Situation internationale : derrière les opérations « humanitaires », les grandes puissances font la guerre.

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A travers les reportages « live » des télévisions, la barbarie du monde actuel s'est installée de façon quoti­dienne dans des centaines de millions de foyers. Camps de « purification ethnique » et massacres sans fin dans /'ex-Yougoslavie, au coeur de l'Europe « civilisée », famines meurtrières en Somalie, nou­velle incursion des grandes puissances occidentales au dessus de l'Irak : la guerre, la mort, la terreur, voilà com­ment se présente « l'ordre mondial » du capital en cette fin de millénaire. Si les mé­dias nous renvoient une image aussi insoutenable de la société capitaliste, ce n'est certainement pas, évidem­ment, pour inciter la seule classe qui puisse la renverser, le prolétariat, à prendre conscience de sa res­ponsabilité historique et à en­gager les combats décisifs dans cette direction. C'est au contraire, avec les cam­pagnes « humanitaires » qui entourent ces tragédies, pour tenter de le paralyser, pour lui faire croire que les puissants de ce monde se préoccupent sérieusement de la situation catastrophique dans laquelle se trouve ce dernier, qu'ils font tout ce qui est néces­saire, ou tout au moins pos­sible, pour guérir ses plaies. C'est aussi pour masquer les sordides intérêts impérialistes qui animent leur action et pour lesquels elles se déchi­rent. C'est donc pour couvrir d'un écran de fumée leur propre responsabilité dans la barbarie actuelle et justifier de nouvelles escalades dans celle-ci.

Depuis plus d'un an, ce qui avant s'appelait la Yougoslavie est à feu et à sang. La liste des villes mar­tyres s'allonge mois après mois : Vukovar, Osijek, Dubrovnik, Gorazde et, maintenant, Sarajevo. De nouveaux charniers sont ouverts alors que les anciens ne sont pas encore refermés. On compte déjà- plus de deux millions de réfugiés sur les routes. Au nom de la « purification ethnique », on a vu se multiplier des camps de concentra­tion pour les soldats prisonniers mais aussi pour les civils, des camps où Ton affame, torture, pra­tique les exécutions sommaires. A Quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations indus­trielles d'Europe occidentale, le « nouvel ordre mondial », annoncé par Bush et autres grands « démocrates » lors de l'effondrement des régimes stali­niens d'Europe, nous dévoile une nouvelle fois son vrai visage : celui des massacres, de la terreur, des persécutions ethniques.

La barbarie impérialiste en Yougoslavie

Les gouvernements des pays avan­cés et leurs médias aux ordres n'ont eu de cesse de présenter la barbarie qui se déchaîne dans l'ex-Yougoslavie comme le résultat des haines ancestrales qui opposent les diffé­rentes populations de ce territoire. Et c'est vrai que, à l'image des autres pays anciennement dominés par des régimes staliniens, notam­ment l'ex-URSS, le corset de fer qui étreignait ces populations n'a nullement aboli les vieux antago­nismes perpétués par l'histoire. Bien au contraire, alors qu'un dé­veloppement tardif du capitalisme dans ces régions ne leur avait pas permis de connaître un réel dépas­sement des anciennes divisions lé­guées par la société féodale, les soi-disant régimes « socialistes » n'ont fait que maintenir et exacerber ces divisions. Le dépassement de celles-ci ne pouvait être réalisé que par un capitalisme avancé, par une industrialisation poussée, par le développement d'une bourgeoisie forte économiquement et politi­quement, capable de s'unifier au­tour de l'Etat national. Or, les ré­gimes staliniens n'ont présenté au­cune de ces caractéristiques.

Comme les révolutionnaires l'avaient souligné depuis long­temps, ([1]) et comme il s'est confirmé de façon éclatante ces dernières années, ces régimes étaient à la tête de pays capitalistes peu dévelop­pés, avec une bourgeoisie particulièrement faible et qui portait, jusqu'à la caricature, tous les stig­mates de la décadence capitaliste ayant présidé à sa constitution ([2]). Née de la contre-révolution et de la guerre impérialiste, cette forme de bourgeoisie avait pour piliers pra­tiquement uniques de son pouvoir la terreur et la force des armes. De tels instruments lui ont donné pen­dant un certain nombre de décen­nies l'apparence de la puissance et ont pu laisser croire qu'elle était venue à bout des vieux clivages na­tionalistes et ethniques existant auparavant. Mais en réalité, le monolithisme qu'elle affichait était loin de recouvrir une réelle unité dans ses rangs. C'était au contraire la marque de la permanence des divisions entre les différentes cliques qui la composaient, des di­visions que seule la poigne de fer du parti-Etat était en mesure d'empêcher qu'elles ne conduisent à un éclatement. L'explosion im­médiate de l'URSS en autant de républiques dès lors que s'était ef­fondré son régime stalinien, le dé­chaînement au sein de ces répu­bliques d'une multitude de conflits ethniques (arméniens contre azéris, ossètes contre géorgiens, tchétchènes-ingouches contre russes, etc.) sont venus exprimer que la mise sous l'étouffoir de ces divi­sions n'avait permis que leur exacerbation. Et c'est par le même moyen qu'elles avaient été conte­nues, la force des armes, qu'elles tendent aujourd'hui à s'exprimer.

Cela dit, l'effondrement du régime stalinien dans l'ex-Yougoslavie ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la situation actuelle dans cette partie du monde. Comme nous l'avons mis en évidence, cet effondrement était lui-même, comme celui de l'ensemble des régimes du même type, une manifestation de la phase ultime de la décadence du mode de production capitaliste, la phase de décomposition ([3]). On ne peut com­prendre la barbarie et le chaos qui se déchaînent aujourd'hui de par le monde, et en ce moment même dans les Balkans, qu'en faisant in­tervenir cet élément historique inédit que constitue la décomposi­tion : le « nouvel ordre mondial » ne peut être qu'une chimère, c'est de façon irréversible que le capita­lisme a plongé la société humaine dans le plus grand chaos de l'histoire, un chaos qui ne peut dé­boucher que sur la destruction de l'humanité ou sur le renversement du capitalisme.

Cependant, les grandes puissances impérialistes ne restent pas les bras croisés devant l'avancée de la dé­composition. La guerre du Golfe, préparée, provoquée et menée par les Etats-Unis, constituait une ten­tative de la part de la première puissance mondiale de limiter ce chaos et la tendance au « chacun pour soi » sur lequel débouchait nécessairement l'effondrement du bloc de l'Est. En partie, les Etats-Unis sont parvenus à leurs fins, no­tamment en renforçant encore leur emprise sur une zone aussi importante que le Moyen-Orient et en obligeant les autres grandes puis­sance à les suivre, et même à les se­conder dans la guerre du Golfe. Mais cette opération de « maintien de l'ordre » a très vite montré ses limites. Au Moyen-Orient même, elle a contribué à raviver le soulè­vement des nationalistes Kurdes contre l'Etat irakien (et, sur cette lancée, contre l'Etat turc) de même qu'elle a favorisé une insurrection es populations chiites du sud de l'Irak. Sur le reste de la planète, « l'ordre mondial » s'est révélé très rapidement n'être qu'un miroir aux alouettes, notamment avec le dé­but des affrontements en Yougo­slavie au cours de l'été 1991. Et ce que révèlent justement ces der­niers, c'est que la contribution des grandes puissances à un quel­conque « ordre mondial » non seulement n'est en rien positive mais, qu'au contraire, elle n'a d'autre ré­sultat que d'aggraver le chaos et les antagonismes.

Un tel constat est particulièrement évident en ce qui concerne l'ex-Yougoslavie où le chaos actuel dé­coule directement de l'action des grandes puissances. A l'origine du processus qui a conduit cette ré­gion dans les affrontements d'aujourd'hui, il y a la proclama­tion d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991. Or, il est clair que ces deux républiques n'auraient pas pris un tel risque si elles n'avaient reçu un ferme sou­tien (diplomatique mais aussi en armes) de la part de l'Autriche et de son chef de file, l'Allemagne. En fait, on peut dire que, dans le but de s'ouvrir un débouché en Médi­terranée, la bourgeoisie de cette dernière puissance a pris la respon­sabilité initiale de provoquer l'explosion de l'ex-Yougoslavie avec toutes les conséquences qu'on voit aujourd'hui. Mais les bour­geoisies des autres grands pays n'ont pas été en reste. Ainsi, la riposte violente de la Serbie face à l'indépendance de la Slovénie et surtout face à celle de la Croatie, où vivait une importante minorité serbe, a reçu, dès le début, un ferme soutien de la part des Etats-Unis et de ses alliés européens les glus proches tels que la Grande-Bretagne. On a même vu la France, qui, par ailleurs, s'est alliée à 1 Allemagne pour essayer d'établir avec elle une sorte de condominium sur l'Europe, se retrouver à côté des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour apporter son soutien a « l'intégrité de la Yougoslavie », c'est-à-dire, en fait, à la Serbie et à sa politique d'occupation des régions croates peuplées par des serbes. Là aussi, il est clair que sans ce soutien initial, la Serbie se serait montrée beaucoup moins entreprenante dans sa politique militaire, tant face à la Croatie l'an dernier, qu'aujourd'hui face à la Bosnie-Herzégovine. C'est pour cela que la soudaine préoccupation « humanitaire » des Etats-Unis et d'autres grandes puissances face aux exactions commises par les autorités serbes a bien du mal à mas­quer l'immense hypocrisie qui pré­side à leurs agissements. La palme revient, d'une certaine façon, à la bourgeoisie française qui, alors qu'elle a continue à entretenir des relations étroites avec la Serbie (ce qui correspondait à une vieille tradition d'alliance avec ce pays), s'est permise d'apparaître comme le champion de l'action « humanitaire » avec le voyage de Mitterrand à Sarajevo en juin 1992 à la veille de la levée du blocus serbe sur l'aéroport de cette ville. Il est évident que ce « geste » de la Serbie avait été négocié en sous-main avec la France pour per­mettre aux deux pays de tirer le maximum d'avantages de la situa­tion : il permettait au premier d'obtempérer à l'ultimatum de l'ONU tout en sauvant la face et il donnait un bon coup de pouce à la diplomatie du second dans cette partie du monde, une diplomatie qui essaye de jongler entre celles des Etats-Unis et de l'Allemagne.

En fait, l'échec de la récente confé­rence de Londres sur l'ex-Yougo­slavie, un échec avéré par la pour­suite des affrontements sur le ter­rain, ne fait qu'exprimer l'incapacité des grandes puissances à se mettre d'accord du fait de l'antagonisme de leurs intérêts. Si toutes se sont entendues pour faire de grandes déclarations sur les be­soins « humanitaires » (il faut bien sauver la face) et sur une condam­nation du « mouton noir » serbe, il est clair que chacune a sa propre approche de la « solution » des af­frontements dans les Balkans.

D'un côté, la politique des Etats-Unis vise à faire contrepoids à celle de l'Allemagne. Il s'agit, pour la première puissance mondiale, de tenter de limiter l'extension de la Croatie pro-allemande et, en parti­culier, de préserver, autant que possible, l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine. Une telle politique, qui explique le soudain revirement de la diplomatie US contre la Ser­bie, au printemps 92, a pour objet de priver les ports croates de Dalmatie de leur arrière-pays lequel appartient à la Bosnie-Herzégo­vine. En outre, le soutien à ce der­nier pays, où les musulmans sont majoritaires, ne peut que faciliter la politique américaine en direction des Etats musulmans. En par­ticulier, il vise à ramener dans le gi­ron américain une Turquie qui se tourne de plus en plus en direction de l’Allemagne.

D'un autre côté, la bourgeoisie al­lemande n'est nullement intéressée au maintien de l'intégrité territo­riale de la Bosnie-Herzégovine. Au contraire, elle est intéressée à une partition de celle-ci, avec une mainmise croate sur le sud du pays, comme c'est déjà le fait au­jourd'hui, afin que les ports dalmates disposent d'un arrière pays plus large que l'étroite bande de terrain appartenant officiellement à la Croatie. C'est pour cette rai­son, d'ailleurs, qu'il existe à l'heure actuelle une complicité de fait entre les deux ennemis d'hier, la Croatie et la Serbie, en faveur du démembrement de la Bosnie-Her­zégovine. Cela ne veut pas dire, évidemment, que l'Allemagne soit prête à se ranger du côté de la Ser­bie qui demeure « l'ennemie hérédi­taire » de son alliée croate. Mais, en même temps, elle ne peut que voir d'un mauvais oeil toutes les gesticulations     « humanitaires » dont il clair qu'elles visent, en premier lieu, les intérêts du capital allemand dans la région.

Pour sa part, la bourgeoisie fran­çaise essaye de jouer sa propre carte, à la fois contre la perspective d'un renforcement de l'influence américaine dans les Balkans et contre la politique de l'impérialisme allemand d'ouverture d'un débouché sur la Méditerranée. Son opposition à cette dernière politique ne signifie pas que soit remise en cause l'alliance entre l'Allemagne et la France. Elle signifie seulement que ce dernier pays tient à conserver un certain nombre d'atouts qui lui soient propres (comme la présence d'une flotte en Méditerranée dont est privée pour le moment la puis­sance germanique) afin que son as­sociation avec son puissant voisin ne débouche pas sur une simple soumission à celui-ci. En fait, au delà des contorsions autour des thèmes humanitaires et des dis­cours dénonçant la Serbie, la bourgeoisie française reste le meilleur allié occidental de ce der­nier pays dans l'espoir de disposer de sa propre zone d'influence dans les Balkans.

Dans un tel contexte de rivalités entre les grandes puissances, il ne peut y avoir de solution «pacifique» dans l'ex-Yougoslavie. La concurrence à laquelle se livrent ces puissances dans le do­maine de l'action « humanitaire » n'est jamais que la prolongation et la feuille de vigne de leur concur­rence impérialiste. Dans ce dé­chaînement des antagonismes entre Etats capitalistes, la première puissance mondiale a tenté d'imposer sa « pax americana» en prenant la tête des menaces et de l'embargo contre la Serbie. En fait, c'est la seule puissance qui soit en mesure de porter des coups décisifs au potentiel militaire de ce pays et à ses milices grâce à son aviation de guerre basée sur les porte-avions de la 6e flotte. Mais, en même temps, les Etats-Unis ne sont pas disposés à engager leurs troupes ter­restres afin de mener une guerre conventionnelle contre la Serbie. Sur le terrain, la situation est loin de ressembler à celle de l'Irak qui avait permis la chevauchée triom­phale des GI's il y a un an et demi. Cette situation est devenue, grâce à la contribution de tous les requins impérialistes, tellement inextri­cable qu'elle risque de constituer un véritable bourbier dans lequel même la première armée du monde risquerait de s'enliser, à moins de procéder à des massacres de grande envergure sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui. C'est pour cela que, pour le mo­ment, même si une intervention aé­rienne « ciblée » n'est pas à exclure, les menaces répétées des Etats-Unis contre la Serbie n'ont pas été suivies de mise en pratique. Elles ont essentiellement servi, jusqu'à présent, à « forcer la main », dans le cadre de l'ONU, aux «alliés» récalcitrants de cette puissance (notamment la France) afin de leur faire voter les sanctions contre la Serbie. Elles ont eu également pour «mérite», du point de vue améri­cain, de mettre en relief la totale impuissance de « l'Union européenne » face à un conflit se dé­roulant dans sa zone de compé­tence et donc de dissuader les Etats qui pourraient rêver d'utiliser cette structure pour s'acheminer vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste rival des Etats-Unis de renoncer à une telle démarche. En particulier, cette attitude améri­caine a eu pour effet de raviver les plaies au sein de l'alliance franco-allemande. Enfin, cette attitude menaçante de la puissance améri­caine constitue également un rappel à l'ordre à deux pays impor­tants de la région, l'Italie et la Tur­quie, ([4]) qui sont aujourd'hui tentés par un rapprochement avec le pôle impérialiste allemand au détriment de l'alliance avec les Etats-Unis.

Cependant, si la politique de l'impérialisme américain à l'égard de la question yougoslave a réussi à atteindre certains de ses objectifs, c'est surtout en attisant les difficul­tés de ses rivaux mais non par une affirmation massive et incontestable de la suprématie des Etats-Unis sur ces derniers. Et c'est jus­tement une telle affirmation que cette puissance est allée chercher dans le ciel d'Irak.

En Irak comme ailleurs, les Etats-Unis réaffirment leur vocation de gendarme du monde

Il faut être particulièrement naïf ou bien soumis corps et âme aux cam­pagnes idéologiques pour croire à la vocation « humanitaire » de la présente intervention « alliée » contre l'Irak. Si vraiment la bour­geoisie américaine et ses complices s'étaient le moins du monde préoc­cupées du sort des populations de l'Irak, elles auraient commencé par ne pas apporter un ferme sou­tien au régime irakien lorsque ce­lui-ci faisait la guerre à l'Iran et qu'en même temps il gazait sans re­tenue les kurdes. Elles n'auraient pas, en particulier, déchaîné, en janvier 1991, une guerre sangui­naire dont la population civile et les soldats appelés ont été les prin­cipales victimes, une guerre que l'administration Bush avait délibé­rément voulue et préparée, no­tamment en encourageant, avant le 2 août 1990, Saddam Hussein à faire main basse sur le Koweït et en ne lui laissant, par la suite, aucune porte de sortie ([5]). De même, il faut vraiment se forcer pour déceler une vocation humanitaire dans la façon dont les Etats-Unis ont mis fin a la guerre du Golfe, lorsqu'ils ont lais­sée intacte la Garde républicaine, c'est-à-dire les troupes d'élite de Saddam Hussein, qui s'est empres­sée de noyer dans le sang les Kurdes et les Chiites que la propa­gande US avait appelés à se soule­ver contre Saddam tout au long de la guerre. Le cynisme d'une telle politique a d'ailleurs été relevé par les plus éminents spécialistes bour­geois des questions militaires :

« Ce fut bien une décision délibérée du président Bush de laisser Saddam Hussein procéder à l'écrasement de rébellions qui, aux yeux de l'administration améri­caine, comportaient le risque d'une libanisation   de  l'Irak,   un   coup d'Etat contre Saddam Hussein était souhaité, mais pas le morcellement du pays. » ([6]).

En réalité, la dimension humani­taire de « l'exclusion aérienne » du sud de l'Irak est du même ordre que celle de l'opération menée par les « coalisés » au printemps 1991 dans le nord de ce pays, rendant plu­sieurs mois, après la fin de la guerre, on avait laissé les Kurdes se faire massacrer par la Garde répu­blicaine ; puis, quand le massacre était bien avancé, on avait créé, au nom de « l'ingérence humanitaire », une « zone d'exclusion aérienne » en même temps qu'on lançait une campagne caritative internationale en faveur des populations kurdes. Il s'agissait alors d'apporter, après coup, une justification idéologique à la guerre du Golfe en mettant en relief combien Saddam était ignoble. Le message qu'on voulait faire passer auprès de ceux qui ré­prouvaient la guerre et ses mas­sacres était le suivant : « il n'y a pas eu "trop" de guerre mais encore "pas assez" ; il aurait fallu pour­suivre l'offensive jusqu'à chasser Saddam au pouvoir». Quelques mois après cette opération ultra-médiatisée, les « humanitaires » de service ont laissé les kurdes à leur sort pour aller passer l'hiver dans leurs foyers. Quant aux chiites, ils n'avaient pas a cette époque béné­ficié de la sollicitude des pleureuses professionnelles et encore moins d'une protection armée. De toute évidence, ils avaient été gardés en réserve (c'est-à-dire qu'on avait laissé Saddam continuer à les mas­sacrer et les réprimer) pour qu'on puisse s'intéresser à leur triste sort au moment le plus opportun, lorsque cela servirait les intérêts du gendarme du monde. Et ce mo­ment est justement arrivé.

Il est arrivé avec la perspective des élections présidentielles aux Etats-Unis. Bien que certaines fractions de la bourgeoisie américaine soient en faveur d'une alternance permet­tant de redonner un peu de tonus à la  mystification    démocratique, ([7]) Bush et son équipe conservent la confiance de la majorité des sec­teurs de la classe dominante. Ils ont fait leurs preuves, notamment avec la guerre du Golfe, comme défenseurs avisés du capital natio­nal et des intérêts impérialistes des Etats-Unis. Cependant, les son­dages indiquent que Bush n'est pas assuré de sa réélection. Aussi, une bonne action d'éclat faisant vibrer la fibre patriotique et rassemblant autour du président de larges couches de la population améri­caine, comme lors de la guerre du Golfe, est aujourd'hui la bienve­nue. Cependant, le contexte élec­toral ne suffit pas à expliquer une telle action de la bourgeoisie amé­ricaine au Moyen-Orient. Si le moment précis choisi pour cette action est déterminé par ce contexte, les raisons profondes de celle-ci dépassent de très loin les contingences domestiques du can­didat Bush.

En fait, le nouvel engagement mili­taire des Etats-Unis en Irak fait partie d'une offensive générale de cette puissance afin de réaffirmer sa suprématie dans l'arène impé­rialiste mondiale. La guerre du Golfe correspondait déjà à cet ob­jectif et elle a contribué à freiner la tendance au « chacun pour soi » parmi les anciens partenaires des Etats-Unis au sein de feu le bloc occidental. Alors que la dispari­tion, avec celle du bloc russe, de la menace majeure venue de l'Est avait fait pousser des ailes à des pays comme le Japon, l'Allemagne ou la France, « tempête du désert » avait contraint ces mêmes pays à faire acte d'allégeance au gen­darme américain. Les deux pre­miers avaient dû verser des contri­butions financières importantes et le troisième avait été « invité », en compagnie de toute une série d'autres pays aussi peu enthou­siastes que lui (tels l'Italie, l'Espagne ou la Belgique), à parti­ciper aux opérations militaires. Cependant, les événements de cette dernière année, et particuliè­rement l'affirmation par la bour­geoisie allemande de ses intérêts impérialistes en Yougoslavie, ont fait    apparaître les limites de l'impact de la guerre du Golfe. D'autres événements sont venus confirmer l'incapacité pour les Etats-Unis d'imposer de façon dé­finitive, ou même durable, la pré­éminence de leurs intérêts impéria­listes. Ainsi, au Moyen-Orient même, un pays comme la France, oui avait été éjecté de la région lors de la guerre du Golfe (perte de son client irakien et élimination de ses positions au Liban avec la prise de contrôle, accordée par les Etats-Unis, de ce pays par la Syrie) tente un certain retour au Liban (entrevue récente entre Mitterrand et le premier ministre libanais, re­tour au pays de l'ancien président pro-français, Aminé Gemayel). En fait, il ne manque pas au Moyen-Orient de fractions bourgeoises (comme l'OLP par exemple) qui se­raient intéressées à un certain allé­gement du poids d'une suprématie US encore renforcée par la guerre du Golfe. C'est pour cela que, de façon régulière et répétée, les Etats-Unis sont contraints de réaf­firmer leur leadership par le moyen dont celui-ci s'exprime le plus clairement, la force des armes.

Aujourd'hui, avec la création d'une « zone d'exclusion aérienne » dans le sud-Irak, les Etats-Unis se per­mettent de rappeler bien claire­ment aux Etats de la région, mais aussi et surtout aux autres grandes puissances, que ce sont eux les maîtres. Ce faisant, ils soumettent à leur politique et « mouillent » un pays comme la France (dont la participation à la guerre du Golfe était déjà loin d'être enthousiaste) qui, de son côté, témoigne de son peu d'engouement pour cette action en n'envoyant sur place que quelques avions de reconnais­sance. Et au delà de la France, c'est aussi à son principal allié, l'Allemagne, c'est-à-dire le princi­pal rival potentiel des Etats-Unis, que s'adresse le rappel à l'ordre américain.

L'offensive menée à l'heure ac­tuelle par la première puissance mondiale pour remettre au pas ses « alliés » ne s'arrête pas aux Bal­kans et à l'Irak. Elle s'exprime également dans d'autres « points chauds » du globe comme l'Afghanistan où la Somalie.

Dans ce premier pays, l'offensive sanglante du « Hezb » de Hekmatyar pour s'assurer le contrôle de Kaboul reçoit un soutien résolu de la part du Pakistan et de l'Arabie Saoudite, c'est-à-dire de deux proches alliés des Etats-Unis. Au­tant dire que c'est la bourgeoisie américaine qui se trouve, en der­nier ressort, derrière l'entreprise d'élimination de  l'actuel  homme fort de Kaboul, le « modéré » Massoud. Et cela se comprend aisé­ment lorsqu'on sait que ce dernier est le chef d'une coalition compre­nant des tadjiks persophones (soutenus par l'Iran dont les rela­tions avec la France sont en train de se réchauffer) et des ouzbeks turcophones (soutenus par la Tur­quie proche de l'Allemagne). ([8])

De même, le soudain engouement « humanitaire » pour la Somalie re­couvre en réalité des antagonismes impérialistes de même type. La corne de l'Afrique est une région stratégique de première impor­tance. Pour les États-Unis, il est prioritaire de contrôler parfaite­ment cette région et d'en chasser tout rival potentiel. En l'occurrence, un des empêcheurs de dominer en rond est l'impérialisme français qui dispose avec Djibouti d'une base militaire d'importance non négligeable. Aussi, c'est une véritable course de vitesse « humanitaire » qui s'est en­gagée entre le France et les Etats-Unis pour « porter secours » aux populations somalies (en fait, pour essayer de prendre position dans un pays aujourd'hui à feu et à sang). La France a marqué un point en faisant parvenir la pre­mière la fameuse « aide humani­taire » (envoyée justement à partir de Djibouti), mais, depuis, les Etats-Unis, avec tous les moyens dont ils disposent, ont fait parvenir leur propre « aide » dans des pro­portions sans commune mesure avec celle de leur rivale. En Soma­lie, pour l'instant, ce n'est pas en tonnage de bombes que se mesure le rapport de forces impérialiste mais en tonnage de céréales et de médicaments ; même si, demain, lorsque la situation aura évolué, on laissera de nouveau les somaliens crever comme des mouches dans l'indifférence générale.

Ainsi, c'est au nom des sentiments « humanitaires », au nom de la vertu que, sur trois continents, le « gendarme du monde » affirme sa conception de «l'ordre mondial». Cela ne l'empêche pas, évidem­ment, de se conduire en gangster, comme d'ailleurs tous les autres secteurs de la bourgeoisie. Cepen­dant, il est des formes d'action de la bourgeoisie américaine, dont il va de soi qu'elle ne se vante pas spécialement, et qui utilisent direc­tement la pègre, ce que la classe bourgeoise appelle le « crime orga­nisé » (en realité,  le principal « crime organisé » est constitué par l'ensemble des Etats capitalistes dont les crimes sont autrement plus monstrueux et « organisés » que ceux de tous les bandits du  monde). C'est ce que nous voyons à l'heure actuelle en Italie avec la série d'attentats qui, en deux mois, a coûté la vie de deux juges anti- mafia de Palerme et du chef de la police de Catane. Le « professionnalisme » de ces atten­tats démontre, et c'est clair pour tout le monde en Italie, qu'un ap­pareil d'Etat, ou des secteurs d'un tel appareil, se trouve derrière. En particulier, la complicité des ser­vices secrets chargés d'assurer la sécurité des juges semble avérée. Ces assassinats sont bruyamment utilisés par l'actuelle équipe gou­vernementale, par les médias et par les syndicats pour faire accepter aux ouvriers les attaques sans pré­cédent destinées à « assainir » l'économie italienne. Les cam­pagnes bourgeoises associent cet « assainissement » à celui de la vie politique et de l'Etat («pour avoir un Etat sain, il faut se serrer la ceinture») en même temps qu'éclate toute une série de scandales autour de la corruption. Cela dit, dans la mesure où ces attentats contribuent à mettre en relief son impuissance, le gouvernement ac­tuel ne saurait être à leur origine directe, même si certains secteurs de l'Etat sont impliqués. En réa­lité, ces attentats révèlent des rè­glements de compte brutaux entre différentes fractions de la bour­geoisie et de son appareil poli­tique. Et derrière ces règlements de comptes, il est clair que les ques­tions de politique extérieure sont présentes. En tait, la clique oui vient d'être écartée (celle d'Andreotti et compagnie) du nou­veau gouvernement était à la fois la plus liée à la Mafia (c'est de noto­riété publique) mais aussi celle qui était la plus impliquée dans l'alliance avec les Etats-Unis. Au­jourd'hui, il n'est pas surprenant que ce pays utilise, pour dissuader la bourgeoise italienne de se ranger derrière l'axe franco-allemand, une des organisations qui lui a déjà rendu de nombreux services par le passé : la Mafia. En effet, dès 1943, les « mafiosi » de Sicile avaient reçu consigne du fameux gangster italo-américain, Lucky Luciano, alors emprisonné, de favoriser le débarquement des troupes américaines ans cette île. En échange, Lu­ciano fut libéré (alors qu'il avait écopé de 50 ans de prison) et re­tourna en Italie pour diriger le tra­fic de cigarettes et de drogue. Par la suite, la Mafia a été régulière­ment associée aux activités du ré­seau Gladio (mis en place au mo­ment de la « guerre froide », avec la complicité des services secrets ita­liens, par la CIA et l'OTAN) et de la loge P2 (liée à la franc-maçonne­rie américaine) destinées à com­battre la « subversion communiste » (les activités favorables au bloc russe). Les déclarations des mafiosi « repentis » lors des « maxi-procès » anti-mafia de 1987, organises par le juge Falcone, ont clairement mis en évidence les connivences entre « Cosa Nostra » et la loge P2. C'est pour cela que les attentats actuels ne sauraient être réduits à des pro­blèmes de politique intérieure mais doivent être compris dans le cadre de l'offensive présente des Etats-Unis qui tentent de faire pression, par ce moyen aussi, pour qu'un Etat aussi important du point de vue stratégique que l'Italie ne se dégage de leur tutelle.

Ainsi, au delà des grandes phrases sur les «droits de l'homme», sur l'action « humanitaire », sur la paix, sur la morale, c'est une bararie sans nom, une putréfaction avancée de toute la vie sociale que la bourgeoisie nous demande de préserver. Et plus son verbe est ver­tueux, plus ses actes sont répu­gnants. C'est le mode de vie d'une classe et d'un système condamnés par l'histoire, qui se débattent dans les affres de l'agonie mais qui me­nacent d'entraîner dans leur propre mort toute l'humanité si le proléta­riat ne trouve pas la force de les renverser, s'il se laisse détourner de son terrain de classe par tous les discours vertueux de la classe qui l'exploite. Et ce terrain de classe, c'est à partir d'une lutte déterminée de résistance contre les attaques de plus en plus brutales que lui assène un capital confronté à une crise économique insoluble qu'il pourra le retrouver. Parce que le proléta­riat n'a pas subi de défaite décisive, malgré les difficultés que les boule­ versements de ces trois dernières années ont provoquées dans sa conscience et sa combativité, l'avenir reste ouvert à des affron­tements de classe gigantesques. Des affrontements où la classe ré­volutionnaire devra puiser la force, la solidarité et la conscience pour accomplir la tâche que l'histoire lui assigne l'abolition de l'exploitation capitaliste et de toutes les formes d exploitation.

FM, 13/09/1992.



[1] Voir en particulier l'article «Europe de l'Est : les armes de la bourgeoisie contre la prolétariat » dans la Revue Internationale n°34, 3 trimestre 1983.

[2] Un facteur important dans le dépassement des vieux clivages ethniques est évidemment le développement a'un prolétariat moderne, concentré, instruit pour les besoins mêmes de la production capitaliste ; un prolétariat ayant une expérience des luttes et de la solidarité de classe et dégagé des vieux préjugés légués par la société féodale, notamment les préjugés religieux qui constituent souvent le terreau où s'épanouissent les haines eth­niques. Il est clair que dans les pays écono­miquement arriérés, qui étaient la majorité dans l'ancien bloc de l’Est, un tel prolétariat avait peu de chances de pouvoir se dévelop­per. Cependant, dans cette partie du monde, la faiblesse du développement éco­nomique n'est pas le facteur principal de la faiblesse politique de la classe ouvrière et de sa vulnérabilité face aux thèmes nationa­listes. Par exemple, le prolétariat de Tché­coslovaquie est beaucoup plus proche, du point de vue de son développement écono­mique et social, de celui des pays d'Europe occidentale que de celui de l'ex-Yougosla­vie. Cela ne l'a pas empêché d'accepter, quand ce n'était pas de soutenir, le nationa­lisme qui a conduit à la partition de ce pays en deux républiques (il est vrai que c'était en Slovaquie, la partie du pays la moins déve­loppée, que le nationalisme était le plus fort). En fait, l'énorme arriération politique de la classe ouvrière dans les pays dirigés par des régimes staliniens pendant plusieurs décennies provient essentiellement du rejet presque viscéral par les ouvriers des thèmes centraux du combat de leur classe suite à l'utilisation abjecte qu'en ont fait ces ré­gimes. Si la « révolution socialiste » veut dire la tyrannie féroce des bureaucrates du parti-Etat : a bas la révolution socialiste ! Si la « solidarité de classe » signifie se plier au pouvoir de ces bureaucrates et accepter leurs privilèges : feu sur elle et chacun pour soi ! Si « internationalisme prolétarien » est synonyme d'intervention des chars russes : mort a l'internationalisme et vive le natio­nalisme !

[3] Sur notre analyse de la phase de décomposition, voir en particulier, dans la Revue Internationale  n° 62, «La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme ».

[4] L'importance stratégique de ces deux pays pour les Etats-Unis est évidente : la Turquie, avec le Bosphore, contrôle la communication entre la Mer Noire et la Méditerranée ; l'Italie, pour sa part, commande grâce à la Sicile, le passage entre l'Est et l'Ouest de cette mer. De plus, la 6e Flotte US est basée à Naples.

[5] Voir à ce sujet les articles et résolutions dans la Revue Internationale n° 63 à 67.

[6] F. Heisbourg, directeur de l'Institut in­ternational d'études stratégiques, dans une interview au journal Le Monde du 17/1/1992.

[7] Comme nous l'avions mis en évidence à l'époque dans notre presse, l'arrivée des ré­publicains à la tête de l'Etat, en 1981, cor­respondait à une stratégie globale des bour­geoisies les plus puissantes (particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais dans beaucoup d'autres pays également) visant à placer ses partis de gauche dans l'opposition. Cette stratégie devait permettre à ces derniers de mieux en­cadrer la classe ouvrière à un moment où celle-ci était en train de développer des combats significatifs contre les attaques économiques croissantes menées par la bourgeoisie pour faire face à la crise. Le re­cul subi par la classe ouvrière mondiale suite à l'effondrement du bloc de l'Est et aux campagnes qui l'ont accompagné a momen­tanément fait passer au second plan la né­cessité de maintenir les partis de gauche dans l'opposition. C'est pour cela qu'une période de quatre ans de présidence démo­crate, avant que la classe ouvrière n'ait plei­nement retrouvé le chemin de ses combats, à acquis les faveurs de certains secteurs bourgeois. En ce sens, une éventuelle vic­toire du candidat démocrate en novembre 1992 ne devrait pas être considérée comme une perte de contrôle par la bourgeoisie de son jeu politique comme ce fut, par contre, le cas avec l'élection de Mitterrand en France, en 1981.

[8] La présente offensive de la Russie visant à maintenir son contrôle sur le Tadjikistan n'est évidemment pas étrangère à cette si­tuation : depuis de nombreux mois, la fidé­lité de la Russie d'Eltsine vis-à-vis des Etats-Unis ne s'est pas démentie.

Questions théoriques: