Argentine, les trotskistes défendent les intérêts de la bourgeoisie

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La classe dominante s'inquiète de la possibilité que la crise économique qui conduit l'économie argentine à la faillite, ne s'étende à d'autres pays d'Amérique Latine, notamment le Venezuela, la Colombie, et l'Uruguay. Elle craint le retour d'une crise comme celle qui a frappé le Sud-Est asiatique en 1997, voire quelque chose de pire qualitativement et quantitativement.
Le Fonds Monétaire International ayant écarté toute possibilité de nouveaux emprunts, la seule alternative qui reste pour l'Etat argentin, est de frapper encore plus durement la classe ouvrière et les autres couches non-exploiteuses par ses mesures d'austérité.
Une série d'attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière a provoqué des grèves, des manifestations, et d'autres formes de lutte. Dans RI n°316 nous en avons donné des exemples, tout en soulignant les obstacles auxquels la classe ouvrière fait face : la force des syndicats, le poids des idéologies nationalistes et autres, le danger de se laisser emporter dans la marée d'un mouvement incluant d'autres classes sociales, avec d'autres intérêts et d'autres méthodes de lutte.

Depuis lors, les ouvriers ont été de plus en plus submergés dans un mouvement général qui englobe les sans ressources, la petite-bourgeoisie, les professions libérales et d'autres parties de la population. Les actions spectaculaires - dont aucune n'est caractéristique de la classe ouvrière - comme le pillage, les émeutes, les attaques de banques, les incendies, se sont largement répandues. La police a dispersé des manifestations réunissant toutes les classes sociales au moyen de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc, sans pour cela provoquer une montée des luttes ouvrières.

Cette situation pose des difficultés considérables pour la classe ouvrière en Argentine. Comme nous l'avons écrit dans notre presse :"Face à une attaque énorme contre son niveau de vie, et une véritable crise sociale et politique, la classe ouvrière n'a pas été capable jusqu'ici d'affirmer ses propres intérêts de classe ni sa confiance en elle-même en tant que force sociale distincte, et s'est laissé emporter par une marée de colère sans direction." (World Revolution, mars 2002)
Si nous devons comprendre la sévérité de la crise qu'affronte le capitalisme en Argentine, nous devons comprendre également les limites de l'intervention de l'impérialisme américain et du FMI face à l'effondrement économique argentin. Ces limites reflètent la confiance de la bourgeoisie dans le fait que, dans la situation actuelle, il n'y a aucun danger significatif à craindre du côté de la classe ouvrière.

Une situation révolutionnaire ?

La classe ouvrière n'a pas à avoir peur de comprendre la vérité de sa situation. Mais toute tentative de découvrir la réalité de la situation sociale réelle en Argentine se heurte à la propagande des gauchistes, qui ont salué les derniers évènements comme une "révolution".
Le Weekly Worker du 10 janvier 2002 (hebdomadaire trotskiste en Grande-Bretagne) prétend que "l'Argentine se trouve dans une situation pré-révolutionnaire en ébullition. Les partis capitalistes établis -les Radicaux et les Péronistes- sont incapables de diriger comme avant : la masse de la population n'est plus prête à être dirigée ainsi".

Workers' Power (février 2002) en fait l'écho : "A partir de la fin novembre toutes les conditions objectives d'une situation révolutionnaire ont mûri - la classe dominante était au bord de la paralysie politique. Quand le FMI rejeta les requêtes répétées de De La Rua pour des emprunts, et exigea un programme d'austérité encore plus draconien, les partis de la classe dominante démontrèrent qu'ils étaient 'incapables de régner comme avant'.
En même temps la classe ouvrière, la petite-bourgeoisie, les secteurs paupérisés de la société n'étaient pas prêts de tolérer une situation économique qui allait en empirant, de même qu'une austérité croissante dictée par le FMI. La décision de geler les retraits bancaires a exaspéré les classes moyennes".

Dans ses diverses publications, le plus important des groupes gauchistes en Grande-Bretagne, le Socialist Workers' Party, se montre généralement plus prudent, se demandant (à la une du Socialist Worker, 12 janvier 2002) "Est-ce que la révolte peut mener à la révolution ?". Ceci dit, il soutient l'avis de ses rivaux gauchistes : "Les 19/20 décembre est venue cette fusion d'amertume qui marque le début d'une situation révolutionnaire - les pauvres s'attaquant aux supermarchés pour s'emparer de la nourriture, les couches inférieures des classes moyennes frappant leurs casseroles, les petits commerçants exprimant leur solidarité, et la jeunesse ouvrière en colère dans la rue (…) deux des éléments clés dans la description que donne Lénine d'une situation révolutionnaire sont présents : les masses populaires ne veulent plus continuer comme avant, et la classe dominante ne le peut plus".

La méthode marxiste contre les distorsions gauchistes

Ces groupes se basent sur les remarques de Lénine à propos des "symptômes d'une situation révolutionnaire", dans La faillite de la 2e Internationale, publié en septembre 1915. Mais les gauchistes mentionnent rarement les "trois symptômes principaux". Cela vaut la peine de les rappeler.
Quels sont, d'une façon générale, les indices d'une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :

  • Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet", crise de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l'indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus".
  • Aggravation, plus qu'à l'ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.
  • Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l'activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante." (Lénine)

Le seul point dans ce cadre qui demande à être explicité est un point central du marxisme, considérant que, dans la société capitaliste, la seule classe opprimée capable d'une action indépendante est bien la classe ouvrière. Sur tout le reste, la contribution de Lénine reste valable jusqu'à ce jour.

Pour commencer par le premier point de Lénine : il est évident que la classe dirigeante argentine est en désarroi face aux coups portés par trois ans de récession. La succession des présidents, et les "ajustements" budgétaires à la queue leu leu sont le résultat de la force de la crise et le résultat de la politique du FMI. La bourgeoisie s'inquiète de la situation sociale, mais elle ne subit pas la pression de la lutte ouvrière.

Les gauchistes indiquent d'autres facteurs qui détermineraient l'action de l'Etat. Le Weekly Worker (10 janvier 2002) parle des "pillages massifs des supermarchés par les affamés, et des confrontations combatives avec la police en armes devant le parlement et les ministères - des actions dont le soutien massif évident a suffit pour faire tomber les gouvernements du radical De La Rua et de son successeur Péroniste Rodriguez Saa". Il existe bien, selon les mots de Lénine, "le mécontentement et l'indignation des classes opprimées", et la bourgeoisie argentine n'est pas contente du désordre social dans le pays, mais sa capacité de gouverner n'est pas menacée tant que les énergies de la classe ouvrière ne se dirigent pas vers une lutte autonome.

Si on prend le deuxième point mis en avant par Lénine, il est important de prendre en considération la situation des classes opprimées en Argentine. Comme nous l'avons montré dans notre presse, il ne peut y avoir aucun doute quant à la sévérité croissante de chaque régime d'austérité imposé par le gouvernement argentin. Alors que la situation n'a fait qu'empirer, comment la population s'est-elle débrouillée ? Avec une crise alimentaire croissante, est venu le pillage des supermarchés ; avec la pénurie d'argent liquide, on a vu l'émergence de marchés de troc où on échange les produits de première nécessité. Dans chaque cas on voit une tentative désespérée de satisfaire les besoins individuels, mais non pas une lutte collective afin de faire avancer les intérêts de classe. Pour que "la souffrance et la misère des classes opprimées" deviennent un facteur de la situation, elles doivent devenir un stimulant à l'action de classe. La classe ouvrière en Argentine n'a pas été en mesure de distinguer sa lutte de celle des autres couches sociales opprimées.

Ceci nous amène au troisième "symptôme" évoqué par Lénine. Comme nous l'avons souligné, toutes les couches de la population ont souffert des effets de la crise sur l'économie argentine. Cela va "des secteurs les plus exploités - tels ceux qui trouvent leur subsistance dans les monceaux d'ordures - jusqu'aux petits entrepreneurs", comme disait Workers' Power (janvier 2002). Ainsi la crise a frappé des gens de toutes sortes de conditions sociales, avec des intérêts de classe différents et aussi avec des façons différentes de les défendre.

Par exemple, pour ceux qui sont en bas de l'échelle -sans-abri ou habitant les bidonvilles, et qui n'ont jamais été intégrés dans les rapports de travail associé de la classe ouvrière- la vie est une existence au jour le jour, qui ne donne aucune raison de penser qu'on peut travailler avec ou faire confiance aux autres. D'un autre côté, il y a les "classes moyennes", petits commerçants ou marchands, dont la position sociale est saturée d'individualisme. Par contre, la classe ouvrière - la classe du travail associé au cœur de la production capitaliste, et qui n'a que sa force de travail à vendre - est la seule classe capable d'une action indépendante, même si certains des chômeurs ont été repoussés vers les marges de la société. L'histoire a montré que les autres couches sociales n'ont aucune existence indépendante, et tendent à se rallier à l'une des deux classes principales : la classe exploiteuse, ou le prolétariat exploité. En Argentine, du fait que la classe ouvrière ne s'est pas battue sur son propre terrain de classe autonome, elle n'a pas donné une direction au mouvement permettant d'entraîner derrière elle les autres couches sociales. Le 8 août 2001, un des organisateurs d'une grande manifestation à Buenos Aires s'est félicité du fait que "Les Argentins de toutes les classes se rassemblent".

Pour des marxistes, c'est un grave problème que la classe ouvrière doit surmonter. Mais ce mouvement interclassiste ne pose aucun problème pour les gauchistes. "Une coalition de fait s'est créée dans la rue, entre les classes moyennes, la classe ouvrière, et le sous-prolétariat paupérisé… Les classes moyennes sont rentrées sur la scène politique, se sont solidarisées ouvertement avec le pillage des supermarchés par les chômeurs, et se sont opposées à l'état d'urgence qui supprimait leur droit de protester." (Workers' Power, février 2002). La seule classe révolutionnaire au sein de la société capitaliste est la classe ouvrière, mais elle ne peut pas prendre l'initiative si elle se noie dans la masse sans perspective des autres couches sociales.

Qu'en est-il des assemblées et des "piqueteros" ?

Malgré tout leur baratin sur la "révolution", les gauchistes ne peuvent pas s'empêcher de révéler certains aspects de la situation qui démentent ce qu'ils disent. Bien qu'il parle des "journées révolutionnaires", Workers' Power (février 2002) est obligé de reconnaître que "de façon générale, la classe ouvrière s'est jointe aux actions du 19 et du 20 décembre en tant qu'individus, ou dans des lieux de travail spécifiques, mais non pas en tant que force organisée". Socialist Worker (9 février 2002) avoue que "Alors que les ouvriers ont été impliqués dans les protestations et les assemblées, en général cela n'a pas été en tant que groupes organisés".

Les diverses assemblées qui se sont formées ont rencontré un mélange d'enthousiasme et de réserve de la part des gauchistes. Pour Workers' Power (février 2002), les assemblées de quartier "représentent l'implication croissante des masses dans la politique", mais "les classes moyennes y jouent un rôle disproportionné", et "les cols-bleus y sont largement absents" : ces dernières "ne doivent pas être confondues avec des conseils ouvriers".

Socialist Worker (9 février 2002) donne un exemple parlant : "Dans un quartier anciennement huppé de Buenos Aires, Belgrano, où quasiment aucun ouvrier n'habite, une assemblée animée se réunit presque chaque soir. Elle a voté pour l'annulation de la dette étrangère, la nationalisation des banques et des industries privées, etc."

Ce qui est intéressant dans cet exemple, c'est que l'assemblée a voté pour les mêmes mesures capitalistes d'Etat que les assemblées dans les quartiers ouvriers. Quand les marxistes considèrent une formation sociale, ils examinent ses revendications, sa composition sociale, et sa façon d'agir afin de déterminer où elle se place dans la lutte entre les classes. Dans le cas des assemblées en Argentine, de façon générale, celles-ci mettent en avant des revendications en faveur de l'action de l'Etat capitaliste (bien qu'il y ait aussi beaucoup d'opposition à la répression étatique), leur composition est interclassiste, et leur mode d'action ne vise pas à l'organisation et à l'indépendance de la lutte des ouvriers. Quelques assemblées semblent avoir adopté des axes pour l'organisation d'actions plus radicales, mais ce sont des exceptions.
Le mouvement des piquets (les piqueteros) est un autre phénomène qui est apparu en Argentine. Regroupant "les chômeurs, les syndicalistes, les comités de quartier, les militants des droits de l'homme, et les mouvements régionaux" (International Viewpoint, décembre 2001), il s'est généralisé à tout le pays à travers le blocage des principales routes. La nature interclassiste du mouvement a fait que l'action des piquets est restée stérile. Les piquets délégués par des assemblées ouvrières pour étendre la lutte font partie intégrante de la lutte de classe. Mais en Argentine, les barrages routiers ont désorganisé la vie sociale sans amener la moindre avancée de l'organisation ou de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, sans encourager le moindre pas en avant dans le développement d'un sentiment d'identité de classe.

La révolution est internationale

Faire ainsi ressortir les principales caractéristiques de la situation en Argentine ne veut pas dire sous-estimer la combativité du prolétariat. Ces dernières années il a mené des luttes d'ampleur qui ont représenté une force dans la société, malgré leur enfermement dans le cadre syndical. Mais les révolutionnaires ne doivent pas hésiter à mettre en garde la classe ouvrière contre les dangers de se laisser emporter dans des mouvements interclassistes, ou de se laisser tromper pas les illusions démocratiques.

Il est bien typique des gauchistes de proclamer une "situation révolutionnaire" limitée à un seul pays. En ceci, ils restent conséquents avec leur célébration des "révolutions" en Indonésie en 1998 et en Serbie en 2000 - des "révolutions" où la classe ouvrière a suivi les drapeaux du nationalisme et de la démocratie, et où l'appareil de l'Etat capitaliste est resté intact. Les marxistes, par contre, insistent sur le fait que la crise économique est une crise du capitalisme planétaire, que la force de la classe ouvrière est celle d'une classe internationale, et que le rapport de force entre les classes ne peut être déterminé qu'au niveau international. Parler d'une "situation révolutionnaire" en Argentine, c'est cacher la réalité des luttes que la classe ouvrière sera obligée d'entreprendre.

(D'après World Revolution n°252, organe du CCI en Grance-Bretagne)

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