CCI et un mari brutal. La fecci nous a habi­tués depuis ses origines à ce genre de qualificatifs. Ce qu'on peut constater, toutefois, c'est que la FECCI (se considère-t-elle comme une femme battue ?) revendique avec véhémence son divorce avec le CCI alors qu'elle confirme claire­ment que ce dernier y était opposé.

Encore une fois, la place nous manque ici pour revenir sur l'ensemble des accusations stupides et mensongères, et elles sont nombreuses, portées par la fecci contre notre organisation. En par­ticulier, nous reviendrons dans un autre article, si c'est encore néces­saire, sur un des chevaux de ba­taille de la fecci : le prétendu abandon par le CCI de ses principes programmatiques. Cependant, il est une accusation dont les événe­ments de ces dernières années ont révélé la débilité : c'est l'accusation de régression théo­rique.

 

La FECCI et l'approfondissement théorique

Outre l’accusation d'abandon des principes, la FECCI a décrété que «... le CCI, non seulement avait cessé d'être un laboratoire pour le développement de la théorie/praxis marxiste (la condition sine qua non d'une organisation révolutionnaire) mais il était même incapable de maintenir les acquis théoriques sur lesquels il s'était fondé. » ([1] [495]) . Pour sa part, la fecci s'est donnée comme objectif de sauvegarder ces acquis et de les enrichir : «  pour qu'une organisation vive et se développe, il ne suffît pas qu'elle garde une plate­forme dans ses archives... L'histoire avance, pose de nouveaux problèmes, pose d'anciens pro­blèmes sous une forme nouvelle, et tous ceux qui ne parviennent pas à se placer à la hauteur de l'histoire sont condamnés à être piétines dans sa progression » ([2] [496]). De toute évi­dence, elle ne connaît pas l'histoire de l'arroseur arrosé. C'est ce que les bouleversements intervenus de­puis l'automne 1989 ont démontré à l'évidence.

Comme l'écrivait la fecci en dé­cembre 1989, «  Les événements qui secouent l'Europe de l'Est depuis plusieurs mois requièrent l'élaboration, de la part des révolu­tionnaires, d'une analyse marxiste claire qui en cerne les causes et conséquences réelles sur le plan du rapport de forces inter impérialistes et de la lutte de classe...»([3] [497]) Et effec­tivement, la fecci a constaté que «La Russie n'a désormais plus de bloc. Pour le moment, elle a cessé d'être un protagoniste essentiel sur la scène mondiale, un concurrent de l'impérialisme US. (...) La division du monde en deux blocs rivaux, qui n'est pas seulement la caractéris­tique de la dernière moitié de ce siècle mais aussi une condition né­cessaire pour un conflit mondial, n'existe plus aujourd'hui. ». Bravo ! C’est presque exactement ce que nous avons écrit à partir de la fin de l'été 1989, c'est-à-dire près de deux mois avant la disparition du mur de Berlin. ([4] [498]) Le petit ennui, c'est que cette analyse de la fecci ne date pas de la même période, mais qu'elle est apparue pour la pre­mière fois dans PI n° 21 («L'avenir de l'impérialisme ») daté de l'hiver 1991-92, c'est-à-dire plus de deux ans après que nous ayons adopté notre propre analyse.

Depuis Marx, nous savons que « c’est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance... de sa pen­sée» (Thèses sur Feuerbach). Lorsque la capacité théorique des organisations révolutionnaires a été mise à l'épreuve dans la pra­tique, on a pu voir à l'oeuvre la fecci qui s'était justement propo­sée de reprendre le flambeau de l'élaboration théorique qu'à ses dires le CCI avait laissé tomber. Voici ce qu'elle écrivait le 16 dé­cembre 1989 (plus d'un mois après la disparition du mur de Berlin : «Les événements actuels en Europe de l'Est s'inscrivent dans le cadre de la politique de la "perestroïka" en­tamée en Russie il y a quatre ans lors de l'arrivée au pouvoir de Gor­batchev. (...) Les buts de la peres­troïka sont (...) sur le plan militaire et impérialiste, arrêter l'offensive [du bloc] occidental par une contre-offensive idéologique visant à l’amener à réduire ses dépenses d'armement et le diviser, tout en cherchant à se doter du potentiel économique et technologique néces­saire pour le concurrencer militai­rement à moyen terme. (...) sur le plan impérialiste, la Russie n'a plus guère le choix que de déstabiliser la scène européenne en escomptant en tirer profit. L'Europe a toujours été le théâtre ultime des conflits impé­rialistes mondiaux, et l'est plus que jamais pour la Russie au­jourd'hui... En accélérant les ré­formes dans les pays est-européens, la Russie entend modifier les don­nées du problème européen, ouvrir la Communauté Européenne à l'Est pour la diviser et la neutraliser. La destruction du mur de Berlin, loin d'être un gage de paix,   est une bombe à retardement placée au coeur de l'Europe. (...) Si la dis­solution du stalinisme comme mode de domination du capital dans les pays d'Europe de l'Est est à terme une possibilité qui ne peut être ex­clue ([5] [499]) à cause de leur passé histo­rique et de la possibilité de leur attraction dans l'orbite occidentale, il n'en va pas de même de la Russie elle-même. » ([6] [500])

Heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon les membres de la FECCI seraient aujourd'hui enter­rés. Nous pouvons toutefois leur accorder une qualité : le cran. Il faut effectivement avoir bien du cran pour continuer aujourd'hui à se réclamer d'une organisation qui a pu adopter des positions aussi ineptes, qui a pu se tromper à ce point dans la compréhension d'une situation historique. Dans l'ensemble, le milieu politique prolétarien a éprouvé bien des difficultés à produire une analyse cor­recte et lucide des événements de la seconde moitié de 1989.([7] [501]) Mais il faut bien reconnaître que la fecci détient de très loin le pompon. C'est vrai aussi qu'on ne peut pas réellement la placer dans le milieu politique prolétarien à proprement parler.

En fait, une cécité comme celle de la FECCI a peu d'équivalents dans l'histoire de ce milieu politique ([8] [502]) : le seul exemple comparable est celui du Ferment Ouvrier Révolu­tionnaire (FOR) qui, pendant plus de vingt ans, a nié l'existence de la crise économique du capitalisme. Car même lorsqu'elle a admis (par la force des évidences) son erreur d'analyse initiale, la fecci a conti­nué de ne rien comprendre à ce qui se passait. Ainsi, lors de sa 4e conférence, en été 1991, la FECCI n'avait pas encore reconnu la dis­parition du bloc de l'Est. La façon dont elle traite de cette question dans PI n°20 est d'ailleurs typique de son centrisme congénital : d'un côté, on constate « l’effondrement du Pacte de Varsovie et du COME­CON » (ce qui est la moindre des choses après leur disparition for­melle qui ne faisait qu’entériner un effondrement qui avait eu lieu bien auparavant), on découvre que « les événements de ces deux dernières années ont représenté une véritable révocation des accords de Yalta, » ([9] [503]) on met en évidence la perte par l'impérialisme russe de toutes les positions et de l'influence qu'il conservait (Europe centrale, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, Afrique, Amérique centrale et Cuba, etc.), mais, d'un autre côté, on se refuse de parler explicitement de la «disparition» ou même de «l'effondrement du bloc de l'Est». Dans ce document, on oppose au « bloc américain » «l'impérialisme russe » ou son « adversaire potentiel russe » sans, à aucun moment, dire clairement ce qui est advenu du bloc russe.([10] [504]) Pour le centrisme, il est des mots qu'il ne faut pas pro­noncer, comme cela, on s’évite de devoir affirmer une position claire et tranchée. Et comme le propre d'une position centriste, c est d'être intenable, il faut bien, un jour ou l'autre, sous la pression des réalités, parce que « les faits sont têtus» (comme disait Lénine), qu'on se jette à l'eau : c'est ce qu'a fait, avec deux ans de retard, PI n° 21. Bel effort, bravo camarades !

 « LA PAILLE ET LA POUTRE »

Evidemment, les exploits de la FECCI, concernant la compréhen­sion des événements qui ont secoué le monde dans la dernière période, ne pouvaient en rester à «l'élaboration» d'une «analyse» tellement erronée qu'il fallait la remettre en cause mois après mois. Il fallait encore qu'elle fasse preuve de sa stupidité et de sa cécité dans la critique des organisations révo­lutionnaires, et particulièrement du CCI. Ainsi, dans PI n° 16, on trouve un article au titre explicite «Le CCI et l'Europe de l'Est, le vi­rage à 180° d'une organisation dégénérescente » qui se propose de procéder à une «dénonciation» de a vision du CCI puisque : « Il faut bien parler de dénonciation et non de polémique devant la profondeur de la confusion que représente cette organisation face à notre classe et devant la lâcheté avec laquelle elle change de position, avec cette tac­tique bien connue des organisations staliniennes : sans débat ouvert et de façon monolithique. » Rien que cela, excusez du peu !

L'article se scandalise que « La vi­sion développée par le CCI [soit] donc celle de la disparition du bloc de l'Est par ''implosion" sous l'effet de la crise économique». C'est ef­fectivement bien (à grands traits) la conception défendue par le CCI de­puis le début et que nous n'avons remise en cause à aucun moment. Mais pour la FECCI : « Il s'agit là... d'une analyse qui abandonne le cadre marxiste de la décadence. », c'est « une régression théorique fon­damentale. .. car il s'agit bien de la compréhension d'un des méca­nismes profonds du capitalisme et de sa crise », c'est « renier purement et simplement le cadre de l'impérialisme et la nature même de la bourgeoisie», c'est «certes ac­créditer le battage idéologique bourgeois mais certainement plus comprendre la réalité avec un cadre d'analyse marxiste», c'est «nier le caractère guerrier des Etats impé­rialistes», etc. On ne peut évidem­ment reproduire toutes les accusa­tions de ce style, ce serait vraiment lassant pour le lecteur. Mais ce que témoigne l'article, fondamentale­ment, c'est que pour la FECCI, son « cadre d'analyse » (lequel, au fait ?) est plus important que la réalité elle-même. Et si cette der­nière ne se plie pas à ses schémas, et bien, elle n'existe pas ! Et tout cela au nom du «marxisme» s'il vous plaît.

En fait, il ne suffit pas de produire des citations de Marx et de Rosa Luxemburg, comme le fait l'article, pour développer une pensée marxiste (les staliniens nous l'ont prouvé depuis des décennies). En­core faut-il comprendre ce qu'elles veulent dire et ne pas afficher une nullité théorique affligeante en confondant, par exemple, impé­rialisme et blocs impérialistes. C'est pourtant bien ce que fait l'article. Celui-ci rappelle l'affirmation parfaitement juste de Rosa Luxembourg : « La politique impérialiste n'est pas l'oeuvre d un pays ou d'un groupe de pays. Elle est le produit de l'évolution mon­diale à un moment donné de sa maturation. C'est un phénomène international par nature... auquel aucun Etat ne saurait se sous­traire. ». Et, à cette citation, la FECCI fait dire que la division du monde en deux blocs impérialistes est une donnée permanente du ca­pitalisme depuis le début du siècle. Camarades de la fecci, il faut re­tourner à l'école primaire, c'est là qu'on apprend à lire. ([11] [505])

Si la rigueur théorique n'est vrai­ment pas le fort de la fecci, ce n'est pas finalement pour elle un problème. Le but principal de l'article, comme l'annonce son titre et son introduction, est bien le dénigrement de notre organisation.

 

Il faut à tout prix illustrer la thèse de la « dégénérescence du CCI » qui est un des autres mythes fondateurs de la FECCI. C'est avec insistance que la conclusion y revient : « Entraîné et balayé par l'idéologie dominante, incapable désormais d'appréhender les événements quo­tidiens au travers de principes de classe et d'une méthodologie marxiste, le CCI se fait le véhicule de l'idéologie de classe. (...) Nous espérons que ces articles [ceux de Pi] alimenteront le débat au sein du milieu révolutionnaire, et, qui sait, provoqueront un choc salutaire au­près des éléments restés sains dans le CCI». Les «éléments sains du CCI» disent un grand merci à la FECCI pour sa sollicitude... et pour la démonstration qu'elle a faite, tout au long de la dernière période, de l'absurdité de ses accusations contre le CCI.

Sérieusement, si on ne peut de­mander à la FECCI de réaliser son ambition d’ «approfondissement théorique» (de toute évidence, ses «analyses» depuis deux ans ont établi que cela dépasse de loin ses capacités), il serait temps, pour la dignité des rapports entre révolu­tionnaires, qu’elle arrête avec ses insultes ridicules mais répugnantes à propos des prétendues « tactiques staliniennes » du CCI. Dans la RInt n°45, nous avons déjà fait justice de ce type d'accusations concer­nant la façon dont le CCI avait af­fronté l'apparition en son sein de la minorité qui allait former la FECCI. Aujourd'hui, vouloir étayer une telle légende en relevant que le CCI n'a pas fait part dans sa presse des positions de ses membres en désac­cord avec son analyse sur l'Est est une absurdité. Que les prises de position successives de la FECCI sur ce sujet aient provoqué dans ses rangs le surgissement et le maintien de nombreux désaccords, ([12] [506]) cela se comprend aisément : lorsque des positions sont tellement éloignées de la réalité, il est difficile qu elles rencontrent l'unanimité ou même qu'elles permettent un minimum l'homogénéité dans l'organisation. La FECCI sait perti­nemment qu'il y a eu des débats dans le CCI tout au cours des évé­nements de la dernière période. Mais elle sait également, parce que ses membres étaient d'accord avec un tel principe lorsqu'ils étaient militants du CCI, que ces débats, afin de permettre une réelle clarifi­cation dans la classe, ne sont ré­percutés vers l'extérieur que lorsqu'ils ont atteint un certain niveau de développement. Or, si l'analyse adoptée par le CCI au dé­but octobre 1989 (et mise en dis­cussion à la mi-septembre) sur les événements de l'Est a provoqué sur le moment des désaccords, ces derniers se sont assez rapidement résorbés du fait que, jour après jour, la réalité ne faisait que confirmer la validité de cette ana­lyse. Est-ce une preuve de la «dégénérescence du CCI» que son cadre d'analyse et sa compréhen­sion du marxisme lui aient permis, beaucoup plus rapidement que les autres groupes du milieu politique, d'appréhender la signification et les implications des événements de l'Est ?

Avant d'en finir avec les accusa­tions de la fecci contre le CCI à {propos des événements de l'Est, il faut encore relever deux perles (parmi beaucoup d'autres que nous ne pouvons évoquer faute de place) : notre prétendu « virage à 180°» et la question du «super ­impérialisme».

Incapable de reconnaître les changements qui étaient intervenus sur a scène internationale (malgré tous les discours sur la «sclérose» du CCI), changements qui consti­tuaient effectivement un « virage à 180° », la fecci n'a su (ou voulu) voir dans la compréhension qu'en avait le CCI qu'un reniement de son propre cadre d'analyse fonda­mental. Encore une fois, la critique (la « dénonciation » suivant les termes de la fecci) est imbécile et de mauvaise foi. Et cela d'autant plus que, dans notre prise de posi­tion sur les événements de l'Est pu­bliée dans la RInt n° 60, nous nous appuyons amplement sur l'analyse des régimes staliniens et du bloc de l'Est que le CCI avait développée au début des années 1980 (et qui se basait sur les avancées de la Gauche communiste de France sur la question) à la suite de l'instauration de l'état de guerre en Pologne (cf. RInt n°34). En re­vanche, on ne trouve dans les «analyses» multiples et à géomé­trie variable (minoritaires; majori­taires; majoritaires/minoritaires ou minoritaires/majoritaires) que nous a proposées la fecci aucune référence à ce cadre (ne serait-ce que pour le remettre en cause) que pourtant les membres de la FECCI avaient fait leur à cette époque puisqu'ils étaient encore militants du CCI.([13] [507]) La prochaine fois que la FECCI aura envie d'écrire que le CCI « est incapable de maintenir ses acquis théoriques », nous lui conseillons de commencer par se regarder dans une glace.

 

C'est le même conseil que nous lui donnons au cas où elle serait tentée de nous attribuer encore une fois (comme elle le fait par exemple dans l'article de PI n° 19 « Un même appel contre la guerre impé­rialiste ») une position typiquement bourgeoise comme celle du « super­ impérialisme». Cette thèse élabo­rée par Kautsky et les réformistes à la veille et au cours de la première guerre mondiale visait à établir que les secteurs dominants du capital mondial seraient en mesure de s'unifier pour imposer leur loi sur la planète et garantir de ce fait la stabilité et la paix de celle-ci. La fecci savait pertinemment, lorsqu'elle nous a attribué une telle conception, que depuis le tout début des événements de l'Est nous l'avions clairement rejetée : « Cette disparition du bloc de l'Est signifie-t-elle que, désormais, le monde sera dominé par un seul bloc impérialiste ou que le capitalisme ne connaîtra plus d'affrontements impérialistes ? De telles hypothèses seraient tout à fait étrangères au marxisme. (...) Aujourd'hui, l'effondrement de ce  bloc ne saurait remettre en selle ce genre d'analyses [celles du "super­ impérialisme"] : cet effondrement porte avec lui, à terme, celui du bloc occidental. (...) l'aggravation des convulsions de l'économie mondiale ne pourra qu'attiser les déchire­ments entre /TOUS les] Etats, y compris, et de plus en plus, sur te plan militaire. (... ) La disparition des deux constellations impéria­listes qui étaient sorties de la se­conde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition   de deux nouveaux blocs.([14] [508]) » En re­vanche, c'est bien une telle conception du « super-impéria­lisme » qui transparaît dans PI n°21 («L'avenir de l'impérialisme ») : « Un seul bloc a survécu à la crise. Il n'a pas de concurrent en ce moment. Et pour­tant, contrairement aux prédictions faites par le CCI et par d'autres, pour le moment il ne montre aucun signe de désintégration. Son exis­tence ne repose plus sur la rivalité impérialiste avec la Russie, mais sur la domination du monde selon les besoins des capitaux les plus puis­sants. » L'éditorial de ce numéro de notre Revue, comme celui du pré­cédent, fait justice (après beau­coup d'autres articles) de la pré­tendue cohésion du bloc de l'Ouest : encore une fois, la FECCI refuse de voir la réalité. Mais ce qui est plus grave encore, c'est qu'elle remet en cause, ce faisant, un des acquis essentiels du marxisme au cours de ce siècle. Ainsi, pour étayer l'idée que des puissances comme l'Allemagne et le Japon ne peuvent faire autre chose que se maintenir fermement dans le « bloc américain »> la fecci nous affirme que : « Les Etats du bloc américain ou occidental sont devenus économiquement dépen­dants du fonctionnement de ces ins­titutions [Banque mondiale, FMI, GATT, etc.] et du réseau de liens commerciaux et financiers qu’ils ont tissés. »([15] [509]) C'est là une version mo­derne de la conception des réfor­mistes du début du siècle (dénoncée vigoureusement par les révolutionnaires de l'époque) qui prétendaient que le développement des liens économiques, financiers, commerciaux entre pays consti­tuait un frein à leurs antagonismes impérialistes et devait écarter la menace de guerre entre eux. La fecci est vraiment bien placée pour parler des «reniements du marxisme» par le CCI et de sa « capitulation » devant l'idéologie bourgeoise. Quand on veut se mê­ler de moucher les autres, il vaut mieux vérifier d'abord si on n'est pas morveux soi-même. En fait, c'est là une des pratiques courantes de la FECCI qui, afin de masquer ses propres défauts, les attribue généreusement au CCI. C’est un procédé vieux comme la politique mais qui n'a jamais grandi ceux qui l'ont utilisé, particulièrement s'il s'agit de révolutionnaires.

A QUOI SERT LA FECCI ?

Si on considère, comme elle le dit fort justement elle-même, que « Les événements qui secouent l’Europe de l'Est... requièrent l'élaboration, de la part des révolutionnaires, d'une analyse marxiste claire qui en cerne les causes et conséquences réelles... » ce n'est pas faire preuve de la moindre volonté de dénigre­ment que de constater que la fecci a complètement failli a sa tâche. Elle-même le reconnaît d'ailleurs : «Cette réalité nouvelle nous a conduits à reconnaître l'insuffisance de notre ancienne analyse qui, par certains côtés, restait prisonnière de poncifs sans valeur, » ([16] [510]) même si c'est pour ajouter un peu plus loin (il faut bien crâner un peu et soute­nir le moral des adhérents) : «Estimant positive notre capacité d'analyse de la situation... nous avons décidé de poursuivre dans la même voie que précédemment. »

Plus généralement, on peut consta­ter que la FECCI a fait complète­ment faillite dans son objectif de préserver et développer les acquis théoriques du CCI, tâche que ce dernier aurait abandonnée à ses dires. Lorsque ses prétentions ont été confrontées à l'épreuve des faits, elles ont éclaté comme des bulles de savon. Elle voulait nous donner une leçon de clairvoyance théorique, elle a fustigé pendant deux ans, dans les termes les plus infamants nos analyses, mais, pour finir, elle a été obligée d'accepter, pour l'essentiel, sans évidemment e reconnaître, le point de vue que nous avions défendu depuis le dé­but ([17] [511]) et qu'elle présentait comme la preuve irréfutable de la « dégénérescence » de notre organisation. La seule différence qu'elle maintient avec notre compréhen­sion élaborée il y a déjà deux ans et demi, c'est qu'elle reprend mainte­nant à son compte la position bourgeoise du super-impérialisme qu'elle nous avait attribuée de fa­çon mensongère. Ainsi, toute sa « démonstration » de la « régression du CCI » s'est retournée contre elle : ce n'est pas le CCI qui régressait, c'est la fecci qui ne comprenait rien à la situation, toute armée qu'elle fut de sa supériorité théo­rique auto-proclamée. Et si l'incapacité d'appréhender les en­jeux des événements de l'Est était une manifestation de régression, comme elle l'a affirmé, avec rai­son, pendant deux ans, ce n'est certainement pas notre organisation qui a régressé mais bien la FECCI elle-même.

A la question «A quoi sert la FECCI ? », on pourrait donc être tenté de répondre : « A rien ». Mais ce n'est malheureusement pas le cas. Même si l'influence de la FECCI est insignifiante, sa capacité de nuisance n’est pas nulle. Et c'est pour cette raison que nous lui consacrons cet article. En effet, dans la mesure où sa revue a un certain nombre de lecteurs, où quelques personnes assistent à ses réunions publiques, où elle inter­vient dans le milieu politique prolétarien, alors qu'elle se réclame de la plateforme de l'organisation aujourd'hui la plus importante de celui-ci, le CCI, elle constitue un élément de confusion supplémen­taire au sein de la classe ouvrière. En particulier, ses tendances conseillistes et son manque de ri­gueur théorique ne peuvent que rencontrer un écho dans une partie du monde comme les Etats-Unis qui se distingue par la faiblesse de son milieu politique, par l'ignorance que manifestent beau­coup de ses membres et par la forte imprégnation des visions conseillistes et libertaires. Ce faisant, un groupe comme la fecci contribue incontestablement à maintenir et enfoncer dans son sous-dévelop­pement le milieu prolétarien d'un tel pays.

Mais plus fondamentalement en­core, la fecci a pour fonction de discréditer un travail révolution­naire sérieux et, en premier lieu, le marxisme lui-même. Ainsi, que ce soit au nom du «marxisme» que, pendant deux ans, ce groupe ait proféré une telle quantité d'inepties, qu'il ait fait preuve d'une telle cécité ne peut aboutir qu'à déconsidérer le marxisme lui-même. Ce faisant, la fecci apporte sa petite contribution à la cam­pagne actuelle sur la «mort du marxisme ». C'est vrai que PI n° 17 a publié un texte, « Le marxisme est-il mort ? » qui dénonce ces mensonges et réaffirme, à sa façon, la pleine validité du marxisme. Mais encore faut-il que les révolu­tionnaires fassent la preuve, dans la pratique, par la vérification de leurs analyses, de la validité du marxisme. Et cela, la fecci est vraiment mal placée pour le faire. Mais, malheureusement, la contri­bution de la fecci aux campagnes répugnantes contre le marxisme ne s'arrête pas à sa défense inconsé­quente de cette théorie. C'est de façon délibérée qu'elle y participe dans PI n°20. La première page elle-même est déjà ambiguë : « Le "communisme" doit mourir pour que vive le communisme ». Comme s'il n'y avait pas assez de confu­sions entre communisme et stali­nisme, comme si l'agonie actuelle de ce dernier se présentait comme une «victoire» pour la classe ou­vrière, alors qu'elle a été retournée contre elle par toute la bourgeoisie «démocratique ». De plus, l'éditorial se réjouit « Que tombent les statues » de Lénine. Si la classe ouvrière n'a évidemment pas be­soin des statues des révolution­naires (que la bourgeoisie a édifiées justement pour en faire des «icônes inoffensives », comme disait Lénine lui-même), il ne faut pas se mé­prendre sur la signification des ac­tions des foules dans la période passée : elles correspondent à un rejet, promu et encouragé par les forces bourgeoises, de l'idée même d'une révolution du prolétariat. Ce même éditorial nous affirme que [les révolutionnaires] «doivent se débarrasser de la tendance à considérer la révolution bolchevique comme un modèle». Dans les cir­constances présentes, le terme «révolution Bolchevique» est déjà pernicieux puisqu'il laisse en­tendre, comme le répète au­jourd'hui la bourgeoisie de façon obsédante, que la révolution d'Octobre était l'affaire des seuls bolcheviks, ce qui ne peut que conforter la thèse que cette révolu­tion n'était pas autre chose qu'un coup d'Etat de Lénine et des siens « contre la volonté de la population » ou même de la classe ouvrière. Et pour bien ancrer ce type de confu­sions, l'éditorial est chapeauté par un dessin représentant Lénine ver­sant des larmes qui ont la tête de Staline : en d'autres termes, Staline est bien, d'une certaine façon l'héritier de Lénine. Encore une fois, la Gauche communiste, et le CCI en particulier, n'a jamais craint de mettre en lumière les erreurs des révolutionnaires qui ont facilité le travail de la contre-révolution. Mais elle a toujours su où étaient les priorités du moment : au­jourd'hui, cette priorité n'est cer­tainement pas de « hurler avec les loups » mais bien de revendiquer, à contre-courant des campagnes bourgeoises, l'expérience fonda­mentalement valable de la vague révolutionnaire du premier après guerre. Tout le reste n'est qu'opportunisme.

Enfin, ce même numéro de PI contient un article (« Pour une pra­tique vivante de la théorie marxiste») qui glose longuement sur la «crise du marxisme». On comprend que la fecci commence à se sentir mal dans ses souliers après la mise en évidence de son incapacité à comprendre les enjeux des événements de l'Est. Ce n'est pas une raison pour affirmer péremptoirement que «personne dans ce milieu [révolutionnaire] «n’a pré­dit ces événements». Une telle prévision n'a sûrement pas été le fait de la fecci, on le sait, mais elle n'est pas seule au monde et notre propre organisation ne peut se sen­tir concernée par ce genre d'affirmations. En ce sens, ce n'est pas le marxisme tel qu'il a été dé­veloppé par la Gauche communiste et, à sa suite, par le CCI, qui porte la responsabilité de la faillite des analyses de la fecci. Il ne faut pas se tromper de cible : ce n'est pas le marxisme qui est en crise, c'est la FECCI. Ceci dit, ce genre d'article où TOUT le milieu politique est mis dans le même sac, où on attri­bue généreusement à tous les autres groupes sa propre nullité, ne peut encore une fois qu'apporter de l'eau au moulin de ceux qui préten­dent que c'est le marxisme «en gé­néral » qui a fait faillite.

Mais la contribution de la fecci à la confusion dans les rangs de la classe ouvrière et de son milieu po­litique ne s'arrête pas à ces divaga­tions sur la «crise du marxisme». On la retrouve dans son rappro­chement actuel avec le Communist Bulletin Group (cbg) qui sévit en Ecosse. Ce groupe est issu de la scission, fin 1981, de la tendance secrète qui s'était formée autour de l'élément trouble Chénier (lequel, quelques mois après son exclusion, portait les banderoles du syndicat CFDT et qui est aujourd'hui un cadre du parti socialiste, dirigeant le gouvernement français). Au moment de leur départ, les membres de cette « tendance » y compris ceux qui allaient former le CBG, avaient dérobé à notre organisation du matériel et des fonds. Voici ce que le CCI écrivait à pro­pos de ce groupe en 1983, avec le plein accord clés camarades qui, plus tard, allaient constituer la fecci:

« Dans les premiers numéros de The Bulletin, il [le CBG] se revendiquait de ce comportement en se vautrant dans le colportage de racontars aussi vils que stupides contre le CCI.([18] [512]) Maintenant, (sans doute en voyant que l'attitude précédente n'a pas mené au résultat escompté) il essaye de se blanchir les mains en défendant hypocritement "la néces­sité de polémiques saines". (...) Comment oser parler de "solidarité", de "reconnaissance du milieu   politique   du   prolétariat" quand le fondement n'existe pas? CBG a la toupet d’oser nous écrire : "L’existence de ce milieu engendre une communauté d’obligations et de responsabilité". Mais cela se traduira en vol le jour où vous serez en désaccord avec le CBG et il justifiera le vol comme "anti-petit-bourgeois". Peut-être pourrions-nous le formuler ainsi: quand on scissionne, on peut voler ce qu'on veut, mais quand on a en­fin un groupe à soi... l'accession à la propriété assagit les petits voyous. Quelles sont les positions du CBG? Celles (plus ou moins) du CCI! Voila un autre groupe dont l'existence est parasitaire. Que représente-t-il face au prolétariat ? Une version provinciale de la plate­forme du CCI avec la cohérence en moins et le vol en plus. (...) La plu­part des petits cercles qui scissionnent sans avoir préalablement clari­fié les positions commencent par suivre le chemin de la facilité en adoptant la même plate-forme que le groupe d'origine. Mais bientôt, pour Justifier une existence séparée, on découvre maintes questions se­condaires divergentes et à la fin on change les principes... le CBG prend déjà le même chemin en rejetant la cohérence sur la question de l'organisation. »([19] [513])

Voici également en quels termes la fecci évoquait le CBG en 1986 : « ... les scissionnistes de 81 usèrent de la tromperie pour s'approprier du Matériel du CCI. Certains de ceux qui formèrent ultérieurement le cbg aggravèrent encore les choses en menaçant d'appeler la police contre les membres du CCI qui vou­laient récupérer le matériel volé. (...) Dans les pages du Communist Bulletin n° 5, le CBG a condamné de telles menaces comme "un com­portement totalement étranger à la pratique révolutionnaire". Il af­firme également que "les scission­nistes devraient rendre le matériel appartenant au groupe et les fonds de l'organisation". Cette autocri­tique est toutefois, au mieux, ti­mide. Pour autant que nous sa­chions, le CBG détient toujours des fonds dont il avait la responsabilité quand il faisait partie du CCI... )ans la pratique, le CBG en tant que groupe n'a pas répudié sans équivoque le comportement gangstériste dans le milieu.»([20] [514])

Ainsi, à ses débuts, la FECCI était plus que réticente face aux proposi­tions d'ouverture que le cbg avait faites à son égard. Mais depuis, l'eau a coulé sous les ponts de la Tamise, et le même CBG était l'invité d'honneur de la 4e conférence de la FECCI puisqu'entre elle et lui «s’'était dégagé, au cours de précédentes discussions et ren­contres, une réelle identité principielle. »([21] [515]) C'est vrai, qu'entre temps, le CBG, après presque neuf ans, avait restitue au CCI le maté­riel et les fonds dérobés au CCI. La FECCI en avait fait une sorte de préalable : «Sur notre insistance et comme pré condition à la tenue de la rencontre, le cbg marqua son ac­cord sur la restitution au CCI du matériel en sa possession.»([22] [516]) Comme on peut donc le voir, ce n'est pas parce qu'il serait devenu d'un seul coup honnête que le cbg nous a restitue ce qu'il avait volé. Il a tout simplement acheté, au sens propre et en Livres Sterling, sa res­pectabilité aux yeux de la fecci qui était prête, dès lors à les fermer sur son « comportement gangstériste » (comme elle l'écrivait elle-même) du passé. Ainsi, la fecci s'est comportée comme une fille de bonne famille qui, craignant de rester célibataire après plusieurs échecs sentimentaux,([23] [517]) est prête à accepter les avances d'un ancien voyou. Mais comme elle « a de l'honneur», elle exige, avant de se fiancer, que son prétendant resti­tue à ses victimes le produit de ses larcins. Décidément, même si la fecci estime que l'opportunisme ne peut plus exister dans la période de décadence, elle est un vivant exemple du contraire. Et cela d'autant plus que la FECCI elle-même affirmait que ce qu'elle re­prochait (évidemment à tort) au CCI était la marque de la tendance de 1981 : «Beaucoup d'aspects de la dégénérescence programmatique du CCI en 1985 (la recherche d'une in­fluence immédiate, la tendance au substitutionnisme, le flou sur la nature de classe du syndicalisme de base, etc.) sont précisément des points qui étaient défendus par Chénier et d'autres scissionnistes en 1981. »([24] [518])

 

En fin de compte, ce n'est évidem­ment pas un hasard si, aujourd'hui, la FECCI opère un regroupement parfaitement opportuniste avec un groupe que tout le CCI (y compris les camarades de la future fecci) reconnaissait comme «parasitaire». C'est que la FECCI, ne se distingue fondamentalement pas du cbg (sinon qu'elle savait qu'on ne doit pas voler le matériel des organisations révolution­naires). Tous les deux sont fonda­mentalement des groupes para­sites, qui ne correspondent nulle­ment à un effort historique, aussi imparfait soit-il, du prolétariat et de ses organisations politiques vers sa prise de conscience, et dont la seule raison d'existence est juste­ment de «parasiter» (au sens propre de tirer sa substance en prélevant celle des autres et en les affaiblissant) les véritables organi­sations du prolétariat.

Une des preuves que la fecci n'a pas d'existence autonome, en tant que groupe politique, vis-à-vis du CCI, c'est que sa publication est constituée pour plus d'un tiers en moyenne (et quelques fois dans sa presque totalité) d'articles atta­quant et dénigrant notre organisa­tion.([25] [519]) Cette démarche parasitaire permet également de comprendre es énormes difficultés rencontrées par la fecci pour comprendre les véritables enjeux des événements de l'Est : comme il lui fallait à tout prix se distinguer du CCI pour jus­tifier son existence (et «démontrer » la dégénérescence du CCI), elle n'a pu raconter que des âneries dans la mesure où le CCI a été la première organisation du milieu politique à appréhender correctement ces en­jeux. La seule chance (et encore) pour la fecci de dire quelque chose de sensé aurait été que nous fassions fausse route. C'était quand même trop nous demander. En fait, c'est le propre des groupes pa­rasites que de sombrer dans l'incohérence et les analyses aber­rantes et cela d'autant plus que l'organisation de référence à des positions correctes et cohérentes, l'opposition systématique contre la cohérence ne peut que donner n'importe quoi.([26] [520])

 

D'ailleurs, le caractère parasitaire de la fecci apparaît dans son nom même. Pour l’ouvrier qui est peu informé des arcanes du milieu poli­tique, rencontrer une publication ou un tract signé d'une organisa­tion qui se réfère au CCI sans être le CCI ne peut que semer le trouble. Les absurdités écrites par la fecci risquent d'être imputées à tort à notre organisation et même si la FECCI écrit des choses correctes (cela lui arrive quelquefois puisque sa plate-forme est celle du CCI), il ne peut qu'aboutir à la conclusion que les révolutionnaires sont des gens peu sérieux qui prennent un malin plaisir à semer la confusion.

Fondamentalement, la fonction de tels groupes est d'amoindrir l'action des organisations révolu­tionnaires dans la classe, de dis­créditer les idées révolutionnaires elles-mêmes. C'est pour cela que nous estimons aujourd'hui encore, comme en 1986 que : «Comme à l'égard du CBG, nous pouvons écrire à propos de la FECCI : " Voila un autre groupe dont l'existence est pa­rasitaire. La meilleure chose que nous puissions souhaiter pour la classe ouvrière de même que pour les camarades qui la composent, c'est la disparition la plus rapide possible de la FECCI. " »([27] [521])

Et si, décidément, la fecci n'est pas résolue à rendre ce service à la classe ouvrière nous pouvons lui demander au moins de nous lâcher les basques et de cesser de faire ré­férence à notre organisation dans son propre nom : cela éviterait au CCI de continuer d'endosser le dis­crédit qu'apportent à son nom les stupidités et l'opportunisme de la FECCI.

FM, mars 92.

 


[1] [522] « Pourquoi la Fraction », PI n° 3.

[2] [523]  « Les tâches de la fraction », PI n° 1.

[3] [524] « Les bouleversements en Europe de l'Est », supplément à PI n° 15.

[4] [525] «  ..quelle que soit l’évolution future de la situation dans les pays de l'Est, les événe­ments qui les agitent actuellement signent la crise historique, l’effondrement définitif du stalinisme, cette monstruosité symbole de la plus terrible contre-révolution qu'ait subie le prolétariat. Dans ces pays s'est ouverte une période d'instabilité, de secousses, de convul­sions, de chaos sans précédent dont les impli­cations dépasseront très largement leurs fron­tières. En particulier, l'effondrement qui va encore s'accentuer du bloc. russe ouvre les portes à une déstabilisation du système de relations internationales,   des constellations impérialistes, qui étaient sortis de la seconde guerre mondiale avec les accords de Yalta. ...) Les événements qui agitent à l'heure actuelle les pays dits "socialistes", la dispa­rition défait au bloc russe, (...) constituent le fait historique le plus important depuis la seconde guerre mondiale avec le resurgissement international du prolétariat à la fin des années 60. » (Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est, RInt n° 60)

«La configuration géopolitique sur laquelle a vécu le monde depuis la seconde guerre mon­diale est désormais complètement remise en cause par les événements qui se sont déroulés au cours de la seconde moitié de l’année 1989. Il n'existe plus aujourd'hui deux blocs impérialistes se partageant la mainmise sur la planète. (...) à l'heure actuelle, un cours vers la guerre mondiale est exclu du fait de l'inexistence de deux blocs impérialistes. » (« Après l'effondrement du bloc de l'Est, dé­stabilisation et chaos », RInt n° 61)

[5] [526] Pour mémoire, ce texte est écrit alors que les seuls régimes staliniens d’Europe à conserver leur pouvoir passé sont ceux d’Albanie te de Hongrie.

[6] [527] Résolution de la fecci sur les boulever­sements en Europe de l'Est, supplément à PIn°15.

[7] [528] Voir « Face aux bouleversements à l'Est, une avant-garde en retard », RInt n° 62.

[8] [529] Cependant, on peut dire que, d'une cer­taine façon, les événements de l'Est ont quand même donné raison à la fecci sur certains points : comme nous l'avions prévu depuis le début dans notre analyse, ces évé­nements ont effectivement provoqué la divi­sion du bloc occidental et de la CEE. Mais il est fort peu probable que ce fut de cette fa­çon-là que l'ait planifié Gorbatchev; à moins de considérer qu'il ait adopté l'attitude du mari trompé qui se suicide pour plonger sa femme dans la culpabilité et le désespoir... La fecci pourrait réfléchir à cette hypothèse dans le cadre de sa problé­matique de la femme battue, partie pre­nante de son effort pour «  approfondir le marxisme».

[9] [530] «Antagonismes inter impérialistes : une orientation pour les années 90». Comme souvent, la fecci fait dans l'humour invo­lontaire. Compte tenu du fait qu'elle avait été obligée de modifier son analyse tout au long des deux ans qui s'étaient écoulés (pratiquement à chacune de ses publications de PI, mais sans que cela lui permette de dégager une analyse correcte), proposer une orientation pour toute une décennie fai­sait figure d'acte de démence. Si la pré­somption de la fecci n'était pas aussi hyper­trophiée qu'est rachitique sa capacité d'analyse, en d'autres mots, si elle avait un tout petit peu le sens du ridicule, elle aurait dû proposer «une orientation pour le pro­chain trimestre», c'est-à-dire jusqu'à la pa­rution suivante de sa revue. Elle se serait évitée ainsi le désagrément de devoir invali­der dès PI n°21 (sans toutefois le recon­naître) les prévisions à long terme de PI n°20.

[10] [531] Pour ne pas mentir, il faut bien dire que la fecci, dans la présentation de sa confé­rence, évoque tout de même le bloc de  l'Est : «le COMECON a disparu en tant que  système de rapport impérialiste entre la tête de bloc, l'URSS, et ses satellites qui ont cessé d'être de simples vassaux ». C'est clair, ça au moins ! C'est clair que la fecci veut noyer le poisson. Le COMECON a disparu, certes (c'est bien de constater ce que celui-ci a lui- même annoncé officiellement), mais subsiste-t-il un autre «système de rapport impérialiste entre... l'URSS et ses satellites»'} Mystère. De quel «bloc» s'agit-il? De celui qui a disparu, ou de celui qui subsisterait encore sous d'autres formes ? Au lecteur de deviner. Et que sont devenus les satellites ? Des vassaux quand même mais «pas simples» ? Quand la fecci cessera-t-elle de prendre les lecteurs de sa revue pour des simples d'esprit ?

[11] [532] Il n'y a pas de limites à la nullité et à l'ignorance théoriques de la fecci (surtout quand elle se propose d'épingler le cci). Ainsi, dans PIn° 1 / («Saisir la signification des événements en Europe de l'Est») on peut lire que : « la théorie du capitalisme d'Etat est basée sur l'existence de blocs mili­taires». C'est une idiotie. Les deux phéno­mènes ont bien une origine commune : l'impérialisme et, plus globalement, la dé­cadence capitaliste, mais cela ne signifie pas qu'ils soient liés entre eux par un lien de cause à effet. Si la rougeole provoque à la fois des boutons et de la fièvre, faut-il en conclure que ce sont les boutons qui sont responsables de la fièvre ? Dans ce même article, la fecci ironise finement: «Il est étrange de conjecturer la fin d'un bloc impé­rialiste tout entier sans qu’un seul coup de feu ait été tiré. Chaque bloc serait sans aucun doute transporté de joie si l'autre devait venir à disparaître en raison des seuls effets de la crise, sans avoir à tirer un missile. Pensez au temps et à l'énergie qui pourraient ainsi être épargnés ! » Et oui, c est «étrange» ! Surtout pour ceux qui écrivent que : «L'histoire avance, pose de nouveaux problèmes, pose d'anciens problèmes sous une forme nou­velle». Mais c'est arrivé, même s'il a fallu deux ans aux auteurs de ces bonnes paroles pour s'en rendre compte. Pensons au temps et à l'énergie qui pourraient être épargnés aux organisations révolutionnaires (et à la classe ouvrière) si elles n'étaient pas en­combrées de parasites stupides et préten­tieux comme la fecci ! Et comme l'ironie mal à propos semble être le fort de la fecci, et particulièrement de l'auteur des lignes qui précèdent (JA), nous avons encore droit dans PI n° 20, du même auteur, a une pique du même calibre : «Certains nous chantent même que la rivalité impérialiste entre le bloc U. S. et le bloc russe est une affaire du passé. On n'arrête pas le progrès !» (« Pour une pra­tique vivante du marxisme») Trois mois après, c'est la fecci elle-même qui chante (mieux vaut tard que jamais !) la même chanson. Mais en comprend-elle les pa­roles ?

[12] [533] Voir PI n° 16, où il semble qu'il y ait au­tant de positions que de membres de la fecci (ce qui confirme que cette dernière reproduit la même hétérogénéité qui existait déjà dans l'ancienne "tendance").

[13] [534] Il faut noter que, dans les deux textes (celui de la fecci et celui de la minorité d'alors) de décembre 89 prenant position sur les événement de l'Est (supplément à PI n° 15), il n'est fait AUCUNE référence au document « Thèses sur Gorbatchev » publié dans PI n° 14 et qui était censé représenter le cadre de compréhension de la «perestroïka » En particulier, il n'est nulle­ment évoqué la question du passage de la « domination formelle à la domination réelle du capital» qui constitue un nouveau dada de la fecci (voir dans la Revue n° 60 notre article de réfutation des élucubrations de la fecci et d'autres groupes sur cette question) et qui est présentée par elle comme un de ses grands « apports théoriques ». De toute évidence les «  découvertes » de la fecci ne lui étaient pas d'un grand usage pour com­prendre le monde d'aujourd’hui. Ce n'est qu'ultérieurement, qu'elle a essayé de re­coller les morceaux en y faisant, sans trop de conviction, de nouveau référence. 

[14] [535] RInt 61, « Après l'effondrement du bloc de l'Est, déstabilisation et chaos », janvier 1990.

[15] [536] «Antagonismes inter-impérialistes : une orientation pour les années 90 », PI n° 20.

[16] [537] PI n°20, Présentation de la IV^ confé­rence de PI.

[17] [538] Il existe évidemment une différence fon­damentale entre la façon dont la fecci est parvenue à comprendre les enjeux et les im­plications des événements de l'Est et la fa­çon dont le CCI l'avait fait il y a deux ans et demi. C'est de manière totalement empi­rique, sous la poussée massive de réalités ir­réfutables, que la fecci a fini par recon­naître une réalité. En revanche, si le CCI a réussi à identifier cette nouvelle réalité his­torique alors même que les manifestations en passaient encore pratiquement inaper­çues pour la totalité des observateurs (qu'ils appartiennent au camp capitaliste ou même au camp prolétarien), ce n’est pas en faisant appel a un médium ou aux prédictions de Nostradamus. C'est en se basant sur son cadre d'analyse antérieur et en s'appuyant fermement sur la démarche marxiste lorsqu'il a fallu reconsidérer certains as­pects de ce cadre. Empirisme (dans le meil­leur des cas) contre méthode marxiste, voilà la véritable distinction entre la fecci et le CCI sur le plan de la réflexion théorique.

[18] [539] Pour avoir une petite idée du niveau de la kpolémique» tel que l'entendait le cbg, voici un tout petit extrait de sa prose de l'époque : «un processus de manoeuvres dans lequel X et sa compagne de lit d'alors,Y, jouèrent un rôle proéminent » [a process of manoeuvring in which X and his then bed-fellow Y played a proéminent part] (« Lettre ouverte au milieu prolétarien sur l'affaire Chénier », The Bulletin n° 1).

[19] [540] RInt n°36, "Adresse du 5e congrès du CCI aux groupes politiques prolétariens : ré­ponse aux réponses [541]".

De façon quelque peu ironique, cet article a été écrit par JÀ, aujourd'hui membre de la fecci et principal procureur de notre orga­nisation dans les colonnes de PI, lorsqu'elle défendait les principes du CCI. Nous lui souhaitons bien du plaisir, ainsi qu'aux « voyous » du cbg, dans les relations étroites qui se développent à l'heure actuelle entre la fecci et le cbg.

[20] [542] PI n° 3, « Les incompréhensions face à notre existence ».

[21] [543] PI n° 20.

[22] [544] PI n°15, «Compte-rendu d'une ren­contre avec le cbg ».

[23] [545] Voir dans PI n° 13 (« Revue Internatio­nale du Mouvement communiste : Les Li­mites d'une initiative») ses déboires dans ses tentatives de participation, en 87, à un rapprochement entre différents reliquats de groupes politiques confus et parasitaires. 4. PI n6 3, « Les incompréhensions face à notre existence».

[24] [546] PI n6 3, « Les incompréhensions face à notre existence».

[25] [547] C'est pour cela qu'on a du mal à la croire lorsqu'elle écrit : « Nous avons donc accentué notre critique de la manière dépen­ser et d'agir du CCI, ... non par plaisir d'assouvir des rancoeurs obsessionnelles "anti-CCI " mais par soucis révolutionnaire » (PI n° 10, « Quelle lutte pour les comités ou­vriers »)

[26] [548] C'est faute de place que cet article, ré­digé en mars 92, n est pas paru dans le pré­cédent numéro de notre Revue. Depuis, la fecci a publié un nouveau numéro de PI que nous ne pouvions pas évoquer sans al­longer encore notre article. Cependant, il vaut la peine de citer un texte de PI n° 22, rédigé par un ancien membre de la fecci, et qui connaît bien l'état d'esprit qui la domine : «La Fraction ne veut pas utiliser la notion de décomposition, sans doute parce que ce serait aller dans le sens du CCI (souligné par nous). On comprend mal pour­quoi ta Fraction critique l'emploi du terme décomposition " et accuse le CCI de sortir du cadre au marxisme quand cette organisation utilise et développe cette notion. Tout se passe comme s'il y avait une orthodoxie de la déca­dence, une invariance de la décadence sur la­quelle il serait malséant de revenir. De cri­tique, la pensée devient immobilisme, passe-partout essayant péniblement d'ouvrir les énigmes... De la sorte, on prépare et on se dirige tout droit vers une situation analogue à celle causée par nos insuffisances d'analyse des événements à l'Est. On s'est rendu compte de la disparition du bloc de l'Est avec deux années de retard; on se rendra compte de la réalité de la décomposition sociale avec un retard tout aussi accablant. » (« Décadence du capitalisme, décomposi­tion sociale et révolution»). Nous ne sau­rions mieux dire !

[27] [549] RInt n°45,  «La Fraction externe du CCI».

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [550]

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [551]

Revue internationale no 71 - 4e trimestre 1992

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Documents de la Gauche communiste - Bilan, 1935

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L'actualité de la méthode de Bilan

A l'occasion des forts résultats électoraux des partis de l'extrême-droite en France, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, ou lors de violentes ratonnades pogromistes de bandes d'extrême-droite plus ou moins manipulées, contre les immigrés et réfugiés dans l'ex-RDA, la propagande de la bour­geoisie « démocratique », partis de gauche et gauchistes en tête, a de nouveau brandi le spectre d'un « danger fasciste ».

Comme à chaque fois que la ra­caille raciste et xénophobe de l'extrême-droite sévit, c'est le choeur unanime de la réprobation des « forces démocratiques » qui s'élève, toutes tendances poli­tiques confondues. Avec force pu­blicité, tout le monde stigmatise les succès « populaires » de l'extrême-droite aux élections, et déplore la passivité de la population, complaisamment pré­sentée comme de la sympathie, envers les agissements répugnants des sbires de cette mouvance. L'Etat « démocratique » peut alors faire apparaître sa répression comme garante des « libertés », la seule force capable d'enrayer le fléau du racisme, de conjurer le retour de l'horreur du fascisme de sinistre mémoire. Tout cela fait partie de la propagande de la classe dominante, qui multiplie les appels à la « défense de la dé­mocratie » capitaliste, dans la continuité des campagnes idéolo­giques qui chantent le « le triomphe du capitalisme et la fin du communisme ».

Ces campagnes « anti-fascistes » reposent en fait en grande partie, sur deux mensonges : le premier qui prétend que les institutions de la démocratie bourgeoise et les forces politiques qui s'en récla­ment, constitueraient un rempart contre les « dictatures totali­taires » ; le deuxième qui fait croire que des régimes de type fasciste pourraient surgir au­jourd'hui dans les pays d'Europe occidentale.

Face à ces mensonges, la lucidité des révolutionnaires des années 1930 permet de mieux com­prendre ce qu'il en est dans le cours historique actuel, comme le montre l'article de Bilan, dont nous reproduisons ci-dessous des extraits.

Cet article fut écrit il y a près de 60 ans, en pleine période de vic­toire du fascisme en Allemagne et un an avant l'instauration du Front populaire en France. Les dévelop­pements qu'il contient sur l'attitude des « forces démocra­tiques » face à la montée du fas­cisme en Allemagne, ainsi que sur les conditions historiques du triomphe de tels régimes, demeu­rent pleinement d'actualité dans le combat contre les porte-parole de l' « anti-fascisme. »

La Fraction de gauche du Parti Communiste d'Italie, contrainte à l'exil (en particulier en France) par le régime fasciste de Mussolini, défendait, à contre-courant de tout le « mouvement ouvrier » de l'époque, la lutte indépendante du prolétariat pour la défense de ses intérêts et de sa perspective révo­lutionnaire : le combat contre le capitalisme dans son ensemble.

Contre ceux qui prétendaient que les prolétaires devaient soutenir les forces bourgeoisies démocra­tiques pour empêcher l'arrivée du fascisme, Bilan démontrait dans les faits, comment les institutions et les forces politiques « démocratiques », loin de s'être dressées en Allemagne en rempart contre la montée du fascisme, fi­rent le lit de celui : « ... de la Constitution de Weimar à Hitler se déroule un processus d'une continuité parfaite et orga­nique. » Bilan établissait que ce régime n'était pas une aberration, mais une des formes du capita­lisme, une forme rendue possible et nécessaire par les conditions historiques : « ... le fascisme s'est donc édifié sur la double base des défaites prolétariennes et des nécessités impé­rieuses d'une économie acculée par une crise économique pro­fonde. »

Le fascisme en Allemagne, tout comme « la démocratie des pleins pouvoirs » en France, tra­duisaient l'accélération  de l'étatisation (de la « disciplinisation », dit Bilan) de la vie économique et sociale du capitalisme des années 1930, capitalisme confronté à une crise économique sans précédent qui exacerbait les antagonisme inter-impérialistes. Mais ce qui déterminait que cette tendance se concrétisait sous la forme du « fascisme », et non sous celle d'une « démocratie des pleins pouvoirs », se situait au niveau du rapport de forces entre les deux principales forces de la société : la bourgeoisie et la classe ou­vrière. Pour Bilan, l'établissement du fascisme reposait sur une dé­faite préalable, physique et idéo­logique, du prolétariat. Le fas­cisme en Allemagne et en Italie avait pour tâche l'achèvement de l'écrasement du prolétariat entre­pris par la « social-démocratie. »

Ceux qui aujourd'hui prêchent la menace imminente du fascisme, outre qu'ils reproduisent la poli­tique anti-prolétarienne des « antifascistes » de l'époque, « oublient » cette condition histo­rique mise en lumière par Bilan. Les actuelles générations de pro­létaires, en particulier en Europe occidentale, n'ont été ni défaites physiquement ni embrigadées idéologiquement. Dans ces condi­tions, la bourgeoisie ne peut se passer des armes de « l'ordre démocratique ». La propagande officielle ne brandit l'épouvantail du monstre fasciste que pour mieux enchaîner les exploités à l'ordre établi de la dictature capi­taliste de la « démocratie. »

Dans ses formulations, Bilan parle encore de l'URSS comme d'un « Etat ouvrier » et des Partis Communistes comme des partis « centristes. » Il faudra en effet attendre la seconde guerre mon­diale pour que la Gauche italienne assume entièrement l'analyse de la nature capitaliste de l'URSS et des partis staliniens. Cependant, cela n'empêcha pas ces révo­lutionnaires, dès les années 1930, de dénoncer vigoureusement et sans hésitation les staliniens comme des forces « travaillant à la consolidation du monde ca­pitaliste dans son ensemble. », « un élément de la victoire fas­ciste ». Le travail de Bilan se si­tuait en pleine débâcle de la lutte révolutionnaire du prolétariat, au tout début de la gigantesque tâche théorique que représentait l'analyse critique de la plus grande expérience révolutionnaire de l'histoire : la révolution Russe. Il était encore imprégné de confu­sions liées à l'énorme attachement des révolutionnaires à cette expérience unique, mais il constitua un moment précieux et irremplaçable de la clarification politique révolu­tionnaire. Il fut une étape cruciale dont reste entièrement vivante au­jourd'hui la méthode, celle qui consiste à analyser sans conces­sions la réalité en se situant tou­jours du point de vue historique et mondial de la lutte prolétarienne.

CCI.


  • Allemagne - L'écrasement du prolétariat allemand et l'avènement du fascisme (BILAN n°16, mars 1935) [552]

  • Sous le signe du 14 juillet

« C'est sous le signe d'imposantes manifestations de masses que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers d'ouvriers défilant dans les rues de paris, on peut affirmer que pas plus en France qu'en Alle­magne ne subsiste une classe prolé­tarienne luttant pour ses objectifs historiques propres. A ce sujet le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitu­tion de l'unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. Ce fut vraiment une fête nationale, une réconcilia­tion officielle des classes antago­nistes, des exploiteurs et des ex­ploités ; ce fut le triomphe du répu­blicanisme intégral que la bourgeoi­sie loin d'entraver par des services d'ordre vexatoires, laissa se dérou­ler en apothéose. Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore de leur impérialisme, chanté la Mar­seillaise, et même applaudi les Daladier, Cot, et autres ministres capitalistes qui avec Blum, Cachin ont solennellement juré de "donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde" ou, en d'autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous. »

Bilan n° 21, juillet-août 1935

Géographique: 

  • Allemagne [553]

Questions théoriques: 

  • Guerre [210]

Situation internationale : derrière les opérations « humanitaires », les grandes puissances font la guerre.

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A travers les reportages « live » des télévisions, la barbarie du monde actuel s'est installée de façon quoti­dienne dans des centaines de millions de foyers. Camps de « purification ethnique » et massacres sans fin dans /'ex-Yougoslavie, au coeur de l'Europe « civilisée », famines meurtrières en Somalie, nou­velle incursion des grandes puissances occidentales au dessus de l'Irak : la guerre, la mort, la terreur, voilà com­ment se présente « l'ordre mondial » du capital en cette fin de millénaire. Si les mé­dias nous renvoient une image aussi insoutenable de la société capitaliste, ce n'est certainement pas, évidem­ment, pour inciter la seule classe qui puisse la renverser, le prolétariat, à prendre conscience de sa res­ponsabilité historique et à en­gager les combats décisifs dans cette direction. C'est au contraire, avec les cam­pagnes « humanitaires » qui entourent ces tragédies, pour tenter de le paralyser, pour lui faire croire que les puissants de ce monde se préoccupent sérieusement de la situation catastrophique dans laquelle se trouve ce dernier, qu'ils font tout ce qui est néces­saire, ou tout au moins pos­sible, pour guérir ses plaies. C'est aussi pour masquer les sordides intérêts impérialistes qui animent leur action et pour lesquels elles se déchi­rent. C'est donc pour couvrir d'un écran de fumée leur propre responsabilité dans la barbarie actuelle et justifier de nouvelles escalades dans celle-ci.

Depuis plus d'un an, ce qui avant s'appelait la Yougoslavie est à feu et à sang. La liste des villes mar­tyres s'allonge mois après mois : Vukovar, Osijek, Dubrovnik, Gorazde et, maintenant, Sarajevo. De nouveaux charniers sont ouverts alors que les anciens ne sont pas encore refermés. On compte déjà- plus de deux millions de réfugiés sur les routes. Au nom de la « purification ethnique », on a vu se multiplier des camps de concentra­tion pour les soldats prisonniers mais aussi pour les civils, des camps où Ton affame, torture, pra­tique les exécutions sommaires. A Quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations indus­trielles d'Europe occidentale, le « nouvel ordre mondial », annoncé par Bush et autres grands « démocrates » lors de l'effondrement des régimes stali­niens d'Europe, nous dévoile une nouvelle fois son vrai visage : celui des massacres, de la terreur, des persécutions ethniques.

La barbarie impérialiste en Yougoslavie

Les gouvernements des pays avan­cés et leurs médias aux ordres n'ont eu de cesse de présenter la barbarie qui se déchaîne dans l'ex-Yougoslavie comme le résultat des haines ancestrales qui opposent les diffé­rentes populations de ce territoire. Et c'est vrai que, à l'image des autres pays anciennement dominés par des régimes staliniens, notam­ment l'ex-URSS, le corset de fer qui étreignait ces populations n'a nullement aboli les vieux antago­nismes perpétués par l'histoire. Bien au contraire, alors qu'un dé­veloppement tardif du capitalisme dans ces régions ne leur avait pas permis de connaître un réel dépas­sement des anciennes divisions lé­guées par la société féodale, les soi-disant régimes « socialistes » n'ont fait que maintenir et exacerber ces divisions. Le dépassement de celles-ci ne pouvait être réalisé que par un capitalisme avancé, par une industrialisation poussée, par le développement d'une bourgeoisie forte économiquement et politi­quement, capable de s'unifier au­tour de l'Etat national. Or, les ré­gimes staliniens n'ont présenté au­cune de ces caractéristiques.

Comme les révolutionnaires l'avaient souligné depuis long­temps, ([1] [554]) et comme il s'est confirmé de façon éclatante ces dernières années, ces régimes étaient à la tête de pays capitalistes peu dévelop­pés, avec une bourgeoisie particulièrement faible et qui portait, jusqu'à la caricature, tous les stig­mates de la décadence capitaliste ayant présidé à sa constitution ([2] [555]). Née de la contre-révolution et de la guerre impérialiste, cette forme de bourgeoisie avait pour piliers pra­tiquement uniques de son pouvoir la terreur et la force des armes. De tels instruments lui ont donné pen­dant un certain nombre de décen­nies l'apparence de la puissance et ont pu laisser croire qu'elle était venue à bout des vieux clivages na­tionalistes et ethniques existant auparavant. Mais en réalité, le monolithisme qu'elle affichait était loin de recouvrir une réelle unité dans ses rangs. C'était au contraire la marque de la permanence des divisions entre les différentes cliques qui la composaient, des di­visions que seule la poigne de fer du parti-Etat était en mesure d'empêcher qu'elles ne conduisent à un éclatement. L'explosion im­médiate de l'URSS en autant de républiques dès lors que s'était ef­fondré son régime stalinien, le dé­chaînement au sein de ces répu­bliques d'une multitude de conflits ethniques (arméniens contre azéris, ossètes contre géorgiens, tchétchènes-ingouches contre russes, etc.) sont venus exprimer que la mise sous l'étouffoir de ces divi­sions n'avait permis que leur exacerbation. Et c'est par le même moyen qu'elles avaient été conte­nues, la force des armes, qu'elles tendent aujourd'hui à s'exprimer.

Cela dit, l'effondrement du régime stalinien dans l'ex-Yougoslavie ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la situation actuelle dans cette partie du monde. Comme nous l'avons mis en évidence, cet effondrement était lui-même, comme celui de l'ensemble des régimes du même type, une manifestation de la phase ultime de la décadence du mode de production capitaliste, la phase de décomposition ([3] [556]). On ne peut com­prendre la barbarie et le chaos qui se déchaînent aujourd'hui de par le monde, et en ce moment même dans les Balkans, qu'en faisant in­tervenir cet élément historique inédit que constitue la décomposi­tion : le « nouvel ordre mondial » ne peut être qu'une chimère, c'est de façon irréversible que le capita­lisme a plongé la société humaine dans le plus grand chaos de l'histoire, un chaos qui ne peut dé­boucher que sur la destruction de l'humanité ou sur le renversement du capitalisme.

Cependant, les grandes puissances impérialistes ne restent pas les bras croisés devant l'avancée de la dé­composition. La guerre du Golfe, préparée, provoquée et menée par les Etats-Unis, constituait une ten­tative de la part de la première puissance mondiale de limiter ce chaos et la tendance au « chacun pour soi » sur lequel débouchait nécessairement l'effondrement du bloc de l'Est. En partie, les Etats-Unis sont parvenus à leurs fins, no­tamment en renforçant encore leur emprise sur une zone aussi importante que le Moyen-Orient et en obligeant les autres grandes puis­sance à les suivre, et même à les se­conder dans la guerre du Golfe. Mais cette opération de « maintien de l'ordre » a très vite montré ses limites. Au Moyen-Orient même, elle a contribué à raviver le soulè­vement des nationalistes Kurdes contre l'Etat irakien (et, sur cette lancée, contre l'Etat turc) de même qu'elle a favorisé une insurrection es populations chiites du sud de l'Irak. Sur le reste de la planète, « l'ordre mondial » s'est révélé très rapidement n'être qu'un miroir aux alouettes, notamment avec le dé­but des affrontements en Yougo­slavie au cours de l'été 1991. Et ce que révèlent justement ces der­niers, c'est que la contribution des grandes puissances à un quel­conque « ordre mondial » non seulement n'est en rien positive mais, qu'au contraire, elle n'a d'autre ré­sultat que d'aggraver le chaos et les antagonismes.

Un tel constat est particulièrement évident en ce qui concerne l'ex-Yougoslavie où le chaos actuel dé­coule directement de l'action des grandes puissances. A l'origine du processus qui a conduit cette ré­gion dans les affrontements d'aujourd'hui, il y a la proclama­tion d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991. Or, il est clair que ces deux républiques n'auraient pas pris un tel risque si elles n'avaient reçu un ferme sou­tien (diplomatique mais aussi en armes) de la part de l'Autriche et de son chef de file, l'Allemagne. En fait, on peut dire que, dans le but de s'ouvrir un débouché en Médi­terranée, la bourgeoisie de cette dernière puissance a pris la respon­sabilité initiale de provoquer l'explosion de l'ex-Yougoslavie avec toutes les conséquences qu'on voit aujourd'hui. Mais les bour­geoisies des autres grands pays n'ont pas été en reste. Ainsi, la riposte violente de la Serbie face à l'indépendance de la Slovénie et surtout face à celle de la Croatie, où vivait une importante minorité serbe, a reçu, dès le début, un ferme soutien de la part des Etats-Unis et de ses alliés européens les glus proches tels que la Grande-Bretagne. On a même vu la France, qui, par ailleurs, s'est alliée à 1 Allemagne pour essayer d'établir avec elle une sorte de condominium sur l'Europe, se retrouver à côté des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour apporter son soutien a « l'intégrité de la Yougoslavie », c'est-à-dire, en fait, à la Serbie et à sa politique d'occupation des régions croates peuplées par des serbes. Là aussi, il est clair que sans ce soutien initial, la Serbie se serait montrée beaucoup moins entreprenante dans sa politique militaire, tant face à la Croatie l'an dernier, qu'aujourd'hui face à la Bosnie-Herzégovine. C'est pour cela que la soudaine préoccupation « humanitaire » des Etats-Unis et d'autres grandes puissances face aux exactions commises par les autorités serbes a bien du mal à mas­quer l'immense hypocrisie qui pré­side à leurs agissements. La palme revient, d'une certaine façon, à la bourgeoisie française qui, alors qu'elle a continue à entretenir des relations étroites avec la Serbie (ce qui correspondait à une vieille tradition d'alliance avec ce pays), s'est permise d'apparaître comme le champion de l'action « humanitaire » avec le voyage de Mitterrand à Sarajevo en juin 1992 à la veille de la levée du blocus serbe sur l'aéroport de cette ville. Il est évident que ce « geste » de la Serbie avait été négocié en sous-main avec la France pour per­mettre aux deux pays de tirer le maximum d'avantages de la situa­tion : il permettait au premier d'obtempérer à l'ultimatum de l'ONU tout en sauvant la face et il donnait un bon coup de pouce à la diplomatie du second dans cette partie du monde, une diplomatie qui essaye de jongler entre celles des Etats-Unis et de l'Allemagne.

En fait, l'échec de la récente confé­rence de Londres sur l'ex-Yougo­slavie, un échec avéré par la pour­suite des affrontements sur le ter­rain, ne fait qu'exprimer l'incapacité des grandes puissances à se mettre d'accord du fait de l'antagonisme de leurs intérêts. Si toutes se sont entendues pour faire de grandes déclarations sur les be­soins « humanitaires » (il faut bien sauver la face) et sur une condam­nation du « mouton noir » serbe, il est clair que chacune a sa propre approche de la « solution » des af­frontements dans les Balkans.

D'un côté, la politique des Etats-Unis vise à faire contrepoids à celle de l'Allemagne. Il s'agit, pour la première puissance mondiale, de tenter de limiter l'extension de la Croatie pro-allemande et, en parti­culier, de préserver, autant que possible, l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine. Une telle politique, qui explique le soudain revirement de la diplomatie US contre la Ser­bie, au printemps 92, a pour objet de priver les ports croates de Dalmatie de leur arrière-pays lequel appartient à la Bosnie-Herzégo­vine. En outre, le soutien à ce der­nier pays, où les musulmans sont majoritaires, ne peut que faciliter la politique américaine en direction des Etats musulmans. En par­ticulier, il vise à ramener dans le gi­ron américain une Turquie qui se tourne de plus en plus en direction de l’Allemagne.

D'un autre côté, la bourgeoisie al­lemande n'est nullement intéressée au maintien de l'intégrité territo­riale de la Bosnie-Herzégovine. Au contraire, elle est intéressée à une partition de celle-ci, avec une mainmise croate sur le sud du pays, comme c'est déjà le fait au­jourd'hui, afin que les ports dalmates disposent d'un arrière pays plus large que l'étroite bande de terrain appartenant officiellement à la Croatie. C'est pour cette rai­son, d'ailleurs, qu'il existe à l'heure actuelle une complicité de fait entre les deux ennemis d'hier, la Croatie et la Serbie, en faveur du démembrement de la Bosnie-Her­zégovine. Cela ne veut pas dire, évidemment, que l'Allemagne soit prête à se ranger du côté de la Ser­bie qui demeure « l'ennemie hérédi­taire » de son alliée croate. Mais, en même temps, elle ne peut que voir d'un mauvais oeil toutes les gesticulations     « humanitaires » dont il clair qu'elles visent, en premier lieu, les intérêts du capital allemand dans la région.

Pour sa part, la bourgeoisie fran­çaise essaye de jouer sa propre carte, à la fois contre la perspective d'un renforcement de l'influence américaine dans les Balkans et contre la politique de l'impérialisme allemand d'ouverture d'un débouché sur la Méditerranée. Son opposition à cette dernière politique ne signifie pas que soit remise en cause l'alliance entre l'Allemagne et la France. Elle signifie seulement que ce dernier pays tient à conserver un certain nombre d'atouts qui lui soient propres (comme la présence d'une flotte en Méditerranée dont est privée pour le moment la puis­sance germanique) afin que son as­sociation avec son puissant voisin ne débouche pas sur une simple soumission à celui-ci. En fait, au delà des contorsions autour des thèmes humanitaires et des dis­cours dénonçant la Serbie, la bourgeoisie française reste le meilleur allié occidental de ce der­nier pays dans l'espoir de disposer de sa propre zone d'influence dans les Balkans.

Dans un tel contexte de rivalités entre les grandes puissances, il ne peut y avoir de solution «pacifique» dans l'ex-Yougoslavie. La concurrence à laquelle se livrent ces puissances dans le do­maine de l'action « humanitaire » n'est jamais que la prolongation et la feuille de vigne de leur concur­rence impérialiste. Dans ce dé­chaînement des antagonismes entre Etats capitalistes, la première puissance mondiale a tenté d'imposer sa « pax americana» en prenant la tête des menaces et de l'embargo contre la Serbie. En fait, c'est la seule puissance qui soit en mesure de porter des coups décisifs au potentiel militaire de ce pays et à ses milices grâce à son aviation de guerre basée sur les porte-avions de la 6e flotte. Mais, en même temps, les Etats-Unis ne sont pas disposés à engager leurs troupes ter­restres afin de mener une guerre conventionnelle contre la Serbie. Sur le terrain, la situation est loin de ressembler à celle de l'Irak qui avait permis la chevauchée triom­phale des GI's il y a un an et demi. Cette situation est devenue, grâce à la contribution de tous les requins impérialistes, tellement inextri­cable qu'elle risque de constituer un véritable bourbier dans lequel même la première armée du monde risquerait de s'enliser, à moins de procéder à des massacres de grande envergure sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui. C'est pour cela que, pour le mo­ment, même si une intervention aé­rienne « ciblée » n'est pas à exclure, les menaces répétées des Etats-Unis contre la Serbie n'ont pas été suivies de mise en pratique. Elles ont essentiellement servi, jusqu'à présent, à « forcer la main », dans le cadre de l'ONU, aux «alliés» récalcitrants de cette puissance (notamment la France) afin de leur faire voter les sanctions contre la Serbie. Elles ont eu également pour «mérite», du point de vue améri­cain, de mettre en relief la totale impuissance de « l'Union européenne » face à un conflit se dé­roulant dans sa zone de compé­tence et donc de dissuader les Etats qui pourraient rêver d'utiliser cette structure pour s'acheminer vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste rival des Etats-Unis de renoncer à une telle démarche. En particulier, cette attitude améri­caine a eu pour effet de raviver les plaies au sein de l'alliance franco-allemande. Enfin, cette attitude menaçante de la puissance améri­caine constitue également un rappel à l'ordre à deux pays impor­tants de la région, l'Italie et la Tur­quie, ([4] [557]) qui sont aujourd'hui tentés par un rapprochement avec le pôle impérialiste allemand au détriment de l'alliance avec les Etats-Unis.

Cependant, si la politique de l'impérialisme américain à l'égard de la question yougoslave a réussi à atteindre certains de ses objectifs, c'est surtout en attisant les difficul­tés de ses rivaux mais non par une affirmation massive et incontestable de la suprématie des Etats-Unis sur ces derniers. Et c'est jus­tement une telle affirmation que cette puissance est allée chercher dans le ciel d'Irak.

En Irak comme ailleurs, les Etats-Unis réaffirment leur vocation de gendarme du monde

Il faut être particulièrement naïf ou bien soumis corps et âme aux cam­pagnes idéologiques pour croire à la vocation « humanitaire » de la présente intervention « alliée » contre l'Irak. Si vraiment la bour­geoisie américaine et ses complices s'étaient le moins du monde préoc­cupées du sort des populations de l'Irak, elles auraient commencé par ne pas apporter un ferme sou­tien au régime irakien lorsque ce­lui-ci faisait la guerre à l'Iran et qu'en même temps il gazait sans re­tenue les kurdes. Elles n'auraient pas, en particulier, déchaîné, en janvier 1991, une guerre sangui­naire dont la population civile et les soldats appelés ont été les prin­cipales victimes, une guerre que l'administration Bush avait délibé­rément voulue et préparée, no­tamment en encourageant, avant le 2 août 1990, Saddam Hussein à faire main basse sur le Koweït et en ne lui laissant, par la suite, aucune porte de sortie ([5] [558]). De même, il faut vraiment se forcer pour déceler une vocation humanitaire dans la façon dont les Etats-Unis ont mis fin a la guerre du Golfe, lorsqu'ils ont lais­sée intacte la Garde républicaine, c'est-à-dire les troupes d'élite de Saddam Hussein, qui s'est empres­sée de noyer dans le sang les Kurdes et les Chiites que la propa­gande US avait appelés à se soule­ver contre Saddam tout au long de la guerre. Le cynisme d'une telle politique a d'ailleurs été relevé par les plus éminents spécialistes bour­geois des questions militaires :

« Ce fut bien une décision délibérée du président Bush de laisser Saddam Hussein procéder à l'écrasement de rébellions qui, aux yeux de l'administration améri­caine, comportaient le risque d'une libanisation   de  l'Irak,   un   coup d'Etat contre Saddam Hussein était souhaité, mais pas le morcellement du pays. » ([6] [559]).

En réalité, la dimension humani­taire de « l'exclusion aérienne » du sud de l'Irak est du même ordre que celle de l'opération menée par les « coalisés » au printemps 1991 dans le nord de ce pays, rendant plu­sieurs mois, après la fin de la guerre, on avait laissé les Kurdes se faire massacrer par la Garde répu­blicaine ; puis, quand le massacre était bien avancé, on avait créé, au nom de « l'ingérence humanitaire », une « zone d'exclusion aérienne » en même temps qu'on lançait une campagne caritative internationale en faveur des populations kurdes. Il s'agissait alors d'apporter, après coup, une justification idéologique à la guerre du Golfe en mettant en relief combien Saddam était ignoble. Le message qu'on voulait faire passer auprès de ceux qui ré­prouvaient la guerre et ses mas­sacres était le suivant : « il n'y a pas eu "trop" de guerre mais encore "pas assez" ; il aurait fallu pour­suivre l'offensive jusqu'à chasser Saddam au pouvoir». Quelques mois après cette opération ultra-médiatisée, les « humanitaires » de service ont laissé les kurdes à leur sort pour aller passer l'hiver dans leurs foyers. Quant aux chiites, ils n'avaient pas a cette époque béné­ficié de la sollicitude des pleureuses professionnelles et encore moins d'une protection armée. De toute évidence, ils avaient été gardés en réserve (c'est-à-dire qu'on avait laissé Saddam continuer à les mas­sacrer et les réprimer) pour qu'on puisse s'intéresser à leur triste sort au moment le plus opportun, lorsque cela servirait les intérêts du gendarme du monde. Et ce mo­ment est justement arrivé.

Il est arrivé avec la perspective des élections présidentielles aux Etats-Unis. Bien que certaines fractions de la bourgeoisie américaine soient en faveur d'une alternance permet­tant de redonner un peu de tonus à la  mystification    démocratique, ([7] [560]) Bush et son équipe conservent la confiance de la majorité des sec­teurs de la classe dominante. Ils ont fait leurs preuves, notamment avec la guerre du Golfe, comme défenseurs avisés du capital natio­nal et des intérêts impérialistes des Etats-Unis. Cependant, les son­dages indiquent que Bush n'est pas assuré de sa réélection. Aussi, une bonne action d'éclat faisant vibrer la fibre patriotique et rassemblant autour du président de larges couches de la population améri­caine, comme lors de la guerre du Golfe, est aujourd'hui la bienve­nue. Cependant, le contexte élec­toral ne suffit pas à expliquer une telle action de la bourgeoisie amé­ricaine au Moyen-Orient. Si le moment précis choisi pour cette action est déterminé par ce contexte, les raisons profondes de celle-ci dépassent de très loin les contingences domestiques du can­didat Bush.

En fait, le nouvel engagement mili­taire des Etats-Unis en Irak fait partie d'une offensive générale de cette puissance afin de réaffirmer sa suprématie dans l'arène impé­rialiste mondiale. La guerre du Golfe correspondait déjà à cet ob­jectif et elle a contribué à freiner la tendance au « chacun pour soi » parmi les anciens partenaires des Etats-Unis au sein de feu le bloc occidental. Alors que la dispari­tion, avec celle du bloc russe, de la menace majeure venue de l'Est avait fait pousser des ailes à des pays comme le Japon, l'Allemagne ou la France, « tempête du désert » avait contraint ces mêmes pays à faire acte d'allégeance au gen­darme américain. Les deux pre­miers avaient dû verser des contri­butions financières importantes et le troisième avait été « invité », en compagnie de toute une série d'autres pays aussi peu enthou­siastes que lui (tels l'Italie, l'Espagne ou la Belgique), à parti­ciper aux opérations militaires. Cependant, les événements de cette dernière année, et particuliè­rement l'affirmation par la bour­geoisie allemande de ses intérêts impérialistes en Yougoslavie, ont fait    apparaître les limites de l'impact de la guerre du Golfe. D'autres événements sont venus confirmer l'incapacité pour les Etats-Unis d'imposer de façon dé­finitive, ou même durable, la pré­éminence de leurs intérêts impéria­listes. Ainsi, au Moyen-Orient même, un pays comme la France, oui avait été éjecté de la région lors de la guerre du Golfe (perte de son client irakien et élimination de ses positions au Liban avec la prise de contrôle, accordée par les Etats-Unis, de ce pays par la Syrie) tente un certain retour au Liban (entrevue récente entre Mitterrand et le premier ministre libanais, re­tour au pays de l'ancien président pro-français, Aminé Gemayel). En fait, il ne manque pas au Moyen-Orient de fractions bourgeoises (comme l'OLP par exemple) qui se­raient intéressées à un certain allé­gement du poids d'une suprématie US encore renforcée par la guerre du Golfe. C'est pour cela que, de façon régulière et répétée, les Etats-Unis sont contraints de réaf­firmer leur leadership par le moyen dont celui-ci s'exprime le plus clairement, la force des armes.

Aujourd'hui, avec la création d'une « zone d'exclusion aérienne » dans le sud-Irak, les Etats-Unis se per­mettent de rappeler bien claire­ment aux Etats de la région, mais aussi et surtout aux autres grandes puissances, que ce sont eux les maîtres. Ce faisant, ils soumettent à leur politique et « mouillent » un pays comme la France (dont la participation à la guerre du Golfe était déjà loin d'être enthousiaste) qui, de son côté, témoigne de son peu d'engouement pour cette action en n'envoyant sur place que quelques avions de reconnais­sance. Et au delà de la France, c'est aussi à son principal allié, l'Allemagne, c'est-à-dire le princi­pal rival potentiel des Etats-Unis, que s'adresse le rappel à l'ordre américain.

L'offensive menée à l'heure ac­tuelle par la première puissance mondiale pour remettre au pas ses « alliés » ne s'arrête pas aux Bal­kans et à l'Irak. Elle s'exprime également dans d'autres « points chauds » du globe comme l'Afghanistan où la Somalie.

Dans ce premier pays, l'offensive sanglante du « Hezb » de Hekmatyar pour s'assurer le contrôle de Kaboul reçoit un soutien résolu de la part du Pakistan et de l'Arabie Saoudite, c'est-à-dire de deux proches alliés des Etats-Unis. Au­tant dire que c'est la bourgeoisie américaine qui se trouve, en der­nier ressort, derrière l'entreprise d'élimination de  l'actuel  homme fort de Kaboul, le « modéré » Massoud. Et cela se comprend aisé­ment lorsqu'on sait que ce dernier est le chef d'une coalition compre­nant des tadjiks persophones (soutenus par l'Iran dont les rela­tions avec la France sont en train de se réchauffer) et des ouzbeks turcophones (soutenus par la Tur­quie proche de l'Allemagne). ([8] [561])

De même, le soudain engouement « humanitaire » pour la Somalie re­couvre en réalité des antagonismes impérialistes de même type. La corne de l'Afrique est une région stratégique de première impor­tance. Pour les États-Unis, il est prioritaire de contrôler parfaite­ment cette région et d'en chasser tout rival potentiel. En l'occurrence, un des empêcheurs de dominer en rond est l'impérialisme français qui dispose avec Djibouti d'une base militaire d'importance non négligeable. Aussi, c'est une véritable course de vitesse « humanitaire » qui s'est en­gagée entre le France et les Etats-Unis pour « porter secours » aux populations somalies (en fait, pour essayer de prendre position dans un pays aujourd'hui à feu et à sang). La France a marqué un point en faisant parvenir la pre­mière la fameuse « aide humani­taire » (envoyée justement à partir de Djibouti), mais, depuis, les Etats-Unis, avec tous les moyens dont ils disposent, ont fait parvenir leur propre « aide » dans des pro­portions sans commune mesure avec celle de leur rivale. En Soma­lie, pour l'instant, ce n'est pas en tonnage de bombes que se mesure le rapport de forces impérialiste mais en tonnage de céréales et de médicaments ; même si, demain, lorsque la situation aura évolué, on laissera de nouveau les somaliens crever comme des mouches dans l'indifférence générale.

Ainsi, c'est au nom des sentiments « humanitaires », au nom de la vertu que, sur trois continents, le « gendarme du monde » affirme sa conception de «l'ordre mondial». Cela ne l'empêche pas, évidem­ment, de se conduire en gangster, comme d'ailleurs tous les autres secteurs de la bourgeoisie. Cepen­dant, il est des formes d'action de la bourgeoisie américaine, dont il va de soi qu'elle ne se vante pas spécialement, et qui utilisent direc­tement la pègre, ce que la classe bourgeoise appelle le « crime orga­nisé » (en realité,  le principal « crime organisé » est constitué par l'ensemble des Etats capitalistes dont les crimes sont autrement plus monstrueux et « organisés » que ceux de tous les bandits du  monde). C'est ce que nous voyons à l'heure actuelle en Italie avec la série d'attentats qui, en deux mois, a coûté la vie de deux juges anti- mafia de Palerme et du chef de la police de Catane. Le « professionnalisme » de ces atten­tats démontre, et c'est clair pour tout le monde en Italie, qu'un ap­pareil d'Etat, ou des secteurs d'un tel appareil, se trouve derrière. En particulier, la complicité des ser­vices secrets chargés d'assurer la sécurité des juges semble avérée. Ces assassinats sont bruyamment utilisés par l'actuelle équipe gou­vernementale, par les médias et par les syndicats pour faire accepter aux ouvriers les attaques sans pré­cédent destinées à « assainir » l'économie italienne. Les cam­pagnes bourgeoises associent cet « assainissement » à celui de la vie politique et de l'Etat («pour avoir un Etat sain, il faut se serrer la ceinture») en même temps qu'éclate toute une série de scandales autour de la corruption. Cela dit, dans la mesure où ces attentats contribuent à mettre en relief son impuissance, le gouvernement ac­tuel ne saurait être à leur origine directe, même si certains secteurs de l'Etat sont impliqués. En réa­lité, ces attentats révèlent des rè­glements de compte brutaux entre différentes fractions de la bour­geoisie et de son appareil poli­tique. Et derrière ces règlements de comptes, il est clair que les ques­tions de politique extérieure sont présentes. En tait, la clique oui vient d'être écartée (celle d'Andreotti et compagnie) du nou­veau gouvernement était à la fois la plus liée à la Mafia (c'est de noto­riété publique) mais aussi celle qui était la plus impliquée dans l'alliance avec les Etats-Unis. Au­jourd'hui, il n'est pas surprenant que ce pays utilise, pour dissuader la bourgeoise italienne de se ranger derrière l'axe franco-allemand, une des organisations qui lui a déjà rendu de nombreux services par le passé : la Mafia. En effet, dès 1943, les « mafiosi » de Sicile avaient reçu consigne du fameux gangster italo-américain, Lucky Luciano, alors emprisonné, de favoriser le débarquement des troupes américaines ans cette île. En échange, Lu­ciano fut libéré (alors qu'il avait écopé de 50 ans de prison) et re­tourna en Italie pour diriger le tra­fic de cigarettes et de drogue. Par la suite, la Mafia a été régulière­ment associée aux activités du ré­seau Gladio (mis en place au mo­ment de la « guerre froide », avec la complicité des services secrets ita­liens, par la CIA et l'OTAN) et de la loge P2 (liée à la franc-maçonne­rie américaine) destinées à com­battre la « subversion communiste » (les activités favorables au bloc russe). Les déclarations des mafiosi « repentis » lors des « maxi-procès » anti-mafia de 1987, organises par le juge Falcone, ont clairement mis en évidence les connivences entre « Cosa Nostra » et la loge P2. C'est pour cela que les attentats actuels ne sauraient être réduits à des pro­blèmes de politique intérieure mais doivent être compris dans le cadre de l'offensive présente des Etats-Unis qui tentent de faire pression, par ce moyen aussi, pour qu'un Etat aussi important du point de vue stratégique que l'Italie ne se dégage de leur tutelle.

Ainsi, au delà des grandes phrases sur les «droits de l'homme», sur l'action « humanitaire », sur la paix, sur la morale, c'est une bararie sans nom, une putréfaction avancée de toute la vie sociale que la bourgeoisie nous demande de préserver. Et plus son verbe est ver­tueux, plus ses actes sont répu­gnants. C'est le mode de vie d'une classe et d'un système condamnés par l'histoire, qui se débattent dans les affres de l'agonie mais qui me­nacent d'entraîner dans leur propre mort toute l'humanité si le proléta­riat ne trouve pas la force de les renverser, s'il se laisse détourner de son terrain de classe par tous les discours vertueux de la classe qui l'exploite. Et ce terrain de classe, c'est à partir d'une lutte déterminée de résistance contre les attaques de plus en plus brutales que lui assène un capital confronté à une crise économique insoluble qu'il pourra le retrouver. Parce que le proléta­riat n'a pas subi de défaite décisive, malgré les difficultés que les boule­ versements de ces trois dernières années ont provoquées dans sa conscience et sa combativité, l'avenir reste ouvert à des affron­tements de classe gigantesques. Des affrontements où la classe ré­volutionnaire devra puiser la force, la solidarité et la conscience pour accomplir la tâche que l'histoire lui assigne l'abolition de l'exploitation capitaliste et de toutes les formes d exploitation.

FM, 13/09/1992.



[1] [562] Voir en particulier l'article «Europe de l'Est : les armes de la bourgeoisie contre la prolétariat » dans la Revue Internationale n°34, 3 trimestre 1983.

[2] [563] Un facteur important dans le dépassement des vieux clivages ethniques est évidemment le développement a'un prolétariat moderne, concentré, instruit pour les besoins mêmes de la production capitaliste ; un prolétariat ayant une expérience des luttes et de la solidarité de classe et dégagé des vieux préjugés légués par la société féodale, notamment les préjugés religieux qui constituent souvent le terreau où s'épanouissent les haines eth­niques. Il est clair que dans les pays écono­miquement arriérés, qui étaient la majorité dans l'ancien bloc de l’Est, un tel prolétariat avait peu de chances de pouvoir se dévelop­per. Cependant, dans cette partie du monde, la faiblesse du développement éco­nomique n'est pas le facteur principal de la faiblesse politique de la classe ouvrière et de sa vulnérabilité face aux thèmes nationa­listes. Par exemple, le prolétariat de Tché­coslovaquie est beaucoup plus proche, du point de vue de son développement écono­mique et social, de celui des pays d'Europe occidentale que de celui de l'ex-Yougosla­vie. Cela ne l'a pas empêché d'accepter, quand ce n'était pas de soutenir, le nationa­lisme qui a conduit à la partition de ce pays en deux républiques (il est vrai que c'était en Slovaquie, la partie du pays la moins déve­loppée, que le nationalisme était le plus fort). En fait, l'énorme arriération politique de la classe ouvrière dans les pays dirigés par des régimes staliniens pendant plusieurs décennies provient essentiellement du rejet presque viscéral par les ouvriers des thèmes centraux du combat de leur classe suite à l'utilisation abjecte qu'en ont fait ces ré­gimes. Si la « révolution socialiste » veut dire la tyrannie féroce des bureaucrates du parti-Etat : a bas la révolution socialiste ! Si la « solidarité de classe » signifie se plier au pouvoir de ces bureaucrates et accepter leurs privilèges : feu sur elle et chacun pour soi ! Si « internationalisme prolétarien » est synonyme d'intervention des chars russes : mort a l'internationalisme et vive le natio­nalisme !

[3] [564] Sur notre analyse de la phase de décomposition, voir en particulier, dans la Revue Internationale  n° 62, «La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme ».

[4] [565] L'importance stratégique de ces deux pays pour les Etats-Unis est évidente : la Turquie, avec le Bosphore, contrôle la communication entre la Mer Noire et la Méditerranée ; l'Italie, pour sa part, commande grâce à la Sicile, le passage entre l'Est et l'Ouest de cette mer. De plus, la 6e Flotte US est basée à Naples.

[5] [566] Voir à ce sujet les articles et résolutions dans la Revue Internationale n° 63 à 67.

[6] [567] F. Heisbourg, directeur de l'Institut in­ternational d'études stratégiques, dans une interview au journal Le Monde du 17/1/1992.

[7] [568] Comme nous l'avions mis en évidence à l'époque dans notre presse, l'arrivée des ré­publicains à la tête de l'Etat, en 1981, cor­respondait à une stratégie globale des bour­geoisies les plus puissantes (particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais dans beaucoup d'autres pays également) visant à placer ses partis de gauche dans l'opposition. Cette stratégie devait permettre à ces derniers de mieux en­cadrer la classe ouvrière à un moment où celle-ci était en train de développer des combats significatifs contre les attaques économiques croissantes menées par la bourgeoisie pour faire face à la crise. Le re­cul subi par la classe ouvrière mondiale suite à l'effondrement du bloc de l'Est et aux campagnes qui l'ont accompagné a momen­tanément fait passer au second plan la né­cessité de maintenir les partis de gauche dans l'opposition. C'est pour cela qu'une période de quatre ans de présidence démo­crate, avant que la classe ouvrière n'ait plei­nement retrouvé le chemin de ses combats, à acquis les faveurs de certains secteurs bourgeois. En ce sens, une éventuelle vic­toire du candidat démocrate en novembre 1992 ne devrait pas être considérée comme une perte de contrôle par la bourgeoisie de son jeu politique comme ce fut, par contre, le cas avec l'élection de Mitterrand en France, en 1981.

[8] [569] La présente offensive de la Russie visant à maintenir son contrôle sur le Tadjikistan n'est évidemment pas étrangère à cette si­tuation : depuis de nombreux mois, la fidé­lité de la Russie d'Eltsine vis-à-vis des Etats-Unis ne s'est pas démentie.

Questions théoriques: 

  • Décomposition [29]
  • Guerre [210]

Crise économique mondiale : catastrophe au coeur du monde industrialise

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Avec l’été 1992, un flot d'annonces et d'événements inquiétants sont venus peindre un tableau particu­lièrement sombre de la situation économique mondiale. La bour­geoisie a beau répéter sur tous les tons que la reprise de la croissance se profile à l'horizon, s'accrocher au moindre indice apparemment positif pour justifier son opti­misme, les faits sont têtus et se chargent rapidement de la détrom­per. La reprise joue l’Arlésienne. Elle a manqué tous les rendez-vous qui lui ont été fixés. Déjà, à l'été 1991, Bush et son équipe avaient cru pouvoir annoncer la fin de la récession; l'automne 1991 avec la rechute de la production améri­caine avait balayé ce mirage. Une nouvelle fois, campagne électorale oblige, le même scénario a été mis en avant au printemps 1992 et de nouveau la réalité se charge vite de sonner le glas de cette espérance. Depuis deux ans que le même dis­ cours répétitif sur la reprise est tenu, il commence singulièrement à s'user devant la situation écono­mique mondiale qui ne cesse de s'aggraver.

Un été meurtrier pour les illusions sur la reprise économique

Non seulement la croissance ne repart pas, mais c'est un nouvel affaissement de la production qui a commencé. Aux USA, après une année 1991 calamiteuse, la bour­geoisie a crié victoire trop tôt à la suite d'un 1er trimestre 1992 où la croissance s'est rehaussée à 2,7 % en rythme annuel. Elle a du dé­chanter rapidement en affichant pour le 2e trimestre un piteux 1,4 % de croissance qui annonce des chiffres négatifs pour la fin de l'année. Et, ce ne sont pas seule­ment les USA, la première puis­sance économique mondiale, qui ne parviennent pas à relancer. Les deux puissances économiques qui jusqu'à présent étaient présentées comme les exemples mêmes de la réussite capitaliste, l'Allemagne et le Japon, sont à leur tour en train de s'embourber dans l'ornière de la récession. En Allemagne occiden­tale le PIB a baissé de 0,5 % au 2e trimestre 1992; de juin 1991 à juin 1992, la production industrielle a diminué de 5,7 %. Au Japon, de juillet 1991 à juillet 1992, la pro­duction d'acier a chuté de 11,5% et celle de véhicules motorisés de 7,2%. La situation est identique dans tous les pays industrialisés, ainsi la Grande-Bretagne connaît depuis la mi-1990 sa plus longue récession depuis la guerre. Il n'y a plus sur la carte de la géographie capitaliste un seul havre de prospé­rité, un seul « modèle » de capita­lisme national en bonne santé. En n'ayant plus d'exemple de bonne gestion à présenter, la classe do­minante montre en fait qu'elle n'a plus de solution.

Avec la plongée du coeur de l'économie mondiale dans la réces­sion, tout le système est fragilisé, et le tissu de l'organisation écono­mique capitaliste mondiale est soumis à des tensions de plus en plus fortes. L'instabilité gagne les systèmes financier et monétaire. Les symboles classiques du capita­lisme que sont les bourses, les banques et le dollar se sont retrou­vés cet été au coeur de la tempête. Le Kabuto-Cho, la bourse de To­kyo, qui en 1989, à son plus haut niveau, avait dépassé en impor­tance Wall Street, a atteint le tond en août avec une décote de 69 % de son principal indice des valeurs, le Nikkeï, par rapport à cette période faste, rejoignant son niveau de 1986. Des années de spéculation ont été effacées et des centaines de milliards de dollars évaporés. Les places boursières de Londres, Francfort, Paris ont, dans la fou­lée, perdu de 10 % à 20 % depuis le début de l'année. Les banques et assurances qui ont alimenté la spé­culation dans les années 1980, payent les pots cassés: les bénéfices sont en chute libre, les pertes s'accumulent et les faillites se mul­tiplient partout dans le monde. Les célèbres Lloyds qui gèrent les assu­rances de toute la navigation mon­diale, sont au bord de la banque­route. Le roi-dollar a accélère sa dégringolade durant l'été, attei­gnant son niveau le plus bas vis-à-vis du deutschemark: depuis que celui-ci a été créé en 1945, ébran­lant l'équilibre du marché moné­taire international. Le roi-dollar, la spéculation boursière qui parais­saient être, selon la propagande euphorique des années 1980, les symboles de la vigueur et du triomphe du capitalisme, sont de­venus celui de sa faillite.

Les attaques les plus importantes depuis la seconde guerre mondiale

Mais plus que les indices écono­miques abstraits et les épisodes mouvementés de la vie des institutions capitalistes qui alimentent les pages des journaux, la réalité de la crise, de son aggravation est vécue au quotidien par les exploités qui, sous les coups répétés des pro­grammes d'austérité, subissent une paupérisation croissante.

Le développement des licencie­ments, et en conséquence du chô­mage, a connu, ces derniers mois, une accélération brutale au cœur du monde industrialisé. Dans l'ensemble de l'OCDE, le chômage, après avoir progressé de 7,6% en 1991 pour atteindre 28 millions, doit, selon les prévisions dépasser 30 millions en 1992. Dans tous les pays il progresse : en Allemagne, en juillet 1992, il atteint 6% à l'Ouest et 14,6% à l'Est, contre, respectivement, 5,6 % et 13,8 % le mois précédent ; en France, les entreprises ont licencié 262 000 travailleurs au 1er semestre, 43 000 en juillet 1992 ; en Grande-Bretagne 300 000 suppressions d'emploi sont annoncées d'ici la fin de l’année dans le seul secteur du bâtiment ; en Italie, 100 000 emplois doivent disparaître dans l'industrie dans les mois qui viennent. Dans la CEE officiellement, 53 millions de per­sonnes vivent en dessous du « seuil de pauvreté » : en Espagne près du quart de la population, en Italie, 9 millions de personnes, soit 13,5% de la population. Aux USA, 14,2 % de la population est dans ce cas, 35,7 millions de personnes. Le re­venu moyen des familles améri­caines a chuté de 5 % en trois ans !

Traditionnellement, dans les pays développés, la bourgeoisie met à profit l'été, période classique de démobilisation de la classe ou­vrière, pour mettre en place ses programmes d'austérité. Non seu­lement l'été 1992 n'a pas fait excep­tion à la règle, mais il a été l'occasion d'une vague d'attaques sans précédent contre les condi­tions de vie des exploités. En Italie l'échelle mobile des salaires a été abandonnée avec l'accord des syn­dicats. Les salaires ont été gelés dans le secteur privé et les impôts fortement augmentés alors que l'inflation atteint 5,7%. En Es­pagne, les impôts ont été augmen­tés de 2 % par mois, avec effet ré­troactif à partir de janvier. En conséquence les salaires de sep­tembre seront amputés de 20 % ! En France, les allocations-chô­mage ont été réduites tandis que les cotisations chômage pour les tra­vailleurs qui ont encore un emploi ont été augmentées. En Grande-Bretagne, en Belgique aussi des budgets d'austérité ont été mis en place qui signifient : diminution des prestations sociales, renchéris­sement du coût des soins médi­caux, etc. La liste n'est évidem­ment pas exhaustive.

Sur tous les plans de ses conditions de vie la classe ouvrière des pays développés est en train de connaître les attaques les plus im­portantes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

Une relance impossible

Alors que depuis près de trois ans la classe dominante attend la re­prise sans rien voir venir, le doute s'installe et l'inquiétude grandit face à la dégradation économique qui se poursuit et la crise sociale qui inévitablement doit en décou­ler. Cette peur qui la tenaille, la bourgeoisie croit l'exorciser en clamant sans cesse que la reprise est pour bientôt, que la récession est comme la nuit qui succède au jour et que finalement, inélucta­blement, le soleil de la croissance repointera à l'horizon, bref, qu'il n'y a rien là que de très normal et qu'il faut savoir être patient et ac­cepter les sacrifices nécessaires.

Ce n'est pas la première fois, de­puis la fin des années 1960 qui a vu l'ouverture de la crise, que l'économie mondiale connaît des phases de récession ouverte. En 1967, en 1970-71, en 1974-75, en 1981-82, l'économie mondiale avait confronté les affres d'une chute de la production. Chaque fois, les po­litiques de relance avaient eu pour effet de retrouver la croissance, chaque fois l'économie avait paru sortir de l'ornière. Pourtant, ce constat optimiste sur lequel la bourgeoisie s'appuie pour nous faire croire qu'inéluctablement la croissance reviendra, comme un cycle normal de l'économie, est il­lusoire. Le retour de la croissance dans les années 1980 n'a pas concerné l'ensemble de l'économie mondiale. Les économies du «tiers-monde» ne se sont jamais remises de la chute de la production qu'elles ont subie au début des années 1980, elles ne sont pas sorties de la récession, tandis que les pays du « second monde », ceux de l'ex-bloc de l'Est ont poursuivi pour leur part un lent affaissement qui a mené à l'effondrement économique et politique de la fin des années 1980. a fameuse relance reaganienne des années 1980 a donc été partielle, limitée, essentiellement réservée aux pays du « premier monde », les pays les plus industrialisés. Et il faut surtout constater que ces relances successives ont été menées grâce à des politiques éco­nomiques artificielles qui ont constitué autant de tricheries, de distorsions par rapport a la sacro-sainte « loi du marché » que les éco­nomistes « libéraux » ont institué en dogme idéologique.

La classe dominante est confrontée à une crise de surproduction et le marché solvable est trop étroit pour absorber le trop plein des marchandises produites. Pour faire face à cette contradiction, pour écouler ses produits, pour élargir les limites du marché, la classe dominante a eu essentiellement re­cours à un artifice qui consiste en une fuite en avant dans le crédit. Durant les années 1970, les pays sous-développés de la périphérie se sont vus accorder plus de 1000 milliards de dollars de crédits, qui ont été utilisés en grande partie pour acheter des marchandises produites dans les pays industriali­sés permettant à ces derniers de poursuivre leur croissance. Cepen­dant avec la fin des années 1970, l'incapacité où se sont retrouvés les pays les plus endettés de la péri­phérie à rembourser leurs dettes a signé le glas de cette politique. La périphérie du monde capitaliste s'est définitivement enfoncée dans le marasme. Qu'à cela ne tienne la bourgeoisie a trouvé une autre so­lution. Ce sont les USA, sous la houlette du président Reagan, qui sont devenus le déversoir du trop plein de la production mondiale et ce au travers d'un endettement qui a renvoyé celui des pays sous-dé­veloppés au niveau d'une aimable broutille. La dette des USA atteint, fin 1991, le chiffre astronomique de 10 481 milliards de dollars sur le plan intérieur, et de 650 milliards de dollars vis-à-vis des autres pays. Evidemment, une telle politique n'a été rendue possible que parce que les USA, première puissance impérialiste mondiale, leader à l'époque d'un bloc constitué des principales puissances économi­ques, ont pu profiter de ces atouts pour tricher avec les lois du mar­ché, les plier à leurs besoins en im­posant une discipline de fer à leurs alliés. Mais cette politique a ses limites. A l'heure des échéances, les USA, comme les pays sous-développés il y a une douzaine d'année, sont confrontés à un problème de solvabilité.

Le recours à la potion du crédit pour soigner l'économie capitaliste malade rencontre donc ses limites objectives. C'est pour cette raison que la récession ouverte qui se dé­veloppe depuis plus de deux ans au coeur du capitalisme le plus industrialisé est qualitativement diffé­rente des phases de récession pré­cédentes. Les artifices écono­miques qui ont permis les relances précédentes se révèlent maintenant inefficaces.

Pour la 22e fois consécutive la Banque fédérale de l'Etat améri­cain a baissé cet été le taux de base auquel elle prête aux autres banques, Celui-ci a ainsi été ra­mené de 10 % à 3 % depuis le prin­temps 1989. Ce taux est au­jourd'hui inférieur à celui de l'inflation, c'est-à-dire que le taux d'intérêt réel est nul ou même néga­tif, que l'Etat prête à perte ! Cette politique de crédit facile n'a pour­tant donné aucun résultat, pas plus aux USA qu'au Japon où là aussi les taux de la banque centrale ap­prochent aujourd'hui les 3 %.

Les banques qui ont prêté à tour de bras durant des années sont confrontées à des impayés de plus en plus massifs, les faillites d'entreprises s'accumulent laissant des ardoises qui se chiffrent parfois en milliards de dollars. L'effondrement de la spéculation boursière et immobilière aggrave encore plus les bilans qui virent au rouge, les pertes s'accumulent, les faillites bancaires se multiplient et les trésoreries sont exsangues. Bref, les banques ne peuvent plus prêter. La relance par le crédit n'est plus possible, ce qui revient à dire tout simplement que la relance tout court est impossible.

Un seul espoir pour la classe dominante : freiner la chute, limiter les dégâts

La baisse du taux d'escompte sur le dollar ou le yen a d'abord servi à restaurer les marges de profit des banques américaines et japonaises qui ont emprunté moins cher à l'Etat mais n'ont pas entièrement répercuté cette baisse sur les taux des crédits qu'elles proposaient aux particuliers et aux entreprises, évitant ainsi une multiplication trop dramatique des faillites ban­caires et une implosion catastro­phique du système bancaire inter­national. Mais cette politique a aussi ses limites. Les taux ne peu­vent plus guère baisser. L'Etat est obligé de plus en plus d'intervenir directement pour venir au secours des banques qui, apparemment in­dépendantes, avaient constitué le paravent « libéral » du capitalisme d'Etat, lequel contrôle en fait étroi­tement les vannes du crédit. Aux USA, le budget fédéral doit finan­cer des centaines de milliards de dollars pour soutenir les banques menacées de faillite, et au Japon, l'Etat vient de racheter le parc immobilier des banques les plus me­nacées pour renflouer leur trésore­rie. Des nationalisations en quelque sorte. On est bien loin du credo pseudo-libéral du « moins-d'Etat » dont on nous a rebattu les oreilles pendant des années. De plus en plus, l'Etat est obligé d'intervenir ouvertement pour sau­ver les meubles. Un exemple récent vient d'en être fourni par le programme de relance mis en place au Japon où le gouvernement a décidé d'écorner fortement son bas de laine en décidant de débloquer 85,4 milliards de dollars pour sou­tenir le secteur privé qui bat de l'aile. Mais cette politique de re­lance de la consommation inté­rieure est destinée a avoir un effet aussi provisoire que les dépenses de l'Allemagne pour sa réunifica­tion qui n'ont permis que de freiner très provisoirement la récession en Europe.

Limiter les dégâts, freiner la plon­gée dans la catastrophe, c'est ce que tente la classe dominante. Dans une situation où les marchés se restreignent comme peau de chagrin, Faute de crédit, la re­cherche de la compétitivité à coup de programmes d'austérité de plus en plus draconiens pour dévelop­per les exportations, est devenu le leitmotiv de tous les Etats. Le mar­ché mondial est déchiré par la guerre commerciale où tous les coups sont permis, où chaque Etat utilise tous les moyens pour s'assurer des débouchés. La poli­tique des USA illustre particuliè­rement cette tendance : coups de poing sur la table de négociation du GATT,  création d'un  marché privilégié et protégé avec le Mexique et le Canada associés au­tant de force que de gré, baisse ar­tificielle du cours du dollar pour doper les exportations. Cependant cette guerre commerciale à ou­trance ne peut qu'aggraver encore la situation, déstabiliser toujours plus le marché mondial. Et cette dynamique de déstabilisation est encore renforcée par le fait qu'avec la disparition du bloc de l'Est la discipline que les USA pouvaient imposer à ses ex-partenaires impé­rialistes, mais également princi­paux concurrents économiques, a volé en éclats. La tendance est au chacun pour soi. Les dernières aventures du dollar sont parfaite­ment illustratives de cette réalité. La politique américaine de baisse du dollar s'est heurtée à la limite constituée par la politique alle­mande de taux élevés, car l'Allemagne, confrontée au risque d'une flambée inflationniste à la suite de sa réunification, joue sa propre carte. Résultat, la spécula­tion mondiale s'est portée massi­vement sur le Mark, contre la monnaie américaine, et les ban­ques centrales dans l'affolement général ont eu toutes les peines du monde à stabiliser la dégringolade incontrôlée du dollar. L'ensemble du système monétaire international s'en est trouvé ébranlé. Le mark finlandais a dû décrocher du sys­tème monétaire européen, tandis que la lire italienne et la livre an­glaise sont elles-mêmes dans la tourmente et ont toutes les peines du monde à s'y maintenir. Ce coup de semonce annonce clairement les séismes à venir. Les événements économiques de l'été 1992 mon­trent que la perspective, loin d'être à une reprise de la croissance mon­diale est à une accélération de la chute dans la récession, à un ébranlement brutal de tout l'appareil économique et financier du capital mondial.

La catastrophe au coeur du monde industrialisé

Il est significatif de la gravité de la crise, que ce soient aujourd'hui les métropoles orgueilleuses du cœur  industrialisé du capitalisme qui su­ bissent de plein fouet la récession ouverte. L'effondrement écono­mique des pays de l'Est a déterminé la mort du bloc impérialiste russe. A l'inverse de la propagande qui s'est déchaînée à l'occasion de cet événement, celui-ci n'a pas si­gnifié l'inanité du communisme, ce que le système stalinien n'était pas, mais les convulsions mortelles d'une fraction sous-développée du capitalisme mondial. Cette faillite du capitalisme à l'Est a été la dé­monstration des contradictions in­ surmontables qui minent l'économie capitaliste sous quelque forme que ce soit. Dix ans après l'effondrement économique des pays sous-développés de la pé­riphérie, la banqueroute écono­mique des pays de l'Est annonçait l'aggravation des effets de la crise au coeur du monde industriel le plus développé, là où se concentre l'essentiel de la production mon­diale (plus de 80 % pour les pays de l'OCDE), là où se cristallisent de la manière la plus aiguë les contradic­tions insurmontables de l'écono­mie capitaliste. La progression de puis plus de vingt ans des effets de a crise de la périphérie vers le centre manifeste l'incapacité gran­dissante des pays les plus dévelop­pés à reporter ces effets sur les nations plus faibles économique­ ment. Comme un boomerang, la crise revient exercer ses ravages sur l'épicentre qui est à son ori­gine. Cette dynamique de la crise montre où est le futur du capital.

De la même façon que les pays de l'ex-bloc de l'Est voient se concré­tiser le spectre d'une catastrophe économique de l'ampleur de celle que connaissent l'Afrique ou 1 Amérique Latine, à terme c'est ce futur terrible qui menace les riches pays industrialisés.

Cette dynamique catastrophique, qui est celle du développement de la crise, la classe dominante ne peut évidemment l'admettre. Elle a besoin elle-même de croire en la pérennité de son système. Mais cet auto-aveuglement se conjugue avec la nécessité absolue où elle se trouve de masquer le plus possible la réalité de la crise aux yeux des exploités du monde entier. La classe exploiteuse doit se cacher à elle-même, et cacher aux exploités, son impuissance sous peine de montrer au monde entier que sa tâche historique est depuis long­temps terminée et que le maintien de son pouvoir ne peut mener l'ensemble de l'humanité que dans une barbarie toujours plus ef­froyable.

Pour tous les travailleurs, la réalité douloureuse des effets de la crise, qu'ils subissent dans leur chair, est un puissant facteur de clarification et de réflexion. L'aiguillon de la misère qui se fait chaque jour plus douloureux ne peut que pousser le prolétariat à manifester plus ouvertement son mécontentement, à exprimer sa combativité dans des luttes pour la défense de son niveau de vie. C'est pour cela que, depuis plus de vingt ans que la crise s'approfondit, masquer le fait que celle-ci est insurmontable dans le cadre de l'économie capitaliste est un thème permanent de la propagande bourgeoise.

Mais la réalité balaie les illusions, et érode les mensonges. L'histoire fait un pied de nez à ceux qui avaient cru, grâce à la potion reaganienne, avoir terrassé définiti­vement la crise, et avaient mis à profit abusivement l'effondrement du bloc impérialiste russe pour clamer l'inanité de la critique marxiste du capitalisme et pré­tendre que celui-ci était le seul sys­tème viable, le seul avenir de l'humanité. La faillite de plus en plus catastrophique du capitalisme pose et va poser de plus en plus la nécessité pour la classe ouvrière de mettre en avant sa solution : la révolution communiste.

JJ, 4/9/1992

Questions théoriques: 

  • L'économie [257]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [570]

Supplément : La crise monétaire sanctionne l'effondrement du capitalisme.

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La classe ouvrière paye la note, en Italie elle commence à répondre.

La Livre anglaise et la Lire italienne obligées de dé­crocher su Serpent Monétaire Européen et de dévaluer en catastrophe, l'Espagne dans la foulée qui doit dé­valuer la Peseta et rétablir, ainsi que l'Irlande, le con­trôle des changes, l'Escudo portugais qui flotte, le Franc français qui a son tour présente des signes de faiblesse et ne doit son salut qu'à l'intervention massi­ve de la Bundesbank qui vole au secours de la Banque de France laquelle a du, dans l'affaire, débourser plus de la moitié de ses avoirs. L'onde de choc qui a se­coué les monnaies européennes durant le mois de sep­tembre a fait voler en éclat un pilier essentiel du système monétaire international : le SME.

Au moment où la bourgeoisie européenne commu­niait, avec le processus engagé de ratification des accords de Maastricht, dans l'avenir radieux de l'uni­fication européenne, les yeux fixés sur le résultat, impatiemment attendu, du référendum sur ce sujet en France, la crise est venue apporter sa contribution brutale aux débats et porter un coup terrible aux illu­sions sur la perspective européenne. De fait, c'est un pilier essentiel de la construction européenne qui s'est disloqué. La moitié des monnaies européennes ont dû décrocher dans la tourmente, et malgré la réaffirmation renouvelée par tous les pays de l'Union européen­ne lors d'une réunion des ministres des finances, fin septembre, de leur foi à l'égard du SME, elles ne sont pas prêtes, pour la plupart, de s'y réintégrer.

La crise qui s'accélère pousse chaque pays dans la dé­fense prioritaire de ses propres intérêts, dans une concurrence acharnée, dans une dynamique de chacun pour soi qui menace de dislocation l'unification de l'Europe sur le plan où ses acquis étaient les plus im­portants, le plan économique. Il suffit de constater la polémique venimeuse qui, à la suite de ces événe­ments, s'est développée entre l'Allemagne et la Gran­de-Bretagne, se reprochant réciproquement leur man­que de solidarité et de responsabilité pour mesurer à quel point la perspective future d'une unification éco­nomique et politique des douze pays qui ont signé le Traité de Maastricht relève du mythe.

 

La crise monétaire est le produit de la crise mondiale

La crise économique actuelle, produit insurmontable des contradictions du capitalisme, est un révélateur profondément significatif de la vérité de ce système, de sa faillite, et donc de tous les mensonges de la classe dominante destinés à masquer la banqueroute de son mode de production. Comme la Livre ou le Franc, les autres monnaies phares du marché mondial ne sont pas à la fête : les accès de faiblesse à répéti­tion de la devise reine de l'économie planétaire, le Dollar, montrent l'asphyxie dont l'économie américaine ne parvient pas à sortir, quant au Yen, sa stabilité elle aussi est menacée par le marasme dans lequel le Japon s'enfonce, et si le Mark parait solide c'est uniquement parce que l'Etat allemand maintien des taux d'intérêts élevés attractifs par peur d'une inflation galopante consécutive au coût prohibitif de la réunifi­cation. La tempête monétaire à l'échelle mondiale montre que ce n'est pas seulement l'Europe qui est gravement malade mais l'économie mondiale dans son ensemble.

 

La spéculation : une fausse explication

Jamais avare de mensonges, la bourgeoisie en trouve toujours de nouveaux pour masquer son impuissance. Ainsi, pour elle, la cause de la crise monétaire ce n'est pas la crise mondiale de surproduction générali­sée qui s'exprime par la récession, ce sont les mé­chants spéculateurs internationaux. Il est vrai que c'est sous la pression de la spéculation que les gou­vernements ont dû plier et que la Grande-Bretagne ainsi que l'Italie, par exemple, ont dû abandonner le

SME. L'équivalent de 1 000 milliards de dollars sont échangés chaque jour entre les banques et les entreprises capitalistes. Une fraction notable de ce montant se porte sur une monnaie ou une autre selon les fluctua­tions du marché, bref alimente la spéculation au jour le jour sur le cours des monnaies. Aucune banque cen­trale ne peut résister à la pression si une proportion importante d'une telle masse de capitaux spécule durablement à la baisse de sa monnaie.

Le développement de la spéculation est le reflet du fait que les investissements industriels, dans la production, ne sont plus rentables, cela était déjà clair durant les années 1980 quand la spéculation boursière et immobilière faisait rage. Aujourd'hui, alors que les valeurs boursières et l'immobilier s'effondrent, les capitaux fuient ces secteurs et en cherchent désespérément où s'investir avec profit, et il y en a de moins en moins. En fait, si la masse de capitaux qui spéculent sur le cours des monnaies s'est ainsi gonflée, c'est parce que la crise mondiale sévit : jouer sur le cours des mon­naies devient le seul moyen de préserver la valeur du capital investi. C'est pourquoi, aujourd'hui, tous les capitalistes spéculent, sans exception : des riches particuliers aux banques pour protéger leurs avoirs, des entreprises privées aux Etats pour gérer leur trésoreries. Ceci dit, il serait erroné de croire que la spéculation est aveugle. Lorsque la spéculation mon­diale joue à la baisse une monnaie c'est parce que le marché juge que celle-ci est surévaluée, c'est-à-dire que l'économie dont elle est la représentante ne correspond plus à la valeur de sa devise. De fait, la spéculation internationale sur le marché des devises traduit la sanction de la sacro-sainte loi du marché, tant louée par les économistes libéraux, sur les diver­ses économies nationales en compétition dans l'arène mondiale. En imposant la dévaluation de la Livre et de la Lire, la spéculation internationale a ainsi montré qu'elle considérait les actions "Grande-Bretagne" et "Italie" comme des valeurs à risques. Avec l'enfonce­ment dans la récession, la masse croissante de capitaux spéculatifs en circulation dans le monde va devenir un facteur de plus en plus fort d'instabilité du marché mondial : d'autres "valeurs" symboles du capitalisme mondial vont se trouver éprouvées comme l'a été le SME. La dynamique d'effondrement de l'économie capitaliste est à l'oeuvre et, sur le plan monétaire, la dislocation du SME n'est que le signe avant-coureur d'autres catastrophes à venir.

 

Italie : les ouvriers commencent à répondre.

Cette crise du capitalisme, le prolétariat la subit dans sa chair. Les attaques contre son niveau de vie sont de plus en plus fortes. Les derniers événements moné­taires ont été le prétexte tout trouvé pour justifier de nouvelles atteintes au niveau de vie des exploités et imposer de nouveaux plans d'austérité au nom de la défense de l'économie nationale. Face à ces attaques, qui sont les plus fortes depuis la seconde guerre mondiale, la classe ouvrière se doit de réagir, de sortir de la passivité qui règne depuis 1989. A cet égard les luttes du prolétariat en Italie montrent le chemin.

Depuis la fin septembre 1992, l'Italie est secouée par des manifestations ouvrières, « les plus importantes depuis 20 ans » reconnaît Bruno Trentin, secrétaire du principal syndicat italien, la CGIL. Dès l'annonce des mesures d'austérité, des débrayages spontanés ont lieu dans différents secteurs. La série de manifestations que les syndicats avaient programmées pour désamor­cer d'éventuelles réponses à ces attaques du gouverne­ment Amato ont été l'occasion d'une expression massive (100 000 personnes à Milan, 50 000 à Bolo­gne, 40 000 à Gênes, 80 000 à Naples, 60 000 à Turin, etc.) et surtout déterminée de la colère ouvriè­re contre le gouvernement et... contre les syndicats qui ont soutenu ces mesures. Point commun de cette explosion de colère : en même temps qu'ils s'en prennent au gouvernement (« Amato, les ouvriers ont les mains propres et les poches vi­des ! »), les ouvriers s'attaquent à leurs soi-disant « représentants », les syndicats, en bombardant leurs orateurs de pièces de monnaie, oeufs, tomates, pom­mes de terre, parfois même des boulons, les insultant, les traitant de « vendus ». Même les travailleurs qui hésitent devant la violence s'expriment ainsi : « Ceux qui jettent des boulons se trompent. Mais moi, je les comprends un peu : il est vraiment difficile de subir et de rester toujours gentils et silencieux ». ([1] [571]) L'an­cien maire socialiste de Gênes devant la tournure que prend la manifestation à laquelle il assiste se désole : "Avant de mourir, je devais aussi voir cela : les carabiniers en train de protéger les syndicalistes dans un meeting. ".

Partout, les manifestations que les syndicats voulaient paisibles bien contrôlées, se transforment en un cau­chemar pour eux : « Ce qui devait être une journée contre le gouvernement est devenue une journée contre les syndicats » (« Corriere délia Sera » du 24 septem­bre).

 

Les syndicats apportent leur soutien aux attaques du capital.

Les ouvriers italiens savent bien à quel point les syndicats ont trempé dans les mesures draconiennes qui les assomment aujourd'hui : gel des salaires dans la fonction publique et annulation des départs à la re­traite anticipée pendant un an, augmentation des impôts et création d'une kyrielle de nouveaux prélève­ments ; l'âge de départ à la retraite est repoussé : les ouvriers devront consacrer 5 ans de plus de leur vie au travail salarié. Pour ceux qui sont malades, mais dont le revenu dépasse le salaire moyen, les médica­ments ne seront quasiment plus remboursés. Bien que prônant quelques aménagements au dernier plan de ri­gueur, les syndicats affichent, par la voix de B. Trentin, leur plein soutien au gouvernement « Les mesures décidées sont injustes mais dans cette situa­tion grave, nous voûtons montrer que nous avons le sens des responsabilités ». Quant aux ouvriers, ils ont commencé à prendre leurs responsabilités en mettant ces racailles à leur vraie place : dans le camp du capi­tal.

Certes les ouvriers italiens, une fois dépassé l'obstacle des grandes centrales syndicales officielles devront, entre autre, se confronter - et ils se confrontent déjà-, aux annexes « radicales » de celles-ci : les « COBAS » et autres syndicalisme « de base » qui ne les grandes centrales, y compris en prenant la tête des ac­tions "violentes" contre leurs dirigeants, que pour mieux prendre leur place. La polarisation sur cette for­me "violente" de la contestation des syndicats a été or­chestrée par le syndicalisme de base pour mieux dé­tourner la combativité et affaiblir la riposte ouvrière. Il ne suffit pas de rejeter les formes les plus grossières du syndicalisme, encore faut-il apprendre à développer et à devenir maître de sa force par soi-même.

 

La signification internationale des combats ouvriers en Italie.

D'ores et déjà ces événements signent la fin d'une période où la bourgeoisie pouvait compter sur la passivité des ouvriers pour asséner ses attaques.

Ce n'est pas un hasard s'il revient aux ouvriers d'Ita­lie d'avoir les premiers surmontés la paralysie imposée au prolétariat mondial par le carcan des campagnes déchaînées par la bourgeoisie depuis 1989. Depuis plusieurs décennies, le prolétariat d'Italie a fait la preuve qu'il était un des secteurs de la classe ouvrière mondiale les plus combatifs et expérimentés. En particulier, les ouvriers de ce pays ont déjà une lon­gue tradition d'affrontements aux syndicats. De plus, le niveau des attaques subies aujourd'hui par ces ouvriers est le plus important de tous les pays industrialisés.

Cependant, les luttes qui se déroulent aujourd'hui en Italie ne sont pas un feu de paille et ne sont pas desti­nés à rester une « spécialité » des ouvriers de ce pays. Même si ce n'est pas dans l'immédiat, ni dans les mêmes formes, notamment l'affrontement ouvert aux syndicats dés le début de la lutte, les autres secteurs du prolétariat mondial seront nécessairement conduits à prendre le même chemin. Elles doivent être comprises comme un exemple et un appel au combat des ouvriers du monde entier, et en particulier à ses bataillons les plus décisifs et expérimentés, ceux du reste d'Europe occidentale.

CCI / 8.10.92



[1] [572] « Corriere délia Sera », 24 septembre 1992.

 

L'effondrement du SME renvoie l'Europe a son mythe

Questions théoriques: 

  • L'économie [257]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [570]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [4°partie]

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Le communisme : véritable commencement de la société humaine

Dans le précédent article de cette série, nous avons vu comment, dans ses premiers travaux, Marx a examiné le problème du travail aliéné en vue de définir les buts ultimes de la transformation sociale communiste. Nous avons no­tamment conclu que pour Marx, le travail salarié capitaliste constituait à la fois l'expression la plus élevée de l'aliénation de l'homme par rapport à ses ca­pacités réelles, et la prémisse du dépassement de cette alié­nation vers le surgissement d'une société véritablement humaine. Dans ce chapitre, nous voulons étudier les véri­tables contours d'une société communiste pleinement déve­loppée telle que Marx les a tra­cés dans ses premiers écrits, un tableau qu'il a approfondi et auquel il n'a jamais renoncé dans ses travaux ultérieurs.

Dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, après avoir exa­miné les diverses facettes de l'aliénation humaine, Marx s'est ensuite attaché à critiquer les conceptions du communisme, ru­dimentaires et inadéquates, qui prédominaient dans le mouvement prolétarien de l'époque. Comme nous l'avons vu dans le premier ar­ticle de cette série, Marx a rejeté les conceptions héritées de Babeuf que les adeptes de Blanqui ont continué à défendre, car elles ten­daient à présenter le communisme comme un nivellement général par le bas, une négation de la culture dans laquelle « la condition de tra­vailleur n'est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes. »([1] [573]) Dans cette conception, tout le monde devait devenir travailleur salarié sous la domination d'un capital collectif, de la « communauté en tant que capitaliste universel. »([2] [574]). En rejetant ces conceptions, Marx an­ticipait déjà sur les arguments que les révolutionnaires venus après ont dû développer pour démontrer la nature capitaliste des régimes soi-disant « communistes » de l'ex-bloc de l'Est (même si ces derniers étaient le produit monstrueux d'une contre-révolution bourgeoise et non l'expression d'un mouve­ment ouvrier immature).

Marx a également critiqué les ver­sions plus « démocratiques » et plus sophistiquées de communisme telles que Considérant et d'autres les ont développées, car elles étaient « de nature encore politique », c'est-à-dire qu'elles ne proposaient pas de changement radi­cal des rapports sociaux et res­taient donc « encore imparfaites, encore affligées de la propriété pri­vée. »([3] [575])

Marx avait à cœur de montrer, à l'encontre de ces définitions res­trictives et déformées, que le com­munisme ne signifiait pas la réduc­tion générale des hommes à un philistinisme inculte, mais l'élévation de l'humanité à ses plus hautes capacités créatrices. Ce communisme, comme Marx l'annonce dans un passage souvent cité mais rarement analysé, se donnait les buts les plus élevés :

« Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto aliénation humaine, et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par et pour l'homme, c'est le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient accompli dans toute la richesse du dévelop­pement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu'humanisme achevé, il est un na­turalisme ; il est la vraie solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification et l'affirma­tion de soi, entre la liberté et la né­cessité, entre l'individu et l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette solution. »([4] [576]).

Le communisme vulgaire avait compris assez correctement que les réalisations culturelles des sociétés antérieures étaient basées sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais ce faisant, il les re­jetait de façon erronée alors que le communisme de Marx, au contraire, cherchait à s'approprier et à rendre vraiment fructueux tous les efforts culturels et, si l'on peut utiliser ce terme, spirituels anté­rieurs de l'humanité en les libérant des distorsions dont la société de classe les avait inévitablement marqués. En faisant de ces réalisa­tions le bien commun de toute l'humanité, le communisme les fu­sionnerait en une synthèse supé­rieure et plus universelle. C'était une vision profondément dialec­tique qui, même avant que Marx ait exprimé une claire compréhen­sion des formes communautaires de société ayant précédé la forma­tion des divisions de classe, recon­naissait que l'évolution historique, en particulier dans sa phase finale capitaliste, avait spolié l'homme et l'avait privé de ses rapports sociaux « naturels » originels. Mais le but de Marx n'était pas un simple re­tour à une simplicité primitive perdue mais l'instauration consciente de l'être social de l'homme, une accession à un niveau supérieur qui intègre toutes les avancées contenues dans le mouvement de l'histoire.

De la même façon, loin d'être sim­plement la généralisation de l'aliénation imposée au prolétariat par les rapports sociaux capita­listes, ce communisme se considé­rait comme le « dépassement posi­tif» des multiples contradictions et aliénations qui avaient tourmenté le genre humain jusqu'à présent.
 

La production communiste en tant que réalisation de la nature sociale de l'homme 

Comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, la critique par Marx du travail aliéné présentait plusieurs aspects :

- le travail aliéné séparait le pro­ducteur de son propre produit : ce que l'homme créait de ses propres mains devenait une force hostile écrasant son créateur ; il séparait le producteur de l'acte de production : le travail aliéné était une forme de torture ([5] [577]), une activité totalement extérieure au travailleur. Et comme la caracté­ristique humaine la plus fondamentale, l'« être générique de l'homme » comme dit Marx, était la production créatrice consciente, transformer celle-ci en source de tourment, c'était sé­parer l'homme de son véritable être générique ;

- il séparait l'homme de l'homme : il y avait une profonde séparation non seulement entre l'exploiteur et l'exploité, mais aussi entre les exploités eux-mêmes, atomisés en des individus rivaux par les lois de la concurrence capitaliste.

Dans ses premières définitions du communisme, Marx traitait ces as­pects de l'aliénation sous différents angles, mais toujours avec la même préoccupation de montrer que le communisme fournissait une solu­tion concrète et positive à ces maux. Dans la conclusion des Extraits des éléments d'économie po­litique de James Mill, commentaire qu'il a écrit à la même époque que les Manuscrits, Marx explique pourquoi le remplacement du tra­vail salarié capitaliste qui ne produit que pour le profit, par le tra­vail associé produisant pour les be­soins humains, constitue la base du dépassement des aliénations énu­mérées plus haut :

« En supposant la propriété privée, le travail est aliénation de la vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon tra­vail n'est pas ma vie. (...) En sup­posant la propriété privée, mon individualité est aliénée à un degré tel que cette activité m'est un objet de haine, de tourment : c'est un simu­lacre d'activité, une activité purement forcée, qui m'est imposée par une nécessité extérieure, contin­gente, et non par un besoin et une nécessité intérieurs. »([6] [578]).

En opposition à cela, Marx nous demande de supposer « que nous produisions comme des êtres hu­mains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon identité,         ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réali­ser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité. 3° J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et res­senti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même; d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J'aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité hu­maine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. (... ) Mon travail serait une manifesta­tion libre de la vie, une jouissance de la vie. »([7] [579]).

Ainsi, pour Marx, les être humains ne produiraient de façon humaine que lorsque chaque individu serait capable de se réaliser pleinement dans son travail : accomplissement qui vient de la jouissance active de l'acte productif ; de la production d'objets qui non seulement aient une utilité réelle pour d'autres êtres humains mais qui méritent également d'être contemplés en eux‑mêmes, parce qu'ils ont été produits, pour utiliser une expression des Manuscrits, « selon les lois de la beauté » ; du travail en commun avec d'autres êtres humains, et dans un but commun.

Ici, il apparaît clairement que, pour Marx, la production pour les besoins qui est l'une des caractéris­tiques du communisme, est bien plus que la simple négation de la production capitaliste de marchandises, de la production pour le profit. Dès le début, l'accumulation de richesses comme capital a signifié l'accumulation de la pauvreté pour les exploités ; à l'époque du capitalisme moribond, c'est doublement vrai, et au­jourd'hui, il est plus évident que jamais que l'abolition de la pro­duction de marchandises est une pré condition pour la survie même de l'humanité. Mais pour Marx, la production pour les besoins n'a jamais constitué un simple mini­mum, une satisfaction purement quantitative des besoins élémen­taires de se nourrir, de se loger, etc. La production pour les besoins était également le reflet de la né­cessité pour l'homme de produire - pour l'acte de production en tant qu'activité sensuelle et agréable, en tant que célébration de l'essence communautaire du genre humain. C'est une position que Marx n'a jamais modifiée. Comme l'écrit, par exemple, le Marx « mûr» dans la Critique du Programme de Gotha (1874), quand il parle d'une «phase supérieure de la société commu­niste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail ma­nuel, quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand avec le dévelop­pement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jail­liront avec abondance... »([8] [580]).

« ...Quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence»... De telles affirma­tions sont cruciales si l'on veut répondre à l'argument typique de l'idéologie bourgeoise selon lequel si l'appât du gain est supprimé, il ne reste plus de motivation pour que l'individu ou la société dans son ensemble produise quoi que ce soit. Une fois encore, un élément fondamental de réponse, c'est de montrer que, sans l'abolition du travail salarié, la simple survie du prolétariat, de l'humanité elle-même, n'est pas possible. Mais cela reste un argument purement négatif si les communistes ne met­tent pas en évidence que dans la société future, la principale moti­vation pour travailler sera que tra­vailler devient « le premier besoin de l'existence », la jouissance de la vie - cœur de l'activité humaine et accomplissement des désirs les plus essentiels de l'homme.
 

Dépasser la division du travail

Il faut noter comment Marx, dans cette dernière citation, commence sa description de la phase supé­rieure du communisme en envisa­geant     l'abolition de « l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail ma­nuel». C'est un thème constant de la dénonciation par Marx du tra­vail salarié capitaliste. Dans le premier volume du Capital, il passe des pages et des pages à fulminer contre la façon dont le travail à l'usine réduit l'ouvrier à un simple fragment de lui-même ; contre la façon dont il transforme les hommes en corps sans tête, dont la spécialisation a réduit le travail à la répétition des actions les plus mé­caniques engourdissant l'esprit. Mais cette polémique contre la division du travail se trouve déjà dans ses premiers travaux, et il est clair dans ce qu'il dit que, pour Marx, il ne peut être question de dépasser l'aliénation implicite dans le sys­tème salarié sans qu'il y ait une profonde transformation de la divi­sion du travail existante. Un passage fameux de l'Idéologie Alle­mande traite cette question :

« Enfin, et la division du travail nous en fournit d'emblée le premier exemple, aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société primitive, donc aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l'activité n'est pas divisée volontai­rement mais naturellement, le propre acte de l'homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l'asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d'activités déterminé et exclu­sif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader ; il est chasseur, pê­cheur, berger ou "critique", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c'est le contraire : personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la so­ciété qui règle la production géné­rale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »([9] [581]).

Cette merveilleuse image de la vie quotidienne dans une société communiste pleinement dévelop­pée utilise évidemment une cer­taine licence poétique, mais elle traite le point essentiel : étant donné le développement des forces productives que le capitalisme a apporté, il n'y a absolument pas besoin que les êtres humains passent la plus grande partie de leur vie dans la prison d'un genre unique d'activité - par-dessus tout dans le genre d'activité qui ne permet l'expression que d'une minuscule part des capacités réelles de l'individu. De la même façon, nous parlons de l'abolition de l'ancienne division entre la petite minorité d'individus qui ont le privilège de vivre d'un travail réellement créatif et gratifiant, et la vaste majorité condamnée à l'expérience du tra­vail comme aliénation de la vie :

« Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu'il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du tra­vail. (...) dans une organisation communiste de la société, l'assujettissement de l'artiste à l'esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d'esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l'assujettissement de l'individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l'appellation reflète parfaitement l'étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n'y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. »([10] [582]).

L'image héroïque de la société bourgeoise dans son aurore nais­sante est celle de 1' « Homme de la Renaissance » - d'individus tels que Léonard De Vinci qui a combiné les talents d'artiste, de scientifique et de philosophe. Mais de tels hommes ne sont que des exemples exceptionnels, des génies extraor­dinaires, dans une société où l'art et la science s'appuyaient sur le labeur éreintant de l'immense majo­rité. La vision du communisme de Marx est celle d'une société com­posée tout entière d'« Hommes de la Renaissance »([11] [583])
 

L'émancipation des sens

Pour le genre de « socialistes » dont la fonction est de réduire le socia­lisme à un léger maquillage du sys­tème existant d'exploitation, de telles visions ne peuvent constituer une anticipation du futur de l'humanité. Pour le partisan du so­cialisme « réel » (c'est-à-dire le ca­pitalisme d'Etat pour la social-dé­mocratie, le stalinisme ou le trots­kisme), il ne s'agit vraiment que de visions, de rêves utopiques irréali­sables. Mais pour ceux qui sont convaincus que le communisme est à la fois une nécessité et une possi­bilité, l'extrême audace de la conception du communisme de Marx, son refus inflexible de s'en tenir au médiocre et au second ordre ne peuvent que constituer une inspiration et un stimulant pour poursuivre une lutte sans re­lâche contre la société capitaliste. Et le fait est que les descriptions par Marx des buts ultimes du communisme sont extrêmement hardies, bien plus que ne le soup­çonnent habituellement les
« réalistes », car elles ne considè­rent pas seulement les profonds changements qu'implique la transformation communiste (production pour l'usage, abolition de la division du travail, etc.) ; elles fouillent aussi dans les changements subjectifs que le communisme apportera, permettant une transformation spectaculaire de la perception et de l'expérience sensitive mêmes de l'homme.

Là encore la méthode de Marx est de partir du problème réel, concret posé par le capitalisme et de chercher la solution contenue dans les contradictions présentes de la so­ciété. Dans ce cas, il décrit la fa­çon dont le règne de la propriété privée réduit les capacités de l'homme de jouir véritablement de ses sens. D'abord, cette restriction est une conséquence de la simple pauvreté matérielle qui émousse les sens, réduit toutes les fonctions fondamentales de la vie à leur niveau animal, et empêche les êtres humains de réaliser leur puissance créatrice :

 « Prisonnier du besoin élémentaire, le sens n'a qu'un sens borné. Pour l'homme affamé, la nourriture n'a pas de qualité humaine ; il n'en per­çoit que l'existence abstraite : elle pourrait tout aussi bien se présenter sous sa forme la plus primitive sans que l'on puisse dire en quoi son acti­vité nourricière se distingue du pâ­turage. Le souci et le besoin rendent l'homme insensible au plus beau des spectacles. »([12] [584])

Au contraire, « les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non social. C'est seulement grâce à l'épanouissement de la richesse de l'être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l'homme : une oreille musicienne, un oeil pour la beauté des formes, bref des sens capables de jouissance humaine, des sens s'affirmant comme maîtrise propre à l'être hu­main... une fois accomplie (sa ges­tation), la société produit comme sa réalité durable l'homme pourvu de toutes les richesses de son être, l'homme riche, l'homme doué de tous ses sens, l'homme profond. »([13] [585])

Mais ce n'est pas seulement la pri­vation matérielle quantifiable qui restreint le libre jeu des sens. C'est quelque chose de plus profondé­ment incrusté par la société de propriété privée, la société d'aliénation. C'est la « stupidité » induite par cette société qui nous convainc que rien « n'est vraiment vrai » tant qu'on ne le possède pas :

« La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet est nôtre uniquement quand nous l'avons, quand il existe pour nous comme capital, ou quand ils est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous. Il est vrai que la propriété privée ne conçoit toutes ces réalisa­tions directes de la possession elle-même que comme des moyens de vivre, et la vie, à laquelle elles ser­vent de moyens, comme la vie de la propriété privée : le travail et le profit du capital. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l'aliénation pure et simple des sens, le sens de l'avoir. »([14] [586])

Et de nouveau, en opposition à cela :

« ...l'abolition positive de la pro­priété privée - c'est-à-dire l'appropriation sensible par l'homme et pour l'homme de la vie et de l'être humains, de l'homme objectif, des oeuvres humaines - ne doit pas être comprise dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la posses­sion, de l'avoir. L'homme s'approprie sa nature universelle d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, tou­cher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref, tous les actes de son individualité, aussi bien que, sous leur forme directe, ses organes génériques sont, dans leur comportement envers l'objet, l'appropriation de celui-ci (...) L'abolition de la propriété privée est l'émancipation de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités deviennent humains, tant sub­jectivement qu'objectivement. L’œil devient l’œil humain, tout comme son objet devient un objet social, humain, venant de l'homme et aboutissant à l'homme. Ainsi les sens sont devenus "théoriciens" dans leur action immédiate. Ils se rapportent à l'objet pour l'amour de l'objet et inversement, l'objet se rapporte humainement à lui-même et à l'homme. C'est pourquoi le be­soin et la jouissance perdent leur nature égoïste, tandis que la nature perd sa simple utilité pour devenir utilité humaine. »([15] [587])

Interpréter ces passages dans toute leur profondeur et leur complexité pourrait prendre un livre entier. Mais à partir de là, ce qui est clair, c'est que, pour Marx, le rempla­cement du travail aliéné par une forme réellement humaine de pro­duction mènerait à une modifica­tion fondamentale de l'état de conscience de l'homme. La libéra­tion de l'espèce du tribut paraly­sant payé à la lutte contre la pénu­rie, le dépassement de l'association de l'anxiété et du désir imposée par la domination de la propriété pri­vée libèrent les sens de l'homme de leur prison et lui permettent de voir, d'entendre et de sentir d'une nouvelle façon. Il est difficile de discuter de telles formes de conscience parce qu'elles ne sont pas « simplement » rationnelles. Cela ne veut pas dire qu'elles ont régressé à un niveau antérieur au développement de la raison. – cela veut dire qu'elles sont allées au-delà de la pensée rationnelle telle qu'elle a été conçue jusqu'à présent en tant qu'activité séparée et iso­lée, atteignant une condition dans laquelle « non seulement dans le penser, mais avec tous ses sens, l'homme s'affirme dans le monde des objets. »([16] [588])

Une première approche pour com­prendre de telles transformations internes, c'est de se référer à l'état d'inspiration qui existe dans toute grande oeuvre d'art ([17] [589]). Dans cet état d'inspiration, le peintre ou le poète, le danseur ou le chanteur entrevoit un monde transfiguré, un monde resplendissant de couleur et de musique, un monde d'une signi­fication élevée qui fait que notre état « normal » de perception appa­raît partiel, limité et même irréel - ce qui est juste quand on se rap­pelle que la « normalité » est préci­sément la normalité de l'aliénation. De tous les poètes, William Blake a peut-être le mieux réussi à faire connaître la distinc­tion entre l'état « normal » dans lequel « l'homme s'est enfermé jusqu'à voir toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne » et l'état d'inspiration qui, dans la perspective messianique mais par beaucoup d'aspects, très matéria­liste de Blake, «passera par une amélioration de la jouissance sensuelle» et par l'ouverture des «portes de la perception ». Si l'humanité ne pouvait accomplir que cela, « tout apparaîtrait à l'homme tel que c'est, infini. »([18] [590])

L'analogie avec l'artiste n'est pas du tout fortuite. Lorsqu'il écrivait les Manuscrits, l'ami le plus estimé de Marx était le poète Heine et toute sa vie durant, Marx fut pas­sionné par les oeuvres d'Homère, Shakespeare, Balzac et autres grands écrivains. Pour lui, de tels personnages et leur créativité débridée, constituaient des modèles durables du véritable potentiel de l'humanité. Comme nous l'avons vu, le but de Marx était une société où de tels niveaux de créativité deviendraient un attribut « normal » de l'homme ; il s'ensuit donc que l'état élevé de perception sensitive décrite dans les Manuscrits devien­drait de plus en plus l'état « normal » de conscience de l'humanité sociale.

Plus tard, l'approche de Marx dé­veloppera plus l'analogie avec l'activité créatrice du scientifique qu'avec celle de l'artiste, tout en conservant l'essentiel : la libéra­tion de la corvée du travail, le dépassement de la séparation entre travail et temps libre, produisent un nouveau sujet humain :

«Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immé­diat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c'est le cas dans le système économique bourgeois. (...) Le temps libre - qui est à la fois loisir et activité supérieure - aura naturellement transformé son pos­sesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il en­trera dans le processus de la pro­duction immédiate. Par rapport à l'homme en formation, ce processus est d'abord discipline ; par rapport à l'homme formé, dont le cerveau est le réceptacle des connaissances socialement accumulées, il est exer­cice, science expérimentale, science matériellement créatrice et réalisa­trice. Pour l'un et l'autre, il est en même temps effort, dans la mesure où, comme en agriculture, le travail exige la manipulation pratique et le libre mouvement. »([19] [591])

 

Au-delà du moi atomisé

 

L'éveil des sens par la libre activité humaine implique aussi la trans­formation du rapport de l'individu avec le monde social et naturel qui l'entoure. C'est à ce problème que Marx se réfère quand il dit que le communisme résoudra les contradictions « entre l'existence et l'essence... entre l'objectification et l'affirmation de soi... entre l'individu et l'espèce». Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'aliénation, Hegel dans son exa­men du rapport entre le sujet et l'objet dans la conscience hu­maine, a reconnu que la capacité unique de l'homme de se concevoir en tant que sujet séparé était vécue comme une aliénation : l'« autre », le monde objectif, à la fois humain et naturel, lui apparaissait comme hostile et étranger. Mais l'erreur de Hegel était de voir cela dans l'absolu au lieu de le considérer comme un produit historique ; de ce fait, il n'y voyait pas d'issue sinon dans les sphères raréfiées de la spéculation philosophique. Pour Marx, d'un autre côté, c'est le tra­vail de l'homme qui avait créé la distinction sujet objet, la sépara­tion entre l'homme et la nature, l'individu et l'espèce. Mais jusqu'ici le travail avait été « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation. »([20] [592]) Et c'est pourquoi, jusqu'à présent, la distinction entre le sujet et l'objet avait aussi été vécue comme aliéna­tion. Ce processus, comme on l'a vu, avait atteint son point le plus avancé dans le moi isolé, profon­dément atomisé de la société capi­taliste ; mais le capitalisme avait également jeté la base de la résolu­tion pratique de cette aliénation. Dans la libre activité créatrice du communisme, Marx voyait la base d'un état de l'être dans lequel l'homme considère la nature comme humaine et lui-même comme naturel ; un état dans lequel le sujet a réalisé une unité consciente avec l'objet :

« ...dans la société, la réalité objec­tive devient pour l'homme la réalité de sa maîtrise en tant qu'être hu­main ; réalité humaine, cette maî­trise est par conséquent la réalité de son être propre, grâce à laquelle tous les objets deviennent pour lui l'objectification de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets : il devient lui-même objet. »([21] [593])

Dans ses commentaires sur les Manuscrits, Bordiga a particuliè­rement insisté sur ce point : la résolution des énigmes de l'histoire ne devenait possible que «parce qu'on est sorti de la tromperie mil­lénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce hu­maine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique ». Et il continue en disant que « dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier. »([22] [594])

Jusqu'ici, le fait de cultiver volon­tairement des états (ou plutôt des étapes, puisque nous ne parlons ici de rien de définitif) de conscience qui aillent au-delà de la perception du moi isolé, s'est limité en grande partie à des traditions mystiques. Par exemple, dans le bouddhisme Zen, les comptes-rendus d'expérience de Satori dans lesquels s'exprime une tentative de dépasser la rupture entre le sujet et l'objet dans une unité plus vaste, comportent une certaine ressem­blance avec le mode d'être que Bordiga, à la suite de Marx, a tenté de décrire. Mais tandis que la so­ciété communiste trouvera peut-être à se réapproprier de ces tradi­tions, il ne faut pas déduire de ces passages de Marx ou de Bordiga que le communisme pourrait se définir comme une « société mys­tique » ou qu'il y a un « mysticisme communiste », comme on le trouve dans certains textes sur la question de la nature qui ont été publiés ré­cemment par le groupe bordiguiste Il Partito Comunista([23] [595]). Inévitablement, 1' enseignement de toutes les traditions mystiques était plus ou moins lié aux diverses conceptions religieuses et idéologiques erronées résultant de l'immaturité des conditions historiques, tandis que le communisme sera capable de s'emparer du « noyau rationnel » de ces traditions et de les intégrer dans une véritable science de l'homme. De façon également inévitable, les vues et les tech­niques des traditions mystiques étaient, presque par définition, li­mitées à une élite d'individus pri­vilégiés, alors que dans le commu­nisme, il n'y aura pas de « secrets » à cacher aux masses vulgaires. En conséquence, l'extension de la conscience que réalisera l'humanité collective du futur, sera incomparablement supérieure aux éclairs d'illumination atteints par des individus dans les limites de la société de classe.

Les branches d'un arbre de la terre

Telles sont les recherches les plus lointaines dans la vision du com­munisme de Marx, une vision qui s'étend même au-delà du commu­nisme, puisque Marx dit à un mo­ment que « le communisme est la forme nécessaire et le principe dy­namique du proche avenir sans être en tant que tel le but du développement humain.»([24] [596]) Le communisme, même sous sa forme pleinement développée, n'est que le début de la société humaine.

Mais ayant atteint ces hauteurs de l'Olympe, il est nécessaire de reve­nir sur terrain ferme ; ou plutôt de rappeler que cet arbre dont les branches s'élèvent vers le ciel, est fermement enraciné dans le sol de la Terre.

Nous avons déjà présenté plusieurs arguments contre l'accusation se­lon laquelle les divers tableaux pré­sentés par Marx de la société communiste seraient des schémas purement spéculatifs et utopiques : d'abord en montrant que même ses premiers écrits en tant que com­muniste se basent sur un diagnostic très complet et scientifique de l'aliénation de l'homme, et plus particulièrement sous le règne du capital. Le remède découle donc logiquement du diagnostic : le communisme doit fournir le « dépassement positif» de toutes les manifestations de l'aliénation humaine.

Deuxièmement, nous avons vu comment les descriptions d'une humanité qui a retrouvé sa santé, étaient toujours basées sur de réels aperçus d'un monde transformé, d'authentiques moments d'inspiration et d'illumination qui peuvent avoir lieu et ont lieu dans la chair et le sang d'êtres humains même dans les limites de l'aliénation.

Mais ce qui était encore peu déve­loppé dans les Manuscrits, c'est la conception du matérialisme histo­rique : l'examen des transforma­tions économiques et sociales suc­cessives qui ont jeté les bases de la société communiste future. Dans son travail ultérieur, donc, Marx a dû dépenser une grande partie de son énergie à étudier le mode d'action sous-jacent du système capitaliste, et l'opposer aux modes de production qui avaient précédé l'époque bourgeoise. En particu­lier, une fois qu'il eût mis à nu les contradictions inhérentes à l'extraction et à la réalisation de la plus-value, Marx fut capable d'expliquer comment toutes les so­ciétés de classe précédentes avaient péri parce qu'elles ne pouvaient produire suffisamment, tandis que le capitalisme était le premier à être menacé de destruction parce qu'il « surproduisait ».

Mais c'est précisément cette ten­dance inhérente à la surproduction qui a signifié que le capitalisme établissait les bases d'une société d'abondance matérielle ; une so­ciété capable de libérer les im­menses forces productives déve­loppées puis entravées par le capi­tal, une fois celui-ci parvenu dans sa période de déclin historique ; une société capable de les dévelop­per pour les besoins humains et concrets de l'homme et non pour les besoins inhumains et abstraits du capital.

Dans les Grundrisse, Marx a exa­miné ce problème en se référant spécifiquement à la question du temps de surtravail, observant que : « Ainsi, réduisant à son mini­mum le temps du travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l'épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu'il n'est pas en mesure d'exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire.         Plus cette contradiction s'aggrave, plus on s'aperçoit que l'accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l'appropriation du sur-travail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue - et le temps disponible perdra du coup son ca­ractère contradictoire - le temps de travail nécessaire s'alignera d'une part sur les besoins de l'individu so­cial, tandis qu'on assistera d'autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmen­teront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l'étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. »([25] [597])

Nous reviendrons sur cette ques­tion du temps de travail dans d'autres articles, en particulier quand nous examinerons les pro­blèmes économiques de la période de transition. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c'est que, quelles que soient la radicalité et la profondeur de vue des tableaux présentés par Marx du futur com­muniste de l'humanité, ils étaient basés sur une sobre affirmation des possibilités réelles contenues dans le système de production existant. Mais plus que cela : l'émergence d'un monde qui mesure la richesse en termes de « temps disponible » plutôt qu'en temps de travail, un monde qui dédie consciemment ses ressources productives au plein dé­veloppement du potentiel humain, n'est pas une simple possibilité : c'est une nécessité brûlante si l'humanité veut trouver une issue face aux contradictions dévasta­trices du capitalisme. Ces derniers développements théoriques mon­trent donc par eux-mêmes qu'ils sont en totale continuité avec les premières descriptions audacieuses de la société communiste : ils démontrent de façon évidente que « le dépassement positif» de l'aliénation décrit avec une telle profondeur et une telle passion dans les premiers travaux de Marx n'était pas un choix parmi beaucoup d'autres pour le futur de l'humanité, mais son seul futur.

Dans le prochain article, nous sui­vrons les pas de Marx et Engels, après leurs premiers textes souli­gnant les buts ultimes du mouve­ment communiste : la montée de la lutte politique qui constituait la pré-condition indispensable aux transformations économiques et sociales qu'ils envisageaient. Nous examinerons donc comment le communisme est devenu un programme politique explicite avant, pendant et après les grands soulè­vements sociaux de 1848.

CDW.



[1] [598] Manuscrits économiques et philosophiques, « Communisme et propriété », p. 77, Ed. La Pléiade, T.11.

[2] [599] Ibid, page 78.

[3] [600] Ibid, page 79.

[4] [601] Ibid.

[5] [602] D'ailleurs en français, travail vient du bas-latin trepalium, un instrument de torture...

[6] [603] « Notes de lecture », p. 34, Ed. La Pléiade, T.II.

 

[7] [604] Ibid. , p. 33.

[8] [605] Critique du Programme de Gotha, p. 24, Ed. Spartacus

[9] [606] L'idéologie Allemande, « I. Feuerbach », « Division du travail et aliénation », p. 1065, Ed. La Pléiade, T.III.

[10] [607] Ibid. , « III Saint Max », « Organisation du travail », p. 1289

[11] [608] La terminologie utilisée ici est inévita­blement marquée de préjugé sexuel, parce que l'histoire de la division du travail est également l'histoire de l'oppression des femmes et de leur exclusion effective de bien des sphères d'activité sociale et politique. Dans ses premiers travaux, Marx a souligné que le rapport naturel des sexes « permet de juger de tout le degré du développement hu­main » et que « du caractère de ce rapport, on peul conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, hu­main, et conscient de l'être devenu.... » (Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 78, Ed. La Pléiade, T.II)).

Ainsi, il était évident pour Marx que l'abolition communiste de la division du travail était également l'abolition de tous les rôles restrictifs imposés aux hommes et aux femmes. Le marxisme ne s'est donc jamais réclamé du soi-disant « mouvement de libé­ration des femmes » dont la renommée se base sur le fait qu'il serait le seul à voir que les visions « traditionnelles » (c'est-à-dire staliniennes et gauchistes) de la révolution seraient trop limitées à d'étroits buts politiques et économiques et « rateraient » de ce fait la nécessité d'une transformation radi­cale des rapports entre les sexes. Pour Marx, il était évident dès le début qu'une ré­volution communiste signifiait précisément une transformation profonde de tous les as­pects des rapports humains.

[12] [609] Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 85, Ed. La Pléiade, T.II.

[13] [610] Ibid. , p. 84-85

 

[14] [611] Ibid., p. 83

[15] [612] Ibid., p. 82-83

[16] [613] Ibid. , p. 84

[17] [614] Dans son autobiographie, Trotsky, rappelant les premiers jours de la révolution d'octobre, souligne que le processus révolutionnaire lui-même s'exprime comme une ex­plosion massive d'inspiration col­lective :

« Le marxisme est à considérer comme l'expression consciente d'un processus historique inconscient. Mais le processus "inconscient", au sens historico-philosophique du terme et non psychologique, ne coïncide avec son expression consciente qu'en ses plus hauts sommets, lorsque la masse, par la poussée de ses forces élémentaires, force les portes de la routine sociale et donne une expression victorieuse aux plus profonds besoins de l'évolution historique. La conscience théorique la plus élevée que l'on a de l'époque fusionne, en de tels moments, avec l'action di­recte des couches les plus profondes, des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie. La fusion créatrice du conscient avec l'inconscient est ce qu'on appelle d'ordinaire, l'inspiration. La révo­lution est un moment d'inspiration exaltée de l'histoire.

Tout véritable écrivain connaît des moments de création où quelqu'un de plus fort que lui guide sa main. Tout véritable orateur a connu des minutes où quelque chose de plus fort que lui ne l'était à ses heures ordinaires s'exprimait par ses lèvres. C'est cela "l'inspiration". Elle naît d'une suprême tension créatrice de toutes les forces. L'inconscient remonte de sa profonde tanière et se subordonne le travail conscient de la pensée, se l'assimile dans une sorte d'unité su­périeure.

Les heures où la tension des forces spirituelles est poussée à son plus haut degré s'emparent quelques fois de l'activité individuelle sous tous ses aspects, car elle est liée au mouvement des masses. Telles fu­rent les journées d'Octobre pour les "leaders". Les forces latentes de l'organisme, ses instincts profonds, tout le flair hérité de fauves an­cêtres, tout cela se souleva, rompit les guichets de la routine psychique et - à côté des généralisations histo­rico-philosophiques les plus élevées - se mit au service de la révolution.

Ces deux processus, celui des indi­vidus et celui des masses, étaient basés sur une combinaison du conscient avec l'inconscient, de l'instinct, qui donne du ressort à la volonté, avec les plus hautes géné­ralisations de l'esprit.

Extérieurement, cela n'avait pas du tout l'air pathétique : des hommes circulaient, las, affamés, non lavés, les yeux enflammés, les joues héris­sées de poils parce qu'ils ne s'étaient pas rasés. Et chacun d'eux ne fut en mesure, plus tard, de raconter que très peu de chose sur les jours et les heures les plus critiques. » (Trotsky, Ma Vie, chap.19, ed.Gallimard).

Ce passage à propos de l'émancipation des sens est également remarquable parce que, dans la continuité des écrits de Marx, il soulève la question du lien entre le marxisme et la théorie psychanaly­tique. Selon l'auteur de cet article, les conceptions de Marx de l'aliénation et sa notion d'émancipation des sens ont été confirmées, à partir d'un point de vue différent, par les découvertes de Freud. Tout comme Marx voyait l'aliénation de l'homme comme un processus accumulatif atteignant son point culminant dans le capi­talisme, Freud a décrit le processus de la répression atteignant son pa­roxysme dans la civilisation ac­tuelle. Et pour Freud, ce qui est réprimé est précisément la capacité de l'être humain de jouir de ses sens - le lien érotique avec le monde que nous savourons dans la prime enfance mais qui est pro­gressivement « réprimé » à la fois dans l'histoire de l'espèce et dans celle de l'individu. Freud a également compris que la source ultime de cette répression résidait dans la lutte contre la pénurie matérielle. Mais alors que Freud, en tant que penseur bourgeois honnête, l'un des derniers à avoir apporté une réelle contribution à la science humaine, était           incapable d’envisager une société ayant dépassé la pénurie et donc la nécessité de la répression, la vision de l’émancipation des sens de Marx considère la restauration du monde d’être érotique « infantile » à un niveau supérieur. Comme Marx lui-même le souligne, « Un homme ne peut redevenir un enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? ». (Introduction générale à la critique de l’économie politique, p 266, Ed. La Pléiade, T.I.).

[18] [615] in « The Marriage of Heaven and Hell U.

[19] [616] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital », p. 311, Ed. La Pléiade, T.11.

[20] [617] Manuscrits, « Critique de la philosophie hégélienne », p. 126, Ed. La Pléiade, T.II.

[21] [618] Manuscrits, « Communisme et pro­priété «, p. 84, Ibid.

[22] [619] Bordiga et la passion du communisme, «Tables immuables de la théorie communiste de parti », J. Camatte, 1972

[23] [620] Voir en particulier le Rapport de la réunion des 3/4 février 1990 à Florence, Communist Left n°3 et l'article « Nature et révolution communiste » dans Communist Left n°5. Nous ne sommes pas surpris que les bordiguistes tombent ici dans le mysti­cisme : toute leur notion d'un programme communiste invariant en est déjà fortement imprégnée. Nous devons savoir également que dans certaines de ses formulations sur le dépassement du moi atomisé, c'est-à-dire de l'aliénation entre soi et les autres, Bor­diga s'égare dans la négation pure et simple de l'individu ; que le point de vue de Bor­diga sur le communisme et également sur le parti qu'il voyait, dans un certain sens, comme une préfiguration de celui-là, glisse souvent vers une suppression totalitaire de l'individu par le collectif. Au contraire, Marx a toujours rejeté de telles conceptions comme l'expression de déformations gros­sières et primitives du communisme. Il parlait du communisme qui résolvait la contradiction entre l'individu et l'espèce - pas de l'abolition de l'individu, mais de sa réalisation dans la collectivité, et de la réali­sation de celle-ci dans chaque individu.

[24] [621] Manuscrits, « Propriété privée et communisme », p. 90, Ed. La Pléiade, T.II.

[25] [622] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital «, p. 307-308, Ed. La pléiade, T.II.

 

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [164]

Questions théoriques: 

  • Communisme [165]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [166]

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