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Revue Internationale no92 - 1e trimestre 1998

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Crise économique - De la crise des pays "emergents" asiatiques au nouvel effondrement de l'économie mondiale

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Nous publions ici le rapport sur la crise adopté lors du 12e Congrès du C.C.I. Ce rapport avait été rédigé en janvier 1997 et sa discussion dans toute notre organisation a servi de base à l'adoption à ce même congrès de la résolution sur la situation internatio­nale que nos lecteurs ont pu lire dans le n° 90 de cette revue. Depuis la ré­daction de ces documents, le développement de la crise économique du capital a été dra­matique­ment illustré par les soubresauts fi­nanciers qui ont affecté d'abord les désor­mais ex-“ dragons ” asiatiques à partir de l'été 1997, pour finalement s'étendre à toutes les places financières du monde, de l'Amérique Latine aux pays d'Europe de l'est, du Brésil à la Russie, jusqu'aux grandes puissances indus­trielles : Etats-Unis, Europe occidentale et surtout Japon.

La théorie marxiste contre les mensonges et l'aveuglement des économistes bourgeois

Il est frappant de voir à quel point les deux documents sont capables d'annoncer la crise ouverte des pays asiatiques et surtout d'en expliquer les raisons fondamentales. Nous nous garderons bien de tirer gloriole de la réalisation de nos perspectives dans un laps de temps aussi court. Que ces prévisions se soient réalisées aussi rapidement n'est pas le plus important. Se seraient-elles réalisées plus tard, que la validité de l'analyse n'en aurait pas été amoindrie d'un iota. De même, il est aussi secondaire à nos yeux que nos prévi­sions se soient confirmées exactement dans les pays asiatiques. En effet, ces der­niers ne font qu'exprimer une tendance gé­nérale qu'avait tout aussi bien illustré le Mexique en 1994-95, qu'illustrent le Brésil ou la Russie à l'heure même où nous écri­vons. L'important est la réalisation, tôt au tard, d'une tendance que seul le marxisme est ca­pable de comprendre et de prévoir. Quel que soit le lieu et la rapidité de sa con­crétisation, elle vient confirmer la justesse, la validité, le sérieux et la supériorité de la théorie marxiste sur toutes les inepties, sou­vent in­compréhensibles et toujours partia­les, par­tielles et contradictoires, que nous fournis­sent les économistes, les journalistes spé­cialisés, et les hommes politiques de la bourgeoisie.

Pour quiconque se dégage un peu des thè­mes successifs de propagande développés par les médias soit pour cacher la réalité de l'impasse économique soit pour donner des ex­plications rassurantes aux crises ouver­tes, on ne peut qu'être effaré par la multitude d'explications diverses et contradictoires données par la bourgeoisie à l'évolution éco­nomique catastrophique depuis la fin des années 1960, depuis la fin de la période de reconstruction d'après la seconde guerre mondiale.

Que reste-t-il des explications de la crise par “ l'excessive rigidité du système monétaire ” ([1] [1]) lorsque l'anarchie des taux de change est devenue un élément de l'instabilité écono­mique mondiale ? Que reste-t-il du bavar­dage sur les “ chocs pétroliers ” ([2] [2]) lorsque les cours du pétrole se noient dans la sur­production ? Que reste-t-il des discours sur le “ libéralisme ” et les “ miracles de l'éco­nomie de marché ” ([3] [3]) lorsque l'effondre­ment économique se fait dans la plus sau­vage des guerres commerciales pour un mar­ché mondial qui se rétrécit à vitesse accélé­rée ? Que valent les explications basées sur une découverte tardive des “ dangers de l'endettement ” lorsqu'on ignore que cet en­dettement suicidaire était le seul moyen de prolonger la survie d'une économie agoni­sante ? ([4] [4])

Par comparaison, le marxisme a maintenu tout au long de ces années, et devant chaque nouvelle manifestation ouverte de la crise, la même explication tout en la développant et en la précisant quand nécessaire. Elle est en­core présente dans le rapport qui suit. Elle a été à maintes fois reprise, défendue, déve­loppée et précisée dans la presse révolution­naire et particulièrement dans nos publica­tions. La compréhension marxiste est histo­rique, continue et cohérente.

“ Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. (...) Chaque crise détruit ré­gulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui à toute autre époque eût semblé une absurdité s'abat sur la société, – l'épidémie de la surproduction. (...) Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre en conquérant de nouveaux mar­chés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des cri­ses plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. ” ([5] [5])

Ces caractéristiques et ces tendances révé­lées par Marx et Engels se sont vérifiées tout au long de l'histoire du capitalisme. Elles se sont même renforcées avec la pé­riode de décadence. Celle-ci marque la fin de l'existence de “ nouveaux ” marchés et l'épuisement des anciens. Caractéristique domi­nante du capitalisme tout au long du 20e siècle, la tendance à la destruction mas­sive de forces productives s'y exprime de manière permanente et chaque jour encore plus ag­gravée, en particulier dans les guer­res mon­diales. On y a vu le crédit devenir “ le moyen spécifique de faire éclater (...) la contradiction entre la capacité d'extension, la tendance à l'expansion de la production d'une part, et la capacité de consommation restreinte du marché d'autre part ”. Mais pour préparer “ les crises plus générales et plus formidables ” annoncées par Le Manifeste, le crédit “ en sa qualité de fac­teur de production, [contribue] à provoquer la surproduction ; et en sa qualité de fac­teur d'échange, il ne fait, pendant la crise, qu'aider à la destruction radicale des forces productives qu'il a lui-même mises en mar­che. ” ([6] [6])

La chute des Bourses et des monnaies avec la banqueroute des pays asiatiques vient il­lustrer à la fois l'impasse historique du capi­talisme – exprimée par la surproduction mentionnée dans Le Manifeste et par l'usage sans limite du crédit – et la chute sans fin dans la catastrophe économique et sociale dans la­quelle est entraîné l'ensemble de la planète. Elle vient confirmer nos propos sur l'inca­pacité, pour ne pas dire l'insigne nulli­té, des propagandistes et des économistes bour­geois. Elle vient confirmer nos propos sur la clairvoyance et la profonde validité de la méthode marxiste d'analyse et de compré­hension de la réalité sociale, dans le cas qui nous occupe ici, de la crise irréversible et insoluble du mode de production capitaliste. Un rappel, court et partiel, viendra illustrer notre condamnation sans appel des zélateurs du capitalisme.

La Thaïlande ? “ Un eldorado... un marché en effervescence ” ([7] [7]). La Malaisie ? “ Une réussite insolente ” ([8] [8]), “ une vraie locomo­tive [qui] fera bientôt partie des quinze pre­mières puissances économique mondiales ” ([9] [9]) ; le pays projette de “ devenir, comme Singapour, un paradis high tech ” ([10] [10]) ; “ explosive Malaisie qui voit grand, vrai­ment grand (...) la place asiatique la plus heureuse ” ([11] [11]). “ Le miracle asiatique n'est pas terminé ” insiste, en février 1997, un expert consultant... ([12] [12])

Nous aurions pu aller chercher encore plus loin et trouver sans doute d'autres “ perles ” du même type ou encore plus croustillantes. Elles sont innombrables et leur teneur va toujours dans le même sens, nier ou cacher la réalité irréversible de la crise. On aurait pu penser que plus aucun Georges Bush ne viendrait nous promettre “ l'ère de paix et de prospérité ” que devait nous apporter la chute du bloc de l'est ; que plus aucun Jacques Chirac ne viendrait nous prédire “ la sortie du tunnel ” comme celui-ci l'avait fait en... 1976 ! Et pourtant, ils sont encore légion à nous assurer que les “ fondamentaux sont bons ” (Bill Clinton) et que “ la correction [la chute des bourses mondiales] était salu­taire ” (Alan Greenspan, le président de la Réserve Fédérale américaine), ou encore, toujours du même, que “ les récentes per­turbations sur les marchés financiers pour­raient apporter des bénéfices à long terme pour l'économie américaine ” et que “ cela ne signifiait pas la fin du boom de la crois­sance de l'Asie ” ([13] [13]). Pourtant, ce dernier commençait à corriger ses propos optimistes quinze jours plus tard devant l'évidence des faits et la multiplication des chutes et des faillites, en particulier celles touchant la Corée du Sud et le Japon : “ la crise asiati­que aura des conséquences non négligea­bles ”. Certes, même si les propos tenus au plus fort de la chute des marchés boursiers ont pour objet immédiat de rassurer ces derniers et d'éviter la panique généralisée, il n'empêche qu'ils révèlent aussi l'aveuglement et l'impuissance de leurs auteurs.

Quel démenti, avec la banqueroute asiati­que, à toutes les affirmations triomphantes sur le mode de production capitaliste ! Quel démenti aux déclarations tonitruantes sur la réussite de ces fameux et exemplaires “ pays émergents ” ! Quel démenti aux sup­posés mérites de la soumission, de la dis­cipline, du sens du sacrifice sur l'autel de la défense de l'économie nationale, des bas sa­laires et de la “ flexibilité ” de la classe ou­vrière de ces pays comme source de la pros­périté et de réussite pour tous !

La banqueroute asiatique, produit de la crise historique du mode de production capitaliste

Depuis le mois de juillet, les “ tigres ” et les “ dragons ” asiatiques se sont effondrés. Au 27 octobre, en une semaine, la bourse de Hongkong avait perdu 18 %, celle de Kuala-lumpur (Malaisie) 12,9 %, celle de Singapour 11,5 %, celle de Manille (Philippines) 9,9 %, celle de Bangkok (Thaïlande) 6 %, Djakarta (Indonésie) 5,8 %, Séoul (Corée) 2,4 %, Tokyo 0,6 %. Depuis un an, en reprenant ces pays dans le même ordre, les plongeons sont respective­ment de 22 %, 44 %, 26,9 %, 41,4 %, 41 %, 23 %, 18,5 %, 12 % ([14] [14]). Depuis, et à la date d'aujourd'hui, la chute de ces places fi­nancières continue.

Dans la foulée, et démentant les propos lé­nifiants sur l'absence de conséquences pour l'économie mondiale, Wall Street et les Bourses européennes connaissaient à leur tour un krach des plus graves. Seuls l'inter­vention des gouvernements et des banques centrales, et les réglementations boursières – les coupe-circuit automatiques qui arrêtent les cotations quand les cours chutent trop vite – ont permis d'enrayer le mouvement de pani­que. Par contre, les pays sud-améri­cains voyaient avec effroi leurs Bourses plonger aussi et leurs monnaies attaquées. Les in­quiétudes principales se portaient sur le Brésil. Et puis, le même phénomène se pro­duit maintenant dans les pays européens de l'ancien bloc de l'Est, autres “ pays émer­gents ” : Budapest plongeant de 16 %, Varsovie de 20 %, Moscou de 40 %. Ces plongeons boursiers s'accompagnent de l'af­faiblissement des monnaies locales, tout comme en Asie et en Amérique latine.

“ Les experts craignent que l'Europe de l'Est ne connaisse une crise financière du même type que celle que traverse l'Asie [ce qui constituerait] une des principales menaces pour la reprise des économies de l'Union européenne. ” (16) Comme si la récession ne frappait pas l'ensemble du capitalisme depuis maintenant une décennie : “ Car, eu­phorie mondiali­sante mise à part, c'est bien la stagnation qui, depuis le krach de 1987, définit le mieux la situation de toutes les ré­gions de la planète. ” ([15] [15])

Et comme si la faillite du capitalisme trou­vait son origine dans les pays de la périphé­rie et non dans le mode de production capi­taliste lui-même. Comme si son épicentre ne se situait pas dans les pays centraux du capi­talisme, dans les pays industrialisés. A la fin de la période de reconstruction de l'après-guerre, à la fin des années 1960, ce sont les grands centres industriels du monde qui sont touchés par le renouveau de la crise ouverte. La bourgeoisie de ces pays va utiliser alors à fond l'endettement interne et externe pour créer artificiellement les marchés qui lui font défaut. C'est donc à une explosion de l'endettement qu'on assiste à partir des an­nées 1970 qui va déboucher d'abord sur la faillite des pays sud-américains, puis à l'écroulement des pays à capitalisme d'Etat stalinien de l'Europe de l'est. Maintenant c'est au tour de l'Asie. Repoussées dans un premier temps vers la périphérie du capita­lisme, la faillite et la récession reviennent avec une force démultipliée vers les pays centraux alors que ces derniers ont eux aussi usé et abusé de l'endettement : les Etats-Unis sont surendettés et aucun pays d'Europe n'arrive à respecter les fameux cri­tères de Maastricht.

Car les événements s'accélèrent au cours de cette crise financière. La Corée du Sud, 11e puissance économique mondiale est à son tour brutalement touchée. Son système ban­caire est en complète banqueroute. Les fer­metures de banques et d'entreprises se mul­tiplient et les licenciements se comptent déjà par dizaines de milliers. Ce n'est qu'un début. Deuxième puissance économique mondiale, “ le Japon est devenu le pays fai­ble de l'économie mondiale ” ([16] [16]). Là aussi les fermetures d'entreprises commencent et les licenciements explosent. Quel démenti cruel aux déclarations triomphales, toni­truantes et définitives sur les “ modèles ” coréen et ja­ponais !

Et quel démenti aussi aux pitoyables expli­cations données face à l'avalanche de plon­geons boursiers brutaux depuis l'été ! D'abord, la bourgeoisie a essayé d'expliquer que l'effondrement de la Thaïlande était un phénomène local... ce qui a été vite démenti dans les faits. Puis qu'il s'agissait d'une crise de croissance pour les pays asiatiques. Enfin, qu'il s'agissait d'un assainisse­ment nécessaire de la bulle spéculative qui n'au­rait aucune incidence sur l'économie réelle... affirmation aussitôt démentie par la faillite de centaines d'établissements finan­ciers lourdement endettés, par la fermeture de multiples entreprises tout autant endet­tées, par l'adoption de plans d'austérité dras­ti­ques annonçant récession, licenciements par milliers et paupérisation accrue des po­pu­lations.

L'endettement généralisé du capitalisme

Quels sont les mécanismes à la base de ces phénomènes ? L'économie mondiale, et par­ticulièrement au cours des deux dernières décennies, fonctionne sur l'endettement et même le surendettement. En particulier, le développement des prétendues économies émergentes du sud-est asiatique, tout comme des pays sud-américains et d'Europe de l'est, reposent essentiellement sur les investisse­ments de capitaux étrangers. Par exemple, la Corée a une dette de 160 milliards de dol­lars dont elle devrait rembourser pratique­ment la moitié dans l'année qui vient alors que sa monnaie s'est effondrée de 20 %. Autant dire que cette dette gigantesque ne sera jamais remboursée. Nous n'avons pas la place ici de revenir sur l'état des endette­ments des pays asiatiques – endettements faramineux du même ordre que ceux des au­tres “ pays émergents ” du monde et dont les chiffres ne signifient plus grand chose – et dont les monnaies ont toutes tendance à chuter par rapport au dollar. Ces dettes non plus ne seront pour la plupart jamais rem­boursées. Ces créances pudiquement quali­fiées de “ douteuses ” sont perdues pour les pays in­dustrialisés, ce qui vient aggraver encore... leur pro­pre endettement déjà gi­gantesque. ([17] [17])

Quelle réponse apporte la bourgeoisie à ces faillites colossales qui risquent de provoquer la banqueroute brutale et généralisée du sys­tème financier mondial à cause de l'endet­tement généralisé ? Encore plus d'endette­ment ! Le FMI, la banque mondiale, les banques centrales des pays les plus riches se cotisent pour avancer 57 milliards de dollars à la Corée après avoir débloqué 17 milliards pour la Thaïlande et 23 pour l'Indonésie. Mais ces nouveaux prêts viennent s'ajouter aux précédents et “ déjà se profile le risque d'effondrement du système bancaire japo­nais, criblé de créances douteuses, voire ir­récupérables : entre autres les 300 milliards de dollars de prêts octroyés à dix pays d'Asie du sud-est et à Hongkong. Et si le Japon lâche prise, les Etats-Unis et l'Europe se retrouveront en première ligne dans la tourmente. ” ([18] [18])

En effet, le Japon se retrouve au centre de la crise financière. Il détient d'énormes créan­ces non remboursables qui sont à peu près du même ordre de grandeur – 300 milliards de dollars – que ses avoirs en Bons du Trésor américain. Dans le même temps, l'aggravation du déficit de l'Etat, ces derniè­res années, a augmenté son endettement gé­néral. Inutile de dire ici que, malgré la “ politique keynésienne ” employée, c'est-à-dire l'augmentation considérable de l'endet­tement, il n'y a eu aucune relance de l'éco­nomie japonaise. Mais par contre, les failli­tes des plus grandes institutions financières japonaises lourdement endettées se multi­plient. Pour éviter une banqueroute totale à la coréenne, l'Etat japonais met la main à la poche... aggravant encore plus son déficit et son endettement. Et si le Japon se retrouve à court de liquidités – ce qui est en train de se passer –, la bourgeoisie mondiale s'inquiète et commence à paniquer : “ Le premier créancier de la planète, celui qui finance sans compter depuis des années le déficit de la balance des paiements américaine, va-t-il pouvoir continuer à jouer ce rôle avec une économie malade, rongée par les mauvaises créances et un système financier exsangue ? Le scénario catastrophe serait que les insti­tutions financières nippones procèdent à un retrait massif de leurs placements en obliga­tions américaines. ” ([19] [19]) Il provoquerait alors un arrêt du financement de l'économie américaine, c'est-à-dire une brutale récession ouverte. La crise économique exportée dans la périphérie du capitalisme dans les années 1970 par l'utilisation massive du crédit re­vient frapper les pays centraux avec des con­séquences catastrophiques qui, pour l'essen­tiel, sont encore à venir.

Il est difficile de dire aujourd'hui si ces prêts supplémentaires vont réussir à calmer la tempête et à repousser la faillite généralisée à plus tard, ou bien si l'heure des comptes a sonné. Même si à l'heure où nous écrivons, il apparaît chaque jour plus probable que les 57 milliards de dollars réunis par le FMI pour la Corée sont insuffisants pour enrayer la déroute. Les appels au secours sont tels que les fonds du FMI, récemment augmentés par l'ensemble des grandes puissances, sont déjà insuffisants, et que celui-ci pense sé­rieusement à... emprunter à son tour ! Mais indépendamment de l'issue ponctuelle de cette crise financière, la tendance est tou­jours la même et ne fait que se renforcer dans la crise économique même. Au mieux, le problème n'est que reporté dans le temps, et avec des conséquences encore plus pro­fondes et dramatiques.

La crise du capitalisme est irréversible

Cette utilisation massive et chaque fois plus importante du crédit illustre la saturation des marchés : l'activité économi­que se maintenant sur la base de l'endette­ment, cela veut dire qu'un marché est créé artifi­ciellement. Aujourd'hui, la tricherie éclate. La saturation du marché mondial a empêché ces “ pays émergents ” de vendre comme ils en auraient eu besoin. La crise actuelle va faire chuter les ventes encore plus et aggra­ver la guerre commerciale. Un aperçu en est déjà donné par les pressions américaines sur le Japon pour qu'il ne laisse pas chuter le Yen et qu'il ouvre son marché intérieur, et par les conditions imposées à la Corée – tout comme aux autres pays “ aidés ” – par le FMI. La faillite de l'Asie et la récession qui va toucher ces pays, tout comme leur agres­sivité commerciale encore accrue, vont af­fecter tous les pays dévelop­pés qui calcu­lent déjà la chute de la crois­sance dont ils vont souffrir.

Là aussi, la bourgeoisie est obligée finale­ment de reconnaître les faits, et parfois de soulever un voile sur la réalité – dans ce cas la saturation des marchés – sans cesse affir­mée par le marxisme : “ le Wall Street Journal a signalé, en août dernier, que de nombreux secteurs industriels étaient dé­sormais confrontés à un risque oublié de­puis longtemps : trop de production poten­tielle et pas assez d'acheteurs » alors que « à en croire un article publié le 1er octobre dans le New York Times, la surproduction guette aujourd'hui non seulement l'Amérique, mais le monde entier. Le global gut (la saturation globale) serait même l'origine profonde de la crise asiatique. ” ([20] [20])

Le recours au crédit généralisé face à la sur­production et à la saturation des marchés, ne fait que repousser dans le temps les limi­tes de ces dernières et devient à son tour un fac­teur aggravant de la surproduction et de la saturation des marchés comme l'a expli­qué la théorie marxiste. Même si les crédits oc­troyés par le FMI, sans commune mesure avec ce qui avait pu se passer auparavant – plus de 100 milliards de dollars au total jusqu'à aujourd'hui – suffisaient à ramener le calme, la facture reste à payer, augmentée justement de ces nouveaux prêts. L'impasse économique du capitalisme reste. Et les con­séquences pour l'ensemble de l'humanité sont catastrophiques. Avant même cette crise qui va jeter des millions d'ouvriers supplémentaires dans le chômage et la mi­sère et aggraver encore les conditions de vie de milliards d'individus, l'Organisation International du Travail signalait que “ le chômage toucherait près d'un milliard de personnes dans le monde, soit près du tiers de la population active. ” ([21] [21]) Toujours avant cette crise, l'UNICEF affirmait que 40 000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde. L'impasse économique, poli­tique et historique du mode de production capitaliste impose chaque jour encore plus un enfer quotidien à des milliards d'hom­mes, enfer fait d'exploitation, de faim, de misère, de guerres et de massacres, de dé­composition sociale généralisée. Et les der­niers événements ne vont faire qu'accélé­rer cette chute dans la barbarie de tous les con­tinents et de tous les pays, riches ou pau­vres.

Ces événements dramatiques annoncent une aggravation brutale des conditions de vie de l'ensemble de la population mondiale. Ils si­gnifient une détérioration encore décuplée de la situation déjà misérable de la classe ouvrière, qu'elle ait du travail ou qu'elle soit au chômage ; qu'elle soit des pays pauvres de la périphérie, d'Amérique latine, d'Europe de l'est ou d'Asie, ou qu'elle soit des pays in­dustrialisés, qu'elle appartienne aux gros bastions du prolétariat mondial, du Japon, d'Amérique du Nord, ou d'Europe occiden­tale. La catastrophe qui se déroule sous nos yeux et dont les effets commencent tout juste à se manifester par les licenciements massifs dans plusieurs pays, dont la Corée et le Japon, appelle une réponse du prolétariat. Les “ modèles ” japonais et coréen qu'on a cités en exemple durant plus d'une décennie afin de justifier les attaques contre les con­ditions de vie et de travail, doivent être re­tournés et renvoyés par le prolétariat mon­dial à la face des Etats et de la classe domi­nante : les sacrifices et la soumission n'amè­nent pas la prospérité, mais toujours plus de sacrifices et de misère. Le monde capitaliste plonge l'humanité dans la catastrophe. Au prolétariat de répondre dans la lutte massive et unie contre les sacrifices et contre l'exis­tence même du capitalisme.

RL, 7 décembre 1997.


[1] [22]. Lors de la prise de décision de laisser flotter le dollar par Nixon en 1971.

[2] [23]. Comme cause de la crise dans les années 1970.

[3] [24]. Le thème à la mode dans les années 1980 sous la direction de Reagan et Thatcher.

[4] [25]. Revue Internationale n° 69, mars 1992.

[5] [26]. Manifeste du Parti communiste, 1848.

[6] [27]. Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou Révolution, 1898.

[7] [28]. Investir, 3 février 1997.

[8] [29]. Les Echos, 14 avril 1997.

[9] [30]. Usine nouvelle, 2 mai 1997.

[10] [31]. Far Eastern Economic Review, 24 octobre 1996.

[11] [32]. Wall Street Journal, 12 juillet 1996.

[12] [33]. De chez Jardine Felming Investment Management (Option Finance, n°437). Cités par Le Monde Diplomatique de décembre 1997.

[13] [34]. International Herald Tribune, 30 octobre 1997.

[14] [35]. Chiffres donnés par Courrier International du 30 octobre 1997.

[15] [36]. Le Monde diplomatique, décembre 1995.

[16] [37]. Le Monde, 14 novembre 1997.

[17] [38]. Sur l'endettement des pays industrialisés, voir la Revue Internationale n° 76, 77, 87.

[18] [39]. Le Monde Diplomatique, décembre 1997.

[19] [40]. Le Monde, 26 novembre 1997.

[20] [41]. Le Monde, 11 novembre 1997.

[21] [42]. Le Monde Diplomatique, décembre 1995.

Questions théoriques: 

  • L'économie [43]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Perspective Internationaliste décroche un nouvel oscar du bétisier politique

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Dans le n°28 de sa revue, datée de mai 1995, nous avions eu droit, de la part du « groupe » Perspective Internationaliste (PI), à un panégyrique des capacités décu­plées du capitalisme depuis le début de ce siècle et plus particulièrement dans toute la région de l'Asie de l'est. Un tel discours lau­datif, même le plus idéologique des rap­ports de la Banque Mondiale n'a pas encore osé l'énoncer : « le capitalisme a continué à développer les forces productives tout au long de la période de décadence – et qui plus est à un rythme extrêmement rapide – (...) les taux les plus prodigieux (sic !) de croissance de la production industrielle mondiale se sont produits depuis la fin des années 60 (...). Le CCI parle également d'un développement inégal dans l'espace : aucun pays nouvellement arrivé sur le marché mondial ne peut, selon sa conception de la décadence, s'industrialiser et rivaliser avec les anciens (...) Et pourtant, depuis la deuxième guerre mondiale, le Japon est de­venu la seconde puissance économique mondiale ; la Chine est rapidement devenue une puissance économique majeure propre ; la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, etc. ont récemment rejoint les rangs des pays in­dustrialisés (...) En 1962, le Pacifique occi­dental n'intervenait qu'à raison de 9 % dans le PNB mondial ; en 1982, sa participation était de 15 % ; et à la fin de ce siècle, elle sera probablement de 25 % – une propor­tion plus grande que celle de l'Europe occi­dentale ou de l'Amérique du Nord. Une telle capitalisation de l'Extrême-Orient, l'en­trée dans les rangs du monde industria­lisé d'une région qui avant la deuxième guerre mondiale était totalement marginale du point de vue industriel, ne peuvent tout simplement pas être expliquées par le con­cept de décadence du CCI. » Au moment même où PI élucubrait sur les horizons ra­dieux du capitalisme, nous diagnostiquions l'enfoncement de celui-ci dans des secousses financières de plus en plus fréquentes et profondes, consécutives au recours croissant à l'endettement afin de reporter les effets de sa crise dans le temps ([1] [45]). Par la même oc­casion nous analysions de façon historique et approfondie la prétendue prospérité du sud-est asiatique en tordant le cou, au pas­sage, à tous les poncifs répandus par la bourgeoisie à ce propos ([2] [46]), poncifs repris, relayés et amplifiés par PI.

Il n'a pas fallu attendre plus de deux années pour que les faits prononcent leur verdict : l'Asie du sud-est est sous perfusion, le FMI a dû mobiliser toute son énergie pour imposer les mesures les plus drastiques jamais prises afin de tenter « d'assainir » une situation économiquement pourrie et dégradée. Et, pour accompagner ces mesures qui risquent d'aboutir à un effondrement économique majeur, il a dû débloquer le crédit le plus élevé de toute son histoire. Quant à l'autre bout de la planète, dans les pays occidentaux développés, ce sont seulement des manipu­lations au plus haut niveau entre les gouver­nements et les grandes institutions financiè­res qui ont pu limiter les dégâts.

Visiblement PI est plus préoccupé de pren­dre le contre-pied du CCI que celui de la bourgeoisie... Voilà où mène ce parasitisme de la pire espèce : à faire objectivement le jeu de l'ennemi de classe, à propager les pi­res âneries produites par les cercles de pro­pagande idéologique de la bourgeoisie.

C'est avec une régularité de métronome que ce « groupe » nous livre ce genre « d'analyses » dignes de concourir au Mondial du bêtisier politique. D'où vient cette lamentable prétention politique ? Nous devons ici rappeler au lecteur que les mem­bres de PI ont quitté le CCI en 1985 de fa­çon totalement irresponsable, en désertant le combat militant, entraînés qu'ils étaient par des rancoeurs et récriminations personnelles ([3] [47]). Depuis, ils accusent notre organisa­tion de « trahir sa propre plate-forme », de « dégénérer de façon stalinienne », de « mépriser l'approfondissement de la théorie marxiste ». Leur credo fut de s'instituer en vrai défenseurs et continuateurs de notre plate-forme politique et de s'attaquer sérieu­sement à l'élaboration de la théorie commu­niste, tâ­ches que nous aurions, semble-t-il, définiti­vement abandonnées. Qu'en est-il aujour­d'hui ? PI a complètement rejeté la plate-forme qu'il était censé défendre bec et on­gles et il s'essaie à en élaborer une nou­velle..., tâche entreprise depuis plusieurs années mais qui semble au-dessus de ses forces. En fait « d'approfondissement théori­que fon­damental », il est allé chercher chez Alain Bihr, « docteur en sociologie », colla­borateur au Monde Diplomatique et grand animateur de la campagne anti-négationiste visant à discréditer la Gauche communiste, ses élu­cubrations sur la « recomposition du prolé­tariat ». De même, empruntant à Marx un schéma qui s'appliquait au siècle dernier avant l'apogée du mode de produc­tion capi­taliste, PI a « découvert » que la Pérestroïka de Gorbatchev s'expliquait par le passage de l'économie russe de la « domination for­melle » à la « domination réelle du capital ». Cette analyse « absolument cruciale pour expliquer l'évo­lution du monde aujour­d'hui », disait-il, ne l'a pas empêché d'avoir besoin de deux an­nées après 1990 pour comprendre ce que n'importe qui savait déjà, que le bloc de l'Est n'existait plus. Visiblement soucieux d'en­core peaufiner son image de marque de « creuset de la théo­rie », de « pôle interna­tional de discussion permettant le dévelop­pement d'un marxisme vivant », PI a entre­pris de redéfinir le con­cept marxiste de dé­cadence du capitalisme. En fait de redéfini­tion, c'est à une véritable liquidation de l'héritage théorique des grou­pes de la Gauche communiste et du mar­xisme tout court qu'il procède : le capita­lisme serait, à l'heure actuelle, dans sa phase la plus dy­namique et la plus prospère, en pleine « troisième révolution technologi­que » (dont le CCI sous-estimerait complè­tement les effets) offrant la possibilité, aux dires de PI, d'un réel développement natio­nal bour­geois dans la périphérie ([4] [48]). PI sou­ligne  « les capacités d'émergence de bour­geoi­sies locales périphériques pouvant s'in­dustrialiser et rivaliser avec les anciens pays industriels ».

Sur de nombreuses autres questions politi­ques, PI n'est pas en reste et il serait fasti­dieux d'en faire un recensement exhaustif. Il vaut cependant la peine d'épingler un autre de ses « exploits théoriques » au cours de cette dernière décennie.

Au moment du battage idéologique le plus assourdissant des campagnes de la bour­geoisie faisant suite à l'effondrement des régimes staliniens et visant à identifier Lénine avec Staline, la révolution russe avec le Goulag et le nazisme, PI apportait sa pe­tite pierre à cet édifice. Dans l'éditorial de son n° 20 (été 1991), illustré par une figure de Lénine d'où sortent des petites têtes de Staline, on pouvait lire ceci : « Les révolu­tionnaires (...) doivent détruire leur propres icônes, les statues des "chefs glorieux" (...) (ils) doivent se débarrasser de la tendance à considérer la révolution bolchevique comme un modèle (...) » Voilà la contribution théo­ri­que fondamentale de PI pour déjouer les pièges de cette campagne idéologique dont l'objectif premier est d'éradiquer et d'écarter de la conscience de la classe ouvrière toute son histoire et sa perspective historique (voir article dans cette revue). Cette persé­vérance de PI dans les prises de position ab­surdes et néfastes pour la prise de con­science du prolétariat, sa constance à vouloir élaborer des « théories » aussi fumeuses qu'incohérentes et pédantes s'expliquent tout à fait par les origines et la nature même de ce groupe : une des expressions les plus concentrées du parasitisme politique.

C. Mcl


[1] [49]. « Tourmente financière, la folie ? », Revue Internationale n° 81. « Résolution sur la situation internationale », Revue Internationale n° 82. « Une économie de casino », Revue Internationale n° 87. « Résolution sur la situation internationale », Revue Internationale n° 90.

 

[2] [50]. « Les "dragons" asiatiques s'essoufflent », Revue Internationale n° 89.

 

[3] [51]. Le lecteur pourra trouver les prises de position du CCI sur PI (ou « Fraction externe du CCI » selon son ancienne dénomination) dans les n° 45, 64 et 70 de la Revue internationale.

 

[4] [52]. En toute logique PI devrait bientôt abandonner la position de la Gauche communiste, qui est encore officiellement la sienne, sur l'impossibilité de réelles luttes de libération nationale en décadence.

Courants politiques: 

  • En dehors de la Gauche Communiste [53]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Rapport sur la crise économique au 12° congrès du C.C.I.

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Depuis 1989, les proclamations de la bour­geoisie sur la fin du communisme n'ont cessé de faire grand bruit. On nous a dit et répété que l'effondrement des régimes « communistes » était la preuve de l'impos­sibilité de créer une forme de société supé­rieure au capitalisme. On nous pousse aussi à croire que les pré­dictions du marxisme sur la désintégra­tion inévitable de l'économie capitaliste sont fausses et qu'elles ne sont justes que pour le marxisme lui même. Après tout, l'histoire n'a pas été témoin de l'ef­fondrement du capitalisme mais de celui du socialisme !

Les marxistes ont le devoir de combattre ces campagnes idéologiques et il est bon de rap­peler que de telles rengaines ne sont en au­cune manière nouvelles. Il y a quasiment 100 ans, les « révision­nis­tes » dans la se­conde In­ternationale, éblouis par les succès d'une société bourgeoise qui était à son apo­gée, es­sayaient de mettre en avant le fait que la théorie marxiste des crises était obso­lète, écartant ainsi la nécessité d'un ren­versement révolutionnaire du capita­lisme.

L'aile gauche de la social-démocratie, avec Rosa Luxemburg en première li­gne, n'a pas eu peur de s'en tenir aux « vieux » principes du marxisme et de répondre aux révisionnis­tes en réaffir­mant que le capitalisme ne pouvait échapper à la catastrophe; et ce qui s'est passé dans les trois premières décen­nies du vingtième siècle a prouvé, de fa­çon spectaculaire, qu'elle avait raison. La guerre de 1914-18 a démontré la fausseté des théo­ries sur la possibilité d'un capitalisme évo­luant pacifique­ment vers le socialisme ; la période de reconstruction qui a suivi la guerre a été de courte durée et, pour l'essen­tiel, n'a concerné que les Etats-Unis, don­nant peu de temps à la classe dominante pour se féliciter des succès de son système. De même la crise de 1929 et la profonde dé­pression mondiale qui a suivi don­naient en­core moins de bases à la bour­geoisie pour affirmer que les prédictions économiques de Marx étaient fausses ou, au mieux, valables seulement pour le 19e siècle.

Il en a été autrement pour la période de re­construction qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Les taux de croissance sans pré­cédent observés pendant cette période ont permis le développement de toute une indus­trie, ce qui a conduit à monter en épingle toutes les théories sur l'embourgeoisement de la classe ou­vrière, sur la société de con­sommation, la naissance d'un nouveau capi­talisme « organisé » et la fin définitive de la tendance du système à entrer en crise. Une fois de plus, on a proclamé que le marxisme était dépassé avec encore plus d'aplomb.

La crise qui s'est ouverte à la fin des an­nées 1960 a révélé, une nouvelle fois, la vacuité de toute cette propagande. Mais elle ne l'a pas révélé d'une manière évi­dente, d'une fa­çon qui puisse être ap­préhendée immédia­tement par le plus grand nombre de prolétai­res. Le capita­lisme, depuis le milieu des an­nées 1930 et surtout depuis 1945, s'était, en effet, « organisé » dans le sens où le pouvoir d'Etat avait pris la responsabilité de prévenir ses tendances à l'effondrement. Et la forma­tion des blocs impérialistes « permanents » rendait possible le « management » du sys­tème à l'échelle de la planète. Si les formes d'organisa­tion capitalistes d'Etat facilitaient le boom de la reconstruction d'après guerre, elles permettaient aussi un cer­tain ralentis­sement de la crise, de telle façon qu'au lieu d'assister à un plongeon spectaculaire comme dans les années 1930, nous avons connu, pendant près de trente ans, une chute irrégulière, ponctuée de nombreuses « reprises » et « récessions » qui ont servi à masquer la trajectoire sous-jacente de l'éco­nomie vers la faillite totale.

Au cours de cette période, la bourgeoisie s'est pleinement servi de l'évolu­tion lente de la crise pour développer toutes sortes « d'explications » sur les difficul­tés de l'éco­nomie. Dans les années 1970, les tensions inflationnistes ont été mises sur le compte de la hausse du prix du pétrole et sur celui des revendica­tions excessives de la classe ouvrière. Au début des années 1980, le triomphe du « monétarisme » et des Reaganomics ont rejeté la faute sur les dé­penses d'Etat excessives des gouvernements de gauche qui avaient sévi dans la période précédente. Dans le même temps, la gauche pouvait se permettre de souli­gner l'explosion du chômage qui a ac­compagné les nouvelles politiques et ac­cuser de mauvaise gestion les Thatcher, Reagan et compagnie. Les deux argu­ments se fondaient sur une certaine réa­lité : celle d'un capitalisme qui, pour au­tant qu'il puisse être géré, ne peut l'être que par l'appareil d'Etat. Ce que de tous côtés ils ca­chaient, c'est le fait que le « management » est pour l'essentiel un « management » de crise. Néanmoins, le fait est que pratique­ment tous les « débats » économiques que nous offrait la classe dominante tournaient autour de la question de la gestion de l'éco­nomie; en d'autres termes, la réalité du capi­ta­lisme d'Etat a été utilisée pour cacher la réalité de la crise puisque la nature in­contrô­lable de la crise n'est jamais ad­mise. Cette utilisation idéologique du capitalisme d'Etat a connu un nouveau tournant en 1989 quand l'effondrement du modèle stalinien de capi­talisme d'Etat, comme nous l'avons déjà dit, a tenu lieu de preuve du fait que la princi­pale crise de la société d'aujourd'hui n'était pas celle du capitalisme mais celle du... communisme.

L'effondrement du stalinisme et les campa­gnes sur la « fin du marxisme » ont aussi donné lieu aux plus extravagantes promesses d'une « nouvelle ère de paix et de prospérité » qui devait inévitable­ment s'ouvrir. Les sept an­nées qui ont suivi ont battu en brèches tou­tes ces promesses, surtout celles qui concer­naient la « paix ». Mais même si sur le plan économique, les marxistes peuvent large­ment mettre en évidence qu'elles ont été des années de vache maigre, ils ne doivent pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à cacher la nature réel­lement catastrophique de la crise à la classe exploitée, et donc à empêcher celle ci de développer sa con­science de la nécessité de renverser le capi­talisme.

C'est pourquoi, au 11e congrès du CCI, notre résolution sur la situation interna­tionale était obligée de commencer sa partie sur la crise économique par une dénonciation des mensonges de la bour­geoisie selon lesquels le début d'une re­prise économique était en vue, en parti­culier dans les pays anglo-saxons. Deux ans plus tard, la bourgeoisie parle tou­jours de la reprise, même si elle admet qu'il y a de nombreuses rechutes et ex­ceptions. Ici, nous voulons donc éviter de faire l'erreur (que font souvent les ré­volu­tionnaires, du fait d'un enthou­siasme com­préhensible de voir l'avè­nement de la crise révolutionnaire) de tomber dans une évalua­tion immédia­tiste des perspectives pour le capitalisme mondial. Mais en même temps, nous al­lons chercher à utiliser les outils les plus affûtés de la théorie marxiste pour mon­trer la futilité des affirmations de la bourgeoisie et pour souligner l'appro­fondis­sement significatif de la crise his­torique du système.

La fausse reprise

La résolution sur la situation internatio­nale du 11e Congrès du CCI (avril 1995) analy­sait les raisons des taux de croissance plus élevés dans certains pays comme suit :

« Les discours officiels sur la "reprise" font grand cas de l'évolution des indices de la production industrielle ou du re­dressement des profits des entreprises. Si effectivement, en particulier dans les pays anglo-saxons, on a assisté récem­ment à de tels phénomè­nes, il importe de mettre en évidence les ba­ses sur lesquelles ils se fondent :

– le retour des profits découle bien sou­vent, notamment pour beaucoup de grandes en­treprises, des bénéfices spéculatifs ; il a comme contrepartie une nouvelle flambée des déficits pu­blics ; il résulte enfin de l'élimination par les entreprises des "branches mortes", c'est-à-dire de leurs secteurs les moins productifs ;

– le progrès de la production indus­trielle résulte pour une bonne partie d'une aug­mentation très importante de la producti­vité du travail basée sur une utilisation massive de l'auto­matisation et de l'infor­matique.

C'est pour ces raisons qu'une des carac­téris­tiques majeures de la "reprise" ac­tuelle, c'est qu'elle n'a pas été capable de créer des emplois, de faire reculer le chô­mage de façon significative de même que le travail précaire qui, au contraire, n'a fait que s'étendre, car le capital veille en per­manence à garder les mains libres pour pouvoir jeter à la rue, à tout instant, la force de travail excédentaire. »

La résolution continue en mettant l'ac­cent sur « l'endettement dramatique des Etats qui a connu, au cours des derniè­res années, une nouvelle flambée » et sur le fait que « s'ils étaient soumis aux mêmes lois que les entre­prises privées, ils seraient déjà déclarés of­ficiellement en faillite. » Ce recours à l'en­dettement permet de mesurer la faillite réelle de l'économie capitaliste, et ne peut que laisser présager des convulsions catas­trophiques de tout l'appareil financier. On en a eu une indication avec la crise du peso mexicain : alors que le Mexique était consi­déré comme un des modèles de la « croissance » du tiers monde, le début de l'effondrement de sa monnaie a nécessité une opération de secours mas­sive de 50 milliards de dollars pour em­pêcher un véri­table désastre sur les marchés monétaires mondiaux. Cet épi­sode ne révélait pas seulement la fragi­lité de la croissance tant vantée des éco­nomies du tiers monde (les « dragons » d'Asie étant les plus vantés) mais aussi la fragilité de l'économie mon­diale toute entière.

Un an plus tard, la résolution sur la si­tuation internationale du 12e Congrès de RI passait en revue les perspectives tracées au 11e Congrès du CCI pour l'économie mondiale. Ce dernier avait prévu de nouvelles convul­sions finan­cières et une nouvelle plongée dans la récession. La résolution du congrès de RI énumérait les facteurs qui confir­maient cette analyse globale : des pro­blèmes dramatiques dans le secteur ban­caire et une chute spectaculaire du dol­lar au niveau fi­nancier; et au niveau des tendances vers la récession, les dif­ficultés croissantes des grands modèles de croissance économique, l'Allemagne et le Japon. Ces indications de la pro­fondeur réelle de la crise du capita­lisme sont devenues encore plus signifi­cati­ves au cours de l'année écoulée.

L'endettement et l'irrationalité capitaliste

En décembre 1996, Alan Greenspan, le pa­tron de la banque centrale d'Améri­que, s'est levé à la fin d'un dîner chic et a commencé à parler de « l'exubérance irrationnelle » des marchés financiers. Prenant cela pour le présage d'un krach financier, les in­vestisseurs se sont mis à vendre dans la pa­nique par­tout dans le monde et des milliards en actions (25 milliards rien qu'en Grande-Bretagne) ont été liquidés tout d'un coup entraînant une des plus fortes chutes des cours depuis 1987. Les mar­chés finan­ciers se sont rapidement re­mis de ce mini krach mais cet épisode était très significatif de la fragilité de tout le système financier. En effet, Greenspan n'avait pas tort du tout de parler d'irrationalité. Les capitalistes eux-mêmes se rendent compte de l'ab­surdité d'une situation dans laquelle la bourse de Wall Street tend aujourd'hui à dégringoler dès que le taux de chômage devient trop faible, car cela ravive la peur d'une « surchauffe » de l'économie et de nouvelles tensions inflationnistes. Les commentateurs bourgeois peuvent même voir qu'il y a un di­vorce grandis­sant entre les investissements spéculatifs massifs réalisés sur tous les mar­chés financiers du monde et l'activité pro­ductive réelle mais aussi la vente et les achats « réels ». Comme nous l'avons pointé dans notre article « Une écono­mie de casi­no » (Revue internationale n° 87) écrit juste avant le mini krach de décembre, le New York Stock Exchange a récemment fêté son centième anniver­saire en annonçant que l'indice Dow Jones, avec un accroissement de 620 % pendant les 14 dernières années, avait battu tous les records précédents, y compris « l'exubérance irrationnelle » qui avait précédé la crise de 1929. Plu­sieurs ex­perts capitalistes ont accueilli cette nouvelle en exprimant des craintes profondes : « les cours des entreprises américaines ne cor­respondent plus du tout à leur valeur réelle » disait Le Monde. « Plus longtemps durera cette folie spéculative, plus élevé se­ra le prix à payer ensuite » disait l'analyste B.M. Biggs (cité aussi dans la Revue in­ter­nationale n° 87). Le même article de la Revue signalait aussi qu'alors que le marché mondial annuel tourne autour de 3 000 mil­liards de dollars, les mou­vements interna­tionaux de capitaux sont estimés à 100 000 milliards de dol­lars, c'est-à-dire 30 fois plus. En somme, il y a un divorce croissant entre les prix des actions sur le marché finan­cier et leur valeur réelle, ce que la bour­geoisie sait et elle en est si profondé­ment préoccu­pée que quelques allu­sions venant d'un gou­rou à la tête de l'économie américaine peu­vent susciter une énorme crise de confiance sur les marchés financiers mondiaux.

Ce que les capitalistes ne comprendront ja­mais, bien sûr, c'est que la « folie spécula­tive » est justement un symp­tôme de l'im­passe dans laquelle se trouve le mode de production capita­liste. L'instabilité sous-ja­cente de l'ap­pareil financier capitaliste est fondée sur le fait que l'activité économique d'au­jourd'hui, pour une grande part, n'est pas « réellement » rétribuée mais se maintient grâce à une montagne de plus en plus grande de dettes. Les rouages de l'industrie, et par là de toutes les bran­ches de l'économie, fonctionnent grâce aux dettes qui ne seront jamais rem­boursées. Le recours au crédit a été un mécanisme fondamental, non seule­ment de la reconstruction d'après guerre, mais aussi de la « gestion » de la crise éco­nomique depuis les années 1960. C'est une drogue qui a maintenu le malade capitaliste en vie pendant des décennies, mais comme nous l'avons dit très souvent, la drogue est aussi en train de le tuer.

En effet, dans sa réponse aux révision­nistes en 1889, Rosa Luxemburg a ex­pliqué avec une grande clarté pourquoi le recours au crédit, bien qu'il semble améliorer les choses pour le capital à court terme, ne peut qu'exa­cerber la crise du système à long terme. Il est bon de la citer entièrement sur ce point, parce que cela projette une vive lumière sur la situation à laquelle le capitalisme se trouve confronté aujourd'hui :

« Le crédit apparaît comme le moyen de fondre en un seul capital un grand nombre de capitaux privés – sociétés par actions – et d'assurer à un capita­liste la disposition de capitaux étran­gers – crédit industriel. En qualité de crédit commercial, il accélère l'échange des marchandises, par consé­quent, le reflux du capital dans la produc­tion, autrement dit tout le cycle du proces­sus de la production. Il est facile de se ren­dre compte de l'influence qu'exer­cent ces deux fonctions principales du crédit sur la formation des crises. Si les crises naissent, comme l'on sait, comme conséquence de la contradiction exis­tant entre la capacité d'ex­tension, la tendance à l'extension de la production et la capacité de consommation res­treinte du marché, le crédit est précisé­ment, d'après ce qui a été dit plus haut, le moyen spécifique de faire éclater cette con­tradiction aussi souvent que possible. Avant tout, il accroît énormé­ment la capacité d'ex­tension de la pro­duction et constitue la force motrice in­terne qui la pousse cons­tamment à dé­passer les limites du marché. Mais il frappe des deux côtés. Après avoir, en tant que facteur du processus de la pro­duction, provoqué la surproduction, il n'en détruit pas moins sûrement pen­dant la crise, en tant que facteur de l'échange, les forces productives éveillées grâce à lui. Au pre­mier symp­tôme de la crise, le crédit fond, aban­donne l'échange, là où il serait, au con­traire, indispensable, apparaît, là où il s'offre encore, comme sans effet et in­utile, et réduit ainsi au minimum, pen­dant la crise, les capacités de consom­mation du marché.

Outre ces deux résultats principaux, le cré­dit agit encore diversement sur la formation des crises. Il ne constitue pas seulement le moyen technique de mettre à la disposition d'un capitaliste des ca­pitaux étrangers, mais il est, en même temps pour lui, le stimulant pour l'utili­sation hardie et sans scrupules de la propriété d'autrui, par conséquent, pour des spéculations hasardeuses. Il n'ag­grave pas seulement la crise, en qualité de moyen dissimulé d'échange des mar­chandises, mais il facilite sa formation et son extension, en transformant tout l'échange en un méca­nisme extrême­ment complexe et artificiel, avec un mi­nimum d'argent métallique comme base réelle, et provoque ainsi, à la moindre occasion, des troubles dans ce mé­ca­nisme.

C'est ainsi que le crédit, au lieu d'être un moyen de suppression ou d'atténua­tion des crises, n'est, tout au contraire, qu'un moyen particulièrement puissant de formation des crises. Et il ne peut d'ailleurs en être autre­ment. La fonc­tion spécifique du crédit con­siste, en fait, très généralement parlant, à élimi­ner ce qui reste de fixité en tous les rapports capitalistes, à introduire par­tout la plus grande élasticité possible et à rendre toutes les forces capitalistes au plus haut point extensibles, relatives et sensibles. Il est évident qu'il ne fait ainsi que faciliter et aggraver les crises, qui ne sont autre chose que le heurt pé­riodique entre les forces con­tradictoi­res de l'économie capitaliste. » ([1] [54])

Sous beaucoup d'aspects, Luxemburg prédit les conditions qui prévalent au­jourd'hui : le crédit comme facteur qui semble atténuer la crise mais qui l'ag­grave en réalité ; le crédit comme base de la spéculation ; le crédit en tant que base d'une transformation de l'échange en un processus « complexe et ar­tifi­ciel » se séparant toujours plus de toute valeur monétaire réelle. Mais bien que Luxemburg, en 1898, avait déjà posé les fondements de son explication de la crise historique du système capitaliste, c'était un moment dans lequel seuls les grands traits de la décadence du capita­lisme pouvaient être esquissés. Dans le processus de con­quête des dernières ai­res non capitalistes du globe en tant que terrain pour l'extension du marché mondial, le capitalisme fonction­naient encore selon ses propres « statuts » in­ternes et n'était pas devenu irrationnel et absurde comme il l'est aujourd'hui. Ceci s'applique aussi bien au crédit qu'à toute au­tre sphère. La « rationalité » du cré­dit pour le capital, c'est d'emprunter ou de prêter de l'argent étant entendu qu'il servira pour élargir la production et étendre le marché. Tant que le marché peut s'étendre, les dettes peuvent être remboursées. Le crédit « a un sens » dans un système qui a un avenir. Dans l'époque décadente du capitalisme ce­pendant, le marché, d'un point de vue global, a atteint les limites de sa capaci­té à s'étendre et le crédit devient lui même le marché. C'est ainsi qu'au lieu de voir les plus grands capitaux prêter à des capitaux plus faibles dans l'optique de trouver de nouveaux mar­chés, faire des profits et récupérer leurs prêts avec les intérêts, ce que l'on voit ce sont les grands capitaux qui distribuent d'énor­mes masses d'argent à des capitaux plus petits de façon à pouvoir leur vendre leurs propres produits. C'est comme ce­la, grossièrement parlant, que les Etats-Unis ont financé la reconstruction d'après guerre : le Plan Marshall ame­nait les Etats-Unis à consentir d'énor­mes prêts à l'Europe et au Japon pour qu'ils puissent devenir un mar­ché pour les marchandises américaines. Et dès que les principales nations industriali­sées, surtout l'Allemagne et le Japon, sont devenues des rivaux économiques des Etats-Unis, la crise de surproduction a resurgi et s'est maintenue depuis.

Mais maintenant, contrairement à ce qui se passait au moment où écrivait Luxemburg, le crédit ne disparaît plus dans une crise en éliminant les capitaux les plus faibles à la bonne vieille ma­nière darwinienne et en ré­duisant les prix en rapport avec la baisse de la de­mande. Au contraire, le crédit est deve­nu de plus en plus le seul mécanisme qui maintient le capitalisme hors de l'eau. Ainsi actuellement, nous avons cette situation in­édite dans laquelle non seulement les grands capitaux prêtent aux plus petits pour qu'ils puissent leur acheter leurs marchandises mais les principaux créanciers du monde ont eux-mêmes été obligés de devenir débi­teurs. La situation actuelle du Japon démontre cela très précisément. Comme nous l'avons si­gnalé dans l'article « Une économie de casi­no » : « Pays en excédent dans ses échanges exté­rieurs, le Japon est devenu le banquier international avec des avoirs extérieurs de plus de 1000 milliards de dollars (...) Le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des finan­cements des pays de l'O­CDE. » Mais dans le même article, on faisait ressortir que « le Japon est très certainement l'un des pays les plus en­dettés de la planète. A l'heure ac­tuelle, la dette cumulée des agents non fi­nan­ciers (ménages, entreprises et Etat) s'élève à 260 % du PNB, et atteindra les 400 % dans une dizaine d'années ». Le dé­ficit budgétaire du Japon s'élevait à 7,6 % pour 1995 alors qu'il est de 2,8 % aux Etats-Unis. Pour les institutions bancaires elles mêmes, « l'économie ja­ponaise doit faire face, dès à présent, à une montagne de 460 milliards de dol­lars de dettes insolvables. » Tout cela a amené les spécialistes en analyse de ris­ques (Moody's) à classer le Japon en ca­tégorie D; en d'autres termes, il y a là un risque financier aussi grand que pour des pays comme la Chine, le Mexique et le Brésil.

Si le Japon est le créancier du monde, d'où tire-t-il ses crédits ? C'est un éche­veau que pas même un samouraï-busi­nessman japo­nais versé dans le zen ne pourrait démêler. On peut se poser la même question au sujet du capitalisme américain qui est aussi, en même temps, un banquier du globe et un débiteur du globe, même si ses gouvernants ont fait la fête à propos de la réduction du défi­cit US (en octobre 1996, le gouverne­ment et l'opposition se sont précipités pour réclamer du crédit puisque le défi­cit budgé­taire US était le plus bas de­puis 15 ans, à 1,9 % du PIB).

Le fait est que cette situation absurde dé­montre que, malgré tous les bavar­dages sur les économies saines et équili­brées auxquels le gouvernement tout autant que l'opposi­tion aiment à se lais­ser aller, le capitalisme ne peut plus fonctionner selon ses propres lois. Contre les économistes bourgeois de son époque, Marx écrivait des pages entières pour montrer que le capitalisme ne pou­vait créer un marché illimité pour ses propres marchandises ; la reproduction élargie du capital dépend de la capacité du système à étendre constamment le marché au delà de ses propres frontiè­res. Rosa Luxemburg a mis en évidence les conditions historiques concrètes dans lesquelles cette extension du marché ne pouvait plus avoir lieu, plongeant ainsi le système dans un déclin irréversible. Mais le capitalisme, dans notre époque, a appris à survivre à son agonie mor­telle, fai­sant fi sans scrupule de ses propres règles. Pas de nouveaux mar­chés, dites-vous ? Alors, nous allons les créer même si cela si­gnifie la faillite, stricto sensu, pour chacun, y compris les plus riches Etats de la planète. De cette façon, le capitalisme a évité, depuis les années 1960, le type de krach brutal, dé­flationniste qu'il avait connu au 19e siè­cle et qui avait encore été la forme prise par la crise de 1929. Dans la période ac­tuelle, les récessions périodiques et les ratées au ni­veau financier ont la fonc­tion de laisser échapper un peu de la vapeur que l'endette­ment global produit dans la cocotte minute du capitalisme. Mais ils laissent aussi pré­sager des ex­plosions beaucoup plus sérieu­ses à ve­nir. L'effondrement du bloc de l'Est de­vrait servir partout d'avertissement à la bourgeoisie ; elle ne peut tricher indéfi­ni­ment avec la loi de la valeur. Tôt ou tard, celle-ci va se réinstaurer d'elle même et plus on a triché avec elle, plus sa vengeance sera dévastatrice. En ce sens, comme Rosa Luxemburg l'avait souligné : « le crédit est loin d'être un moyen d'adaptation du capita­lisme. C'est au contraire un moyen de des­truction d'un effet des plus révolution­nai­res. » (Idem)

Les limites de la croissance : la crise aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne et au Japon

La résolution du 11e congrès du CCI était donc parfaitement correcte lorsqu'elle parlait de la perspective d'une instabilité financière croissante. Mais jusqu'à quel point s'est vé­rifiée la perspective d'un nouvelle plongée dans la récession ? Avant de regarder ce point en détail, nous devons nous rappe­ler qu'il y a un danger dans le fait de prendre pour argent comptant les analy­ses et la ter­minologie de la bourgeoisie. Evidemment, pour la classe dominante, il n'existe nullement une crise irré­ver­sible de son mode de production. Manquant de toute vision histo­rique large, sa vision de l'économie, même quand elle parle de « macro-écono­mie », est nécessairement immédiatiste. Quand elle parle de « croissance » ou de « récession », elle n'utilise que les indi­cateurs économi­ques les plus superfi­ciels et ne se pose pas de questions sur les bases réelles des accès de croissance qu'elle constate, ni sur la si­gnification réelle des moments qu'elle décrit comme de la récession. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner précédem­ment, les périodes de croissance sont généralement des expressions d'une ré­cession cachée et ne mettent en aucune façon en question la ten­dance générale de l'économie capitaliste à aller vers une impasse insoluble. Pour dé­montrer l'existence de la crise, il n'est pas néces­saire de montrer que chaque pays dans le monde a un taux de croissance néga­tif. De plus, les statistiques économiques bourgeoi­ses nous renseignent très peu sur les effets réels de la crise sur des millions d'êtres hu­mains. Le Bilan du monde du journal Le Monde pour 1995 nous dit, par exemple, que les pays d'Afrique avaient connu des taux de croissance de 3,5 % pour cette année là et qu'on s'attendait à ce qu'ils augmen­tent en­core l'année suivante. De telles appréciations servent seulement à mas­quer le fait que dans des parties entières du continent africain, la société s'est ef­fondrée dans un cauchemar de guerre, de maladie et de famine, toutes cho­ses qui sont, au sens global, des effets de la crise économique dans les pays « sous-déve­loppés » mais qui n'entrent jamais dans les considérations des experts « économiques » de la bourgeoisie parce que ce sont des ef­fets historiques et non immédiats.

Dans la situation actuelle, il est d'autant plus important de garder cela présent à l'esprit qu'un grand nombre d'éléments, en appa­rence contradictoires, apparais­sent. La « reprise » centrée sur les pays « anglo-saxons » a un peu vacillé selon les propres termes de la bourgeoisie, tandis que la plu­part de ses grands prê­tres restent « sereinement optimistes » sur les perspecti­ves de croissance. Par exemple, le Sunday Times du 29 dé­cembre 1996 a fait un tour des prévi­sions que font les experts US pour l'éco­nomie américaine en 1997, sur la base des performances de 1996 : « Notre tour des pronostiqueurs américains com­mence avec la revue des 50 meilleurs pratiquants de cet art du Business Week. En moyenne, ces prophètes s'at­tendent à ce que 1997 soit une répéti­tion de 1996. Il est prévu que le pro­duit intérieur brut s'accroisse réguliè­rement au taux annuel de 2,1 % et que les prix à la consommation augmentent de 3 %... le taux de chômage devrait rester faible, à 5,4 % et le taux d'intérêt à trente ans devrait rester voisin du ni­veau actuel à 6,43 %. » En effet, le principal débat chez les économistes américains aujourd'hui est celui de sa­voir si la poursuite de la croissance va engendrer une inflation excessive ; c'est une question sur laquelle on reviendra plus tard.

La bourgeoisie anglaise, ou du moins son équipe gouvernementale ([2] [55]), a tro­qué son style pour celui des américains et au lieu d'être prudemment optimiste, en rajoute en toute occasion. Selon le Chancelier de l'Echiquier, l'économie britannique est « au mieux de sa forme pour une génération ». Parlant le 20 décembre 1996, il a cité des tableaux de l'Office des Statistiques Nationales qui « prouvent » que le revenu réel dis­ponible s'est accru de 4,6 % dans l'an­née ; les dépenses de consommation ont augmenté de 3,2 %; la croissance éco­nomi­que globale atteint 2,4 % alors que le déficit commercial a aussi dimi­nué. Dans le même mois, le chômage officiel, en diminution gé­nérale depuis 1992, est passé au dessous de deux mil­lions pour la première fois depuis 5 ans. En janvier, différents instituts de prévi­sions, tels que Cambridge Econometrics et Oxford Economic Forecasting ont prévu que 1997 serait plus ou moins semblable, avec des taux de crois­sance aux alentours de 3,3 %. En Grande-Bre­tagne aussi, la préoccupation des ex­perts dont on parle le plus est qu'il va y avoir une « surchauffe » de l'économie qui pourrait provoquer une nouvelle poussée de l'infla­tion.

Comme nous l'avons vu, le CCI a déjà ana­lysé les raisons de la bonne perfor­mance re­lative des pays anglo-saxons ces dernières années. A part les facteurs cités dans la réso­lution de notre 11e Congrès, nous avons aussi souligné, dans le cas des Etats-Unis, « des atta­ques d'une brutalité sans précéd­ent contre les ouvriers qu'elle exploite (dont beaucoup sont contraints d'occu­per plu­sieurs emplois pour survivre) et aussi à la mise en oeuvre de tous les moyens que lui donne son statut de su­perpuissance, les pressions financières, monétaires, diploma­tiques et militaires au service de la guerre commerciale qu'elle livre à ses concur­rents ». ([3] [56]). Dans le cas de la Grande-Bretagne, le rapport pour le 12e Congrès de World Revolution (voir World Revolution n° 200) a confirmé à quel degré cette « reprise » a été fondée sur l'endette­ment, la spéculation, l'élimination des branches mor­tes et l'utilisation massive de l'automatisa­tion et des technologies informatiques. Il souligne aussi les avantages spécifiques que la Grande-Bretagne a obtenus en se retirant du « serpent monétaire européen » en 1992 et de la dévaluation de la Livre qui s'en est suivi, ce qui a grandement augmenté ses ex­portations. Mais le rapport dé­taille aussi l'appauvrissement réel de la classe ouvrière sur lequel a été fondée cette « reprise » (taux d'exploitation ac­crus, déclin des services sociaux, aug­mentation des sans logis, etc.) tout en montrant les mensonges de la bour­geoisie sur la baisse du chômage : de­puis 1979, la bourgeoisie britannique a modifié les critères de ses statistiques du chômage 33 fois. La définition actuelle, par exemple, ignore tous ceux qui sont devenus « économiquement inactifs », c'est-à-dire ceux qui ont finalement abandonné la re­cherche d'un travail. Cette fraude a même été confessée par la Banque d'Angleterre : « Presque toute l'amélioration au niveau des per­formances concernant le chômage dans les années 90 par rapport aux années 80 est à mettre sur le compte de la mon­tée de l'in­activité. » ([4] [57]) Idem pour « les plus hauts standards de vie depuis une génération » claironnés par Mr Clark.

Mais alors que les marxistes sont tou­jours obligés de montrer le coût réel de la crois­sance capitaliste pour la classe ouvrière, se contenter de souligner la misère des ouvriers ne suffit pas en soi à prouver que l'économie capitaliste est en mauvais état. Si c'était le cas, le capita­lisme n'aurait alors jamais eu de phase ascendante, puisque l'exploitation des ouvriers au 19e siècle était, comme cha­cun le sait, absolument sans limite. Pour montrer que les prévisions optimis­tes de la bourgeoisie sont basées sur du sa­ble, nous devons analyser les tendances plus profon­des de l'économie mondiale. Et là, nous de­vons examiner ces pays dont les difficultés économi­ques indi­quent le plus clairement où en sont les choses. Comme le faisait ressor­tir la ré­solution du 12e Congrès de RI, l'évolu­tion la plus significative à ce ni­veau, dans les dernières années, a été le déclin de ces deux économies « locomotives » : l'Allemagne et le Ja­pon.

La dernière conférence territoriale de Welt Revolution a identifié des éléments confir­mant ce déclin en ce qui con­cerne l'Allemagne. Ceux-ci compren­nent :

– Le rétrécissement du marché interne : pendant des décennies, l'économie al­le­mande représentait un grand mar­ché pour les européens et l'économie mondiale. Avec la paupérisation croissante de la classe ouvrière, cela a cessé d'être le cas. En 1994, par exemple, les dépenses pour la nourri­ture ont diminué de 6 % à 20 %. Plus généralement, les investissements in­térieurs seront inférieurs de 8 % cette an­née ; les investissements dans la construc­tion et les équipements sont quelques 30 % en dessous du pic de 1992. Le tur­nover réel a diminué de 2 % en 1995. Mais l'aspect le plus si­gnificatif à cet égard est certainement le fait que le chô­mage se situe main­tenant bien au dessus des quatre mil­lions : selon l'Office du Travail d'Al­lemagne, il pourrait atteindre les 4,5 millions dans les prochains mois. C'est la démonstration la plus claire de la paupérisation de la classe ou­vrière alle­mande et de sa capacité dé­clinante à ser­vir de marché pour le capital allemand et mondial.

– Le fardeau croissant de l'endette­ment : en 1995, le déficit d'Etat (fédéral, länder et municipalités) at­teignait 1 446 milliards de DM ; avec en plus 529 autres milliards de DM « cachés », la dette avoisinait les 2000 milliards de DM, ce qui correspond à 57,6 % du PNB. En dix ans, la dette publique a augmenté de 162 %.

– Le coût croissant de l'entretien de la classe ouvrière : la croissance du chômage aug­mente encore l'insolva­bilité de l'Etat qui est confronté à une classe ouvrière qui n'est pas battue et qui ne peut pas laisser simplement les chômeurs mourir de faim. En dépit de toutes les fameuses mesures d'austé­rité introduites par le gouverne­ment Kohl l'année dernière, l'Etat a encore une énorme note à payer pour soutenir les chômeurs, les vieux retraités, les malades. Quelques 150 milliards sur un budget fé­déral de 448 milliards de DM sont dépen­sés en rétributions so­ciales à la classe ou­vrière. L'Office Fédéral du Chômage a un budget de 104,9 milliards DM et se trouve déjà en faillite.

– L'échec de la bourgeoisie allemande dans la construction d'un « paysage industriel » à l'est : malgré les dépen­ses gigantesques à l'est après la réuni­fication, l'économie n'y a pas décollé. Une grande partie de l'argent est allée aux infrastructures, télé­communica­tions et habitations mais peu dans de nouvelles industries. Au con­traire, toutes les anciennes usines, obsolè­tes, ont fait faillite; et quand il y en a de nouvelles (des usines modernisées ont été installées), elles absorbent moins de 10 % de l'ancienne force de travail. L'armée des chômeurs reste mais « bénéficie » de télé­communications sophistiquées et de belles nouvelles routes.

Tous ces facteurs entravent sérieuse­ment la compétitivité de l'Allemagne sur le marché mondial et obligent la bourgeoisie à attaquer sauvagement tous les aspects des conditions de vie de la classe ouvrière : salaires, avan­tages so­ciaux et emplois. La fin de l'« Etat so­cial » allemand est aussi la fin de beau­coup de mythes capitalistes : celui con­sistant à faire croire que travailler beau­coup et être socialement passif donne aux ouvriers des niveaux de vie élevés, celui de la nécessaire et profitable colla­boration entre patrons et ouvriers et en­fin celui d'un modèle allemand de pros­périté censé montrer aux autres pays la marche à suivre. Mais c'est aussi la fin d'une réalité pour le capital mondial : la ca­pacité de l'Allemagne d'agir comme une lo­comotive. Au contraire, c'est le déclin même du capital allemand, et non la « reprise » su­perficielle dont se vantent les bourgeoisies américaine et anglaise, qui montre ce qu'est la pers­pective réelle pour le système tout en­tier.

La fin du « miracle » économique japo­nais est tout aussi significative. C'était déjà de­venu visible au début des années 1990 quand les taux de croissance – qui s'étaient élevés jusqu'à 10 % dans les années 1960 – se sont effondrés jusqu'à ne pas dépasser 1 %. Le Japon est main­tenant « officiellement » en récession. Il y a eu une légère amélioration en 1995 et en 1996 qui a amené certains com­mentateurs à devenir en­thousiastes à propos des perspectives pour l'année qui vient : un article publié dans The Ob­server en janvier 1996, soulignait les per­formances « impossibles à arrêter » de l'ex­portation japonaise (un accrois­sement de 10 % en 1994 qui signifiait que le Japon avait maintenant surpassé les Etats-Unis en tant que plus grand exportateur mondial de biens manufac­turés). Il annonçait avec con­fiance que « le Japon était de nouveau aux com­mandes de l'économie mondiale ».

Notre récent article, « Une économie de ca­sino » soufflait le froid sur de telles espé­rances. Nous avons déjà mentionné la mon­tagne de dettes qui pèse sur l'économie ja­ponaise. L'article poursuit en insistant sur le fait que « tout ceci vient relativiser l'an­nonce au Japon des quelques frémissements de crois­sance à la hausse après ces quatre an­nées de stagnation. Nouvelle apaisante pour les médias bourgeois, elle n'illus­tre en fait que l'extrême gravité de la crise. Et pour cause, ce résultat n'a pé­niblement été atteint qu'à la suite d'une injection de doses massives de liquidités financières à travers la mise en oeuvre de cinq plans de relance. Cette expan­sion budgétaire, dans la plus pure tradi­tion keynésienne, a bien fini par porter quelques fruits..., mais au prix de défi­cits encore plus colossaux que ceux dont les conséquences avaient déter­miné l'entrée du Japon dans la phase récessive. Ceci ex­plique que cette "reprise" demeure on ne peut plus fra­gile et est vouée à terme à re­tomber comme un soufflé. »

Le dernier rapport de l'OCDE sur le Ja­pon (2 janvier 1997) confirme pleine­ment cette analyse. Bien que le rapport prédise une hausse des taux de crois­sance pour 1997 (autour de 1,7 %), il insiste lourdement sur la nécessité de s'attaquer à la question de la dette. « La conclusion du rapport est que, alors que le stimulus fiscal de la dernière année et demie était crucial pour compenser l'impact de la récession, le Japon doit à moyen terme contrôler son déficit bud­gé­taire pour réduire la dette accumu­lée par le gouvernement. Cette dette re­présente 90 % du rendement annuel de l'économie. » ([5] [58]). L'OCDE réclame une augmentation des taxes sur les ventes mais surtout des réduc­tions drastiques des dépenses publiques. Elle affiche ou­vertement sa préoccupation à propos de la santé économique du Japon à plus long terme. En bref, ce brain-trust diri­geant de la bourgeoisie ne fait aucun ef­fort pour cacher la fragilité de toute « reprise » au Japon, et s'inquiète clai­rement de voir l'économie s'enfoncer dans des problèmes encore plus grands dans le futur.

Quand cela concerne des pays comme l'Allemagne et le Japon, les inquiétudes de la bourgeoisie sont très bien fondées. C'était avant tout la reconstruction de ces écono­mies démolies par deux guer­res qui a fourni le stimulant du grand boom des années 1950 et 1960 ; c'est l'achèvement de cette recons­truction dans ces deux pays qui a provoqué le re­tour de la crise ouverte de surproduction à la fin des années 1960. Aujourd'hui, l'échec de plus en plus évident de ces deux économies représente un rétrécis­sement si­gnificatif du marché mondial et c'est le signe que l'économie globale entre en chancelant dans une nouvelle étape de son déclin histo­rique.

Les « Dragons » blessés

Déçue par les difficultés du Japon, la bour­geoisie et ses médias ont essayé de créer de nouveaux faux espoirs en fai­sant ressortir les performances des « dragons » de l'Asie du sud-est, c'est-à-dire des économies comme celles de la Thaïlande, de l'Indonésie et de la Corée du Sud, dont les taux de croissance ver­tigineux ont été pris comme emblème, de même que la Chine future qui est présentée comme étant sur la voie d'un statut de « superpuissance économique » à la place du Japon.

Le problème est que, comme dans les précé­dents « succès » de certains pays du tiers-monde comme le Brésil et le Mexique, la croissance des dragons d'Asie est une bulle gonflée par l'endet­tement qui peut éclater à tout moment. Les grands investisseurs occi­dentaux le savent :

« Parmi les raisons qui ont rendu les pays industriels les plus riches si sou­cieux de doubler la ligne des crédits de secours du FMI jusqu'à 850 milliards, il y a celle qu'une nouvelle crise du style Mexique est à craindre, cette fois dans le sud-est asiatique. Le développement des économies dans le Pacifique a favo­risé un flux énorme de capi­tal dans le secteur privé, qui a remplacé l'épargne intérieure, conduisant à une situa­tion financière instable. La question a été de savoir quel serait le premier des dra­gons d'Asie à tomber.

Certes la situation en Thaïlande com­mence à paraître hasardeuse. Le minis­tre des fi­nances, Bodi Chunnananda, a démissionné alors que les investisseurs perdaient con­fiance et que la demande dans des secteurs clefs, y compris la construction, le foncier et la finance, tous symboles d'une économie de bulle, se réduisait. De la même façon, on a fo­calisé sur une certaine incertitude ré­cente en Indonésie, puisque la stabilité du régime Suharto et son respect des droits de l'homme sont devenus un pro­blème. » ([6] [59])

Le plus frappant, c'est la situation éco­nomi­que et sociale en Corée du Sud. La bour­geoisie ici, s'inspirant de ses con­soeurs eu­ropéennes, a certainement en­traîné les ou­vriers dans une manoeuvre à grande échelle : en décembre 1996, des dizaines de milliers d'ouvriers se sont mis en grève con­tre les nouvelles lois sur le travail qui ont été présentées comme étant surtout une atta­que de la démocratie et des droits syndicaux, permettant ainsi aux syndicats et aux partis d'opposition de détourner les tra­vailleurs de leur propre terrain. Mais derrière l'attaque provocatrice du gou­vernement, il y a une ré­ponse réelle à la crise à laquelle est confron­tée l'éco­nomie de la Corée du Sud : l'aspect cen­tral de cette loi est qu'elle rend beau­coup plus facile aux entreprises les li­cenciements d'ouvriers et l'établissement des horaires de travail ; et c'est claire­ment compris par les ouvriers comme une préparation à des atta­ques contre leurs conditions d'existence.

En ce qui concerne le fait que la Chine se­rait en train de devenir une nouvelle généra­trice de croissance économique, c'est plus que jamais une sinistre farce. C'est vrai que la capacité du régime sta­linien dans ce pays à s'adapter et à sur­vivre alors que tant d'au­tres se sont ef­fondrés est remarquable en tant que telle. Mais ce n'est ni le niveau de libé­ralisation économique, ni « l'ouverture à l'ouest », ni l'exploitation de nouveaux dé­bouchés qui lui seront offerts par la cession de Hongkong, qui transforme­ront les fonde­ments de l'économie chi­noise, qui reste dés­espérément arriérée dans l'industrie, l'agri­culture et les transports et paralysée de fa­çon chroni­que, comme tous les régimes sta­liniens, par le poids d'une bureaucratie bour­souflée et du secteur militaire. Comme dans tous les régimes déstalinisés, la li­béralisa­tion a en effet gratifié la Chine d'exploits du même type qu'en Occi­dent... tels que le chômage massif. Le 14 octobre, le China Daily, à la solde du gouvernement, admettait que le nombre de chômeurs pouvait augmen­ter de plus de la moitié du chiffre actuel jus­qu'à at­teindre 258 millions en quatre ans. Avec des millions de migrants des cam­pa­gnes qui inondent les villes et des en­trepri­ses d'Etat en faillite qui cher­chent désespé­rément à se débarrasser du « surplus » de travailleurs, la bour­geoisie chinoise est pro­fondément in­quiète du danger d'une explo­sion so­ciale. Selon les chiffres officiels, 43 % des entreprises d'Etat ont perdu de l'ar­gent en 1995, alors que dans le premier trimestre 1996, le secteur d'Etat tout en­tier tournait à perte. Des centaines de milliers, si ce n'est des millions, d'ou­vriers dans les en­treprises d'Etat n'ont pas reçu de salaire de­puis des mois ([7] [60]). Il est vrai qu'une propor­tion croissante du revenu industriel de la Chine pro­vient d'entreprises privées ou mix­tes mais, même si ces secteurs montrent qu'ils sont plus dynamiques, ils peuvent dif­ficilement compenser le poids énorme de la banqueroute dans le sec­teur directement étatique.

Chaque fois qu'un mythe s'écroule et menace de dévoiler la faillite de tout le système ca­pitaliste, la bourgeoisie en propose de nou­veaux. Il y a quelques années, c'étaient les miracles allemand et japonais ; puis, après l'effondrement du bloc de l'est, c'étaient les lendemains qui chantent grâce aux « nouveaux mar­chés » en Europe de l'Est et en Russie. Dès que ces mythes se sont écroulés ([8] [61]), on s'est mis à nous parler des « dragons » du sud-est asiatique et de la Chine. Aujourd'hui, de plus en plus de ces petits « rois » font la preuve qu'ils sont nus. Peut-être que le nouveau grand espoir pour l'économie mondiale sera la performance de la livre sterling du Royaume-Uni. Après tout, ce pays n'était-il pas le laboratoire du monde capitaliste au siècle dernier ? John Bull n'est-il pas capable aujourd'hui de tout recommencer depuis le début ? C'est à ce point qu'en est la faillite non seule­ment du capitalisme mondial mais aussi des mythes qu'il utilise pour la cacher.

Perspectives

1.  Une guerre commerciale plus aiguë

Un autre mythe utilisé pour répandre l'idée qu'il y a encore plein de vie dans le capita­lisme, c'est la fable de la globalisation. Dans l'article « Derrière la "mondialisation" de l'économie, l'ag­gravation de la crise du capitalisme » (Revue Internationale n° 86), nous montrions, pour contrer quelques con­fusions qui affectent même le milieu ré­vo­lutionnaire, que la mondialisation, malgré les beaux discours de la bour­geoisie, ne si­gnifie en rien une nouvelle phase dans la vie du capitalisme, une ère de « liberté de com­merce » dans la­quelle l'Etat national aurait de moins en moins de rôle à jouer. Au con­traire, l'idéologie de la mondialisation – mis à part son intérêt pour agiter la question du nationalisme dans la classe ou­vrière – est en réalité une couverture pour une guerre commerciale qui s'ap­profondit. Nous don­nions alors l'exem­ple de la nouvelle Organisation Mon­diale du Commerce (OMC) pour mon­trer comment les écono­mies les plus puissantes – les Etats-Unis en particu­lier – utilisent cette institution pour im­poser des standards de santé et de bien-être que les économies plus faibles ne peu­vent espérer atteindre, les handica­pant ainsi en tant que rivales économi­ques potentiel­les. La rencontre ministé­rielle de décembre 1996 de l'OMC a continué dans la même veine. Là, les pays les plus développés ont semé la di­vision chez les plus faibles pour saboter un plan visant à donner à quelques pays parmi les plus pauvres l'accès hors douane aux marchés occidentaux. Les amé­ricains ont fait des concessions sur les tarifs du Whisky et autres alcools de façon à réali­ser quelque chose de beau­coup plus lucratif : l'ouverture des mar­chés européens et asiati­ques aux pro­duits de la technologie de l'in­forma­tion. C'est là une preuve éclatante que la « mondialisation », la nouvelle « liberté de commerce », veulent surtout dire « liberté » pour le capital américain de péné­trer sur les marchés mondiaux sans avoir l'inconvénient de voir leurs concurrents plus faibles protéger leurs propres marchés avec des barrières douanières. Notre article dans la Revue soulignait déjà que c'était surtout une « liberté » à sens unique : « Clinton lui même – qui, en 1995, parvint à faire en sorte que le Japon ouvre ses frontières aux produits américains et qui, sans re­lâche, demande à ses "associés" la "liberté de commerce" – donna l'exem­ple, dès son élec­tion, par l'augmenta­tion des taxes sur les avions, l'acier et les produits agricoles, li­mitant en outre les achats de produits étrangers aux agences étatiques. »

Nous avons déjà souligné que la capaci­té de l'Amérique à jouer les gros bras à l'échelle internationale a été un énorme facteur de la force relative de l'économie des Etats-Unis au cours des derniè­res années. Mais cela éclaire aussi une autre caractéristique de la si­tuation actuelle : le lien de plus en plus grand entre guerre commerciale et compéti­tion in­ter-im­périaliste.

Evidemment, ce lien est un produit à la fois des conditions générales de la déca­dence, dans laquelle la concurrence économique est de plus en plus subor­donnée aux rivalités militaires et straté­giques, et des conditions spécifiques prévalant depuis l'effondrement du vieux système des blocs. La période des blocs mettait en lumière la subordina­tion des rivalités économiques aux riva­lités mili­taires puisque les deux super­puissances n'étaient pas les principaux rivaux économi­ques. En contraste, les déchirures impéria­listes qui se sont ou­vertes depuis 1989 cor­respondent beau­coup plus étroitement à des rivalités économiques directes. Mais ceci n'a pas détrôné la domination des considéra­tions stratégico-impérialistes. Au con­traire, la guerre commerciale s'est avé­rée de plus en plus comme un instru­ment de ces derniè­res.

Cela a été très clair avec la loi Helms-Burton qu'ont édictée les Etats-Unis. Cette loi fait des incursions sans précé­dent dans « les droits commerciaux » des principaux rivaux impérialistes et économiques de l'Amérique, interdisant le commerce avec Cuba sous peine de sanctions. C'est très clairement une ré­ponse provocatrice des Etats-Unis aux puissances européennes qui défient leur hégémonie mondiale, un défi lancé non seulement dans des pays « lointains » comme les Balkans et le Moyen-Orient mais aussi dans le « pré carré » améri­cain, l'Amérique latine y inclus Cuba même.

Les puissances européennes ne sont pas res­tées les bras croisés face à cette pro­vocation. L'Union Européenne a traîné les Etats-Unis devant le tribunal de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce à Genève, demandant le re­trait de la loi Helms-Burton. Ceci con­firme ce que nous disions dans notre ar­ticle sur la mondialisa­tion, que la for­mation de conglomérats commerciaux régionaux comme l'Union Européenne correspond aux « besoins de groupes de nations capitalistes de créer des zones protégées à partir desquelles elles peu­vent affronter des rivaux plus puis­sants » ([9] [62]). L'Union Européenne est donc un instrument de la guerre com­merciale mon­diale et les avancées ac­tuelles vers une seule monnaie euro­péenne ont été vues en fonc­tion de cela. Mais elle a plus qu'une fonction pure­ment « économique ». Comme nous l'avons vu au cours de la guerre en ex-Yougoslavie, elle peut servir comme un ins­trument plus direct de confrontation inter-impérialiste.

Naturellement, l'Union Européenne est elle-même gangrenée par des divisions national-impérialistes profondes, com­me l'ont montré récemment les dés­accords entre l'Allemagne et la France d'un côté et la Grande-Bretagne de l'au­tre, sur la monnaie unique. Dans le con­texte général du « chacun pour soi », on peut s'attendre à voir les rivalités autant commerciales qu'impérialistes prendre de plus en plus une allure chaotique, aggravant l'instabilité de l'économie mondiale ; et, comme chaque nation est obligée de barri­cader son capital natio­nal, cela accélérera encore plus la con­traction du marché mon­dial.

2.  Inflation et dépression

Quel que soit le fil qu'essaie de tirer la bourgeoisie, le capitalisme mondial est ainsi à deux doigts de tomber dans de grandes convulsions économiques, à une échelle sans comparaison avec ce que nous avons vu dans les trente dernières années. C'est certain ! Ce qui ne peut pas être aussi clair pour les révolution­naires, ce n'est pas seulement l'échéance exacte de telles convulsions (et on ne rentrera pas dans le jeu des prédic­tions ici), mais aussi la forme précise qu'el­les prendront.

Après l'expérience des années 1970, l'infla­tion a été présentée par la bour­geoisie comme le monstre qu'il fallait éliminer à tout prix : les politiques mas­sives de désin­dustrialisation et de cou­pes dans les dépen­ses publiques défen­dues par Thatcher, Reagan et les autres monétaristes étaient fondées sur l'argu­ment que l'inflation était le danger nu­méro un pour l'économie. Au dé­but des années 1990, l'inflation, au moins dans les principaux pays industriels, sem­blait avoir été domptée, au point que quel­ques économistes ont commencé à parler de la victoire historique sur l'in­flation. On peut se demander si, en fait, nous n'assistons pas au retour, au moins en partie, à une crise de type déflation­niste comme cela a été le cas au début des années 1930 : une crise « classique » de surproduction dans la­quelle les prix s'effondrent avec la con­traction bru­tale de la demande.

Par ailleurs, il faut noter que cette ten­dance a commencé à s'inverser après 1936, quand l'Etat est intervenu massi­vement dans l'éco­nomie : le dévelop­pement de l'économie de guerre et la stimulation de la demande par les dé­penses du gouvernement ont fait appa­raître des pressions inflationnistes. Cette modification a été encore plus apparente lors de la crise qui s'est ouverte à la fin des an­nées 1960. La première réponse de la bour­geoisie a été de continuer les politiques « keynésiennes » des décen­nies précédentes. Ceci a eu pour effet de ralentir le rythme de la crise mais a eu comme résultat des ni­veaux d'inflation dangereux.

Le monétarisme s'est présenté comme une alternative radicale au keynésian­nisme, comme un retour aux valeurs sû­res du capi­talisme, c'est-à-dire de ne dépenser que l'ar­gent qui a été réelle­ment obtenu, de « vivre selon ses moyens », etc. Il prétendait déman­teler l'appareil d'Etat hypertrophié et quel­ques révolutionnaires s'y sont même laissés prendre et ont parlé de « renversement » du capitalisme d'Etat. En réalité, le capitalisme ne peut plus retourner aux formes et aux mé­thodes qu'il avait dans sa jeunesse. Le capita­lisme sénile ne peut plus se maintenir sans la béquille d'un appareil d'Etat hy­per­trophié ; et si les Thatcheriens ont fait des coupes claires dans les dépenses d'Etat, dans quelques secteurs et spécia­lement ceux qui avaient quelque chose à voir avec le salaire social, ils ont à peine touché à l'économie de guerre, à la bu­reaucratie ou à l'appareil de répression. Bien plus, la tendance à la dés­indus­trialisation a fait croître le poids des sec­teurs improductifs sur l'économie prise comme un tout. En bref, les « nouvelles po­litiques » de la bourgeoi­sie n'ont pas pu éliminer les facteurs sous-jacents aux ten­dances inflationnis­tes du capitalisme déca­dent du fait de la nécessité de maintenir un énorme sec­teur improductif ([10] [63]).

Un autre facteur de la plus grande im­por­tance dans cette équation est la dé­pendance de plus en plus grande du sys­tème vis-à-vis du crédit que nous avons déjà évoquée. Le niveau extrêmement élevé d'endettement des gouvernements montre comment la bour­geoisie a été peu capable de rompre avec les politi­ques « keynésiennes » du passé. En fait, c'est le manque de marchés solvables qui fait qu'il est impossible à la bour­geoisie, quel que soit le vernis idéologi­que de ses équipes gouvernementales, d'échapper à la nécessité de créer un marché artificiel. Aujourd'hui, la dette est devenue le principal marché artifi­ciel pour le capitalisme, mais au départ les mesures proposées par Keynes ame­naient tout droit dans cette direction.

Si nous gardons cela à l'esprit, cela jet­tera quelque lumière sur quelques uns des plus récents discours de la bourgeoi­sie. Il semble que sa confiance dans la « victoire histori­que » contre l'inflation ne soit pas si pro­fonde puisque dès qu'elle détecte des signes d'un retour à la croissance dans des pays comme l'Angleterre et l'Amérique, elle re­com­mence à parler du danger d'une nouvelle poussée de l'inflation. Les économistes ont des avis différents sur les causes : certains sont en faveur de la thèse de l'inflation par les coûts, avec une insis­tance particulière sur le danger que re­présentent des revendica­tions de salaire irréalistes. L'idée est que si les ouvriers n'ont plus peur du chômage et voient des profits se réaliser, ils vont se met­tre à réclamer plus d'argent et cela causera de l'inflation. L'autre thèse est que l'in­flation est « tirée par la demande » : si l'économie croît trop vite, la demande va excéder l'offre et les prix vont aug­menter. Nous ne répéte­rons pas les ar­guments que nous avons déve­loppés il y a 25 ans contre ces théories. Ce que nous dirons, c'est que le vrai danger de la « croissance » qui conduirait à l'infla­tion se situe ailleurs : dans le fait que toute croissance, toute prétendue reprise est basée sur une augmentation considé­rable de l'en­dettement, sur la stimula­tion artificielle de la demande, c'est-à-dire sur du capital fictif. C'est cela la matrice qui donne naissance à l'inflation parce qu'elle exprime une ten­dance profonde dans le capitalisme déca­dent : le divorce grandissant entre l'argent et la valeur, entre ce qui se passe dans le monde « réel » de la production des biens et un processus d'échanges qui est devenu « un mécanisme tellement com­plexe et artificiel » que même Rosa Luxemburg serait sidérée si elle pouvait voir cela aujourd'hui.

Si nous cherchions un modèle d'effon­dre­ment d'une économie qui a renversé la loi de la valeur, c'est-à-dire l'effon­drement d'une économie capitaliste d'Etat, nous devrions regarder ce qui est en train d'arriver dans les pays de l'ex-bloc de l'est. Ce que nous y voyons ce n'est pas seulement un effondre­ment de la production à une échelle beau­coup plus grande que pendant la crise de 1929 mais aussi une tendance à l'infla­tion incontrôlable et la gangstérisation de l'éco­nomie. Est-ce la forme que cela prendra à l'ouest ?

CCI



[1] [64]. Réforme ou Révolution, Ed. Spartacus.

 

[2] [65]. Le gouvernement Major à l'époque, du Parti conservateur.

 

[3] [66]. « Résolution sur la Situation Internationale du 12e Congrès de RI », Revue internationale n° 86.

 

[4] [67]. Financial Times, 12 septembre 1996.

 

[5] [68]. The Guardian du 3 janvier 1997.

 

[6] [69]. The Guardian, 16 octobre 1996.

 

[7] [70]. The Economist, 14-20 décembre 1996.

 

[8] [71]. Sur l'état catastrophique de ces pays, voir l'article dans la Revue internationale n° 88.

 

[9] [72]. Revue internationale n° 86.

 

[10] [73] Voir à ce sujet « Surproduction et Inflation » dans World Revolution n° 2 et Révolution interna­tionale n° 6, décembre 1973.

 

Questions théoriques: 

  • L'économie [43]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Les falsifications de la révolution de 1917 - Le mensonge communisme = stalinisme = nazisme

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Après huit années d'une campagne de propa­gande intensive dédiée à la prétendue « mort du communisme », la bourgeoisie mondiale a répondu au 80e anniversaire de la révolu­tion russe d'octobre 1917 en simulant une grande indifférence et un désintérêt pour les évènements révolutionnaires de l'époque. Dans la plupart des pays, y compris en Russie même, cet anniversaire a été relégué à la seconde ou à la troisième place des in­formations télévisées. Le lendemain, la presse commentait l'événement en déclarant que la révolution russe avait perdu toute valeur pour le monde actuel et ne comportait désormais d'intérêt que pour les historiens. Et les mouvements de protestation ouvriers qui avaient lieu à peu près au même moment fournissaient aux médias une occasion de souligner avec une satisfaction notable que la lutte de classe elle-même était maintenant « libérée de la confusion idéologique et de la poursuite de buts finaux dangereusement utopiques. » ([1] [74])

En fait, cette indifférence feinte pour la ré­volution prolétarienne, qui n'aurait d'intérêt que pour la « science historique » bourgeoise « dépassionnée », représente une nouvelle étape, qualitativement supérieure de l'atta­que capitaliste contre l'Octobre rouge. Sous couvert d'étudier les résultats des recherches de ses historiens, la classe dominante a lancé, à travers un « débat public », une nouvelle campagne à l'échelle mondiale con­tre « les crimes du communisme ». Ce « débat » fait porter à la révolution russe et au parti bolchevik non seulement la respon­sabilité des crimes de la contre-révolution capitaliste stalinienne mais également indi­rectement celle des crimes du nazisme puis­que « la dimension et les techniques de la violence de masse ont été inaugurées par les communistes et que (...) les nazis s'en sont inspirés » ([2] [75]). Pour les historiens bourgeois, le crime fondamental commis par la révolu­tion russe, c'est d'avoir remplacé la « démocratie » par une idéologie « totalitaire » menant à l'extermination sys­tématique de l'« ennemi de classe ». Le na­zisme, nous dit-on, a surgi en s'inspirant de cette tradition non démocratique de la révo­lution russe : il n'a fait que remplacer la « guerre de classe » par la « guerre de ra­ces ». La leçon que la bourgeoisie tire de la barbarie de son propre système décadent, c'est que la démocratie bourgeoise, précisé­ment parce qu'elle n'est pas un « système parfait » mais laisse une place à la « liberté individuelle », constitue ce qu'il y a de plus adapté à la nature humaine et que toute ten­tative de la mettre en question ne peut que mener à Auschwitz ou au Goulag.

Depuis 1989, l'efficacité de l'attaque de la bourgeoisie contre le communisme et la ré­volution russe s'appuyait principalement sur l'impact réel qu'avait eu l'effondrement des régimes staliniens à l'Est avec l'énorme pro­pagande présentant cet effondrement comme celui du communisme. La bourgeoisie n'avait même pas à chercher des arguments historiques pour défendre ce mensonge. Aujourd'hui l'impact de ces campagnes s'est affaibli avec l'incapacité du capitalisme et de la démocratie bourgeoise « style occiden­tal », prétendument victorieux, à mettre un terme au déclin économique et à la paupéri­sation de masse ni à l'est, ni à l'ouest. Bien que la combativité et surtout la conscience du prolétariat aient été sévèrement atteintes par les événements et la propagande qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la classe ouvrière n'a pas adhéré massivement à la dé­fense de la démocratie bourgeoise et reprend lentement le chemin de la lutte et de la combativité contre les attaques capitalistes. Au sein de petites minorités politisées dans le prolétariat se manifeste un renouveau d'intérêt pour l'histoire de la classe ouvrière en général et pour celle de la révolution russe et de la lutte des courants marxistes contre la dégénérescence de l'Internationale en particulier. Aussi, même si la bourgeoisie contrôle relativement facilement la situation sociale au niveau immédiat, ses inquiétudes face à l'effondrement progressif de son éco­nomie et face au potentiel de combativité et de réflexion toujours présent au sein du prolétariat l'obligent à intensifier ses ma­noeuvres et ses attaques idéologiques contre son ennemi de classe. C'est pourquoi la bourgeoisie a organisé des manoeuvres comme celle de la grève du secteur public en décembre 1995 en France ou celle de la grève d'UPS, la principale société de cour­rier privé aux Etats Unis en 1997, dans le but spécifique de renforcer l'autorité de son appareil de contrôle syndical. C'est aussi pourquoi la classe dominante a répondu au 80e anniversaire de la révolution d'octobre par un flot de livres et d'articles visant à la falsification de l'histoire et au discrédit de la lutte du prolétariat.

Loin de bannir ces questions des universités, ces « contributions » sont devenues le sujet de « débats publics » et de « controverses » intenses ayant pour but de détruire la mé­moire de la classe ouvrière. En France, Le livre noir du communisme, qui assimile les victimes de la guerre civile post-révolution­naire (imposée au prolétariat par l'invasion de la Russie par les armées blanches contre-révolutionnaires) à celles de la répression stalinienne (une contre-révolution capitaliste subie par le prolétariat et la paysannerie) dans une liste indifférenciée de 100 millions de « victimes des crimes du communisme », a même été discuté à l'Assemblée nationale ! En même temps que les mensonges habi­tuels sur la révolution russe, comme celui d'un prétendu « putsch bolchevik », ce Livre noir a été utilisé pour lancer une ca­lomnie qualitativement nouvelle avec pour la première fois un « débat » tapageur sur la question de savoir si oui ou non le « communisme » était pire que le fascisme. Les co-auteurs de ce livre pseudo-scientifi­que, pour la plupart des ex-staliniens, font tout un barouf sur le désaccord entre eux sur la question. Dans les pages du journal Le Monde ([3] [76]), l'un d'entre eux, Courtois, accuse Lénine de crime contre l'humanité et dé­clare : « le génocide de "classe" rejoint le génocide de "race" : la mort par la famine de l'enfant d'un koulak ukrainien délibéré­ment affamé par le régime stalinien "équivaut" à la mort de famine d'un enfant juif dans le ghetto de Varsovie sous le ré­gime nazi ». D'un autre côté, certains de ses collaborateurs mais aussi le premier minis­tre français Jospin considèrent que Courtois va « trop loin » en mettant en question le « caractère unique » des crimes du nazisme. Au Parlement, Jospin a « défendu » l' « honneur du communisme » (identifié à l'honneur de ses collègues ministres du Parti communiste français stalinien), sur le thème que même si le « communisme » avait tué plus de gens que le fascisme, il était moins barbare car motivé par de « bonnes inten­tions ». Toutes les polémiques internationa­les provoquées par ce livre – depuis la question de savoir si ses auteurs exagéraient le nombre de victimes en « arrondissant » leur chiffre à 100 millions, jusqu'à la dif­ficile question « éthique » de savoir si oui ou non Lénine était « aussi mauvais » qu'Hitler –, toutes servent à discréditer la révolution d'octobre 1917, l'expérience la plus importante sur le chemin de la libéra­tion du prolétariat et de l'humanité. Les pro­testations, à travers l'Europe, des vétérans staliniens de la Résistance en lutte contre l'Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale ne servent pas d'autre but aujour­d'hui que celui de renforcer le mensonge selon lequel la révolution russe aurait été responsable des crimes de son ennemi mor­tel, le stalinisme. Courtois le « radical » comme Jospin le « raisonnable », à l'image de l'ensemble de la bourgeoisie, ont en commun les mêmes mensonges capitalistes qui constituent le fondement du Livre noir. En font partie le mensonge, constamment asséné sans la moindre preuve, selon lequel Lénine serait responsable de la terreur sta­linienne, et la mystification selon laquelle la « démocratie » constitue la seule « sauvegarde » contre la barbarie. En réalité, tout ce déploiement du pluralisme démocra­tique d'opinion et d'indignation humanitaire ne sert qu'à cacher la vérité historique : tous les grands crimes de ce siècle ont en com­mun la même nature bourgeoise de classe, pas seulement les crimes du fascisme et du stalinisme mais aussi ceux de la démocratie, depuis Hiroshima et le bombardement de Dresde ([4] [77]) jusqu'aux famines infligées à un quart de l'humanité par le capitalisme « libéral » décadent. En réalité, tout ce débat moraliste pour savoir quels crimes du capi­talisme sont les plus condamnables est en lui-même aussi barbare qu'il est hypocrite. Tous les participants à ce débat bourgeois truqué sont là pour prétendre démontrer la même chose : toute tentative d'abolir le capi­talisme, de défier la démocratie bourgeoise, aussi « idéaliste » ou « bien intentionnée » soit-elle au départ, est vouée à finir dans la terreur sanglante.

En fait, selon Jospin et le chancelier docteur en histoire Helmut Kohl, les causes du « plus long et plus vaste règne de la terreur » et de la « tragédie paradoxale » du commu­nisme résideraient dans la vision utopique de la révolution mondiale qu'avaient les bol­cheviks de la période originelle de la révo­lution d'octobre. Dans la presse bourgeoise allemande, Le Livre Noir français a donné lieu à une défense du caractère responsable de l'antifascisme stalinien, en opposition à la « folle utopie marxiste » de la révolution d'octobre 1917 et de la révolution mondiale. Cette « folie » consistait à vouloir dépasser la contradiction capitaliste entre le travail internationalement associé sur un marché mondial unique et la concurrence mortelle des Etats nationaux bourgeois pour les pro­duits du travail : tel serait le « péché origi­nel » du marxisme, sa violation de la « nature humaine » dont la bourgeoisie se préoccupe tant.

La bourgeoisie ressort les vieux mensonges sur la révolution russe

Alors que pendant la « guerre froide », beaucoup d'historiens occidentaux réfutaient la continuité entre stalinisme et révolution d'octobre 1917 afin d'empêcher leur rival impérialiste oriental de profiter du prestige de ce grand événement, aujourd'hui, la cible de leur haine n'est plus le stalinisme mais le bolchevisme. Si la menace constituée par la rivalité impérialiste de l'URSS a disparu, ce n'est pas le cas pour la menace de la révolu­tion prolétarienne. C'est contre cette menace que les historiens bourgeois raniment au­jourd'hui tous les vieux mensonges inventés pendant la révolution elle-même par la bourgeoisie frappée de panique selon les­quels les bolcheviks étaient des « agents payés par les allemands », Octobre un « putsch bolchevik », etc. Ces mensonges développés à l'époque par les adeptes de Kautsky ([5] [78]) pouvaient exploiter le black-out de la bourgeoisie sur ce qui se passait réel­lement en Russie. Aujourd'hui, alors qu'ils disposent plus que jamais de preuves docu­mentaires, les plumitifs à la solde de la bourgeoisie déversent les mêmes calomnies que celles de la Terreur blanche.

Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les ennemis ouverts de la révolution russe qui reproduisent ces mensonges mais aussi ses soi-disant défenseurs. Dans le cinquième numéro des Annales sur le communisme produit par l'historien stalinien Hermann Weber et dédié à la révolution d'Octobre ([6] [79]), la vieille idée menchevique selon laquelle la révolution était prématurée est remise au gout du jour par Moshe Lewin qui vient de découvrir que la Russie en 1917 n'était pas mûre pour le socialisme, ni même pour la démocratie bourgeoise, à cause de l'arriération du capi­talisme russe. Cette explication de la suppo­sée arriération et de la barbarie du bolche­visme nous est également servie dans le nouveau livre A people's tragedy de l'« historien » Orlando Figes qui a provoqué un débordement d'enthousiasme bourgeois en Grande-Bretagne. Il y est affirmé qu'Octobre était fondamentalement l'oeuvre d'un seul et méchant homme, un acte dicta­torial du parti bolchevik, lui-même sous la dictature personnelle du « tyran » Lénine et de son acolyte Trotsky : « Ce qui est remar­quable dans l'insurrection bolchevique, c'est que quasiment aucun de ses dirigeants ne voulait qu'elle ait lieu quelques heures en­core avant qu'elle ne commence » ([7] [80]). Figes « découvre » que la base sociale de ce « coup d'Etat » n'était pas la classe ouvrière mais le lumpen prolétariat. Après des remarques préliminaires sur le bas niveau d'éducation des délégués bolcheviks des soviets (dont la connaissance de la révolution n'a pas été ac­quise, il faut bien l'admettre, à Oxford ou à Cambridge !), Figes conclut : « C'était plus le résultat de la dégénérescence de la révo­lution urbaine, et en particulier du mouve­ment ouvrier en tant que force constructive et organisée, avec le vandalisme, le crime, la violence généralisée, le pillage d'alcooli­ques comme expressions principales de cette rupture sociale. (...) Les participants à cette violence destructrice n'étaient pas la ’classe ouvrière‘ organisée, mais les victimes de l'éclatement de cette classe et de la dévasta­tion des années de guerre : l'armée crois­sante des chômeurs urbains ; les réfugiés des régions occupées, les soldats et les ma­rins qui s'aggloméraient dans les villes, les bandits et les criminels relâchés des pri­sons ; et les travailleurs non qualifiés de la campagne qui ont toujours été les plus en­clins à des explosions de violence anarchi­que dans les villes. C'étaient des gens de type semi-paysans que Gorki a rendu res­ponsables de la violence urbaine au prin­temps et au soutien desquelles il a attribué la fortune croissante des bolcheviks. » Voilà comment la bourgeoisie « réhabilite » la classe ouvrière et la lave de l'accusation d'avoir une histoire révolutionnaire. Par sa façon d'ignorer froidement les faits incon­tournables prouvant qu'Octobre 1917 a été le fait de millions d'ouvriers révolutionnaires organisés en conseils ouvriers, les fameux soviets, c'est la lutte de classe d'aujourd'hui et de demain qui est la cible des falsifica­tions de la bourgeoisie.

Plus que jamais auparavant les dirigeants de la révolution d'Octobre sont devenus l'objet de la haine et des dénigrements de la classe dominante. La plupart des livres et des arti­cles récemment parus sont avant tout des condamnations de Lénine et de Trotsky. L'historien allemand Helmut Altrichter par exemple commence son nouveau livre Russland 1917 par les mots suivants : « Au début n'était pas Lénine ». Tout son livre, tout en prétendant montrer que les masses et non les chefs font l'histoire, se présente comme une « défense passionnée » de l'ini­tiative autonome des ouvriers russes, jusqu'à ce que, hélas, ils s'enthousiasment pour les mots d'ordre « fourbes » de Lénine et Trotsky qui rejetaient la démocratie dans ce qu'ils appelaient scandaleusement « les pou­belles de l'histoire ».

Des milliers de pages sont remplies pour « prouver » que, bien qu'il ait dirigé la der­nière grande lutte de son histoire contre Staline et la couche sociale des bureaucrates d'Etat qui soutenait ce dernier, appelant à sa destitution dans son fameux « testament », Lénine avait désigné Staline comme son « successeur ». Particulièrement frappante est l'insistance sur l'attitude « anti­démocratique » de Trotsky. Alors que le mouvement trotskiste a rejoint les rangs de la bourgeoisie pendant la deuxième guerre mondiale, la figure historique de Trotsky est restée particulièrement dange­reuse pour la classe dominante. Trotsky symbolise à la fois le plus grand « scandale » de l'histoire humaine : une classe exploitée qui renverse ses dirigeants en octobre 1917, qui tente d'étendre sa do­mination à travers le globe avec la fondation de l'Internationale Communiste, qui organise la défense militaire de cette domination avec l'Armée rouge pendant la guerre civile et qui entame la lutte marxiste contre la contre-ré­volution stalinienne bourgeoise. C'est ce que la bourgeoisie maudit plus que tout et qu'elle veut éradiquer à tout prix de la mémoire collective de la classe ouvrière :

–  le fait que la classe ouvrière a renversé la bourgeoisie et est devenue la classe domi­nante en octobre 1917 ;

–  le fait que le marxisme était le fer de lance de la lutte prolétarienne contre la contre-révolution stalinienne soutenue par la bourgeoisie mondiale.

C'est grâce aux efforts des contre-révolu­tionnaires occidentaux que la révolution al­lemande a fini par être vaincue en 1923 et grâce à leurs efforts combinés avec ceux des staliniens que le prolétariat a été écrasé en 1933. C'est grâce à eux que la grève géné­rale en Grande-Bretagne en 1926, que la classe ouvrière chinoise en 1926-1927, que la classe ouvrière espagnole pendant la guerre civile des années 1930, ont été défai­tes. La bourgeoisie mondiale a soutenu la destruction par le stalinisme des vestiges de la domination prolétarienne en Russie et de ceux de l'Internationale Communiste. Aujourd'hui, la bourgeoisie cache le fait que les 100 mil­lions de victimes, ce chiffre horrifiant compilé à la sauce de l'ouvrage capitaliste Le livre noir du communisme, ont été des vic­times des crimes de la bourgeoi­sie, de la contre-révolution capitaliste dont fait partie intégrante le stalinisme, et que les véritables communistes internationalistes fu­rent les premiers touchés par cette barbarie.

Les intellectuels démocrates bourgeois qui se sont maintenant portés à la pointe de l'at­taque contre la révolution d'Octobre, à part faire avancer leur carrière et augmenter leurs revenus, ont un intérêt spécifique pro­pre à faire table rase de l'histoire. C'est leur intérêt de cacher la servilité mé­prisable de l'intelligentsia bourgeoise aux pieds de Staline depuis les années 1930. Ce sont non seulement les écrivains staliniens comme Gorki, Feuchtwanger ou Brecht ([8] [81]) mais également tout le gotha des historiens et des moralistes démocrates bourgeois, des Webbs jusqu'au « pacifiste » Romain Rolland, qui ont mis Staline sur un piedes­tal, défendu bec et ongles les procès de Moscou et soutenu la chasse aux sorcières contre Trotsky. ([9] [82])

Une offensive contre la perspective de la lutte du prolétariat

La falsification de l'histoire révolutionnaire de la classe ouvrière est en réalité une atta­que contre la lutte de classe actuelle. En ten­tant de détruire la perspective historique du mouvement du prolétariat, la bourgeoisie déclare la guerre au mouvement de classe lui-même. « Le but final socialiste est le seul moment décisif qui distingue le mouvement social-démocrate de la démocratie bour­geoise et du radicalisme bourgeois, trans­formant l'ensemble du mouvement ouvrier d'un futile travail de réparation pour le sau­vetage de l'ordre capitaliste en une lutte de classe contre cet ordre, pour abolir cet or­dre. » ([10] [83])

Déjà la séparation, par Bernstein, du but et du mouvement de la lutte de la classe ou­vrière au tournant du siècle avait constitué la première attaque à grande échelle pour li­quider le caractère révolutionnaire de la lutte de classe prolétarienne. Dans l'histoire du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat, les périodes de surgissement de la lutte et de développement de la con­science ont toujours été des périodes de cla­rification difficile mais réelle concernant le but final du mouvement ; les périodes de dé­faite ont été des moments d'abandon de ce but par les grandes masses.

La période présente qui s'est ouverte en 1968 a été caractérisée dès le début par l'ap­parition de débats sur le but final de la révo­lution prolétarienne. La vague internationale de luttes ouverte en mai-juin 1968 en France était caractérisée précisément par rien moins que la contestation, par une nouvelle géné­ration d'ouvriers qui n'avaient pas connu la défaite et la guerre, à la fois de l'appareil de gauche du capital (syndicats et partis de « gauche ») et de la définition bourgeoise du socialisme donnée par cet appareil. La fin de 50 années de contre-révolution stalinienne était donc nécessairement et inévitablement marquée par l'apparition d'une nouvelle gé­nération de minorités révolutionnaires. La campagne de propagande actuelle contre le communisme, contre la révolution d'Octobre, loin de constituer une question académique, est une question centrale de la lutte de classe en général aujourd'hui et qui requiert en particulier la réponse la plus déterminée des minorités révolutionnaires de la Gauche communiste dans le monde entier. Et cette question est d'autant plus importante dans la période actuelle de décomposition capita­liste qui se caractérise par le fait que, depuis 1968, aucune des classes décisives de la société n'a été capable de faire un pas décisif vers son but historique : pour la bourgeoisie vers la guerre mondiale, pour le prolétariat vers la révolution. Le résultat le plus spectaculaire et important de ce blocage historique, qui ouvre une phase d'effroyable pourrissement du système capitaliste, a été l'effondrement interne du bloc impérialiste de l'est dominé par le stalinisme. Cet événement, à son tour, a apporté à la bourgeoisie des « arguments » inattendus pour discréditer la perspective de la révolution communiste calomnieusement identifiée au stalinisme.

En 1980, dans le contexte d'un développe­ment international de la combativité et de la conscience mené par le prolétariat occiden­tal, les grèves de masse en Pologne avaient ouvert la perspective qui devait amener le prolétariat lui-même à s'affronter au stali­nisme et balayer donc cet obstacle à la pers­pective de classe de la révolution commu­niste. Au contraire la chute des régimes sta­liniens dans la décomposition en 1989 a eu l'effet opposé : brouiller la mémoire histori­que et saper la perspective de classe : en minant la confiance en soi du prolétariat et en affaiblissant sa capacité à organiser sa propre lutte vers de réelles confrontations avec les organes de contrôle de la gauche du capital ; en affaiblissant l'impact immédiat de l'intervention révolutionnaire dans les lut­tes.

Ce recul a rendu la perspective révolution­naire plus éloignée et plus difficile qu'elle ne l'était déjà, mais il ne l'a pas pour autant fait disparaître. La bourgeoisie n'a pas été capable de mobiliser la classe ouvrière dans la défense des intérêts et des objectifs de la classe capitaliste comme dans les an­nées 1930. Le fait même qu'après huit an­nées de célébration de la « mort du commu­nisme », la bourgeoisie soit obligée d'inten­sifier sa campagne idéologique pour attaquer directement la révolution d'octobre 1917 en constitue une preuve a contrario. Le flot de publications sur la révolution russe, s'il re­présente d'abord et avant tout une mystifica­tion contre les ouvriers, est aussi une ma­nière d'avertissement des idéologues bour­geois envers leur propre classe, l'avertisse­ment de ne plus jamais sous-estimer l'en­nemi de classe. Aujourd'hui, le capitalisme approche inexorablement de la plus grande crise économique et sociale de son histoire, en fait de l'histoire de l'humanité, et la classe ouvrière n'est pas défaite. Rien d'extraordi­naire à ce que les publications bourgeoises érudites soient pleines du genre d'avertisse­ment : « Jamais plus la classe ouvrière ne doit devenir la proie de dangereuses "utopies" révolutionnaires ! »

La perspective révolutionnaire reste à l'ordre du jour

L'impact idéologique des calomnies et des mensonges contre la révolution proléta­rienne est important, il n'est pas définitif. Après des décennies de silence, la bour­geoisie est aujourd'hui obligée d'attaquer l'histoire du mouvement marxiste, et donc d'en admettre l'existence. Aujourd'hui, elle n'attaque pas seulement la révolution russe et les bolcheviks, elle n'attaque pas seule­ment Lénine et Trotsky, elle attaque aussi la Gauche communiste. Elle est obligée d'atta­quer les internationalistes qui ont défendu le défaitisme révolutionnaire de Lénine pen­dant la 2e guerre mondiale. L'accusation que ces internationalistes ont été des apologues du fascisme ([11] [84]) est un mensonge aussi monstrueux que ceux qu'elle répand sur la révolution russe. Le réveil actuel d'un intérêt militant pour la Gauche communiste ne con­cerne qu'une minuscule minorité de la classe. Mais le bolchevisme, ce « spectre qui hante » toujours l'Europe et le monde, n'était-il pas lui-même, pendant des années, qu'une infime minorité de la classe ?

Le prolétariat est une classe historique, sa conscience est une conscience historique. Son caractère révolutionnaire n'est pas une lubie momentanée comme celui de la bour­geoisie qui fut, par le passé, révolutionnaire par la place décisive qu'elle occupait dans le mode de production capitaliste face à la féodalité. Les décennies de luttes et de ré­flexion du prolétariat qui se profilent, préci­sément parce qu'elles vont être difficiles, seront des années de développement fluc­tuant mais réel de la culture politique du prolétariat. Poussée à avancer dans sa lutte face à des attaques économiques de plus en plus in­supportables, la classe ouvrière sera forcée de se confronter à l'héritage de sa propre his­toire et de se réapproprier la véri­table théo­rie marxiste. L'offensive de la bourgeoisie contre la révolution russe et le communisme rend ce processus plus long et plus difficile. Mais en même temps, il rend ce travail de réacquisition d'autant plus im­portant, en fait obligatoire, pour les secteurs avancés de la classe. La perspective ouverte en octobre 1917, celle de la révolution prolé­tarienne mon­diale, n'est pas morte. C'est la reconnais­sance de ce fait qui motive la campagne bourgeoise actuelle.

KR.



[1] [85]. Déclaration des medias allemands à propos d'une manifestation de 150 000 personnes à Prague contre les violentes attaques anti-prolétariennes du gouver­nement Klaus issu de la « révolution de velours » tchèque en 1989.

 

[2] [86]. Stéphane Courtois, dans Le Monde du 10/11/97.

 

[3] [87]. 9 et 10/11/97.

 

[4] [88]. Voir « Hiroshima, Nagasaki, ou les mensonges de la bourgeoisie », Revue internationale n° 83 « Les massacres et les crimes des "grandes démocraties" », Revue internationale n° 66.

 

[5] [89]. Les principaux arguments de Lénine (Le renégat Kautsky) et de Trotsky (Terrorisme et commu­nisme) contre Kautsky gardent plus que jamais leur actualité et leur validité face à la campagne bour­geoise d'aujourd'hui.

 

[6] [90]. Jahrbuch für Historische Kommunismus­forschung 1997.

 

[7] [91]. p. 481

 

[8] [92]. Brecht qui sympathisait en secret avec Trotsky à l'époque, a écrit son Galileo Galilei afin de justifier sa propre lâcheté à ne pas s'opposer à Staline. Le martyre de Giordano Bruno qui, contrairement à Galilée, refuse de se rétracter face à l'inquisition, symbolise, pour Brecht, la prétendue futilité de la résistance de Trotsky.

 

[9] [93]. Le cas du philosophe américain Dewey qui a présidé le Jury d'honneur jugeant le cas de Trotsky, loin de racheter la honte de l'intelligensia démocrati­que bourgeoise, la rend d'autant plus méprisable. En étant capable de juger et défendre publiquement la réputation d'un révolutionnaire, Dewey a montré un plus grand respect et une plus grande compréhension du comportement prolétarien que les campagnes soi-disant objectives mais en réalité hystériques de la petite-bourgeoisie d'aujourd'hui contre la défense par le CCI du même principe d'un jury d'honneur. En fait, avec sa protestation « anti-léniniste » actuelle, aux pieds de l'anti-communisme de la bourgeoisie occidentale « triomphante » d'aujourd'hui, l'avilis­sement de l'intelligensia petite-bourgeoise a atteint de nouvelles profondeurs.

 

[10] [94]. Rosa Luxemburg, Réforme ou Révolution.

 

[11] [95] Voir « Campagnes contre le négationnisme », « L'antifascisme justifie la barbarie » et « La co-responsabilité des "alliés" et des "nazis" dans l' "holocauste" »", Revue internationale n° 88 et 89.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [96]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [44]

Conférence de Moscou - Les débuts d'un débat prolétarien en Russie

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A la suite de l'effondrement des ré­gimes staliniens en Europe de l'est s'est consti­tué un « Comité pour l'étude de l'héri­tage de Léon Trotsky » qui a tenu plu­sieurs con­fé­rences en Russie sur diffé­rents aspects du travail de ce grand ré­vo­lutionnaire. Au cours de l'étude de la contribution de Trotsky, il est devenu clair non seulement que Trotsky lui-même n'avait pas été le seul repré­sen­tant ni le plus radical et résolu de l'Opposition de gauche « trotskiste », mais encore qu'il y avait eu d'autres courants d'opposi­tion, aussi bien en Russie qu'en de­hors de ce pays, qui s'étaient situés bien plus à gauche. Il est ap­paru en particulier qu'une autre tradi­tion de la lutte prolétarienne contre le stali­nisme a existé, celle de la Gauche communiste dont il y a encore au­jour­d'hui des représentants.

A l'initiative de membres russes du Comité, notre organisation, le Courant Communiste International, a été invitée à Moscou en 1996 à la conférence dé­diée à l'étude du li­vre de Trotsky La ré­volution trahie. Sur proposition du CCI, d'autres groupes de la Gauche commu­niste avaient aussi été invités à partici­per, mais soit ils ne purent pas ve­nir, comme ce fut le cas du Bureau International pour le Parti Révo­lutionnaire (BIPR), soit ils refusè­rent par sectarisme in­décrottable, comme les « bordiguistes ».

Pour autant, l'intervention du CCI fut loin d'être la seule expression de vie proléta­rienne à cette conférence. La cri­tique du re­fus de Trotsky de recon­naître le caractère capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne qui fut présentée à la Conférence par un mem­bre russe du comité d'organisation, que nous pu­blions ci-dessous, en est la preuve. Un an plus tard, la présence de groupes de la Gauche communiste à la Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution d'octobre 1917 a été renforcée par la participation, en même temps que celle du CCI, d'un autre représentant du mi­lieu prolétarien : le BIPR.

L'héritage de Trotsky et les tâches de la période actuelle

Les Conférences sur l'héritage de Trotsky se sont tenues en réponse à des événements d'une importance historique mondiale : l'ef­fondrement des régimes staliniens, du bloc de l'est (et donc de tout l'ancien ordre plané­taire de l'après seconde guerre mondiale issu de Yalta) et de l'URSS elle-même. En iden­tifiant stalinisme et communisme la bour­geoi­sie pousse des minorités prolétariennes en recherche qui rejettent l'équation sta­li­nisme = communisme à poser les questions suivantes : quels courants po­litiques dans l'histoire de la classe ou­vrière se sont oppo­sés à la contre-révo­lution stalinienne au nom du commu­nisme et quelle partie de cet héri­tage peut servir de base pour l'activité révo­lutionnaire aujourd'hui ?

La plupart des milliers d'éléments révo­lu­tionnaires qui ont surgi internationa­lement sous l'impulsion des luttes mas­sives du pro­létariat en 1968 et après, étaient impré­gnés d'une impatience et d'une confiance unilatérale dans la « spontanéité » de la lutte de classe au détriment du travail théorique et organi­sationnel à long terme : nombre d'entre eux ont disparu sans laisser de trace, précisé­ment parce qu'ils ont échoué à s'ancrer aux positions et à la tradition du mouve­ment ouvrier du passé. Bien que les condi­tions pour le développe­ment de minorités révolutionnaires dans la phase de l'après 1989 soient en quel­que sorte devenues beaucoup plus diffi­ciles (en particulier parce qu'il n'y avait pas l'exemple immédiat de lut­tes mas­sives du prolétariat comme celles qui inspirèrent la génération de l'après 1968), le fait que des éléments proléta­riens en recher­che se sentent aujour­d'hui obligés de se rat­tacher par eux-mêmes aux traditions révolu­tionnaires passées pour être capables de s'opposer à la campagne de la bourgeoisie sur la « mort du communisme », ouvre la perspective d'une redécouverte plus large et plus profonde de l'héritage mar­xiste impor­tant de la Gauche commu­niste. En Russie même, le véritable cen­tre de la contre-révo­lution stalinienne, là où le prolétariat en a subi les plus ter­ribles effets, ce n'est qu'avec la fin de la domination du stalinisme qu'une nou­velle génération de révolutionnaires a pu commencer à émerger, plus de trente ans après que le même processus ait commencé à l'ouest. De plus, les effets dévastateurs à l'échelle internationale d'un long demi-siècle de contre-révolu­tion (la destruction de la continuité or­ganique avec les générations révolu­tionnaires du passé, l'ensevelissement de la véritable histoire de ce mouvement sous des montagnes de cadavres et de men­songes) ont plus que lourdement pesé dans le pays de la révolution d'Octobre. L'apparition en Russie d'élé­ments proléta­riens qui se posent des questions aujourd'hui confirme que la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, non seulement à l'ouest mais également en Pologne, en Roumanie, en Chine et même en Russie, démontrait déjà la fin de la contre-révo­lution stalinienne. Mais, si les condi­tions de la re­découverte de la véritable histoire du mou­vement prolétarien sont particulièrement difficiles en Russie, il était aussi inévitable que, dans un pays où pratiquement chaque famille de la classe ouvrière a perdu un de ses mem­bres sous la terreur stalinienne, la re­cherche de la vérité historique constitue le point de départ. Si depuis la Perestroïka, la question de la « réhabilitation » des victimes du stali­nisme est devenue le slogan de l'op­po­sition dissidente bourgeoise et petite-bourgeoise, pour les représentants du prolé­tariat c'est une tâche toute diffé­rente qui a surgi : la restauration de la tradition révolu­tionnaire des meilleurs éléments qui furent les ennemis jurés et les victimes du stalinisme. Ce n'est donc pas un hasard si les premières tentatives des révolutionnaires russes pour définir et débat­tre des intérêts de leur classe et pour établir un contact avec les organi­sations de la Gauche communiste à l'ex­térieur, ont surgi en rapport avec la question de l'héritage de la lutte proléta­rienne contre le stalinisme en général et l'héritage de Trotsky en particu­lier. De tous les dirigeants de l'opposition contre la dégénérescence de la révolution russe et de l'Internationale communiste, Trotsky est de loin le plus connu. Son rôle dans la fondation de la 3e Internationale, dans la révolution d'Octobre elle-même et dans la guerre civile ensuite a été si impor­tant (comparable à celui de Lénine) que même en URSS la bourgeoisie stali­nienne n'a jamais été capable d'effacer complète­ment son nom des livres d'his­toire ou de la mémoire collective du pro­létariat russe. Mais tout aussi inévi­tablement, l'héritage de Trotsky est de­venu l'enjeu d'une lutte politi­que de classe. Cela s'explique parce que Trotsky, le défenseur courageux du mar­xisme, a été le fondateur d'un courant politi­que qui, après tout un processus de dégéné­rescence opportuniste, a fina­lement trahi la classe ouvrière en aban­donnant l'internatio­nalisme prolétarien de Lénine par sa partici­pation active à la seconde guerre impéria­liste mon­diale. Le courant trotskiste issu de cette trahison est devenu une fraction de la bourgeoisie, avec un programme (étatique) pour le capital national clai­rement défini, avec une politique étran­gère bourgeoise (généralement en sou­tien à l'impérialisme « soviétique » et au bloc de l'est) et avec la tâche spécifique de sabotage « radical » des luttes ou­vrières et de la réflexion des élé­ments révolutionnaires qui surgissent. Derrière Trotsky il n'y a donc pas un seul héri­tage, mais deux : l'héritage prolétarien de Trotsky lui-même, et l'héritage bour­geois, « critiquement » stalinien qu'est le trots­kisme.

Les antagonismes au sein des conférences sur l'héritage de Trotsky

Dès le tout début, le Comité, loin de consti­tuer une unité réelle dans sa vo­lonté et sa démarche, contient en son sein deux tendan­ces contradictoires. La première, la tendance bourgeoise est re­présentée par des membres des organi­sations trotskistes ainsi que par quel­ques historiens dévoués à leur cause, venant principalement de l'Ouest avec pour objectif de prendre pied en Russie, allant jusqu'à envoyer des membres pour s'y instal­ler. Tout en participant aux conférences et en prétendant servir la cause de la recherche scientifique, ces éléments n'ont comme préoccupation véritable que la falsification de l'histoire (une spécialité qui n'est pas le monopole du stalinisme). Leur but est de présenter l'Opposition de gauche comme le seul oppo­sant prolétarien au stalinisme, Trotsky comme le seul représentant de l'Opposition de gauche et le trotskisme actuel comme l'héritier de Trotsky. A cette fin, ils sont obligés de faire le si­lence sur la plupart des contributions de la lutte prolétarienne contre le stali­nisme, y compris beaucoup de celles de l'Opposition de gauche elle-même et quelques unes de Trotsky. Et ils sont obligés de falsifier l'héritage de Trotsky lui-même. Ils le font, comme les trots­kistes bourgeois l'ont toujours fait, en transformant Trotsky en une icône inof­fensive et ses erreurs politi­ques en un dogme indiscutable, tout en li­quidant l'approche révolutionnaire, critique et dynamique, la loyauté au prolétariat qui était les caractéristiques du marxisme de Trotsky. En d'autres termes, ils « transforment » Trotsky de la même façon que les staliniens « transforment » Lénine. Il n'a pas suffi que les agents de Staline aient assassiné Trotsky au Mexique, les trotskis­tes ont poursuivi leur oeuvre en assassinant la tradition révolutionnaire à laquelle il était atta­ché.

La seconde tendance, à la fois dans le Comité et dans les Conférences, repré­sen­tant les intérêts du prolétariat, s'est opposée rapidement aux falsifications trotskistes. Bien qu'incapable, du fait de la contre-révo­lution stalinienne, de par­tir en Russie même de positions pro­grammatiques prolétariennes clairement définies, cette tendance a révélé sa pré­occupation prolétarienne par sa dé­ter­mination à faire complètement la lu­mière sans tabou ou compromis sur toute l'histoire du combat prolétarien contre le stalinisme et à présenter les différentes contributions sur la table pour un débat ouvert et critique. Ces éléments ont insisté en particulier sur le fait que la tâche des conférences n'était pas de propager le trotskisme en Russie mais de faire l'appréciation critique de l'héritage de Trotsky en rapport avec les autres contributions prolétariennes. Cette attitude prolétarienne au sein du Comité, en particulier de la part de l'au­teur de la contribution publiée dans cette Revue internationale, a rencontré un soutien en Russie de deux côtés. D'un côté des jeunes éléments anarcho-syndicalistes, eux-mêmes engagés dans la recherche de l'héritage non seulement de l'anarchisme mais aussi du commu­nisme de gauche. D'un autre côté de cer­tains historiens russes qui, tout en n'étant pas engagés dans des activités politiques organisées aujourd'hui, res­tent fi­dèles aux meilleures traditions de loyauté envers le but de la vérité scienti­fique. Quelques unes des manoeuvres des trotskis­tes dans le Comité et dans les Conférences visant à faire taire la voix du prolétariat ont désagréablement rappelé à ces historiens le type de pres­sion stalinienne dont ils avaient eux-mêmes souffert pendant si long­temps en URSS.

Le sabotage des premiers pas de la clari­fi­cation prolétarienne en Russie et l'établis­sement d'une présence trotskiste pour empê­cher la réappropriation des leçons de la lutte prolétarienne dans ce pays sont un objectif important de la bourgeoisie. Pour le trots­kisme et la gauche du capital internationa­lement, qui ont défendu l'URSS pendant des dé­cennies bien que leur presse n'ait jamais été autorisée dans ce pays, s'établir eux-mê­mes en Russie et y entraver le débat prolé­tarien est indispensable pour leur propre image de « seuls véritables héri­tiers de la révolution d'octobre » ([1] [97]).

Pendant la Perestroïka, le parti commu­niste stalinien avait commencé à per­mettre l'accès aux archives historiques du pays. Cette me­sure, qui faisait partie de la politique de Gorbatchev pour mo­biliser l'opinion publi­que contre la ré­sistance à sa politique de « réformes » au sein de la bureaucratie d'Etat, s'est vite révélée être elle-même la manifesta­tion d'une perte de contrôle et de la dé­composition générale du régime stali­nien. Une fois établi au pouvoir, le ré­gime d'Eltsine a rapidement réinstauré un accès de plus en plus restrictif aux archives d'Etat, en particulier en ce qui concerne le com­munisme de gauche et l'Opposition à la gau­che de Trotsky. Bien que ce soit le gouver­nement Eltsine qui ait réintroduit la pro­priété capitaliste privée (tout en maintenant une partie de la propriété capitaliste d'Etat existante en Russie), il a beau­coup mieux compris que Gorbatchev que toute remise en question historique de ses prédécesseurs, de Staline à Brejnev, et toute réhabilitation de la lutte prolétarienne contre l'Etat russe, ne pour­raient que saper sa propre autorité.

A l'opposé, des fractions de la bourgeoi­sie russe actuelle sympathisent avec l'idée d'exploiter une falsification em­bourgeoisée et « icônisée » de Trotsky, présenté comme le « soutien critique » à une Nomenklatura légèrement « démocratisée », pour blanchir leur propre image historique. Cette préoccu­pation s'est manifestée par la présence à la Conférence de dissidents du Parti sta­linien, y inclus un ex-membre du Comité central de Zouganov. Alors qu'ils ont exprimé toute leur rage contre la Gauche communiste, les trotskistes n'ont pas été fâchés le moins du monde par la présence de ces staliniens.

La Conférence de 1996 sur La révolution trahie

La célèbre étude de Trotsky sur la na­ture de l'URSS sous Staline, dans la­quelle il affir­mait qu'il existait encore quelques « acquis de la révolution d'Octobre » en 1936, a été exploitée par les trotskistes à la Conférence de Moscou de 1996 pour « prouver » qu'il existait un « Etat ouvrier dégénéré » avec des « éléments d'économie socia­liste » jusque... dans les années 1990 ! Au milieu des années 1930, Trotsky qui, malgré l'écrasement du prolétariat alle­mand en 1933, n'était pas parvenu à comprendre que la période était à la dé­faite et à la contre-révolution et qui sur­estimait complètement la force de l'Opposition à l'intérieur et à l'extérieur des partis communistes stalinisés, croyait que la révolution mondiale avait déjà commencé et voulait simplement restaurer le pouvoir de l'Opposition du Parti. Le dernier paragraphe de son li­vre affirme : « Plus que jamais, les des­tinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U.R.S.S. se ré­solvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique ». Et il conclut que la révolution dans ces pays "constitue la seule voie de salut pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme". Bien que les événements en Espagne, en France et en Belgique aient abouti à la victoire complète de la con­tre-révolution et à la mobilisation du prolétariat d'Europe occidentale dans la guerre impérialiste mondiale, bien que cette guerre et la terreur qui l'avait pré­cédée aient causé la liquidation physi­que définitive des derniers restes de l'opposition prolétarienne organisée en URSS et la victoire totale de la contre-révolution stalinienne, non seulement en URSS mais aussi en Chine et dans l'en­semble de l'Europe de l'Est, le trotskisme d'aujourd'hui transforme les erreurs de Trotsky en dogmes religieux : ils proclament que la prétendue "restauration du capita­lisme" de Eltsine a complètement vérifié les prédictions du "prophète Trotsky" !

Contre la canonisation bourgeoise des er­reurs de Trotsky, le CCI donna une citation du début de La révolution tra­hie : « Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les écono­mistes bourgeois : le so­cialisme a démontré son droit à la vic­toire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économi­que qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dia­lecti­que, mais dans celui du fer, du ci­ment et de l'électricité. ». Si cela était vrai, la désinté­gration des économies staliniennes nous au­rait obligé à admet­tre la supériorité du capi­talisme sur le « socialisme », une « conclusion » que la bourgeoisie mondiale se délecte aujourd'hui de tirer. En fait, vers la fin de sa vie, enfermé désespérément dans sa propre définition incorrecte de l'URSS, Trotsky lui-même a commencé à prendre en considération l'hypothèse de « l'échec histo­rique du socialisme ».

Ce n'est pas un hasard si une partie im­por­tante de La révolution trahie est dé­diée à ré­futer l'idée que la Russie de Staline est capi­taliste d'Etat. Cette posi­tion était avancée constamment non seu­lement par le Communisme de gau­che mais aussi au sein de l'Opposition de gauche elle-même, à la fois en Russie et à l'étranger. La contribution du cama­rade AG de Moscou, publiée ici, re­pré­sente une réfutation fondamentale de la position de Trotsky sur l'URSS d'un point de vue marxiste révolutionnaire. Cette contri­bution ne démontre pas seu­lement la nature capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne. Elle montre la faiblesse fondamentale de Trotsky dans sa compréhension de la dégé­nérescence de l'Octobre rouge. Alors que Trotsky attendait que la contre-révolution vienne de la paysannerie (c'est pour cette raison qu'il voyait les boukhariniens et non les staliniens comme le principal danger dans les années 1920 et qu'il a considéré la rupture de Staline avec Boukharine comme une évolution vers une politique révolution­naire), il était aveu­gle en­vers le principal instrument de la con­tre-révolution : l'Etat « soviétique » qui avait liquidé les conseils ouvriers. En fait, le dé­bat avec Lénine sur la ques­tion syndicale, dans lequel Lénine avait défendu et Trotsky rejeté le droit pour les ouvriers de faire grève contre « leur pro­pre Etat », avait déjà révélé la fai­blesse de Trotsky sur cette question. En opposition à la croyance acriti­que de Trotsky en « l'Etat ouvrier », Lénine avait montré, dès 1921, que l'Etat repré­sen­tait aussi d'autres classes antagoni­ques au prolétariat et qu'il était « bureau­cratiquement déformé ». A ce­la on peut ajouter une autre incompré­hension im­portante de Trotsky : sa croyance dans les « acquis économi­ques » et dans la possibi­lité, au moins, d'un début de transformation socialiste dans un pays. Cette faiblesse par­ticipa à préparer la voie à la trahison du trots­kisme à travers son soutien à l'impéria­lisme soviétique dans la 2e guerre mon­diale.

Ce débat n'a pas été académique. Pendant la conférence, les trotskistes, en appelant à la défense des « acquis socia­listes encore exis­tant » dans une lutte contre le « capitalisme privé » qu'ils ju­geaient « encore non tran­chée », appe­laient en fait les ouvriers russes à don­ner leur sang pour la défense des inté­rêts de cette partie de la Nomenklatura sta­linienne qui avait été défaite avec l'effon­drement de son régime. De plus, en présen­tant la guerre dans l'ex-Yougoslavie comme un moyen de « restaurer le capitalisme » dans ce pays, ils niaient la nature impéria­liste de ce conflit, appelant les ouvriers à soutenir le soi-disant camp « anticapitaliste » (en général la fraction serbe pro-russe, qui est aussi soutenue par les impérialismes français et britan­nique). Pendant le débat ouvert à la fin de la confé­rence, le CCI est intervenu pour dénoncer le caractère impérialiste de l'URSS, des guerres en Yougoslavie et en Tchétchénie, ainsi que de la gau­che du capital. Mais nous n'avons pas été la seule voix qui s'est élevée en dé­fense de l'internationalisme prolétarien. Un des jeunes russes est aussi intervenu, d'abord pour dénoncer la politique ma­noeu­vrière de collaboration avec l'autre gauche, puis les tendances de droite d'une branche russe de The Militant au sein du trotskisme. Surtout, ce camarade a dénoncé le caractère impérialiste de la 2e guerre mondiale ainsi que la partici­pation de la Russie dans celle-ci. C'est probablement la première (et donc his­torique) déclaration publique internatio­naliste de cette sorte faite par un élé­ment de la nouvelle génération de révo­lutionnaires en Russie.

La Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution russe

Cette conférence a été principalement domi­née par une confrontation beau­coup plus di­recte entre les trotskistes et la Gauche com­muniste. L'impact de cette dernière a été grandement renforcé par la présence et les interventions cou­rageuses du BIPR mais également par une autre contribution du ca­marade AG. Celle-ci a rappelé non seulement l'existence de courants de la Gauche com­muniste en Russie, tels que le Groupe ou­vrier communiste de Miasnikov qui s'est op­posé à la dégéné­rescence stalinienne beau­coup plus tôt et beaucoup plus résolument que Trotsky. Il a également démontré, sur la base de la recherche de documents his­tori­ques, l'existence au sein de l'Opposition de gauche d'une insatisfac­tion très répandue et même d'une hosti­lité ouverte envers la poli­tique mitigée de Trotsky, appelant, contrai­rement à lui, à une révolution sociale pour ren­verser la bourgeoisie stalinienne.

Le BIPR et le CCI ont rappelé que l'Internationale communiste avait été fondée essentiellement par les bolche­viks et la Gauche communiste pour étendre la révolu­tion. Les membres les plus connus de la Gauche communiste hollandaise, Pannekoek et Gorter, avaient été chargés du Bureau de l'Internationale pour l'Europe de l'ouest (à Amsterdam) par Lénine et Trotsky. Les principaux partis communistes avaient alors été fondés par les commu­nistes de gauche : le KPD par les Spartakistes et la Gauche de Brême et le parti italien par les camarades autour de Bordiga. De plus, l'IC avait été fondée en 1919 sur les positions de la Gauche communiste. Le Manifeste du con­grès de fondation, écrit par Trotsky, en est la plus claire expression, montrant que, dans l'époque du capitalisme d'Etat dé­cadent, la lutte syndicale et parlemen­taire, la libération nationale et la dé­fense de la démocratie bourgeoise ne sont plus possibles et que la Social-dé­mocratie est devenue l'aile gauche de la bourgeoisie. Si, au contraire de la Gauche communiste, Lénine et Trotsky ne restèrent pas fidèles à ces positions, c'est principalement parce qu'ils sont devenus prisonniers de la défense des intérêts de l'Etat transitoire russe après 1917. C'est pourquoi la Gauche com­muniste est le vrai défenseur du grand héritage révolutionnaire de Lénine et Trotsky de 1905 et 1917. La preuve en est que la Gauche communiste est restée fidèle à la position internationaliste de Lénine pendant la 2e guerre mondiale alors que le trotskisme trahissait. Le BIPR et le CCI ont défendu l'im­mense contribution de Rosa Luxemburg au mar­xisme contre le neo-trotskiste bri­tannique Hillel Ticktin qui, pour em­pê­cher les mili­tants russes d'étudier les travaux de celle-ci, affirma qu'elle était morte parce qu'elle n'avait « pas de con­ception du parti », ce qui signifie que c'était de sa faute si elle avait été assas­sinée par la contre-révolution social-démo­crate ([2] [98]).

Cette Conférence a révélé surtout aux cama­rades russes que le trotskisme ne peut pas tolérer la voix du prolétariat. Pendant la Conférence elle-même, les trotskistes ont multiplié les tentatives pour empêcher les présentations et les interventions du BIPR et du CCI. Après la Conférence, ils ont tenté d'exclure « les ennemis du trotskisme » des futu­res réunions et de remplacer les mem­bres russes du bureau d'organisation du Comité qui défendaient la participation des courants politiques non trotskistes aux Conférences. Auparavant ils avaient aussi saboté la publication en russe des contribu­tions du CCI à la Conférence de 1996 sous le prétexte qu'elles ne pré­sentaient « pas d'intérêt scientifique ».

Perspectives

Il n'est pas nécessaire de traiter longue­ment de l'importance historique du dé­veloppement des positions prolétarien­nes dans le pays de la révolution d'Octobre, même s'il est lent et difficile. Il est évident qu'un tel processus de cla­rification est confronté à d'énormes obs­tacles et dangers. Du fait en particulier de plus d'un demi-siècle de contre-révo­lution stalinienne centrée précisément dans ce pays et du fait des manifesta­tions extrêmes de la crise capitaliste qui s'y produisent, les élé­ments prolétariens en recherche en Russie sont encore iso­lés et inexpérimentés ; ils continuent d'être coupés d'une grande partie de l'histoire réelle du prolétariat et du mou­vement marxiste. Ils sont confrontés à d'énormes difficultés matérielles et au grand danger de l'impatience et de la démoralisa­tion. A cela il faut ajouter le fait avéré que la gauche du capital con­tinuera à saboter ce processus par tous les moyens.

Aujourd'hui, après les décennies de la plus terrible contre-révolution de l'his­toire, qui n'a pas seulement fait dispa­raître deux géné­rations de révolution­naires prolétariens mais a également « volé » la véritable histoire de notre classe, la principale tâche des révolu­tionnaires en Russie est celle d'une cla­rifi­cation politique des positions. Le dévelop­pement d'une perspective révo­lutionnaire pour la classe ouvrière au­jourd'hui ne peut être qu'une tâche diffi­cile et à très long terme. Le prolétariat n'a pas besoin de révo­lutionnaires qui disparaissent après un court moment mais d'organisations capables de déve­lopper une perspective et un travail his­toriques. C'est pourquoi il faut avant tout pour les révolutionnaires un maxi­mum de clarté et de fermeté sur les posi­tions prolé­tariennes et une capacité de défendre les véritables traditions de la classe ouvrière. Le CCI s'engage à con­tinuer à soutenir tous les efforts dans cette direction. En particulier, nous en­courageons les camarades russes à étu­dier les contributions de la Gauche com­muniste, qu'ils reconnaissent eux-mê­mes comme une expression directe et importante de la lutte historique de no­tre classe.

Nous pensons que les conférences qui se sont tenues jusqu'à aujourd'hui ont été un moment important de débat et de confronta­tion. Ce faisant, elles ont donné naissance à un processus de dé­cantation mettant en évi­dence ce qu'il n'est plus possible de poursui­vre : la clarification en présence d'une sorte de sabotage et des falsifications tels que nous les avons rencontrés de la part des trotskistes. Cependant, le processus de cla­rification lui-même peut et doit con­tinuer, et cela n'est possible que dans un cadre inter­national.

Ce ne sont pas seulement les révolu­tionnai­res russes mais le prolétariat in­ternational qui tirera le bénéfice de ce processus. Le texte publié ci-dessous donne une claire in­dication de la ri­chesse que peut receler cette contribu­tion. ([3] [99])

KR.




[1] [100]. Ainsi, le trotskiste français Krivine a amené une équipe de la télévision franco-allemande « Arte » à la Conférence et il n'est resté que pendant quelques sessions le temps de poser pour la camera.

 

[2] [101] Le mensonge trotskiste (et stalinien), selon lequel la révolution allemande de 1918-23 a échoué à cause de la prétendue sous-estimation par Rosa Luxemburg du parti et sa négligence à le fonder à temps, n'était pas partagé par Trotsky qui a donné une explication marxiste au retard et à la faiblesse de l'avant-garde politique en Allemagne à l'époque. « L'histoire, une fois encore, a présenté au monde une de ses contradictions dialectiques : préci­sé­ment parce la classe ouvrière allemande avait dé­pensé dans la période précédente la plus grande partie de son énergie à la construction d'une or­ganisation indépendante, occupant la première place dans la deuxième internationale, comme parti et en tant qu'appareil syndical - précisément à cause de cela, dans une nouvelle époque, au moment de la transition vers la lutte révolution­naire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande s'est révélée très vulnérable organisa­tionnellement » (« Une révolution rampante », Les cinq premières années de l'Internationale com­muniste, vol. 1, p. 45). En réalité le travail de frac­tion mené par Luxemburg et le Spartakusbund à l'in­térieur du parti social-démocrate allemand contre la trahison de sa direction, et dans le but de préparer le futur parti de classe, n'est pas seulement un des com­bats les plus audacieux et les plus résolus pour le parti de classe dans l'histoire, il se situe dans les meilleures traditions du travail de fraction effectué par Lénine.

 

[3] [102] Nous sommes d'accord, dans l'ensemble, avec l'analyse et les principaux arguments développés dans ce document. Cela dit, nous n'en partageons pas intégralement toutes les formulations. Ainsi, l'idée suivant laquelle « la classe ouvrière [en Russie au début des années 1990] a contribué activement à l'abolition de la propriété nationalisée et de l'ap­pareil d'Etat communiste » nous paraît fausse. En aucune façon la classe ouvrière, comme classe, n'a été acteur des bouleversements qui ont affecté les pays soi-disants socialistes dans cette période. Le fait qu'une majorité d'ouvriers, victimes des illusions démocratiques, ait été entraînée derrière les objectifs de la fraction « libérale » de la bourgeoisie contre la fraction stalinienne ne signifie nullement que c'était la classe ouvrière qui agissait. Les guerres impéria­listes mondiales ont embrigadé des dizaines de mil­lions d'ouvriers. Pour autant, cela ne signifie pas que la classe ouvrière ait contribué activement aux mas­sacres. Quand celle-ci s'est manifestée en tant que classe, par exemple en 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne, c'était pour combattre et mettre fin à la guerre. Cela dit, malgré quelques formulations mal­heureuses, ce texte nous apparaît comme excellent et nous le saluons comme tel.

 

Géographique: 

  • Russie, Caucase, Asie Centrale [103]

Courants politiques: 

  • Influencé par la Gauche Communiste [104]

Contribution de Russie - La classe non identifiée: la bureaucratie soviétique vue par Léon Trotsky

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Quel était la nature du système ayant existé dans notre pays pendant la pé­riode « soviétique » ?

C'est certainement une des questions princi­pales de l'histoire et, dans une certaine me­sure, des autres sciences sociales. Et ce n'est pas seulement une question académique : elle est très liée à l’époque contemporaine car il est im­possible de comprendre les réali­tés d'aujourd'hui sans connaître celles d'hier.

Cette question peut être résumée comme suit : quel était la nature du sujet central du système « soviétique » qui a déter­miné la voie du développement du pays, c’est-à-dire la bureaucratie dirigeante ? Quels étaient ses rapports avec les au­tres groupes sociaux ? Quels motiva­tions et besoins déterminaient son ac­tivité ?

Il est impossible d’étudier sérieusement ces problèmes sans connaître les œuvres de Léon Trotsky, un des premiers au­teurs qui ait essayé de comprendre et d'analyser la na­ture du système « soviétique » et de sa cou­che diri­geante. Trotsky a consacré plusieurs ou­vrages à ce problème, mais ses visions les plus générales, les plus concentrées de la bureaucratie sont exposées dans son livre La Révolution trahie publié il y a 60 ans.

La bureaucratie : caractéristiques principales

Rappelons les caractéristiques principa­les de la bureaucratie données par Trotsky dans son livre.

1) Le niveau supérieur de la pyramide so­ciale en URSS est occupé par « la seule cou­che sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes », cette couche « qui, sans fournir un tra­vail productif direct, com­mande, ad­ministre, dirige, distribue les châ­ti­ments et les récompenses ». D’après Trotsky, elle compte de 5 à 6 millions de personnes ([1] [105]).

2) Cette couche qui dirige tout est hors de tout contrôle de la part des masses qui pro­duisent les biens sociaux. La bu­reaucratie règne, les masses laborieuses « obéissent et se taisent » ([2] [106]).

3) Cette couche maintient des rapports d'in­égalité matérielle dans la société. « Des li­mousines pour 'les activistes', de bons par­fums pour 'nos femmes', de la margarine pour les ouvriers, des ma­gasins de luxe pour les privilégiés, la seule image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe » ([3] [107]). En général, les conditions de vie de la classe diri­geante sont analogues a celles de la bourgeoisie : elle « comprend tous les de­grés, de la petite bourgeoisie la plus provin­ciale à la grande bourgeoisie des vil­les » ([4] [108]).

4) Cette couche est dirigeante pas seu­lement objectivement ; subjectivement elle se con­sidère comme le seul maître de la société. D’après Trotsky, elle a « une conscience spécifique de classe dirigeante » ([5] [109]).

5) La domination de cette couche est main­tenue par la répression, sa pros­périté se base sur « l'appropriation masquée du travail d'autrui ». « La mi­norité privilégiée, note Trotsky, vit aux détriment de la majorité bernée » ([6] [110]).

6) Il y a une lutte sociale latente entre cette couche dirigeante et la majorité opprimée des travailleurs ([7] [111]).

Ainsi Trotsky décrit le tableau qui suit : il existe une couche sociale assez nom­breuse qui contrôle la production, donc son produit, d'une manière monopolisti­que, qui s'appro­prie une grande part de ce produit (c’est-à-dire, exerce une fonction d'exploitation), qui est unie autour de la compréhension de ses inté­rêts matériels communs et qui est oppo­sée à la classe des producteurs.

Comment les marxistes appellent-ils la cou­che sociale qui a toutes ces caracté­risti­ques ? Il n'y a qu'une seule ré­ponse : c'est la classe sociale dirigeante au sens plein du terme.

Trotsky conduit les lecteurs à une telle con­clusion. Mais lui n'y parvient pas, bien qu'il note qu'en URSS la bureau­cratie « est quel­que chose de plus qu'une simple bureaucra­tie » ([8] [112]). « Quelque chose de plus » mais quoi ? Trotsky ne le dit pas. De plus, il con­sa­cre un chapitre entier à réfuter l’idée d’une essence de classe de la bureau­cratie. Après avoir dit « A », après avoir décrit un tableau de la classe dirigeante exploiteuse, Trotsky recule au dernier moment et refuse de dire « B ».

Le stalinisme et le capitalisme

Trotsky fait preuve des mêmes réticen­ces quand il traite une autre question, lorsqu'il compare le système bureaucra­tique stali­nien et le système capitaliste. « Mutatis mutandis, le gouvernement sovié­tique s'est mis à l'égard de l'éco­nomie dans son en­semble dans la situa­tion du capita­liste à l'égard d'une en­treprise isolée », nous dit Trotsky dans le Chapitre II de La Révolution tra­hie ([9] [113]).

Dans le Chapitre IX il écrit : « Le passage des usines à l'Etat n'a changé que la situation juridique [souligné par A.G.] de l'ouvrier ; en fait, il vit dans le be­soin tout en tra­vaillant un certain nombre d'heures pour un salaire donné (...) Les ou­vriers ont perdu toute influence sur la direc­tion des usines. Travaillant aux pièces, vi­vant dans une gêne profonde, privé de la li­berté de se déplacer, subissant à l'usine même un ter­rible régime poli­cier, l'ouvrier pourrait difficilement se sentir 'un tra­vailleur libre'. Le fonc­tionnaire est pour lui un chef, l'Etat un maître. » ([10] [114]).

Dans le même chapitre Trotsky note que la nationalisation de la propriété ne li­quide pas la différence sociale entre les couches diri­geantes et les couches soumises : les unes jouissent de tous les bien possibles, les au­tres vivent dans la misère comme jadis et vendent leur main-d’œuvre. Dans le Chapitre IV il dit la même chose : « la pro­priété éta­tique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'en­toure pas d'une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur ». ([11] [115])

Ces thèses semblent très clairement consta­ter des phénomènes élémentaires du point de vue marxiste. Car Marx a toujours souli­gné que la caractéristique principale de tout système social n'était pas constituée par ses lois et « ses for­mes de propriété » dont l'analyse en tant qu'une chose en soi menait à une méta­physique stérile ([12] [116]). Le facteur décisif est constitué par les rapports sociaux réels, principalement le comportement des groupes sociaux envers le surproduit social.

Un mode de production peut se fonder sur différentes formes de propriété. L'exemple du féodalisme le montre bien. Au Moyen Age, il s'est fondé sur la propriété féodale privée des terres dans les pays occidentaux et sur la pro­priété féodale d'Etat dans les pays orientaux. Néanmoins, dans les deux cas, les rapports sociaux étaient féo­daux, ils s'appuyaient sur l'exploitation féodale que la classe des paysans pro­ducteurs subissait.

Dans le Livre III du Capital Marx dé­finit comme caractéristique principale de toute société « la forme économique spécifique sous laquelle le travail gra­tuit est directe­ment soutiré des produc­teurs. » Par consé­quent, ce qui joue le rôle décisif ce sont les rapports entre ceux qui contrôlent le pro­cessus et les résultats de la production et ceux qui exercent cette dernière ; l'attitude des propriétaires des conditions de la pro­duction envers les producteurs eux-mê­mes... : « C'est ici que nous découvrons le mystère le plus profond, la base ca­chée de toute la so­ciété. » ([13] [117])

Nous avons déjà donné le tableau des rap­ports entre la couche dirigeante et les pro­ducteurs tel que le décrit Trotsky. D'un côté, « les propriétaires des conditions de la pro­duction » réels incarnés dans Etat (c’est-à-dire la bu­reaucratie organisée), de l'autre, les propriétaires « de-jure », en fait les tra­vailleurs dépossédés des droits, les sa­lariés dont « le travail gratuit est souti­ré ». Il n'est possible d'en tirer qu'une seule conclusion logique : du point de vue de leur nature, il n'y a aucune diffé­rence fondamentale entre le système bu­reaucratique stalinien et celui du capi­talisme « classique ».

Ici aussi, après avoir dit « A », après avoir démontré une identité fondamen­tale de ces deux systèmes, Trotsky ne dit pas « B ». Au contraire, il se dresse ca­tégoriquement con­tre une identification de la société stali­nienne à un capita­lisme d'Etat et il avance la thèse qu'il existe en URSS une forme spéci­fique d'« Etat ouvrier » où le prolétariat de­meure une classe dirigeante du point de vue économique et ne subit pas d'exploi­tation bien qu'il soit « politiquement ex­proprié ».

Pour soutenir cette thèse, Trotsky invo­que la nationalisation des terres, des moyens de production, du transport et des échanges ainsi que le monopole du commerce exté­rieur, c’est-à-dire qu’il dresse le même ar­gumentaire « juridique » qu'il a déjà réfuté d'une manière convaincante (voir les cita­tions ci-dessus). A la page 72 [édition russe] de La Révolution trahie il nie que la pro­priété d'Etat puisse « transformer le fumier en or », mais à la page 206, au contraire, il déclare que le seul fait de la nationalisation suffit pour que les tra­vailleurs opprimés deviennent la classe dirigeante.

Le schéma qui efface la réalité

Comment peut-on expliquer cela ? Pourquoi Trotsky, le publiciste, le criti­que impitoya­ble du stalinisme qui cite les faits démon­trant que la bureaucratie est une classe diri­geante et un exploi­teur collectif, peut-il con­tredire Trotsky, le théoricien qui essaie d'analy­ser les faits exposés ?

Evidemment, on peut donner deux sé­ries de causes principales qui ont empê­ché Trotsky de surmonter cette contra­diction. Ce sont des causes de type théorique et des causes de type politi­que.

Dans La Révolution trahie, Trotsky es­saie de réfuter en théorie la thèse de l'essence de classe de la bureaucratie en avançant des ar­guments assez faibles dont le fait qu’elle « n'a ni titres ni ac­tions » ([14] [118]). Mais pour­quoi la classe dirigeante doit-elle obligatoi­rement les posséder ? Car il est bien évident que la possession « des actions et des obli­ga­tions » elle-même n'a aucune impor­tance : la chose importante consiste dans le fait que tel ou tel groupe social s’approprie ou non un surproduit du travail des producteurs di­rects. Si oui, la fonction d'exploitation existe indé­pendamment de la distribution d'un pro­duit approprié soit en tant que profit sur des actions, soit en tant que traitements et privi­lèges de fonction. L'auteur de La Révolution trahie est aussi peu con­vaincant quand il dit que les représen­tants de la couche dirigeante ne peuvent pas laisser leur statut privilégié en héri­tage ([15] [119]). Il est peu probable que Trotsky ait sérieusement envisagé que les fils de l’élite puissent devenir ou­vriers ou paysans.

A notre avis, il ne faut pas chercher dans des explications superficielles de ce genre une cause vraiment fondamen­tale du refus de Trotsky de considérer la bureaucratie comme la classe sociale dirigeante. Il faut la chercher dans sa conviction profonde que la bureaucratie ne pouvait pas devenir l’élément central d'un système stable, qu'elle n’était ca­pable que de « traduire » les inté­rêts d'autres classes, mais en les faussant.

Aux cours des années 20, cette convic­tion était déjà devenue la base du sché­ma des an­tagonismes sociaux de la so­ciété « soviétique » adopté par Trotsky pour qui le cadre de tous ces antagonis­mes était réduit à une dichotomie stricte : prolétariat-capital privé. Dans ce schéma, il ne reste aucune place pour une « troisième force ». L’ascension de la bureaucratie a été considé­rée comme le résultat d'une pression de la petite bourgeoisie rurale et urbaine sur le parti et l'Etat. La bureaucratie a été considé­rée comme un groupe balançant entre les in­térêts des ouvriers et ceux des « nouveaux propriétaires », qui n’était capable de bien servir ni les uns, ni les autres. Indubitablement, après une première atteinte sérieuse sur sa stabi­lité, le régime de domi­nation d'un pa­reil groupe instable « entre les classes » devrait tomber et ce groupe se scinder. C'est ce que Trotsky a prédit à la fin des années 20 ([16] [120]).

Pourtant, dans la réalité, les événements se sont développés d'une autre manière. Après un conflit des plus violents avec la paysan­nerie et la petite bourgeoisie, la bureaucratie n'est pas tombée et ne s'est pas scindée. Après avoir facilement obtenu la capitula­tion de la « droite » peu nombreuse en son sein, elle a com­mencé à liquider la NEP, « les koulaks comme classe », a déployé une collecti­visation et une industrialisation for­cées. Tout cela a été complètement inat­tendu pour Trotsky et ses partisans, car ils étaient sûrs que les « apparatchiks » centris­tes n'en seraient pas capables du fait de leur nature ! Il n'est pas étonnant que l’échec des prévisions politiques de l'opposition trots­kiste ait entraîné son déclin catastrophique. ([17] [121])

En tentant en vain de trouver une issue, Trotsky a envoyé de son exil des lettres et des articles où il a démontré qu'il n'y avait là qu'un détour de l'appareil qui allait « inévitablement échouer bien avant qu'il n'obtienne le moindre résul­tat sérieux » ([18] [122]). Même quand le lea­der de l'Opposition a constaté l’inconsistance pratique de ses con­cep­tions à propos d'un rôle « dépendant » de la bureaucratie « centriste », il a continué obstinément à s'en tenir à un schéma en état de faillite. Ses ré­flexions théoriques de l’époque du « grand tournant » nous frap­pent par leur éloigne­ment de la réalité. Par exemple, à la fin de 1928 il écrit : « Le cen­trisme est une ligne officielle de l'appareil. Le porteur de ce cen­trisme est le fonction­naire du parti... Les fonctionnaires ne for­ment pas une classe. Quelle ligne de classe le cen­trisme repré­sente-t-il ? » Car Trotsky niait la possibilité même d'une ligne propre de la bureaucratie ; il en était arrivé à la conclusion suivante : « Les propriétaires montants trouvent leur expression, même lâ­che, dans la frac­tion de droite. La ligne pro­létarienne est représen­tée par l'opposition. Que reste-t-il au cen­trisme ? Après la dé­duction des sommes ci-dessus reste... le pay­san moyen » ([19] [123]). Et Trotsky écrit tout cela alors même que l'ap­pareil sta­linien conduit la campagne de vio­lence contre la paysan­nerie moyenne et pré­pare la liquidation de sa formation éco­nomique !

Et par la suite, Trotsky a continué d'at­tendre une proche désintégration de la bureaucratie en éléments prolétariens, bourgeois et « ceux qui resteraient de côté ». Il a prédit la chute du pouvoir des « centristes » d'abord après l’échec d’une « collectivisation com­plète », puis comme résultat d'une crise éco­nomique à la fin du premier quinquen­nat. Dans son « Projet de plate-forme de l'oppo­sition de gauche internationale sur la ques­tion russe » rédigé en 1931, il a même envi­sagé la possibilité d'une guerre civile quand les éléments de l'ap­pareil d'Etat et du parti seraient divisés « des deux côtés de la barri­cade » ([20] [124]).

Malgré toutes ces prévisions, le régime sta­linien s'est maintenu, la bureaucratie non seulement s'est unifiée, mais elle a même renforcé son pouvoir totalitaire. Néanmoins, Trotsky a continué de con­sidérer le système bureaucratique en URSS comme extrême­ment précaire, et dans les années 30, il a cru que le pou­voir de la bureaucratie pouvait s'effon­drer à tout moment. De ce fait, on ne peut pas considérer celle-ci comme une classe. Trotsky a le plus clairement ex­primé cette pensée dans son article « L'URSS en guerre » (septembre 1939) : « Est-ce que nous ne nous trom­perons pas si nous don­nons le nom d'une nouvelle classe dirigeante à l'oli­garchie bonapartiste quelques années ou même quelques mois avant sa chute hon­teuse ? » ([21] [125]).

Ainsi, tous les pronostics sur le destin de la bureaucratie « soviétique » diri­geante faits par Trotsky ont été réfutés les uns après les autres par les événe­ments eux-mêmes. Pourtant, malgré tout cela, il n'a pas voulu modifier ses opinions. Pour lui, l'attache­ment à un schéma théorique valait plus que tout le reste. Mais là ne se trouve pas la seule cause, car Trotsky fut plus homme po­litique que théoricien et il préféra géné­rale­ment une approche « politique con­crète » de divers problèmes à une ap­proche « sociologique abstraite ». Et ici nous allons voir une autre cause impor­tante de son refus obstiné de nommer les choses par leur pro­pre nom.

La terminologie et la politique

Si nous examinons l'histoire de l'oppo­sition trotskiste dans les années 20 et au début des années 30, nous verrons que la base de toute sa stratégie politique était de miser sur une désintégration de l'appareil gouvernant en URSS. C’est l'alliance d'une « tendance de gauche » hypothétique avec l'Opposition que Trotsky considérait comme la condition né­cessaire pour une réforme du parti et de l'Etat. « Le bloc avec les centristes [la partie stalinienne de l'appareil - A.G.] est admissi­ble et possible en principe, écrit-il à la fin de 1928. De plus, seul un tel regroupement dans le parti peut sauver la révolu­tion » ([22] [126]). En comptant sur un tel bloc, les leaders de l'opposition tentaient de ne pas re­pousser les bureaucrates « progressistes ». En particulier, cette tactique explique une attitude plus qu’équivoque des leaders de l'Opposition envers la lutte de classe des travailleurs contre l'Etat, leur refus de créer leur propre parti, etc.

Même après son exil de l'URSS, Trotsky a continué de placer ses espoirs dans le rap­prochement avec les « centristes ». Son aspi­ration à s'appuyer sur une par­tie de la bu­reaucratie dirigeante était si grande qu'il était prêt à transiger (sous certaines condi­tions) avec le secrétaire général du Comité Central du PC. L'histoire du mot d'ordre « Démettre Staline ! » en est un exemple frappant. En mars 1932, Trotsky a publié une let­tre ouverte au Comité Exécutif Central de l'URSS ou il lance un appel : « Il faut réaliser enfin le dernier conseil insis­tant de Lénine : démettre Staline » ([23] [127]). Mais quelques mois après, à l'automne de cette même année, il avait déjà reculé en l'expliquant ainsi : « Il ne s'agit pas de la personne de Staline, mais de sa fraction... Le mot d'ordre "A bas Staline !" peut être compris (et serait inévitablement compris) comme l'appel à un renversement de la frac­tion qui est aujourd'hui au pouvoir et, au sens plus large, de l'appareil. Nous ne vou­lons pas renverser le système, mais le ré­former... » ([24] [128]). Trotsky a mis tous les points sur « i » sur la question de l'attitude envers les staliniens dans son article-inter­view inédit écrit en décem­bre 1932 : « Aujourd'hui, comme jadis, nous sommes prêts à une coopération multiforme avec la fraction dirigeante actuelle. Question : en conséquence, êtes-vous prêts à coopérer avec Staline ? Réponse : Sans aucun doute » ([25] [129]).

Au cours de cette période Trotsky liait la possibilité d'un tournant d'une partie de la bureaucratie stalinienne vers « la coopéra­tion multiforme » avec l'Opposition à une proche « catastrophe » du régime qu'il consi­dérait comme inévitable, comme nous l'avons déjà vu plus haut, en raison de la « précarité » de la position sociale de la bu­reaucratie ([26] [130]). En fonction de cette catas­trophe, les leaders de l'Opposition considé­raient l'alliance avec Staline comme le moyen de sauver le parti, la propriété natio­nalisée et l'« économie planifiée » de la con­tre-révolution bourgeoise.

Pourtant, la catastrophe n'a pas eu lieu : la bureaucratie était beaucoup plus con­solidée et forte que ne le pensait Trotsky. Le Bureau Politique n'a rien répondu à ses appels en vue d’assurer « une coopération honnête des fractions historiques » dans le PC ([27] [131]). Enfin, à l'automne 1933, après beaucoup d’hésitations, Trotsky a rejeté l’espoir tout utopique en des réformes du sys­tème bu­reaucratique avec la participa­tion des stali­niens et a appelé à faire « une révolution politique » en Union Soviétique.

Mais ce changement du mot d’ordre princi­pal des trotskistes n'a nullement signifié la révision radicale de leurs points de vue sur la nature de la bureau­cratie, du parti et de l'Etat, ni un refus définitif des espérances en faveur d’une alliance avec sa tendance « progressiste ». Quand Trotsky a écrit La Révolution trahie et après, il consi­dérait en théorie la bureaucratie comme une formation précaire dévorée par des antagonismes croissants. Dans « Le Programme de transi­tion » de la IVe Internationale (1938) il dé­clare que l'appareil gouvernant en URSS com­prend toutes les tendances politiques, dont une « vraiment bolchevique ». Trotsky se représente cette dernière comme une mi­norité dans la bureau­cratie, mais une minori­té assez impor­tante : il ne parle pas de quelques appa­ratchiks, mais de la frac­tion de la cou­che comptant de 5 a 6 millions de per­sonnes. D’après Trotsky, cette fraction « vraiment bolchevique » constituait une ré­serve potentielle pour l'opposi­tion de gau­che. De plus, le leader de la IVe Internationale a cru admissible la formation d'un « front uni » avec la partie stalinienne de l'appareil en cas de tentatives de contre-révolution capita­liste auxquelles il fallait s'attendre « dans l’immédiat », comme il pensait en 1938 ([28] [132]).

C'est avant tout cette orientation politi­que (à la fin des années 20 et au début des années 30) vers la coopération et vers le bloc avec les « centristes », c’est-à-dire avec la majori­té de la bureaucra­tie « soviétique » diri­geante, puis (dès 1933) vers l'alliance avec sa minorité « vraiment bolchevique » et vers « un front uni » avec la fraction stalinienne dirigeante qu'il faut avoir en vue en exami­nant les idées de Trotsky sur la nature de l'oligarchie bureaucratique, et des rapports sociaux en URSS en géné­ral, exprimées le plus complètement dans La Révolution tra­hie.

Supposons que Trotsky ait reconnu dans la bureaucratie « soviétique » totalitaire une classe dirigeante exploiteuse en­nemie acharné du prolétariat. Quelles en eussent été les conséquences politi­ques ? En premier lieu, il aurait fallu rejeter l’idée de s'unir avec une partie de cette classe - la thèse même de l'exis­tence d'une pareille « fraction vraiment bolchevique » au sein de la classe bu­reaucratique exploiteuse aurait paru aussi absurde que la supposition de son existence au sein de la bourgeoisie, par exemple. En deuxième lieu, dans un tel cas, une supposée alliance avec les sta­liniens pour lutter contre « la contre-ré­volution capitaliste » serait de­venue un « front populaire », politique dés­ap­prouvée catégoriquement par les trots­kis­tes, puisqu’elle aurait consisté en un bloc entre classes ennemies, au lieu d'être un « front uni » au sein d'une classe, idée ac­ceptable dans la tradition bolchevik-léni­niste. Bref, constater l'es­sence de classe de la bureaucratie portait un coup très sérieux aux bases de la stratégie politique de Trotsky. Naturellement, il ne l'a pas voulu.

Ainsi, le problème de déterminer la na­ture de la bureaucratie qui peut à pre­mière vue sembler terminologique ou théorique, était beaucoup plus impor­tant.

Le destin de la bureaucratie

Il faut rendre justice a Trotsky : à la fin de sa vie il a commencé à réviser ses visions de la bureaucratie stalinienne. On le voit dans son livre « Staline », la plus mûre de ses œuvres bien qu’inachevée. En examinant les événe­ments décisifs au tournant des années 20-30, quand la bureaucratie a complè­te­ment monopolisé le pouvoir et la propriété, Trotsky considère déjà l'appa­reil d'Etat et du parti comme une des forces sociales princi­pales qui luttaient pour disposer du « surplus de la pro­duction du travail natio­nal ». Cet ap­pareil était mu par l'aspiration à contrô­ler de façon absolue ce surproduit et non par la « pression » venant du proléta­riat ou bien par « la poussée de l'opposi­tion » (ce que Trotsky avait jadis pré­tendu) qui avait obligé les apparatchiks à déclarer la guerre à outrance aux « éléments petit-bour­geois » ([29] [133]). En conséquence, la bu­reaucra­tie « n'expri­mait » pas les intérêts d'autrui et ne « balançait » pas entre deux pôles, mais se manifestait en tant que groupe social con­scient avec ses propres in­té­rêts. Elle l’a em­porté dans la lutte pour le pouvoir et les profits après avoir abattu tous ses concur­rents. Elle a mo­nopolisé la disposition du surproduit (c’est-à-dire la fonction d'un pro­prié­taire réel des moyens de production). Après l'avoir avoué, Trotsky ne peut plus négliger la question d'une es­sence de classe de la bureaucratie. En effet, quand il parle des années 20, il dit : « La substance du Thermidor [soviétique] ... se trouvait dans la cris­tallisation d'une nou­velle couche pri­vilégiée, la création d'un nouveau substra­tum pour la classe éco­nomi­quement diri­geante [souligné par A.G.]. Deux préten­dants ambition­naient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucra­tie elle-même » ([30] [134]). Ainsi le substrat avait nourri deux prétendants pour jouer le rôle d'une classe diri­geante, il ne restait qu'à découvrir qui vaincrait - c'est la bureaucratie qui a vaincu. La conclusion en est bien claire : c'est la bureaucratie qui est de­venue cette classe sociale dirigeante. A la vérité, après avoir préparé cette con­clusion, Trotsky n'y parvient pas, préfé­rant ne pas achever poli­tiquement ses réflexions. Mais il a fait un grand pas en avant.

Dans son article « L'URSS dans la guerre » pu­blié en 1939, Trotsky a fait encore un pas dans cette direction : il croit possible en théorie que « le régime stalinien [soit] la première étape d'une société d'exploitation nouvelle ». Certes, il a comme toujours sou­ligné qu'il avait un autre point de vue sur ce­la : le système soviétique et la bureau­cra­tie qui y gouvernait n’étaient qu'une « récidive épisodique » dans le proces­sus de la transformation d'une société bourgeoise en société socialiste. Néanmoins il a déclaré sa bonne volonté de réviser ses opinions en certaines cir­constances, au cas où le gouver­nement bureaucratique en URSS survivrait à la guerre mondiale déjà commencée et se répandrait dans d’autres pays ([31] [135]).

On sait que tout s’est passé comme cela. La bureaucratie qui, d'après Trotsky, est privée de toute mission historique, se trouve « entre les classes », est non au­tonome et précaire, constitue « une ré­cidive épisodique », n'a pas fait autre chose que de changer radicalement la structure sociale de l'URSS par la prolé­tarisation de millions de paysans et de petits bourgeois, de réaliser une indus­trialisation fondée sur la surexploitation des tra­vailleurs, de transformer le pays en grande puissance militaire, de survi­vre à la guerre la plus pénible, d’exporter les formes de sa domination en Europe Centrale et de l'Est et en Asie du Sud-Est. Est-ce qu'après cela Trotsky aurait changé ses visions de la bu­reau­cratie ? C'est difficile à dire : il n'a pas survécu à la 2ème guerre mondiale et n’a pu voir la formation d'un « camp socialiste ». Mais pendant les dizaines d'années d’après-guerre, la plupart de ses adeptes politiques ont continué à ré­péter à la lettre les dogmes théoriques tirés de La Révolution trahie.

La marche de l'histoire a évidemment réfuté tous les points principaux de l'analyse trots­kiste du système social en URSS. Pour le constater il ne suffit que d'un fait : aucune des « réalisations » de la bureaucratie citées ci-dessus ne se conforme au schéma théori­que de Trotsky. Pourtant, même aujourd'hui, certains chercheurs (sans parler des re­pré­sentants du mouvement trotskiste) conti­nuent à prétendre que la concep­tion de l'au­teur de La Révolution trahie et ses pronos­tics concernant le destin d'une « caste » diri­geante ont été con­firmés par l’échec du ré­gime du PCUS et les événements qui ont suivi en URSS et dans les pays du « bloc soviétique ». Il s'agit de la prédiction de Trotsky d’après laquelle le pouvoir de la bu­reaucratie devait inévitablement tomber, soit comme résultat d’une « révolution politi­que » des masses des travailleurs, soit après un coup d'Etat social bour­geois contre-révo­lutionnaire ([32] [136]). Par exemple, l'auteur de la série des livres apologétiques sur Trotsky et sur l'op­position trotskiste, V.Z. Rogovine ([33] [137]), écrit que « la variante "contre-révolu­tion­naire" des pronostics de Trotsky a été réali­sée avec un retard de 50 ans, mais de façon extrêmement précise. » ([34] [138])

Où trouvons-nous cette précision, et surtout son caractère « extrême » ?

L'essence de la variante « contre-révo­lution­naire » des pronostics de Trotsky a été avant tout dans ses prédictions de la chute de la bureaucratie en tant que couche dirigeante. « La bureaucratie est inséparablement liée à la classe diri­geante au sens économique [il s'agit du prolétariat - A.G.], nourrie de ses raci­nes sociales, elle se tient et tombe avec lui [souligné par A.G.] » ([35] [139]). En sup­po­sant, que dans les pays de l'ex-Union Soviétique a eu lieu la contre-révolution so­ciale et que la classe ouvrière a perdu son pouvoir économique et social, d'après Trotsky, la bureaucratie diri­geante aurait dû tomber avec lui.

Est-ce qu'elle est tombée en réalité, est-ce qu'elle a cédé la place à la bourgeoi­sie venue de quelque part ailleurs ? D’après l’Institut de Sociologie de l’Académie des Sciences de Russie, plus de 75 % de « l’élite politi­que » russe et plus de 61 % de « l’élite du business » sont originaires de la Nomenklatura de la période « soviétique » ([36] [140]). Par con­séquent, les mêmes mains tien­nent les mêmes positions sociales, économi­ques et politiques dirigeantes dans la so­ciété. L'origine d’une autre partie de l’élite s’explique simplement. La sociologue O. Krychtanovskaya écrit : « Outre la privatisa­tion directe... dont le sujet principal était la partie technocratique de la Nomenclatura (économistes, ban­quiers professionnels etc.), a eu lieu la création quasi spontanée des structures commerciales qui parais­saient n'avoir aucune relation avec la Nomenklatura. A la tête de telles structures se sont trouvés de jeunes gens dont l'étude des biographies n'a pas révélé de lien avec la Nomenklatura. Mais leurs grands succès financiers n'expliquent qu'une chose : n’étant pas partie de la Nomenklatura, ils étaient ses hommes de confiance, ses "agents de trust", au­trement dit, plénipoten­tiaires [souligné par l'auteur - A. G.] » ([37] [141]). Tout cela montre très clairement que ce n'était pas un quelconque « parti bourgeois » (d'où peut-il apparaître du fait de l'absence de la bourgeoisie sous le régime totali­taire ?) qui a pris le pouvoir et a réussi à utiliser quelques originaires de la « caste » gouvernante de jadis en tant que ses servi­teurs - c'est la bureaucratie elle-même qui a transformé d'une ma­nière organisée les for­mes économiques et politiques de sa domi­nation, en res­tant le maître du système.

Ainsi, contrairement à la prévision de Trotsky, la bureaucratie n'est pas tom­bée. Avons-nous, pourtant, constaté la réalisation de l'autre aspect de ses pro­nostics, la pré­diction d'une scission imminente de la « couche » sociale diri­geante en éléments prolétariens et bour­geois et de la formation en son sein d'une fraction « vraiment bol­chevi­que » ? Effectivement, les leaders des partis « communistes », différentes for­mes des débris du PCUS, prétendent actuelle­ment jouer le rôle des vrais bol­cheviks, des défenseurs des intérêts de la classe ouvrière. Mais il est peu pro­bable que Trotsky aurait reconnu « les éléments prolétariens » en Zouganov et en Ampilov ([38] [142]) car le but de toute leur lutte « anticapitaliste » n'est pas autre chose que la restauration de l'ancien régime bureaucratique dans sa forme stalinienne classique ou « étatiste pa­triotique ».

Enfin, Trotsky avait vu la variante « contre-révolutionnaire » de la chute du pouvoir de la bureaucratie dans des couleurs presque apocalyptiques : « Le capitalisme ne pour­rait (ce qui est douteux) être restauré en Russie qu'à la suite d'un coup d'Etat contre-révolu­tionnaire cruel qui conduirait à dix fois plus de victimes que la révolution d’Octobre et la guerre civile. En cas de chute des Soviets, leur place ne serait occu­pée que par le fascisme russe, par rapport auquel les cruautés des régimes de Mussolini et de Hitler apparaîtraient comme des institutions philanthropi­ques. » ([39] [143]). Il ne faut pas considérer cette prédiction comme une exagération accidentelle, car elle résulte inévitable­ment de toutes les visions théoriques de Trotsky sur la nature de l'URSS, et avant tout de sa conviction pro­fonde que le système bureaucratique « soviétique » servait à sa manière les mas­ses des travailleurs, garantissant leurs « conquêtes sociales ». Cette vi­sion admet­tait naturellement que la transi­tion contre-révolutionnaire du stali­nisme au capitalisme devrait être ac­compagnée de la levée des masses prolé­tariennes pour défendre l'Etat « ouvrier » et « leur » propriété natio­nalisée. Et seul un régime féroce du type fasciste pourrait sûrement abattre et écraser une ré­sistance puissante des ouvriers contre « la restauration capita­liste ».

Bien sûr, Trotsky n'avait pu supposer qu'en 1989-1991 la classe ouvrière ne défendrait pas la nationalisation de la propriété et l'ap­pareil d'Etat « communiste », et que, de plus, elle contribuerait activement à leur aboli­tion. Car les travailleurs ne voyaient rien dans l'ancien système qui aurait justifié sa défense ; la transition à l’économie de mar­ché et la dénationa­lisation de la propriété n'ont mené à au­cune lutte de classe san­glante et aucun régime fasciste ou semi-fa­sciste n'a été nécessaire. Ainsi, dans ce do­maine, il n'y a pas lieu de parler d'une réali­sation des pronostics de Trotsky.

Si la bureaucratie « soviétique » n’était pas une classe dirigeante et, selon Trotsky, n’était que le « gendarme » du processus de distribution, la restauration du capitalisme en URSS demanderait une accumulation primitive du capital. En effet, les publicistes russes contem­porains emploient souvent cette expres­sion de « l'accumulation primi­tive du capital ». En l'utilisant, les auteurs la comprennent en général comme l'enri­chis­sement de telle ou telle personne, l'accumu­lation de l'argent, des moyens de production et d'autres biens dans les mains de « nouveaux Russes ». Pourtant tout cela n'a aucun rapport avec la com­préhension scien­tifique de l'accumula­tion primitive du capital découverte par Marx dans « Le Capital ». En analysant la genèse du capital, Marx a sou­ligné que « son accumulation appelée 'pri­mitive' n'est qu'un processus historique de séparation du producteur et des moyens de production » (40). La for­mation de l’armée des salariés par la confiscation de la pro­priété des produc­teurs est une des conditions principales de la formation d'une classe diri­geante. Est-ce qu'au cours de années 90 dans les pays de l'ex-URSS « les restaurateurs du capitalisme » ont eu besoin de former une classe de salariés par l'expropriation des producteurs ? Evidemment non : cette classe existait déjà, les producteurs ne contrôlaient les moyens de produc­tion en aucune manière - il n'y avait personne à exproprier. Par con­séquent, le temps de l'accumulation primi­tive du capital était déjà passé.

Quand Trotsky a lié l'accumulation primitive à la dictature cruelle et à l'ef­fusion de sang, il avait sans doute rai­son. Marx écrit aussi que « le capital [vient au monde] suant le sang et la boue par tous les pores » et à son pre­mier stade a besoin d'une « discipline sanguinaire » (41). L’erreur de Trotsky ne se trouve que dans le fait qu'il liait l’accumulation primitive à une pro­chaine contre-révolution hypothétique et ne voulait pas voir comment elle (avec tous ses attri­buts nécessaires comme une tyrannie politi­que monstrueuse et des massacres en masse) se réalisait sous ses yeux. Les millions de paysans pillés, mourant de faim et de mi­sère, les ouvriers privés de tous les droits et condamnés à travailler au-dessus de leurs forces, dont les tombeaux étaient les fonda­tions permettant de bâtir les édifices prévus par les quinquennats staliniens, les innom­brables prisonniers du GOULAG - voici les véritables vic­times de l'accumulation primi­tive en URSS. Les possesseurs contempo­rains de la propriété n'ont pas besoin d'ac­cumuler le capital, pour eux il suffit de le redistribuer entre eux-mêmes en le trans­formant de capital d'Etat en capi­tal privé corporatif (42). Mais cette opé­ration qui ne signifie pas un change­ment de société ni des classes dirigean­tes, ne nécessite pas de grands cata­clysmes sociaux. Si on ne le comprend pas, on ne peut comprendre ni l'histoire « soviétique », ni l’actualité russe.

Concluons. La conception trotskiste de la bureaucratie qui avait synthétisé la série des visions théoriques fondamenta­les et des perspectives politiques de Trotsky, n'a pas été capable d’expliquer ni les réalités du stalinisme ni la marche de son évolution. On peut dire la même chose d'autres postulats de l'analyse trotskiste du système social de l'URSS (l'Etat « ouvrier », le caractère « post-capitaliste » des relations sociales, le rôle « double » du stalinisme, etc.). Néanmoins, Trotsky a pourtant réussi à ré­soudre le problème dans un autre sens : ce publiciste remarquable a fait une critique foudroyante des thèses sur la construction du « socialisme » en Union Soviétique. Et c’était déjà pas mal pour son temps.

A.G.

40 Karl Marx, Le Capital, Livre I, Editions sociales, Paris 1976, p. 518.

41. Ibidem, p. 555 et 541.

42. En faisant une conclusion analogique après des études sociologique concrètes, O. Krychtanovskaya écrit : « Si on analyse attentivement la situation en Russie au cours des années 90 (...), on constate que seuls les physiciens maladroits qui ont décidé de devenir "brockers", ou les ingénieurs en tech­nologie devenus propriétaires de kiosques ou de coopératives commerciales, faisaient de "l'accumulation primitive". Leur passage par cette accumulation a presque toujours fini par l'achat d’actions de "MMM" [une pyramide financière] (le résultat en est bien connu) et a rarement abouti à l'étape de "l'accumulation secondaire". » (Izvestia, 10 janvier 1996).



[1] [144]. Léon D. Trotsky, La révolution trahie, p. 602 et 532, in De la Révolution, Editions de Minuit, Paris, 1963.

[2] [145]. Ibidem, p. 476, 502 et 516.

[3] [146]. Ibidem, p. 520.

[4] [147]. Ibidem, p. 533.

[5] [148]. Ibidem, p. 530.

[6] [149]. Ibidem, p. 597.

[7] [150]. Ibidem, p. 525 et suivantes.

[8] [151]. Ibidem, p. 602.

[9] [152]. Ibidem, p. 472.

[10] [153]. Ibidem, p. 597-598.

[11] [154]. Ibidem, p. 497.

[12] [155]. Marx, Misère de la philosophie, chap. 2.

[13] [156]. Marx, Le Capital, Livre III.

[14] [157]. Léon D. Trotsky, La révolution trahie, p. 603.

[15] [158]. Ibidem, p. 603 et 605.

[16] [159]. Voir l'article « Vers la nouvelle étape » - Centre russe des collections de documents de la nouvelle histoire (CRCDNH), fond 325, liste 1, dossier 369, p. 1-11.

[17] [160]. Vers 1930, l'opposition a perdu deux tiers de ses effectif, y compris presque toute sa « direction historique » (10 personnes des 13 qui ont signé « La Plate-forme des bolcheviks-léninistes » en 1927).

[18] [161]. CRCDNH, f. 325, l. 1, d. 175, p. 4, 32-34.

[19] [162]. Ibid., d. 371, p. 8.

[20] [163]. Bulletin de l'opposition (BO), 1931, No 20, p. 10.

[21] [164]. Ibidem, 1939, No 79-80, p. 6.

[22] [165]. CRCDNH, f. 325, l. 1., d. 499, p. 2.

[23] [166]. BO, 1932, No 27, p. 6.

[24] [167]. Ibid., 1933, No 33, p. 9-10.

[25] [168]. Cf. P. Broué, Trotsky et le bloc des oppositions de 1932, in Cahiers Léon Trotsky, 1980, No 5, p. 22.

[26] [169]. Cf. L. D. Trotsky, Lettres et correspondance, Moscou, 1994, p. 54-55.

[27] [170]. Ibid.

[28] [171]. BO, 1938, No 66-67, p. 15.

[29] [172]. Léon D. Trotsky, Staline, Editions Grasset, Paris, 1948, p. 546 et 562.

[30] [173]. Ibidem, p. 562.

[31] [174]. Léon D. Trotsky, L'URSS dans la guerre, Oeuvres T. 22, Paris 1985, p. 48.

[32] [175]. Léon Trotsky, La Révolution trahie, Ibid. p. 603-605.

[33] [176]. Vadim Rogovine était, à l'époque, « soviétique » un des principaux propagandistes officiels et commentateurs de la politique sociale du PCUS, professeur à l'Institut Russe de Sociologie. Durant la Perestroïka, il s'est converti en « antistalinien » et admirateur inconditionnel de Trotsky. Il est l'auteur d'un certain nombre de livres faisant l'apologie de Trtosky et de ses idées.

[34] [177]. V.Z. Rogovine, La Neo-Nep stalinienne. Mos­cou, 1994, p. 344.

[35] [178]. BO, 1933, No 36-37, p. 7.

[36] [179]. Krychtanovskaya O. L'oligarchie financière en Russie, Izvestia, 10 janvier 1996.

[37] [180]. Ibid.

[38] [181]. Zouganov est le chef du parti communiste « rénové » et principal rival d'Eltsine lors de la der­nière élection présidentielle. Victor Ampilov, pour sa part, est le principal dirigeant du mouvement stali­nien « dur » en Russie, fondateur du « Parti com­muniste ouvrier russe ». Il plaide pour la restaura­tion du totalitarisme « classique » des années 30.

[39] [182]. BO, 1935, No 41, p. 3.

Courants politiques: 

  • Trotskysme [183]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Stalinisme, le bloc de l'est [184]

6° congrès du Partito Comunista Internazionalista - Un pas en avant pour la Gauche Communiste

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Dans le n° 13 de Prometeo, le Partito Comunista Internazionalista – Battaglia Co­munista (PCInt) a publié les docu­ments élaborés pour son 6e congrès.

Le congrès est l'acte le plus important dans la vie d'une organisation révolu­tionnaire. C'est l'organe souverain qui décide collecti­vement des orientations, des analyses et des positions program­matiques et organisation­nelles. Cela est en soi une raison suffisante pour se pro­noncer sur les décisions adoptées par le PCInt. Cependant, il existe une raison plus importante encore qui nous pousse à le faire : nous voulons souligner la prise de position globale du congrès qui montre une volonté de donner des ré­ponses aux ques­tions et enjeux posés au prolétariat et à son avant-garde par l'évolution de la situation historique : « Le congrès a servi substantiel­lement à fixer et intégrer dans le patrimoine 'historique' du parti ce que nous avions examiné et, dans les limites de nos for­ces, élaboré face aux changements ré­pétés de la situation ; signaler le début de ce que nous inclinons à définir comme une nouvelle phase dans la vie politique du parti et plus généralement de la gauche communiste. » (Prometeo, n° 13)

Cette conscience d'une « nouvelle phase » dans la vie politique du PCint et de la Gauche communiste a poussé le PCInt à modifier certains éléments de la plate-forme programmatique et des cri­tères de regrou­pement du BIPR ([1] [185]) qui vont selon nous dans le sens d'une cla­rification pour l'en­semble du milieu ré­volutionnaire. C'est pourquoi nous pen­sons que le congrès a signifié un renfor­cement de l'ensemble de la Gauche communiste dans le combat pour sa dé­fense et son développement.

Evidemment, le salut et l'appui à ces élé­ments positifs du congrès ne signi­fient en aucune manière que nous met­tons de côté les divergences et la criti­que des documents du congrès quand nous sommes franche­ment en désac­cord.. Dans le présent article nous al­lons signaler quelques-unes de ces di­vergences mais nous montrerons surtout ce que nous considérons comme une contribu­tion pour l'ensemble de l'avant-garde com­muniste, comme un renfor­cement des posi­tions communes de la Gauche communiste. C'est uniquement en partant de ce cadre que nous pour­rons être amenés à développer ultérieu­rement des divergences et des criti­ques.

La dénonciation de la mystification démocratique

L'histoire du mouvement ouvrier au 20e siècle a montré clairement que la soi-di­sant « démocratie » est la principale arme de la bourgeoisie contre le prolé­tariat. La masca­rade démocratique per­met à l'Etat capitaliste de tromper, de diviser les ouvriers et de les dévoyer de leur terrain de classe ce qui lui permet, une fois ce travail accompli, d’organiser une répression implacable qui en géné­ral n'a rien à envier à celle exercée par les formes les plus crues de la dictature du capital (fascisme ou stalinisme).

Dans la situation actuelle, du fait de la dés­orientation dans laquelle se trouve la classe ouvrière (conséquence de l'ef­fon­drement des régimes faussement « communistes » et de toute la campa­gne anticommuniste qu'a organisée de­puis la bourgeoisie mondiale), la mysti­fication démocratique connaît un nou­veau regain et c'est pour cela que nous assistons à un battage constant, mobili­sant tous les moyens de l'Etat pour dé­voyer les prolétaires vers le terrain pourri de la dé­fense de la « démocratie ».

De ce point de vue, en ce qui concerne la dénonciation de la mystification dé­mocrati­que, l'ancienne plate-forme du BIPR de 1984 ([2] [186]) contenait des ambi­guïtés et des lacunes. Ainsi le BIPR gardait le silence sur les élec­tions et le parlementarisme. De plus, il af­firmait que « la révolution démocratique n'est déjà plus une voie praticable. On doit la considérer (et cela depuis longtemps) comme définitivement fermée dans les citadelles impérialistes, impossibles à répé­ter dans d'autres lieux dans la pé­riode de décadence. » Nous sommes tout à fait d'accord avec cela, mais si la « révolution démocratique » était bien dénoncée comme quelque chose d'« impossible », le PCint ne se pronon­çait pas clairement sur la possibi­lité ou non de mener une lutte « tactique » pour « la démocratie » ([3] [187]) alors que, par ailleurs, il parlait de « la prise en charge possible de la revendication de certaines libertés élémentaires dans l'agita­tion politique révolutionnaire. »

Dans la nouvelle version de la plate-forme, la clarification est importante :

– D'une part le BIPR ne se limite pas à dé­noncer les « révolutions démocra­ti­ques » ; il attaque « la lutte pour la dé­mocratie » :« l'ère de la lutte dé­mocrati­que est terminée depuis long­temps et ne peut pas se poser dans l'ère impéria­liste. »

– De plus, le BIPR a ajouté un paragra­phe qui signifie un rejet explicite des élec­tions : « La tactique du parti ré­vo­lution­naire se dirige vers la des­truction de l'Etat et l'instauration de la dictature du prolétariat. Les com­munistes ne se font pas d'illusions sur le fait que la liberté des ouvriers puisse être conquise au tra­vers des élections d'une majorité au Parlement. »

– De manière plus concrète, le BIPR a ajou­té un autre paragraphe où il af­firme que la « démocratie parlemen­taire est la feuille de vigne qui cache la honte de la dicta­ture bourgeoise. Les véritables organes de pouvoir dans la société capitaliste rési­dent en dehors du parlement. »

Le BIPR a repris les "Thèses sur la dé­mo­cratie" du 1er congrès de l'Internationale communiste et s'y est rattaché avec profon­deur dans ses ana­lyses et perspectives. Il y manque ce­pendant, à notre avis, une con­damna­tion explicite de l'utilisation des élec­tions. Par exemple, le BIPR ne dénonce pas la théorie du parlementarisme révo­lution­naire défendue par l'IC. Cette théorie recon­naissait que le parlement est une feuille de vigne de la domination bourgeoise et qu'on ne pouvait prendre le pouvoir par la voie électorale et par­lementaire. Cependant, elle préconisait l' « utilisation révolutionnaire » du parlement comme tribune d'agitation et moyen de dénonciation. Cette position, clai­rement erronée à l'époque, est au­jourd'hui contre-révolutionnaire en étant utilisée par les trotskistes pour ramener les ouvriers dans le giron des élections.

D'autre part, le BIPR a conservé le pa­ragra­phe qui fait référence à la « revendication de certains éléments de liberté (comme partie) de la propa­gande révolutionnaire. » A quoi se ré­fère le BIPR ? Soutient-il, comme le fai­sait le FOR ([4] [188]), que même s'il faut reje­ter la démocratie parlementaire et les élections, il existerait certaine « libertés élémentaires » de réunion, d'associa­tion, etc. que la classe ouvrière devrait tenter de con­quérir légalement comme premier pas dans sa lutte ? Défend-il, comme le font certains groupes trotskis­tes radicaux que ces « libertés minima­les » sont un élément d'agi­tation qui, même si elle ne peuvent être ob­tenues dans le capitalisme, servent à sa défense pour « faire avancer la con­science » ? Il serait bien que le BIPR clarifie cette question.

La question syndicale

Le PCInt avait déjà défendu une posi­tion assez claire sur la question syndi­cale en ce qui concerne le rejet de la position bour­geoise traditionnelle selon laquelle les syn­dicats seraient en quel­que sorte des organes « neutres » dont l'orientation vers le proléta­riat ou vers la bourgeoisie dépendrait de ceux qui les dirigent. Cette position était claire­ment condamnée dans la plate-forme de 1984 : « Il est impossible de conquérir ou de changer les syndicats : la révolu­tion prolétarienne devra nécessairement passer sur leur cadavre. »

Dans les positions adoptées au congrès de 1997, il y a eu des modifications qui parais­sent assez minimes à première vue. Le BIPR a supprimé un paragraphe présent dans la plate-forme de 1984 qui invalidait dans la pratique la clarté af­firmée théoriquement : « dans le cadre de ces principes (l'affirmation mention­née plus haut niant toute possibilité de conquérir ou de changer les syndicats) la possibilité d'actions con­crètes diffé­rentes en ce qui concerne l'utili­sation du travail communiste dans les syn­di­cats est une question qui relève de l'élabo­ration tactique du parti. » Il nous semble tout à fait valable d'avoir éliminé ce para­graphe parce que sa si­gnification reléguait les affirmations de principe contre les syndi­cats au sanc­tuaire de la « stratégie » pour laisser les mains li­bres aux impératifs « tactiques » élasti­ques de « travail dans les syndicats ».

Egalement dans le même sens, le BIPR a modifié le paragraphe suivant de la plate-forme de 1984 : « le syndicat n'est pas et ne peut pas être l'organe de masse de la classe ouvrière en lutte » en supprimant le terme « en lutte » qui signifiait, sans le dire ouver­tement, que le BIPR ne rejetait pas l'idée que les syndicats puissent être des organes de masse de la classe ouvrière quand celle-ci n'était pas en lutte. Cette correction est en­core renforcée dans le document adopté au congrès de 1997 intitulé « Les syndicats aujourd'hui et l'action com­muniste » qui affirme : « on ne peut se doter d'une vérita­ble défense des inté­rêts, même immédiats, des travailleurs autrement qu'en dehors et contre la li­gne syndicale. » (Thèse 7, Prometeo n° 13). Avec cette précision le BIPR ferme la porte au mensonge trotskiste de la « double nature » des syndicats, sup­posés favorables aux travailleurs dans les moments de calme social et réac­tionnaires dans les moments de lutte et de montée révolutionnaire. C'est une ar­gutie pour re­tourner à l'enfermement syndical à laquelle est sensible le cou­rant bordiguiste. Nous pensons que l'élimination de ce terme « en lutte » par le BIPR condamne cette position, même si cela aurait pu être dit plus clai­re­ment.

De la même manière le BIPR, dans le do­cument mentionné ci-dessus, se dé­marque aussi du syndicalisme de base, cette variante radicalisée du syndica­lisme qui attaque de façon virulente les grandes centrales syndi­cales et ses diri­geants pour mieux défendre la préten­due « nature ouvrière » du syndica­lisme. En effet il affirme que « les diffé­ren­tes tentatives de construire de nou­veaux syndicats ont fait naufrage dans une kyrielle de sigles syndicalistes de base, dont beau­coup sont à la recher­che lé­gale de pouvoirs contractuels institu­tionnels, suivant en cela les syn­dicats officiels. » (Thèse 8).

Nous saluons également le fait que le BIPR ait remplacé le paragraphe sui­vant : « le syndicat est l'organe de mé­diation entre le travail et le capital », par la formulation beaucoup plus claire : « les syndicats sont nés comme instru­ments de négociation des conditions de la vente de la force de tra­vail. » L'ancienne formulation était dange­reuse pour deux raisons :

– D'un côté, elle concédait aux syndi­cats un caractère intemporel d'organes de média­tion entre le travail et le capital, aussi bien dans la période as­cendante que dans la période déca­dente du capitalisme, alors qu'il est dit maintenant qu'ils « sont nés comme instrument de négociation... », ce qui distingue la position du BIPR de la vision bordiguiste typique selon la­quelle les syndicats n'ont jamais changé.

– D'un autre côté, l’idée même d' « organes de médiation entre le travail et le capi­tal » est erronée car elle ouvre la porte à la vision des syndicats comme organes si­tués entre les deux classes antagoniques de la société. Dans la période ascendante du capitalisme les syndicats n'étaient pas des organes de médiation entre les classes mais des instruments du com­bat proléta­rien, créés par la lutte des ouvriers et violemment persécutés par la bourgeoisie. Il est donc plus clair de parler d'organes « nés comme instru­ment de négociation des conditions de la vente de la force de travail » car c'était une de leurs fonctions dans cette période historique, dérivée de la possibilité d'obtenir des améliorations et des réformes en faveur des ouvriers. Le BIPR oublie cependant l'autre di­mension qu'avaient les syndicats, une dimension soulignée par Marx, Engels et les autres révolutionnaires : celle d'être des « écoles du commu­nisme », des instruments d'or­ganisa­tion et, dans un certain sens, égale­ment de clarification, des couches les plus importantes de la classe ouvrière.

Enfin, le BIPR a effectué une modifica­tion significative sur la question de l'in­tervention des communistes dans la lutte de classe. Il s'agit de la question des « groupes commu­nistes d'usine ». La plate-forme de 1984 disait que « la possibilité de favoriser le développe­ment des luttes du niveau immé­diat au­quel elles naissent à celui, plus géné­ral, de la lutte politique anticapitaliste, dé­pend de la présence et du caractère opéra­tionnel des groupes communistes d'usine. », alors que la rédaction adop­tée en 1997 est : « la possibilité que les luttes se développent du plan contingent à celui plus large de la lutte politique anticapitaliste est subordon­née, de fait, à la présence et l'opérativité des com­munistes à l'intérieur des lieux de tra­vail pour fournir un stimulant aux ou­vriers et indiquer la perspective à sui­vre. » Nous partageons pleinement la préoccu­pa­tion du BIPR quant au déve­loppe­ment des moyens d'intervention des ré­volu­tionnaires dans le processus concret de la lutte et de la politisation de la classe. Cependant, si la préoccupation est juste, la réponse donnée nous paraît demeurer restrictive.

D'un côté le BIPR a éliminé valable­ment l'idée selon laquelle la politisation de la lutte immédiate des ouvriers dé­pend de « la présence et l'opérativité des groupes com­munistes d'usine » ([5] [189]), mais d'un autre côté il maintient que la politisation anticapita­liste des luttes ou­vrières « est subordonnée à la pré­sence et l'opérativité des communis­tes à l'in­térieur des lieux de travail ».

La « possibilité que les luttes se déve­loppent du plan contingent à celui plus large de la lutte politique anticapita­liste » ne dépend pas seulement de la présence des communis­tes « sur les lieux de travail ». Les révolu­tionnaires doivent développer une présence politi­que dans les luttes de la classe à tra­vers une intervention par la presse, les tracts, les prises de parole, dans les grèves et dans les manifestations, dans les assem­blées et les réunions, bref, partout où cette intervention est possible, pas seu­lement sur les lieux de travail où pré­existe une pré­sence d'éléments révolu­tionnaires, comme le laisse à penser la formulation du BIPR.

Selon l'autre document, « Les syndicats aujourd'hui et l'action communiste », les communistes devraient constituer autour d'eux des « organismes d'inter­vention dans la classe » qui pourraient être « d'usine » ou « territoriaux ».

Là aussi, la formulation nous paraît as­sez vague. Suivant les différents mo­ments du rapport de forces entre les classes, peuvent surgir différentes for­mes d'organismes au sein du proléta­riat :

– dans les moments de développement des luttes, ce que nous appelons des comités de lutte qui sont des organis­mes au sein desquels se regroupent les éléments com­batifs qui se donnent pour objectif de con­tribuer à l'exten­sion des combats et à leur prise en charge par les ouvriers au travers des assemblées et des comités de délégués élus et révocables ; plus que « d'usine », ils regroupent ou tendent à regrouper des travailleurs de diffé­rents secteurs ;

– dans des moments moins cruciaux ou lors du recul après une période de lutte in­tense, des petites minorités créent des groupes ouvriers ou cercles de discussion, plus liés au besoin de tirer des leçons de la lutte et orientés vers les problèmes plus généraux de la lutte ouvrière.

Face à ces tendances de la classe, la position des révolutionnaires rejette le « spontanéisme » qui consiste à « attendre que la classe par elle-même et de façon isolée les crée ». Les révo­lutionnaires in­terviennent dans ces or­ganismes et n'hésitent pas à proposer et susciter leur formation si les conditions sont adéquates pour leur ap­parition. Ces organismes ne sont pas pour autant des « organismes d'intervention des com­munistes », ils sont des organismes de la classe et dans la classe, dont l'in­ter­vention est distincte de celle de l'or­gani­sation politi­que communiste. C'est pourquoi nous pen­sons que la formula­tion du BIPR reste ambi­guë et laisse entrouverte la porte à la con­ception d'organisations intermédiaires entre la classe ouvrière et les organisations com­munistes.


Le rôle du parti et la lutte pour sa constitution à notre époque

Le parti communiste mondial est un instru­ment indispensable pour le prolé­tariat. Comme le démontre l'expérience de la révo­lution d'octobre 1917, le pro­lé­tariat ne peut pas parvenir à la victoire du processus révo­lutionnaire et prendre le pouvoir sans consti­tuer en son sein le parti qui intervient, dirige politiquement et impulse son action révolu­tionnaire.

Avec la défaite de la vague révolution­naire mondiale de 1917-23 et la dégéné­rescence des partis communistes, les groupes de la Gauche communiste ont essayé de tirer les leçons concrètes que ces expériences ont ap­portées sur la question du parti :

– En premier lieu, ils se sont consacrés à la question programmatique : la cri­tique et le dépassement des points faibles du pro­gramme de l'Internationale communiste qui ont contribué à sa dégénérescence, parti­culièrement sur les questions syndi­cale, parlementaire et la prétendue « libération nationale » des peuples.

– En second lieu, ils ont procédé au dé­pas­sement de la conception du parti de masse liée aux tâches que le prolé­tariat devait accomplir dans la période ascendante du capitalisme (organi­sa­tion et éducation de la classe étant donné le poids de ses origi­nes dans l'artisanat et la paysannerie ; partici­pation dans le parlement, étant donné la possibilité de la lutte pour des amé­liorations et des réformes).

Cette ancienne conception a conduit à la vision que le parti représente, encadre la classe et prend le pouvoir en son nom, vi­sion erronée qui s'est révélée dange­reuse et néfaste dans la période révolu­tionnaire de 1917-23. Face à cela, les groupes les plus avancés de la Gauche communiste ont clari­fié que le parti est indispensable pour la classe non comme organe de masse mais comme force mi­noritaire capable de se con­centrer sur la tâche de développer sa con­science et sa détermination politique ([6] [190]) ; non comme organe pour exercer le pouvoir au nom de la classe mais comme facteur le plus dynamique et le plus avancé qui contri­bue, par son intervention et sa clarté, à ce que la classe exerce collecti­vement et mas­sivement le pouvoir au travers des conseils ouvriers.

La position adoptée par le BIPR dans sa plate-forme de 1984, si elle montre bien une clarification sur les questions pro­grammati­ques (qui, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cet article, a été plus développée dans le congrès de 1997), ex­primait aussi une position ambiguë, faite d'affirma­tions générales et vagues, sur la ques­tion cruciale du parti, ses relations avec la classe, sa forme d'organisation et le pro­cessus de sa construction. Par con­tre, les documents du récent congrès précisent ces questions et mon­trent une conception beaucoup plus claire sur le pro­cessus de construction du parti et sur les pas concrets que doi­vent faire les organisations communis­tes dans la période actuelle.

Dans la plate-forme de 1984, le BIPR di­sait : « Le parti de classe est l'organe spéci­fique et irremplaçable de la lutte révolu­tionnaire car il est l'organe po­litique de la classe. » Nous sommes d’accord avec l’idée que le parti est un organe spécifique (il ne peut pas se con­fondre ni se diluer dans l'en­semble de la classe) et qu’il est effective­ment ir­rem­plaçable ([7] [191]). Cependant la for­mule « il est l'organe politique de la classe » peut laisser entendre, sans aller jusqu'à l'af­firmer ouvertement (comme le font les bordiguistes), que le parti est l'organe de la prise du pouvoir au nom de la classe.

La rédaction de 1997 donne une préci­sion très importante qui va dans le sens de posi­tions plus conséquentes de la Gauche com­muniste : « Le parti de classe, ou les orga­nisations desquelles il naîtra, comprennent la partie la plus consciente du prolétariat qui s'organise pour défendre le programme révolu­tionnaire. » D'une part, même si ce pas­sage le dit de façon indirecte et implicite ([8] [192]), le BIPR rejette la vision bordiguiste se­lon laquelle le parti est auto-procla­mé par une minorité, indépendamment de la situa­tion historique et du rapport de forces entre les classes, devenant LE parti pour toujours. D'autre part, le BIPR a éliminé la formule « organe politique de la classe » et l'a remplacée par une autre beaucoup plus claire : « la partie la plus consciente qui s'organise pour défendre le programme révolu­tionnaire ».

Evidemment renoncer à la formulation de 1984 ne signifie pas nier le caractère politi­que du parti. Le rôle politique du parti pro­létarien ne peut pas être le même que celui des partis bourgeois qui est d’exercer le pouvoir politique au nom de ceux qu'ils re­présentent. Le prolétariat, comme classe exploitée pri­vée de tout pouvoir économique ne peut déléguer à aucune minorité, pour fidèle et claire qu'elle soit, l'exercice de son pouvoir politique.

D'un autre côté, le BIPR a introduit dans son corps programmatique des le­çons de la révo­lution russe sur lesquel­les il n’y avait rien dans ses documents de 1984 : « les leçons de la dernière vague révolutionnaire ne sont pas que la classe peut se passer d'une di­rection organisée, non plus que le parti dans son ensemble est la classe (selon l'abs­traction métaphysique des bordiguistes de ces derniers temps) mais que la di­rection organisée sous la forme du parti est l'arme la plus puissante que peut se donner la classe. Son objectif sera de combattre pour une perspective socia­liste dans laquelle les organismes de masse seront ceux qui précè­dent la ré­volution (soviets ou conseils). Le parti, cependant, sera une minorité dans la classe ouvrière et ne pourra pas repré­senter un substitut à celle-ci. L'objectif de cons­truire le socialisme incombe à toute la classe dans son en­semble et ne peut pas être délégué, même à la partie la plus consciente du prolétariat. »

Le BIPR a introduit explicitement cette leçon essentielle de la révolution russe (qui d'un autre côté n'a fait que confir­mer la de­vise de la 1re internationale, « l'émancipation des travailleurs sera l'oeu­vre des travailleurs eux-mêmes ») et, en même temps, amène une réflexion sur com­ment doit se développer la re­la­tion entre les révolutionnaires et la classe, quel est le rôle du parti, quels sont ses liens avec la classe.

Dans la plate-forme de 1997 on trouve : « l'expérience de la contre-révolution en Russie oblige les révolutionnaires à appro­fondir la compréhension des pro­blèmes concernant la relation entre Etat, parti et classe. Le rôle joué par ce qui était originel­lement le parti révo­lutionnaire a conduit beaucoup de révo­lutionnaires potentiels à rejeter en bloc l'idée de parti de classe. » Au lieu d'éluder le problème avec des phra­ses déclamatoires sur l' « importance » du parti, le BIPR se montre capable de po­ser les choses en termes historiques : « Pendant la révolution le parti tendra à conquérir la direction politique du mouvement en diffusant et en soutenant son programme au sein des organes de masse de la classe ouvrière. De la même façon qu'il est impos­sible de pen­ser à un processus de croissance de la conscience sans la présence d'un parti révolutionnaire, il est également im­possible d'imaginer aussi que la par­tie la plus con­sciente du prolétariat puisse maintenir le contrôle des évène­ments indépendamment des soviets. Les so­viets sont l'instrument à travers lequel se réalise la dictature du prolétariat et leur déclin et leur marginali­sation de la scène politique russe ont con­tribué à l'effondrement de l'Etat soviétique et à la victoire de la contre-révolution. Les commissaires bolcheviks, en restant isolés d'une classe ouvrière épuisée et affamée, se sont vus forcés de gérer le pouvoir dans un Etat capitaliste et ont agi comme ceux qui gouvernent un Etat capitaliste. »

Le BIPR en tire une conclusion avec la­quelle nous sommes tout autant d’accord : « Dans la future révolution mondiale, le parti révolutionnaire devra tenter de diriger le mouvement révolu­tionnaire uniquement au travers des organes de masse de la classe, lesquels pousseront à son surgissement. Même s'il n'existe pas de recette qui assu­re la garantie de la victoire, ni le parti ni les soviets par eux-mêmes ne représen­tent une défense sûre face à la contre-révo­lution, la seule garantie de victoire est une con­science vivante de classe de la masse ou­vrière. »

Le débat et le regroupement des révolutionnaires

En continuation avec cette clarification le BIPR a ajouté une série de précisions, ab­sentes de ses documents de 1984, sur le rapport entre les groupes révolution­naires actuels et la façon concrète de contribuer, à notre époque, au processus qui mène à la constitution du parti révo­lutionnaire.

Face à l'offensive actuelle de la bour­geoisie contre la Gauche communiste qui s'est ex­primée, par exemple, dans la campagne « anti-négationniste », les ré­volutionnaires doivent établir une li­gne de défense com­mune. D'un autre côté, le développement, aux quatre coins du monde, de petites mi­norités de la classe qui sont à la recherche des posi­tions ré­volutionnaires, exige que les groupes communistes abandonnent le secta­risme et l'isolement et proposent au contraire un cadre cohérent à ces éléments pour qu’ils puissent appréhen­der le patri­moine commun de la Gauche commu­niste ainsi que les di­vergences qui les séparent.

En répondant correctement à ces préoc­cupa­tions, le BIPR a ajouté un com­plé­ment aux critères des conférences inter­nationales (qui se trouvent dans la plate-forme de 1984) qui affirme : « Nous considérons le Bureau comme une force qui se situe à l'intérieur du camp politi­que prolétarien, lequel com­prend ceux qui se battent pour l'indé­pendance du prolétariat face au capital, qui n'ont rien à voir avec le nationa­lisme sous quelque forme que ce soit, qui ne voient rien de socialiste dans le stalinisme et l'ancienne URSS et qui, en même temps, reconnaissent Octobre 1917 comme le point de départ d'une révolution euro­péenne plus vaste. »

Le PCint reconnaît qu’« entre les or­ganisa­tions qui font partie du dit camp il y a tou­jours des différences politi­ques importantes parmi lesquelles la ques­tion de la nature et de la fonction que doit avoir l'organisation révolu­tion­naire. » et qu’il est nécessaire d'en­gager une discussion sur celles-ci. C'est la méthode correcte et cela repré­sente, sans aucun doute, un changement d'atti­tude important par rapport à la position du BIPR lors de la 3e confé­rence inter­nationale de la Gauche com­muniste, qui était maintenue dans ses documents de 1984. Rappelons-nous que, soutenu par la CWO, le PCInt avait proposé lors de la dernière séance de cette conférence un critère supplémen­taire sur le rôle de « direction politi­que » du parti qui nous paraissait n'avoir d'autre sens que d'exclure le CCI des conférences inter­nationales, comme nous l'avons exposé ensuite ([9] [193]), puisque le PCInt s'était refu­sé à discuter la con­tre-proposition à ce critère qu'avait pré­senté le CCI. Cette contre-pro­position exposait le rôle de direction politi­que du parti mais dans le cadre de l'exercice du pouvoir par les conseils ouvriers. C’est une question que, heureusement, comme nous venons de le souligner, le BIPR a re­pris avec clarté dans sa plate-forme de 1997. De plus, et surtout, le PCInt rejeta un projet de résolution qui demandait une discus­sion large et ap­profondie sur la concep­tion du parti, sa fonction, sa nature et ses rapports avec l'ensemble de la classe. Aujourd'hui avec ce complé­ment, le BIPR propose une discussion systématique de la ques­tion, ce qui nous paraît être une ouver­ture sans équi­voque à la clarification program­matique au sein de la Gauche commu­niste. Nous ne pouvons pas prendre po­sition de façon ap­profondie dans le ca­dre de cet article sur les points énoncés par le BIPR. Nous voulons souligner ce­pendant le point 2 (que nous partageons pleine­ment comme le point 6 que nous avons commenté) : « Le BIPR tend à la for­mation du Parti Communiste Mondial au moment où il existera un programme politi­que et la force suffi­sante pour sa constitu­tion. Le Bureau est pour le Parti mais ne prétend pas être l'unique noyau d'ori­gine. Le parti futur ne sera pas simple­ment le fruit de la croissance d'une seule organisa­tion. »

De cette vision juste le BIPR dégage le point 3 qui est également juste : « avant de consti­tuer le parti révolutionnaire tous les détails de son programme poli­tique doivent être clarifiés au travers de discussions et de débats entre les par­ties qui vont le consti­tuer. » ([10] [194])

De cette affirmation se dégage l'enga­gement du BIPR à une discussion rigou­reuse entre les groupes révolutionnaires en vue de la clarification de l'ensemble de la Gauche communiste et de la nou­velle génération des éléments sécrétés par la classe qui sont attirés par ses positions. Nous saluons cet engage­ment, nous incitons à le concrétiser et le déve­lopper par des attitudes et des pas prati­ques. Pour notre part, nous allons con­tribuer de toutes nos forces à son déve­lop­pement.

Adalen, 16 novembre 1997.



[1] [195]. BIPR : Bureau international pour le parti révolutionnaire, composé du PCInt et de la Communist Workers Organisation (CWO).

[2] [196]. En fait le congrès du PCInt auquel participait une délégation de la CWO a été l'occasion d'une modification de la plate-forme du BIPR auquel appartiennent les deux organisations.

[3] [197]. Une telle précision est d'autant plus nécessaire que la gauche du capital et plus spécialement les trotskistes et autres “ gauchistes ” reconnaissent que la “ lutte pour la démocratie ” n'est pas “ révolutionnaire ” mais ils la considèrent comme “ vitale ” pour des raisons “ tactiques ” ou comme premier pas pour “ avancer vers le socialisme ”.

[4] [198]. FOR : Fomento obrero Revolucionario, groupe du milieu politique prolétarien, aujourd'hui malheureusement disparu, animé par G. Munis, provenant d'une rupture avec le trotskisme en 1948.

[5] [199]. Cette position s'apparentait à celle du KAPD qui dans les années 1920 préconisait les Unions (unionen), organes à mi-chemin entre l'organisation générale de la classe et l'organisation politique, dotés d'une plate-forme qui reprenait à la fois les positions politiques et les éléments contingents. En fait, ces unions se révélèrent être un handicap pour la classe ouvrière par des concessions au syndicalisme.

[6] [200]. Lénine dans sa polémique de 1903 et dans tout le combat des bolcheviks depuis le début jusqu'en 1917 a défendu une rupture claire, même s'il ne l'a pas développée jusqu'au bout dans toutes ses implications, avec la conception du parti de masses.

[7] [201]. Voir entre autres articles : “ La fonction de l'organisation révolutionnaire ”, Revue internationale n° 29, “ Le parti et ses rapports avec la classe ”, Revue internationale n° 35.

[8] [202]. Dans l'explication que le BIPR a ajouté aux Critères des conférences internationales, il est beaucoup plus précis : “ la proclamation du parti révolutionnaire ou de son noyau initial uniquement sur la base de l'existence de petits groupes d'activistes ne représente pas un grand pas en avant pour le mouvement révolutionnaire. ”

[9] [203]. Voir notre position dans les procès-verbaux de la 3e conférence internationale que l'on peut se procurer à notre adresse et également le bilan que nous avons fait des conférences internationales et de l'attitude de Battaglia Comunista dans la Revue internationale n° 22.

[10] [204]. Même si bien sûr cette vision globalement juste ne doit pas conduire à une interprétation schématique selon laquelle il faudrait retarder la fondation du parti jusqu'à “ la clarification de tous les détails ”. Par exemple en mars 1919, la fondation de la 3e Internationale (qui était déjà en retard) était urgente et a été formée suivant le point de vue de Lénine face à celui du délégué allemand qui, invoquant le fait réel qu'il restait des points à clarifier, voulait la retarder.

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [205]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [206]

URL source:https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no92-1e-trimestre-1998

Liens
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