- la crise de l'immobilier aux États-Unis s'est en effet transformée en crise financière internationale, ponctuée par des alertes retentissantes d'insolvabilité d'établissements bancaires américains et européens1. Ceux des établissements menacés qui n'ont pas fait faillite le doivent à des plans de sauvetage impliquant l'intervention de l'État et il existe les pires craintes que de nombreux établissements financiers, qui étaient jusque là réputés à l'abri de tout risque de ce type, se trouvent à leur tour en situation de faillite potentielle, nourrissant ainsi les conditions d'un Krach financier majeur.
- les perspectives sont clairement au ralentissement de l'activité économique, voire à la récession pour certains pays comme les États-Unis. La bourgeoisie a surmonté les différentes récessions qu'elle a dû affronter depuis les années 1970 au moyen d'un endettement supplémentaire, à chaque fois plus important que les précédents, pour des résultats toujours plus modestes. Pourra-t-elle une nouvelle fois juguler la future récession alors qu'il n'existe pour cela pas d'autre moyen qu'une augmentation considérable de la dette mondiale avec le risque que cela comporte d'un effondrement du système international de crédit ?
- la baisse des cours de la Bourse, ponctuée par des chutes brutales, ébranle la confiance dans la base même de la spéculation boursière dont les succès avaient pourtant permis, en grande partie, de masquer les difficultés de l'économie réelle. Ces succès avaient notamment contribué fortement à la hausse des taux de profit des entreprises depuis le milieu des années 1980, et se trouvaient également à l'origine du mythe solidement ancré, mais aujourd'hui mis à mal, selon lequel les valeurs boursières ne pourraient en définitive que monter, quels que soient les aléas.
- les dépenses militaires, comme on le voit clairement dans le cas des Etats-Unis, constituent un fardeau de plus en plus insupportable pour l'économie. Cependant, celles-ci ne peuvent être réduites à volonté. En effet, elles sont la conséquence du poids croissant que prend le militarisme dans la vie de la société alors que, confrontée à des difficultés de plus en plus insurmontables sur le plan économique, chaque nation est poussée dans la fuite en avant vers la guerre.
- le retour de l'inflation constitue, à double titre, une hantise pour la bourgeoisie. D'une part, elle contribue à freiner les échanges commerciaux du fait qu'elle entraîne des fluctuations, de plus en plus difficilement prévisibles, du coût des marchandises produites. D'autre part, bien plus que la riposte aux attaques comme les licenciements, la lutte revendicative de la classe ouvrière pour l'augmentation des salaires en permanence rognés par la hausse des prix est propice à la généralisation des combats par delà les secteurs. Or, les leviers dont dispose la bourgeoisie pour contenir l'inflation, politiques de rigueur et de réduction des dépenses de l'État, s'ils étaient actionnés de façon conséquente, ne pourraient qu'aggraver le cours actuel vers la récession.
Ainsi la situation actuelle n'est pas seulement la répétition en pire de toutes les manifestations de la crise depuis la fin des années 1960, elle concentre ces dernières de façon beaucoup plus simultanée et explosive conférant à la catastrophe économique une qualité nouvelle propice à la remise en question de ce système. Autre signe des temps, distinctif des décennies précédentes : alors que, jusque là, il avait incombé à l'économie de la première puissance économique mondiale de jouer le rôle de locomotive pour éviter des récessions ou en sortir, le principal effet d'entraînement que les États-Unis apparaissent aujourd'hui en mesure d'imprimer au monde, c'est celui vers la récession et l'abîme.
George Bush est certainement l'homme le plus optimiste d'Amérique - d'ailleurs, il est peut-être le seul à être optimiste quant à la situation économique du pays. Le 28 février, tout en reconnaissant l'existence d'un risque de ralentissement économique, le président déclarait : "Je ne pense pas que nous allions vers la récession... Je crois que les éléments fondamentaux de notre économie sont en bonne santé... que la croissance se poursuit et va se poursuivre d'une façon encore plus robuste que c'est le cas aujourd'hui. Aussi nous sommes toujours en faveur d'un dollar fort."2 Deux semaines plus tard, le 14 mars, devant une réunion d'économistes à New York, le président a réitéré son point de vue optimiste et a exprimé sa confiance dans la capacité de "résilience" de l'économie américaine. C'était le jour même où la Réserve fédérale et la banque JP Morgan Chase ont été forcées de collaborer à un plan de sauvetage d'urgence de Bear Stearns, grande banque d'affaires de Wall Street, menacée par un retrait massif de fonds de la part de ses clients, scénario qui n'était pas sans rappeler la Grande Dépression de 1929. Le même jour se produisaient les évènements suivants : le prix du baril de pétrole brut atteignait la somme record de 111 dollars malgré une offre bien supérieure à la demande ; le gouvernement annonçait une augmentation de 60% des saisies de biens immobiliers en février ; la chute du dollar atteignait une baisse record par rapport à l'euro. En dépit du déni de la réalité de Monsieur Bush, il est clair que la prospérité apparente qui a accompagné le boom de l'immobilier et la bulle immobilière de ces dernières années a ouvert la voie à une catastrophe économique de première grandeur dans l'économie la plus puissante du monde, mettant ainsi la crise économique au premier plan de la situation internationale.
Depuis début 2007, date des premiers symptômes indiquant que le boom de l'immobilier arrivait à son terme, les économistes bourgeois discutaient la possibilité que l'économie américaine entre en récession. Il y a trois mois à peine, début 2008, il existait un éventail considérable de prévisions économiques, allant des "pessimistes" qui pensaient que la récession avait déjà commencé en décembre, aux "optimistes" qui attendaient toujours le miracle qui permettrait de l'éviter. Entre eux, les experts qui ne se mouillaient pas, affirmaient que "l'économie pouvait littéralement évoluer dans un sens ou dans l'autre". Mais les choses sont allées si vite ces deux derniers mois que, sauf pour Bush, il n'y a plus de place pour l'optimisme ou le "centrisme". Il existe maintenant un consensus sur le fait que les beaux jours sont finis. En d'autres termes, l'économie américaine est maintenant en récession ou, au mieux, au bord de celle-ci.
Cependant, la reconnaissance par la bourgeoisie que le capitalisme américain est en difficulté, n'apporte pas grand-chose à la compréhension de l'état réel du système. La définition officielle que donne la bourgeoisie d'une récession, c'est une croissance économique négative pendant deux trimestres consécutifs. Le National Bureau of Economic Research (Bureau national de recherche économique) utilise un autre critère, un peu plus utile, définissant la récession comme un déclin significatif et prolongé de l'activité touchant toute l'économie et affectant des indicateurs tels que le revenu, l'emploi, la vente au détail et la production industrielle. Sur la base de cette définition, la bourgeoisie ne peut identifier la récession tant qu'elle n'a pas commencé depuis un certain temps, souvent tant que le pire n'a pas déjà eu lieu. Aussi, selon certaines estimations, on doit attendre encore plusieurs mois avant de savoir, d'après ces critères, s'il y a une récession ou quand elle a commencé.
En ce sens, les prévisions diverses qui remplissent les pages économiques des journaux et des magazines sont très trompeuses. En dernière instance, elles ne font que contribuer à cacher l'état catastrophique du capitalisme américain qui ne peut qu'empirer dans les mois à venir, quelle que soit la date officielle de l'entrée de l'économie en récession.
Ce qu'il est important de souligner, c'est que la crise actuelle est loin de refléter une supposée "bonne santé" de l'économie américaine qui traverserait une mauvaise passe dans un cycle commercial, par ailleurs normal, d'expansion et de récession. Ce à quoi nous assistons, c'est aux convulsions d'un système en état de crise chronique, ne connaissant quelques moments éphémères de rémission que grâce à des remèdes toxiques qui aggravent la prochaine rechute catastrophique.
Telle a été l'histoire du capitalisme américain - et du capitalisme dans son ensemble - depuis la fin des années 1960 et le retour de la crise économique ouverte. Pendant quatre décennies, à travers des périodes de reprise et de récession officiellement reconnues, l'ensemble de l'économie n'a conservé un semblant de fonctionnement que grâce à des politiques capitalistes d'État monétaires et fiscales que le gouvernement est obligé d'appliquer pour combattre les effets de la crise. Cependant, la situation n'est pas restée statique. Pendant toutes ces années de crise et d'intervention de l'État pour la gérer, l'économie a accumulé tant de contradictions qu'aujourd'hui, il existe une menace réelle de catastrophe économique comme nous n'en avons jamais vue dans l'histoire du capitalisme.
A la suite de l'éclatement de la bulle Internet et technologique en 2000-2001, la bourgeoisie s'en est sortie en créant une nouvelle bulle basée, cette fois, sur l'immobilier. Malgré le fait que des industries clé du secteur industriel, comme l'automobile et l'aviation par exemple, aient continué à connaître des faillites, le boom immobilier des cinq dernières années a donné l'illusion d'une économie en expansion. Mais ce boom s'est à présent transformé en un crash qui secoue tout l'édifice du système capitaliste et qui, dans l'avenir, va avoir des répercussions que personne ne peut encore prévoir.
D'après les dernières données, l'activité liée à l'immobilier des particuliers est en total désarroi. La construction de nouveaux logements a déjà chuté d'environ 40% depuis le pic atteint en 2006, et les ventes ont chuté encore plus vite entraînant avec elles une chute des prix. Le prix des maisons a baissé de 13% dans l'ensemble du pays depuis le pic de 2006 et il est prévu qu'il baisse encore de 15 à 20% avant d'avoir atteint le fond. Le boom de l'immobilier laisse une quantité énorme de logements vacants, non vendus - environ 2,1 millions, à peu près 2,6% du parc immobilier national. L'an dernier, les saisies ont été principalement limitées aux prêts sur hypothèques appelés subprimes, accordés à des gens qui n'avaient fondamentalement pas les moyens de rembourser. Environ un quart de ces prêts était en cessation de paiement en novembre dernier. Les cessations de paiement commencent à présent et de façon croissante à concerner également ceux dont la situation financière est encore relativement bonne.En novembre, 6,6% de ces prêts soit étaient en retard, soit avaient déjà fait l'objet de saisies. Comme un signe du pire à venir, ce pic dans les saisies immobilières a lieu avant même que les taux d'intérêt sur les crédits hypothécaires ait été revus à la hausse. Avec la chute des valeurs immobilières qui accompagne la crise, pour beaucoup de gens, la valeur présente de leur logement ne permet pas de rembourser leur dette immobilière, ce qui signifie que la vente de leur bien non seulement ne leur apportera aucun bénéfice mais encore leur laissera une dette. Ceci crée une situation dans laquelle il est financièrement plus sage d'abandonner ses obligations hypothécaires et de se déclarer en faillite.
L'éclatement de la bulle immobilière fait des ravages dans le secteur financier. Jusqu'à présent, la crise de l'immobilier a généré plus de 170 milliards de dollars de pertes au niveau des plus grandes institutions financières. Des milliards de dollars de valeurs boursières ont été anéanties, ébranlant Wall Street. Parmi les grands noms qui ont perdu au moins un tiers de leur valeur en 2007, on peut citer Fannie Mae, Freddie Mac, Bear Stearns, Moody's et Citigroup.3 MBIA, une compagnie qui est spécialisée dans la garantie de la santé financière des autres compagnies, a perdu presque trois quarts de sa valeur ! Plusieurs compagnies dont l'activité était en rapport avec des crédits hypothécaires particulièrement bien côtés auparavant ont fait faillite.
Et ce n'est que le début. Avec l'accélération des saisies, dans les mois qui viennent, les banques vont connaître de nouvelles pertes et la pénurie subite de crédit (le credit crunch) va s'aggraver davantage, ce qui aura un impact sur d'autres secteurs de l'économie.
De plus, la crise financière liée aux prêts hypothécaires ne constitue que le sommet de l'iceberg. Les pratiques imprudentes de crédit, qui ont dominé sur le marché immobilier, constituent aussi la norme dans le domaine des cartes de crédits et des prêts automobile où les problèmes se développent également. Et c'est là que réside l'essence de la "santé" capitaliste actuelle. Son petit secret inavouable, c'est la perversion du mécanisme du crédit afin de se sortir du manque de marchés solvables auxquels vendre ses marchandises. Le crédit est essentiellement devenu le moyen de maintenir artificiellement l'économie à flot et d'empêcher l'effondrement du système sous le poids de sa crise historique. Un moyen qui a déjà montré ses limites et ses risques : déjà, dans les années 1980, la crise financière avait fait suite à la faillite des économies d'Amérique latine terrassées par les énormes dettes qu'elles n'avaient aucun moyen de rembourser ; l'effondrement des tigres et des dragons asiatiques en 1997 et en 1998 avait enseigné la même leçon. En fait, la bulle immobilière elle-même avait constitué une réaction à l'éclatement de la bulle Internet et technologique et une tentative de la surmonter.
La crise financière actuelle comporte une autre dimension qui résulte de la spéculation rampante qui a accompagné la bulle immobilière. Il ne s'agit pas ici de la spéculation de seconde importance d'un investisseur qui achète une maison et la revend pour se faire immédiatement de l'argent sur la base d'une appréciation rapide de la valeur de la propriété. Ce sont des broutilles. Ce qui compte, c'est la spéculation à grande échelle dans laquelle se sont engagées toutes les institutions financières via la titrisation4 et la vente de créances hypothécaires sur les marchés boursiers. Les mécanismes exacts de ces procédés ne sont pas complètement connus, mais de ce qu'on en sait, ils ressemblent beaucoup aux vieux procédés de Ponzi5. De toutes façons, ce que montre ce niveau monstrueux de spéculation, c'est à quel point l'économie est devenue une "économie de casino" dans laquelle le capital n'est pas investi dans l'économie réelle mais est utilisé dans des paris.
La bourgeoisie américaine aime à se présenter comme le champion idéologique du libéralisme. Ce n'est qu'une posture idéologique. L'économie est dominée par l'omniprésente intervention de l'État. C'est le sens du "débat" actuel au sein de la bourgeoisie sur la façon de gérer le bourbier économique d'aujourd'hui. Dans le fond, on ne met en avant rien de nouveau. On applique les mêmes vieilles politiques monétaires et fiscales dans l'espoir de stimuler l'économie.
Pour le moment, ce qui est fait pour atténuer la crise actuelle relève toujours de la même chose - on applique les mêmes vieilles politiques d'argent facile et de crédit bon marché pour consolider l'économie. La réponse américaine au credit crunch (resserrement du crédit), c'est encore plus de crédit ! La Réserve fédérale a baissé 5 fois son taux d'intérêt depuis septembre 2007 et semble prête à le faire une fois de plus à la réunion prévue en mars. Reconnaissant clairement que ce remède ne marche pas, la Réserve fédérale a régulièrement augmenté son intervention sur les marchés financiers et offert de l'argent bon marché - 200 milliards de dollars en plus des milliards déjà offerts en décembre dernier - aux institutions financières à court de liquidités.
Pour leur part, la Maison blanche et le Congrès ont aussi rapidement proposé un plan de relance (appelé "economic stimulus package") qui, essentiellement, approuve des réductions d'impôts pour les familles et des abattements d'impôts pour les entreprises, et adopte une loi en vue d'atténuer l'épidémie de non remboursement hypothécaire et de revitaliser le marché immobilier exsangue. Cependant, étant donnée l'étendue de la crise immobilière et financière, la solution d'un renflouage massif par l'État de l'ensemble de la débâcle immobilière est de plus en plus envisagée. L'énormité de son coût ferait pâlir les montants investis en 1990 par l'État - 124,6 milliards de dollars - pour sauver la Saving and Loans Industry (système des caisses d'épargne).
A combien s'élèveront les efforts de l'État pour gérer la crise, cela reste à voir. Ce qui est évident, c'est que, plus que jamais, la marge de manœuvre pour les politiques économiques de la bourgeoisie se restreint. Après des décennies de gestion de la crise, la bourgeoisie américaine gouverne une économie très malade. La monstrueuse dette nationale et privée, le déficit budgétaire fédéral, la fragilité du système financier et l'énorme déficit du commerce extérieur, tout cela accentue les difficultés de la bourgeoisie pour faire face à l'effondrement du système. En fait, jusqu'ici les remèdes gouvernementaux traditionnels pour insuffler un sursaut dans l'économie n'ont produit aucun résultat positif. Au contraire, ils semblent aggraver la maladie qu'ils cherchent à soigner. Malgré les efforts de la Réserve fédérale pour desserrer le crédit, stabiliser le secteur financier et revitaliser le marché immobilier, les crédits sont difficiles à obtenir et sont chers. Wall Street connaît sans relâche des mouvements de montagnes russes, avec des oscillations énormes et une tendance dominante à la baisse.
De plus, la politique de la Réserve fédérale d'argent bon marché contribue à la plongée du dollar qui atteint toutes les semaines de nouveaux records de baisse vis-à-vis de l'euro et d'autres monnaies et fait monter le prix des marchandises comme le pétrole. L'augmentation du prix de l'énergie, de la nourriture et d'autres marchandises simultanément à un ralentissement grave de l'activité économique alimente la peur chez les "experts" de l'entrée dans une période de "stagflation" de l'économie américaine. L'inflation actuelle restreint déjà la consommation de la population qui tente de vivre avec des revenus qui, eux, n'augmentent pas et oblige la classe ouvrière et d'autres secteurs de la population à se serrer la ceinture.
L'annonce, le 7 mars, par le Département du Travail américain, que 63 000 emplois ont été perdus dans le pays au cours du mois de février a alarmé le monde bourgeois. Sûrement pas parce qu'il se préoccupe du sort des travailleurs licenciés, mais parce que ce fort déclin confirme les pires cauchemars des économistes sur l'aggravation de la crise. C'était la seconde baisse consécutive de l'emploi et la troisième dans le secteur privé. Pourtant, comme une sorte de mauvaise blague aux dépens des chômeurs, le taux de chômage global est passé de 4,9 à 4,8%. Comme est-ce possible ? C'est uniquement grâce à une habile astuce statistique utilisée par la bourgeoisie pour sous-évaluer le nombre de chômeurs. Pour le gouvernement américain, vous n'êtes chômeur que si vous n'avez pas de travail et avez activement cherché un emploi durant le mois passé et êtes prêt à travailler au moment du sondage. Aussi les chiffres officiels du chômage sous-estiment de façon significative la crise de l'emploi. Ils ignorent les millions d'ouvriers américains "découragés" qui ont perdu leur travail et abandonné la possibilité d'en trouver un nouveau et n'ont pas cherché un nouvel emploi dans les 30 jours précédent le sondage, ou qui veulent travailler mais sont trop découragés pour essayer puisque la situation de l'emploi est trop accablante ou qui, simplement, ne veulent pas travailler pour la moitié du salaire qu'ils gagnaient dans leur emploi précédent, ou encore les millions de travailleurs qui veulent travailler à plein temps mais ne trouvent que des temps partiels. Si l'on incluait tous ces travailleurs dans les statistiques du chômage, le taux serait nettement supérieur. Afin de minimiser encore les chiffres du chômage, le personnel militaire américain aux États-Unis est inclus dans la force de travail du pays depuis le tour de passe-passe statistique de Ronald Reagan (auparavant, le chômage n'était calculé que sur la force de travail civile). Cette manœuvre fait augmenter d'environ deux millions le nombre de personnes "employées" par le secteur militaire américain.
L'effondrement économique actuel amène une avalanche de licenciements dans tous les secteurs de l'économie mais il faut dire que la période du boom immobilier aujourd'hui défunt n'a pas été un paradis pour la classe ouvrière. Les revenus, les retraites, la couverture des dépenses de santé, les conditions de travail, tout cela continuait à se détériorer pendant que le marché de l'immobilier était en plein essor. Ceci avait conduit certains économistes bourgeois à souligner qu'il s'agissait d'une reprise "sans travail" et "sans salaire". La réalité, c'est que, pour la classe ouvrière, les conditions de vie et de travail n'ont cessé de se détériorer depuis quatre décennies de crise économique ouverte, quels qu'aient été ses hauts et ses bas. Avec l'aggravation de la crise économique aujourd'hui, la bourgeoisie n'a rien à offrir à la classe ouvrière sinon encore plus de misère.
L'état actuel de l'économie américaine laisse présager d'une situation économique catastrophique au niveau mondial. L'économie la plus importante du monde ne manquera pas d'entraîner ses partenaires économiques dans sa chute. Il n'y a pas de locomotive économique qui puisse compenser la plongée aux États-Unis et maintenir l'économie globale à flot. La restriction sur le crédit va miner le commerce mondial, l'effondrement du dollar va réduire les importations vers les États-Unis, aggravant la situation économique pays après pays et les attaques contre le niveau de vie du prolétariat vont partout redoubler de violence. S'il existe un rayon de lumière dans ce sombre panorama, c'est que cette situation va accélérer le retour du prolétariat sur le terrain de la lutte de classe contre le capitalisme en le contraignant à se défendre contre les ravages de la crise capitaliste.
La perspective
d'accélération et d'aggravation de la crise du
capitalisme porte avec elle la promesse d'un développement de
la lutte de classe qui, lui aussi, devra constituer un dépassement
des pas déjà accomplis par le prolétariat depuis
la reprise historique des combats de classe à la fin des
années 1960.
ES/JG, 14 mars 2008
1 Lire notre article de la Revue internationale n° 131, "De la crise des liquidités à la liquidation du capitalisme ! [1]"
2 L'optimisme mal placé semble être une caractéristique des présidents américains. Ainsi Richard Nixon déclara en 1969, juste deux ans avant la crise qui allait obliger les États-Unis à abandonner la convertibilité du dollar et tout le système de Bretton Woods, "Nous avons enfin appris à gérer une économie moderne afin d'en assurer la croissance continue". Son prédécesseur Calvin Coolidge avait déclaré devant le Congrès américain le 4 décembre 1928, c'est-à-dire peu avant la crise de 1929 : "Aucun congrès des États-Unis jamais réuni, en regardant l'état de l'Union, n'a pu contempler une situation plus plaisante que celle d'aujourd'hui (...) [Le pays] peut regarder le présent avec satisfaction et anticiper l'avenir avec optimisme".
3 Cet article a été écrit juste avant l'annonce que Bear Stearns - la cinquième banque commerciale du pays - serait vendu à JP Morgan Chase pour 2 dollars l'action, ce qui veut dire que la banque a perdu 98% de sa valeur.
4 La Titrisation permet à un cédant (société, entreprise ou personne physique) de céder à un organisme les risques liés à des créances, ou à d'autres biens en émettant des valeurs mobilières dont la valorisation ou le rendement dépend de ces risques.
5 Un schéma de Ponzi, ou chaîne de Ponzi, ou dynamique de Ponzi, ou jeux de Ponzi, est le nom donné à un système mettant en jeu un effet boule de neige qui n'est pas viable sur le long terme. Par exemple, rembourser des emprunts en empruntant à nouveau, et pour un montant plus élevé, fait partie d'une dynamique de Ponzi : il ne devient progressivement plus possible de rembourser la totalité des emprunts. Ce nom est utilisé aussi concernant la création d'une bulle spéculative, à visée d'escroquerie. Charles Ponzi a historiquement donné son nom au système, après la mise en œuvre d'une opération immobilière en Californie. (Wikipedia)
En janvier 1969, lors de l’inauguration de son premier mandat de Président des États-Unis, Richard Nixon avait déclaré : “Nous avons appris enfin à gérer une économie moderne de façon à assurer sa croissance continue”. Avec le recul, on peut voir à quel point un tel optimisme a été cruellement démenti par la réalité : dès le début de son second mandat, à peine quatre ans plus tard, les États-Unis allaient connaître leur récession la plus violente depuis la seconde guerre mondiale, une récession qui allait être suivie de nombreuses autres, de plus en plus graves. Mais il faut reconnaître que, dans le domaine de l’optimisme hors de propos, Nixon avait été précédé un an auparavant par un autre chef d’État autrement plus expérimenté que lui : le général de Gaulle, Président de la République française depuis 1958 et chef de la “France libre” lors de la Seconde Guerre mondiale. Le Grand Homme, dans ses vœux à la nation n’avait-il pas déclaré : “L’année 1968, je la salue avec sérénité”. Il n’a pas fallu attendre quatre ans pour que cet optimisme soit balayé ; quatre mois ont suffi pour que la sérénité du Général cède la place au plus grand désarroi. C’est vrai que de Gaulle devait faire face non seulement à une révolte étudiante particulièrement violente et massive mais aussi, et surtout, à la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. C’est donc peu de dire que 1968 n’a pas été une année “sereine” pour la France : ce fut même, et elle reste à ce jour, l’année la plus agitée depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais il n’y a pas que la France qui ait connu des soubresauts d’importance au cours de cette année, loin de là. Deux auteurs qu’on ne peut soupçonner de “franco-centrisme”, l’anglais David Caute et l’américain Mark Kurlansky sont clairs à ce sujet : “1968 fut l’année la plus turbulente depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des soulèvements en chaîne affectèrent l’Amérique et l’Europe de l’Ouest, gagnèrent jusqu’à la Tchécoslovaquie ; ils remirent en cause l’ordre mondial de l’après-guerre.”1 “Aucune année n’avait encore ressemblé à 1968 et il est probable qu’il n’y en aura jamais d’autre pareille. En un temps où les nations et les cultures étaient encore séparées et très distinctes (…) un esprit de rébellion s’est enflammé spontanément aux quatre coins du globe. Il y avait eu d’autres années de révolution : 1848, par exemple, mais contrairement à 1968, les événements étaient restés circonscrits à l’Europe…” 2.
Quarante ans après cette “année chaude”, alors que dans un certain nombre de pays on assiste à un déferlement éditorial et télévisuel massif à son sujet, il appartient aux révolutionnaires de revenir sur les principaux événements de cette année, non pas pour en faire un récit détaillé ou exhaustif3 mais pour en dégager la véritable signification. En particulier, il leur appartient de porter un jugement sur une idée très répandue aujourd’hui qui figure d’ailleurs sur la page 4 de couverture du livre de Kurlansky : “Qu’ils soient historiens ou politologues, les spécialistes en sciences humaines du monde entier s’accordent à dire : il y a un avant et un après 1968”. Disons tout de suite que nous partageons entièrement ce jugement mais certainement pas pour les mêmes raisons que celles qui sont généralement invoquées : la “libération sexuelle”, la “libération des femmes”, la remise en cause de l’autoritarisme dans les relations familiales, la “démocratisation” de certaines institutions (comme l’Université), les nouvelles formes artistiques, etc. En ce sens, cet article se propose de mettre en évidence ce qui, pour le CCI constitue, le véritable changement opéré au cours de l’année 1968.
A côté de toute une série de faits assez considérables en eux-mêmes (tel, par exemple, l’offensive du Têt du Vietcong en février qui, si elle a été finalement repoussée par l’armée américaine, a mis en évidence que celle-ci ne parviendrait jamais à gagner la guerre au Vietnam ou bien encore l’intervention des chars soviétiques en Tchécoslovaquie en août), ce qui marque l’année 1968, comme le soulignent Caute et Kurlansky, c’est bien cet “esprit de rébellion qui s’est enflammé spontanément aux quatre coins du globe”. Et dans cette remise en cause de l’ordre régnant, il importe de distinguer deux composantes d’inégale amplitude et, aussi, d’inégale importance. D’une part, la révolte étudiante qui a frappé la presque totalité des pays du bloc occidental, et qui s’est même propagée, d’une certaine façon, dans des pays du bloc de l’Est. D’autre part, la lutte massive de la classe ouvrière qui, cette année-là, n’a touché fondamentalement qu’un seul pays, la France.
Dans ce premier article, nous allons aborder uniquement la première de ces composantes non pas qu’elle soit la plus importante, loin de là, mais parce qu’elle précède, pour l’essentiel, la seconde et que cette dernière, en elle même, revêt une signification historique de premier plan allant bien au delà de celle des révoltes étudiantes.
C’est dans la première puissance mondiale que vont se dérouler, à partir de 1964, les mouvements les plus massifs et significatifs de cette période. C’est plus précisément à l’université de Berkeley, dans le nord de la Californie, que la contestation étudiante va prendre, pour la première fois, un caractère massif. La revendication qui, la première, mobilise les étudiants est celle du “free speech movement” (mouvement pour la liberté de parole) en faveur de la liberté d’expression politique dans l’enceinte de l’université. Face aux recruteurs de l’armée américaine qui ont pignon sur rue, les étudiants contestataires veulent pouvoir faire de la propagande contre la guerre du Vietnam et aussi contre la ségrégation raciale (c’est un an après la “marche pour les droits civiques” du 28 août 1963 à Washington où Martin Luther King a prononcé son fameux discours “I have a dream”). Dans un premier temps, les autorités réagissent de façon extrêmement répressive, notamment avec l’envoi des forces de police contre les “sit-in”, l’occupation pacifique des locaux, faisant 800 arrestations. Finalement, début 1965, les autorités universitaires autorisent les activités politiques dans l’université qui va devenir un des principaux centres de la contestation étudiante aux États-Unis, alors que c’est notamment avec le slogan de “nettoyer le désordre à Berkeley” que Ronald Reagan est élu, contre toute attente, gouverneur de Californie fin 1965. Le mouvement va se développer massivement et se radicaliser dans les années suivantes autour de la protestation contre la ségrégation raciale, pour la défense des droits des femmes et surtout contre la guerre du Vietnam. En même temps que les jeunes américains, surtout les étudiants, fuient massivement à l’étranger pour éviter d’être envoyés au Vietnam, la plupart des universités du pays sont touchées par des mouvements anti-guerre massifs et des émeutes se développent dans les ghettos noirs des grandes villes (la proportion des jeunes noirs parmi les soldats envoyés au Vietnam est très supérieure à la moyenne nationale). Ces mouvements de protestation sont souvent réprimés avec férocité ; ainsi, fin 1967, 952 étudiants sont condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir refusé de partir au front et le 8 février 1968, trois étudiants sont tués en Caroline du Sud lors d’une manifestation pour les droits civiques.
L’année 1968 est celle où les mouvements connaîtront leur plus grande ampleur. En mars, des étudiants noirs de l’université Howard à Washington occupent les locaux pendant 4 jours. Du 23 au 30 avril 1968, l’université de Columbia, à New York, est occupée, en protestation contre la contribution de ses départements aux activités du Pentagone et en solidarité avec les habitants du ghetto noir voisin de Harlem. Un des éléments qui a radicalisé le mécontentement est aussi l’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril, qui avait été suivi de nombreuses et violentes émeutes dans les ghettos noirs du pays. L’occupation de Columbia est un des sommets de la contestation étudiante aux États-Unis qui va relancer de nouveaux affrontements. En mai, 12 universités se mettent en grève pour protester contre le racisme et la guerre au Vietnam. La Californie s’embrase pendant l’été, avec notamment de violents affrontements opposant des étudiants aux policiers à l’Université de Berkeley pendant deux nuits, ce qui va conduire le gouverneur de Californie, Ronald Reagan, à déclarer l’état d’urgence et le couvre feu. Cette nouvelle vague d’affrontements va connaître ses moments les plus violents entre le 22 et le 30 août à Chicago, avec de véritables émeutes, lors de la Convention du Parti démocrate.
Les révoltes des étudiants américains se propagent au cours de la même période en de nombreux autres pays.
Sur le continent américain, lui-même, c’est au Brésil et au Mexique que les étudiants sont les plus mobilisés.
Au Brésil, les manifestations anti-gouvernementales et anti-américaines ponctuent l’année 1967. Le 28 mars 1968, la police intervient lors d’une réunion d’étudiants, faisant un mort parmi eux, Luis Edson, et plusieurs blessés graves, dont un meurt quelques jours plus tard. L’enterrement de Luis Edson, le 29 mars, donne lieu à une importante manifestation. De l’université de Rio de Janeiro, qui se met en grève générale illimitée, le mouvement s’étend à l’université de Sao-Paulo, où des barricades sont érigées. Les 30 et 31 mars, de nouvelles manifestations ont lieu dans tout le pays. Le 4 avril, 600 personnes sont arrêtées à Rio. Malgré la répression et les arrestations en série, les manifestations sont quasi quotidiennes jusqu’en octobre.
Quelques mois après, c’est le Mexique qui est touché. Fin juillet, la révolte étudiante éclate à Mexico et la police réplique en employant des tanks. Le chef de la police du “district fédéral” de Mexico justifie ainsi la répression : il s’agit de faire barrage à “un mouvement subversif” qui “tend à créer une ambiance d’hostilité envers notre gouvernement et notre pays à la veille des Jeux de la 19e Olympiade”. La répression se poursuit et s’intensifie. Le 18 septembre, la cité universitaire est occupée par la police. Le 21 septembre, 736 personnes sont arrêtées lors de nouveaux affrontements dans la capitale. Le 30 septembre, l’université de Veracruz est occupée. Le 2 octobre, enfin, le gouvernement fait tirer (en utilisant des forces paramilitaires sans uniformes) sur une manifestation de 10 000 étudiants, sur la place des Trois-Cultures à Mexico. Cet événement, qui restera dans les mémoires comme le “massacre de Tlatelolco”, se solde par au moins deux cents morts, 500 blessés graves, et 2000 arrestations. Le président Díaz Ordaz a ainsi fait en sorte que les Jeux Olympiques puissent se dérouler “dans le calme” à partir du 12 octobre. Cependant, après la trêve des Jeux Olympiques, les étudiants reprendront le mouvement pendant plusieurs mois.
Le continent américain n’est pas seul à être touché par cette vague de révoltes étudiantes. En fait, ce sont TOUS les continents qui sont concernés.
En Asie, le Japon est le théâtre de mouvements particulièrement spectaculaires. De violentes manifestations contre les États-Unis et la guerre du Vietnam, menées principalement par la Zengakuren (Union nationale des comités autonomes des étudiants japonais), ont lieu dès 1963 et tout au long des années 60. A la fin du printemps 1968, la contestation estudiantine investit massivement les écoles et les universités. Un mot d’ordre est lancé : “transformons le Kanda [quartier universitaire de Tokyo] en Quartier latin”. En octobre, le mouvement, renforcé par les ouvriers, atteint son apogée. Le 9 octobre, à Tokyo, Osaka et Kyoto, des heurts violents entre policiers et étudiants se soldent par 80 blessés et 188 arrestations. La loi anti-émeute est remise en vigueur et 800 000 personnes descendent dans la rue pour protester contre cette décision. En réaction à l’intervention de la police dans l’université de Tokyo pour mettre fin à son occupation, 6000 étudiants se mettent en grève le 25 octobre. L’université de Tokyo, le dernier bastion encore entre les mains du mouvement, tombe à la mi-janvier 1969.
En Afrique, deux pays se distinguent, le Sénégal et la Tunisie.
Au Sénégal, les étudiants dénoncent l’orientation à droite du pouvoir et l’influence néocoloniale de la France, et demandent la restructuration de l’université. Le 29 mai 1968, la grève générale des étudiants et des ouvriers est sévèrement réprimée par Léopold Sédar Senghor, membre de “l’Internationale socialiste”, avec l’aide de l’armée. La répression fait 1 mort et 20 blessés à l’université de Dakar. Le 12 juin, une manifestation d’étudiants et de lycéens dans les faubourgs de Dakar se solde par une nouvelle victime.
En Tunisie, le mouvement a débuté en 1967. Le 5 juin, à Tunis, lors d’une manifestation contre les États-Unis et la Grande-Bretagne, accusés de soutenir Israël contre les pays arabes, le centre culturel américain est mis à sac et l’ambassade de Grande-Bretagne attaquée. Un étudiant, Mohamed Ben Jennet, est arrêté et condamné à 20 ans de prison. Le 17 novembre, les étudiants manifestent contre la guerre du Vietnam. Du 15 au 19 mars 68, ils se mettent en grève et manifestent pour obtenir la libération de Ben Jennet. Le mouvement est réprimé par des arrestations en série.
Mais c’est en Europe que le mouvement étudiant connaîtra ses développements les plus importants et spectaculaires.
En Grande-Bretagne, l’effervescence commence dès octobre 1966 dans la très respectable “London School of Economics” (LSE), une des Mecque de la pensée économique bourgeoise, où les étudiants protestent contre la nomination comme président d’un personnage connu pour ses liens avec les régimes racistes de Rhodésie et d’Afrique du Sud. Par la suite, la LSE continue à être affectée par des mouvements de protestation. Par exemple, en mars 1967, il y a un sit-in de cinq jours contre des mesures disciplinaires qui conduit à la formation d’une “université libre”, à l’image des exemples américains. En décembre 1967 des sit-in ont lieu à la Regent Street Polytechnic et au Holborn College of Law and Commerce, avec la revendication, dans les deux cas, d’une représentation étudiante dans les institutions de direction. En mai et juin 1968 ont lieu des occupations à l’université d’Essex, au Hornsey College of Art, à Hull, Bristol et Keele suivi d’autres mouvements de protestation à Croydon, Birmingham, Liverpool, Guildford, et au Royal College of Arts. Les manifestations les plus spectaculaires (qui impliquent de nombreuses personnes d’horizons divers et avec des approches également variées) sont celles protestant contre la guerre du Vietnam : en mars et octobre 1967, en mars et octobre 1968 (cette dernière étant la plus massive), qui toutes donnent lieu à de violents affrontements avec la police avec des centaines de blessés et d’arrestations devant l’ambassade américaine à Grosvenor Square.
En Belgique, dès le mois d’avril 1968, les étudiants descendent à plusieurs reprises dans la rue, pour clamer leur opposition à la guerre du Vietnam et demander une refonte du fonctionnement du système universitaire. Le 22 mai, ils occupent l’Université libre de Bruxelles, la déclarant “ouverte à la population”. Ils libèrent les locaux fin juin, après la décision du Conseil de l’Université de prendre en compte certaines de leurs revendications.
En Italie, dès 1967, les étudiants multiplient les occupations d’universités et les heurts avec la police sont réguliers. L’université de Rome est occupée en février 1968. La police évacue les locaux, ce qui décide les étudiants à s’installer dans la faculté d’architecture, dans la Villa Borghese. Des affrontements violents, connus sous le nom de “bataille de Valle Giulia”, ont lieu avec les forces de l’ordre, qui chargent les étudiants. Parallèlement, on assiste à des mouvements spontanés de colère et de révolte dans des industries où le syndicalisme est faible (usine Marzotto en Vénétie), ce qui conduit les syndicats à décréter une journée de grève générale dans l’industrie qui est massivement suivie. Finalement, les élections de mai donneront le coup d’arrêt de ce mouvement qui avait commencé à décroître dès le printemps.
L’Espagne franquiste, connaît une vague de grèves ouvrières et d’occupations d’universités dès 1966. Le mouvement prend de l’ampleur en 1967 et se poursuit tout au long de 1968. Étudiants et ouvriers montrent leur solidarité, comme lorsque le 27 janvier 1967, 100 000 ouvriers manifestent en réaction à la répression brutale d’une journée de manifestation à Madrid, qui a poussé les étudiants, réfugiés dans l’immeuble des Sciences économiques, à combattre la police pendant 6 heures. Les autorités répriment par tous les moyens les contestataires : la presse est contrôlée, les militants des mouvements et syndicats clandestins sont arrêtés. Le 28 janvier 1968, le gouvernement instaure une “police universitaire” dans chaque université. Cela n’empêche pas l’agitation étudiante de reprendre, contre le régime franquiste et aussi contre la guerre du Vietnam, ce qui contraint les autorités à fermer “sine die” l’Université de Madrid en mars.
De tous les pays d’Europe, c’est en Allemagne que le mouvement étudiant est le plus puissant.
Dans ce pays, il s’est formé une “opposition extraparlementaire” à la fin de 1966, notamment en réaction contre la participation de la Social-démocratie au gouvernement, se basant en particulier sur des assemblées étudiantes de plus en plus nombreuses se tenant dans les universités et animées par des discussions sur les buts et les moyens de la protestation. Suivant l’exemple des États-Unis, de nombreux groupes universitaires de discussion se forment ; en tant que pôle d’opposition aux universités bourgeoises “établies”, une “Université critique” est constituée. Une vieille tradition de débat, de discussions dans des assemblées générales publiques, revit. Même si beaucoup d’étudiants sont attirés par des actions spectaculaires, l’intérêt pour la théorie, pour l’histoire du mouvement ouvrier refait surface et, avec cet intérêt, le courage d’envisager le renversement du capitalisme. Beaucoup d’éléments expriment l’espoir de l’émergence d’une nouvelle société. Dès ce moment-là, à l’échelle internationale, le mouvement de protestation en Allemagne est considéré comme le plus actif dans les discussions théoriques, le plus profond dans ces discussions, le plus politique.
Parallèlement à cette réflexion, de nombreuses manifestations ont lieu. La guerre du Vietnam constitue évidemment le motif principal de celles-ci dans un pays dont le gouvernement apporte un plein soutien à la puissance militaire américaine mais aussi qui a été particulièrement marqué par la Seconde Guerre mondiale. Les 17 et 18 février, se tient à Berlin un Congrès international contre la guerre du Vietnam suivi d’une manifestation de quelque 12 000 participants. Mais ces manifestations, débutées en 1965, dénoncent également le développement du caractère policier de l’État, notamment les projets de lois d’exception donnant à l’État la possibilité d’imposer la loi martiale dans le pays et d’intensifier la répression. Le SPD, qui a rejoint la CDU en 1966 dans un gouvernement de “grande coalition”, reste fidèle à sa politique de 1918-19, lorsqu’il avait conduit l’écrasement sanglant du prolétariat allemand. Le 2 juin 1967, une manifestation contre la venue à Berlin du Shah d’Iran est réprimée avec la plus grande brutalité par l’État “démocratique” allemand qui entretient les meilleures relations du monde avec ce dictateur sanguinaire. Un étudiant, Benno Ohnesorg, est assassiné d’un coup de feu dans le dos tiré par un policier en uniforme (qui sera acquitté par la suite). Après cet assassinat, les campagnes répugnantes de diffamation contre les mouvements de protestation s’intensifient, en particulier contre leurs dirigeants. Le tabloïd à grand tirage Bild-Zeitung demande qu’on “Arrête la terreur des jeunes rouges maintenant”. Lors d’une manifestation proaméricaine organisée par le Sénat de Berlin, le 21 février 1968, les participants proclament “L’ennemi du peuple n° 1 : Rudi Dutschke”, le principal porte-parole du mouvement de protestation. Un passant, ressemblant à “Rudi le rouge” est pris à partie par des manifestants qui menacent de le tuer. Une semaine après l’assassinat de Martin Luther King, cette campagne haineuse atteint son sommet avec la tentative d’assassinat contre Dutschke, le 11 avril, par un jeune excité, Josef Bachmann, notoirement influencé par les campagnes hystériques déchaînées par la presse du magnat Axel Springer, patron du Bild-Zeitung4. Des émeutes s’ensuivent qui prennent pour cible principale ce sinistre individu et son groupe de presse. Pendant plusieurs semaines, avant que les regards ne se tournent vers la France, le mouvement étudiant en Allemagne conforte ainsi son rôle de référence pour l’ensemble des mouvements qui touchent la plupart des pays d’Europe.
L’épisode majeur de la révolte étudiante en France débute le 22 mars 1968 à l’université de Nanterre, dans la banlieue ouest de Paris. En eux-mêmes, les faits qui se sont déroulés ce jour-là n’avaient rien d’exceptionnel : pour protester contre l’arrestation d’un étudiant d’extrême-gauche de cette université soupçonné d’avoir participé à une attaque contre l’American Express à Paris lors d’une manifestation violente contre la guerre du Vietnam, 300 de ses camarades tiennent un meeting dans un amphithéâtre et 142 d’entre eux décident d’occuper pendant la nuit la salle du Conseil d’Université, dans le bâtiment administratif. Ce n’est pas la première fois que les étudiants de Nanterre manifestent leur mécontentement. Ainsi, juste un an auparavant, on avait déjà assisté dans cette université à un bras de fer entre étudiants et forces de police à propos de la libre circulation dans la résidence universitaire des filles qui était interdite aux garçons. Le 16 mars 1967, une association de 500 résidents, l’ARCUN, avait décrété l’abolition du règlement intérieur qui, entre autres, considérait les étudiantes, même majeures (de plus de 21 ans à cette époque), comme des mineures. A la suite de quoi, le 21 mars 1967, la police avait encerclé, à la demande de l’administration, la résidence des filles avec le projet d’arrêter les 150 garçons qui s’y trouvaient et qui s’étaient barricadés au dernier étage du bâtiment. Mais, le matin suivant, les policiers avaient eux-mêmes été encerclés par plusieurs milliers d’étudiants et avaient finalement reçu l’ordre de laisser sortir sans les inquiéter les étudiants barricadés. Mais, pas plus cet incident que d’autres manifestations de colère des étudiants, notamment contre le “plan Fouchet” de réforme de l’université à l’automne 1967, n’avait eu de lendemain. Il en fut tout autrement après le 22 mars 1968. En quelques semaines, une succession d’événements allait conduire non seulement à la plus forte mobilisation étudiante depuis la guerre, mais surtout à la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international.
Avant de ressortir, les 142 occupants de la salle du Conseil décident, afin de maintenir et développer l’agitation, de constituer le Mouvement du 22 mars (M22). C’est un mouvement informel, composé au départ par des trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et des anarchistes (dont Daniel Cohn-Bendit), rejoints fin avril par les maoïstes de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léniniste (UJCML), et qui va rallier, au cours des semaines suivantes, plus de 1200 participants. Les murs de l’université se couvrent d’affiches et de graffitis : “Professeurs, vous êtes vieux et votre culture aussi”, “Laissez-nous vivre”, “Prenez vos désirs pour des réalités”. Le M22 annonce pour le 29 mars une journée “université critique” à l’image des actions des étudiants allemands. Le doyen décide de fermer l’université jusqu’au 1er avril mais l’agitation reprend dès sa réouverture. Devant 1000 étudiants, Cohn-Bendit déclare : “Nous refusons d’être les futurs cadres de l’exploitation capitaliste”. La plupart des enseignants réagissent de façon conservatrice : le 22 avril, 18 d’entre eux, dont des gens de “gauche”, réclament “les mesures et les moyens pour que les agitateurs soient démasqués et sanctionnés”. Le doyen fait adopter toute une série de mesures répressives, notamment la libre circulation de la police dans les allées du campus alors que la presse se déchaîne contre les “enragés”, les “groupuscules” et les “anarchistes”. Le Parti “communiste” français, lui emboîte le pas : le 26 avril, Pierre Juquin, membre du Comité central, vient tenir un meeting à Nanterre : “Les agitateurs-fils à papa empêchent les fils de travailleurs de passer leurs examens”. Il ne peut pas terminer son discours et il doit s’enfuir. Dans l’Humanité du 3 mai, Georges Marchais, numéro 2 du PCF, se déchaîne à son tour : “Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués car objectivement ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes”.
Sur le campus de Nanterre, les bagarres sont de plus en plus fréquentes entre les étudiants d’extrême-gauche et les groupes fascistes d’Occident venus de Paris pour “casser du bolcho”. Devant cette situation, le doyen décide le 2 mai de fermer une nouvelle fois l’université qui est bouclée par la police. Les étudiants de Nanterre décident de tenir le lendemain un meeting dans la cour de la Sorbonne pour protester contre la fermeture de leur université et contre le passage en conseil de discipline de 8 membres du M22, dont Cohn-Bendit.
Le meeting ne rassemble que 300 participants : la plupart des étudiants préparent activement leurs examens de fin d’année. Cependant, le gouvernement, qui veut en finir avec l’agitation, décide de frapper un grand coup en faisant occuper le Quartier latin et encercler la Sorbonne par les forces de police, lesquelles pénètrent dans celle-ci, ce qui n’était pas arrivé depuis des siècles. Les étudiants qui sont repliés dans la Sorbonne obtiennent l’assurance qu’ils pourront sortir sans être inquiétés mais, si les filles peuvent partir librement, les garçons sont systématiquement conduits dans des “paniers à salade” dès qu’ils franchissent le portail. Rapidement, des centaines d’étudiants se rassemblent sur la place de la Sorbonne et insultent les policiers. Les grenades lacrymogènes commencent à pleuvoir : la place est dégagée mais les étudiants, de plus en plus nombreux, commencent alors à harceler les groupes de policiers et leurs cars. Les affrontements se poursuivent dans la soirée durant 4 heures : 72 policiers sont blessés et 400 manifestants sont arrêtés. Les jours suivants, les forces de police bouclent complètement les abords de la Sorbonne alors que 4 étudiants sont condamnés à des peines de prison ferme. Cette politique de fermeté, loin de faire taire l’agitation va au contraire lui donner un caractère massif. A partir du lundi 6 mai, des affrontements avec les forces de police déployées autour de la Sorbonne alternent avec des manifestations de plus en plus suivies, appelées par le M22, l’UNEF et le SNESup (syndicat des enseignants du Supérieur) et regroupant jusqu’à 45 000 participants aux cris de “La Sorbonne aux étudiants”, “Les flics hors du Quartier latin” et surtout “Libérez nos camarades”. Les étudiants sont rejoints par un nombre croissant de lycéens, d’enseignants, d’ouvriers et de chômeurs. Le 7 mai, les cortèges franchissent la Seine par surprise et parcourent les Champs-Élysées, à deux pas du palais présidentiel. L’Internationale retentit sous l’Arc de Triomphe, là où on entend, d’habitude, la Marseillaise ou la Sonnerie aux morts. Les manifestations gagnent aussi certaines villes de province.
Le gouvernement veut donner un gage de bonne volonté en rouvrant... l’université de Nanterre le 10 mai. Le soir du même jour, des dizaines de milliers de manifestants se retrouvent dans le Quartier latin devant les forces de police qui bouclent la Sorbonne. A 21 heures, certains manifestant commencent à édifier des barricades (il y en aura une soixantaine). A minuit, une délégation de 3 enseignants et de 3 étudiants (dont Cohn-Bendit) est reçue par le recteur de l’Académie de Paris mais ce dernier, s’il accepte la réouverture de la Sorbonne, ne peut rien promettre sur la libération des étudiants arrêtés le 3 mai. A 2 heures du matin, les CRS partent à l’assaut des barricades après les avoir arrosées copieusement de gaz lacrymogènes. Les affrontements sont d’une extrême violence provoquant des centaines de blessés de part et d’autre. Près de 500 manifestants sont arrêtés. Au Quartier latin, de nombreux habitants témoignent de leur sympathie en les recueillant chez eux ou en jetant de l’eau dans la rue pour les protéger des gaz lacrymogènes et des grenades offensives. Tous ces événements, et notamment les témoignages sur la brutalité des forces de répression, sont suivis à la radio, minute après minute, par des centaines de milliers de personnes. A 6 heures du matin, “l’ordre règne” au Quartier latin qui semble avoir été balayé par une tornade.
Le samedi 11 mai, l’indignation est immense à Paris et dans toute la France. Des cortèges spontanés se forment un peu partout regroupant non seulement des étudiants mais des centaines de milliers de manifestants de toutes origines, notamment beaucoup de jeunes ouvriers ou de parents d’étudiants. En province, de nombreuses universités sont occupées ; partout, dans la rue, sur les places, on discute et on condamne l’attitude des forces de répression.
Face à cette situation, le Premier ministre, Georges Pompidou, annonce dans la soirée qu’à partir du lundi 13 mai, les forces de police seront retirées du Quartier latin, que la Sorbonne sera rouverte et que les étudiants emprisonnés seront libérés.
Le même jour, toutes les centrales syndicales, y compris la CGT (centrale dirigée par le PCF qui n’avait cessé jusque-là de dénoncer les étudiants “gauchistes”), de même que les syndicats de policiers, appellent à la grève et à des manifestations pour le 13 mai, afin de protester contre la répression et contre la politique du gouvernement.
Le 13 mai, toutes les villes du pays connaissent les manifestations les plus importantes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La classe ouvrière est présente massivement aux côtés des étudiants. Un des mots d’ordre qui fait le plus recette est : “Dix ans, ça suffit !” par référence à la date du 13 mai 1958 qui avait vu le retour de de Gaulle au pouvoir. A la fin des manifestations, pratiquement toutes les universités sont occupées non seulement par les étudiants mais aussi par beaucoup de jeunes ouvriers. Partout, la parole est libérée. Les discussions ne se limitent pas aux questions universitaires, à la répression. Elles commencent à aborder tous les problèmes sociaux : les conditions de travail, l’exploitation, l’avenir de la société.
Le 14 mai, dans beaucoup d’entreprises, les discussions se poursuivent. Après les immenses manifestations de la veille, avec l’enthousiasme et le sentiment de force qui s’en sont dégagés, il est difficile de reprendre le travail comme si de rien n’était. A Nantes, les ouvriers de Sud-Aviation, entraînés par les plus jeunes d’entre eux, déclenchent une grève spontanée et décident d’occuper l’usine. La classe ouvrière a commencé à prendre le relais…
Ce qui caractérise l’ensemble de ces mouvements, c’est évidemment, avant tout, le rejet de la guerre du Vietnam. Mais, alors que les partis staliniens, alliés au régime de Hanoï et de Moscou, auraient dû logiquement se trouver à leur tête, tout au moins dans les pays où ils avaient une influence significative, comme ce fut le cas dans les mouvements anti-guerre lors de la guerre de Corée au début des années 1950, ce n’est nullement le cas ici. Au contraire, ces partis n’ont pratiquement aucune influence et, bien souvent, ils sont en complète opposition à ces mouvements5. C’est une des caractéristiques des mouvements étudiants de la fin des années 1960 qui révèle la signification profonde qu’ils recouvrent
C’est cette signification que nous allons tenter de dégager maintenant. Et pour ce faire, il est évidemment nécessaire de rappeler quels furent les principaux thèmes de mobilisation des étudiants à cette période.
Si l’opposition à la guerre menée par les États-Unis au Vietnam fut le thème le plus répandu et mobilisateur dans tous les pays occidentaux, ce n’est certainement pas un hasard, évidemment, si c’est d’abord dans le premier d’entre eux qu’ont commencé à se développer les révoltes étudiantes. La jeunesse américaine était confrontée de façon directe et immédiate à la question de la guerre puisque c’est elle qui était envoyée sur place défendre le “monde libre”. Des dizaines de milliers de jeunes américains ont payé de leur vie la politique de leur gouvernement, des centaines de milliers d’entre eux sont revenus du Vietnam avec des blessures et des handicaps, des millions ont été marqués à vie par ce qu’ils ont vécu dans ce pays. Outre l’horreur qu’ils ont connue sur place, et qui est propre à toutes les guerres, beaucoup d’entre eux ont été confrontés à la question : “Que faisions-nous au Vietnam ?” Le discours officiel était qu’ils étaient partis défendre la “démocratie”, le “monde libre” et la “civilisation”. Mais la réalité qu’ils avaient vécue contredisait de façon flagrante ces discours : le régime qu’ils étaient chargés de protéger, celui de Saigon, n’avait rien de “démocratique” ni de “civilisé” : c’était un régime militaire, dictatorial et particulièrement corrompu. Sur le terrain, les soldats américains avaient beaucoup de mal à comprendre qu’ils défendaient la “civilisation” lorsqu’on leur demandait de se conduire eux-mêmes comme des barbares, terrorisant et massacrant de pauvres paysans désarmés, femmes, enfant, vieillards compris. Mais ce n’était pas uniquement les soldats sur place qui étaient révulsés par les horreurs de la guerre, c’était aussi le cas d’une partie croissante de la jeunesse américaine. Non seulement les garçons craignaient de devoir partir à la guerre et les filles d’y perdre leurs compagnons, mais tous étaient de plus en plus informés par les “vétérans” qui en revenaient, ou tout simplement par les chaînes de télévision6, de la barbarie qu’elle représentait. La contradiction criante entre les discours sur la “défense de la civilisation et de la démocratie” dont se réclamait le gouvernement américain et ses agissements au Vietnam fut un des premiers aliments d’une révolte contre les autorités et les valeurs traditionnelles de la bourgeoisie américaine7. Cette révolte avait alimenté, dans un premier temps le mouvement Hippie, un mouvement pacifiste et non violent qui revendiquait le “Flower Power” (Pouvoir des fleurs) et dont un des slogans était “Make Love, not War” (“Faites l’amour, pas la guerre”). Ce n’est probablement pas un hasard si la première mobilisation étudiante d’envergure eut lieu à l’Université de Berkeley, dans la banlieue de San Francisco qui était justement la Mecque des hippies. Les thèmes et surtout les moyens de cette mobilisation avaient encore des ressemblances avec ce mouvement : emploi de “sit-in” non violents pour revendiquer le “Free Speech”. Cependant, comme dans beaucoup d’autres pays par la suite, et notamment en France en 1968, la répression qui s’est déchaînée à Berkeley a constitué un facteur important de “radicalisation” du mouvement. À partir de 1967, avec la fondation du Youth International Party (Parti international de la jeunesse), par Abbie Hoffman et Jerry Rubin qui avaient fait un passage dans la mouvance de la non-violence, le mouvement de révolte s’est donné une perspective “révolutionnaire” contre le capitalisme. Les nouveaux “héros” du mouvement n’étaient plus Bob Dylan ou Joan Baez, mais des figures comme Che Guevara (que Rubin avait rencontré en 1964 à La Havane). L’idéologie de ce mouvement était des plus confuses. Elle comportait des ingrédients anarchistes (comme le culte de la liberté, notamment de la liberté sexuelle ou de la consommation des drogues) mais aussi des ingrédients staliniens (Cuba et l’Albanie étaient considérées comme des modèles). Les moyens d’action empruntaient grandement à ceux des anarchistes, comme la dérision et la provocation. Ainsi, un des premiers faits d’armes du tandem Hoffman-Rubin fut de balancer des paquets de faux billets de banque à la Bourse de New York provoquant une ruée des occupants pour s’en emparer. De même, lors de la Convention démocrate de l’été 68, il présenta la candidature du cochon Pigasus à la présidence des États-Unis8 en même temps qu’il préparait un affrontement violent avec la police.
Pour résumer les caractéristiques principales des mouvements de révolte qui ont agité les États-Unis au cours des années 1960, on peut dire qu’ils se présentaient comme une protestation à la fois contre la guerre du Vietnam, contre la discrimination raciale, contre l’inégalité entre les sexes et contre la morale et les valeurs traditionnelles de l’Amérique. Comme la plupart de ses protagonistes le constataient (en s’affichant comme des enfants de bourgeois révoltés), ce mouvement n’avait aucunement un caractère de classe prolétarien. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si un de ses “théoriciens”, le professeur de philosophie Herbert Marcuse, considérait que la classe ouvrière avait été “intégrée” et que les forces de la révolution contre le capitalisme étaient à trouver parmi d’autres secteurs comme les Noirs victimes de la discrimination, les paysans du Tiers-monde ou les intellectuels révoltés.
Dans la plupart des autres pays occidentaux, les mouvements qui ont agité le monde étudiant pendant les années 1960 présentent de fortes ressemblances avec celui des États-Unis : rejet de l’intervention américaine au Vietnam, révolte contre les autorités, notamment universitaires, contre l’autorité en général, contre la morale traditionnelle, notamment sexuelle. C’est une des raisons pour lesquelles les partis staliniens, symboles d’autoritarisme, n’ont eu aucun écho au sein de ces révoltes alors qu’elles étaient parties de la dénonciation de l’intervention américaine au Vietnam contre des forces militaires portées à bout de bras par le bloc soviétique et qu’elles se réclamaient de “l’anti-capitalisme”. Il est vrai que l’image de l’URSS avait été grandement ternie par la répression de l’insurrection hongroise de 1956 et que le portrait du vieil apparatchik Brejnev ne faisait pas rêver. Les révoltés des années 1960 préféraient afficher dans leur chambre des posters de Ho Chi Minh (un autre vieil apparatchik, mais plus présentable et “héroïque”) et plus encore le visage romantique de Che Guevara (un autre membre d’un parti stalinien mais “exotique”) ou d’Angela Davis (elle aussi membre du parti stalinien américain, mais qui avait le double avantage d’être noire et femme, avec de plus un beau “look” comme Che Guevara).
Cette composante à la fois anti-guerre du Vietnam et “libertaire” s’est notamment retrouvée en Allemagne. Le principal porte-parole du mouvement, Rudi Dutschke, venait de la RDA sous tutelle soviétique où, très jeune, il s’était opposé à la répression de l’insurrection hongroise. Il condamnait le stalinisme comme une déformation bureaucratique du marxisme et considérait l’URSS comme appartenant à une même chaîne de régimes autoritaires qui gouvernaient le monde entier. Ses références idéologiques étaient le “jeune Marx” de même que l’École de Francfort (dont faisait partie Marcuse), et aussi l’Internationale situationniste (dont se revendique le groupe Subversive Aktion dont il fonde la section berlinoise en 1962) 9.
En fait, au cours des discussions qui se sont développées à partir de 1965 dans les universités allemandes, la recherche d’un “véritable marxisme anti-autoritaire” a connu un grand succès, ce qui explique que de nombreux textes du mouvement conseilliste aient été republiés à ce moment-là.
Les thèmes et revendications du mouvement étudiant qui s’est développé en France en 1968 sont fondamentalement les mêmes. Cela dit, au cours du mouvement, les références à la guerre du Vietnam sont largement éclipsées par toute une série de slogans d’inspiration situationniste ou anarchiste (voire surréaliste) qui couvrent les murs (“Les murs ont la parole”).
Les thèmes anarchistes se retrouvent notamment dans :
– La passion de la destruction est une joie créatrice (Bakounine)
– Il est interdit d’interdire
– La liberté est le crime qui contient tous les crimes
– Élections pièges à cons !
– L’insolence est la nouvelle arme révolutionnaire
Ils sont complétés par ceux qui appellent à la “révolution sexuelle” :
– Aimez-vous les uns sur les autres
– Déboutonnez votre cerveau aussi souvent que votre braguette
– Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution. Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour
La référence situationniste se retrouve dans :
– À bas la société de consommation !
– À bas la société spectaculaire marchande !
– Abolition de l’aliénation !
– Ne travaillez jamais !
– Je prends mes désirs pour la réalité car je crois en la réalité de mes désirs
– Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui
– L’ennui est contre-révolutionnaire
– Vivre sans temps mort et jouir sans entrave
– Soyons réalistes, demandons l’impossible.
Par ailleurs le thème du conflit de générations (qui était très répandu aux États-Unis et en Allemagne) se retrouve (y compris sous des formes assez odieuses) dans :
– Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !
– Les jeunes font l’amour, les vieux font des gestes obscènes.
De même, dans la France de mai 1968 qui se couvre régulièrement de barricades, il ne faut pas s’étonner de trouver :
– La barricade ferme la rue mais ouvre la voie
– L’aboutissement de toute pensée, c’est le pavé dans ta gueule, CRS
– Sous les pavés, la plage !
Enfin, la grande confusion de la pensée qui accompagne cette période est bien résumée par ces deux slogans :
– Il n’est pas de pensées révolutionnaires. Il n’est que des actes révolutionnaires.
– J’ai quelque chose à dire, mais je ne sais pas quoi.
Ces slogans, comme la plupart de ceux qui ont été mis en avant dans les autres pays, indiquent clairement que le mouvement étudiant des années 1960 n’avait nulle nature de classe prolétarienne, même si en plusieurs endroits (comme en France, évidemment, et aussi en Italie, en Espagne ou au Sénégal) il y eut la volonté d’établir un pont avec les luttes de la classe ouvrière. Cette démarche manifestait d’ailleurs une certaine condescendance envers cette dernière mêlée d’une fascination envers cet être mythique, l’ouvrier en bleu de chauffe, héros des lectures mal digérées des classiques du marxisme.
Fondamentalement, le mouvement des étudiants des années 1960 était de nature petite-bourgeoise, un des aspects les plus clairs en étant, outre son caractère anarchisant, la volonté de “changer la vie tout de suite”, l’impatience et l’immédiatisme étant une des marques de fabrique d’une couche sociale, comme la petite bourgeoisie, qui n’a pas d’avenir à l’échelle de l’histoire.
Le radicalisme “révolutionnaire” de l’avant-garde de ce mouvement, y compris le culte de la violence promu par certains de ses secteurs, est aussi une autre illustration de sa nature petite-bourgeoise 10. En fait, les préoccupations “révolutionnaires” des étudiants de 1968 étaient incontestablement sincères mais elles étaient fortement marquées par le tiers-mondisme (guévarisme ou maoïsme) sinon par l’anti-fascisme. Elles avaient une vision romantique de la révolution sans la moindre idée du processus réel de développement du mouvement de la classe ouvrière qui y conduit. En France, pour les étudiants qui se croyaient “révolutionnaires”, le mouvement de Mai 68 était déjà la Révolution, et les barricades qui se dressaient jour après jour étaient présentées comme les héritières de celles de l'insurrection de juin 1848 et de la Commune de 1871.
Une des composantes du mouvement étudiant des années 1960 est le “conflit de générations”, le clivage très important entre la nouvelle génération et celle de ses parents à laquelle étaient adressées de multiples critiques. En particulier, du fait que cette génération avait travaillé dur pour se sortir de la situation de misère, voire de famine, résultant de la Seconde Guerre mondiale, il lui était reproché de ne se préoccuper que de bien-être matériel. D’où le succès des fantaisies sur la “société de consommation” et de slogans tels que “Ne travaillez jamais !”. Fille d’une génération qui avait subi de plein fouet la contre-révolution, la jeunesse des années 1960 lui reprochait son conformisme et sa soumission aux exigences du capitalisme. Réciproquement, beaucoup de parents ne comprenaient pas et avaient du mal à accepter que leurs enfants traitent avec mépris les sacrifices qu’ils avaient consentis pour leur donner une situation économique meilleure que la leur.
Cependant, il existait une réelle détermination économique à la révolte étudiante des années 1960. A l’époque, il n’y avait pas de menace majeure de chômage ou de précarité à la fin des études comme c’est le cas aujourd’hui. L’inquiétude principale qui affectait alors la jeunesse estudiantine était de ne pouvoir désormais accéder au même statut social que celui dont avait bénéficié la génération précédente de diplômés de l’université. En fait, la génération de 1968 était la première à être confrontée avec une certaine brutalité au phénomène de “prolétarisation des cadres” abondamment étudiée par les sociologues de l’époque. Ce phénomène avait débuté quelques années auparavant, avant même que la crise ouverte ne vienne se manifester, à la suite d’une augmentation très sensible du nombre d’étudiants dans les universités (par exemple, le nombre d’étudiants en Allemagne est passé de 330 000 à 1,1 million entre 1964 et 1974). Cette augmentation résultait des besoins de l’économie mais aussi de la volonté et de la possibilité pour la génération de leurs parents de pourvoir ses enfants d’une situation économique et sociale supérieure à la sienne. C’est entre autres cette “massification” de la population étudiante qui avait provoqué le malaise grandissant résultant de la permanence au sein de l’Université de structures et de pratiques héritées d’un temps où seule une élite pouvait la fréquenter, notamment un fort autoritarisme.
Cependant, si le mouvement étudiant qui débute en 1964 se développe dans une période de “prospérité” pour le capitalisme”, il n’en est plus de même à partir de 1967 où la situation économique de celui-ci a commencé à se dégrader sérieusement renforçant le malaise de la jeunesse étudiante. C’est une des raisons qui permet de comprendre pourquoi ce mouvement a connu en 1968 son apogée. C’est ce qui permet d’expliquer pourquoi, en mai 1968, le mouvement de la classe ouvrière a pris le relais.
C’est ce que nous verrons dans le prochain article.
Fabienne
1 David Caute, 1968 dans le monde. Paris : Laffont, 1988 ; traduit de Sixty-Eight: The Year of the Barricades, London: Hamilton, 1988 ; également paru aux États-Unis sous le titre : The Year of the Barricades: A Journey through 1968, New York: Harper & Row, 1988.
2 Mark Kurlansky, 1968 : l’année qui ébranla le monde. Paris : Presses de La Cité, 2005 ; traduit de 1968: The Year That Rocked the World. New York: Ballantine Books, 2004.
3 Un certain nombre de nos publications territoriales a déjà ou va publier des articles sur les événements qui se sont déroulés dans leurs pays respectifs.
4 Rudi Dutschke a survécu à l'attentat mais en a conservé de graves séquelles neurologiques qui sont en partie responsables de sa mort prématurée à 39 ans, le 24 décembre 1979, 3 mois avant la naissance de son fils, Rudi Marek. Bachmann a été condamné à 7 ans de prison pour tentative de meurtre. Dutschke a pris contact avec son agresseur par écrit pour lui expliquer qu'il n'avait pas de ressentiment personnel à son égard et pour tenter de le convaincre de la justesse d'un engagement socialiste. Bachmann s'est suicidé en prison le 24 février 1970. Dutschke a regretté de ne pas lui avoir écrit plus fréquemment : “la lutte pour la libération vient juste de commencer ; malheureusement, Bachmann ne pourra plus y participer…”.
5 Des mouvements d’étudiants ont également affecté des pays à régime stalinien en 1968. En Tchécoslovaquie, ils étaient partie prenante du “Printemps de Prague” promu par un secteur du parti stalinien et ne peuvent donc être considérés comme des mouvements remettant en cause le régime. Tout autre est la situation en Pologne. Des manifestations d’étudiants contestataires, déclenchées par l’interdiction d’un spectacle considéré comme anti-soviétique, sont réprimées le 8 mars par la police. Pendant le mois de mars, la tension monte, les étudiants multipliant occupation des universités et manifestations. Sous la houlette du ministre de l’Intérieur, le général Moczar, chef de file du courant des “partisans” dans le parti stalinien, ils sont réprimés brutalement en même temps que les juifs du parti sont expulsés pour “sionisme”.
6 Lors de la guerre du Vietnam, les médias américains n’étaient pas assujettis aux autorités militaires. C’est une “erreur” que n’a pas renouvelée le gouvernement américain lors des guerres contre l’Irak en 1991 et à partir de 2003.
7 Un tel phénomène n’eut pas lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : les soldats américains avaient également vécu l’enfer, notamment ceux qui ont débarqué en Normandie en 1944, mais leurs sacrifices furent acceptés par la presque totalité d’entre eux et par la population grâce à l’exposition par les autorités et les médias de la barbarie du régime nazi.
8 Au début du xxe siècle, des anarchistes français avaient présenté un âne aux élections législatives.
9 Pour une présentation synthétique des positions politiques du situationnisme, voir notre article “Guy Debord : La deuxième mort de l’Internationale situationniste” publié dans la Revue internationale n° 80, https://fr.internationalism.org/rinte80/debord.htm [3].
10 Il faut noter que, dans la plupart des cas (aussi bien dans les pays à régime “autoritaire” que dans les plus “démocratiques”), les autorités ont réagi de façon extrêmement brutale aux manifestations étudiantes, même lorsqu’elles étaient au départ pacifiques. Pratiquement partout, la répression, loin d’intimider les protestataires, a constitué un facteur de mobilisation massive et de radicalisation du mouvement. Beaucoup d’étudiants qui, au départ, ne se considéraient nullement comme “révolutionnaires” n’ont pas hésité à se nommer ainsi au bout de quelques jours ou semaines à la suite du déchaînement d’une répression qui a plus fait pour révéler le véritable visage de la démocratie bourgeoise que tous les discours de Rubin, Dutschke ou Cohn-Bendit.
Même si, dans la réalité,
les développements de la crise avant et depuis la fin des
"Trente glorieuses" ont largement montré que cette
période ne constituait qu'une exception au sein d'un siècle
de décadence du capitalisme, l'importance des questions
débattues n'est néanmoins pas à négliger.
En effet, ces questions renvoient au cœur de l'analyse marxiste
permettant de comprendre aussi bien le caractère
historiquement limité du mode de production capitaliste, que
l'entrée en décadence de ce système et le
caractère insoluble de sa crise actuelle ; c'est-à-dire
qu'elles concernent un des principaux fondements objectifs matériels
de la perspective révolutionnaire du prolétariat.
La relecture critique de notre brochure, La décadence du capitalisme 2, a suscité une réflexion au sein de notre organisation et a donné naissance à un débat contradictoire dont les termes étaient déjà posés dans le mouvement ouvrier - et notamment au sein de la Gauche communiste - concernant les implications économiques de la guerre en phase de décadence du capitalisme. En effet, La décadence du capitalisme développe explicitement l'idée que les destructions provoquées par les guerres de la phase de décadence, et en particulier les guerres mondiales, sont à même de constituer un débouché à la production capitaliste, celui de la reconstruction :
"... les débouchés se sont rétrécis de façon vertigineuse. De ce fait, le capitalisme a dû recourir à la destruction et à la production de moyens de destruction comme palliatifs pour tenter de compenser ses pertes accélérées en 'espace vital'" (Chapitre : Quel développement des forces productive ? Paragraphe : La "croissance" mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale)
"Dans la destruction massive en vue de la reconstruction, le capitalisme découvre une issue dangereuse et provisoire, mais efficace, pour ses nouveaux problèmes de débouchés.
Au cours de la première guerre, les destructions n'ont pas été "suffisantes" (...) Dès 1929, le capitalisme mondial se heurte de nouveau à une crise.
Tout comme si la leçon avait été retenue, les destructions de la Seconde Guerre mondiale sont beaucoup plus importantes en intensité et en étendue (...) une guerre qui, pour la première fois, se donne le but conscient de détruire systématiquement le potentiel industriel existant. La "prospérité" de l'Europe et du Japon après la guerre semble déjà systématiquement prévue au lendemain de la guerre. (Plan Marshall, etc.)" (Paragraphe : Le cycle guerre-reconstruction)
Une telle idée est également présente
dans certains textes de l'organisation (notamment de la Revue
internationale) de même que chez nos prédécesseurs
de Bilan qui, dans un article intitulé "Crises
et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant",
affirmaient : "Le massacre va dès lors constituer
pour la production capitaliste un immense débouché
ouvrant de "magnifiques" perspectives (...) Si la guerre
est le grand débouché de la production capitaliste,
dans la "paix" le militarisme (en tant qu'ensemble des
activités préparant la guerre) réalisera la
plus-value des productions fondamentales contrôlées par
le capital financier " (Bilan n° 11 ;
septembre 1934 - republié dans la Revue internationale
n° 103).
Par contre, d'autres textes de l'organisation, parus avant et après la brochure sur La décadence du capitalisme, développent une analyse opposée du rôle de la guerre en période de décadence, rejoignant en cela le "Rapport adopté à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France", pour qui la guerre :
"fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu'engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines." (Souligné par nous).
Le rapport sur le Cours historique adopté au 3e congrès du CCI 3, se réfère explicitement à ce passage du texte de la GCF de même que l'article Guerre, militarisme et blocs impérialistes dans la décadence du capitalisme publié en 1988 4, où il est souligné :
"Et ce qui caractérise toutes ces
guerres, comme les deux guerres mondiales, c'est qu'à aucun
moment, contrairement à celles du siècle dernier, elles
n'ont permis un quelconque progrès dans le développement
des forces productives, mais n'ont eu d'autre résultat que des
destructions massives laissant complètement exsangues les pays
où elles se sont déroulées (sans compter les
horribles massacres qu'elles ont provoqués)."
Pour importantes que soient ces questions, puisque
la réponse que leur donnent les révolutionnaires
participe directement de la cohérence de leur cadre politique
général, il convient néanmoins de préciser
qu'elles sont d'une nature différente de certaines autres qui
participent directement à délimiter le camp du
prolétariat de celui de la bourgeoisie, comme
l'internationalisme, le rôle anti-ouvrier des syndicats, de la
participation au jeu parlementaire, etc. Autrement dit, les
différentes analyses en présence sont entièrement
compatibles avec la plate-forme du CCI.
Si des idées de La décadence du capitalisme se sont ainsi trouvé critiquées, remises en cause, c'est cependant avec la même méthode et le même cadre global d'analyse auxquels le CCI se référait déjà au moment de l'écriture de cette brochure et qu'il a enrichis depuis lors 5. Nous en rappelons les éléments constitutifs essentiels :
1. La reconnaissance de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale au début du 20e siècle et du caractère dorénavant insurmontable des contradictions qui assaillent ce système. Il s'agit ici de la compréhension des manifestations et des conséquences politiques du changement de période tel que le caractérisait le mouvement ouvrier à cette époque, notamment lorsqu'il parlait à son propos de "l'ère des guerres et des révolutions" au sein de laquelle le système était désormais entré.
2. Lorsqu'on analyse la dynamique du mode de production capitaliste sur toute une période, ce n'est pas à l'étude séparée des différents acteurs capitalistes (nations, entreprises, etc.) qu'il convient de procéder, mais bien à celle de l'entité capitalisme mondial prise comme un tout, laquelle fournit la clé pour comprendre les spécificités de chacune de ses parties. C'était aussi la méthode de Marx lorsque, étudiant la reproduction du capital, il précise : "Pour débarrasser l'analyse générale d'incidents inutiles, il faut considérer le monde commerçant comme une seule nation." (Livre I du Capital).
3. "Contrairement à ce que prétendent les adorateurs du capital, la production capitaliste ne crée pas automatiquement et à volonté les marchés nécessaires à sa croissance. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19ème siècle. De plus la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre. De tendancielle, cette baisse du taux de profit devient de plus en plus effective, ce qui entrave d'autant le procès d'accumulation du capital, et donc le fonctionnement de l'ensemble des rouages du système" (Plate-forme du CCI)
4. Il revient à Rosa Luxemburg, en s'appuyant sur les travaux de Marx et critiquant ce qu'elle considérait être certaines insuffisances de ceux-ci, d'avoir mis en évidence de façon centrale que l'enrichissement du capitalisme, comme un tout, dépendait des marchandises produites en son sein et échangées avec des économie précapitalistes, c'est-à-dire pratiquant l'échange marchand mais n'ayant pas encore adopté le mode de production capitaliste : "Mais dans la réalité les conditions concrètes de l'accumulation du capital total diffèrent des conditions de la reproduction simple du capital social total comme de celles de l'accumulation du capital individuel. Le problème se pose ainsi : comment s'effectue la reproduction sociale si l'on pose le fait que la plus-value n'est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu'une part croissante en est réservée à l'extension de la production ? Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes. Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle. Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisation de la plus-value aux fins d'accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d'ouvriers et de capitalistes". (Rosa Luxemburg, L'accumulation du Capital ; Chapitre : La reproduction du capital et son milieu). Le CCI reprend à son compte cette position, ce qui ne veut pas dire qu'il ne puisse pas exister au sein de notre organisation d'autres positions qui critiquent l'analyse économique de Rosa, comme nous le verrons en particulier à propos de l'une des positions en présence dans le débat. De la même façon, ces analyses avaient été combattues en leur temps, non seulement par les courants réformistes, qui estimaient que le capitalisme n'était pas condamné à provoquer des catastrophes croissantes, mais aussi par des courants révolutionnaires, et non des moindres, représentés notamment par Lénine et Pannekoek, qui considéraient que le capitalisme était devenu un mode de production historiquement obsolète, même si leurs explications différaient de celle de Rosa Luxemburg.
5. Le phénomène de l'impérialisme découle justement de l'importance que représente, pour les pays développés, l'accès aux marchés extra-capitalistes : "L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde." (Rosa Luxemburg, L'accumulation du Capital ; Chapitre : Le protectionnisme et l'accumulation)
6. Le caractère historiquement limité des débouchés extra-capitalistes constitue le fondement économique de la décadence du capitalisme. La Première Guerre mondiale est l'expression d'une telle contradiction. Le partage du monde par les grandes puissances étant achevé, les plus mal loties en colonies parmi ces puissances n'ont alors d'autre choix, pour accéder aux marchés extra-capitalistes, que d'entreprendre un repartage du monde par la force militaire. L'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin signifie que les contradictions qui assaillent ce système sont désormais insurmontables.
7. La mise en place de mesures de capitalisme d'Etat constitue un moyen que se donne la bourgeoisie, dans la décadence du capitalisme, pour faire en sorte, à travers différents palliatifs, de freiner l'enfoncement dans la crise et d'en atténuer les manifestations les plus brutales, afin d'éviter qu'elles ne se manifestent à nouveau sous la forme brutale qu'avait revêtu la crise de 1929.
8. Dans la période de décadence, le crédit constitue un moyen essentiel par lequel la bourgeoisie tente de pallier à l'insuffisance de débouchés extra-capitalistes. L'accumulation d'une dette mondiale de moins en moins contrôlable, l'insolvabilité croissante des différents acteurs capitalistes et les menaces de déstabilisation profonde de l'économie mondiale qui en résultent illustrent l'impasse de ce palliatif.
9. Une manifestation typique de la
décadence du capitalisme est constituée, sur le plan
économique, par l'envol des dépenses improductives.
Celles-ci sont la manifestation du fait que le développement
des forces productives se trouve de plus en plus entravé par
les contradictions insurmontables du système : les
dépenses militaires (armements, opérations militaires)
pour faire face à l'exacerbation mondiale des tensions
impérialistes ; les dépenses pour entretenir et
équiper les forces de répression pour faire face, en
dernière instance, à la lutte de classe ; la
publicité, arme de la guerre commerciale pour vendre sur un
marché sursaturé, etc. Du point de vue économique,
de telles dépenses constituent une pure perte pour le capital.
Au sein du CCI, il existe une position qui, tout en étant d'accord avec notre plate-forme, est en désaccord avec de nombreux aspects de la contribution de Rosa Luxemburg sur les fondements économiques de la crise du capitalisme 6. Pour cette position, les fondements de la crise se situent dans cette autre contradiction mise en évidence par Marx, la baisse du taux de profit. Tout en rejetant les conceptions (bordiguistes et conseillistes notamment) qui imaginent que le capitalisme peut générer automatiquement et éternellement l'expansion de son propre marché à la simple condition que le taux de profit soit suffisamment élevé, elle souligne que la contradiction fondamentale du capitalisme ne se situe pas tant dans les limites du marché en elles-mêmes (c'est-à-dire la forme sous laquelle se manifeste la crise), mais bien dans celles qui s'imposent à l'expansion de la production.
Le débat
de fond dont relève la discussion de cette position est plus
celui déjà mené en polémique avec
d'autres organisations (même s'il existe des différences
dans les positions en présence) à propos de la baisse
du taux de profit et de la saturation des marchés7.
Néanmoins, comme nous allons le voir par la suite, dans le
débat actuel il existe une certaine convergence entre cette
position et une autre dite du "capitalisme d'Etat
keynésiano-fordiste" qui est présentée
ci-après. Ces deux positions reconnaissent l'existence d'un
marché interne aux rapports de production capitalistes qui a
constitué un facteur de prospérité au cours de
la période des "Trente Glorieuses", et analysent la
fin de cette dernière comme le produit de la contradiction
"baisse du taux de profit".
Les autres positions qui se sont exprimées dans le débat se revendiquent de la cohérence développée par Rosa Luxemburg, accordant à la question de l'insuffisance des marchés extra-capitalistes un rôle central dans la crise du capitalisme.
C'est justement en s'appuyant sur ce cadre d'analyse qu'une partie de l'organisation a estimé qu'il existait des contradictions dans la brochure sur La décadence du capitalisme, qui se revendique aussi d'un tel cadre, dans la mesure où cette brochure fait résulter l'accumulation ayant été à la base de la prospérité des Trente glorieuses de l'ouverture d'un marché, celui de la reconstruction, qui n'a rien d'extra-capitaliste.
Face à ce désaccord exprimé en notre sein, il s'est développé une position - présentée sous le titre "L'économie de guerre et le capitalisme d'Etat" - qui, quoique critique par rapport à certains aspects de notre brochure, lui reprochant notamment des manques de rigueur de même qu'une absence de référence au plan Marshall pour expliquer la reconstruction proprement dite, n'en constitue pas moins, sur le fond, "une défense de l'idée que la prospérité de la période des années 50 et 60 est déterminée par la situation globale des rapports impérialistes et l'instauration d'une économie de guerre permanente suite à la deuxième guerre mondiale".
Au sein de cette partie de l'organisation remettant en cause l'analyse effectuée par La décadence du capitalisme de la phase des Trente Glorieuses, il existe en fait deux interprétations de la prospérité de cette période.
La première interprétation, présentée ci-dessous sous le titre "Marchés extra-capitalistes et endettement", ne fait que reprendre à son compte, en les revalorisant, ces deux facteurs déjà avancés par l'organisation à différentes étapes de son existence8. Selon cette position, "ces deux facteurs sont suffisants pour expliquer la prospérité des Trente Glorieuses".
La seconde
interprétation, présentée sous le titre "Le
capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste",
"part du même constat établi dans
notre brochure sur La décadence - le constat de la
saturation relative des marchés en 1914 eu égard aux
besoins de l'accumulation atteint à l'échelle
mondiale -, et développe l'idée que le système
y a répondu en instaurant une variante de capitalisme d'Etat
qui s'appuie sur une tri-répartition contrainte
(keynésianisme) de forts gains de productivité
(fordisme) au bénéfice des profits, des revenus de
l'Etat et des salaires réels".
L'objectif de
ce premier article à propos du débat en notre sein sur
les Trente Glorieuses est de se limiter à une présentation
générale de celui-ci, comme nous venons de le faire, et
de procéder à l'exposé synthétique de
chacune des trois positions principales ayant alimenté la
discussion, comme nous le faisons ci-après 9.
Plus tard seront publiées des contributions contradictoires
entre les différents points de vue, ceux évoqués
ici, ou bien encore d'autres s'ils devaient en apparaître au
cours du débat. A cette occasion les différentes
positions en présence pourront être également
être explicitées davantage.
Le point de départ de cette position a déjà été explicité par la Gauche communiste de France en 1945. Celle-ci considère qu'à partir de 1914 les marchés extra-capitalistes qui ont fourni au capitalisme son nécessaire champ d'expansion pendant sa période ascendante ne sont plus capables de remplir ce rôle : "Cette période historique est celle de la décadence du système capitaliste. Qu'est-ce que cela signifie ? La bourgeoisie qui, avant la première guerre impérialiste, vivait et ne peut vivre que dans une extension croissante de sa production, est arrivée à ce point de son histoire où elle ne peut plus dans son ensemble réaliser cette extension. (...) Aujourd'hui à part des contrées lointaines inutilisables, à part des débris dérisoires du monde non capitaliste, insuffisants pour absorber la production mondiale, il se trouve maître du monde, il n'existe plus devant lui les pays extra-capitalistes qui pouvaient constituer pour son système des nouveaux marchés : ainsi son apogée est aussi le point où commence sa décadence".10
L'histoire économique depuis 1914 est celle des tentatives de la classe bourgeoise, dans différents pays et à différents moments, de surmonter ce problème fondamental : comment continuer à accumuler la plus-value produite par l'économie capitaliste dans un monde déjà partagé entre les grandes puissances impérialistes et dont le marché est incapable d'absorber l'ensemble de cette plus-value ? Et puisque les puissances impérialistes ne peuvent plus s'étendre qu'aux dépens de leurs rivales, dès qu'une guerre se termine il faut se préparer à la suivante. L'économie de guerre devient le mode de vie permanent de la société capitaliste. "La production de guerre n'a pas pour objectif la solution d'un problème économique. A l'origine elle est le fruit d'une nécessité de l'Etat capitaliste de se défendre contre les classes dépossédées et de maintenir par la force leur exploitation, d'une part, et d'assurer par la force ses positions économiques et de les élargir aux dépens des autres Etats impérialistes (...) La production de guerre devient ainsi l'axe de la production industrielle et le principal champ économique de la société" (Internationalisme, "Rapport sur la situation internationale", Juillet 1945).
La période de la Reconstruction - les "30 Glorieuses" - est un moment particulier de cette histoire.
Trois caractéristiques économiques du monde en 1945 sont à souligner ici :
Premièrement, il y a l'énorme prépondérance économique et militaire des Etats-Unis, fait quasiment sans précédent dans l'histoire du capitalisme. Les Etats-Unis à eux seuls représentent la moitié de la production mondiale et détiennent presque 80% des réserves mondiales d'or. Ils sont le seul pays belligérant dont l'appareil productif est sorti indemne de la guerre : son PIB a doublé entre 1940 et 1945. Ils ont absorbé tout le capital accumulé de l'empire britannique pendant des siècles d'expansion coloniale, plus une bonne partie de celui de l'empire français.
Deuxièmement, il y a une conscience aiguë parmi les classes dominantes du monde occidental qu'il est indispensable d'élever le niveau de vie de la classe ouvrière si elles veulent écarter le danger de troubles sociaux pouvant faire le jeu des Staliniens et donc du bloc impérialiste russe adverse. L'économie de guerre intègre donc un nouveau volet, dont nos prédécesseurs de la GCF n'avaient pas vraiment conscience à l'époque : l'ensemble des prestations sociales (santé, allocations chômage, retraites, etc.) que la bourgeoisie - et surtout la bourgeoisie du bloc occidental - met en place à partir du début de la Reconstruction dans les années 1940.
Troisièmement, le capitalisme d'Etat qui, avant la deuxième guerre mondiale, avait exprimé une tendance vers l'autarcie des différentes économies nationales est maintenant encadré dans une structure de blocs impérialistes qui déterminent les relations économiques entre les Etats (système Bretton Woods pour le bloc américain, Comecon pour le bloc russe).
Pendant la Reconstruction le capitalisme d'Etat connaît une évolution qualitative : la part de l'Etat dans l'économie nationale devient prépondérante.11 Même aujourd'hui, après 30 années de prétendu « libéralisme », les dépenses de l'Etat continuent de représenter entre 30 et 60% des PIB des pays industrialisés.
Ce nouveau poids de l'Etat représente une transformation de quantité en qualité. L'Etat n'est plus seulement le « comité exécutif » de la classe dominante, il est aussi le plus grand employeur et le plus grand marché. Aux Etats-Unis, par exemple, le Pentagone devient le principal employeur du pays (entre trois et quatre millions de personnes, civils et militaires compris). En tant que tel, il joue un rôle critique dans l'économie et permet l'exploitation plus à fond des marchés existants.
La mise en place du système Bretton Woods permet également la mise en place de mécanismes de crédit plus sophistiqués et moins fragiles que par le passé : le crédit à la consommation se développe et les institutions économiques mises en place par le bloc américain (FMI, Banque Mondiale, GATT) permettent d'éviter des crises financières et bancaires.
L'énorme prépondérance économique
des Etats-Unis a permis à la bourgeoisie américaine de
dépenser sans compter afin d'assurer sa domination militaire
face au bloc russe : elle a soutenu deux guerres sanglantes et
coûteuses (en Corée et au Vietnam) ; les plans de
type Marshall et les investissements à l'étranger ont
financé la reconstruction des économies ruinées
en Europe et en Asie (notamment en Corée et au Japon). Mais
cet énorme effort - déterminé non pas par le
fonctionnement « classique » du capitalisme
mais par l'affrontement impérialiste qui caractérise
la décadence du système - a fini par ruiner
l'économie américaine. En 1958 la balance de
paiements américaine est déjà déficitaire
et, en 1970, les Etats-Unis ne détiennent plus que 16% des
réserves mondiales d'or. Le système Bretton Woods
prend l'eau de toutes parts, et le monde plonge dans une crise dont
il n'est plus sorti jusqu'à nos jours.
Loin de participer au développement des forces productives sur des bases comparables à celles de l'ascendance du capitalisme, la période des Trente Glorieuses se caractérise par un énorme gaspillage de plus-value qui signale l'existence des entraves au développement des forces productives propres à la décadence de ce système.
La reconstruction consécutive à la Première Guerre mondiale ouvrit une phase de prospérité de seulement quelques années pendant lesquelles, comme avant l'éclatement du conflit, la vente aux marchés extra-capitalistes a constitué le débouché nécessaire à l'accumulation capitaliste. En effet, même si le monde était alors partagé entre les plus grandes puissances industrielles, il était cependant encore loin d'être dominé par les rapports de production capitalistes. Néanmoins, la capacité d'absorption des marchés extra-capitalistes devenant insuffisante au regard de la masse des marchandises produites par les pays industrialisés, la reprise se brisa rapidement sur l'écueil de la surproduction avec la crise de 1929.
Toute différente fut la période ouverte par la reconstruction consécutive à la Seconde Guerre mondiale qui surpassa les meilleurs indicateurs économiques de l'ascendance du capitalisme. Pendant plus de deux décennies, une croissance soutenue a été portée par les gains de productivité les plus importants de l'histoire du capitalisme, dus en particulier au perfectionnement du travail à la chaîne (fordisme), à l'automatisation de la production et leur généralisation partout où c'était possible.
Mais il ne suffit pas de produire des marchandises, il faut aussi les écouler sur le marché. En effet, la vente des marchandises produites par le capitalisme sert à couvrir le renouvellement des moyens de productions usés et de la force de travail (salaires des ouvriers). Elle assure donc la reproduction simple du capital (c'est-à-dire sans augmentation des moyens de production ou de consommation) mais elle doit aussi financer les dépenses improductives - qui vont des dépenses d'armement à l'entretien des capitalistes, en incluant également de nombreux autres postes sur lesquels nous allons revenir. Ensuite, s'il subsiste un solde positif, il peut être affecté à l'accumulation du capital.
Au sein des ventes effectuées annuellement par le capitalisme, la partie qui peut être dédiée à l'accumulation du capital, et qui participe ainsi à l'enrichissement réel de celui-ci, est nécessairement limitée du fait qu'elle est le solde de toutes les dépenses obligatoires. Historiquement, elle ne représente qu'un faible pourcentage de la richesse produite annuellement 12 et correspond essentiellement aux ventes réalisées dans le commerce avec des marchés extra-capitalistes (intérieurs ou externes) 13. C'est effectivement le seul moyen permettant au capitalisme de se développer (en dehors du pillage, légal ou non, des ressources des économies non capitalistes), c'est-à-dire de ne pas se trouver dans cette situation où "des capitalistes s'échangent entre eux et consomment leur production", ce qui, comme le dit Marx, "ne permet en rien une valorisation du capital" : "Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l'objet d'aucune demande du marché, et comment se fait-il qu'il faille en même temps chercher des commandes au loin, s'adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d'existence indispensables ? Uniquement parce qu'en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la disposition du consommateur que lorsqu'il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l'on dit que les capitalistes n'ont qu'à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation"14
Avec l'entrée en décadence du capitalisme, les marchés extra-capitalistes sont tendanciellement de plus en plus insuffisants, mais ils ne disparaissent pas pour autant et leur viabilité dépend également, tout comme en ascendance, des progrès de l'industrie. Or, que se passe-t-il lorsque les marchés extra capitalistes sont de moins en moins capables d'absorber les quantités croissantes de marchandises produites par le capitalisme. C'est alors la surproduction et, avec elle, la destruction d'une partie de la production, sauf si le capitalisme parvient à utiliser le crédit comme palliatif à cette situation. Mais, plus les marchés extra-capitalistes se raréfient et moins le crédit ainsi utilisé comme palliatif pourra être remboursé.
Ainsi, le débouché solvable à
la croissance des Trente Glorieuses a été constitué
par la combinaison de l'exploitation des marchés
extra-capitalistes encore existants à cette époque et
de l'endettement à mesure que les premiers ne suffisaient plus
à absorber toute l'offre. Il n'existe aucun autre moyen
possible (sauf de nouveau le pillage des richesses
extra-capitalistes) permettant l'expansion du capitalisme, à
cette époque comme à tout autre d'ailleurs. De
ce fait, les Trente Glorieuses apportent déjà leur
petite contribution à la formation de la masse actuelle des
dettes qui ne seront jamais remboursées et qui constituent une
véritable épée de Damoclès au dessus de
la tête du capitalisme.
Une autre caractéristique des Trente glorieuses est le poids des dépenses improductives dans l'économie. Celles-ci constituent notamment une part importante des dépenses de l'Etat qui, à partir de la fin des années 1940 et dans la plupart des pays industrialisés, connaissent une augmentation considérable. C'est une conséquence de la tendance historique au développement du capitalisme d'Etat, notamment du poids du militarisme dans l'économie qui se maintient à haut niveau après la Guerre mondiale, et également des politiques keynésiennes alors pratiquées et destinées à soutenir artificiellement la demande. Si une marchandise ou un service est improductif, cela signifie que sa valeur d'usage ne lui permet pas de s'intégrer dans le processus de la production 15 en participant à la reproduction simple ou élargie du capital. Il faut également considérer comme improductives des dépenses relatives à une demande au sein du capitalisme non nécessitée par les besoins de la reproduction simple ou élargie. Ce fut le cas en particulier durant les Trente Glorieuses d'augmentations de salaire à des taux s'approchant parfois de celui de la croissance de la productivité du travail dont ont "bénéficié" certaines catégories d'ouvriers, dans certains pays, en application des mêmes doctrines keynésiennes. En effet, le versement d'un salaire plus important que ce qui est strictement nécessaire à la reproduction de la force de travail a pour corollaire, au même titre que les allocations de misère versées au chômeurs ou que les dépenses improductives de l'Etat, le gaspillage de capitaux qui ne peuvent être consacrés à la valorisation du capital global. En d'autres termes, le capital affecté aux dépenses improductives, quelles qu'elles soient, est stérilisé.
La création par le keynésianisme d'un marché intérieur capable de donner une solution immédiate à l'écoulement d'une production industrielle massive a pu donner l'illusion d'un retour durable à la prospérité de la phase d'ascendance du capitalisme. Mais, ce marché étant totalement déconnecté des besoins de valorisation du capital, il a eu pour corollaire la stérilisation d'une portion significative de capital. Son maintien avait pour condition une conjonction de facteurs tout à fait exceptionnelle qui ne pouvait durer : la croissance soutenue de la productivité du travail qui, tout en finançant les dépenses improductives, était suffisante pour dégager un excédent permettant que se poursuive l'accumulation ; l'existence de marchés solvables - qu'il soient extra-capitalistes ou résultant de l'endettement - permettant la réalisation de cet excédent.
Une croissance de la productivité du travail comparable à celles des Trente Glorieuses n'a jamais été rééditée depuis lors. Cependant, même si cela pouvait advenir, l'épuisement total des marchés extra-capitalistes, les limites presque atteintes de la relance de l'économie au moyen de nouvelles augmentations de la dette mondiale déjà démesurée, signent l'impossibilité de la répétition d'une telle période de prospérité.
Dans les facteurs de la prospérité des
Trente Glorieuses ne figure pas, contrairement à l'analyse
effectuée dans La décadence du capitalisme, le
marché de la reconstruction. Suite à la Seconde Guerre
mondiale, la remise sur pieds de l'appareil productif n'a pas en
elle-même constitué un marché extra-capitaliste
ni été créatrice de valeur. Elle fut en bonne
partie le résultat d'un transfert de richesse, déjà
accumulée aux Etats-Unis, vers les pays à reconstruire
puisque le financement de l'opération a été
effectué au moyen du plan Marshall, constitué
essentiellement des dons du Trésor américain. Un tel
marché de la reconstruction ne peut pas non plus être
invoqué pour expliquer la courte phase de prospérité
ayant suivi la Première Guerre mondiale. C'est la raison pour
laquelle le schéma "guerre - reconstruction/prospérité",
qui, de façon empirique, a effectivement correspondu à
la réalité du capitalisme en décadence, n'a
cependant pas valeur d'une loi économique selon laquelle il
existerait un marché de la reconstruction permettant un
enrichissement du capitalisme.
L'analyse que nous faisons des forces motrices derrières les Trente glorieuses part d'un ensemble de constats objectifs dont les principaux sont les suivants.
Le produit
mondial par habitant double durant la phase ascendante du capitalisme
16
et le taux de croissance industrielle ne fera qu'augmenter pour
culminer à la veille de la Première Guerre 17.
A ce moment, les marchés qui lui avaient fourni son champ
d'expansion arrivent à saturation eu égard aux
besoins atteints par l'accumulation à l'échelle
internationale. C'est le début de la phase de décadence
signalée par deux guerres mondiales, la plus grande crise de
surproduction de tout les temps (1929-33), et un frein très
brutal à la croissance des forces productives (tant la
production industrielle que le produit mondial par habitant seront
quasiment divisés par deux entre 1913 et 1945 :
respectivement 2,8% et 0,9% l'an).
Ceci
n'empêchera nullement le capitalisme de connaître une
formidable croissance durant les Trente glorieuses :
le produit mondial par habitant triple, tandis que la production
industrielle fera plus que doubler (respectivement 2,9% et 5,2%
l'an). Non seulement ces taux sont bien supérieurs à
ce qu'ils étaient durant la période ascendante, mais
les salaires réels augmenteront aussi quatre fois plus
rapidement (ils sont multipliés par quatre alors qu'ils
avaient à peine doublé durant une période deux
fois plus longue entre 1850 et 1913) !
Comment un tel ‘miracle' a-t-il pu se produire ?
* ni par une demande extra-capitaliste résiduelle puisqu'elle était déjà insuffisante en 1914 et qu'elle a encore diminué ensuite 18 ;
* ni par l'endettement étatique ou les déficits budgétaires puisqu'ils diminuent très fortement durant les Trente glorieuses 19 ;
* ni par le crédit qui n'augmente sensiblement que suite au retour de la crise 20 ;
* ni par l'économie de guerre puisqu'elle est improductive : les pays les plus militarisés sont les moins performants et inversement ;
* ni par le plan Marshall dont l'impact est limité en importance et dans le temps 21 ;
* ni par les destructions de guerre puisque celles consécutives à la première n'avaient guère engendré de prospérité 22 ;
* ni par
le seul accroissement du poids de l'Etat dans l'économie,
puisque son plus que doublement durant l'entre-deux guerres n'avait
pas eu un tel effet 23,
qu'en 1960 son niveau (19%) est inférieur à celui de
1937 (21%), et qu'il comprend nombre de dépenses
improductives.
Le ‘miracle'
et son explication restent donc entiers, d'autant plus que :
(a) les économies sont exsangues au lendemain de la guerre,
(b) le pouvoir d'achat de tous les acteurs économiques est
au plus bas, (c) que ces derniers sont tous lourdement endettés,
(d) que l'énorme puissance acquise par les Etats-Unis est
fondée sur une économie de guerre improductive et
présentant de grandes difficultés de reconversion, et
(e) que ce ‘miracle' aura néanmoins lieu malgré la
stérilisation de masses croissantes de plus-value dans des
dépenses improductives !
En réalité, ce mystère n'en n'est plus un si l'on allie les analyses de Marx sur les implications des gains de productivité 24 et les apports de la Gauche Communiste sur le développement du capitalisme d'Etat en décadence. En effet, cette période se caractérise par :
a) Des gains de productivité jamais vus durant toute l'histoire du capitalisme, gains qui s'appuient sur la généralisation du travail à la chaîne et en continu (fordisme).
b) Des hausses très conséquentes de salaires réels, un plein emploi et la mise en place d'un salaire indirect fait d'allocations sociales diverses. Ce sont d'ailleurs les pays où ces hausses sont les plus fortes qui seront les plus performants et inversement.
c) Une prise en main de pans entiers de l'économie par l'Etat et une forte intervention de celui-ci dans les rapports capital-travail 25.
d) Toutes ces politiques keynésiennes ont également été encadrées sur certains plans au niveau international par l'OCDE, le GATT, le FMI, la Banque Mondiale, etc.
e) Enfin,
contrairement aux autres périodes, les Trente
glorieuses ont été
caractérisées par une croissance autocentrée
(c'est-à-dire avec relativement peu d'échanges
entre les pays de l'OCDE et le reste du monde), et
sans délocalisations malgré de très fortes
hausses de salaires réels et le plein emploi. En effet, la
mondialisation et les délocalisations sont des phénomènes
qui n'adviendront qu'à partir des années 1980 et
surtout 90.
Ainsi, en garantissant de façon contraignante et proportionnée la tri-répartition des gains de productivité entre les profits, les impôts et les salaires, le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste va assurer le bouclage du cycle d'accumulation entre une offre démultipliée de biens et services à prix décroissants (fordisme) et une demande solvable grandissante car indexée sur ces mêmes gains de productivité (keynésianisme). Les marchés étant ainsi assurés, le retour de la crise se manifestera par un retournement à la baisse du taux de profit qui, suite à l'épuisement des gains fordistes de productivité, diminuera de moitié entre la fin des années 1960 et 1982 26. Cette baisse drastique de la rentabilité du capital pousse au démantèlement des politiques d'après guerre au profit d'un capitalisme d'Etat dérégulé au début des années 1980. Si ce tournant a permis un rétablissement spectaculaire du taux de profit, grâce à la compression de la part salariale, la réduction de la demande solvable qui en découle maintien le taux d'accumulation et la croissance à l'étiage 27. Dès lors, dans un contexte désormais structurel de faibles gains de productivité, le capitalisme est contraint de faire pression sur les salaires et conditions de travail pour garantir la hausse de ses profits mais ce faisant, il restreint d'autant ses marchés solvables. Telles sont les racines :
a) des surcapacités et de la surproduction endémique ;
b) de l'endettement de plus en plus effréné pour pallier à la demande contrainte ;
c) des délocalisations à la recherche de main d'œuvre à faible coût ;
d) de la mondialisation pour vendre un maximum à l'exportation ;
e) de l'instabilité financière à répétition découlant des placements spéculatifs de capitaux qui n'ont plus d'occasions de procéder à des investissements d'élargissement.
Aujourd'hui, le taux de croissance est redescendu au niveau de l'entre-deux guerres, et un remake des Trente glorieuses est désormais impossible. Le capitalisme est condamné à s'enfoncer dans une barbarie croissante.
N'ayant pas
encore eu l'occasion d'être présentées en
tant que telles, les racines et implications de cette analyse seront
développées ultérieurement, car elle requiert un
retour sur certaines de nos analyses afin de parvenir à une
compréhension plus ample et cohérente du fonctionnement
et des limites du mode de production capitaliste 28.
A l'image de
nos prédécesseurs de Bilan
ou de la Gauche communiste de France, nous ne prétendons pas
être les détenteurs de la vérité "absolue
et éternelle" 29
et sommes tout à fait conscients que les débats qui
surgissent au sein de notre organisation ne peuvent que bénéficier
des apports et critiques constructives s'exprimant en dehors de
celle-ci. C'est la raison pour laquelle toutes les contributions qui
nous seront adressées seront les bienvenues et prise en compte
dans notre réflexion collective.
C.C.I.
1 Entre 1950 et 1973, le PIB mondial par habitant a augmenté à un rythme annuel voisin de 3% alors qu'entre 1870 et 1913 il augmentait au rythme de 1,3% (Maddison Angus, L'économie mondiale, OCDE, 2001 : 284).
2 Recueil d'articles de la presse du CCI publié en janvier 1981.
3 Troisième congrès du CCI [5], Revue internationale n°18, 3e trimestre 1979.
4 Revue internationale n°52 [6], 1e trimestre 1988.
5 Notamment à travers la publication dans la Revue internationale de la série "Comprendre la décadence du capitalisme" et en particulier l'article du n°56 [7], de même que la publication dans la Revue internationale n° 59 (4e trimestre 1989) de la présentation [8] de la résolution sur la situation internationale du 8e congrès du CCI relative au poids pris par l'endettement dans l'économie mondiale.
6 Le fait que cette position minoritaire existe depuis longtemps déjà au sein de notre organisation - les camarades qui la défendent actuellement la défendaient déjà en entrant dans le CCI - tout en permettant la participation à l'ensemble de nos activités, tant d'intervention que d'élaboration politique-théorique, illustre le bien fondé de la décision du CCI de ne pas avoir fait de son analyse du lien entre saturation des marchés et baisse du taux de profit et du poids respectifs de ces deux facteurs une condition d'adhésion à l'organisation.
7 Voir notamment à ce propos l'article "Réponse à la CWO sur la guerre dans la phase de décadence du capitalisme" publié en deux parties dans les n° 127 [9] et 128 [10] de la Revue internationale.
8 La meilleure exploitation des marchés extra-capitalistes est déjà présente dans La décadence du capitalisme. Elle est reprise et soulignée dans le 6e article [7] de la série "Comprendre la décadence du capitalisme" publié dans la Revue internationale n° 56, au sein duquel le facteur de l'endettement est également avancé alors que le "marché de la reconstruction" n'est pas repris.
9 Il existe au sein de chacune de ces trois positions des nuances qui ont été exprimées dans le débat. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, en rendre compte ici. Elles pourront apparaître, en fonction de l'évolution du débat, dans de futures contributions que nous publierons.
10 Internationalisme n°1, janvier 1945 : "Thèses sur la situation internationale".
11 Rien que pour les Etats-Unis, les dépenses de l'Etat fédéral qui ne représentaient que 3% du PIB en 1930, s'élèvent à environ 20% du PIB pendant les années 1950-60.
12 A titre d'exemple, durant la période 1870-1913, la vente aux marchés extra-capitalistes a dû représenter un pourcentage moyen annuel voisin de 2,3% du PIB mondial (chiffre calculé en fonction de l'évolution du PIB mondial entre ces deux dates ; source : https://www.theworldeconomy.org/publications/worldeconomy/frenchpdf/Madd... [11]). S'agissant d'un chiffre moyen, il est évidemment inférieur à la réalité des années ayant connu la plus forte croissance comme c'est le cas avant la Première Guerre mondiale.
13 A ce sujet, peu importe si ses ventes sont productives ou non, comme les armes, pour le destinataire final.
14 Livre III, section III : la loi tendancielle de la baisse du taux de profit, Chapitre X : Le développement des contradictions immanentes de la loi, Pléthore de capital et surpopulation.
15 Pour illustrer ce fait, il suffit de considérer la différence d'utilisation finale entre, d'une part, une arme, une annonce publicitaire, un cours de formations syndicale et, d'autre part, un outil, de la nourriture, des cours scolaires ou universitaires, des soins médicaux, etc.
16 De 0,53 % l'an entre 1820-70 à 1,3 % entre 1870-1913 (Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE : 284).
Taux de croissance annuel de la production industrielle mondiale1786-18202,5 %1820-18402,9 %1840-18703,3 %1870-18943,3 %1894-19134,7 %W.W. Rostow, The world economy : 662
18 Très important à la naissance du capitalisme, ce pouvoir d'achat interne aux pays développés ne représentait déjà plus que 5% à 20% en 1914, et était devenu marginal en 1945 : 2% à 12% (Peter Flora, State, Economy and Society in Western Europe 1815-1975, A Data Handbook, Vol II, Campus, 1987). Quand à l'accès au Tiers-Monde, il est amputé des deux tiers avec le retrait du marché mondial de la Chine, du bloc de l'Est, de l'Inde et de divers autres pays sous-développés. Quant au commerce avec le tiers restant, il chute de moitié entre 1952 et 1972 (P. Bairoch, Le Tiers-Monde dans l'impasse : 391-392) !
19 Les données sont publiées dans le n°114.
20 Les données sont publiées dans le n°121.
21 Le plan Marshall n'a eu qu'un très faible impact sur l'économie américaine : « Après la deuxième guerre mondiale... le pourcentage des exportations américaines par rapport à l'ensemble de la production a diminué dans une mesure non négligeable. Le Plan Marshall lui-même n'a pas provoqué dans ce domaine de changements bien considérables » (Fritz Sternberg, Le conflit du siècle : 577), l'auteur en conclut que c'est donc le marché intérieur qui a été déterminant dans la reprise.
22 Les données et l'argumentation sont développées dans notre article du n°128. Nous y reviendrons car, conformément à Marx, la dévalorisation et destruction de capitaux permettent effectivement de régénérer le cycle d'accumulation et d'ouvrir de nouveaux marchés. Cependant, une étude minutieuse nous a montré que, si ce facteur a pu jouer, il fut relativement faible, limité dans le temps et à l'Europe et au Japon.
23 La part des dépenses publiques totales dans le PIB des pays de l'OCDE passe de 9% à 21% de 1913 à 1937 (cf. n°114).
24 En effet, la productivité n'est qu'une autre expression de la loi de la valeur - puisqu'elle représente l'inverse du temps de travail -, et elle est à la base de l'extraction de la plus-value relative si caractéristique de cette période.
25 La part des dépenses publiques dans les pays de l'OCDE fait plus que doubler entre 1960 à 1980 : de 19% à 45% (n°114).
26 Graphiques dans les n°115, 121 et 128.
27 Graphiques et données dans le n°121 ainsi que dans notre analyse de la croissance en Asie de l'Est : https://fr.internationalism.org/ICConline/2008/crise_economique_Asie_Sud_est.htm [12].
28 Le lecteur pourra néanmoins trouver nombre d'éléments factuels, ainsi que certains développements théoriques dans nos divers articles parus dans les n°114 [13], 115 [14], 121 [15], 127 [16], 128 [17], et dans notre analyse de la croissance en Asie de l'Est.
29 "Aucun groupe ne possède en exclusivité la 'vérité absolue et éternelle'" comme le disait la GCF. Voir à ce propos notre article "Il y a 60 ans : une conférence de révolutionnaires internationalistes [18]" dans la Revue internationale n° 132.
Il y a 90 ans, la révolution prolétarienne culminait de façon tragique en Allemagne dans les luttes de 1918 et 1919. Après la prise héroïque du pouvoir par le prolétariat en Russie en Octobre 1917, le cœur de la bataille pour la révolution mondiale se déplaça vers l'Allemagne. C'est là que fut menée la bataille décisive, et elle fut perdue. La bourgeoisie mondiale a toujours voulu ensevelir ces événements dans l'oubli. Comme elle ne peut nier que des luttes se sont déroulées, elle prétend qu'elles avaient pour but "la démocratie" et "la paix" - en d'autres termes, les mêmes "merveilleuses" conditions qui règnent aujourd'hui en Allemagne capitaliste.
Le but de la série que nous commençons avec cet article est de montrer que la bourgeoisie en Allemagne fut à deux doigts de perdre le pouvoir face au mouvement révolutionnaire. Malgré sa défaite, la révolution allemande, comme la révolution russe, doit être un encouragement pour nous aujourd'hui. Elle nous rappelle qu'il n'est pas seulement nécessaire mais aussi possible de renverser la domination du capitalisme mondial.
Cette série sera constituée de cinq articles. Le premier est dédié à la façon dont le prolétariat révolutionnaire s'est rallié à son principe internationaliste face à la Première Guerre mondiale. Le deuxième traitera les luttes révolutionnaires de 1918. Le troisième sera consacré au drame qui s'est joué lors de la fondation du Parti communiste fin 1918. Le quatrième examinera la défaite de 1919. Le dernier traitera de la signification historique de l'assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, ainsi que de l'héritage que ces révolutionnaires nous ont transmis.
La vague révolutionnaire internationale qui a débuté contre la Première Guerre mondiale, se produisit quelques années à peine après la plus grande défaite politique subie par le mouvement ouvrier : l'effondrement de l'Internationale socialiste en août 1914. Examiner pourquoi la guerre a pu éclater et pourquoi l'Internationale a failli, constitue donc un élément essentiel pour comprendre la nature et le cours des révolutions en Russie et en Allemagne.
Depuis le début du xxe siècle, la menace de la guerre mondiale était dans l'air. Les grandes puissances la préparaient fiévreusement. Le mouvement ouvrier la prévoyait et mettait en garde contre elle. Mais son éclatement fut retardé par deux facteurs. L'un d'eux était l'insuffisance de la préparation militaire des principaux protagonistes. L'Allemagne, par exemple, achevait la construction d'une marine de guerre capable de rivaliser avec celle de la Grande-Bretagne, maîtresse des océans. Elle convertit l'île de Helgoland en base navale de haute mer, termina la construction du canal entre la Mer du Nord et la Baltique, etc. A la fin de la première décennie du siècle, ces préparatifs étaient arrivés à leur terme. Cela confère d'autant plus d'importance au second facteur : la peur de la classe ouvrière. Cette peur n'était pas une hypothèse purement spéculative du mouvement ouvrier. D'importants représentants de la bourgeoisie l'exprimaient explicitement. Von Bulow, Chancelier d'Allemagne, déclara que c'était principalement à cause de la peur à l'égard de la Social-démocratie que la guerre était reportée. Paul Rohrbach, infâme propagandiste des cercles bellicistes ouvertement impérialistes de Berlin, écrivait : "à moins qu'une catastrophe élémentaire n'ait lieu, la seule chose qui puisse contraindre l'Allemagne à maintenir la paix, c'est la faim de ceux qui n'ont pas de pain." Le général von Bernhardi, éminent théoricien militaire de l'époque, soulignait dans son livre La guerre d'aujourd'hui (1913) que la guerre moderne comportait des risques élevés du fait qu'elle devait mobiliser et discipliner des millions de personnes. Ce point de vue ne se fondait pas seulement sur des considérations théoriques mais sur l'expérience pratique de la première guerre impérialiste du xxe siècle entre pays de première importance. Cette guerre, qui avait mis aux prises la Russie et le Japon (1904-1905), avait donné naissance au mouvement révolutionnaire de 1905 en Russie.
Ce genre de considérations nourrissait au sein du mouvement ouvrier l'espoir que la classe dominante n'oserait pas déclencher la guerre. Cet espoir dissimulait les divergences au sein de l'Internationale socialiste, au moment même où la clarification dans le prolétariat requérait un débat ouvert. Le fait qu'aucune composante du mouvement socialiste international ne "voulait" la guerre donnait une impression de force et d'unité. Pourtant l'opportunisme et le réformisme ne s'opposaient pas à la guerre par principe mais craignaient simplement qu'elle ne leur fasse perdre leur statut légal et financier si elle éclatait. Pour sa part, le "centre marxiste" autour de Kautsky redoutait la guerre principalement parce qu'elle détruirait l'illusion d'unité du mouvement ouvrier qu'il voulait maintenir à tout prix.
Ce qui parlait en faveur de la capacité de la classe ouvrière d'empêcher la guerre, c'était surtout l'intensité de la lutte de classe en Russie. Ici, les ouvriers n'avaient pas mis longtemps à se remettre de la défaite du mouvement de 1905. À la veille de la Première Guerre mondiale, une nouvelle vague de grèves de masse atteignait un sommet dans l'empire des Tsars. Dans une certaine mesure, la situation de la classe ouvrière dans ce pays ressemblait à celle de la Chine aujourd'hui : elle constituait une minorité de l'ensemble de la population, mais était hautement concentrée dans des usines modernes financées par le capital international, férocement exploitée dans un pays arriéré ne disposant pas des mécanismes de contrôle politique du libéralisme parlementaire bourgeois. Il y a cependant une différence importante : le prolétariat russe avait été éduqué dans les traditions socialistes de l'internationalisme tandis que les ouvriers chinois d'aujourd'hui souffrent toujours du cauchemar de la contre-révolution nationaliste stalinienne.
Tout cela faisait de la Russie une menace pour la stabilité capitaliste.
Mais la Russie n'était pas un exemple significatif du rapport de force international entre les classes. Le cœur du capitalisme, et des tensions impérialistes se situait en Europe occidentale et centrale. Ce n'est pas en Russie mais en Allemagne que se trouvait la clé de la situation mondiale. L'Allemagne était le pays qui contestait l'ordre mondial des anciennes puissances coloniales. Et c'était aussi le pays dont le prolétariat était le plus fort, le plus concentré, avec l'éducation socialiste la plus développée. Le rôle politique de la classe ouvrière allemande s'illustrait notamment par le fait que les principaux syndicats y avaient été fondés par le parti socialiste, tandis qu'en Grande-Bretagne - l'autre nation capitaliste dominante en Europe - le socialisme n'apparaissait que comme un appendice du mouvement syndical. En Allemagne, les luttes quotidiennes des ouvriers avaient traditionnellement lieu dans l'optique du grand but socialiste final.
A la fin du xixe siècle cependant, un processus de dépolitisation des syndicats socialistes, d'"émancipation" de ces derniers vis-à-vis du parti socialiste, avait commencé en Allemagne. Les syndicats mettaient ouvertement en cause l'unité entre le mouvement et le but final. Le théoricien du parti, Edouard Bernstein, ne fit que généraliser cette orientation avec sa formule célèbre : "le mouvement est tout, le but n'est rien". Cette mise en question du rôle dirigeant de la Social-démocratie au sein du mouvement ouvrier, de la primauté du but sur le mouvement, provoqua un conflit entre le parti socialiste, le SPD, et ses propres syndicats. Après la grève de masse de 1905 en Russie, ce conflit s'intensifia. Il se termina par la victoire des syndicats sur le parti. Sous l'influence du "centre" autour de Kautsky - qui voulait maintenir "l'unité" du mouvement ouvrier à tout prix - le parti décida que la question de la grève de masse était l'affaire des syndicats1. Mais dans la grève de masse était contenue toute la question de la révolution prolétarienne à venir ! Ainsi, à la veille de la première Guerre mondiale, la classe ouvrière allemande et internationale se trouvait politiquement désarmée.
Déclarer le caractère non politique des syndicats constituait une préparation à l'intégration du mouvement syndical dans l'État capitaliste. Cela fournit à la classe dominante l'organisation de masse dont elle avait besoin pour mobiliser les ouvriers pour la guerre. A son tour, cette mobilisation dans le cœur du capitalisme allait permettre de démoraliser et désorienter les ouvriers en Russie - pour qui l'Allemagne constituait la principale référence - et briser le mouvement de grèves de masse qui s'y déroulait.
Le prolétariat russe qui menait des grèves de masse depuis 1911, avait déjà derrière lui une expérience récente de crises économiques, de guerres et de luttes révolutionnaires. Ce n'était pas le cas en Europe occidentale et centrale. Là, la guerre éclata au terme d'une longue période de développement économique, où la classe ouvrière avait connu de véritables améliorations de ses conditions d'existence, des augmentations de salaires et la baisse du chômage, mais aussi le développement d'illusions réformistes ; une période durant laquelle c'est à la périphérie du capitalisme mondial que les guerres s'étaient principalement déroulées. La première grande crise économique mondiale n'allait éclater que 15 ans plus tard, en 1929. La phase de décadence du capitalisme n'a pas commencé par une crise économique comme l'attendait traditionnellement le mouvement ouvrier, mais par la crise de la guerre mondiale. Avec la défaite et l'isolement de l'aile gauche du mouvement ouvrier sur la question de la grève de masse, il n'y avait plus de raison pour la bourgeoisie de reporter plus longtemps sa course à la guerre impérialiste. Au contraire, tout retard ne pouvait que lui être fatal. Attendre ne pouvait que signifier attendre que se développent la crise économique, la lutte de classe et la conscience révolutionnaire de son fossoyeur !
Le cours à la guerre mondiale était ainsi ouvert. Son éclatement provoqua l'effondrement de l'Internationale socialiste. A la veille de la guerre, la Social-démocratie organisa des manifestations de protestation dans toute l'Europe. La direction du SPD envoya Friedrich Ebert (futur assassin de la révolution) à Zürich en Suisse avec les fonds du parti pour empêcher qu'ils soient confisqués, et Bruno Haase, éternel hésitant, à Bruxelles pour organiser la résistance internationale contre la guerre. Mais une chose est de s'opposer à la guerre avant qu'elle n'éclate, autre chose est de se positionner contre elle une fois qu'elle a commencé. Et là, les serments de solidarité prolétarienne, solennellement prononcés aux congrès internationaux de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912, s'avérèrent en grande partie platoniques. Même certains membres de l'aile gauche qui avaient soutenu des actions immédiates apparemment radicales contre la guerre - Mussolini en Italie, Hervé en France - se rallièrent à ce moment-là au camp du chauvinisme.
L'étendue du fiasco de l'Internationale surprit tout le monde. Il est bien connu qu'au début Lénine pensait que les déclarations de la presse du parti allemand en faveur de la guerre étaient l'œuvre de la police pour déstabiliser le mouvement socialiste à l'étranger. Même la bourgeoisie semblait avoir été surprise par l'étendue de la trahison de ses principes par la Social-démocratie. Elle avait principalement misé sur les syndicats pour mobiliser les ouvriers et avait passé des accords secrets avec leur direction à la veille de la guerre. Dans certains pays, de grandes parties de la Social-démocratie s'opposèrent réellement à la guerre. Cela montre que l'ouverture politique du cours à la guerre ne signifiait pas automatiquement la trahison des organisations politiques. Mais la faillite de la Social-démocratie dans les principaux pays belligérants en était d'autant plus frappante. En Allemagne, dans certains cas, même les éléments plus résolument opposés à la guerre ne firent pas entendre leur voix au début. Au Reichstag où 14 membres de la fraction parlementaire de la Social-démocratie étaient contre le vote des crédits de guerre et 78 pour, même Karl Liebknecht se soumit au début à la discipline traditionnelle de la fraction.
Comment l'expliquer ?
Pour cela, il faut évidemment commencer par situer les évènements dans leur contexte objectif. A cet égard, le changement fondamental dans les conditions de la lutte de classe du fait de l'entrée dans une nouvelle époque historique de guerres et de révolutions est décisif. C'est dans ce contexte qu'on peut pleinement comprendre que le passage des syndicats dans le camp de la bourgeoisie était historiquement inévitable. Puisque ces organisations étaient l'expression d'une étape particulière de la lutte de classe au cours de laquelle la révolution n'était pas encore à l'ordre du jour, ils n'ont jamais été des organes révolutionnaires par nature ; avec la nouvelle période, durant laquelle la défense des intérêts immédiats de n'importe quelle partie du prolétariat impliquait désormais une dynamique vers la révolution, ils ne pouvaient plus servir leur classe d'origine et ne pouvaient survivre qu'en rejoignant le camp ennemi.
Mais ce qui s'explique clairement pour les syndicats s'avère insuffisant quand on examine le cas des partis sociaux-démocrates. Il est clair qu'avec la Première Guerre mondiale, les partis perdirent leur ancien centre de gravité, la mobilisation pour les élections. Et il est également vrai que le changement des conditions faisait aussi disparaître les fondements mêmes de l'existence de partis politiques de masse de la classe ouvrière. Face à la guerre et à la révolution, un parti prolétarien doit être capable de nager contre le courant et même d'aller contre l'état d'esprit dominant dans la classe dans son ensemble. Mais la tâche principale d'une organisation politique de la classe ouvrière - la défense du programme et, en particulier, de l'internationalisme prolétarien - ne change pas avec le changement d'époque. Au contraire, elle prend encore plus d'importance. Aussi, bien qu'il fût historiquement inévitable que les partis socialistes connaissent une crise face à la guerre mondiale et que les courants en leur sein infestés par le réformisme et l'opportunisme trahissent, cela ne suffit cependant pas à expliquer ce que Rosa Luxemburg qualifie de "crise de la Social-démocratie".
Il est également vrai qu'un changement historique fondamental provoque nécessairement une crise programmatique ; les anciennes tactiques éprouvées depuis longtemps et même les principes apparaissent soudainement périmés - comme la participation aux élections parlementaires, le soutien aux mouvements nationaux ou aux révolutions bourgeoises. Mais sur ce point, nous devons nous rappeler que beaucoup de révolutionnaires de l'époque, tout en ne comprenant pas encore les implications programmatiques et tactiques de la nouvelle période, furent néanmoins capables de rester fidèles à l'internationalisme prolétarien.
Chercher à expliquer ce qui est arrivé uniquement à partir des conditions objectives revient à considérer que tout ce qui se passe dans l'histoire est dès le départ inévitable. Avec un tel point de vue, on remet en question la possibilité de tirer des leçons de l'histoire puisque nous sommes nous-mêmes le produit des "conditions objectives". Aucun véritable marxiste ne niera l'importance de ces conditions objectives. Mais si nous examinons l'explication que les révolutionnaires de l'époque ont donnée eux-mêmes de la catastrophe qu'a connue le mouvement socialiste en 1914, on voit qu'ils ont avant tout mis en avant l'importance des facteurs subjectifs.
L'une des raisons principales de la faillite du mouvement socialiste réside dans son sentiment illusoire d'invincibilité, sa conviction erronée que la victoire était certaine. La Seconde Internationale fondait cette conviction sur trois éléments essentiels déjà identifiés par Marx qui étaient la concentration du capital et des moyens de production à un pôle de la société et du prolétariat dépossédé à l'autre ; l'élimination des couches sociales intermédiaires dont l'existence brouillait la principale contradiction sociale ; et l'anarchie croissante du mode de production capitaliste, s'exprimant en particulier sous la forme de la crise économique et contraignant le fossoyeur du capitalisme, le prolétariat, à mettre en question le système lui-même. En lui-même, ce point de vue était tout à fait valable. Ces trois conditions pour le socialisme sont le produit de contradictions objectives qui se développent indépendamment de la volonté des classes sociales et, à long terme, s'imposent inévitablement. Néanmoins, elles donnent naissance à deux conclusions très problématiques. La première, c'est que la victoire est inéluctable. La seconde, c'est que la victoire ne peut être contrecarrée que si la révolution éclate de façon prématurée, si le mouvement ouvrier cède aux provocations.
Ces conclusions étaient d'autant plus dangereuses qu'elles étaient profondément, bien que partiellement, justes. Il est vrai que le capitalisme crée inévitablement les conditions matérielles de la révolution et du socialisme. Et le danger de la provocation, par la classe dominante, de confrontations prématurées est très réel. Nous verrons toute l'importance tragique revêtue par cette dernière question dans les troisième et quatrième parties de cette série.
Mais le problème de ce schéma de l'avenir socialiste est qu'il n'accorde aucune place aux phénomènes nouveaux tels que les guerres impérialistes entre les puissances capitalistes modernes. La question de la guerre mondiale n'entrait pas dans ce schéma. Nous avons déjà vu que le mouvement ouvrier reconnaissait l'inévitabilité de la guerre longtemps avant qu'elle n'éclate réellement. Mais pour l'ensemble de la Social-démocratie, le reconnaître ne l'amena pas du tout à conclure que la victoire du socialisme n'était pas inévitable. Ces deux parties de l'analyse de la réalité restèrent séparées l'une de l'autre d'une façon qui peut apparaître quasiment schizophrénique. Cette incohérence, tout en pouvant être fatale, n'est pas inhabituelle. Beaucoup des grandes crises et des grandes désorientations dans l'histoire du mouvement ouvrier proviennent de l'enfermement dans les schémas du passé, du retard de la conscience sur l'évolution de la réalité. On peut par exemple citer le soutien au Gouvernement provisoire et à la poursuite de la guerre par le Parti bolchevique après Février 1917 en Russie. Le Parti était prisonnier du schéma de la révolution bourgeoise légué par 1905 et qui se révéla inadéquat dans le contexte nouveau de la guerre mondiale. Il a fallu les Thèses d'avril de Lénine et des mois de discussions intenses pour sortir de la crise.
Peu avant sa mort en 1895, Friedrich Engels fut le premier à tenter de tirer les conclusions nécessaires de la perspective d'une guerre généralisée en Europe. Il déclara qu'elle poserait l'alternative historique : socialisme ou barbarie. L'inévitabilité de la victoire du socialisme était ouvertement mise en question. Mais même Engels ne parvint pas à tirer immédiatement toutes les conclusions de cette vision. De ce fait, il ne parvint pas à comprendre que l'apparition du courant oppositionnel des Die Jungen ("les Jeunes") dans le parti allemand, malgré toutes ses faiblesses, était une expression authentique d'un mécontentement justifié vis-à-vis du cadre des activités du parti (principalement orientées vers le parlementarisme) devenu largement insuffisant. Face à la dernière crise du parti qu'il a connue avant sa mort, Engels pesa de tout son poids en faveur de la défense du maintien du statu quo dans le parti, au nom de la patience et de la nécessité d'éviter les provocations.
C'est Rosa Luxemburg qui, dans sa polémique contre Bernstein au tournant du siècle, allait tirer les conclusions décisives de la vision mise en avant par Engels sur la perspective "socialisme ou barbarie". Bien que la patience constitue l'une des principales vertus du mouvement ouvrier et qu'il faille éviter les confrontations prématurées, historiquement, le principal danger qui se présentait n'était plus que la révolution ait lieu trop tôt mais qu'elle ait lieu trop tard. Ce point de vue porte toute son insistance sur la préparation active de la révolution, sur l'importance centrale du facteur subjectif.
Cette condamnation du fatalisme qui commençait à dominer la Seconde Internationale, cette restauration du marxisme, allait devenir l'une des lignes de démarcation de toute l'opposition de gauche révolutionnaire avant et pendant la Première Guerre mondiale 2.
Comme Rosa Luxemburg allait l'écrire dans sa brochure La crise de la Social-démocratie : "Le socialisme scientifique nous a appris à comprendre les lois objectives du développement historique. Les hommes ne font pas leur histoire de toutes pièces. Mais ils la font eux-mêmes. Le prolétariat dépend dans son action du degré de développement social de l'époque, mais l'évolution sociale ne se fait pas non plus en dehors du prolétariat, celui-ci est son impulsion et sa cause, tout autant que son produit et sa conséquence."
Précisément parce qu'elle a découvert les lois objectives de l'histoire, pour la première fois une force sociale, la classe du prolétariat conscient, peut mettre en pratique de façon délibérée sa volonté. Elle ne fait pas seulement l'histoire, elle peut en influencer consciemment le cours.
"Dans l'histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l'histoire, de donner à l'action sociale des hommes un sens conscient, d'introduire dans l'histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l'humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce 'bond' lui-même n'est pas étranger aux lois d'airain de l'histoire, il est lié aux milliers d'échelons précédents de l'évolution, une évolution douloureuse et bien trop lente. Et ce bond ne saurait être accompli si, de l'ensemble des prémisses matérielles accumulées par l'évolution, ne jaillit pas l'étincelle de la volonté consciente de la grande masse populaire" (ibid.).
Le prolétariat doit faire "son apprentissage (...) et [tenter] de prendre en main son propre destin, de s'emparer du gouvernail de la vie sociale. Lui qui était le jouet passif de son histoire, il tente d'en devenir le pilote lucide" (ibid.).
Pour le marxisme, reconnaître l'importance des lois objectives de l'histoire et des contradictions économiques - ce que les anarchistes nient ou ignorent - va de pair avec la reconnaissance des éléments subjectifs 3. Ils sont intimement liés et s'influencent réciproquement. On peut l'observer par rapport aux facteurs les plus importants qui ont peu à peu sapé la vie prolétarienne dans l'Internationale. L'un des ces facteurs était l'érosion de la solidarité au sein du mouvement ouvrier. Celle-ci était évidemment favorisée par l'expansion économique qui a précédé 1914 et les illusions réformistes que cette dernière a engendrées. Mais elle résultait également de la capacité de la classe ennemie à apprendre de son expérience. Bismarck avait introduit des procédés d'assurance sociale (en même temps que les lois anti-socialistes) afin de remplacer la solidarité entre les travailleurs par leur dépendance individuelle vis-à-vis ce qui allait devenir plus tard "l'État providence". Après que la tentative de Bismarck de détruire le mouvement ouvrier en le mettant hors la loi eut échoué, le gouvernement de la bourgeoisie impérialiste qui lui succéda à la fin du xixe siècle, renversa sa tactique. Ayant pris conscience que les conditions de répression stimulaient la solidarité ouvrière, le gouvernement retira les lois anti-socialistes et invita de façon répétée la Social-démocratie à participer à "la vie politique" (c'est-à-dire à la direction de l'État), l'accusant de renoncer de façon "sectaire" aux "seuls moyens pratiques" permettant une réelle amélioration de la vie des ouvriers.
Lénine a montré le lien qui existe entre les niveaux objectif et subjectif concernant un autre facteur décisif dans la déliquescence des principaux partis socialistes. C'est la transformation de la lutte pour la libération de l'humanité en une routine quotidienne vide. Identifiant trois courants au sein de la Social-démocratie, il présentait le second courant "dit du "centre", qui hésite entre les social-chauvins et les véritables internationalistes", en le caractérisant ainsi : "Le 'centre', ce sont des hommes de routine, rongés par un légalisme pourri, corrompus par l'atmosphère du parlementarisme, etc., des fonctionnaires habitués aux sinécures et à un travail 'de tout repos'. Historiquement et économiquement parlant, ils ne représentent pas une couche distincte. Ils représentent simplement la transition entre une phase révolue du mouvement ouvrier, celle de 1871-1914 (...) et une phase nouvelle, devenue objectivement nécessaire depuis la Première Guerre impérialiste mondiale, qui a inauguré l'ère de la révolution sociale" 4.
Pour les marxistes de l'époque, la "crise de la Social-démocratie" n'était pas quelque chose qui se déroulait en dehors de leur champ d'action. Ils se sentaient responsables personnellement de ce qui était arrivé. Pour eux, la faillite du mouvement ouvrier de l'époque était leur propre faillite. Comme le dit Rosa Luxemburg, "nous avons les victimes de la guerre sur la conscience".
Ce qui est remarquable dans la faillite de l'Internationale socialiste, c'est qu'elle n'était due en premier lieu ni à une inadéquation du programme, ni à une analyse erronée de la situation mondiale.
"Le prolétariat mondial ne souffre pas d'un manque de principes, de programmes ou de slogans mais d'un manque d'action, de résistance efficace, de capacité d'attaquer l'impérialisme au moment décisif."5
Pour Kautsky, l'incapacité à maintenir l'internationalisme prouvait l'impossibilité de le faire. Il en déduisait que l'Internationale était essentiellement un instrument des temps de paix qui devait être mis de côté en temps de guerre. Pour Rosa Luxemburg comme pour Lénine, le fiasco d'août 1914 venait par dessus tout de l'érosion de l'éthique de la solidarité prolétarienne internationale au sein de la direction de l'Internationale.
"Alors se produisit l'horrible, l'incroyable 4 août 1914. Devait-il avoir lieu ? Un événement d'une telle importance ne peut être un simple accident. Il doit avoir des causes objectives profondes, significatives. Mais peut-être que ces causes se trouvent dans les erreurs des dirigeants du prolétariat, dans la Social-démocratie elle-même, dans le fait que notre volonté de lutter avait fléchi, que notre courage et nos convictions nous ont abandonnés" (ibidem., souligné par nous).
La faillite de l'Internationale socialiste fut un événement d'une importance historique et une défaite politique cruelle. Mais elle ne constitua pas une défaite décisive, c'est-à-dire irréversible, pour toute une génération. Une première indication de cela fut que les couches les plus politisées de prolétariat restèrent loyales envers l'internationalisme prolétarien. Richard Müller, dirigeant du groupe "Revolutionäre Obleute", des délégués d'usines de la métallurgie, rappelait : "Dans la mesure où les grandes masses populaires, déjà avant la guerre, avaient été éduquées sous l'influence de la presse socialiste et des syndicats, et avaient des opinions précises sur l'Etat et la société, et bien qu'au début, elles n'aient rien exprimé ouvertement, elles rejetèrent directement la propagande de guerre et la guerre" 6. Cela constitue un contraste frappant avec la situation des années 1930, à la suite de la victoire du stalinisme en Russie et du fascisme en Allemagne, où les ouvriers les plus avancés furent entraînés sur le terrain politique du nationalisme et de la défense de la patrie (impérialiste) "anti-fasciste" ou "socialiste".
La mise en œuvre de la mobilisation pour la guerre n'était donc pas la preuve d'une défaite profonde mais d'un accablement temporaire des masses. Cette mobilisation s'accompagna de scènes d'hystérie de masse. Mais il ne faut pas confondre ces manifestations avec un engagement actif de la population comme on en avait vu pendant les guerres nationales de la bourgeoisie révolutionnaire en Hollande ou en France. L'intense agitation publique de 1914 trouve ses racines avant tout dans le caractère massif de la société bourgeoise moderne et dans des moyens de propagande et de manipulation à la disposition de l'Etat capitaliste inconnus jusqu'alors. En ce sens, l'hystérie de 1914 n'était pas complètement nouvelle. En Allemagne, on avait déjà assisté à un phénomène semblable lors de la Guerre franco-prussienne de 1870. Mais elle prenait une nouvelle qualité avec le changement de nature de la guerre moderne.
Il semble que le mouvement ouvrier ait sous-estimé la puissance du gigantesque séisme politique, économique et social provoqué par la guerre mondiale. Des événements d'une échelle et d'une violence si colossales, au-delà du contrôle de toute force humaine, sont propres à susciter les émotions les plus extrêmes. Certains anthropologues pensent que la guerre réveille un instinct de défense d'"auto-préservation", chose que les êtres humains partagent avec d'autres espèces. Que ce soit vrai ou non, ce qui est certain, c'est que la guerre moderne réveille de très anciennes peurs qui sommeillent dans notre mémoire historique collective, qui ont été transmises de génération en génération par la culture et les traditions, de façon consciente ou non : la peur de la mort, de la faim, du viol, du bannissement, de l'exclusion, de la privation, de l'asservissement. Le fait que la guerre impérialiste généralisée moderne ne soit plus limitée aux militaires professionnels mais entraîne toute la société et introduise des armements ayant une puissance destructrice sans précédent, ne peut qu'augmenter la panique qu'elle crée. À cela il faut ajouter les profondes implications morales. Dans la guerre mondiale, non seulement une caste particulière de soldats mais des millions de travailleurs enrôlés dans l'armée sont amenés à s'entretuer. Le reste de la société, à l'arrière du front, doit travailler au même but. Dans cette situation, la morale fondamentale qui rend toute société humaine possible, ne s'applique plus. Comme le dit Rosa Luxemburg : "tous les peuples qui entreprennent le meurtre organisé se transforment en une horde barbare."7
Tout cela produisit au moment de l'éclatement de la guerre une véritable psychose de masse et une atmosphère de pogrom généralisé. Rosa Luxemburg rend compte de la façon dont les populations de villes entières se transformèrent en populace affolée. Les germes de toute la barbarie du xxe siècle, y compris Auschwitz et Hiroshima, étaient déjà contenus dans cette guerre.
Comment le parti des ouvriers aurait-il dû réagir à l'éclatement de la guerre ? En décrétant la grève de masse ? En appelant les soldats à déserter ? Non-sens, répond Rosa Luxemburg. La première tâche des révolutionnaires était de résister à ce que, par le passé, Wilhelm Liebknecht avait qualifié de cyclone de passions humaines en se référant à la guerre de 1870.
"De telles explosions de 'l'âme populaire' sont stupéfiantes, sidérantes, écrasantes par leur fureur élémentaire. On se sent impuissant, comme devant une puissance supérieure. C'est comme une force majeure. Elle n'a pas d'adversaire tangible. Elle est comme une épidémie, chez les gens, dans l'air, partout. (...) Aussi, ce n'était pas rien à l'époque de nager contre le courant" 8.
En 1870, la Social-démocratie nagea contre le courant. Commentaire de Rosa Luxemburg : "Ils sont restés à leur poste et pendant quarante ans, la Social-démocratie a vécu sur la force morale avec laquelle elle s'était opposée à un monde d'ennemis" 9.
Et là, elle en arrive au cœur, au point crucial de son argumentation : "La même chose aurait pu arriver aujourd'hui. Au départ, nous n'aurions peut-être rien accompli d'autre que de sauver l'honneur du prolétariat, et les milliers de prolétaires qui meurent dans les tranchées dans une obscurité mentale, ne seraient pas morts dans une confusion spirituelle mais avec la certitude que ce qui avait été tout pour eux au cours de leur vie, l'Internationale, la Social-démocratie libératrice était autre chose qu'un lambeau de rêve. La voix de notre parti aurait agi comme rabat-joie face à l'intoxication chauvine de masses. Elle aurait préservé le prolétariat intelligent du délire, elle aurait freiné la capacité de l'impérialisme à empoisonner et abrutir les masses en un temps incroyablement court. Et avec le déroulement de la guerre, (...) tous les éléments vivants, honnêtes, progressifs et humains se seraient ralliés à l'étendard de la Social-démocratie" 10.
Conquérir ce "prestige moral incomparable" constitue la première tâche des révolutionnaires face à la guerre.
Pour Kautsky et ses semblables, il était impossible de comprendre de telles préoccupations envers les dernières pensées que pouvaient avoir les prolétaires en uniforme avant de mourir. Pour lui, provoquer la colère de la foule et la répression de l'Etat une fois que la guerre avait éclaté n'était qu'un geste inutile et vain. Le socialiste français Jaurès avait déclaré dans le passé : l'Internationale représente toute la force morale du monde. Maintenant, beaucoup de ses anciens dirigeants ne savaient plus que l'internationalisme n'est pas un geste vain mais l'épreuve de vie ou de mort du socialisme international.
La faillite du Parti socialiste conduisit à une situation véritablement dramatique. La première conséquence, c'est qu'elle permettait une perpétuation apparemment indéfinie de la guerre. La stratégie militaire de la bourgeoisie allemande était la suivante : éviter l'ouverture d'un deuxième front, gagner une victoire rapide sur la France, puis envoyer toutes ses forces sur le front oriental pour que la Russie capitule. Sa stratégie contre la classe ouvrière suivait le même principe : la prendre par surprise et obtenir la victoire avant qu'elle ait le temps de recouvrer une orientation.
Dès septembre 1914 (Bataille de la Marne), l'invasion de la France avait totalement échoué et, avec elle, l'ensemble de la stratégie fondée sur une victoire rapide. Non seulement la bourgeoisie allemande mais toute la bourgeoisie mondiale se trouvait maintenant prise au piège d'un dilemme face auquel elle ne pouvait ni reculer, ni abandonner. Il s'ensuivit des massacres sans précédent de millions de soldats, complètement insensés même du point de vue capitaliste. Le prolétariat lui-même était piégé sans que n'existe aucune perspective immédiate qu'il puisse mettre fin à la guerre de sa propre initiative. Le danger qui surgit alors, c'était la destruction de la condition matérielle et culturelle la plus essentielle pour le socialisme : le prolétariat lui-même.
Les révolutionnaires sont rattachés à leur classe comme la partie l'est au tout. Les minorités de la classe ne peuvent jamais remplacer l'auto-activité et la créativité des masses, mais il y a des circonstances dans l'histoire où l'intervention des révolutionnaires peut avoir une influence décisive. De tels circonstances existent dans un processus vers la révolution quand les masses luttent pour la victoire. Il est alors décisif d'aider la classe à trouver le bon chemin, à contourner les pièges tendus par l'ennemi, à éviter d'arriver trop tôt ou trop tard au rendez-vous de l'histoire. Mais elles existent aussi dans les moments de défaite, quand il est vital de tirer les bonnes leçons. Cependant, ici, nous devons établir des distinctions. Face à une défaite écrasante, cette tâche est décisive sur le long terme pour la transmission des leçons aux générations futures. Dans le cas de la défaite de 1914, l'impact décisif que les révolutionnaires pouvaient avoir était aussi immédiat que pendant la révolution elle-même, et cela pas seulement à cause du caractère non définitif de la défaite subie, mais parce que les conditions de la guerre, en faisant littéralement de la lutte de classe une question de vie ou de mort, ont donné naissance à une accélération extraordinaire de la politisation.
Face aux privations de la guerre, il était inévitable que la lutte de classe économique se développe et prenne immédiatement un caractère ouvertement politique, mais les révolutionnaires ne pouvaient se contenter d'attendre que cela arrive. La désorientation de la classe, comme nous l'avons vu, était avant tout le produit d'un manque de direction politique. C'était donc la responsabilité de tous ceux qui restèrent révolutionnaires dans le mouvement ouvrier d'initier eux-mêmes le renversement du courant. Même avant les grèves sur le "front intérieur", bien avant les révoltes des soldats dans les tranchées, les révolutionnaires devaient se montrer et affirmer le principe de la solidarité prolétarienne internationale.
Ils commencèrent ce travail au Parlement en dénonçant la guerre et en votant contre les crédits de guerre. Ce fut la dernière fois où cette tribune fut utilisée à des fins révolutionnaires. Mais cela fut accompagné, dès le début, par la propagande et l'agitation révolutionnaires illégales et par la participation aux premières manifestations pour réclamer du pain. Une tâche de la plus haute importance pour les révolutionnaires était aussi de s'organiser pour clarifier leur point de vue et, par-dessus tout, d'établir des contacts avec les révolutionnaires à l'étranger et de préparer la fondation d'une nouvelle Internationale. Le Premier Mai 1916, le Spartakusbund (la Ligue Spartakus), noyau du futur parti communiste (KPD), se sentit pour la première fois assez fort pour descendre dans la rue ouvertement et massivement. C'était le jour où, traditionnellement, la classe ouvrière célébrait sa solidarité internationale. Le Spartakusbund appela à des manifestations à Dresde, Iéna, Hanau, Braunschweig et surtout à Berlin. 10 000 personnes se rassemblèrent sur la Postdamer Platz pour écouter Karl Liebknecht dénoncer la guerre impérialiste. Une bataille de rue éclata dans une tentative vaine d'empêcher son arrestation.
Les protestations du Premier Mai privèrent l'opposition internationaliste de son leader le plus connu. D'autres arrestations suivirent. Liebknecht fut accusé d'irresponsabilité et même de vouloir se mettre au premier plan. En réalité, son action du Premier Mai avait été décidée collectivement par la direction du Spartakusbund. Il est vrai que le marxisme critique les actes vains du terrorisme et de l'aventurisme. Il compte sur l'action collective des masses. Mais le geste de Liebknecht était bien plus qu'un acte d'héroïsme individuel. Il incarnait les espoirs et les aspirations de millions de prolétaires face à la folie de la société bourgeoise. Comme Rosa Luxemburg allait l'écrire, plus tard : "N'oublions pas ceci cependant. L'histoire du monde ne se fait pas sans grandeur d'âme, sans morale élevée, sans gestes nobles" 11. Cette grandeur d'âme s'étendit rapidement du Spartakusbund aux métallos. Le 27 juin 1916 à Berlin, à la veille du procès de Karl Liebknecht arrêté pour avoir mené une agitation publique contre la guerre, une réunion de délégués d'usines fut prévue à la suite de la manifestation illégale de protestation appelée par le Spartakusbund. A l'ordre du jour il y avait la solidarité avec Liebknecht ; contre la résistance de Georg Ledebour, seul représentant présent du groupe oppositionnel au sein du Parti socialiste, l'action fut proposée pour le lendemain. Il n'y eut pas de discussion. Tout le monde se leva et resta silencieux.
Le lendemain à 9 heures, les tourneurs arrêtèrent les machines des grandes usines d'armement du capital allemand. 55 000 ouvriers de Löwe, AEG, Borsig, Schwarzkopf posèrent leurs outils et s'assemblèrent devant les portes des usines. Malgré la censure militaire, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à travers tout l'empire : les ouvriers des usines d'armement sortirent en solidarité avec Liebknecht ! Et pas seulement à Berlin, mais à Braunschweig, sur les chantiers navals de Brême, etc. Des actions de solidarité eurent lieu même en Russie.
La bourgeoisie envoya des milliers de grévistes sur le front. Les syndicats lancèrent dans les usines une chasse aux "meneurs". Mais à peine en avaient-ils arrêtés quelques-uns que la solidarité des ouvriers augmentait encore. Solidarité prolétarienne internationale contre la guerre impérialiste : c'était le début de la révolution mondiale, la première grève de masse dans l'histoire de l'Allemagne.
La flamme qui s'était allumée sur la Postdamer Platz se répandit plus vite encore parmi la jeunesse révolutionnaire. Inspirés par l'exemple de leurs chefs politiques, avant même les métallos expérimentés, les jeunes avaient lancé la première grève majeure contre la guerre. À Magdeburg et, surtout, à Braunschweig qui était un bastion de Spartakus, les manifestations illégales de protestation du Premier Mai se transformèrent en un mouvement de grève contre la décision du gouvernement de verser d'autorité une partie des salaires des apprentis et des jeunes ouvriers sur un compte spécial en vue de financer l'effort de guerre. Les adultes partirent en grève de soutien. Le 5 mai, les autorités militaires durent retirer cette mesure pour empêcher une extension plus grande du mouvement.
Après la bataille du Skagerrak en 1916, seule et unique confrontation de toute la guerre entre les marines britannique et allemande, un petit groupe de marins révolutionnaires projeta de s'emparer du cuirassé Hyäne et de le détourner vers le Danemark pour faire "une manifestation devant le monde entier" contre la guerre 12. Bien que ce projet ait été révélé et déjoué, il préfigurait les premières révoltes ouvertes qui eurent lieu dans la marine de guerre, début août 1917. Celles-ci démarrèrent à propos de la solde et des conditions de vie des équipages. Mais, très rapidement, les marins posèrent un ultimatum au gouvernement : ou vous arrêtez la guerre, ou nous partons en grève. L'État répondit par une vague de répression. Deux dirigeants révolutionnaires, Albin Köbis et Max Reichpietsch, furent exécutés.
Dès la mi-avril 1917, une vague de grèves massives avait eu lieu à Berlin, Leipzig, Magdeburg, Halle, Braunschweig, Hanovre, Dresde et dans d'autres villes. Bien que les syndicats et le SPD n'aient plus osé s'y opposer ouvertement, ils tentaient de limiter le mouvement à des questions économiques ; mais les ouvriers de Leipzig avaient formulé une série de revendications politiques - en particulier arrêter la guerre - qui furent reprises dans d'autres villes.
Les ingrédients d'un profond mouvement révolutionnaire existaient donc début 1918. La vague de grèves d'avril 1917 constituait la première intervention massive de centaines de milliers d'ouvriers dans tout le pays pour défendre leurs intérêts matériels sur un terrain de classe et s'opposer directement à la guerre impérialiste. Ce mouvement était aussi inspiré par la révolution qui avait commencé en Russie en février 1917 et se solidarisait ouvertement avec celle-ci. L'internationalisme prolétarien s'était emparé des cœurs de la classe ouvrière.
D'autre part, avec le mouvement contre la guerre, la classe ouvrière avait recommencé à produire sa propre direction révolutionnaire. Il ne s'agissait pas seulement des groupes politiques comme le Spartakusbund ou la Gauche de Brême qui allaient former le KPD (Parti communiste d'Allemagne) fin 1918. Nous parlons aussi de l'émergence de couches hautement politisées et de centres de vie et de lutte de la classe, liés aux révolutionnaires et qui sympathisaient avec leurs positions. L'un des ces centres se trouvait dans les villes industrielles, en particulier dans la métallurgie, et se cristallisait dans le phénomène des Obleute, délégués d'usines. "Dans la classe ouvrière industrielle existait un petit noyau de prolétaires qui non seulement rejetait la guerre, mais voulait aussi empêcher son éclatement à tout prix ; et lorsqu'elle éclata, ils considéraient que c'était leur devoir d'y mettre fin par tous les moyens. Ils étaient peu nombreux. Mais c'étaient des gens d'autant plus déterminés et actifs. Ils constituaient le contrepoint de ceux qui allaient au front mourir pour leurs idéaux. La lutte contre la guerre dans les usines et les bureaux n'a pas connu la même célébrité que la lutte sur le front mais elle comportait les mêmes dangers. Ceux qui la menèrent étaient motivés par les plus hauts idéaux de l'humanité" 13.
Il existait un autre de ces centres dans la nouvelle génération d'ouvriers, chez les apprentis et les jeunes ouvriers qui n'avaient d'autre perspective que d'être envoyés mourir dans les tranchées. Le centre de gravité de cette fermentation était constitué par les organisations de la jeunesse socialiste qui, déjà avant la guerre, s'étaient caractérisées par leur révolte contre "la routine" qui avait commencé à caractériser la vieille génération.
Au sein des forces armées, où la révolte contre la guerre mit bien plus de temps à se développer que sur le front "intérieur", s'établit aussi une position politique avancée. Comme en Russie, le centre de résistance naquit chez les marins qui étaient en lien direct avec les ouvriers et les organisations politiques dans leurs ports d'attache et dont le travail et les conditions de vie ressemblaient beaucoup à ceux des ouvriers des usines, dont ils étaient en général issus. De plus, beaucoup de marins étaient recrutés dans la marine marchande "civile", c'étaient de jeunes hommes qui avaient voyagé dans le monde entier et pour qui la fraternité internationale n'était pas une formule mais un mode de vie.
De plus, l'émergence et la multiplication de ces concentrations de vie politique s'accompagnaient d'une intense activité théorique. Tous les témoins directs de cette période rendent compte du haut niveau théorique des débats dans les réunions et les conférences illégales. Cette vie théorique trouve son expression dans la brochure de Rosa Luxemburg La crise de la Social-démocratie, dans les écrits de Lénine contre la guerre, dans les articles de la revue de Brême Arbeiterpolitik et, aussi, dans la masse de tracts et de déclarations qui circulaient dans la plus totale illégalité et qui font partie des productions les plus profondes et les plus courageuses de la culture humaine réalisées au xxe siècle.
On avait atteint l'étape pour que s'ouvre la tempête révolutionnaire contre l'un des bastions les plus puissants et les plus importants du capitalisme mondial.
La deuxième partie de cette série traitera des luttes révolutionnaires de 1918. Elles démarrèrent par les grèves massives de janvier 1918 et la première tentative de former des conseils ouvriers en Allemagne et culminèrent dans les événements révolutionnaires du 9 novembre qui mirent fin à la Première Guerre mondiale.
Steinklopfer
1 Décision prise par le Congrès du Parti allemand à Mannheim, en 1906.
2 Dans ses mémoires sur le mouvement de la jeunesse prolétarienne, Willi Münzenberg qui était à Zürich pendant la guerre, rappelle le point de vue de Lénine : "Lénine nous a expliqué l'erreur de Kautsky et de son école théorique de marxisme falsifié qui attend tout du développement historique des rapports économiques et quasiment rien des facteurs subjectifs d'accélération de la révolution. A l'inverse, Lénine soulignait la signification de l'individu et des masses dans le processus historique. Il soulignait avant tout la thèse marxiste selon laquelle ce sont les hommes qui, dans le cadre de rapports économiques déterminés, font l'histoire. Cette insistance sur la valeur personnelle des individus et des groupes dans les luttes sociales nous fit la plus grande impression et nous incita à faire les plus grands efforts imaginables." (Münzenberg, Die Dritte Front ("Le troisième front") traduit de l'allemand par nous.)
3 Tout en défendant avec justesse, contre Bernstein, l'existence d'une tendance à la disparition des couches intermédiaires et de la tendance à la crise et à la paupérisation du prolétariat, la gauche cependant ne parvenait pas à saisir à quel point le capitalisme était temporairement parvenu, dans les années précédant la guerre, à atténuer ces tendances. Ce manque de clarté s'exprime, par exemple, dans la théorie de Lénine sur "l'aristocratie ouvrière" selon laquelle seule une minorité privilégiée et non de larges secteurs de la classe ouvrière, avait obtenu des augmentations de salaires substantielles. Cela amena à sous-estimer l'importance de la base matérielle sur laquelle s'étaient développées les illusions réformistes qui ont permis à la bourgeoisie de mobiliser le prolétariat dans la guerre.
4 "Les tâches du prolétariat dans notre révolution", 28 mai 1917.
5 "Rosa Luxemburg Speaks" ("Discours de Rosa Luxemburg"), dans The crisis of Social Democracy, Pathfinder Press 1970, traduit de l'anglais par nous.
6 Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Republik, 1924-25 ("De l'Empire à la République"), traduit de l'allemand par nous.
7 "Rosa Luxemburg Speaks", ibid. note 5
8 Ibid., note 5.
9 Ibid., note 5.
10 Ibid., note 5.
11 "Against Capital Punishment", novembre 1918, ibid., note 5
12 Dieter Nelles : Proletarische Demokratie und Internationale Bruderschaft - Das abenteuerliche Leben des Hermann Knüfken,
www.anarchismus.at/txt5/nellesknuefken.htm [20].
(Dieter Nelles : "La démocratie prolétarienne et la fraternité internationale - La vie aventureuse d'Hermann Knüfken")
13 Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Republik, ibid. note 6.
Nous avons vu, dans le précédent article de cette série (1), comment la FAI tenta d'empêcher l'intégration définitive de la CNT au sein des structures capitalistes. Ce fut un échec. La politique insurrectionnelle de la FAI (1932-33) pour tenter de corriger les graves déviations opportunistes - dans lesquelles elles s'étaient toutes deux engagées en appuyant activement l'instauration de la République en 1931 (2) - provoqua une terrible saignée dans les rangs du prolétariat espagnol, épuisé par les violents combats dispersés et désespérés qu'elle impliquait.
Mais un tournant spectaculaire eut lieu en 1934 : le PSOE fit une volte-face et s'érigea, sous la direction de Largo Caballero et avec l'appui de son appendice syndical, l'UGT, en véritable champion de la "lutte révolutionnaire", poussant les ouvriers des Asturies dans le piège dévastateur de l'insurrection d'octobre. Ce mouvement fut réprimé par l'Etat républicain, qui déchaîna une véritable orgie de meurtres, de tortures et de déportations venant s'ajouter aux sanglantes répressions de l'année précédente.
Cette volte-face s'inscrit clairement dans l'évolution de la situation mondiale et ne peut se comprendre à travers le prisme étroit des événements nationaux. Après l'ascension d'Hitler en 1933, 1934 se caractérise par l'extension et la généralisation des massacres d'ouvriers. En Autriche, la main gauche du capital, la social-démocratie, pousse le prolétariat à une insurrection prématurée et condamnée à la défaite, ce qui permet à sa main droite - les partisans des nazis - de se livrer à un massacre innommable.
Mais 1934 est aussi l'année qui voit l'URSS signer des accords avec la France, s'intégrant avec tous les honneurs au sein de la "haute société" impérialiste, ce qui sera formellement confirmé par son admission dans la Société des nations (l'ancêtre de l'ONU). Les PC opèrent alors un changement radical : la politique "extrémiste" de la "troisième période", qui se caractérisait par une parodie grossière de la politique de "classe contre classe", se voit du jour au lendemain remplacée par une politique "modérée" de main tendue aux socialistes, de participation aux fronts populaires interclassistes dans lesquels le prolétariat doit se soumettre aux fractions "démocratiques" bourgeoises pour parvenir à l'objectif "suprême", "barrer la route au fascisme".
Ce contexte international a influencé fortement la FAI et la CNT, les poussant vers l'intégration au sein de l'Etat capitaliste au moyen de la conjonction des antifascistes avec le reste des forces "démocratiques". L'idéologie antifasciste est devenue un ouragan qui a détruit les derniers restes de conscience prolétarienne, absorbé implacablement les organisations prolétariennes les unes après les autres, laissant dans un terrible isolement les quelques rares qui parvinrent à maintenir une position de classe. Dans le contexte de l'époque (défaite du prolétariat, développement de régimes totalitaires comme voie à l'instauration du capitalisme d'Etat), c'était l'idéologie qui permettait le mieux à la bourgeoisie "démocratique" de préparer la marche vers la guerre généralisée qui finit par être déclarée en 1939 et qui eut comme prélude la guerre d'Espagne en 1936.
Nous ne pouvons dans ces pages développer une analyse de cette idéologie (3), nous nous limiterons à tenter de comprendre l'influence qu'elle eut sur la CNT et sur la FAI, les précipitant dans la trahison en 1936. Les Alliances ouvrières ("Alianzas obreras") déblayèrent le chemin. Elles se présentaient comme un moyen pour atteindre l'unité ouvrière au travers d'accords entre les organisations (4). Mais "l'unité ouvrière" n'était en fait que l'hameçon qui conduisait à "l'unité antifasciste", laquelle encadrait le prolétariat vers la défense de la démocratie bourgeoise pour "barrer la route" au fascisme. L'Alliance ouvrière de Madrid (1934) le proclamait sans détours : "elle a comme objectif principal la lutte contre le fascisme dans toutes ses manifestations et la préparation de la classe ouvrière pour qu'elle instaure la paix publique socialiste fédérale en Espagne" (sic) (5).
Si les syndicats d'opposition de la CNT (6), qui voulaient se comporter comme des syndicats purs et durs et laisser de côté les "niaiseries anarchistes" (sic) participèrent activement aux Alliances ouvrières dès 1934 avec l'UGT-PSOE, ce ne fut cependant pas sans provoquer de fortes réticences au sein de la CNT et de la FAI, ce qui indubitablement exprimait un instinct prolétarien certain. Mais ces résistances tombèrent progressivement, soumises à une situation générale dominée par l'antifascisme, par le travail de sape d'amples secteurs de la CNT et par les manœuvres de séduction du PSOE.
Ce fut la Fédération Régionale asturienne de la CNT qui prit la tête du combat contre ces résistances. L'insurrection des Asturies d'octobre 1934 fut préparée par un pacte préalable entre la CNT régionale et l'UGT-PSOE (7). Bien que le PSOE n'ait que très peu armé les grévistes et ait marginalisé la CNT dans le mouvement, cette Régionale persista obstinément à faire partie de l'Alliance ouvrière. Au cours du Congrès décisif de Saragosse (8), son délégué rappela "qu'un camarade avait écrit dans CNT (9) un article qui reconnaissait la nécessité de l'alliance avec les socialistes pour réaliser l'action révolutionnaire. Une autre réunion plénière se tint un mois plus tard et cet article fut cité pour exiger l'application de sanctions. Nous avons déclaré alors que nous soutenions les positions défendues par cet article. Et nous avons réaffirmé notre point de vue sur l'importance de faire quitter le pouvoir aux socialistes pour les obliger à avancer dans la voie révolutionnaire. Nous avons envoyé des communiqués contre la position anti-socialiste défendue par le Comité national dans un Manifeste" (10).
De son côté, lors d'un discours prononcé à Madrid, Largo Caballero (11) tend de grosses perches à la CNT et à la FAI : "[je m'adresse] à ces groupes de travailleurs qui nous combattent par erreur. Leur objectif comme le nôtre est un système d'égalité sociale. Certains nous accusent d'inciter à croire que l'Etat est au-dessus de la classe ouvrière. Ceux-là n'ont pas bien étudié nos idées. Nous voulons que l'Etat disparaisse en tant qu'instrument d'oppression. Nous voulons le transformer en une entité purement administrative" (12).
Comme on peut le voir, la manœuvre de séduction est assez grossière. Il ne parle de "disparition de l'Etat" que pour dire que l'Etat sera réduit à n'être qu'un "simple organe administratif", c'est-à-dire qu'il reprend la vieille rengaine que nous vendent les démocrates qui chantent que l'Etat démocratique n'est pas un "instrument de répression" mais une "administration", que seuls les Etats totalitaires, les dictatures, seraient des "organes de répression".
Venant en outre d'un individu aussi peu sympathique que Caballero, puisqu'il avait été ministre du Travail au sein du gouvernement républicano-socialiste de 1931-33 et, à ce titre, directement responsable d'un nombre considérable de morts et de victimes dans la classe ouvrière, après avoir été conseiller d'Etat du dictateur Primo de Rivera, ces flatteries trouvèrent cependant un écho dans la CNT et la FAI qui étaient de plus en plus disposées à se laisser mener en bateau. Au cours d'un plenum sur le fascisme tenu en août 1934, le rapport adopté commence par une dénonciation claire du PSOE et de l'UGT et s'achève par une ouverture à l'entente avec eux : "Ceci ne signifie pas, évidemment, que si ces organisations [il parle de l'UGT et du PSOE], poussées par les événements, se voient obligées à lancer une action insurrectionnelle, nous devrions rester passifs, en aucun cas (...) nous voulons prévoir que ce sera là le moment pour tenter d'insuffler au mouvement antifasciste le caractère libertaire de nos principes" (13).
L'un des principes depuis toujours défendu par l'anarchisme - qu'il partage avec le marxisme - est que l'Etat, qu'il soit démocratique ou dictatorial, est un organe autoritaire d'oppression ; mais ce principe est foulé aux pieds dès qu'il s'agit de spéculer sur la possibilité "d'insuffler" ce principe au mouvement antifasciste, mouvement qui se fonde précisément sur le choix en faveur de la forme d'Etat démocratique, c'est-à-dire la variante la plus retorse et cynique qu'adopte cet organe autoritaire de répression !
Cet abandon progressif des principes par la combinaison de positions antagoniques ne fait alors que semer la confusion, affaiblir les convictions et préparer progressivement à la fameuse "unité antifasciste". Dès 1935, les syndicats d'opposition s'empressèrent d'apporter de l'eau à ce moulin de confusion en engageant une campagne de rapprochement avec la CNT et en proposant une réunification basée sur l'unité antifasciste avec l'UGT.
La pression ne faisait qu'augmenter. Peirats remarque que "le drame asturien a alimenté le programme allianciste au sein de la CNT. L'alliancisme commence à se propager en Catalogne, une des régions confédérales qui y était parmi les plus opposées" 14). Le PSOE et Largo Caballero redoublèrent leurs chants de sirène, Peirats rappelle que "pour la première fois depuis très longtemps, le socialisme espagnol invoquait publiquement le nom de la CNT et la fraternité dans la révolution prolétarienne" (idem). Bien que soit maintenue la réticence à tout type d'alliance politique, l'idée de pactiser avec l'UGT devint de plus en plus majoritaire dans la CNT. Elle était vue comme une façon de déjouer le principe "de l'apolitisme". C'est ainsi que l'UGT est devenue le cheval de Troie qui finit par embrigader la CNT dans l'alliance antifasciste de toutes les fractions "démocratiques" du capital. Les dirigeants de la CNT et de la FAI pouvaient ainsi sauver la face puisqu'ils maintenaient le "principe" de rejeter tout pacte avec les partis politiques. L'antifascisme n'entra pas par la grande porte des accords politiques bruyamment rejetés, mais par la petite porte de derrière, celle de l'unité syndicale.
Ces élections, présentées comme "décisives" pour la lutte contre le fascisme, balayèrent les dernières résistances qui existaient encore dans la CNT et la FAI. Le 9 janvier, le secrétaire du Comité régional de Catalogne transmet une circulaire aux syndicats qui les convoque le 25 à une Conférence régionale au cinéma Meridiana, à Barcelone, "pour discuter de deux thèmes concrets : 1) Quelle doit être la position de la CNT sur la question de l'alliance avec des institutions qui, sans être voisines, ont une coloration ouvrière ? 2) Quelle attitude concrète doit adopter la CNT face à la période électorale ?" 15(idem). Peirats souligne que, pour la plupart des délégations, "abandonner la position anti-électorale de la CNT était plutôt une question de tactique que de principe" et que "la discussion révéla une situation d'hésitation idéologique"16) (idem).
Les positions favorables à l'abandon de l'abstentionnisme traditionnel de la CNT grandissent. Miguel Abós, de la Régionale de Saragosse, déclare dans un meeting que "tomber dans la maladresse de faire une campagne abstentionniste revient à favoriser le triomphe de la droite. Et nous savons tous, après l'amère expérience de deux ans de persécutions, ce que veut la droite. Si elle triomphe, je vous assure que la féroce répression des Asturies s'étendrait à toute l'Espagne" (17) .
La réalité était déformée systématiquement dans cette intervention. La répression barbare de la gauche capitaliste de 1931-33 était oubliée, pour ne mettre en avant que la répression de droite de 1934. La nature répressive de l'Etat capitaliste dans son ensemble, quelle que soit la fraction au pouvoir, est soigneusement passée sous silence, sans aucune rationalité, en évitant toute analyse, pour n'attribuer son monopole qu'à la fraction fasciste du capital.
Emportée par l'antifascisme qui proposait une analyse aussi irrationnelle et aberrante que celle du fascisme lui-même, la CNT choisit clairement son camp, celui de la défense de l'Etat bourgeois, en soutenant le vote en faveur du Front populaire dont le programme avait été dénoncé en son temps par Solidaridad obrera comme étant "profondément conservateur", qui détonnait avec "la fièvre révolutionnaire qui poussait en Espagne" (18). Le Manifeste publié par le Comité national deux jours avant les élections constitua un pas crucial : "Nous, qui ne défendons pas la République mais qui combattons sans trêve le fascisme, mettrons à contribution toutes les forces dont nous disposons pour défaire les bourreaux historiques du prolétariat espagnol (...) L'action insurrectionnelle [des militaires, ndlr] dépend du résultat des élections. Ils mettront leurs plans en pratique si la gauche gagne les élections. Nous n'hésitons pas à appeler, en outre, à la collaboration avec les secteurs antifascistes partout où se manifesteront les légionnaires de la tyrannie par l'insurrection armée, pour faire en sorte que l'action défensive des masses évolue vers la révolution sociale sous les auspices du communisme libertaire" (19).
Cette déclaration eut d'énormes répercussions car elle se fit au moment le plus opportun, à quelques jours des élections, pour influencer clairement le vote de beaucoup d'ouvriers. Elle traduit l'engagement de la CNT dans l'énorme mystification électorale à laquelle fut soumis le prolétariat espagnol et qui permit tant le triomphe du Front populaire qu'une adhésion pratiquement inconditionnelle au mouvement antifasciste.
Cette position de la CNT fut clairement partagée par la FAI puisque, selon Gómez Casas : "En accord avec les procès-verbaux du Plénum national de la FAI, cette organisation confirma son attitude antiparlementaire et anti-électorale. Mais à la différence de 1933, la façon dont fut menée la campagne fit que l'abstentionnisme fut pratiquement nul dans la pratique. Se référant à l'accord entre les militants de la CNT et ceux de la FAI quant à la nécessité de ne pas mettre l'accent sur l'anti-électoralisme, Santillán lui-même dira que ‘l'initiative de ce changement circonstanciel avait été donné par le Comité péninsulaire de la FAI, l'entité qui pouvait encore grâce à la plus rigoureuse des clandestinités faire face à la situation et qui se disposait à réaliser les actions offensives les plus risquées'" (20).
Alors que le secteur syndicaliste de la CNT, malgré une opposition coriace (entre autres de la part de la FAI), avait fait de la haute voltige en 1931 pour que la CNT participe aux élections, c'était à présent l'ensemble de la CNT - pourtant formellement libérée du poids du secteur syndicaliste qui était parti avec les Syndicats d'opposition - et la FAI qui, ne prenant plus la peine de faire encore des simagrées, allaient bien plus loin en soutenant le Front populaire dont le nouveau gouvernement fera tout pour retarder l'amnistie de plus de 30 000 prisonniers politiques (dont la plupart étaient d'ailleurs membres à la CNT (21)), poursuivra avec la même férocité que les précédents la répression brutale des grèves et s'opposera à la réintégration des ouvriers licenciés à leur poste de travail (22). Le gouvernement que la CNT soutenait, comme rempart à l'avancée du fascisme, conserva aussi à leurs postes tous les généraux connus pour leurs velléités putschistes, parmi lesquels l'illustre Franco, qui devint par la suite le "Grand dictateur".
La CNT et la FAI avaient planté un poignard dans le dos du prolétariat. Dans le précédent article, nous disions que la CNT s'était préparée à consommer ses noces avec l'Etat bourgeois lors du Congrès de 1931 mais qu'elles avaient été retardées. L'heure était à présent venue ! On trouve une preuve de la conscience qu'avaient les dirigeants de la CNT du pas qu'ils venaient d'accomplir dans les déclarations faites, à peine un mois après les élections de février, le 6 mars, par Buenaventura Durruti, un des éléments les plus radicaux de la CNT, à propos des grèves des transports et de l'eau potable à Barcelone que le gouvernement s'apprêtait à réprimer. On trouve dans ces déclarations tous ces reproches complices qu'utilisent régulièrement les syndicalistes et parfois les partis d'opposition : "Nous venons dire aux hommes de gauche que c'est nous qui avons été déterminants dans leur victoire et que c'est nous qui soutenons deux conflits qui doivent être immédiatement résolus". Pour que ce soit encore plus clair, il rappelait les services rendus aux nouveaux gouvernants : "La CNT, les anarchistes - et les hommes d'Esquerra le savent très bien -nous étions dans la rue après le récent triomphe électoral pour empêcher la rébellion des fonctionnaires qui n'ont pas accepté le résultat de la volonté populaire. Tant qu'ils occupaient les ministères et les postes de commandement, la CNT fut présente dans la rue pour empêcher la victoire d'un régime que nous refusons tous"23 (idem).
Ces déclarations furent citées par la délégation du Port de Sagunto, une des rares qui osèrent exprimer une réflexion critique au cours du Congrès de Saragosse : "Après avoir écouté ces paroles, quelqu'un peut-il encore douter de la direction tortueuse, saugrenue et collaborationniste au moins d'une grande partie de l'organisation confédérale ? Les paroles de Durruti semblent indiquer que l'organisation de Catalogne s'est transformée en quelques jours en laquais honoraire de Esquerra catalana" (idem).
Célébré en mai 1936, ce Congrès a été présenté comme celui du triomphe de la position révolutionnaire la plus extrême pour avoir adopté le fameux rapport sur le communisme libertaire.
Ce rapport mériterait en soi d'être étudié, mais notre intérêt ici est de voir comment s'était déroulé ce Congrès, analyser l'ambiance qui y régnait, considérer ses décisions et ses résultats. De ce point de vue, le Congrès vit le triomphe indubitable du syndicalisme et paracheva l'implication de la CNT dans la politique bourgeoise par le biais de l'antifascisme (dont nous avons traité antérieurement). On y fit taire les tendances et positions prolétariennes qui tentèrent de s'y exprimer, les affaiblissant radicalement par la démagogie liant la "révolution sociale" et "l'implantation du communisme libertaire" au syndicalisme, à l'antifascisme et à l'union avec l'UGT.
Une des rares délégations qui exprima un semblant de lucidité à ce Congrès, celle du Port de Sagunto dont nous avons déjà parlé, fut pratiquement la seule à mettre en garde sur le fait que "l'organisation, entre octobre et aujourd'hui, a radicalement changé : la sève anarchiste qui coulait dans ses artères a fortement diminué, quand elle n'a pas disparu. A défaut d'une réaction salutaire, la CNT avance à pas de géant vers le réformisme le plus castrateur. La CNT d'aujourd'hui n'est plus la même qu'en 1932 et 33, ni dans son essence ni dans sa vitalité révolutionnaire. Les virus morbides de la politique ont laissé de profondes traces dans son organisme. Elle est malade de l'obsession de recruter toujours plus d'adhérents, sans examiner tous les torts causés par beaucoup d'individus en son sein. Nous avons laissé de côté la formation idéologique de l'individu et nous ne visons qu'à la croissance numérique, alors que la première est plus essentielle que la seconde"24 (idem).
La CNT de Saragosse n'a rien à voir avec la CNT de 1932-33 (pourtant déjà considérablement affaiblie en tant qu'organe prolétarien, comme nous l'avons vu dans le précédent article) mais, surtout, n'a plus rien à voir avec la CNT de 1910-23 qui était un organisme vivant, qui se consacrait aux luttes immédiates et à la réflexion pour une révolution prolétarienne authentique. Ce n'est plus qu'un syndicat totalement absorbé par l'antifascisme.
C'est ainsi que la délégation du Syndicat des cheminots de la CNT put affirmer tranquillement sans provoquer la moindre protestation que "les cheminots résoudront leurs problèmes comme les autres ouvriers qui revendiquent, mais jamais en mettant en avant que nous avons pour principe d'aller vers un mouvement révolutionnaire" (Procès-verbal, op. cit., p.152).
Cette déclaration à propos du bilan des mouvements insurrectionnels de décembre 1933 qui s'étaient vu privés de la force qu'aurait pu apporter l'entrée en grève des cheminots annulée par les syndicats au dernier moment, montre bien ce qu'est le syndicalisme : l'enfermement de chaque secteur ouvrier dans "ses problèmes", le laissant prisonnier des structures de la production capitaliste qui empêche toute solidarité ou unité de la classe ouvrière. Le mot d'ordre syndical "Que chacun commence par régler ses propres problèmes !" n'est que la forme "ouvriériste" pour enchaîner les ouvriers au capital et empêcher toute solidarité de classe.
La délégation de Gijon dénonça, lors de ce Congrès, un cas flagrant de refus de la plus élémentaire solidarité envers les camarades cénétistes exilés, victimes de la répression lors de l'insurrection des Asturies en 1934 (idem, p. 132). Impensable ne serait-ce que quelques années plus tôt, cette grave faute du Comité national ne souleva pas la moindre réflexion. Visiblement embarrassée, la délégation des Textiles (Barcelone) tenta d'esquiver l'affaire par la diplomatie ; "Nous avons des bases suffisamment solides pour clore ce débat de façon totalement satisfaisante. La Régionale asturienne a visiblement tiré un trait sur l'incident, puisque les ex-exilés sont présents dans ce Congrès en tant que délégués. Par ailleurs, s'il existe une lettre du Comité national dans laquelle l'aide à porter est déconseillée, il en existe une autre postérieure où il revient sur cette position (25). Les délégués qui posent ce problème veulent en fait qu'on les reconnaisse comme des camarades et qu'on leur rende notre entière confiance. Le Congrès satisfait cette requête et la question est résolue".
Cet abandon de la plus élémentaire solidarité ouvrière donna lieu à des attitudes réellement incroyables, comme le dénonça la délégation de Sagunto : "Nous protestons contre le passage qui fait référence à l'attitude du Comité national auprès du gouvernement à propos de la "loi des vagabonds et malfaiteurs", pour qu'elle ne soit pas appliquée contre la Confédération nationale du travail. Nous devons exiger l'abrogation de cette loi pour tous, il n'est pas acceptable que ce que nous considérons mauvais pour nous soit bon pour les autres" (idem, p. 106). Cette loi inique et répugnante, dénoncée dans l'intervention de cette délégation, accordait d'énormes pouvoirs répressifs au gouvernement et fut adoptée par la "très démocratique" République espagnole "des travailleurs" et conservée quasi intégralement par la dictature franquiste.
On entendit même dans ce Congrès une intervention préconisant que "en ce qui concerne les grèves, nous n'avons pas eu la prudence d'économiser les énergies qui doivent se concentrer sur d'autres luttes. Ce défaut peut être corrigé si, au moment où les travailleurs présentent des revendications à la bourgeoisie, on prenait en compte les Sections et Comités des relations industrielles afin, grâce à l'étude préalable de la situation, d'éviter des situations de grèves désordonnées" (idem, p. 196, déclaration de Hospitalet). En d'autres termes, c'est le retour de ce qui avait été le cheval de bataille du secteur syndicaliste en 1919-23 : la régulation des grèves par le biais "d'organismes paritaires". C'est le retour des tribunaux mixtes par lesquels le gouvernement républicano-socialiste de 1931-33 avait tenté de juguler les luttes mais aussi la CNT elle-même.
Mais la délégation du bâtiment de Madrid va plus loin encore : "Les circonstances sont à présent différentes et il devient nécessaire de freiner les mouvements de grèves et de profiter des énergies pour franchir le pas vers d'autres réalisations au moyen de ce courant subversif" (idem, p. 197).
Ces interventions sont le produit typique de la mentalité syndicaliste qui tente de contrôler et de dominer la lutte ouvrière pour la saboter de l'intérieur. Quand les ouvriers tentent de défendre leurs revendications, le syndicalisme devient pessimiste et dénonce partout les "conditions défavorables", il devient mesuré et insiste pour "économiser les énergies". Mais quand il s'agit de ses propres mouvements planifiés, généralement destinés à refroidir la combativité ouvrière pour la conduire vers une défaite toujours amère, alors il devient soudain optimiste et exagère les potentialités de victoire, allant jusqu'à reprocher aux ouvriers leur manque de mobilisation.
Une des manifestations les plus flagrantes de cette mentalité syndicale fut le rapport sur le chômage, adopté par le Congrès. Il contient des réflexions plus ou moins justes sur les causes du chômage et insiste avec raison sur la nécessité de la "révolution sociale" pour mettre un terme à la misère du prolétariat. Ces affirmations de principe deviennent malheureusement des phrases creuses dès qu'est abordé le "programme minimum", qui propose "la semaine de 36 heures", "l'abolition du travail à la tâche", la "retraite obligatoire à 60 ans pour les hommes et 40 pour les femmes avec 70 % du salaire". Au-delà de la radinerie des mesures proposées, le problème central se trouve dans le maintien même d'un programme minimum qui contredit ces affirmations de principe en maintenant l'illusion que des améliorations durables pourraient s'obtenir au sein du capitalisme. Le syndicalisme est incapable d'échapper à cette illusion, car celle-ci se trouve au cœur même de son activité : œuvrer au sein des rapports de production capitalistes pour améliorer la condition ouvrière. Ce qui était possible durant la période ascendante du capitalisme est devenu impossible pendant sa décadence.
Mais on trouve dans ce rapport une affirmation bien plus grave, d'autant plus qu'elle ne suscita ni commentaire ni amendement. Il affirme le plus tranquillement du monde dans son préambule que "l'Angleterre a tenté de recourir à des allocations contre le chômage et cette politique a été un échec absolu, car parallèlement à la misère des masses secourue par ces allocations indignes, se développe la ruine économique du pays, qui doit soutenir de façon parasitaire ses millions de chômeurs avec des sommes qui, bien qu'elles ne soient pas fabuleuses par leur importance, représentent néanmoins l'investissement de réserves économiques du pays dans une œuvre philanthropique" (idem, p. 215).
Voilà que le même Congrès qui consacre une partie de ses travaux à définir la "révolution sociale" et le "communisme libertaire" adopte, en même temps, un préambule dont la préoccupation est de sauver l'économie nationale, qui traite de parasitaires les allocations de chômage et se lamente sur le gaspillage dans de "bonnes œuvres philanthropiques" des richesses de la nation !
Comment une organisation qui se prétend "ouvrière" peut-elle traiter de parasitaires les allocations chômage ? Ne comprend-elle pas l'ABC qui consiste dans le fait que les allocations perçues par un chômeur sont le fruit des quantités d'heures que lui et ses camarades de classe ont passé à travailler et en aucun cas une œuvre philanthropique ? De tels raisonnements sont plus le fait d'hommes politiques de droite ou de patrons que de syndicalistes ou d'hommes politiques de gauche, qui ne se distinguent de toute façon des premiers que parce qu'ils sauvent les apparences, ne disent pas franchement ce qu'ils pensent, et qu'ils sont plus retors.
On ne doit cependant pas être surpris qu'un syndicat qui s'apprêtait dans ses discours à "réaliser la révolution sociale" adopte de telles positions. Le syndicat ne peut avoir comme terrain que celui de l'économie nationale et son objectif est la défense des intérêts globaux de celle-ci, plus encore que ses partenaires et adversaires du patronat. Le syndicat ne se propose d'obtenir des améliorations qu'au sein des rapports de production capitalistes. Cela lui permit durant toute la phase ascendante du système capitaliste d'être un instrument de la lutte ouvrière dans la mesure où, globalement et malgré de fortes contradictions, l'amélioration de la condition ouvrière et la prospérité de l'économie pouvaient avoir un développement parallèle. L'entrée du système dans sa phase de déclin met un terme à cette possibilité : dans une société marquée par des crises constantes, par l'effort de guerre permanent et par les guerres elles-mêmes, la sauvegarde de l'économie nationale exige comme condition absolue l'augmentation permanente de l'exploitation des travailleurs et leur sacrifice.
En 1931, la scission de la tendance syndicaliste organisée en Syndicats d'opposition fit croire aux anarchistes que le danger syndicaliste avait disparu. Ils pensèrent que la bête était morte et avec elle le venin. Mais la réalité était tout autre : le sang qui courait dans les veines de la CNT était syndicaliste et loin de s'affaiblir, la mentalité syndicaliste se renforça progressivement. L'activisme de la période insurrectionnelle 1932-33 ne fut qu'un dangereux mirage. A partir de 1934, la réalité s'imposa inexorablement : le syndicalisme et l'antifascisme, se renforçant mutuellement, avaient piégé la CNT - et avec elle la FAI - dans les engrenages de l'Etat bourgeois. La délégation de Métiers divers d'Igualada le reconnaissait amèrement : "Beaucoup de ceux que nous pensions être de vigoureux défenseurs des thèses de la CNT sont devenus insensiblement, inconsciemment, les défenseurs d'un régime républicain profondément bourgeois" (idem, p. 71).
Le Congrès de Saragosse consacra une bonne partie de ses sessions à la réunification avec les Syndicats d'opposition. De nombreux reproches mutuels fusèrent, quoique accompagnés d'échanges plutôt rhétoriques "saluant" et "tendant la main", mais le sol sur lequel se faisait cette réunification était celui du syndicalisme et de l'antifascisme. Pour se mentir à soi-même et mentir aux autres, le secteur anarchiste accentua les proclamations sur la "révolution sociale" et fit adopter sans presque de discussion le fameux rapport sur le communisme libertaire. Ce dernier était destiné, à travers de grandes déclarations radicales sur le communisme libertaire, à faire passer dans la pratique quotidienne la camelote réformiste de soumission à l'idéologie du capital. Il s'agissait en fait de la même manœuvre que le secteur syndicaliste avait pratiquée en 1919 puis en 1931, manœuvre alors fortement critiquée par le secteur anarchiste et que ce dernier à son tour reprenait à son propre compte : emballer la politique syndicaliste de collaboration avec le capital dans une enveloppe attractive à base de "rejet de la politique" et de "révolution".
Les deux secteurs, anarchistes et syndicalistes, se réunissaient sur le terrain du capitalisme. Le délégué de l'Opposition de Valence put alors défier l'assemblée sans provoquer la moindre objection.
Les événements spectaculaires qui se produisent à partir de 1936, et où la CNT joua un rôle de premier plan, sont suffisamment connus : l'annulation et le sabotage du mouvement de lutte des ouvriers à Barcelone et ailleurs en Espagne en riposte au pronunciamiento fasciste ; soutien inconditionnel à la Generalitat catalane et participation, indirectement puis ouvertement, à son gouvernement ; envoi de ministres au gouvernement républicain, etc. (26).
Ces faits démontrent largement la trahison de la CNT. Mais ils ne sont pas une tempête qui surgit dans un ciel d'azur. Tout au long de cette série d'articles, nous nous sommes efforcés de comprendre les raisons qui conduisirent à cette terrible et tragique situation, la perte d'un organisme qui avait tant coûté d'efforts au prolétariat. Il ne s'agit pas de lancer de grands anathèmes mais d'analyser à l'aide d'une méthode globale et historique le processus et les causes qui favorisèrent ce dénouement. La série d'articles sur le syndicalisme révolutionnaire et la série sur la CNT (27) tentent de fournir les matériaux pour ouvrir un débat qui nous permette de tirer les leçons afin de nous armer pour les futurs combats. Face à la tragédie de la CNT, il nous faut faire nôtres les paroles du philosophe, "ni rire, ni pleurer, mais comprendre".
RR y C.Mir 12-3-08
1 Voir en particulier le cinquième article de cette série dans la Revue internationale no 132, "L'échec de l'anarchisme pour empêcher l'intégration de la CNT dans l'Etat bourgeois (1931-1934) [22]".
2 Voir le quatrième article de cette série dans la Revue internationale no 131, "La contribution de la CNT à l'instauration de la République espagnole (1921-1931) [23]".
3 Parmi les différents textes que nous avons publiés, le lecteur peut aussi consulter ceux qui furent écrits par les rares groupes révolutionnaires qui résistèrent alors à la marée "antifasciste" : "Le fascisme, formule de confusion [24]", Revue internationale no 101 ; "Les origines économiques, politiques et sociales du fascisme [25]", Revue internationale no 3 ; "Nationalisme et antifascisme [26]", Revue internationale no 72.
4 Il faut ici préciser que l'unité ouvrière ne peut s'atteindre au moyen d'accords entre les organisations politiques ou syndicales. L'expérience de la Révolution russe de 1905 montre que l'unité ouvrière se réalise directement, à travers la lutte massive, et qu'elle s'organise par les Assemblées générales dans un premier temps, puis par les Conseils ouvriers quand s'ouvre une période révolutionnaire.
5 Olaya, Historia del movimiento obrero español, T. II, op. cit.
6 Scission qui dura de 1931 à 1936, dominée par les éléments ouvertement syndicalistes de la CNT. Voir Revue internationale no 132, op. cit.
7 Ce Pacte avait été caché au Comité national de la CNT qui se trouva placé devant le fait accompli.
8 Tenu en mai 1936. Voir plus loin.
9 Second journal quotidien, le premier étant la légendaire Solidaridad obrera.
10 El Congreso Confederal de Zaragoza, Editions ZYX, 1978.
11 Ce personnage était alors le principal dirigeant du PSOE et de l'UGT.
12 Cité par Olaya, op. cit.
13 Olaya, op. cit., p. 887.
14 Peirats, La CNT en la revolución española, T. I, p. 106. Op. cit.
15 Idem.
16 Idem.
17 Cité dans El Congreso Confederal de Zaragoza,Le Congrès de Saragosse, op. cit., p. 171.
18 Articles publiés le 17 janvier et le 2 avril 1936.
19 Cité par Peirats, op. cit., p. 113.
20 Gómez Casas, Historia de la FAI, p. 210.
21 Il faut rappeler que l'amnistie des emprisonnés syndicalistes fut alors un des motifs les plus fréquemment invoqués sans la moindre honte par les leaders de la CNT et de la FAI pour préconiser le soutien au Front populaire.
22 Ajoutons à ceci que la timide et restreinte loi sur la réforme agraire fut repoussée sine die malgré les promesses faites, et que le gouvernement "populaire", entre février et juillet, maintint pratiquement l'état d'exception ainsi qu'une censure rigide qui affectait surtout la CNT.
23 Cité dans les procès-verbaux du Congrès de Saragosse de la CNT, en espagnol, page 171.
24 Procès-verbal du Congrès de Saragosse, op. cit., p. 171
25 Ceci reste incertain et confus dans le procès-verbal du congrès. Pendant le débat, le Comité national en arrive cependant à affirmer: "Nous avons tout au plus dit que nous ne pouvions conseiller aucun type de solidarité".
26 Nous les avons amplement analysés dans notre livre (en espagnol) Franco y la República masacran a los trabajadores.
27 La première commence dans la Revue internationale no 118 et la seconde dans la 128.
Jusqu'ici, le capitalisme avait démontré son échec patent à développer les deux-tiers de l'humanité. Avec la formidable croissance économique en Inde et en Chine - et plus généralement dans l'ensemble de l'Asie de l'Est -, il est clamé sur tous les toits qu'il serait capable d'en développer plus de la moitié. Et ses capacités seraient d'autant plus grandes si on le libérait de toutes ses entraves ! Ainsi, est-il prétendu qu'avec des salaires et conditions de travail alignés au niveau chinois, la croissance en occident atteindrait également les 10% l'an !
L'enjeu théorique et idéologique est donc immense : est-ce que le développement en Asie de l'Est exprimerait un renouveau du capitalisme, ou bien ne serait-ce qu'une simple vicissitude dans le cours de sa crise ? C'est à cette question cruciale que nous allons tenter de répondre. Pour ce faire, tout en considérant l'ensemble du phénomène à l'échelle du sous-continent asiatique, nous examinerons plus particulièrement son point d'appui emblématique et le plus médiatisé : la Chine.
Ce sont ces enjeux, ces questions, que nous développons dans les chapitres qui suivent.1) En 25 années de crise économique et de "mondialisation"[1] (1980-2005), alors que l'Europe n'a multiplié son PIB (Produit Intérieur Brut) que par 1,7, les Etats-Unis par 2,2 et le Monde par 2,5, l'Inde est parvenue à le multiplier par 4, l'Asie en développement par 6 et la Chine par 10 ! Ce dernier pays a donc progressé quatre fois plus rapidement que la moyenne mondiale et ce en pleine période de crise. Ceci signifie que, ces deux dernières décennies, la croissance dans le sous continent-asiatique est venue amortir la chute continue du taux de croissance du PIB mondial par habitant depuis la fin des années 1960 : 3,7% (1960-69) ; 2,1% (1970-79) ; 1,3% (1980-89) ; 1,1% (1990-1999) et 0,9% pour 2000-2004 [2]. La première question qui se pose à nous est donc la suivante : cette région du monde échapperait-elle à la crise qui mine le reste de l'économie mondiale ?
2) Les Etats-Unis ont mis cinquante ans pour doubler leur revenu par tête entre 1865 et la première guerre mondiale (1914) ; la Chine y est parvenue en deux fois moins de temps en pleine période de décadence et de crise du capitalisme ! Alors que l'Empire du milieu était rural à 84% en 1952, le nombre d'ouvriers dans le secteur industriel chinois est aujourd'hui (170 millions) de 40% plus important que dans l'ensemble des pays de l'OCDE (123 millions) ! Ce pays devient l'atelier du monde et l'emploi tertiaire y augmente à pas de géant. La transformation de la structure de l'emploi est l'une des plus rapides qui ait jamais eu lieu dans toute l'histoire du capitalisme [3]. Ainsi, la Chine est d'ores et déjà devenue la quatrième économie du monde si l'on calcule son PIB en dollars au taux de change et la seconde calculée en parités de pouvoir d'achat [4]. Tous ces éléments posent clairement la question de savoir si ce pays ne connaîtrait pas une véritable accumulation primitive et révolution industrielle comme celles qui eurent lieu dans les pays développés au cours des XVIIIè et XIXè siècles. Formulé autrement : y aurait-il une marge pour l'émergence de capitaux et pays neufs au cours de la décadence du capitalisme ? Voire même, un rattrapage serait-il possible, comme ce fut le cas durant sa phase ascendante ? En effet, si l'allure de la croissance actuelle se poursuit, la Chine deviendrait l'une des plus grandes puissances mondiales dans moins de deux décennies. C'est aussi ce que les Etats-Unis et l'Allemagne avaient réussi à faire au XIXè siècle en rattrapant et supplantant l'Angleterre et la France, et ce, malgré le fait qu'ils aient démarré plus tardivement.
3) La progression du PIB chinois est également la plus vigoureuse de toute l'histoire du capitalisme : avec une progression annuelle moyenne de 8 à 10% durant ces 25 dernières années de crise au niveau mondial, la croissance chinoise dépasse encore les records atteints durant la période de prospérité d'après-guerre puisque le Japon a progressé de 8,2% l'an entre 1950 et 73 et la Corée du sud de 7,6% l'an entre 1962 et 1990. De plus, ce rythme est actuellement bien plus important et plus stable que ceux de ses voisins déjà bien industrialisés (Corée du Sud, Taiwan et Hong-Kong) ! Dès lors, la Chine serait-elle en train de vivre ses propres Trente glorieuses ?
4) De surcroît, la Chine ne se contente plus de produire et d'exporter des produits de base, ou de réexporter des produits assemblés dans ses ateliers à bas salaires : elle produit et exporte de plus en plus de biens à haute valeur ajoutée, comme de l'électronique et du matériel de transport. Dès lors, assisterait-on en Chine à un processus de remontée des filières technologiques analogue à se qui s'est produit dans les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés : Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong et Singapour) ? La Chine pourra-t-elle, comme ces derniers, réduire sa dépendance envers ses exportations et se tourner vers le développement de son marché intérieur ? En d'autres mots, est-ce que l'Inde et la Chine ne sont que des étoiles filantes, dont l'éclat s'effacera à terme, ou seront-ils amenés à devenir de nouveaux acteurs majeurs sur la scène mondiale ?
5) La rapide constitution d'un énorme bastion de la classe ouvrière mondiale dans le sous-continent asiatique, certes extrêmement jeune et inexpérimenté, pose néanmoins de multiples questions quant au développement de la lutte de classe dans cette partie du monde et quant à son incidence au niveau du rapport de force entre les classes à l'échelle internationale. La multiplication des combats de classe et l'émergence de minorités politiques en sont des signes non ambigus [5]. En retour, les bas salaires et conditions extrêmement précaires de travail en Asie de l'Est sont utilisés par la bourgeoisie des pays développés pour exercer un chantage à l'emploi (par la menace de délocalisation) et effectuer une formidable pression à la baisse sur les salaires et conditions de travail.
On ne peut répondre à toutes ces questions et dégager les véritables ressorts, contradictions et limites de la croissance asiatique, que si on est capable de les situer dans le contexte général de l'évolution du capitalisme à l'échelle historique et internationale. Dès lors, ce n'est qu'en replaçant l'actuel développement en Asie de l'Est, d'une part, dans le cadre de l'ouverture de la phase de décadence du capitalisme depuis 1914 (Ière partie) et, d'autre part, dans la dynamique de crise qui est réapparue à la fin des années 1960 au niveau international (IIème partie), que l'on pourra correctement dégager les éléments essentiels de réponse à la croissance asiatique (IIIème partie). Tels seront les axes de l'analyse développée dans cet article. [6]
[1] Lire notre article Derrière la mondialisation de l'économie, l'aggravation de la crise dans le numéro 86 de cette revue.
[2] Sources : Banque Mondiale : Indicateurs du développement dans le monde 2003 (version en ligne) et Perspectives économiques mondiales 2004.
Tableau 1 : Répartition structurelle en % de la valeur produite et en emploi |
||||||
|
Primaire (agriculture) |
Secondaire (industrie) |
Tertiaire (services) |
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|
Valeur |
Emploi |
Valeur |
Emploi |
Valeur |
Emploi |
1952 |
51 |
84 |
21 |
7 |
29 |
9 |
1978 |
28 |
71 |
48 |
17 |
24 |
12 |
2001 |
15 |
50 |
51 |
22 |
34 |
28 |
Source : China Statistical Yearbook, 2002. |
[4] Ce mode de calcul est nettement plus fiable dans la mesure où il s'appuie, non plus sur les valeurs respectives des monnaies tirées des seuls échanges de biens sur le marché mondial, mais de la comparaison des prix d'un panier de biens et de services standard entre pays.
[5] Nous renvoyons le lecteur à notre Rapport sur la conférence en Corée qui réunissait une série de groupes et d'éléments se revendiquant de l'internationalisme prolétarien et de la Gauche Communiste (Revue Internationale n°129) ainsi qu'au site Web d'un nouveau groupe politique internationaliste qui est apparu aux Philippines et qui se revendique également de la filiation politique des groupes de la Gauche Communiste (consulter notre site Web).
[6] Notre 17e congrès international (cf. Revue Internationale n° 130) avait consacré une part importante de ses travaux à la crise économique du capitalisme en se penchant notamment sur la croissance actuelle de certains pays "émergents", tels l'Inde ou la Chine, qui semble contredire les analyses faites par notre organisation, et les marxistes en général, sur la faillite définitive du mode de production capitaliste. A ce sujet, il avait pris comme décision de faire paraître dans sa presse, et notamment dans la Revue Internationale, des articles approfondis sur ce thème. Le présent texte est une concrétisation de cette orientation et nous pensons qu'il contribue de façon tout à fait valable à la compréhension du phénomène de la croissance chinoise envisagé dans le cadre de la décadence du capitalisme. Cela dit, les débats que nous menons actuellement en notre sein sur l'analyse des mécanismes qui ont permis au capitalisme de connaître sa croissance spectaculaire après la seconde guerre mondiale se répercutent sur la façon de comprendre le dynamisme actuel de l'économie de certains pays "émergents", notamment la Chine. Le présent article fait justement l'objet d'un désaccord qui porte sur l'idée qu'il défend selon laquelle la masse salariale serait à même de constituer un débouché solvable à la production capitaliste, lorsqu'elle n'est pas "comprimée" à l'extrême. Cela se traduit par la formulation suivante à propos de l'actuelle mondialisation qui "est pervertie en ce sens qu'elle comprime relativement cette masse salariale et qu'elle restreint d'autant les bases de l'accumulation à l'échelle mondiale". Ceci n'est pas le point de vue aujourd'hui majoritaire au sein de l'organe central du CCI qui considère que si, pour des raisons dans lesquelles nous n'entrerons pas ici, le capitalisme est amené à faire "bénéficier" la classe ouvrière d'un pouvoir de consommation surpassant ce qui est strictement nécessaire à la reproduction de sa force de travail, la consommation ouvrière qui s'en trouve ainsi augmentée ne favorise pas pour autant durablement l'accumulation.
Marquée par le joug colonial et l'inaboutissement de sa révolution bourgeoise plusieurs fois avortée, la trajectoire de la Chine est typique de ces pays qui n'ont pu prendre le train de la révolution industrielle en marche au cours de la phase ascendante du capitalisme. Alors que la Chine était encore la première puissance économique mondiale jusqu'en 1820 avec un PIB s'élevant au tiers de la richesse produite dans l'ensemble du monde, ce même PIB chinois ne représentera plus que 4,5% en 1950, soit une division par un facteur sept !
Graphique 1, source : Angus Maddison, L’économie mondiale, OCDE, 2001 : 45.
Le graphique ci-dessus indique une diminution du PIB par habitant chinois de 8% durant toute la phase ascendante du capitalisme : il passe de 600$ en 1820 à 552$ en 1913. Ceci est la marque d'une absence de véritable révolution bourgeoise, de conflits endémiques entre Seigneurs de la guerre au sein d'une classe dominante affaiblie, ainsi que du terrible joug colonial que va subir ce pays après la défaite de la guerre de l'opium en 1840, défaite qui marque le début d'une série de traités humiliants qui dépecèrent la Chine au profit des puissances coloniales. Déjà affaiblie, la Chine sera mal armée pour résister aux conditions de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La saturation relative des marchés et leur domination par les grandes puissances qui caractérisent l'ensemble de la phase de décadence du capitalisme, ont confiné la Chine dans un sous-développement absolu durant la majeure partie de cette période, puisque son PIB par habitant régresse encore plus rapidement (-20%) entre 1913 (552$) et 1950 (439$) !
Toutes ces données viennent pleinement confirmer l'analyse développée par la Gauche Communiste selon laquelle, en décadence, il n'est plus possible pour de nouveaux pays et puissances d'émerger dans un contexte de marché mondial globalement saturé [1]. Ce n'est que pendant les années 1960 que le PIB par habitant chinois retrouve son niveau de 1820 (600 $) ! Ensuite, il augmente sensiblement, mais ce n'est que durant ces trente dernières années que la croissance explosera à des taux jamais vus dans toute l'histoire du capitalisme [2]. C'est cette parenthèse toute récente et exceptionnelle dans l'histoire de la Chine qu'il s'agit d'expliquer, parenthèse qui, en apparence, semble contredire nombre de certitudes à propos de l'évolution du capitalisme.
Comme nous le disions en 1974 dans une longue étude sur le capitalisme d'Etat : « La tendance à l'étatisation est l'expression de la crise permanente du capitalisme depuis 1914. C'est une forme d'adaptation du système pour survivre dans une période où le moteur économique du capitalisme n'a plus de possibilité historique. Quand les contradictions du capitalisme ne peuvent que déchirer le monde dans d'inévitables rivalités et guerres impérialistes, le Capitalisme d'Etat est l'expression de la tendance à l'autarcie, à l'économie de guerre permanente, à la concentration nationale, pour protéger le Capital National. (...) dans la période de décadence, due à la relative saturation des marchés, la crise permanente du système a imposé certains changements dans la structure organisationnelle du capitalisme. (...) Parce qu'il n'y a pas de solutions purement économiques à ces difficultés, on ne peut permettre le libre fonctionnement des lois aveugles du capitalisme. La bourgeoisie essaie d'en maitriser les conséquences par l'intervention de l'Etat : subventions, nationalisation des secteurs déficitaires, contrôle des matières premières, planning national, manœuvre monétaire, etc. » (Revue Internationale ancienne série n° 10, p.13-14).
Ces tendances à la prise en main des intérêts nationaux par l'Etat et au repli sur le cadre national marqueront un coup d'arrêt brutal à l'expansion et l'internationalisation du capitalisme qui ont prévalu durant toute sa phase ascendante. Ainsi, au cours de cette dernière, la part des exportations des pays développés dans le produit mondial n'a fait que croître, et ce, jusqu'à plus que doubler, puisqu'elle passe de 5,5% en 1830 à 12,9% à la veille de la première guerre mondiale (tableau 2). Ceci illustre la conquête effrénée du monde par le capitalisme à cette époque.
L'ouverture de la phase de décadence du capitalisme, par contre, va marquer un brutal coup d'arrêt à cette pénétration capitaliste dans le monde. La stagnation du commerce mondial entre 1914 et 1950 (cf. graphique 2), la régression de moitié de la part des exportations des pays développés dans le produit mondial (de 12,9% en 1913 à 6,2% en 1938 - tableau 2), et le fait que la croissance du commerce mondial sera bien souvent inférieure à celle de la production, illustrent chacun à leur manière ce puissant repli relatif dans le cadre de l'Etat nation durant la phase de décadence. Même durant les années fastes des Trente glorieuses qui connaissent une vigoureuse reprise du commerce international jusque dans les années 1970, la part des exportations des pays développés (10,2%) restera toujours inférieure à son niveau de 1914 (12,9%) et même à celui atteint dès 1860 (10,9% - cf. tableau 2 [3]) ! Ce ne sera qu'à la faveur du phénomène de "mondialisation" à partir des années 80, que cette part des exportations dépassera son niveau atteint plus d'un siècle auparavant !
Cette même opposition de dynamique entre la phase ascendante et décadente du capitalisme se retrouve au niveau du flux des investissements entre pays. La part des Investissements Directs à l'Etranger (IDE) augmente jusqu'à représenter 2% du PIB mondial en 1914 alors que malgré leur considérable développement suite à la mondialisation, ils n'atteignent que la moitié (1%) en 1995 ! Il en va également au niveau du stock des IDE des pays développés. Alors qu'il a doublé suite à la mondialisation en passant de 6,6% en 1980 à 11,5% en 1995, ce pourcentage ne dépasse pas celui atteint en 1914 (entre 12% et 15%). Ce recentrage économique sur le cadre national et les pays développés en période de décadence peut encore s'illustrer par le fait suivant : « A la veille de la Première Guerre mondiale, 55 à 65% des IDE se trouvaient dans le Tiers-Monde et seulement 25 à 35% dans les pays développés ; à la fin des années 1960, ces proportions se sont inversées, puisque, en 1967, seulement 31% su stock des IDE des pays développés occidentaux se trouvaient dans le Tiers-Monde et 61% dans les pays développés occidentaux. Et, depuis cette date, la tendance s'est encore renforcée. (...) Vers 1980, ces proportions sont passées à 78% d'IDE dans les pays développés et 22% dans le Tiers-Monde. (...) De ce fait, l'importance par rapport au PIB des investissements directs se trouvant à l'intérieur des pays développés occidentaux était de l'ordre de 8,5% à 9,0% au milieu de la décennie 1990, contre 3,5 à 4% vers 1913, soit plus du double » [4].
Alors que le capitalisme ascendant modelait le monde à son image en entraînant de plus en plus de nations dans son sillage, la décadence figera en quelque sorte la situation au moment de son apogée : « Cette incapacité de surgissement de nouvelles grandes unités capitalistes s'exprime entre autres dans le fait que les six plus grandes puissances industrielles d'aujourd'hui l'étaient déjà (bien que dans un ordre différent) à la veille de la première guerre mondiale » (Revue Internationale n°23, p.27). Tout ceci illustre ce spectaculaire repli sur le cadre national qui a caractérisé toute la phase de décadence du capitalisme au travers du recours massif aux politiques de capitalisme d'Etat.
Graphique 2, source : Rostow, The World Economy, History and Prospect, University of Texas Press, 1978 : 662
Tableau 2 : Taux d'exportation des pays développés occidentaux en valeur (% du PIB) |
|
1830 |
5,5 |
1860 |
10,9 |
1890 |
11,7 |
1913 |
12,9 |
1929 |
9,8 |
1938 |
6,2 |
1950 |
8 |
1960 |
8,6 |
1970 |
10,2 |
1980 |
15,3 |
1990 |
14,8 |
1996 |
15,9 |
Philippe Norel, L'invention du marché, Seuil, 2003 : 431. |
Toute l'Asie de l'Est sera particulièrement concernée par ce vaste mouvement de repli sur le cadre de l'Etat nation. Après la seconde guerre mondiale, c'est près de la moitié de la population du monde qui se verra retirée du marché mondial et enserrée dans la bipolarisation du monde en deux blocs géostratégiques qui ne prendra réellement fin qu'avec les années 80 : ont été concernés les pays du bloc de l'Est, la Chine, l'Inde et plusieurs pays du Tiers-Monde comme Cuba, le Vietnam, le Cambodge, l'Algérie, l'Egypte, etc.. Ce retrait brutal du marché pour la moitié du monde est une parfaite illustration de la saturation relative du marché mondial, saturation qui a obligé chaque capital national à prendre directement en main ses intérêts à l'échelle nationale et à s'intégrer sous la tutelle et dans les politiques menées par les deux grandes puissances pour survivre dans l'enfer de la décadence. Cette politique, contrainte et forcée, mena cependant à un échec patent. En effet, toute cette période se soldera par une croissance relativement médiocre pour l'Inde et la Chine, surtout pour le premier qui a encore moins bien fait que l'Afrique :
Tableau 3 : PIB par habitant (Indice 100 = 1950) |
||
|
1950 |
1973 |
Japon |
100 |
594 |
Europe occidentale |
100 |
251 |
Etats-Unis |
100 |
243 |
Monde |
100 |
194 |
Chine |
100 |
191 |
Afrique |
100 |
160 |
Inde |
100 |
138 |
Source : Angus Maddison, L'économie mondiale, annexe C, OCDE, 2001. |
Il est vrai que la croissance de la Chine fut supérieure à celle de l'ensemble du Tiers-Monde entre 1950 et 73, elle resta cependant inférieure à la moyenne mondiale, fut marquée par une terrible surexploitation des paysans et travailleurs, n'a été rendue possible que par l'intense soutien du bloc de l'Est jusqu'aux années 60, et par l'intégration dans la sphère d'influence américaine ensuite. De plus, elle fut ponctuée par deux reculs significatifs durant les dites périodes de ‘grand bond en avant' (1958-61) et de ‘révolution culturelle' (1966-70) qui ont fauché plusieurs dizaines de millions de paysans et prolétaires chinois dans d'atroces famines et souffrances matérielles. Cet échec global des politiques de capitalisme d'Etat autarcique est ce que nous constations également il y a plus d'un quart de siècle : « Les politiques protectionnistes connaissent au 20ème siècle une faillite totale. Loin de constituer une possibilité de respiration pour les économies moins développées, elles conduisent à l'asphyxie de l'économie nationale » (Revue Internationale, n°23, p.27), il résulte du fait que le capitalisme d'Etat ne constitue pas une solution aux contradictions du capitalisme mais un emplâtre sur une jambe de bois lui permettant de repousser ses manifestations dans le temps.
Seule face à la terrible concurrence sur un marché mondial globalement saturé et contrôlé par les grandes puissances, la Chine ne pourra défendre au mieux ses intérêts nationaux qu'en s'intégrant d'abord au sein du bloc soviétique jusqu'au tout début des années 1960, pour évoluer ensuite dans l'orbite américaine à partir des années 1970. Evoluant dans un contexte qui ne permettait plus à de nouvelles puissances d'émerger et de rattraper leur retard comme en phase ascendante, la défense d'un projet nationaliste de ‘développement' en décadence (maoïsme) n'était possible qu'à cette condition. C'est à ce prix que la Chine se vendra au plus offrant dans le contexte de bipolarisation inter-impérialiste du temps de la guerre froide (1945-89). L'isolement par rapport au marché mondial, l'intégration au bloc soviétique, et l'aide massive apportée par ce dernier, ont permis une croissance chinoise, certes modeste - puisque tout juste inférieure à la moyenne mondiale -, mais relativement meilleure que celle de l'Inde et du reste du Tiers-Monde. En effet, l'Inde ne s'étant que partiellement retirée du marché mondial, et s'étant même aventurée comme chef de fil du mouvement des ‘pays non-alignés' [5], en paiera le prix par une croissance économique inférieure à celle de l'Afrique durant cette même période (1950-73) ! L'implosion des grands blocs impérialistes après la chute du mur de Berlin (1989) et la perte continuelle du leadership américain sur le monde, ont levé cette contrainte à la bipolarisation internationale, laissant ainsi plus de latitude à l'expression d'intérêts propres à chacun des pays.
[1] « La période de décadence du capitalisme se caractérise par l'impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées. Les pays qui n'ont pas réussi leur ‘décollage' industriel avant la 1ère guerre mondiale sont, par la suite, condamnés à stagner dans le sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui ‘tiennent le haut du pavé'. Il en est ainsi de grandes nations comme l'Inde ou la Chine dont ‘l'indépendance nationale' ou même la prétendue ‘révolution' (lire l'instauration d'un capitalisme d'Etat draconien) ne permettent pas la sortie du sous-développement et du dénuement. (...) Cette incapacité des pays sous-développés à se hisser au niveau des pays les plus avancés s'explique par les faits suivants : 1) Les marchés représentés par les secteurs extra-capitalistes des pays industrialisés sont totalement épuisés par la capitalisation de l'agriculture et la ruine presque complète de l'artisanat. (...) 3) Les marchés extra-capitalistes sont saturés au niveau mondial. Malgré les immenses besoins et le dénuement total du tiers-monde, les économies qui n'ont pu accéder à l'industrialisation capitalistes ne constituent pas un marchés solvable parce que complètement ruinées. 4) La loi de l'offre et de la demande joue contre tout développement de nouveaux pays. Dans un monde où les marchés sont saturés, l'offre dépasse la demande et les prix sont déterminés par les coûts de production les plus bas. De ce fait, les pays ayant les coûts de production les plus élevés [les pays sous-développés] sont contrains de vendre leurs marchandises avec des profits réduits quand ce n'est pas à perte. Cela ramène le taux d'accumulation à un niveau extrêmement bas et, même avec une main d'œuvre très bon marché, ils ne parviennent pas à réaliser les investissements nécessaires à l'acquisition d'une technologie moderne, ce qui a pour résultat de creuser encore plus le fossé qui sépare ces pays des grandes puissances industrielles. (...) 6) Aujourd'hui, la production industrielle moderne fait appel à une technologie incomparablement plus sophistiquée qu'au siècle dernier et donc à des investissements considérables que seuls les pays déjà développés sont en mesure d'assumer » (Revue Internationale n°23, 1980, p.27-28).
[2] Maddison, OCDE, 2001 : 283, 322.
[3] Le commerce mondial va très rapidement se développer après 1945, et ce, encore plus fortement qu'en phase ascendante puisque ce commerce est multiplié par 5 entre 1948 et 1971 (23 années) alors qu'il n'est multiplié que par 2,3 entre 1890 et 1913 (23 années également) ! La croissance du commerce mondiale a donc été deux fois plus forte durant les Trente glorieuses que pendant la meilleure période en phase ascendante (Source : Rostow, The World Economy, History and Prospect, University of Texas Press, 1978 : 662). Or, malgré cette formidable croissance du commerce mondial, la part des exportations dans la richesse produite dans le monde reste inférieure au niveau atteint en 1913 et même à celui de 1860 : les pays développés n'exportent pas plus en 1970 qu'un siècle auparavant ! Ceci est la marque indubitable de l'existence d'une croissance autocentrée restant repliée sur le cadre national. Et encore, ce constat de forte reprise du commerce international après 1945 est en réalité moins intense que ce que nous montre le graphique. En effet, une part de plus en plus importante de celui-ci va concerner non des ventes réelles mais des échanges entre filiales du fait de l'accroissement de la division internationale du travail : « d'après les estimations réalisée par l'UNCTAD, les firmes multinationales à elles seules réalisent actuellement les deux tiers du commerce mondial. Et la moitié de ce commerce mondial est le fait de transferts entre filiales du même groupe » (Bairoch Paul, Victoires et déboires, III : 445). Ce constat vient donc renforcer notre conclusion générale selon laquelle la décadence se caractérise essentiellement par un repli général de chaque pays dans son cadre national et non, comme en phase ascendante, par une extension et une prospérité fondée sur une conquête effrénée de par le monde..
[4] Toutes les données sur les IDE proviennent de : Bairoch Paul, 1997, Victoires et déboires, III : 436-443.
[5] C'est sur l'île indonésienne de Java que, du 18 au 24 avril 1955, eu lieu à Bandung la première conférence afro-asiatique, qui réunit vingt-neuf pays dont la plupart ont été décolonisés depuis peu et appartiennent tous au Tiers Monde. L'initiative de ce sommet revient au Premier ministre indien Nehru, soucieux de créer sur la scène internationale un ensemble de puissances qui échapperait aux deux Grands et à la logique de guerre froide. Cependant, jamais ces dits ‘non-alignés' ne parviendront réellement à être ‘indépendants' et à s'abstraire de la logique d'affrontement des deux grands blocs impérialistes en présence (le bloc américain et soviétique). Ainsi, ce mouvement contiendra à la fois des pays pro-occidentaux comme le Pakistan ou la Turquie, et d'autre comme la Chine et le Vietnam du Nord qui sont prosoviétiques.
Après avoir replacé l'évolution de l'Asie de l'Est dans le contexte historique de l'ascendance et de la décadence du capitalisme, ainsi que dans le cadre du développement du capitalisme d'Etat et de l'intégration aux blocs impérialistes au cours de cette dernière phase, il nous faut maintenant essayer de comprendre pourquoi cette région du monde a pu inverser sa tendance historique à la marginalisation. En effet, le tableau ci-dessous nous montre qu'en 1820, l'Inde et la Chine concentraient près de la moitié de la richesse produite dans le monde (48,9%) et n'en représente plus que 7,7% en 1973 ! Le poids du joug colonial, puis l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, vont diviser la part de l'Inde et de la Chine dans le PIB mondial par un facteur six ! Autrement dit, lorsque l'Europe et les pays neufs se développent, l'Inde et la Chine reculent relativement. Aujourd'hui, c'est exactement l'inverse, lorsque les pays développés entrent en crise, l'Asie de l'Est se développe au point de remonter sa part à 20% de la production mondiale de richesse en 2006. Il y a donc là une très nette évolution en ciseaux à l'échelle historique : quand les pays industrialisés se développent puissamment, l'Asie recule relativement et, lorsque la crise s'installe durablement dans les pays développés, l'Asie connaît un boom économique :
Tableau 4 : Part des différentes zones dans le monde en % du PIB mondial |
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1700 |
1820 |
1870 |
1913 |
1950 |
1973 |
1998 |
2001 |
|
Europe et pays neufs (*) |
22,7 |
25,5 |
43,8 |
55,2 |
56,9 |
51 |
45,7 |
44,9 |
|
Reste du monde |
19,7 |
18,3 |
20,2 |
22,9 |
27,6 |
32,6 |
24,8 |
(°) |
|
Asie |
57,6 |
56,2 |
36,0 |
21,9 |
15,5 |
16,4 |
29,5 |
|
|
Inde |
24,4 |
16,0 |
12,2 |
7,6 |
4,2 |
3,1 |
5,0 |
5,4 |
|
Chine |
22,3 |
32,9 |
17,2 |
8,9 |
4,5 |
4,6 |
11,5 |
12,3 |
|
Reste Asie |
10,9 |
7,3 |
6,6 |
5,4 |
6,8 |
8,7 |
13,0 |
(°) |
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(*) Pays neufs = Etats-Unis, Canada, Australie et Nouvelle Zélande (°) = 37,4 : Reste du monde + Reste Asie |
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Source : Angus Maddison, L'économie mondiale, OCDE, 2001 : 280 |
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L'évolution de l'Asie de l'Est après la seconde guerre mondiale
Cette dynamique en ciseau peut encore s'illustrer par l'évolution du taux de croissance de la Chine comparativement au reste du monde après la seconde guerre mondiale. Les tableaux 3 (ci-dessus) et 5 (ci-dessous) montrent que, lorsque les pays développés connaissent une croissance soutenue, l'Inde et la Chine sont à la traîne : entre 1950 et 1973, l'Europe fait deux fois mieux que l'Inde, le Japon trois fois mieux que la Chine et quatre fois mieux que l'Inde, et la croissance de ces deux derniers pays est inférieure à la moyenne mondiale. Par contre, ce sera exactement l'inverse ensuite : entre 1978 et 2002, la croissance annuelle moyenne du PIB chinois par habitant est plus de quatre fois plus élevée (5,9%) que la croissance moyenne mondiale (1,4%), et l'Inde multiplie son PIB par 4, alors que le monde ne le multiplie que par 2,5 entre 1980 et 2005.
Ce n'est donc que lorsque les pays centraux du capitalisme entrent en crise que l'Inde et la Chine décollent. Pourquoi ? Qu'est-ce qui explique cette évolution en ciseau ? Pourquoi, lorsque le reste du monde s'enfonce dans la crise, l'Asie de l'Est connaît-elle un regain de croissance ? Pourquoi cette inversion de tendance ? Comment expliquer cette parenthèse de forte expansion en Asie de l'Est à la faveur de la poursuite de la crise économique au niveau international ? C'est ce que nous allons à présent examiner.
Le retour de la crise économique dès la fin des années 60 viendra balayer tous les modèles de croissance qui avaient fleuri de par le monde après la seconde guerre mondiale : le modèle stalinien à l'Est, le modèle keynésien à l'Ouest et le modèle nationaliste-militariste dans le Tiers-Monde. Elle mettra à bas leurs prétentions respectives à se présenter comme une solution aux contradictions insurmontables du capitalisme. L'aggravation de celles-ci tout au long des années 70 signera la faillite des recettes néo-keynésiennes dans les pays de l'OCDE, mènera jusqu'à l'implosion du bloc de l'Est au cours de la décennie suivante et révèlera l'impuissance de toutes les alternatives ‘tiers-mondistes' (Algérie, Vietnam, Cambodge, Iran, Cuba, etc.). Tous ces modèles qui ont pu faire illusion durant les années grasses des Trente glorieuses sont venus s'échouer sous les coups de buttoir des récessions successives et démontrer ainsi qu'ils ne constituaient en rien un dépassement des contradictions intrinsèques du capitalisme.
Les conséquences et réactions à ces faillites seront fort diverses. C'est dès les années 1979-80 que les pays occidentaux réorienteront leur politique en direction d'un capitalisme d'Etat dérégulé (le ‘tournant néolibéral' comme l'appellent les médias et gauchistes). Par contre, engoncés dans un capitalisme d'Etat d'une rigidité stalinienne, ce n'est qu'à la suite de l'implosion de ce système que les pays de l'Est s'engageront sur un chemin analogue. C'est également sous cette terrible pression de la crise économique que divers pays et ‘modèles' dans le tiers-monde s'enfonceront, soit dans une barbarie sans fins (Algérie, Iran, Afghanistan, Soudan, etc.), soit dans une banqueroute pure et simple (Argentine, nombre de pays africains, etc.), soit dans des difficultés telles qu'elles remettront à leur place leurs prétentions à être des modèles de réussite (tigres et dragons asiatiques). Par contre, en parallèle, un certains nombre d'autres pays en Asie de l'Est, comme l'Inde, la Chine et le Vietnam, parviendront à entamer des réformes progressives qui les ramèneront dans le giron du marché mondial en les insérant dans le circuit de l'accumulation à l'échelle internationale qui va progressivement se mettre en place à partir des années 1980.
Ces différentes réactions auront des fortunes diverses. Nous nous limiterons ici à celles qui ont eu cours dans les pays occidentaux et en Asie de l'Est. Disons que, tout comme le retour de la crise est d'abord apparu dans les pays centraux pour se reporter ensuite dans les pays de la périphérie, ce sera encore le tournant économique opéré au début des années 80 dans les pays développés qui va déterminer la place que prendront les pays du sous continent est-asiatique dans le circuit de l'accumulation à l'échelle mondiale.
Toutes les mesures néokeynésiennes de relance économique utilisées durant les années 70 ne sont pas parvenues à redresser un taux de profit qui a été divisé par deux entre la fin des années 60 et 1980 (cf. graphique 6 infra [1]). Ce déclin ininterrompu de la profitabilité du capital mènera un bon nombre d'entreprises au bord de la banqueroute. Les Etats, qui s'étaient eux-mêmes largement endettés pour soutenir l'économie, se retrouvèrent en quasi cessation de paiements. Cette situation de faillite virtuelle à la fin des années 70 est la raison essentielle du passage à un capitalisme d'Etat dérégulé et à la mondialisation pervertie qui en est le corolaire. L'axe essentiel de cette nouvelle politique consiste en une attaque massive et frontale contre la classe ouvrière afin de rétablir la rentabilité du capital. Dès le début des années 80, la bourgeoisie se lance dans un programme d'attaques massives contre les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière : nombre de recettes keynésiennes sont démantelées et la force de travail est directement mise en concurrence à l'échelle internationale par le biais des délocalisations et de l'ouverture à la concurrence internationale (dérégulation). Cette régression sociale massive permettra un spectaculaire rétablissement du taux de profit à des niveaux qui, aujourd'hui, dépassent même ceux atteint durant les Trente glorieuses (cf. graphique 6 infra).
Le graphique 3 ci-dessous illustre cette politique de dérégulation tous azimuts, politique qui a déjà permis à la bourgeoisie de diminuer la part de la masse salariale dans le PNB de +/-10% à l'échelle internationale. Cette diminution n'est autre que la matérialisation de la tendance spontanée à augmenter le taux de plus value ou taux d'exploitation de la classe ouvrière [2]. Ce graphique nous montre aussi la stabilité du taux de plus-value durant la période qui précède les années 1970, stabilité qui, conjuguée à d'important gains de productivité ont fait le succès des Trente glorieuses. Ce taux a même diminué durant les années 70 comme produit de la pression de la lutte de classe qui a fait sa réapparition massive dès la fin des années 60 :
Graphique 3. Part des salaires dans le PIB : USA et Union Européenne, 1960-2005
Cette réduction de la part salariale de la classe ouvrière dans le produit total est en réalité bien plus considérable que ne le suggère ce graphique puisque ce dernier inclut toutes les catégories de salaires, y compris ceux rémunérant la bourgeoisie [3] ! Alors qu'il s'était restreint durant les Trente glorieuses, l'éventail des revenus s'accroît à nouveau ; dès lors, ce recul de la part salariale est encore bien plus significatif pour les travailleurs. En effet, les statistiques par catégories sociales montrent que, pour des fractions significatives d'ouvriers - les moins qualifiés en général -, ce recul est de grande ampleur puisqu'il ramène l'état de leurs rémunérations au niveau de celui de 1960 comme c'est déjà le cas aux Etats-Unis pour les travailleurs de production (gains hebdomadaires). Alors que leur salaire réel avait presque doublé entre 1945 et 1972, il est redescendu pour se stabiliser ensuite au niveau atteint en 1960 :
Graphique 4. Gains hebdomadaires d'un travailleur de production (dollars de 1990) : Etats-Unis
Nous assistons donc bel et bien, depuis un quart de siècle, à un mouvement massif et de plus en plus généralisé de paupérisation absolue de la classe ouvrière à l'échelle mondiale. L'on peut estimer la perte moyenne de sa part relative dans le PIB à +/- 15 à 20%, ce qui est considérable, et cela sans considérer l'importante dégradation de ses conditions de vie et de travail. Comme le disait Trotski au 3ème congrès le l'IC : « La théorie de la paupérisation des masses était regardée comme enterrée sous les coups de sifflets méprisants des eunuques occupant les tribunes universitaires de la bourgeoisie et des mandarins de l'opportunisme socialiste. Maintenant ce n'est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse ». En d'autres termes, ce que le capitalisme d'Etat keynésien à pu concéder durant les Trente glorieuses - puisque les salaires réels ont plus que triplé en moyenne entre 1945 et 1980 -, le capitalisme d'Etat dérégulé est en train de le récupérer à vive allure. A l'exception de cette parenthèse d'après-guerre, ceci vient confirmer l'analyse de l'Internationale Communiste et de la Gauche Communiste selon laquelle il ne peut plus exister de réformes réelles, mais surtout durables, dans la phase de décadence du capitalisme.
Cette réduction massive des revenus des salariés a une double conséquence. D'une part, elle a permis une formidable hausse du taux de plus-value permettant à la bourgeoisie de rétablir son taux de profit. Celui-ci a désormais retrouvé et même dépassé le niveau qu'il avait atteint durant les Trente glorieuses (cf. graphique 6 [33]). D'autre part, en comprimant drastiquement la demande salariale de +/-10 à 20%, elle diminue considérablement le niveau relatif des marchés solvables au niveau mondial. Ce fait est directement à l'origine de la formidable aggravation de la crise de surproduction à l'échelle internationale et de la chute du taux d'accumulation (la croissance du capital fixe) à un niveau historiquement très bas (cf. graphique 6 [33]). C'est ce double mouvement de recherche d'une rentabilité croissante afin de redresser le taux de profit, ainsi que la nécessité de trouver de nouveaux marchés où écouler sa production, qui est à la racine du phénomène de mondialisation apparu dès les années 80. Cette mondialisation ne résulte pas, comme veulent nous le faire croire les gauchistes et autres altermondialistes, de la domination du (méchant) capital financier improductif sur le (bon) capital industriel productif, capital financier qu'il faudrait abolir selon la variante présentée par les gauchistes (qui appellent indûment le Lénine de L'impérialisme stade suprême du capitalisme à la rescousse pour se faire), ou réguler et taxer (taxe Tobin) selon la variante altermondialiste ou sociale-démocrate de gauche, etc.
En effet, toute la littérature sur la mondialisation, qu'elle soit de droite ou de gauche, altermondialiste ou gauchiste, présente celle-ci comme un remake de la conquête du monde par les rapports marchands. Il est même très fréquent d'y retrouver les célèbres passages du Manifeste Communiste où Marx y décrit le rôle progressif de la bourgeoisie et de l'extension du capitalisme à l'échelle planétaire. Elle nous est présentée comme un vaste processus de domination et de marchandisation de tous les aspects de la vie par les rapports capitalistes. L'on nous dit même que ce serait la seconde mondialisation après celle de 1875-1914.
Selon cette présentation de la mondialisation actuelle, toute la période allant de la première guerre mondiale aux années 1980 ne serait qu'une immense parenthèse, isolationniste (1914-45) ou régulée (1945-80), période qui aurait permis de mener des politiques sociales pour la classe ouvrière - selon les dires des gauchistes -, ou qui aurait empêché le capitalisme de donner la pleine mesure de ses moyens, dans sa variante libérale ! Revenons à ces ‘jours heureux' pour les premiers ou ‘dérégulons' et ‘libéralisons' au maximum pour les seconds. Ces derniers proclamant qu'en donnant ‘toute la liberté et le pouvoir aux marchés', le monde entier connaîtrait des taux de croissance comme en Chine ! En acceptant les conditions de travail et les salaires des ouvriers chinois, nous ouvririons les portes d'un paradis de croissance fulgurante ! Rien n'est plus erroné, que ce soit dans sa présentation gauchiste ou libérale, et ce, pour plusieurs bonnes raisons qui peuvent toutes se résumer au fait suivant que les racines actuelles du phénomène de mondialisation n'ont rien à voir avec la dynamique d'internationalisation du capitalisme au XIXè siècle :
1) La première mondialisation (1880-1914) correspondait à la constitution du marché mondial et à la pénétration en profondeur des rapports marchands de par le monde. Elle exprimait l'extension géographique du capitalisme et sa domination à l'échelle de la planète, elle élargissait constamment l'échelle de l'accumulation en tirant les salaires et la demande mondiale vers le haut. Alors que la dynamique du capitalisme au XIXème siècle l'entraînait dans un tourbillon vers des sommets de plus en plus hauts, l'actuelle mondialisation n'est qu'un avatar d'un capitalisme de plus en plus poussif dont les taux d'accumulation et de croissance à l'échelle mondiale ne font que décliner, elle déprime la croissance en comprimant la masse salariale et donc les marchés solvables. Aujourd'hui, la mondialisation et la dérégulation à outrance ne sont que des moyens mis en œuvre pour pallier aux effets ravageurs de la crise historique du capitalisme. Les politiques de dérégulations ‘néolibérales' et de globalisation ne sont que des nièmes tentatives de surseoir aux échecs de palliatifs antérieurs : keynésianisme et néo keynésianisme. Aujourd'hui, nous n'empruntons pas les traces du capitalisme triomphant du XIXème siècle, mais nous continuons le chemin de sa lente agonie depuis les années 1970. Que le nouveau bouclage du circuit de l'accumulation qui s'est installé à l'échelle mondiale depuis les années 1980 passe par le développement localisé du sous-continent asiatique ne change rien à cette caractérisation de mondialisation pervertie, car, ce développement ne concerne qu'une partie du monde, n'est possible que pour un temps donné, et est le corollaire d'une vaste et massive régression sociale à l'échelle internationale.
2) Alors que la première mondialisation marquait la conquête et la pénétration du monde par les rapports capitalistes de production, entrainant dans son sillage de plus en plus de nouvelles nations et permettant de renforcer la domination des anciennes puissances coloniales, aujourd'hui, elle ne concerne fondamentalement que le sous-continent asiatique et elle fragilise et met en péril tant l'économie des pays développés que celle des pays du reste du Tiers-Monde. Alors que la première mondialisation marquait l'extension géographique et en profondeur des rapports capitalistes, aujourd'hui, elle n'est qu'une vicissitude dans le processus général d'aggravation de la crise à l'échelle mondiale. Elle ne développe qu'une partie du monde - l'Asie de l'Est -, tout en laissant les autres à la dérive. De plus, cette parenthèse de développement très localisée dans le sous-continent asiatique ne pourra durer que le temps que perdurent les conditions qui l'ont mise en place. Or, ce temps est compté (cf. infra et les parties suivantes de cet article).
3) Alors que la première mondialisation s'était accompagnée d'une hausse généralisée des conditions de vie de la classe ouvrière, avec un doublement des salaires réels, la mondialisation actuelle engendre une régression sociale massive : pression à la baisse sur les salaires, paupérisation absolue pour des dizaines de millions de prolétaires, dégradation massive des conditions de travail, hausse vertigineuse du taux d'exploitation, etc. Alors que la première mondialisation était porteuse de progrès pour l'humanité, celle d'aujourd'hui répand la barbarie à l'échelle du globe.
4) Alors que la première mondialisation signifiait une intégration de masses de plus en plus larges de travailleurs au sein des rapports salariés de production, celle d'aujourd'hui, même si elle fait naître un prolétariat jeune et inexpérimenté en périphérie, détruit des emplois et déstructure le tissu social parmi les pays et les couches les plus expérimentés de la classe ouvrière mondiale. Si la première mondialisation tendait à unifier les conditions et le sentiment de la solidarité au sein de la classe ouvrière, celle d'aujourd'hui a pour conséquence d'accroître la concurrence et le ‘chacun pour soi' dans un contexte de décomposition généralisée des rapports sociaux.
Pour toutes ces raisons, il est totalement abusif de présenter la mondialisation actuelle comme un remake de la période de gloire du capitalisme et de citer, pour ce faire, les célèbres passages du Manifeste Communiste où Marx décrivait le rôle progressif de la bourgeoisie à son époque. Aujourd'hui, le capitalisme a fait son temps, il a engendré le XXème siècle - siècle le plus barbare de toute l'histoire de l'humanité - et ses rapports sociaux de production n'œuvrent plus dans un sens de progrès pour l'humanité, mais ils enfoncent de plus en plus celle-ci dans la barbarie et le danger d'une destruction écologique planétaire. La bourgeoisie était une classe progressive qui développait les forces productives au XIXème siècle, elle est aujourd'hui obsolète, détruit la planète et ne répand que la misère jusqu'à hypothéquer l'avenir même du monde. C'est en ce sens qu'il faut parler, non de mondialisation, mais de mondialisation pervertie.
Tous les médias et critiques de gauche caractérisent les nouvelles politiques de dérégulation et de libéralisation, menées par la bourgeoisie depuis les années 80, sous les vocables de tournant néolibéral et de mondialisation. En fait, ces dénominations sont chargées d'un contenu idéologique totalement mystificateur. D'une part, la dite dérégulation ‘néolibérale' a été mise en place à l'initiative et sous le contrôle de l'Etat, et elle est très loin d'impliquer un ‘Etat faible' et une régulation par le seul marché comme il est prétendu. D'autre part, comme nous l'avons vu en détail ci-dessus, la mondialisation à laquelle nous assistons aujourd'hui n'a rien à voir avec celle que Marx a pu décrire dans ses ouvrages. Elle correspond à une étape dans l'approfondissement de la crise à l'échelle mondiale et non à une réelle extension progressive du capitalisme comme cela avait cours durant la phase ascendante du capitalisme : c'est une mondialisation pervertie. Ceci n'exclu évidemment pas que les rapports marchands et le salariat puissent ponctuellement et localement se développer (comme en Asie de l'Est par exemple), mais la différence fondamentale est que ces processus se déroulent dans une dynamique radicalement différente de celle qui prévalait durant la phase ascendante du capitalisme.
Ces deux politiques (le capitalisme d'Etat dérégulé et la mondialisation pervertie) n'expriment donc, ni un renouveau du capitalisme, ni la mise en place d'un nouveau ‘capitalisme financiarisé', comme nous le racontent la vulgate gauchiste et altermondialiste. Elles sont avant tout révélatrices de l'aggravation de la crise économique mondiale en ce qu'elles sont l'aveu de l'échec de toutes les mesures de capitalisme d'Etat classiques utilisées jusqu'alors. De même, les appels permanents de la part de la bourgeoisie à amplifier et généraliser encore davantage ces politiques, constituent également un clair aveu de leur échec. En effet, plus d'un quart de siècle de capitalisme dérégulé et mondialisé n'a pu redresser la situation économique au niveau international : depuis que ces politiques sont menées, le PIB mondial par habitant n'a toujours fait que décroître décennie après décennie, même si, localement, et pour un temps donné, cela a permis à l'Asie de l'Est d'en bénéficier et de connaître une spectaculaire croissance.
La poursuite de la crise et la chute continue du taux de profit tout au long des années 70 ont mis à mal la rentabilité du capital et des entreprises. Vers la fin des années 70, celles-ci se sont très fortement endettées et bon nombre d'entre elles sont au bord de la faillite. Conjuguée à l'échec des mesures néokeynésiennes pour relancer l'économie, cette situation de banqueroute imposera l'abandon des recettes keynésiennes au profit d'un capitalisme d'Etat dérégulé et d'une mondialisation pervertie, dont les objectifs essentiels seront le rétablissement du taux de profit, la rentabilité des entreprises et l'ouverture des marchés au niveau mondial. Cette réorientation de la politique économique de la bourgeoisie exprimait donc avant tout une étape dans l'aggravation de la crise au niveau international et non l'ouverture d'une nouvelle phase de prospérité portée par la dite ‘nouvelle économie' comme se plaît à nous le raconter en permanence la propagande médiatique. La gravité de la crise était telle que la bourgeoisie n'a eu d'autre choix que d'en revenir à des mesures plus ‘libérales', alors même que celles-ci n'ont fait qu'accélérer la crise et le ralentissement de la croissance ! Vingt-sept ans de capitalisme d'Etat dérégulé et de mondialisation n'ont rien résolu, mais aggravé la crise économique !
Les deux piliers de la mondialisation pervertie qui accompagnent la mise en place du capitalisme d'Etat dérégulé dès 1980 reposent, d'une part, sur la recherche effrénée de lieux de production à faibles coûts salariaux afin de rétablir le taux de profit des entreprises (sous-traitance, délocalisation, etc.), et, d'autre part, sur la recherche débridée d'une demande ‘externe' à chaque pays pour pallier à la réduction massive de la demande salariale interne consécutive aux politiques d'austérité prises pour rétablir ce taux de profit. Cette politique a directement profité à l'Asie de l'Est qui a su s'adapter pour bénéficier de cette évolution. Dès lors, la très spectaculaire croissance en Asie de l'Est, au lieu de contribuer au redressement de la croissance économique internationale, a en réalité participé à la dépression de la demande finale par la réduction de la masse salariale au niveau mondial. En ce sens, ces deux politiques ont puissamment contribué à l'aggravation de la crise internationale du capitalisme. Ceci se perçoit très clairement sur le graphique ci-dessous qui montre un parallélisme logique et constant entre l'évolution de la production et celle du commerce mondial depuis la seconde guerre mondiale, sauf à compter des années 1990 qui voient, et ce pour la première fois depuis une soixantaine d'années, une divergence s'installer entre un commerce mondial qui reprend vigueur, et une production qui reste atone :
Graphique 5. Source : L’invention du marché, Philippe Norel, Seuil, 2004, p.430.
Ainsi, le commerce avec le Tiers-Monde, qui avait relativement reculé de moitié durant les Trente glorieuses, reprendra à partir des années 1990 suite à la mondialisation. Cependant, il ne concerne essentiellement que quelques pays du Tiers-Monde, ceux justement qui se sont transformés en ‘ateliers du monde' pour marchandises à bas coûts salariaux [4].
Que la reprise du commerce mondial et de la part des exportations depuis les années 80 ne s'accompagnent pas d'un regain de croissance économique, ceci illustre très clairement ce que nous mettions en évidence : contrairement à la première mondialisation au XIXème siècle qui élargissait la production et la masse salariale, celle d'aujourd'hui est pervertie en ce sens qu'elle comprime relativement cette masse salariale et qu'elle restreint d'autant les bases de l'accumulation à l'échelle mondiale. Que la ‘mondialisation' actuelle se résume à une lutte acharnée pour diminuer les coûts de production par une réduction massive des salaires réels exprime à l'évidence que le capitalisme n'a plus rien à offrir à l'humanité que la misère et une barbarie croissante de la vie. La dite ‘mondialisation néolibérale' n'a donc rien à voir avec un retour à la conquête du monde par un capitalisme triomphant comme au XIXème siècle, mais exprime avant tout la faillite de tous les palliatifs utilisés pour faire face à une crise économique qui mène lentement, mais inexorablement, le capitalisme à la faillite.
[1] Dans le numéro 128 [10] de cette revue, nous avons publié deux graphiques illustrant l'évolution du taux de profit sur un siècle et demi pour les Etats-Unis et la France. Nous pouvons très clairement y distinguer cette chute de moitié du taux de profit entre la fin des années 1960 et 1980. C'est l'une des chutes les plus spectaculaires du taux de profit dans toute l'histoire du capitalisme, et ce, au niveau mondial.
[2] Le taux de plus-value n'est autre que le taux d'exploitation qui rapporte la plus-value (PV) accaparée par le capitaliste à la masse salariale (CV = Capital Variable) qu'il verse aux salariés : Taux d'exploitation = Plus-Value / Capital Variable.
[3] Ce graphique provient de l'étude réalisée par Ian Dew-Becker & Robert Gordon : Where did the Productivity Growth Go? Inflation Dynamics and the Distribution of Income, Washington DC, September 8-9, 2005, et disponible sur le Web à l'adresse : zfacts.com/metaPage/lib/gordon-Dew-Becker.pdf. Le graphique indique l'évolution de l'importance de la masse salariale dans le PNB. Il concerne l'ensemble des salaires pour l'Union européenne et les salaires déduits des 5% les plus élevés aux Etats-Unis.
[4] C'est ce ‘bas coût' des marchandises qui explique la stabilisation à un haut niveau de la part du produit qui est exportée entre 1980 (15,3%) et 1996 15,9%) ; en effet, cette même part explose lorsqu'on la calcule non plus en valeur, mais en volume : 19,1% en 1980 et 28,6% en 1996.
Un double mouvement a donc permis à l'Asie de l'Est de s'insérer avec profit dans le circuit de l'accumulation à l'échelle mondiale à partir des années 1990. D'une part, la crise économique a contraint l'Inde et la Chine à abandonner leur modèle respectif de capitalisme d'Etat stalinien et nationaliste et, d'autre part, le développement de la mondialisation a offert l'opportunité pour l'Asie de l'Est de se réinsérer dans le marché mondial en proposant de réceptionner les investissements et délocalisations des pays développés à la recherche d'une main d'œuvre à bas salaires. C'est ce double mouvement qui explique l'évolution en ciseaux que nous avons mis en évidence entre une croissance mondiale qui tend toujours vers l'étiage et une forte croissance localisée dans le sous-continent asiatique.
C'est donc l'approfondissement de la crise du capitalisme qui est à l'origine de ce bouclage de l'accumulation au niveau mondial tel qu'il a permis à l'Asie de l'Est de s'y insérer comme atelier du monde. Ceci s'est fait en réceptionnant les investissements, délocalisations et sous-traitances en provenance de pays plus développés qui recherchaient des bassins de main d'œuvre à faibles coûts, en réexportant dans ces pays les biens de consommation produit à bas salaires et, enfin, en vendant des marchandises à haute valeur ajoutée à l'Asie ainsi que des biens de luxe à la nouvelle classe de riches asiatiques en provenance des pays développés.
L'échec des mesures néokeynésiennes utilisées durant les années 70 dans les pays centraux ont donc marqué une étape significative dans l'aggravation de la crise au niveau international. C'est cet échec qui sera à la base de l'abandon du capitalisme d'Etat keynésien au profit d'une variante plus dérégulée dont l'axe essentiel consistera en une attaque massive et frontale contre la classe ouvrière afin de rétablir un taux de profit qui avait été divisé par deux depuis la fin des années 1960 (cf. graphique 6). Cette régression sociale massive prendra notamment la forme d'une politique systématique de mise en concurrence des salariés au niveau mondial. En s'insérant dans cette nouvelle division internationale du travail et des salaires, l'Inde et la Chine ont pu en bénéficier avec grand profit. En effet, alors que les capitaux délaissaient quasi totalement les pays de la périphérie durant les Trente glorieuses, ils s'y investissement aujourd'hui à raison d'un tiers et se concentrent essentiellement sur quelques pays asiatiques. Ceci va permettre à ces deux pays de se positionner comme plateforme de montage et de réexportation de biens assemblés dans des usines déjà relativement productives, mais dont les conditions sociales sont dignes des premiers temps du capitalisme. Tel est fondamentalement ce qui a fait et fait toujours le succès de ces pays.
A partir des années 1990, ces deux pays accueilleront massivement capitaux et délocalisations d'entreprises pour se transformer en ateliers du monde et inonder le marché mondial de leurs marchandises produites à faible coût. Contrairement à la période précédente où les différentiels de salaires dans des usines obsolètes et les politiques protectionnistes ne permettaient pas aux pays sous-développés de concurrencer la production sur les marchés des pays centraux, aujourd'hui, la libéralisation permet de produire à très faible coût salarial dans des usines productives délocalisées et, ainsi, de venir battre en brèche nombre de segments productifs sur les marchés occidentaux.
La spectaculaire croissance en Asie de l'Est n'exprime donc pas un renouveau du capitalisme, mais un sursaut momentané dans sa lente dégradation au niveau international. Dès lors, que cette vicissitude ait pu dynamiser une partie non négligeable du monde (l'Inde et la Chine), et même contribuer à soutenir la croissance mondiale, n'est qu'un paradoxe apparent lorsqu'on le comprend dans le contexte du lent développement international de la crise et de la phase historique de décadence du capitalisme [1]. Ce n'est qu'en prenant du recul, et en replaçant tous les événements particuliers dans leur contexte plus global, que l'on peut parvenir à leur donner du sens et les comprendre. Ce n'est pas parce que l'on se trouve dans un méandre que l'on peut en conclure que la rivière coule de la mer vers la montagne [2].
La conclusion qui apparaît avec évidence et qu'il faut affirmer avec force est donc que la croissance en Asie de l'Est n'exprime en rien un quelconque renouveau du capitalisme, elle n'efface en rien l'approfondissement de la crise au niveau international et dans les pays centraux en particulier. Au contraire, elle en constitue un de ses rouages, une de ses étapes. Le paradoxe apparent s'explique par le fait que l'Asie de l'Est est venue au bon moment pour profiter d'un stade dans l'approfondissement de la crise internationale lui permettant de se transformer en atelier du monde à faible coût salariaux.
Ce nouveau bouclage de l'accumulation à l'échelle mondiale participe à l'accentuation de la dynamique économique dépressive au niveau international puisque ses ressorts accroissent formidablement la surproduction en déprimant la demande finale suite à la réduction relative de la masse salariale mondiale et la destruction d'un bon nombre de zones ou de secteurs non compétitifs de par le monde.
En effet, Marx nous a appris qu'il y a fondamentalement deux façons de rétablir le taux de profit : soit par le haut, en réalisant des gains de productivité par l'investissement dans de nouvelles machines et procédés de fabrication, soit par le bas, en diminuant les salaires. Comme le retour de la crise à la fin des années 1960 s'est manifesté par un déclin quasi ininterrompu des gains de productivité, la seule façon de rétablir le taux de profit fut de procéder à une attaque massive des salaires [3]. Le graphique ci-dessous illustre très clairement cette dynamique dépressive : durant les Trente glorieuses, le taux de profit et d'accumulation évoluaient parallèlement à un haut niveau. Dès la fin des années soixante les taux de profit et d'accumulation chutent de moitié. Après le passage aux politiques de capitalisme d'Etat dérégulé à partir des années 80, le taux de profit est spectaculairement remonté et a même dépassé son niveau durant les Trente glorieuses. Cependant, malgré le rétablissement du taux de profit, le taux d'accumulation n'a pas suivi et reste à un niveau extrêmement bas. Ceci découle directement de la faiblesse de la demande finale engendrée par la réduction massive de la masse salariale qui est à la base du rétablissement du taux de profit. Aujourd'hui, le capitalisme est engagé dans une lente spirale récessive : ses entreprises sont désormais rentables, mais elles fonctionnent sur des bases de plus en plus restreintes car confrontées à une surproduction qui limite les bases de leur accumulation.
Graphique 6. Source : Michel Husson.
C'est en ce sens que l'actuelle croissance en Asie de l'Est n'est en rien comparable à des Trente glorieuses asiatiques, ni à un renouveau du capitalisme à l'échelle mondiale, mais est une expression de son enfoncement dans la crise.
L'origine, le cœur et la dynamique de la crise viennent des pays centraux. Le ralentissement de la croissance, le chômage, la dégradation des conditions de travail sont des phénomènes bien antérieurs au développement en Asie de l'Est. Ce sont justement les conséquences de la crise dans les pays développés qui ont impulsé un bouclage de l'accumulation au niveau mondial tel qu'il a permis à l'Asie de s'y insérer comme atelier du monde. Ce nouveau bouclage participe cependant, en retour, à l'accentuation de la dynamique économique dépressive dans les pays centraux puisqu'il accroît la surproduction à l'échelle internationale (l'offre) et déprime les marchés solvables (la demande) en tirant la masse salariale mondiale vers le bas (facteur essentiel au niveau économique) et en détruisant bon nombre d'économies moins compétitives au sein du Tiers-Monde (facteur marginal au niveau économique mais dramatique au niveau humain).
Le retour de la crise historique du capitalisme dès la fin des années 1960, son aggravation tout au long des années 1970 ainsi que l'échec des palliatifs néokeynésiens utilisés alors, ont ouvert la voie à l'instauration d'un capitalisme d'Etat dérégulé qui, à sa suite, a impulsé une mondialisation pervertie dans les années 1990. Quelques pays ont alors pu jouer le rôle d'atelier à bas salaires. Tel est le fondement de la spectaculaire croissance en Asie de l'Est qui, en conjonction avec la crise du modèle stalinien et nationaliste de développement autarcique, a pu s'insérer au bon moment dans ce nouveau cycle d'accumulation à l'échelle mondiale.
[1] En effet, alors que le PIB mondial par habitant n'a fait que décliner décennie après décennie depuis les années 60 : 3,7% (1960-69) ; 2,1% (1970-79) ; 1,3% (1980-89) ; 1,1% (1990-1999) et 0,9% pour 2000-2004, il apparaît aujourd'hui, à moins qu'une grave récession ne se déploie avant la fin de cette décennie - ce qui est tout à fait probable -, que la moyenne pour la décennie des années 2000 pourrait être pour la première fois sensiblement supérieure à la décennie précédente. Cette amélioration s'explique en grande partie par le dynamisme économique en Asie de l'Est. Ce sursaut doit cependant être très fortement relativisé car, lorsqu'on en analyse les paramètres, l'on constate que la croissance mondiale depuis le crash de la ‘nouvelle économie' (2001-02) a eu comme principaux points d'appui un fort endettement des ménages et une balance commerciale américaine qui atteint des déficits records. En effet, les ménages américains (mais également de plusieurs pays européens) ont fortement soutenu la croissance grâce à leur énorme endettement sur la base d'une renégociation de leurs emprunts hypothécaires (permis par la politique de baisse des taux d'intérêt pour relancer la croissance), à tel point que l'on parle aujourd'hui d'un possible crash immobilier. D'autre part, les déficits publics, mais surtout commerciaux, ont atteint des niveaux record qui ont également très fortement soutenu la croissance mondiale. A y regarder de plus près, cette probable amélioration durant la décennie des années 2000 aura été obtenue en tirant énormément de traites sur l'avenir.
[2] Ce genre de sursauts n'est guère surprenant et ont même été relativement fréquents au cours de la décadence du capitalisme. Tout au long de cette phase, la raison d'être des politiques de la bourgeoisie, et en particulier des politiques de capitalisme d'Etat, est d'intervenir dans le cours même du déroulement des lois économiques pour tenter de sauver un système qui tend irrémédiablement à la faillite. C'est, notamment, ce que le capitalisme a déjà massivement mis en place au cours des années 30. A cette époque aussi, de puissantes politiques de capitalisme d'Etat, ainsi que des programmes de réarmement massif, ont pu momentanément faire croire à une maîtrise de la crise, et même à un retour à la prospérité : New Deal aux Etats-Unis, Front populaires en France, plan De Man en Belgique, plans quinquennaux en URSS, fascisme en Allemagne, etc.
[3] Nous renvoyons le lecteur à notre article du numéro 121 [35] de cette Revue qui décrit ce processus et en donne tous les éléments empiriques.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/rint131/crise_financiere_de_la_crise_des_liquidites_a_la_liquidation_du_capitalisme.html
[2] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/crise-economique
[3] https://fr.internationalism.org/rinte80/debord.htm
[4] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/mai-1968
[5] https://fr.internationalism.org/rinte18/present.htm
[6] https://fr.internationalism.org/rinte52/guerre.htm
[7] https://fr.internationalism.org/french/rinte56/decad.htm
[8] https://fr.internationalism.org/rinte59/situ.htm
[9] https://fr.internationalism.org/ir/127/cwo_intro_economie_guerre
[10] https://fr.internationalism.org/rint128/economie_baisse_tendancielle_taux_profit_reponse_CWO.htm
[11] https://www.theworldeconomy.org/publications/worldeconomy/frenchpdf/MaddtabB18.pdf
[12] https://fr.internationalism.org/ICConline/2008/crise_economique_Asie_Sud_est.htm
[13] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/200411/27/revue-internationale-no-114-3e-trimestre-2003
[14] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/200411/28/revue-internationale-no-115-4e-trimestre-2003
[15] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg-121-2e-trimestre-2005
[16] https://fr.internationalism.org/ir/127
[17] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg-128-1er-trimestre-2007
[18] https://fr.internationalism.org/rint132/il_y_a_60_ans_une_conference_de_revolutionnaires_internationalistes_gauche_communiste_de_france.html
[19] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/leconomie
[20] http://www.anarchismus.at/txt5/nellesknuefken.htm
[21] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-allemande
[22] https://fr.internationalism.org/rint132/l_echec_de_l_anarchisme_pour_empecher_l_integration_de_la_cnt_a_l_etat_bourgeois_1931_1934.html
[23] https://fr.internationalism.org/rint131/la_contribution_de_la_cnt_a_l_instauration_de_la_republique_espagnole.html
[24] https://fr.internationalism.org/rinte101/antifascisme.htm
[25] https://fr.internationalism.org/rinte3/fascisme.htm
[26] https://fr.internationalism.org/rinte72/nation.htm
[27] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/anarchisme-officiel
[28] https://fr.internationalism.org/tag/5/62/chine
[29] https://fr.internationalism.org/tag/5/232/coree
[30] https://fr.internationalism.org/tag/5/61/inde
[31] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/asie-lest
[32] https://fr.internationalism.org/tag/5/50/etats-unis
[33] https://fr.internationalism.org/ICConline/2008/crise_economique_Asie_Sud_est_et_accumulation.htm
[34] https://fr.internationalism.org/tag/5/119/asie
[35] https://fr.internationalism.org/rinte121/crise.htm