Soumis par Revue Internationale le
II. Au 20e siècle, la « libération nationale », maillon fort de la chaîne impérialiste
Marx disait que la validité d'une théorie se démontre dans la pratique.
Soixante dix ans d'expériences tragiques pour le prolétariat ont tranché
clairement le débat sur la question nationale en faveur de la position de Rosa
Luxemburg, développée par la suite par les groupes de la Gauche Communiste et
surtout par Bilan, Internationalisme et notre Courant. Dans la première partie
de cet article, nous avons vu comment l'appui à la « libération nationale des peuples » a joué un rôle clé dans la
défaite de la première tentative révolutionnaire internationale du prolétariat
dans les années 1917-1923 (Revue
Internationale, n° 66). Dans cette seconde partie, nous allons voir comment
les luttes de libération nationale ont été un instrument des guerres et des
affrontements impérialistes qui ont dévasté la planète au cours des 70
dernières années.
1919-1945 derrière la « libération nationale » les manœuvres impérialistes
Pour le capitalisme, la première guerre mondiale marque la fin de sa période ascendante, et le début de son enfoncement dans le marasme de la lutte entre Etats nationaux pour le repartage d'un marché mondial fondamentalement saturé. Dans ce cadre, la formation de nouvelles nations et les luttes de libération nationale ont cessé d'être un instrument de l'expansion des rapports capitalistes et du développement des forces productives, et se sont transformées en une partie de l'engrenage des tensions impérialistes généralisées entre les différents camps capitalistes. Déjà avant la première guerre mondiale, lors des guerres dans les Balkans qui avaient donné lieu à 1’indépendance de la Serbie, du Monténégro, de l'Albanie, Rosa Luxemburg avait constaté que ces nouvelles nations avaient un comportement aussi impérialiste que les vieilles puissances, et qu'elles s'intégraient clairement dans la spirale sanglante qui menait à la guerre généralisée.
« Formellement, la Serbie mène sans nul doute une guerre de défense nationale. Mais les tendances de sa monarchie et de ses classes dirigeantes vont dans le sens de l'expansion, comme les tendances des classes dirigeantes de tous les Etats actuels (...). Il en est ainsi pour la tendance de la Serbie vers la côte adriatique, où elle a vidé avec l’Italie un véritable différend impérialiste sur le dos des albanais (...) Cependant, le point capital est le suivant : derrière l’impérialisme serbe, on trouve l’impérialisme russe. » ([1])
Le monde tel qu'il est sorti de la première guerre mondiale, stoppée par l'affirmation révolutionnaire du prolétariat, était marqué par deux perspectives historiques opposées : l'extension de la révolution mondiale ou la survie du capitalisme englué dans une spirale de crises et de guerres. L'écrasement de la vague prolétarienne mondiale a signifié l'aiguisement des tensions entre le bloc vainqueur (Grande-Bretagne et France) et le grand vaincu (Allemagne), le tout aggravé par l'expansion des Etats-Unis qui constituait une menace pour tous.
Dans ce contexte historico-mondial, la « libération nationale » ne peut pas être considérée du point
de vue de la situation d'un pays particulier, puisque «Du point de vue marxiste il serait absurde d'examiner la situation d'un
seul pays pour parler d'impérialisme, parce que les différents pays capitalistes
sont rattachés par des liens très étroits. Et aujourd'hui, en pleine guerre,
ces liens sont incommensurablement plus forts. Toute l'humanité s'est convertie
en champ de bataille sanguinolent, et il n'est pas possible d'en sortir
isolément. Il y a des pays plus développés et d'autres moins développés, mais
la guerre actuelle les a tous frappés de telle manière qu'il est impossible
qu'aucun pays ne puisse sortir de lui-même de la conflagration. » ([2]) Avec
cette méthode nous pouvons comprendre comment la « libération nationale » s'est transformée en mot d'ordre de
la politique impérialiste de tous les Etats : les vainqueurs directs de la première
guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France, l'ont employée pour
justifier le démembrement des empires vaincus (les empires austro-hongrois,
Ottoman et tsariste) et créer un cordon sanitaire autour de la Révolution
d'Octobre. Les USA l'ont élevée au rang de doctrine universelle, «principe» de la Société des Nations,
pour, d'un côté, combattre la révolution prolétarienne, et de l'autre, miner
les empires coloniaux de la Grande-Bretagne et de la France qui constituaient
l'obstacle principal à son expansion impérialiste. L'Allemagne, dès le début
des années 1920 avait fait de son « indépendance
nationale », contre le Traité de Versailles, le drapeau de son combat pour
redevenir une puissance impérialiste. Le principe «juste et progressiste» de la
« libération nationale de l'Allemagne » défendue en 1923 par le Parti communiste d'Allemagne (KPD) et l'Internationale Communiste (IC) à partir du second congrès s'est
transformé dans les mains du parti nazi en « droit pour l'Allemagne d'avoir un espace vital». Pour sa part,
l'Italie de Mussolini se considérait comme une «nation
prolétarienne» ([3]) qui
revendiquait ses «droits naturels» en Afrique, dans les Balkans, etc.
L'oeuvre du Traité de Versailles
Au début des années 1920, les puissances victorieuses ont tenté d'implanter un «nouvel ordre mondial » qui corresponde à leurs intérêts. Leur principal instrument en fut le Traité de Versailles (1919), basé officiellement sur la «paix démocratique » et le « droit à l'autodétermination des peuples », qui octroyait l'indépendance à un ensemble de nations en Europe orientale et centrale : Finlande, Pays Baltes, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, Pologne.
L'indépendance de ces nations répondait à deux objectifs des impérialismes britannique et français : d'un côté, comme nous l'avons analysé dans la première partie de cette série d'arl’I.C.les (Revue internationale, n° 66), affronter la révolution prolétarienne, et de l'autre, créer autour de l'impérialisme allemand vaincu, une chaîne de nations hostiles qui bloqueraient son expansion dans cette zone qui, pour des raisons d'ordre stratégique, économique et historique, est son terrain d'influence naturel.
Le machiavélisme le plus retors n'aurait pu concevoir Etats plus instables, plus exposés dès le départ à de violents conflits internes, plus contraints à se mettre sous la tutelle de puissances supérieures pour servir leurs visées guerrières. La Tchécoslovaquie contenait deux nationalités historiquement rivales, tchèque et slovaque, et une importante minorité allemande dans les Sudètes. Les Etats Baltes incluaient de fortes minorités polonaises, russes et allemandes. En Roumanie, des minorités hongroises. En Bulgarie des minorités turques. En Pologne, des minorités allemandes. Mais le chef d'oeuvre fut sans nul doute, la Yougoslavie (aujourd'hui de triste actualité à cause des horribles bains de sang qui la meurtrissent). La «nouvelle» nation contenait six nationalités avec les niveaux de développement économique les plus disparates qu'on puisse imaginer (allant du développement économique de haut niveau de la Croatie ou de la Slovénie, au niveau semi-féodal du Monténégro). De plus, les zones d'intégration économique de ces différentes régions étaient situées dans les pays frontaliers : la Slovénie est un complément de l'Autriche, la Voïvodine, qui appartient à la Serbie, est une prolongation naturelle de la plaine hongroise. La Macédoine est séparée es autres par une barrière montagneuse qui l'unit à la Grèce et à la Bulgarie. Enfin, ces différentes nationalités se réclamaient de trois religions classiquement opposées dans l'histoire : catholiques, orthodoxes et musulmans. Pour comble, chacune de ces « nationalités » contenait elle-même des minorités de la nationalité voisine, et, pire encore, des Etats voisins : des minorités albanaise et hongroise en Serbie ; des minorités italienne et serbe en Croatie ; des minorités serbe, musulmane et croate en Bosnie-Herzégovine.
« Les petits Etats bourgeois récemment crées ne sont que les sous-produits de l'impérialisme. En créant, pour y trouver un appui provisoire, toute une série de petites nations, ouvertement opprimées ou officiellement protégées, mais en réalité vassales -l'Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Yougoslavie, la Bohème, la Finlande, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l'Arménie, la Géorgie, etc.- en les dominant au moyen des banques, des chemins de fer, du monopole des charbons, l’impérialisme les condamne à souffrir de difficultés économiques et nationales intolérables, de conflits interminables, de querelles sanglantes. » ([4])
Les nouvelles nations ont adopté dès le début un comportement impérialiste clair, comme le disait l’I.C. : « Les petits Etats créés par des moyens artificiels, morcelés, étouffant au point de vue économique dans les bornes qui leur ont été prescrites, se prennent à la gorge et combattent pour s'arracher des ports, des provinces, de petites villes de rien au tout. Ils cherchent la protection des Etats plus forts, dont l'antagonisme s’accroît de jour en jour » ([5]) Ainsi la Pologne manifeste ses ambitions sur l'Ukraine, provoquant une guerre contre le bastion prolétarien en 1920. Elle exerçait aussi une pression sur la Lituanie, appelant à la défense de la minorité polonaise dans ce pays. Pour contrecarrer l'Allemagne, elle s'est alliée à la France, se soumettant fidèlement aux desseins impérialistes de cette dernière.
La Pologne « libérée » tomba sous la dictature féroce de Pildsuski. Cette tendance à annuler rapidement les formalités de la démocratie parlementaire qui se développait dans la plupart des nouveaux pays (à l'exception de la Finlande et de la Tchécoslovaquie) contredisait l'illusion, sur laquelle L’I.C. en dégénérescence avait spéculé, selon laquelle la « libération nationale » devait s'accompagner d'une «plus grande démocratie». Au contraire, ce contexte impérialiste mondial, leurs propres tendances impérialistes, la crise économique chronique et leur instabilité congénitale, ont fait que ces nouvelles nations ont exprimé d'une façon extrême et caricaturale, les dictatures militaires, la tendance générale du capitalisme décadent au capitalisme d'Etat.
Les années 1930 ont fait tourner la tension impérialiste au rouge vif, démontrant que le Traité de Versailles n'était pas un instrument de la «paix démocratique» mais le combustible pour de nouveaux incendies impérialistes, plus importants encore. L'impérialisme allemand reconstruit entreprenait une lutte ouverte contre « l’ordre de Versailles », tentant de reconquérir l'Europe centrale et orientale. Sa principale arme idéologique était la « libération nationale » : il invoquait le « droit des minorités nationales » pour s'allier avec les sudètes en Tchécoslovaquie, impulsait la « libération nationale » de la Croatie pour vaincre l'hostilité serbe et mettre un pied en Méditerranée ; en Autriche, le discours était « union avec l’Allemagne », et dans les Etats baltes il offrait une «protection» contre la Russie.
L’« ordre de Versailles » se démantelait à grande vitesse. Le prétexte selon lequel ces nouveaux Etats auraient pu être une garantie de « paix et de stabilité», sur lequel avaient tant insisté les Kautskystes et les Social-démocrates quand ils ont donné leur aval à la «paix de Versailles », était totalement démenti. Pris dans le tourbillon impérialiste mondial, ils n'avaient d'autre choix que de s'y engloutir, contribuant ainsi à l'amplifier et l'aggraver.
Chine : le massacre du prolétariat donne le feu vert aux antagonismes impérialistes
Avec l'Europe centrale et orientale, la Chine allait constituer un des points chauds de la tension impérialiste mondiale. La bourgeoisie chinoise avait tenté en 1911 une révolution démocratique tardive, faible et rapidement condamnée à l'échec. L'effondrement de l'Etat impérial ouvrit la porte à la désintégration générale du pays en mille royaumes dominés par des Seigneurs de la Guerre qui s'affrontaient entre eux, lesquels, à leur tour, étaient manipulés par la Grande-Bretagne, le Japon, les USA et la Russie, dans la bataille sanglante que tous se livraient pour la domination de la position stratégique que représentait le sous-continent chinois.
Pour, l'impérialisme japonais, la Chine était une clé pour dominer tout l'Extrême-Orient. C'est avec ce but qu'il a soutenu « de façon désintéressée» la cause de l'indépendance de la Mandchourie, une des zones les plus industrielles de Chine, centre névralgique pour le contrôle de la Sibérie, de la Mongolie, et de tout le centre de la Chine. Après avoir utilisé entre 1924 et 1928 les services de Chang Tso Line, un ancien bandit converti en Maréchal et ensuite en Vice-roi de Mandchourie, le Japon s'en est débarrassé (par un attentat) pour pouvoir en 1931, envahir et occuper la Mandchourie, la transformer en un Etat souverain et l'élever au niveau d'un « empire » à la tête duquel on plaça Pou-Yi, le dernier descendant de la dynastie mandchoue.
L'expansion japonaise se heurtait à la Russie stalinienne dont la Chine était le champ d'expansion naturel. Pour faire valoir ses intérêts, Staline utilisa la trahison ouverte contre le prolétariat chinois dans les événements qui devaient mettre en évidence l'antagonisme irréconciliable qui existe entre « libération nationale» et révolution prolétarienne, et à l'inverse, la solidarité totale qui est établie entre «libération nationale» et impérialisme : « En Chine où se développait une lutte révolutionnaire prolétarienne, la Russie stalinienne chercha ses alliances dans le Kuomintang de Tchang Kai Tchek, obligeant le jeune parti communiste chinois à renoncer à son autonomie organisationnelle, le forçant à adhérer au Kuomintang, proclamant pour l’occasion le "Front des quatre classes"... Malgré cela, la situation économique désespérée et la poussée de millions de travailleurs ont provoqué l'insurrection des ouvriers de Shanghai : ils ont pris la ville contre les impérialistes et le Kuomintang en même temps. Les ouvriers insurgés, organisés par la base du Parti Communiste Chinois, ont décidé d'affronter l'armée de Libération de Tchang kai Tchek appuyée par Staline. Cela a contraint les cadres de l'Internationale à l'ignominie d'appeler une nouvelle fois les ouvriers à se soumettre aux ordres de Tchang Kai Tchek, ce qui fut lourd de conséquences. » ([6])
Ce feu croisé d'intérêts impérialistes, auquel se joignaient activement les manoeuvres des impérialismes yankee et britannique, a provoqué une longue guerre de plus de trente ans, qui sema la mort, la destruction, la désolation aux dépens des ouvriers et des paysans chinois.
La guerre d'Ethiopie : un moment crucial dans le cours à la seconde guerre mondiale
L'impérialisme italien qui avait occupé la Libye et ensuite la Somalie tenta d'envahir l'Ethiopie, menaçant l'Egypte et la domination de l'impérialisme britannique sur la Méditerranée, sur l'Afrique et sur les communications avec l'Inde.
La guerre d'Ethiopie marqua un pas décisif, avec celle d'Espagne de 1936 ([7]), dans le cours à la seconde guerre mondiale. Un aspect important de ce massacre fut les énormes efforts de propagande et de mobilisation idéologique de la population assaillie par les deux camps adverses, et surtout par le camp « démocratique » (France et Grande-Bretagne). Ces derniers, qui avaient intérêt à 1’« indépendance » de l'Ethiopie, levèrent l'étendard de sa « libération nationale», pendant que l'impérialisme italien invoquait une mission « humanitaire » et « libératrice » pour justifier l’invasion : le Negus n'avait pas aboli l'esclavage comme il l'avait promis.
La guerre éthiopienne a mis en évidence le fait que la « libération nationale» n'est qu'un cheval de bataille idéologique pour la guerre impérialiste, une préparation à l'orgie de nationalisme et de chauvinisme qu'allaient déployer les deux camps impérialistes, un moyen de mobilisation pour les boucheries de la seconde guerre mondiale. Comme le dénonçait Rosa Luxemburg :«(...) La phrase nationale (...) ne sert plus qu'à masquer tant Bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elles ne soient utilisées comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes. »([8])
1945 -1989 : La « libération nationale » instrument des blocs impérialistes
L'achèvement de la seconde guerre mondiale avec la victoire des impérialismes alliés s'est accompagné d'une aggravation qualitative des tendances du capitalisme décadent au militarisme et à l'économie de guerre permanente. Le bloc vainqueur se divisa en deux blocs impérialistes rivaux, les USA et l'URSS, qui délimitèrent leurs zones a'influence avec des réseaux serrés d'alliances militaires, l'OTAN et la Pacte de Varsovie, en soumettant ces pays sous influence au contrôle d'une myriade d'organisations de « coopération économique », de régulations monétaires, etc. Tout cela accompagné par un développement hallucinant des arsenaux nucléaires dont la puissance aurait déjà permis, dès le début des années 1960, de détruire le monde entier.
Dans de telles conditions, parler de « libération nationale » est une farce macabre : « (...) L’indépendance nationale est concrètement impossible, irréalisable dans le monde capitaliste actuel. Les grands blocs impérialistes dirigent la vie de tout le capitalisme, aucun pays ne peut s'échapper hors d'un bloc impérialiste sans aussitôt retomber sous la coupe d'un autre. (...) Il est absolument évident que les mouvements de libération nationale ne sont pas des pions que Staline ou Truman déplacent à leur guise l'un contre l'autre. Il n'en reste pas moins vrai que le résultat est le même. Ho Chi Minh, expression de la misère annamite, s il veut asseoir sont pouvoir de misère, devra, tout en faisant lutter ses hommes avec l'acharnement du désespoir, être à la merci de compétitions impérialistes, et se résigner à embrasser la cause d'un quelconque d'entre eux (...). » ([9])
Dans cette période historique, les guerres régionales, présentées systématiquement comme «mouvements de libération nationale» n'ont été que différents épisodes de la concurrence sanglante entre les impérialismes des deux blocs.
La décolonisation
La vague d’ « indépendances nationales» en Afrique, en Asie, en Océanie, etc., qui a submergé le monde entre 1945 et 1960 s'inscrit dans une longue lutte de l'impérialisme américain pour évincer les vieux impérialismes coloniaux de leurs positions, et principalement leur rival le plus direct à cause de sa richesse économique, de la position stratégique de ses possessions, et de sa puissance navale : l'impérialisme britannique.
En même temps, les vieux empires coloniaux s'étaient transformes en fardeau pour les métropoles : avec la saturation du marche et le développement de la concurrence à l’échelle mondiale, avec les coûts chaque fois plus élevés de l'entretien des armées et des administrations coloniales, ils s'étaient transformés, de source de bénéfices en poids chaque jour plus lourd.
Certainement, les bourgeoisies locales avaient intérêt à ôter le pouvoir aux vieilles puissances, et leur organisation en mouvement de guérilla, ou en partis de « désobéissance civile», tous sous le drapeau de l'Union Nationale qui préconisait la soumission du prolétariat local à la « libération nationale », a joué un rôle dans ce processus. Mais ce rôle fut essentiellement secondaire et toujours dépendant des visées du bloc américain ou des tentatives du bloc russe de mettre à profit la « décolonisation » pour conquérir des positions stratégiques au delà de sa zone d'influence eurasiatique.
La décolonisation de l'empire britannique a illustré cela de la façon la plus claire possible : « Les retraits britanniques en Inde et en Palestine ont été les moments les plus spectaculaires de la démolition de l'empire, et le "fiasco" du canal de Suez en 1956 a mis fin à toute illusion que la Grande Bretagne était encore une "puissance mondiale de premier ordre ". » ([10])
Les nouveaux Etats « décolonisés » naquirent avec des tares encore pires que ceux de la fournée de Versailles en 1919. Des frontières totalement artificielles tracées à la règle ; des divisions ethniques, tribales, religieuses ; des économies de monoculture agricole ou basées sur un type d'extraction minière ; des bourgeoisies faibles voire inexistantes ; des élites administratives et techniques peu préparées et dépendantes des vieilles puissances coloniales. Un exemple de cette situation catastrophique nous est donné par l'Inde : l'Etat récemment créé a subi en 1947 une guerre apocalyptique entre musulmans et hindous qui s'acheva par la sécession du Pakistan où se regroupa la grande majorité des musulmans. Les deux Etats ont livré depuis bien des guerres dévastatrices, et aujourd'hui la tension impérialiste qui y croît est un des plus grands facteurs d'instabilité mondiale. Ces deux pays, où le niveau de vie des populations est un des plus bas du monde, maintiennent cependant de coûteux investissements dans des installations nucléaires qui leur permettent de posséder la bombe atomique.
En 1971, dans le cadre de cette confrontation impérialiste permanente, l'Inde a patronné une «libération nationale» de la partie orientale du Pakistan, le Bengladesh, laquelle, entre autres absurdités de l'impérialisme, se trouve à plus de 2 000 kilomètres du Pakistan ! Cette guerre qui a coûté des centaines de milliers de morts, a donné lieu à un nouvel Etat, «indépendant», qui n'a rien connu d'autre que des coups d'Etat, des massacres, des dictatures, alors que la population meurt de faim ou 'inondations dévastatrices.
Les guerres israélo-arabes
Depuis 40 ans, le Moyen-Orient n'a pas cessé d'être un foyer de tension impérialiste à l'échelle mondiale à cause des énormes réserves de pétrole et de son rôle stratégique vital. Quand, avant la guerre de 1914, il était encore aux mains de l'Empire Ottoman moribond, il avait été la proie des ambitions expansionnistes de l'Allemagne, de la Russie, de la France, de la Grande Bretagne. Après la guerre mondiale, ce fut l'impérialisme britannique qui emporta le morceau avec quelques miettes pour le français (la Syrie et le Liban).
A cette époque les bourgeoisies locales de la zone commençaient à pousser vers l'indépendance. Mais ce qui a été fondamentalement déterminant pour la configuration de cette région, ce sont les manoeuvres de l'impérialisme britannique qui, au lieu d'atténuer les tensions et les rivalités existantes, les a multipliées et portées à une échelle plus vaste. «L'impérialisme anglais comme on le sait, en poussant ces latifundistes et la bourgeoisie arabe à entrer en lutte à ses côtés pendant la guerre mondiale, leur avait promis la constitution d'un Etat national arabe. La révolte arabe fut, en effet, d'une importance décisive dans l'écroulement du front turco-allemand au Proche-Orient. » ([11]) Comme « récompense », la Grande-Bretagne a crée une série d'Etats «souverains» en Irak, en TransJordanie, en Arabie, au Yémen, opposés entre eux, avec des territoires économiquement incohérents, minés par les divisions ethniques et religieuses. Une manipulation savante et typique de l'impérialisme britannique qui, en les tenant tous divisés et avec des contentieux permanents, soumettait l'ensemble de la zone à ses projets. Mais il ne se contenta pas de cela, en plus « il ne tarda pas, pour la défense de ses intérêts propres, à solliciter, comme contrepartie, l’appui des sionistes juifs en leur disant que la Palestine leur serait remise tant au point de vue de l’administration que de la colonisation. » ([12])
Si les juifs avaient été expulsés de beaucoup de pays durant le bas Moyen-âge, au 19e siècle nous assistons à leur intégration, tant des hautes couches, la bourgeoisie, comme des basses couches, le prolétariat, au sein des nations dans lesquelles ils vivaient. Cela révèle la dynamique d'intégration et de dépassement relatif des différences raciales et religieuses que développaient les nations capitalistes dans leur époque progressive. C'est seulement à la fin du siècle, c'est à dire, avec l'épuisement croissant de la dynamique d'expansion capitaliste, que des secteurs de la bourgeoisie juive lancèrent l'idéologie du sionisme (création d'un Etat sur la « terre promise »). Sa création en 1948 ne constitue pas seulement une manoeuvre de l'impérialisme américain pour déloger le britannique de la zone et pour entraver les tentatives russes de s'y immiscer, mais elle révèle aussi, en lien avec cet objectif impérialiste, le caractère réactionnaire de la formation de nouvelles nations : ce n'est pas une manifestation d'une dynamique d'intégration de populations comme au siècle passé, mais de séparation et d'isolement d'une ethnie pour l'utiliser comme moyen d'exclusion d'une autre, l'arabe.
Depuis le début, l'Etat israélien est une immense caserne en permanence sur pied de guerre qui utilise la colonisation des terres désertiques comme une arme militaire : les colons sont encadrés par l'armée et reçoivent une instruction militaire. En réalité, l'Etat d'Israël est dans son ensemble une entreprise économiquement ruineuse soutenue par d'énormes crédits des USA et basée sur une exploitation draconienne des ouvriers, aussi bien juifs que palestiniens. ([13])
L'option américaine pour Israël, a rendu les Etats arabes plus instables, avec de plus grandes contradictions internes et externes, et a conduit ces derniers à l'alliance avec l'impérialisme russe. Leur drapeau idéologique a été depuis le début la « cause arabe » et la « libération nationale du peuple palestinien » qui est devenue le thème préféré de la propagande du bloc russe.
Comme dans beaucoup d'autres cas, ce qui leur importait le moins, c'était les palestiniens. Ces derniers furent entassés dans des camps de réfugiés en Egypte, en Syrie, etc., dans des conditions épouvantables, et utilisés comme main d'oeuvre bon marché au Koweït, en Arabie, en Egypte, au Liban, en Syrie, en Jordanie, etc., tout comme le faisait Israël. L'OLP, créée en 1963 comme mouvement de «libération nationale », s'est constituée depuis le début comme une bande de gangsters qui vole les ouvriers palestiniens les obligeant à déduire un impôt de leurs misérables salaires ; en Israël, au Liban, etc., l'OLP est un vulgaire fournisseur de main d'oeuvre palestinienne de laquelle elle extorque jusqu'à la moitié du salaire que paient les patrons. Ses méthodes de discipline dans les camps de réfugiés et dans les communautés palestiniennes n'ont rien à envier à celles de l'armée et de la police israélienne.
Nous devons nous rappeler finalement que les pires massacres de palestiniens ont été perpétrés par les gouvernements «frères » arabes : au Liban, en Syrie, en Egypte et, surtout, en Jordanie, où « ami » Hussein a bombardé brutalement les camps palestiniens causant des milliers de victimes en septembre 1970.
Il est important de souligner l'utilisation systématique des divisions ethniques, religieuses, etc., particulièrement importantes dans les zones les plus attardées de la planète, faite par l'impérialisme, tant de la part des grandes puissances comme des petites : « Que les populations juives et arabes de Palestine servent de pions aux intrigues impérialistes internationales, cela ne fait de doute pour personne. Que pour cela les meneurs du jeu suscitent et exploitent à fond les sentiments et préjugés nationaux, arriérés et anachroniques, grandement renforcés dans les masses par les persécutions dont elles furent l’objet, cela non plus n'est pas fait pour étonner. C est sur ce terrain que vient d'être ranimé un de ces incendies locaux : la guerre en Palestine, où les populations juives et arabes s'entretuent avec une frénésie chaque jour croissante et plus sanglante. » ([14]) Avec ces manipulations, l'impérialisme joue à l'apprenti sorcier : il les exalte, les radicalise, les rend insolubles, car la crise historique du système n'offre aucun terrain pour pouvoir les absorber, jusqu'au point où, en certaines occasions, elles finissent par acquérir « une autonomie propre » aggravant et rendant plus contradictoires et chaotiques les tensions impérialistes.
Les guerres du Moyen-Orient n'ont pas eu comme objectif réel les « droits palestiniens », ni la « libération nationale » du peuple arabe. Celle de 1948 a servi à déloger l'impérialisme britannique de la zone. Celle de 1956 marque le renforcement du contrôle américain. Celles de 1967, 1973 et 1982 ont marqué la contre-offensive de l'impérialisme américain contre la pénétration croissante de l'impérialisme russe qui avait noué des alliances, plus ou moins stable, avec la Syrie, l'Egypte et l'Irak.
De toutes ces guerres, les Etats arabes sortirent affaiblis et l'Etat juif militairement renforcé. Mais le vrai vainqueur était le capital américain.
La guerre de Corée (1950-53)
Dans cette guerre ouverte en Extrême-Orient, entre le bloc impérialiste russe et l'américain, était en jeu l'arrêt de l'expansion russe, objectif qui fut atteint par le camp américain.
Le camp russe présentait son entreprise comme un « mouvement de libération nationale » : «La propagande stalinienne s'est particulièrement attachée à mettre en valeur ce fait que les "démocrates" auraient lutté pour l'émancipation nationale et dans le cadre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'extraordinaire corruption régnant à l'intérieur de la clique dirigeante en Corée du Sud, ses méthodes "japonaises" en matière de police, son incapacité de féodaux à résoudre la question agraire (...) lui fournissaient des arguments indiscutables. Et Kim Ir Sen, de faire figure d'un nouveau Garibaldi. » ([15])
L'autre élément mis en lumière par la guerre de Corée, est la formation, comme résultat direct de la confrontation inter-impérialiste, de deux Etats nationaux sur le sol d'une même nation : la Corée du Nord et du Sud, l'Allemagne de l'Est et de l'Ouest, le Vietnam du Nord et du Sud. Cela, du point de vue du développement historique du capitalisme, est une aberration complète qui met encore plus en évidence la farce sanglante et ruineuse qu'est la « libération nationale ». L'existence de ces Etats a été directement liée non à un fait « national » mais à un fait impérialiste de la lutte d'un bloc contre l'autre. Dans la majorité des cas, ces «nations» se sont maintenues comme telles, au moyen d'une répression barbare, et leur caractère artificiel et contre-productif a pu être vérifié par l'écroulement retentissant, dans le cadre général de l'effondrement historique du stalinisme, de l'Etat d'Allemagne Orientale.
Vietnam
La lutte de « libération nationale » du Vietnam, commencée dans les années 1920, est toujours tombée dans l'orbite d'un camp impérialiste contre l'autre. Durant la 2e Guerre Mondiale, Ho Chi Minh et son Viet-Minh ont été approvisionnés en armes par les américains et les anglais, car ils jouaient un rôle contre l'impérialisme japonais. Après la 2e Guerre Mondiale, les américains et les anglais appuyèrent la France, puissance coloniale en Indochine, vu l'alignement prorusse des dirigeants vietnamiens. Même ainsi, les deux parties arrivent à un « compromis » en 1946 car, entre-temps, une série de révoltes ouvrières a éclaté à Hanoï et, pour les écraser, «(...) La bourgeoisie vietnamienne a dans le fond tout de même besoin des troupes françaises pour maintenir l'ordre dans ses affaires. » ([16])
Cependant, à partir de 1952-53, avec la défaite de la guerre de Corée, l'impérialisme russe se tourne de manière décidée vers le Vietnam. Durant 20 ans, le Vietcong s'affrontera d'abord à la France, et ensuite aux Etats-Unis, dans une guerre sauvage où les deux camps commettront toutes les atrocités imaginables. Cela laissera comme résultat un pays ruiné qui, aujourd'hui, 16 ans après la « libération » non seulement ne s'est pas reconstruit, mais s'est effondré encore plus dans une situation catastrophique. Le caractère absurde et dégénéré de cette guerre se vérifie lorsque l'on voit que le Vietnam a pu être « libre » et « uni » seulement parce que les Etats-Unis, entre-temps, avaient gagné à leur bloc impérialiste l'énorme pièce constituée par la Chine stalinienne et parce que, en conséquence, le pygmée vietnamien devenait secondaire pour leurs visées.
Il faut souligner que le «nouveau Vietnam anti-impérialiste » agit, même avant 1975, comme puissance impérialiste régionale dans l'ensemble de l'Indochine : soumettant à son influence le Laos et le Cambodge où, sous prétexte de « libérer » le pays de la barbarie des Khmers Rouges, attachés à Pékin déjà lié au bloc américain, il a envahi le pays et a installé un régime basé sur une armée d'occupation.
La guerre du Vietnam, spécialement dans les années 1960, a suscité une formidable campagne des staliniens, des trotskistes, en compagnie d'autres secteurs bourgeois aux couleurs « libérales », présentant cette barbarie comme un facteur du réveil du prolétariat des pays industrialisés. De manière grotesque, les trotskistes prétendaient ressusciter les erreurs de l'Internationale Communiste sur la question nationale et coloniale sur «l'union entre les luttes ouvrières dans les métropoles et les luttes d'émancipation nationale dans le Tiers-Monde. » ([17])
Un des « arguments » employé pour faire avaler cette mystification, était que la multiplication de manifestations contre la guerre du Vietnam aux USA et en Europe, était un facteur du réveil historique des luttes ouvrières depuis 1968. En réalité, la défense des luttes de « libération nationale », avec la défense des «pays socialistes », à la mode surtout dans les milieux étudiants, ont joué au contraire un rôle mystificateur et ont plutôt constitué une barrière de premier ordre contre la reprise de la lutte prolétarienne.
Cuba
Au cours des années 1960, Cuba a constitué un maillon fort de toute la propagande « anti-impérialiste ». Chaque étudiant politisé se devait d'avoir dans sa chambre des posters de 1' « héroïque guérillero » : Che Guevara. Aujourd'hui, la situation désastreuse que nous voyons à Cuba (émigrations massives, totale pénurie, même de pain), illustre parfaitement l'impossibilité totale d'une «indépendance nationale». Au début, les barbus de la Sierra Maestra n'avaient pas de sympathie spéciale pro-russe. Mais simplement, leur volonté de mener une politique un minimum « autonome » par rapport aux Etats-Unis, les a fatalement et inévitablement poussés dans les bras du capital russe.
En réalité, Fidel Castro était à la tête d'une fraction nationaliste de la bourgeoisie cubaine qui a adopté le «socialisme scientifique», éliminant nombre de ses « camarades » de la première heure, qui ont fini à Miami, c'est à dire, du côté du bloc américain, car sa seule chance de survie était dans le bloc russe. Celui-ci s'est payé avec intérêts de son « aide », entre autres manières, en se servant de Cuba comme sergent impérialiste en Ethiopie, en appui du régime pro-russe, au Yémen du Sud et, surtout, en Angola, où Cuba est arrivé à détacher 60 000 soldats. Ce rôle impérialiste de fournisseur de chair à canon dans les guerres africaines a coûté la vie à beaucoup d'ouvriers cubains, à ajouter aux africains morts pour leur «libération», et a influé tout autant que les manoeuvres du bloc yankee dans la misère atroce à laquelle ont été soumis le prolétariat et la population cubaine.
Les années 1980 : les « combattants de la liberté »
Après avoir arraché les unes après les autres les positions russes au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, le bloc américain a continué son offensive d'encerclement complet de l'URSS. C'est dans ce cadre que se situe la guerre d'Afghanistan où les USA répondent au coup de patte soviétique envahissant ce pays en 1979, par le parrainage d'une coalition de 7 groupes de guérilleros afghans. Ils les dotent des armes les plus sophistiquées avec lesquelles ils finissent par engluer les troupes russes dans une impasse. Ceci va accentuer l'énorme mécontentement existant dans toute l'URSS et va contribuer à l'écroulement spectaculaire du bloc russe en 1989.
Comme illustration de ce renforcement important du bloc américain, celui-ci pourra arracher le drapeau idéologique de la « libération nationale » au bloc russe que ce dernier avait pratiquement monopolisé durant les 30 dernières années.
Comme nous l'ayons montré tout au long de cet article, la « libération nationale » a été une arme que peuvent utiliser à leur guise les différents impérialismes : le camp fasciste l'a employée à toutes les sauces imaginables, tout comme le camp « démocratique». Cependant, depuis les années 1950, le stalinisme avait réussi à se présenter comme le bloc «progressiste» et « anti-impérialiste », habillant ses desseins du voile idéologique de la représentation des « pays socialistes» qui ne seraient pas « impérialistes » mais au contraire des «militants anti-impérialistes». Au comble du délire, il arrivait ainsi à présenter la « libération nationale» comme le passage direct au « socialisme », supercherie contre laquelle les Thèses sur la question nationale et coloniale, de 1’I.C. en 1920, malgré leurs erreurs, avaient insisté clairement sur la nécessité « de combattre énergiquement les tentatives faites par des mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes. »([18])
Tout ce stratagème a été mis à bas dans les années 1980. Avec comme facteur principal le développement des luttes et de la conscience ouvrière, les innombrables virages et volte-face dictés par les nécessités impérialistes de la Russie, provoquèrent son usure : rappelons-nous, entre autres, le cas éthiopien. Jusqu'en 1974, le régime du Négus était dans le camp occidental, la Russie appuyait le Front de Libération Nationale de l'Erythrée converti en paladin du « socialisme ». Avec la chute du Négus, remplacé par les militaires «nationalistes» qui s'orientaient vers la Russie, les choses changèrent : alors l'Ethiopie s'est convertie en un régime «socialiste marxiste-léniniste » et le Front Erythréen s'est transformé du jour au lendemain en un « agent de l'impérialisme » en s'alignant derrière le bloc américain.
Apres 1989, la « libération nationale » fer de lance du chaos
Les événements de 1989, la chute retentissante du bloc de l'Est et l'effondrement des régimes staliniens, ont donné lieu a la disparition de la configuration impérialiste antérieure du monde, caractérisée par la division en deux grands blocs ennemis et par conséquent, à une explosion de conflits nationalistes.
L'analyse marxiste de cette nouvelle situation, déterminée par la compréhension du processus de décomposition du capitalisme ([19]), permet de vérifier de manière concluante les positions de la Gauche Communiste contre la « libération nationale ».
Par rapport au premier aspect de la question, l'explosion nationaliste, nous voyons comment le tourbillon de l'effondrement du stalinisme crée une spirale sanglante de conflits inter-ethniques, des massacres, des pogromes ([20]). Ce phénomène n'est pas spécifique aux anciens régimes staliniens. La majorité des pays africains a de vieux contentieux tribaux et ethniques qui, dans le cadre du processus de décomposition, se sont accélérés dans les dernières années conduisant à des massacres et des guerres interminables. De la même manière, l'Inde souffre de tensions nationalistes, religieuses et ethniques identiques, qui causent des milliers de victimes.
« Les conflits ethniques absurdes où les populations s'entre-massacrent parce qu'elles n'ont pas la même religion ou la même langue, parce qu'elles perpétuent des traditions folkloriques différentes, semblaient réservés, depuis des décennies, aux pays du "tiers-monde", l'Afrique, l'Inde ou le Moyen-Orient. Maintenant, c'est en Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres des métropoles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche, que se déchaînent de telles absurdités.
L'ensemble de ces mouvements révèle une absurdité encore plus grande : à l'heure où l'économie a atteint un degré de mondialisation inconnu dans l'histoire, où la bourgeoisie des pays avancés essaye, sans y parvenir, de se donner un cadre plus vaste que celui de la nation, comme celui de la CEE, pour gérer son économie, la dislocation des Etats qui nous avaient été légués par la seconde guerre mondiale en une multitude de petits Etats est une pure aberration, même du point de vue des intérêts capitalistes.
Quant aux populations de ces régions, leur sort ne sera pas meilleur qu'avant mais pire encore : désordre économique accru, soumission à des démagogues chauvins et xénophobes, règlements de comptes et pogroms entre communautés qui avaient cohabité jusqu'à présent et, surtout, division tragique entre les différents secteurs de la classe ouvrière. Encore plus de misère, d'oppression, de terreur, destruction de la solidarité de classe entre prolétaires face à leurs exploiteurs : voila ce que signifie le nationalisme aujourd'hui. »([21])
Cette explosion nationaliste est la conséquence extrême, l'aggravation à leur plus haut niveau des contradictions, de la politique de l'impérialisme durant les 70 dernières années. Les tendances destructrices et chaotiques de la « libération nationale » occultées par les mystifications de « l’antiimpérialisme », du « développement économique », etc., et qui ont été clairement dénoncées par la Gauche Communiste, apparaissent aujourd'hui de manière brutale et extrême, dépassant les prévisions les plus pessimistes dans leur furie dévastatrice. La «libération nationale » dans la phase de décomposition se présente comme le fruit mûr de toute l'oeuvre aberrante, destructrice, développée par l'impérialisme.
« La phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l'accumulation de toutes ces caractéristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire. Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les Etats, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments. » ([22])
Les mini-Etats qui émergent de la dislocation de l'ex-URSS ou de la Yougoslavie font preuve d'emblée de l'impérialisme le plus brutal. La Fédération Russe du « héros démocratique » Eltsine menace ses voisins et réprime l'indépendantisme de la République autonome tchétchène ; la Lituanie réprime sa minorité polonaise ; la Moldavie, sa minorité russe ; l'Azerbaïdjan s'affronte ouvertement à l'Arménie. L'immense sous-continent ex-soviétique donne lieu à 16 mini-Etats impérialistes qui peuvent très bien s'empêtrer dans des conflits mutuels qui feraient apparaître en comparaison la boucherie yougoslave insignifiante car, entre autres dangers, ils pourraient mettre en jeu les arsenaux atomiques dispersés dans l'ex-URSS.
Les grandes puissances utilisent, de manière relative vu le chaos existant, ces tensions nationalistes et toutes les poussées indépendantistes des nouveaux mini-Etats. Cette énième utilisation de la « libération nationale » ne peut avoir que des conséquences encore plus catastrophiques et chaotiques que par le passé. ([23])
Plus que jamais, le prolétariat doit reconnaître la «libération nationale », l’« indépendance » ou l’« autonomie » nationales, comme une politique, des mots d'ordre, des drapeaux, partie intégrante à cent pour cent de l'ordre réactionnaire et destructeur du capitalisme décadent. Contre celle-ci, il doit développer sa propre politique : l'internationalisme, la lutte pour la révolution mondiale.
Adalen, 18 novembre 1991
[1] La crise de la social-démocratie, Rosa Luxemburg, chapitre 7.
[2] Lénine : intervention à la 7e conférence du POSDR en mai 1917, « Rapport sur la situation actuelle».
[3] Concept qui sera repris plus tard par le « marxiste-léniniste » Mao-Tsé-Toung.
[4] 2e congrès de l’I.C. : « Le monde capitaliste et l'Internationale Communiste », 1e partie, « Les relations internationales après Versailles. »
[5] 2e congrès de l’I.C., op.cité, idem.
[6] Internacionalismo, n° 1 : « Paix démocratique, lutte armée et marxisme ».
[7] Nous n'analyserons pas la guerre d'Espagne dans cet article, étant donné que nous avons publié de nombreux articles sur cette question dans notre Revue Internationale (n° 7, 25, 47) ainsi qu'une brochure qui rassemble tous les textes de Bilan sur ce sujet. Les mystifications antifasciste et nationaliste qui ont inondé en masse le prolétariat local et international ont caché la réalité,: la guerre espagnole fut une épisode clé, avec l'Ethiopie, dans la maturation de la seconde guerre mondiale.
[8] La crise de la social-démocratie, ch.7.
[9] Internationalisme, n°21, p. 25, mai 1947, « Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ».
[10] Revue Internationale, n° 17, p. 33, «La Grande Bretagne depuis la seconde guerre mondiale ».
[11] Bilan, n° 32, « Le conflit Arabo-Juif en Palestine », juin-juillet 1936. M. Idem.
[12] Idem.
[13] «Les derniers événements nous ont gratifiés d'un nouvel Etat : l'Etat d'Israël. Nous n'avons pas l'intention, dans le cadre de cet article, de nous étendre sur le problème juif. (...) Le devenir du "peuple" juif, ne consiste pas dans la réinstallation de son autonomie et de son droit national, mais dans la disparition de toute frontière et de toute notion d'autonomie et d'existence nationale. Les persécutions sanglantes des dernières années et de la dernière guerre contre les juifs pour aussi tragiques qu'elles furent, signifient cependant moins un fait particulier que la barbarie de la société décadente, se débattant dans les convulsions de son agonie, et d'une humanité ne parvenant pas à trouver la voie de son salut : le Socialisme. »
[14] « Sur les cas particuliers », Internationalisme, n°35, juin 1948, p.18, organe de la Gauche Communiste de France.
[15] Internationalisme, n°45, p. 23 : «La guerre en Corée », 1950.
[16] Internationalisme, n° 13, «La question nationale et coloniale », septembre 1946.
[17] Voir la critique de cette position dans la première partie de cet article, Revue Internationale, n° 66.
[18] « Thèses sur la question nationale et coloniale», point 11/5, 2 Congrès de L’I.C., mars 1920.
[19] Voir Revue Internationale, n° 57 et n° 62.
[20] Pour une analyse de ces événements, voir « La barbarie nationaliste » dans Revue Internationale n° 62.
[21] Révolution communiste ou destruction de l’humanité, Manifeste du 9e congrès du C.C.I.
[22] Revue Internationale, n° 62, « La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », mai 1990.
[23] Voir l'article « Vers le plus grand chaos de l'histoire », dans ce n°.