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Revue Internationale 2019

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Revue Internationale n°162

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Présentation de la Revue numéro 162

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Tout comme les deux précédents numéros de la Revue, celui-ci poursuit la célébration des centenaires d'évènements de portée historique ayant marqué la vague révolutionnaire mondiale de 1917 – 23.

Ainsi, après la révolution en Russie en 1917 (Revue n° 160), les tentatives révolutionnaires en Allemagne en 1919 (Revue n° 161), nous célébrons dans ce numéro le centenaire de la fondation de l'Internationale Communiste. Toutes ces expériences sont des pièces essentielles du patrimoine politique du prolétariat mondial dont la bourgeoisie fait tout ce qui est en son pouvoir pour qu'elles soient dénaturées (la révolution en Russie et en Allemagne) ou qu'elles tombent dans l'oubli comme c'est le cas de la fondation de l'Internationale communiste. Le prolétariat devra se les réapproprier pour que, demain, une nouvelle tentative révolutionnaire mondiale puisse être victorieuse.

Cela concerne en particulier les questions suivantes dont certaines sont abordées dans ce numéro de la Revue :

  • La vague révolutionnaire mondiale de 1917 – 23 avait été la riposte du prolétariat international à la Première Guerre mondiale, à quatre années de boucherie et d’affrontements militaires entre les États capitalistes pour le repartage du monde.
  • La fondation de l’Internationale Communiste en 1919 avait constitué le point culminant de cette première vague révolutionnaire.
  • Cette fondation concrétise d'abord et avant tout la nécessité, pour les révolutionnaires restés fidèles à l'internationalisme trahi par la droite des partis sociaux-démocrates (majoritaire dans la plupart de ces partis), d'œuvrer à la construction d'une nouvelle internationale. À l'avant-garde de cet effort et perspective se trouve en particulier la Gauche des partis sociaux-démocrates, regroupée autour de Rosa Luxemburg en Allemagne, Pannekoek et Gorter en Hollande, et bien sûr la fraction bolchevique du parti russe autour de Lénine. C’est à l’initiative du Parti communiste (bolchevique) de Russie et du Parti communiste d’Allemagne (le KPD, ex-Ligue Spartacus) que le premier congrès de l’Internationale a été convoqué à Moscou le 2 mars 1919.
  • La fondation du nouveau parti, le parti mondial de la révolution, qui intervient tardivement alors que la plupart des soulèvements révolutionnaires du prolétariat en Europe ont été violemment réprimés, a pour mission première de fournir une orientation politique claire aux masses ouvrières : le renversement de la bourgeoisie, la destruction de son État et la construction d’un monde nouveau sans guerre ni exploitation.
  • la plate-forme de l'Internationale communiste reflète le changement profond de période historique ouvert par la première guerre mondiale : "une nouvelle époque est née : l’époque de la désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L’époque de la révolution communiste du prolétariat", si bien que la seule alternative pour la société est désormais : révolution prolétarienne mondiale ou destruction de l’humanité ; socialisme ou barbarie.

Tous ces aspects de la fondation de l'Internationale Communiste sont développés dans les deux articles de la présente revue que nous dédions à cette question, le premier en particulier, "Centenaire de la fondation de l’Internationale Communiste – L'internationale de l'action révolutionnaire de la classe ouvrière". Le second article, "100 ans de la fondation de l’Internationale Communiste - Quelles leçons tirer pour les combats du futur ? " développe plus particulièrement une idée déjà abordée dans le premier : à cause de la situation d’urgence, les principaux partis fondateurs de l’Internationale Communiste, notamment le parti bolchevique et le KPD, n’ont pas pu clarifier préalablement leurs divergences et confusions.

De plus, la méthode employée par le nouveau parti pour sa fondation n’allait pas l'armer pour le futur. En effet, une grande partie de l’avant-garde révolutionnaire fit primer la quantité en termes d'adhésions au détriment d’une clarification préalable sur les principes organisationnels et programmatique. Une telle démarche tournait le dos à la conception même élaborée et développée par les bolcheviks au cours de leur existence comme fraction au sein du POSDR.

Ce manque de clarification a été un facteur important, face au reflux de la vague révolutionnaire, du développement de l’opportunisme dans l’Internationale. Celui-ci sera à l'origine d’un processus de dégénérescence qui aboutira à la faillite même de l'IC, tout comme cela avait le cas pour la IIe internationale. Cette nouvelle Internationale a succombé, elle aussi, avec la trahison du principe de l’internationalisme par l’aile droite des partis communistes. Par la suite, dans les années 1930, c’est au nom de la défense de la "patrie soviétique", que les partis communistes, dans tous les pays, ont piétiné le drapeau de l’Internationale en appelant les prolétaires à s’entre-tuer, une nouvelle fois, sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale.

Face à sa dégénérescence, l’IC, tout comme la IIe Internationale, a sécrété des minorités de Gauche parmi les militants des partis communistes restés fidèles à l’internationalisme et au mot d’ordre "Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous". Une des fractions ainsi constituées, la Gauche communiste d'Italie, et à sa suite la Fraction française de la Gauche communiste devenue par la suite la Gauche communiste de France (GCF) ont fait tout un travail de bilan de la vague révolutionnaire. Nous publions des chapitres du numéro 7 (Janvier / février 1946) de la revue Internationalisme, traitant de la question du rôle des fractions qui se dégagent du parti dégénérescent ("La fraction de gauche"), et de leur contribution à la formation du futur parti, en particulier la méthode à mettre en œuvre à cette fin ("Méthode de formation du parti").

Ces minorités révolutionnaires, de plus en plus réduites, ont dû œuvrer dans un contexte d'approfondissement de la contre-révolution illustré en particulier par l'absence de surgissement révolutionnaire à la fin de la deuxième guerre mondiale - contrairement à ce qui s'était produit suite à la première. Ainsi ce nouveau conflit mondial avait constitué un moment de vérité pour les faibles forces qui s'étaient maintenues sur un terrain de classe alors que les PC avaient trahi la cause de l'internationalisme prolétarien. C'est ainsi que le courant trotskiste trahissait à son tour, son passage au camp ennemi engendrant des réactions prolétariennes en son sein.

Le numéro 43 (Juin / juillet 1949) d'Internationalisme comporte un article, "Bienvenue à Socialisme ou Barbarie" (republié dans le numéro 161 de notre Revue, au sein de la première partie de l'article "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme") qui prend une position claire sur la nature du mouvement trotskiste, lequel avait abandonné ses références prolétariennes en participant à la Seconde Guerre mondiale impérialiste. Cet article d'Internationalisme constitue un bon exemple de la méthode employée par la GCF dans ses relations avec les rescapés du naufrage du trotskisme dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale. Dans la seconde partie de "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme", publié dans ce numéro de la Revue, il est mis en évidence combien il est difficile, pour ceux qui ont grandi dans le milieu corrompu du trotskisme, de rompre profondément avec ses idées de fond et avec ses attitudes. Cette réalité est illustrée par la trajectoire de deux militants, Castoriadis et Munis qui, sans aucune doute, jusqu'à la fin des années 1940 et au début des années 1950, étaient des militants de la classe ouvrière. Munis l'est resté toute sa vie, ce qui ne fut pas le cas de Castoriadis qui a déserté le mouvement ouvrier.

En ce qui concerne Munis, il est mis en évidence sa difficulté à rompre avec le trotskisme : "Derrière ce refus d'analyser la dimension économique de la décadence du capitalisme se cache un volontarisme non dépassé, dont les fondements théoriques remontent à la lettre annonçant sa rupture avec l'organisation trotskiste en France, le Parti Communiste Internationaliste, où il maintient avec constance la notion de Trotsky, présentée dans les premières lignes du Programme de transition, selon laquelle la crise de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire".  À propos de Castoriadis, il est souligné que : "ce "radicalisme" qui faisait tant saliver les journalistes de haut vol était une feuille de vigne qui couvrait le fait que le message de Castoriadis était extrêmement utile aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie. Ainsi, sa déclaration selon laquelle le marxisme avait été pulvérisé a apporté un soutien "radical" à toute la campagne sur la mort du communisme qui s'est développée après l'effondrement des régimes staliniens du bloc de l'Est en 1989".  Il est, en un sens, l'un des pères fondateurs de ce que nous avons appelé le courant "moderniste".

Nous poursuivons également, dans ce numéro de la Revue internationale, la dénonciation, entreprise dans son n° 160, de l'union de toutes les fractions nationales et des partis de la bourgeoisie mondiale contre la révolution russe d'abord, pour endiguer la vague révolutionnaire et éviter qu’elle ne se répande dans les grands pays industrialisés de l’Ouest de l’Europe. Contre les tentatives révolutionnaires en Allemagne ensuite, où le SPD jouera un rôle de premier plan, en tant que bourreau des soulèvements révolutionnaires dans ce pays.  Immondes furent alors les campagnes de calomnies, organisée au sommet de l'État, pour justifier la répression sanglante. Plus tard, le stalinisme s'imposa à son tour comme bourreau de la révolution, prenant en charge l'exercice de la terreur d'État, la liquidation de la vieille garde du parti bolchevik. Dès lors que l'URSS était devenue un État bourgeois impérialiste contre la classe ouvrière, les grandes démocraties sont complices avec lui pour liquider physiquement et idéologiquement Octobre 1917. Une telle alliance idéologique et politique mondiale a traversé les années et a été relancée, plus fortement que jamais, au moment de l'effondrement du bloc de l'Est et du stalinisme, une forme particulière du capitalisme d'État qui a été mensongèrement présenté comme la faillite du communisme.

Il n'y pas dans cette revue d'article sur des questions brulantes de la situation internationale.  Néanmoins nos lecteurs peuvent se diriger vers notre site où sont publiés de tels articles. De plus un prochain numéro de la Revue internationale accordera l'importance requise à ces questions.

(14/05/2019)

Centenaire de la fondation de l’IC: l'internationale de l'action révolutionnaire de la classe ouvrière

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Il y a 100 ans, en mars 1919, s’est tenu le premier congrès de l’Internationale Communiste (IC), le congrès de constitution de la IIIe Internationale.

Si les organisations révolutionnaires n’avaient pas la volonté de célébrer cet événement, la fondation de l’Internationale serait reléguée dans les oubliettes de l’histoire. En effet, la bourgeoisie est intéressée à garder le silence sur cet événement, alors qu’elle ne cesse de nous abreuver de célébrations de toutes sortes comme celle du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale. La classe dominante n’a pas du tout envie que la classe ouvrière se souvienne de sa première grande expérience révolutionnaire internationale de 1917-1923. La bourgeoisie aimerait bien pouvoir enterrer définitivement le spectre de cette vague révolutionnaire qui a donné naissance à l’IC. Cette vague révolutionnaire était la riposte du prolétariat international à la Première Guerre mondiale, à quatre années de boucherie et d’affrontements militaires entre les États capitalistes pour le partage du monde.

Cette vague révolutionnaire avait débuté avec la victoire de la Révolution russe en octobre 1917. Elle s’était manifestée par des mutineries de soldats dans les tranchées et par le soulèvement du prolétariat en Allemagne en 1918.

Cette première vague révolutionnaire avait traversé l’Europe, elle avait même atteint les pays du continent asiatique (notamment la Chine en 1927). Les pays du continent américain, comme le Canada et les États-Unis jusqu’à l’Amérique latine ont aussi été ébranlés par cette vague révolutionnaire mondiale.

Nous ne devons pas oublier que c’est la peur de l’extension internationale de la révolution russe qui avait obligé la bourgeoisie des grandes puissances européennes à signer l’armistice pour mettre fin à la Première Guerre mondiale.

Dans ce contexte, la fondation de l’Internationale Communiste en 1919 avait représenté le point culminant de cette première vague révolutionnaire.

L’Internationale Communiste a été fondée pour donner une orientation politique claire aux masses ouvrières. Elle s’était donnée comme objectif de montrer au prolétariat la voie du renversement de l’État bourgeois et la construction d’un monde nouveau sans guerre et sans exploitation. On peut rappeler ici ce qu’affirmaient les Statuts de l’IC (adoptés à son IIe Congrès en juillet 1920) : “La IIIe Internationale Communiste s’est constituée à la fin du carnage impérialiste de 1914-1918, au cours duquel la bourgeoisie des différents pays a sacrifié 20 millions de vies.
Souviens-toi de la guerre impérialiste ! Voilà la première parole que l’Internationale Communiste adresse à chaque travailleur, quelle que soit son origine et sa langue. Souviens-toi que, du fait de l’existence du régime capitaliste, une poignée d’impérialistes a eu, pendant quatre longues années, la possibilité de contraindre les travailleurs de partout à s’entre-égorger ! Souviens-toi que la guerre bourgeoise a plongé l’Europe et le monde entier dans la famine et le dénuement ! Souviens-toi que sans le renversement du capitalisme, la répétition de ces guerres criminelles est non seulement possible, mais inévitable !
”

La fondation de l’IC exprimait d’abord et avant tout, la nécessité pour les révolutionnaires de se regrouper pour défendre le principe de l’internationalisme prolétarien. Un principe de base du mouvement ouvrier que les révolutionnaires se devaient de préserver et défendre contre vents et marées !

Pour comprendre toute l’importance de la fondation de l’IC, on doit d’abord rappeler que cette IIIe Internationale se situe dans la continuité historique avec la Ie Internationale (l’AIT) et la Seconde Internationale (Internationale des partis sociaux-démocrates). C’est pour cela que la Manifeste de l’IC affirmait ceci : “nous nous considérons, nous communistes, rassemblés dans la IIIe Internationale, comme les continuateurs directs des efforts héroïques et du martyre de toute une longue série de générations révolutionnaires, depuis Babeuf jusqu’à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si la Ie Internationale a prévu le développement de l’histoire et préparé ses voies, si la IIe a rassemblé et organisé des millions de prolétaires, la IIIe Internationale, elle, est l’Internationale de l’action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l’Internationale de l’action”.

Il est donc clair que l’IC n’a pas surgi du néant. Ses principes et son programme révolutionnaires étaient l’émanation de toute l’histoire du mouvement ouvrier, en particulier depuis la Ligue des Communistes et la publication du Manifeste rédigé par K. Marx et F. Engels en 1848. C’est dans ce Manifeste communiste qu’ils avaient mis en avant le célèbre mot d’ordre du mouvement ouvrier : “Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”

Pour pouvoir comprendre la signification historique de la fondation de l’IC, nous devons rappeler que la IIe Internationale est morte en 1914. Pourquoi ? Parce que les principaux partis de cette IIe Internationale, les partis socialistes, avaient trahi l’internationalisme prolétarien. Les dirigeants de ces partis traîtres avaient voté les crédits de guerre au Parlement. Dans chaque pays, ils ont appelé les prolétaires à “l’union sacrée” avec leurs propres exploiteurs. Ils les ont appelés à s’entre-tuer dans la boucherie mondiale au nom de la défense de la patrie, alors que le Manifeste communiste affirmait que “les prolétaires n’ont pas de patrie” !

Face à l’effondrement honteux de la IIe Internationale, seuls quelques partis sociaux-démocrates ont pu résister à la tempête, notamment les partis italien, serbe, bulgare et russe. Dans les autres pays, seule une petite minorité de militants, bien souvent isolés, vont aussi rester fidèles à l’internationalisme prolétarien. Ils ont dénoncé l’orgie sanglante de la guerre en essayant de se regrouper. En Europe, c’est cette minorité de révolutionnaires internationalistes qui va représenter la Gauche notamment autour de Rosa Luxemburg en Allemagne, Pannekoek et Gorter en Hollande et bien sûr la fraction bolchevique du parti russe autour de Lénine.

De la mort de la IIe Internationale en 1914 à la fondation de l’IC en 1919

Deux ans avant la guerre, en 1912, s’était tenu le congrès de Bâle de la IIe Internationale. Alors que les menaces d’une guerre mondiale en plein cœur de l’Europe se profilaient, ce congrès de Bâle avait adopté une résolution sur la question de la guerre et de la Révolution prolétarienne. Cette Résolution affirmait ceci : “Que les gouvernements bourgeois n’oublient pas que la guerre franco-allemande (de 1870) donna naissance à l’insurrection révolutionnaire de la Commune de Paris et que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces révolutionnaires de Russie. Aux yeux des prolétaires, il est criminel de s’entre-tuer au profit du gain capitaliste, de la rivalité dynastique et de la floraison des traités diplomatiques”.

C’était également au sein de la IIe Internationale que les théoriciens marxistes les plus conséquents, particulièrement Rosa Luxemburg et Lénine, ont été capables d’analyser le changement de période historique dans la vie du capitalisme. Rosa Luxemburg et Lénine avaient en effet clairement mis en évidence que le mode de production capitaliste avait atteint son apogée, au début du XXe siècle. Ils avaient compris que la guerre impérialiste en Europe ne pouvait avoir désormais qu’un seul but : le partage du monde entre les principales puissances rivales dans la course aux colonies. Lénine et Rosa Luxemburg avaient compris que l’éclatement de la Première Guerre mondiale a marqué avec fracas l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, de déclin historique. Mais déjà, bien avant l’éclatement de la guerre, l’aile gauche de la IIe Internationale a dû mener un combat acharné contre la droite, contre les réformistes, les centristes et les opportunistes. Ces futurs renégats théorisaient en effet que le capitalisme avait encore de beaux jours devant lui et que, finalement, le prolétariat n’avait pas besoin de faire la révolution et de renverser le pouvoir de la bourgeoisie.

Le combat de la gauche pour la construction d’une nouvelle Internationale

En septembre 1915, à l’initiative des bolcheviques, s’est tenue, en Suisse, la conférence socialiste internationale de Zimmerwald. Elle a été suivie d’une seconde conférence en avril 1916 à Kienthal, toujours en Suisse. Malgré les conditions très difficiles de la guerre et de la répression, des délégués de onze pays y ont participé, (Allemagne, d’Italie, de Russie, de France, etc.). Mais la majorité des délégués étaient pacifistes et ont refusé de rompre avec les sociaux chauvins qui sont passés dans le camp de la bourgeoisie en votant les crédits de guerre en 1914.

Il y avait donc aussi à la conférence de Zimmerwald une aile gauche réunie derrière les délégués de la fraction bolchevique, Lénine et Zinoviev. Cette “gauche de Zimmerwald” a défendu la nécessité de rompre avec les partis sociaux-démocrates traîtres. Cette gauche a mis en avant la nécessite de construire une nouvelle Internationale. Contre les pacifistes, elle affirmait, selon l’expression de Lénine, que “la lutte pour la paix sans action révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère”. La gauche de Zimmerwald a repris à son compte le mot d’ordre de Lénine : “transformation de la guerre impérialiste en guerre civile !” Un mot d’ordre qui était déjà contenu dans les résolutions de la IIe Internationale votées au congrès de Stuttgart en 1907 et surtout au congrès de Bâle en 1912.

La Gauche de Zimmerwald va donc constituer le “premier noyau de la IIIe Internationale en formation” (comme le dira le compagnon de Lénine, Zinoviev, en mars 1918).

Les nouveaux partis qui se sont créés, en rupture avec la social-démocratie, ont commencé alors à prendre le nom de “parti communiste”. C’est la vague révolutionnaire ouverte par la Révolution russe d’octobre 1917 qui avait donné une impulsion vigoureuse aux militants révolutionnaires pour la fondation de l’IC. Les révolutionnaires avaient en effet compris qu’il était absolument indispensable et vital de fonder un parti mondial du prolétariat pour la victoire de la Révolution à l’échelle mondiale.

C’est à l’initiative du Parti communiste (bolchevique) de Russie et du Parti communiste d’Allemagne (le KPD, ex-Ligue Spartacus) que le premier congrès de l’Internationale - son congrès de fondation - a été convoqué à Moscou, du 2 au 6 mars 1919.

Le programme politique de l’Internationale Communiste

La plateforme de l’IC était basée sur le programme des deux principaux partis communistes, le parti bolchevique et le parti communiste d’Allemagne (fondé le 29 décembre 1918).

Cette plateforme de l’IC commence par affirmer clairement qu’ “une nouvelle époque est née : l’époque de la désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L’époque de la révolution communiste du prolétariat”. En reprenant le Discours sur le programme de fondation du Parti communiste allemand, prononcé par R. Luxemburg, l’Internationale mettra clairement en avant que “le dilemme devant lequel se trouve l’humanité d’aujourd’hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie, ou salut par le socialisme”. Autrement dit, nous sommes entrés dans “l’ère des guerres et des révolutions”. La seule alternative pour la société était désormais : révolution prolétarienne mondiale ou destruction de l’humanité ; socialisme ou barbarie. Cette position est affirmée avec force dans le premier point de la Lettre d’invitation au Premier congrès de fondation de l’Internationale Communiste (rédigée en janvier 1919 par Trotsky).

Pour l’Internationale, l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, signifiait que la lutte révolutionnaire du prolétariat prend une forme nouvelle. C’est la période où se développe la grève de masse, la période où les Conseils Ouvriers sont la forme de la dictature du prolétariat comme l’avaient annoncé le surgissement des Soviets en Russie en 1905 et en 1917.

Mais l’un des apports fondamentaux de l’Internationale a surtout été la compréhension que le prolétariat doit détruire l’État bourgeois pour pouvoir construire une nouvelle société. C’est à partir de cette question que le premier congrès de l’Internationale avait adopté ses Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne (rédigées par Lénine). Ces thèses commencent par dénoncer la fausse opposition entre la démocratie et la dictature “car, dans aucun pays capitaliste civilisé, il n’existe de “démocratie en général”, mais seulement une démocratie bourgeoise”.

L’Internationale a ainsi affirmé que défendre la démocratie “pure” dans le capitalisme, c’est défendre, dans les faits, la démocratie bourgeoise, la forme par excellence de la dictature du capital. Contre la dictature du capital, l’Internationale affirmait que seule la dictature du prolétariat à l’échelle mondiale peut renverser le capitalisme, abolir les classes sociales, et offrir un avenir à l’humanité.

Le parti mondial du prolétariat devait donc donner une orientation claire aux masses prolétariennes pour leur permettre de réaliser leur but final. Il devait défendre partout le mot d’ordre des bolcheviques en 1917 : “Tout le pouvoir aux soviets”. C’était cela la “dictature” du prolétariat : le pouvoir des Soviets ou Conseils Ouvriers.

Des difficultés de la IIIe Internationale à sa faillite

En mars 1919, l’Internationale a malheureusement été fondée trop tardivement, au moment où la plupart des soulèvements révolutionnaires du prolétariat en Europe ont été violemment réprimés. L’IC a été fondée, en effet, deux mois après la répression sanglante du prolétariat allemand à Berlin. Le parti communiste d’Allemagne venait de perdre ses principaux dirigeants, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, sauvagement assassinés par le gouvernement social-démocrate pendant la semaine sanglante de Berlin en janvier 1919. C’est donc au moment où elle se constitue que l’Internationale a subi sa première défaite. Avec l’écrasement de la révolution en Allemagne, cette défaite était aussi et surtout une défaite terrible pour le prolétariat international.

Il faut reconnaître que les révolutionnaires de l’époque se sont trouvés dans une situation d’urgence, quand ils ont fondé l’Internationale. La Révolution russe était complètement isolée, asphyxiée et encerclée par toute la bourgeoisie de tous les pays (sans compter les exactions contre-révolutionnaires des Armées blanches à l’intérieur de la Russie). Les révolutionnaires étaient pris à la gorge et il fallait faire vite pour construire le parti mondial. C’est à cause de cette situation d’urgence que les principaux partis fondateurs de l’Internationale, notamment le parti bolchevique et le KPD, n’ont pas pu clarifier leurs divergences et confusions. Ce manque de clarification a été un facteur important de développement de l’opportunisme dans l’Internationale avec le reflux de la vague révolutionnaire.

Par la suite, à cause de la gangrène de l’opportunisme, cette nouvelle Internationale est morte à son tour. Elle a succombé, elle aussi, à la trahison du principe de l’internationalisme par l’aile droite des partis communistes. En particulier le principal parti de l’Internationale, le parti bolchevique, après la mort de Lénine, avait commencé à défendre la théorie de la “construction du socialisme dans un seul pays”. Staline, en prenant la tête du parti bolchevique, a été le maître d’œuvre de la répression du prolétariat qui avait fait la révolution en Russie. Il a imposé une dictature féroce contre les anciens compagnons de Lénine qui luttaient contre la dégénérescence de l’Internationale et avaient dénoncé ce qu’ils pensaient être le retour du capitalisme en Russie.

Par la suite, dans les années 1930, c’est au nom de la défense de la “patrie soviétique”, que les partis communistes dans tous les pays, ont piétiné le drapeau de l’Internationale en appelant les prolétaires à s’entre-tuer, encore une fois, sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Comme la IIe Internationale en 1914, l’IC a fait faillite, victime, elle aussi, de la gangrène de l’opportunisme et d’un long processus de dégénérescence.

Mais, comme la IIe Internationale, l’IC a aussi sécrété une minorité de Gauche parmi les militants restés fidèles à l’internationalisme et au mot d’ordre “Les prolétaires n’ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous”. Ces minorités de Gauche (en Allemagne, en France, en Italie, en Hollande…) ont mené un combat politique au sein de l’Internationale dégénérescente pour essayer de la sauver. Mais Staline a fini par exclure ces militants de la gauche de l’Internationale. Il les a pourchassés, persécutés et les a liquidés physiquement (on se souvient des procès de Moscou, de l’assassinat de Trotski par des agents de la GPU et aussi des Goulags staliniens).

Les révolutionnaires exclus de la IIIe Internationale ont cherché aussi à se regrouper, malgré toutes les difficultés de la guerre et de la répression. Malgré leur éparpillement dans différents pays, ces toutes petites minorités de militants internationalistes ont été capables de tirer le bilan de la vague révolutionnaire de 1917-1923 afin d’en dégager les principales leçons pour le futur.

Ces révolutionnaires qui ont combattu le stalinisme n’ont pas cherché à fonder une nouvelle internationale, avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Ils avaient compris qu’il était “minuit dans le siècle” : le prolétariat avait été physiquement écrasé, massivement embrigadé derrière des drapeaux nationaux de l’antifascisme et victime de la plus profonde contre-révolution de l’histoire. La situation historique n’était plus favorable au surgissement d’une nouvelle vague révolutionnaire contre la Guerre mondiale.

Néanmoins, pendant toute cette longue période de contre-révolution, les minorités révolutionnaires ont continué à mener une activité, souvent dans la clandestinité, pour préparer le futur en gardant confiance dans la capacité du prolétariat à relever la tête et à renverser un jour le capitalisme.

Nous voulons rappeler que le CCI se réclame des apports de l’Internationale Communiste. Notre organisation, se rattache aussi à la continuité politique avec les fractions de Gauche exclues de l’Internationale dans les années 1920-30, notamment de la Fraction de la Gauche communiste italienne. Ce centenaire est donc à la fois l’occasion de saluer la contribution inestimable de l’IC dans l’histoire du mouvement ouvrier, mais également de tirer les leçons de cette expérience afin d’armer le prolétariat pour ses futurs combats révolutionnaires.

Encore une fois, nous devons bien comprendre toute l’importance de la fondation de l’Internationale Communiste comme première tentative de constituer le parti mondial du prolétariat. Surtout, nous devons souligner l’importance de la continuité historique, du fil rouge qui relie les révolutionnaires d’aujourd’hui à ceux du passé, à tous ces militants qui, à cause de leur fidélité aux principes du prolétariat, ont été persécutés et sauvagement assassinés par la bourgeoisie, et surtout par leurs anciens camarades devenus des traîtres : les Kautsky, Noske, Ebert, Scheidemann, Staline. Nous devons aussi rendre hommage à tous ces militants exemplaires (Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Léo Jogiches, Trotski et bien d’autres) qui ont payé de leur vie leur fidélité à l’internationalisme.

Pour pouvoir construire le futur parti mondial du prolétariat, sans lequel le renversement du capitalisme sera impossible, les minorités révolutionnaires doivent se regrouper, aujourd’hui comme dans le passé. Ils doivent clarifier leurs divergences par la confrontation des idées et des positions, la réflexion collective et la discussion la plus large possible. Ils doivent être capables de tirer les leçons du passé pour pouvoir comprendre la situation historique présente et permettre aux nouvelles générations d’ouvrir les portes de l’avenir.

Face à la décomposition de la société capitaliste, à la barbarie guerrière, à l’exploitation et à la misère croissante des prolétaires, aujourd’hui, l’alternative reste celle que l’Internationale Communiste avait clairement identifiée il y a 100 ans : socialisme ou barbarie, révolution prolétarienne mondiale ou destruction de l’humanité dans un chaos de plus en plus sanglant.

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Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

Centenaire de la fondation de l’Internationale Communiste - Quelles leçons tirer pour les combats du futur ?

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Il y a un siècle, un vent d’espoir soufflait sur l’humanité. En Russie d’abord, la classe ouvrière était parvenue à prendre le pouvoir. En Allemagne, en Hongrie et en Italie ensuite, elle luttait courageusement pour poursuivre l’œuvre des ouvriers de Russie avec un seul mot d’ordre : l’abolition du mode de production capitaliste dont les contradictions avaient plongé la civilisation dans quatre années de guerre. Quatre années de barbarie sans précédent jusqu’à lors qui témoignaient de l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence.

Dans ces conditions, actant la faillite de la Deuxième internationale, s’appuyant sur tout le travail de reconstruction de l’unité internationale entamé à Zimmerwald en septembre 1915 puis à Kiental en avril 1916, la IIIe Internationale était fondée le 4 mars 1919 à Moscou. Déjà, dans les Thèses d’avril de 1917, Lénine appelait à la fondation d’un nouveau parti mondial. Mais l’immaturité du mouvement révolutionnaire avait nécessité d’en ajourner la fondation. Pour Lénine, le pas décisif fut franchi au cours des journées terribles de janvier 1919 en Allemagne au cours desquelles fut fondé le Parti communiste allemand (KPD). Dans une "Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique" daté du 26 janvier Lénine écrit : "Lorsque la Ligue Spartakus se fût intitulée Parti communiste allemand, alors la fondation de la IIIe Internationale, devint un fait. Formellement cette fondation n’a pas encore été consacrée, mais en réalité la IIIe Internationale existe, dès à présent." Outre l’enthousiasme excessif d’un tel jugement, comme nous le verrons plus longuement par la suite, les révolutionnaires de l’époque comprirent qu’il était désormais indispensable de forger le parti pour la victoire de la révolution à l’échelle mondiale. Après plusieurs semaines de préparatifs, 51 délégués se réunirent, du 2 au 6 mars 1919, afin de poser les jalons organisationnels et programmatiques qui devaient permettre au prolétariat mondial de continuer à aller de l’avant dans la lutte qui l’opposait à l’ensemble des forces bourgeoises.

Le CCI se réclame des apports de l’Internationale Communiste (IC). Par conséquent, ce centenaire est à la fois l’occasion de saluer et de souligner la contribution inestimable de l’IC dans l’histoire du mouvement révolutionnaire mais également de tirer les leçons de cette expérience et d’en soulever les faiblesses afin d’armer le prolétariat d’aujourd’hui pour les combats du futur.

Défendre la lutte de la classe ouvrière dans le feu révolutionnaire

Comme l’affirmait la "Lettre d’invitation au congrès" écrite par Trotsky : "Les partis et organisations soussignés considèrent que la convocation du premier congrès de la nouvelle Internationale révolutionnaire est d’une urgente nécessité. (...) La montée très rapide de la révolution mondiale posant constamment de nouveaux problèmes, le danger d’étouffement de cette révolution par l’alliance des Etats capitalistes contre la révolution sous l’hypocrite drapeau de la "Société des Nations", les tentatives des partis sociaux-traîtres de se réunir et d’aider encore leurs gouvernements et leurs bourgeoisies pour trahir la classe ouvrière après s’être accordé une "amnistie" mutuelle, enfin l’expérience révolutionnaire extrêmement riche déjà acquise et le caractère mondial de l’ensemble du mouvement révolutionnaire – toutes ces circonstances nous obligent à mettre à l’ordre du jour de la discussion la question de la convocation d’un congrès international des partis révolutionnaires".

A l’image de ce premier appel lancé par les bolcheviks, la fondation de l’IC exprimait la volonté du regroupement des forces révolutionnaires du monde entier. Mais également la défense de l’internationalisme prolétarien qui avait été foulé aux pieds par la grande majorité des partis sociaux-démocrates qui composaient la IIe Internationale. Après quatre années de guerre atroce qui avaient divisé et décimé des millions de prolétaires sur les champs de batailles, l’émergence d’un nouveau parti mondial témoignait de la volonté d’approfondir le travail commencé par les organisations restées fidèles à l’internationalisme. En cela, l’IC est l’expression de la force politique du prolétariat qui se manifestait partout à nouveau après le profond recul occasionné par la guerre ainsi que de la responsabilité des révolutionnaires pour continuer à défendre les intérêts de la classe ouvrière et la révolution mondiale.

Il a été maintes fois répété, au cours du congrès de fondation, que l’IC était le parti de l’action révolutionnaire. Comme c’est affirmé dans son Manifeste, l’IC voyait le jour au moment où le capitalisme avait clairement montré son obsolescence. L’humanité rentrait désormais dans "l’ère des guerres et des révolutions". Autrement dit, l’abolition du capitalisme devenait d’une extrême nécessité pour l’avenir de la civilisation. C’est avec cette nouvelle compréhension de l’évolution historique du capitalisme que l’IC défendit inlassablement les conseils ouvriers et la dictature du prolétariat : "le nouvel appareil du pouvoir doit représenter la dictature de la classe ouvrière (...) c’est à dire qu’il doit être l’instrument du renversement systématique de la classe exploiteuse et celui de son expropriation. Le pouvoir des conseils ouvriers ou des organisations ouvrières est sa forme concrète." (Lettre d’invitation au congrès). Ces orientations furent défendues tout au long du congrès. Par ailleurs, les "Thèses sur la démocratie bourgeoise", écrites par Lénine et adoptées par le congrès, s’attachaient à dénoncer les mystifications de la démocratie mais surtout à mettre en garde le prolétariat sur le danger que celles-ci faisaient peser dans sa lutte contre la société bourgeoise. Dès le départ, l’IC se plaçait ainsi résolument dans le camp prolétarien en défendant les principes et les méthodes de lutte de la classe ouvrière et dénonçait de manière énergique l'appel du courant centriste à une impossible unité entre les social-traîtres et les communistes, "l’unité des ouvriers communistes avec les assassins des dirigeants communistes Liebknecht et Luxemburg", selon les termes mêmes de la "Résolution du premier Congrès de l'IC sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne [4]". Preuve de la défense intransigeante des principes prolétariens, cette résolution, qui fut votée à l'unanimité par le congrès, constituait une réaction à la tenue récente par la plupart des partis sociaux-démocrates de la IIe Internationale d'une réunion[1] où furent prises un certain nombre d’orientations ouvertement dirigées contre la vague révolutionnaire"". La résolution se terminait en ces termes : "Le congrès invite les ouvriers de tous les pays à entamer la lutte la plus énergique contre l’internationale jaune et à préserver les masses les plus larges du prolétariat de cette Internationale de mensonge et de trahison."

La fondation de l’IC s’avéra être une étape vitale pour la poursuite du combat historique du prolétariat. Elle sut reprendre à son compte les meilleurs apports de la IIe International tout en rompant avec celle-ci sur des positions ou des analyses qui ne correspondaient plus à la période historique qui venait de s’ouvrir. [2] Alors que l’ancien parti mondial avait trahi l’internationalisme prolétarien, au nom de l’Union sacrée, à la veille de la Première guerre mondiale, la fondation du nouveau parti permettait de renforcer l’unité de la classe ouvrière et de l’armer dans la lutte acharnée qu’il menait alors, dans de nombreux pays de la planète, pour l’abolition du mode de production capitaliste. Ainsi, malgré des circonstances défavorables et les erreurs commises, comme nous le verrons, nous saluons et soutenons une telle entreprise. Les révolutionnaires de l’époque ont assumé leur responsabilité, il fallait le faire et ils l’ont fait !

Une fondation dans des circonstances défavorables

Les révolutionnaires face à la poussée massive du prolétariat dans le monde

L’année 1919 est le point culminant de la vague révolutionnaire. Après la victoire de la révolution en Russie en octobre 1917, l’abdication de Guillaume II et la signature précipitée de l’armistice devant les mutineries et la révolte des masses ouvrières en Allemagne, on voit apparaître des insurrections ouvrières, avec notamment l’instauration de la République des conseils en Bavière et en Hongrie. On assiste également à des mutineries dans la flotte et parmi les troupes françaises, ainsi que dans des unités militaires britanniques, refusant d'intervenir contre la Russie soviétique, de même qu'il y eut une vague de grèves au Royaume-Uni (1919) touchant en particulier les centres de la contestation révolutionnaire (la Clyde, Sheffield, la Galles du Sud). Mais en mars 1919, au moment où l’IC voit le jour à Moscou, la plupart de ces soulèvements ont été réprimés ou sont en passe de l’être.

Il ne fait aucun doute que les révolutionnaires de l’époque se trouvaient dans une situation d’urgence et qu’ils étaient obligés d’agir dans le feu du combat révolutionnaire. Comme le signalait la Fraction française de la Gauche Communiste (FFGC) en 1946 : "les révolutionnaires tentent de combler le décalage existant entre la maturité de la situation objective et l'immaturité du facteur subjectif (l'absence du Parti) par un large rassemblement des groupes et courants, politiquement hétérogènes, et proclament ce rassemblement comme le nouveau Parti."[3]

Il ne s’agit pas ici de discuter la validité ou non de la fondation du nouveau parti qu'est l'Internationale. C'était d'une impérative nécessité. En revanche, nous voulons pointer un certain nombre d’erreurs dans la démarche avec laquelle il s’est fondé.

Une surestimation de la situation qui préside à la fondation du parti

Même si la plupart des rapports soumis par les différents délégués sur la situation de la lutte de classes dans chacun des pays prennent en compte la réaction de la bourgeoisie face à l’avancée de la révolution (une résolution sur la Terreur blanche est d’ailleurs votée à l’issue du congrès), il est frappant de constater à quel point cet aspect est largement sous-estimé au cours de ces cinq jours de travaux. Déjà, quelques jours après la nouvelle de la fondation du KPD, qui faisait suite à la fondation des partis communistes d’Autriche (novembre 1918) et de Pologne (décembre 1918), Lénine considérait que les dés étaient jetés : «Lorsque la Ligue Spartakus allemande, conduite par ces chefs illustres, connus du monde entier, ces fidèles partisans de la classe ouvrière que sont Liebknecht, Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Franz Mehring, eût rompu définitivement tout lien avec les socialistes comme Scheidemann, (...) lorsque la Ligue Spartakus se fût intitulée parti communiste allemand, alors la fondation de la IIIe Internationale, de l'Internationale communiste, véritablement prolétarienne, véritablement internationale, véritablement révolutionnaire, devint un fait. Formellement, cette fondation n'a pas été consacrée, mais, en réalité, la IIIe Internationale existe, dès à présent."[4] Anecdote significative, ce texte fut terminé de rédiger le 21 janvier 1919, date à laquelle Lénine fut informé de l’assassinat de K. Liebknecht. Cette certitude inébranlable allait parcourir la totalité du congrès. Dès le discours d’ouverture, Lénine annonçait la couleur : "La bourgeoisie peut se déchaîner, elle aura beau assassiner encore des millions d’ouvriers, la victoire est à nous, la victoire de la révolution communiste mondiale est assurée." Par la suite, tous les rapporteurs de la situation versaient dans le même optimisme débordant ; à l’image du camarade Albert, membre du jeune KPD, qui devant le congrès le 2 mars s’exprimait en ces termes : "Je ne crois pas faire preuve d’un optimisme exagéré en affirmant que les partis Communistes allemand et russe poursuivent la lutte en espérant fermement que le prolétariat allemand mènera également la révolution à la victoire finale et que la dictature du prolétariat pourra être également établie en Allemagne, malgré toutes les assemblées nationales, malgré les Scheidemann et malgré le nationalisme bourgeois (...) C’est cela qui m’a incité à accepter avec joie votre invitation, convaincu que dans un délai très rapproché nous lutterons côte à côte avec le prolétariat des autres pays, en particulier d’Angleterre et de France pour la révolution mondiale pour réaliser en Allemagne également les objectifs de la révolution." Quelques jours plus tard, entre le 6 et le 9 mars, une terrible répression s’abat sur Berlin faisant 3000 morts le 8 mars dont 28 marins faits prisonniers puis exécutés à la mitrailleuse dans la pure tradition versaillaise ! Le 10 mars Léo Jogiches était assassiné. Heinrich Dorrenbach[5] subit le même sort le 19 mai.

Pourtant, les derniers mots que Lénine prononça lors du discours de clôture démontraient que le congrès n’avait pas bougé d’un iota sur l’analyse du rapport de force. Il affirmait sans hésiter que "la victoire de la révolution prolétarienne est assurée dans le monde entier. La fondation de la république internationale des Conseils est en marche."

Mais comme le faisait remarquer Amedeo Bordiga un an plus tard : "Après que le mot d'ordre «régime des soviets" fut lancé dans le monde par le prolétariat russe et le prolétariat international, on a vu la vague révolutionnaire remonter tout d'abord, après la fin de la guerre, et le prolétariat du monde entier se mettre en marche. Nous avons vu dans tous les pays les anciens partis socialistes se sélectionner et donner naissance à des partis communistes qui ont engagé la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Malheureusement, la période qui a suivi a été une période d'arrêt, car les révolutions allemande, bavaroise et hongroise ont été écrasées par la bourgeoisie."

En réalité, des faiblesses importantes de la conscience au sein du prolétariat constituaient une entrave majeure au développement révolutionnaire de la situation :

  • Une difficulté à ce que ces mouvements dépassent la lutte contre la seule guerre et s’élèvent à un niveau supérieur, celui de la révolution prolétarienne. Cette vague révolutionnaire s’était avant tout construite contre la guerre.
  • Le développement de la grève de masse par l’unification des revendications politiques et économiques restait encore très fragile, et donc peu à même d'impulser un niveau plus élevé de conscience.
  • Le pic révolutionnaire était sur le point d'être atteint. Le mouvement n’eut plus la même dynamique après la défaite des luttes en Allemagne et en Europe centrale. Même si la vague continuait, elle perdait déjà de sa force à partir de 1919-1920.
  • La République des soviets en Russie restait cruellement isolée. Elle restait le seul bastion révolutionnaire avec tout ce que cela pouvait favoriser comme régression de la conscience, aussi bien en son sein que dans le monde.

Une fondation dans l’urgence qui ouvre la porte à l’opportunisme

Le milieu révolutionnaire très affaibli à la sortie de la guerre

  • "Le mouvement ouvrier au lendemain de la première guerre impérialiste mondiale se trouve dans un état d'extrême division. La guerre impérialiste a brisé l'unité formelle des organisations politiques se réclamant du prolétariat. La crise du mouvement ouvrier, déjà existante avant, atteint, du fait de la guerre mondiale et des positions à prendre face à cette guerre, son point culminant. Tous les partis et organisations anarchistes, syndicales et marxistes sont violemment secoués. Les scissions se multiplient. De nouveaux groupes surgissent. Une délimitation politique se produit. La minorité révolutionnaire de la 2ème Internationale représentée par les bolcheviks, la gauche allemande de Luxemburg et les Tribunistes hollandais, déjà elle-même pas très homogène, ne se trouve plus face à un bloc opportuniste. Entre elle et les opportunistes tout un arc-en-ciel de groupes et de tendances politiques plus ou moins confus, plus ou moins centristes, plus ou moins révolutionnaires, représentant un déplacement général des masses rompant avec la guerre, avec l'union sacrée, avec la trahison des anciens partis de la social-démocratie. Nous assistons ici au processus de liquidation des anciens partis dont l'écroulement donne naissance à une multitude de groupes. Ces groupes expriment moins le processus de constitution du nouveau Parti que celui de la dislocation, la liquidation, la mort de l'ancien Parti. Ces groupes contiennent certes des éléments pour la constitution du nouveau Parti mais ne présentent aucunement la base de cette constitution. Ces courants expriment essentiellement la négation du passé et non l'affirmation positive de l'avenir. La base du nouveau Parti de classe ne se trouve que dans l'ancienne gauche, dans l'œuvre critique et constructive, dans les positions théoriques, dans les principes programmatiques que cette gauche a élaboré durant les 20 ans de SON EXISTENCE ET DE SA LUTTE FRACTIONNELLE au sein de l'ancien Parti."[6]

Ainsi, le milieu révolutionnaire est extrêmement éclaté, composé de groupes manquant de clarté et faisant encore preuve d’immaturité. Seules les fractions de gauche de la IIe Internationale (les Bolcheviks, les Tribunistes et les Spartakistes en grande partie seulement, car hétérogènes voire divisés) sont en mesure de donner un cap et de dresser des bases solides pour la fondation du nouveau parti.

Par ailleurs, bon nombre de militants manquaient d’expérience politique. Parmi les 43 délégués du congrès de fondation dont les âges sont connus, 5 se trouvaient dans la vingtaine, 24 dans la trentaine, seulement un seul avait plus de 50 ans.[7] Sur les 42 délégués, dont la trajectoire politique peut être retracée, 17 avaient rejoint les partis sociaux-démocrates avant la révolution russe de 1905, tandis que 8 étaient devenus des socialistes actifs seulement après 1914.[8]

Malgré leur enthousiasme et leur passion révolutionnaire, l’expérience indispensable dans ce genre de circonstance faisait défaut pour beaucoup d’entre eux.

Des désaccords au sein de l’avant-garde du prolétariat

Comme le soulignait déjà la FFGC en 1946 : "Il est indéniable qu'une des causes historiques de la victoire de la révolution en Russie et sa défaite en Allemagne, Hongrie, Italie réside dans l'existence du Parti révolutionnaire au moment décisif dans ce premier pays et son absence ou son inachèvement dans les autres pays." La fondation de la IIIe Internationale a longtemps été différée du fait des différentes embûches qui se dressèrent face au camp prolétarien au cours de l’épisode révolutionnaire. En 1918-1919, bien consciente que l’absence du nouveau parti était une faiblesse irrémédiable pour la victoire de la révolution mondiale, l’avant garde du prolétariat restait unanime sur l’impérieuse nécessité de fonder le nouveau parti. Cependant, tous ne s’accordaient pas sur la date à laquelle le faire et surtout sur la démarche à adopter. Alors que la grande majorité des organisations et des groupes communistes étaient favorables à une fondation dans les plus brefs délais, le KPD, et tout particulièrement Rosa Luxemburg et Léo Jogiches, optaient pour un ajournement, considérant que la situation était prématurée, que la conscience communiste des masses restait encore faible et que le milieu révolutionnaire manquait également de clarté[9]. Le délégué du KPD pour la conférence, le camarade Albert, eut donc mandat de défendre cette position et de ne pas voter en faveur de la fondation immédiate de l’Internationale Communiste.

  • "Quand on nous dit que le prolétariat a besoin dans sa lutte d’un centre politique, nous pouvons dire que ce centre existe déjà et que tous les éléments qui se situent sur la base du système des conseils ont déjà rompu avec les éléments de la classe ouvrière qui penchent encore pour la démocratie bourgeoise : nous constatons que la rupture se prépare partout et qu’elle est en train de se réaliser. Mais une IIIe Internationale ne doit pas être seulement un centre politique, une institution dans laquelle les théoriciens se font les uns aux autres des discours chaleureux, elle doit être le fondement d’une puissance d’organisation. Si nous voulons faire de la IIIe Internationale un instrument efficace de lutte, si nous voulons en faire un moyen de combat, alors il est nécessaire qu’existent également ces conditions préalables. La question ne doit donc pas, à notre avis, être discutée et tranchée d’un simple point de vue intellectuel, mais il est nécessaire que nous nous demandions concrètement si les bases d’organisation existent. J’ai toujours le sentiment que les camarades qui poussent si fort à la fondation se laissent énormément influencer par l’évolution de la IIe Internationale, et qu’ils veulent, après la tenue de la conférence de Berne, lui imposer une entreprise concurrente. Cela nous semble moins important, et lorsqu’on dit que la clarification est nécessaire, sinon les éléments indécis rallieront l’Internationale jaune, je dis que la fondation de la IIIe Internationale ne retiendra pas les éléments qui rejoignent la IIe aujourd’hui, et que, s’ils y vont malgré tout, c’est que là est leur place." [10]

Comme on peut le voir, le délégué allemand mettait en garde contre le danger de fonder un parti en transigeant sur les principes et la clarification organisationnelle et programmatique. Bien que les bolcheviks prenaient très au sérieux les réserves de la centrale du KPD, il ne fait pas de doute qu’ils étaient eux aussi englués dans cette course contre le temps. De Lénine à Zinoviev, en passant par Trotsky et Racovsky, tous insistent sur l’importance de faire adhérer tous les partis, organisations, groupes ou individus qui se réclament de près ou de loin du communisme et des conseils. Comme il est signalé dans une biographie de Rosa Luxembourg, "Lénine voyait dans l’Internationale un moyen d’aider les divers partis communistes à se constituer ou à se renforcer"[11] par la décantation produite par la lutte contre le centrisme et l’opportunisme. Pour le KPD, il s’agissait d’abord de former des partis communistes "solides", ayant les masses derrières eux, avant d’entériner la création du nouveau parti.

Une méthode de fondation qui n’arme pas le nouveau parti

La composition du congrès est l’illustration à la fois de la précipitation et des difficultés qui s’imposaient aux organisations révolutionnaires à l’époque. Sur les 51 délégués ayant pris part aux travaux, compte tenu des retards, des départs avant la fin et des absences momentanées, une quarantaine sont des militants bolcheviks issus du parti russe mais aussi des partis letton, lituanien, biélorusse, arménien et de Russie orientale. Outre le parti bolchevik, seuls les partis communistes allemand, polonais, autrichien et hongrois avaient une existence propre.

Les autres forces invitées au congrès se composaient d’une multitude d’organisations, de groupes ou d’éléments pas ouvertement "communistes" mais dans un processus de décantation au sein de la social-démocratie et du syndicalisme. La lettre d’invitation au congrès appelait toutes les forces qui, de près ou de loin, soutenaient la Révolution de Russie et semblaient être de bonne volonté pour œuvrer à la victoire de la révolution mondiale :

  • "10° Il est nécessaire de s’allier avec ceux des éléments du mouvement révolutionnaire qui, quoique n’ayant pas appartenu autrefois aux partis socialistes, se placent aujourd’hui dans l’ensemble sur le terrain de la dictature du prolétariat sous la forme du pouvoir des conseils. Il s’agit en premier lieu des éléments syndicalistes du mouvement ouvrier.
  • 11° Il est enfin nécessaire de gagner tous les groupes ou organisations prolétariennes qui, sans s’être ralliés ouvertement au courant révolutionnaire, manifestent cependant dans leur évolution une tendance en ce sens."[12]

Cette démarche déboucha sur plusieurs anomalies qui témoignent du manque de représentativité d’une partie du congrès. Par exemples, l’Américain Boris Reinstein n’avait pas de mandat de son parti, le Socialist Labor Party. Le Néerlandais S.J. Rutgers représentait une ligue pour la propagande socialiste. Christian Racovsky[13] était sensé représenter la Fédération balkanique, les Tesnjaki bulgares et le PC roumain. Or, il n’avait plus aucun contact avec ces trois organisations depuis 1915-1916.[14] Par conséquent, malgré les apparences, ce congrès de fondation était dans le fond parfaitement représentatif de l'insuffisance de la conscience au sein de la classe ouvrière mondiale.

Tous ces éléments montrent également qu’une grande partie de l’avant garde révolutionnaire fit primer la quantité au détriment d’une clarification préalable sur les principes organisationnels. Cette démarche tournait le dos à toute la conception qu’avaient développé les bolcheviks au cours des quinze dernières années. Et c’est déjà ce que faisait remarquer la FFGC en 1946 : "Autant la méthode "étroite" de la sélection sur des bases principielles les plus précises, sans tenir compte des succès numériques immédiats, a permis aux bolcheviks l'édification du Parti qui, au moment décisif, a pu intégrer dans son sein et assimiler toutes les énergies et les militants révolutionnaires des autres courants et conduire finalement le prolétariat à la victoire, autant la méthode "large", soucieuse avant tout de rassembler immédiatement le plus grand nombre au dépens de la précision programmatique et principielle, devait conduire à la constitution de Partis de masses, véritables colosses aux pieds d'argile qui devaient retomber à la première défaite sous la domination de l'opportunisme. La formation du Parti de classe s'avère infiniment plus difficile dans les pays capitalistes avancés - où la bourgeoisie possède mille moyens de corruption de la conscience du prolétariat - qu'elle ne le fut en Russie."

Aveuglée par la certitude d’une victoire imminente du prolétariat, l’avant garde révolutionnaire sous-estimait énormément les difficultés objectives qui se dressaient devant elle. Cette euphorie l’amena à transiger avec la méthode "étroite" de la construction de l’organisation qu’avaient défendue avant tout les bolcheviks en Russie et en partie les spartakistes en Allemagne. Considérant que la priorité devait être faite à un grand rassemblement révolutionnaire permettant également de contrer "l’Internationale jaune" qui s’était reformée à Berne quelques semaines avant. Cette méthode "large" reléguait la clarification sur les principes organisationnels à un rang annexe. Peu importait les confusions que véhiculaient les groupes intégrés dans le nouveau parti, la lutte se mènerait en son sein. Pour l’heure, la priorité était donnée au regroupement du plus grand nombre.

Cette méthode "large" allait s’avérer lourde de conséquence puisqu’elle affaiblissait l’IC dans la lutte organisationnelle à venir. En effet, la clarté programmatique du premier congrès allait être foulée aux pieds par la poussée opportuniste dans un contexte d'affaiblissement et de dégénérescence de la vague révolutionnaire. C’est au sein de l’IC qu’émergèrent les fractions de gauche qui critiquèrent les insuffisances de la rupture avec la IIe Internationale. Comme nous le verrons par la suite, les positions défendues et élaborées par ces groupes répondaient aux problèmes soulevés dans l’IC par la nouvelle période de décadence du capitalisme.

(A suivre).

Narek, le 4 mars 2019.


[1] La conférence de Berne en février 1919 qui constituait "une tentative de galvaniser le cadavre de la Deuxième Internationale" et à laquelle "le Centre" avait envoyé ses représentants.

[2] Pour de plus larges développement voir l’article "Mars 1919 : fondation de l’Internationale communiste [5]", Revue internationale n°57, 2eme trimestre 1989.

[3] Internationalisme, "A propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie", n° 7, janvier-février 1946. Cet extrait s'applique à la fondation de l'internationale et non pas à celle tout à fait volontariste, 27 ans plus tard, du PCI en Italie

[4] Lénine, Oeuvres, t. XXVIII, p. 451.

[5] Commandant de la division de la marine populaire à Berlin en 1918. Après la défaite de janvier, il se réfugie à Brunswick puis Eisenach. Il est arrêté et exécuté en mai 1919.

[6] Internationalisme, "A propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie", n° 7, janvier-février 1946.

[7] Founding the Communist International: The Communist International in Lenin's Time. Proceedings and Documents of the First Congress : March 1919, Edited by John Riddell, New York, 1987, Introducion, p. 19

[8] Ibidem.

[9] C’est le mandat qu’ils donnèrent (dans la première moitié du mois de janvier) au délégué du KPD pour le congrès de fondation. Ceci ne signifie en rien que Rosa Luxemburg, par exemple était par principe opposée à la fondation d'une internationale. Tout au contraire.

[10] Intervention du délégué allemand le 4 mars 1919, in Premier congrès de l’Internationale Communiste, textes intégraux publiés sous la direction de Pierre Broué, Etudes et documentation internationales, 1974.

[11] Gilbert Badia, Rosa Luxemburg. Journaliste, polémiste, révolutionnaire, Editions sociales, 1975.

[12] "Lettre d’invitation au congrès", in Op. Cit., Premier congrès de l’Internationale.

[13] L’un des délégués les plus influents et décidés pour une fondation immédiate de l’IC.

[14] Pierre Broué, Histoire de l’Internationale Communiste (1919-1943), Fayard, 1997, p 79.

Rubrique: 

Fondation de l’Internationale Communiste

Internationalisme n° 7 (Année 1946): À propos du 1er congrès du Parti communiste internationaliste d'Italie

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Introduction

Pour alimenter la discussion autour de la formation du futur parti mondial de la révolution nous publions ci-après deux chapitres d’un article d’Internationalisme no 7 de janvier 1946, intitulé À propos du 1er congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie. La revue Internationalisme était l’organe théorique de la Fraction française de la Gauche Communiste (FFGC), c’est-à-dire du groupe politiquement le plus clair de la période immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale. La Fraction va se transformer fin 1945 en Gauche communiste de France (GCF) pour éviter la confusion avec une scission constituée de militants français l'ayant quittée et ayant repris le même nom (celui de FFGC- bis).

Cet article développe, en se basant sur les leçons de la dégénérescence de la 3ème Internationale, les critères devant présider à la constitution d’un futur parti mondial. Les deux chapitres publiés dans cette Revue – le premier "La fraction de gauche" et le sixième "Méthode de formation du parti" – donnent un aperçu des questions politiques s'étant posées depuis la fondation de la 3ème Internationale et fournissent à leur propos une argumentation cohérente. Ils font le pont entre la période du premier après-guerre et celle du second après-guerre, sur la base du bilan tiré par la Fraction italienne dans les années 1930, tandis que les autres chapitres sont plutôt dédiés aux polémiques avec des positions et courants plus spécifiques des années 1940, tels les RKD (Revolutionäre Kommunisten Deutschlands, ex-trotskistes autrichiens) et Vercesi.

Brièvement résumés, les critères pour la fondation du parti sont d'une part, un cours ouvert vers la reprise de la lutte offensive du prolétariat, et d'autre part, l'existence d'une base programmatique solide pour le nouveau parti.

À ce moment-là, après la réunion du premier congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie, fin décembre 1945 à Turin, la GCF considère que la première condition – un nouveau cours favorable – est satisfaite. Donc, sur cette base, elle salue la transformation de la Fraction de gauche italienne "en donnant naissance au nouveau Parti du Prolétariat" (chapitre "La fraction de gauche"). C’est seulement plus tard, en 1946, que la GCF se rendait compte que la période de la contre-révolution n’était pas terminée et donc que les conditions objectives de la formation du Parti faisaient défaut. En conséquence, elle arrête alors la publication de son journal d’agitation L’Étincelle estimant que la perspective d’une reprise historique des combats de classe n'est pas à l'ordre du jour. La dernière publication de L’Etincelle date ainsi de novembre 1946.

Par ailleurs, la GCF critique sévèrement la méthode utilisée pour la constitution du parti italien, à travers "l'addition de courants et de tendances" sur une base programmatique hétérogène (chapitre "Méthode de formation du parti"), de la même manière qu'elle avait critiqué (dans le même chapitre) la méthode de formation de l'IC, faisant un "amalgame autour d'un programme volontairement laissé inachevé" et opportuniste(1), qui tournait ainsi le dos à la méthode qui avait été celle de la construction du parti bolchevique.

Le mérite de cet article d’Internationalisme est d’insister sur la rigueur nécessaire autour du programme, qui n’existait pas dans le parti récemment constitué en Italie. Cet article – écrit à peu près un quart de siècle après la fondation du Comintern, et quelques semaines après le congrès du PCInt – est certainement la critique la plus conséquente à l'encontre de la méthode du parti bolchévique dans la fondation de l'Internationale communiste. Internationalisme était aussi la seule publication du milieu de la Gauche Communiste de l’époque à relever l’approche opportuniste du PCInt.

En ce sens, la GCF est une illustration de la continuité avec la méthode de Marx et Engels lors de la fondation du parti de la social-démocratie allemande à Gotha en 1875 (cf. la critique du programme de Gotha), qui avait rejeté les bases confuses et opportunistes sur lesquelles le SAPD s’était fondé. Continuité également avec l’attitude de Rosa Luxemburg face l’opportunisme du révisionniste Bernstein dans la social-démocratie allemande 25 ans plus tard, mais aussi avec celle de Lénine en matière de principes d’organisation face aux Mencheviques. Continuité enfin avec l'attitude de Bilan face à l'opportunisme du courant Trotskiste durant les années 1930. C’est grâce à cette intransigeance dans la défense des positions programmatiques et des principes organisationnels que des éléments provenant du courant autour de Trotsky (tels les RKD) ont pu s’orienter vers la défense de l’internationalisme pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Tenir haut le drapeau de l’internationalisme face aux "partisans", défendre l’intransigeance contre l’opportunisme était donc une condition pour que les forces internationalistes puissent trouver une boussole politique.

Nous devons dans cette présentation préciser une formulation concernant le combat du Spartakusbund pendant la Première Guerre mondiale. L’article dit, dans le 6ème chapitre : "L'expérience du Spartakusbund est à ce sujet édifiante. La fusion de ce dernier avec les Indépendants n'a pas conduit, comme ils l'espéraient, à la création d'un Parti de classe fort mais à noyer le Spartakusbund par les Indépendants et à affaiblir le prolétariat allemand. Rosa Luxemburg, avant d'être assassinée, et d'autres chefs du Spartakusbund semblaient s'être rendu compte de leur erreur de fusion avec les Indépendants et tendaient à la corriger. Mais cette erreur n'a pas seulement été maintenue par l'IC en Allemagne, elle devait devenir la méthode pratiquée, imposée par l'IC dans tous les pays pour la formation des Partis Communistes". Il n’est pas exact de parler de fusion du Spartakusbund avec l'USPD. Le parti USPD fut fondé par la SAG (Sozialistische Arbeitsgemeinschaft – groupe de travail socialiste) ; le groupe "Die Internationale" (le Spartakusbund) s'y est intégré. Mais ce n'était pas une fusion à proprement parler, laquelle suppose une dissolution de l'organisation qui vient fusionner avec l'autre. En fait les Spartakistes ont conservé leur indépendance organisationnelle et celle de leur capacité d'action tout en se donnant l'objectif d'attirer à leurs positions la gauche de cette formation. Tout différente avait été la démarche de l'IC à travers la fusion de différents groupes dans un seul parti, en "abandonnant" la nécessaire sélection au profit de "l'addition", "les principes [étant] sacrifiés [au profit de] la masse numérique".

Il faut également rectifier une erreur factuelle de cet article. Il dit : "En Angleterre, l'IC imposera aux groupes communistes d'adhérer à l'Independant Labour Party pour former, à l'intérieur de ce parti réformiste, une opposition révolutionnaire massive". En fait, l’IC exigeait l’intégration des communistes dans le Labour Party tout court ! Cette erreur de détail n'altère en rien le fond de l’argumentation d’Internationalisme.

(14 mai 2019)

La fraction de gauche

À la fin de l’année 1945 s’est tenu le premier Congrès du jeune Parti Communiste Internationaliste d’Italie récemment constitué.

Ce nouveau Parti du prolétariat n’a pas surgi spontanément du néant. Il est le fruit d’un processus qui commence avec la dégénérescence de l’ancien Parti Communiste et de l’Internationale Communiste. Cette dégénérescence opportuniste a fait surgir à l’intérieur même de l’ancien parti la réponse historique de la classe : la Fraction de gauche.

Comme tous les partis communistes constitués au lendemain de la première guerre mondiale, le Parti Communiste d’Italie contenait au moment de sa formation des courants opportunistes et des courants révolutionnaires.

La victoire révolutionnaire du prolétariat russe et du Parti bolchevique de Lénine en octobre 1917, par l’influence décisive qu’elle exerçait sur le mouvement ouvrier international, achevait d’accélérer et de précipiter la différenciation et la délimitation organisationnelle et politique entre les révolutionnaires et les opportunistes qui cohabitaient dans les anciens partis socialistes de la IIe Internationale. La guerre de 1914 a brisé cette unité impossible dans les vieux partis.

La Révolution d’Octobre devait hâter la constitution des nouveaux partis du prolétariat. Mais cette influence positive de la Révolution d’Octobre contenait en même temps des éléments négatifs.

En brusquant la formation de nouveaux partis, elle empêchait la construction de se faire sur la base d’une netteté de principes et de programme révolutionnaire. Ceux-ci ne peuvent être élaborés qu’à la suite d’une lutte politique franche et intransigeante éliminant les courants opportunistes et les résidus de l’idéologie bourgeoise.

Faute d’achèvement d’un programme de la révolution, les anciens Partis Communistes, construits trop hâtivement sur la base d’un attachement sentimental à la révolution d’Octobre, offraient par trop de fissures pour la pénétration de l’opportunisme, dans les nouveaux partis du Prolétariat.

Aussi, l’IC et les Partis Communistes des divers pays verront, dès leur fondation, rebondir la lutte entre les révolutionnaires et les opportunistes. La lutte idéologique - qui devait se faire préalablement et être la condition de la construction du parti, qui ne peut se protéger de la gangrène opportuniste que par l’énonciation des principes et la construction du programme -, n’a eu lieu qu’après la constitution des Partis. Ce de fait, non seulement les anciens partis communistes de par leur constitution introduisaient en leur sein le germe de l’opportunisme, mais encore devaient rendre plus difficile la lutte des courants révolutionnaires contre l’opportunisme survivant et se camouflant à l’intérieur même du nouveau Parti. Chaque défaite du prolétariat, modifiant le rapport des forces de classe en défaveur du prolétariat, produisait inévitablement le renforcement des positions de l’opportunisme dans le Parti, qui à son tour devenait un facteur supplémentaire pour les défaites ultérieures du Prolétariat.

Si le développement de la lutte entre les courants dans le Parti atteignit rapidement une acuité si grande, cela est dû à la période historique présente. La Révolution prolétarienne est sortie des sphères de la spéculation théorique. D’un idéal lointain qu’elle était hier, elle est devenue un problème d’activité pratique, immédiate.

L’opportunisme ne se manifeste plus dans des élucubrations théoriques livresques agissant comme un poison lent sur les cerveaux des prolétaires. A l’époque présente de lutte de classes aiguë, il a sa répercussion immédiate et se paie par des millions de vies de prolétaires et de défaites sanglantes de la Révolution. A l’opportunisme surgissant et se renforçant dans l’IC et ses Partis, à l’opportunisme principal atout et auxiliaire du capitalisme contre la révolution, parce qu’il est le prolongement de l’ennemi de classe au sein même de l’organe décisif du prolétariat. Le Parti, les révolutionnaires ne pouvaient s’opposer qu’en constituant leur Fraction, en proclament la lutte ouverte et à mort contre lui. La constitution de la Fraction signifie que le Parti est devenu le théâtre où s’affrontent les expressions de classes opposées et antagoniques.

Elle signifie le cri de guerre des révolutionnaires pour sauvegarder le Parti à la classe, contre le capitalisme et ses agents opportunistes et centristes, tendant à s’emparer du Parti et à en faire un instrument contre le Prolétariat.

La lutte entre la Fraction communiste de gauche et les fractions centristes et droitières pour le Parti n’est pas une lutte pour la "direction" de l’appareil, mais essentiellement programmatique ; c’est un aspect de la lutte générale entre la révolution et la contre-révolution, entre le capitalisme et le prolétariat.

Cette lutte suit le cours objectif des situations, les modifications des rapports de force entre les classes et est conditionnée par ces derniers.

L’issue ne peut être que le triomphe du programme de la Fraction de gauche et l’élimination de l’opportunisme, ou la trahison ouverte du Parti, passant au service du capitalisme. Mais quelle que soit l’issue de cette alternative, l’apparition de la Fraction signifie que la continuité historique et politique de la classe est passée définitivement du Parti à la fraction et que c’est elle seule qui exprime et représente désormais la classe.

Et de même que l’ancien Parti ne peut être sauvegardé que par le triomphe de la Fraction, de même dans l’alternative de la trahison de l’ancien Parti, achevant ainsi son cours inéluctable sous la direction du centrisme, le nouveau parti de classe ne peut se former que sur les bases programmatiques données par la Fraction.

La continuité historique de la classe, le processus de cette continuité se faisant par la succession Parti-fraction-Parti, est une des notions fondamentales de la Gauche Communiste Internationale. Cette position fut longtemps un postulat théorique. La formation du P.C.I. d’Italie et son Ier Congrès apportent la confirmation historique de la justesse de ce postulat.

La Fraction de gauche italienne, après une lutte de 20 ans contre le centrisme, achève sa fonction historique en se transformant et en donnant naissance au nouveau Parti du Prolétariat.

De la fraction au parti de classe

Une deuxième confirmation historique nous est donnée par la constitution du PCI, à savoir sur le moment historique de la formation du nouveau Parti.

Les trotskistes, méconnaissant tous les critères marxistes, abordaient le problème de la formation du Parti comme une question ne relevant d’aucune condition objective. Pour eux, le problème de la formation du Parti ne relève que du volontarisme subjectif, du « savoir faire », de la manœuvre astucieuse et du noyautage.

Aussi passent-ils de leur position « d’opposition », se déclarant prêts à dissoudre leur organisation propre contre la liberté d’expression démocratique dans le Parti stalinien, à la proclamation du nouveau Parti et d’une nouvelle Internationale. Avec la même désinvolture ils peuvent, quelques mois après, dissoudre leur nouveau Parti et leur nouvelle Internationale pour retourner dans les Partis socialistes de la Iième Internationale qui, depuis 1914, sont devenus des partis de la bourgeoisie. Leur acrobatie dans le domaine du Parti - où, tour à tour, ils sont l’opposition du parti stalinien prêts à se dissoudre, POI, « opposition » dans le parti socialiste, de nouveau PCI pour redevenir opposition dans le PSOP et de nouveau POI - n’a de comparable que l’ensemble de leur inconsistance politique, leur défense de l’URSS, leur participation à la guerre impérialiste, leur participation à la libération nationale et à la résistance.

La Gauche Communiste Internationale a toujours condamné énergiquement cette espèce particulièrement dangereuse d’aventurisme et d’irresponsabilité qui consiste à proclamer, dans n’importe quelle situation, la formation du nouveau Parti.

La dégénérescence et la trahison de l’ancien Parti ne sont pas un produit de la volonté démoniaque ou de l'intrigue de quelques chefs qui se sont vendus à la bourgeoisie mais sont le reflet, la résultante de l'insuffisance du programme initial qui a permis d'abord la pénétration de l'idéologie bourgeoise de se faire et de se cristalliser en un courant opportuniste et d'un cours objectif de défaites et de reculs du prolétariat qui permet à la bourgeoisie de s'emparer du Parti, sans que le prolétariat puisse se défendre. Les mêmes conditions historiques ne permettent pas au prolétariat de sauvegarder son ancien Parti et lui interdisent la formation du nouveau Parti. Seuls un cours nouveau, un changement favorable au prolétariat dans les rapports de force, une reprise générale de la lutte offensive du prolétariat créent les conditions permettant la reconstitution du nouveau Parti. Cette situation n'existait pas entre 1933 et 1939 qui était justement la période du cours vers la guerre impérialiste.

Le RKD qui nous reprochait pendant toute une période, notre soi-disant centrisme, parce que nous restions et agissions en tant que Fraction et en repoussant la phraséologie révolutionnaire sur la formation du Parti quand le moment de cette formation n'était pas encore venu, ne faisait qu'exprimer leur propre incompréhension aussi bien sur la notion fondamentale du Parti et du moment de sa construction que sur la place historique qu'occupe la Fraction.

La formation du PCI d'Italie prouve que le Parti ne se forme pas par la volonté de militants à n'importe quel moment de l'histoire. La succession de la Fraction en Parti reste soumise à certaines conditions objectives comme c'est le cas pour la 1ère partie du processus dans la succession du Parti en Fraction.

La signification historique des évènements de juillet 1943 en Italie

La formation du Parti en Italie clôt pratiquement un débat passionné qui a surgi au sein de la GCI et de la Fraction Italienne. Une tendance dans la Fraction Italienne - la tendance Vercesi et en partie aussi la Fraction belge - niait, et cela jusqu'à la fin des hostilités, l'apparition du prolétariat italien sur la scène politique. Pour cette tendance, les événements de 1943 n'étaient qu'une manifestation de la crise économique dite « crise de l'économie de guerre », ou bien une Révolution de Palais, une chamaillerie dans les hautes sphères dirigeantes du capitalisme italien et rien de plus.

Le prolétariat italien, pour cette tendance, était et continuait d'être absent aussi bien politiquement que socialement. Cela devait cadrer avec toute une théorie, échafaudée par cette tendance sur "l'inexistence sociale du prolétariat pendant la guerre et pendant toute la période de l'«économie de guerre»".

Aussi, après 1943 comme avant, ils préconisaient la passivité absolue allant jusqu'à la dissolution organisationnelle de la Fraction. Avec la Fraction italienne, nous avons combattu pied à pied cette tendance liquidationniste dans la GCI (1 [6]).

Avec la Fraction italienne, nous avons analysé les événements de 1943 en Italie comme une manifestation avancée de la lutte sociale et de l'ouverture du cours vers la Révolution et préconisé l'orientation de la transformation de la Fraction en Parti.

On ne peut décemment se proclamer solidaire avec l'existence du PCI en Italie sans reconnaître la justesse de notre analyse en 1943. L'un implique l'autre ; la formation du nouveau Parti en Italie, son développement, sont la réponse la plus catégorique concluant un débat qui fut acharné entre nous et la tendance opportuniste de Vercesi.

Comment en effet peut-on concevoir qu'on approuve d'une part la formation du Parti en prétendant par ailleurs que le cours historique n'a pas subi de changement profond ?

Ceux qui, comme la tendance révisionniste, nient qu'en 1943 il y a eu une première rupture du cours de la guerre impérialiste, qu'en 1943 il y a eu une première manifestation d'opposition de la classe à la guerre, devraient - s'ils restaient logiques et s'ils restaient toujours convaincus de la formulation théorique de la Fraction de l'impossibilité de construction du Parti en période de reflux - condamner la formation du PCI comme un acte d'aventurisme volontariste. Il n'en est cependant rien, puisque ceux-là même qui n'avaient pas assez de sarcasmes contre notre analyse "optimiste" sont aujourd'hui les partisans les plus acharnés, les enthousiastes les plus bruyants aujourd'hui. C'est en vain qu'on cherchera dans leurs écrits récents une explication quelconque de leur contradiction flagrante. La facilité avec laquelle on change d'attitude et de position, on accumule des contradictions les plus criantes, est vraiment ahurissante. Les années de politique de zigzag de l'IC ont accoutumé et perverti les esprits au point que, même dans le milieu des groupes de la Gauche, les contradictions les plus évidentes ne provoquent pas toujours des réactions immédiates.

Mais qu'on la reconnaisse, qu'on la justifie ou non, une contradiction reste une contradiction. Devant chaque militant pensant, la question reste posée et aucun subterfuge ne peut en venir à bout. Ou bien le Parti peut être construit dans n'importe quelle période, aussi bien dans la période de flux que de reflux révolutionnaire, et alors ce sont les trotskistes qui avaient raison contre la Gauche communiste internationale, ou bien le Parti peut être construit en Italie et dans les autres pays parce qu'il s'y est ouvert un nouveau cours historique de flux révolutionnaire.

Mais si on accepte la deuxième formulation, cette question se pose immédiatement : "à quels événements doit-on attribuer la signification manifeste d'un nouveau cours historique opposé au précédent, et à quel moment se situe ce nouveau cours".

La chute du régime de Mussolini en Italie comme l'arrêt de la guerre, par eux-mêmes, ne déterminent pas un cours historique nouveau car, s'il en était ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi la GCI déclarait impossible et s'opposait violemment à la fabrication de Partis dans la période précédant la guerre, c'est-à-dire la période où la guerre n'existait pas et cela aussi bien dans les pays à régime "démocratique". Non seulement la chute de Mussolini et l'arrêt de la guerre ne déterminent pas le cours montant et n'expliquent pas par eux-mêmes le nouveau cours, mais en se référant à ces événements on ne fait que renvoyer l'explication à des événements qui, précisément, doivent être eux-mêmes expliqués.

On ne fait ainsi que tourner dans un cercle vicieux et on va de difficulté en difficulté.

On connaît la théorie de Vercesi de la "crise de l'économie de guerre", appendice de sa théorie de "l'économie de guerre". Selon cette théorie, la guerre, qui est le point culminant de l'ère de plus grande prospérité et d'essor économique (2 [7]), ne s'arrête que par une crise due à l'épuisement économique. Passons sur le paradoxe que la plus grande prospérité qui est la guerre débouche justement dans une crise d'épuisement, cette idée est non moins absurde que la première et en découle directement, ce qui consiste à présenter et à définir la guerre et l'économie de guerre, qui se caractérisent par une politique économique de destruction, comme l'ère de la plus grande prospérité. Nous retiendrons ici seulement cette proposition selon laquelle la guerre s'arrête par une crise d'épuisement économique et c'est cette crise qui, après avoir déterminé l'arrêt de la guerre, conditionne ensuite, dans l'après-guerre, l'apparition du prolétariat et la reprise des luttes sociales.

Si nous admettions un instant ce schéma comme la reproduction exacte de la réalité, une chose reste toujours non démontrée, à savoir pourquoi cette crise "économique" déterminera par sa seule vertu une crise sociale et ouvrira le cours offensif de la révolution en dehors duquel ne peut se fonder le nouveau Parti ? Nous avons connu dans l'histoire bien des crises économiques qui loin d'être un point de départ d'un cours offensif du prolétariat ont, au contraire, coïncidé avec l'accentuation du cours de reflux. Nous prendrons pour exemple les années 1929 à 1934, période du plus bas de la crise permanente du capitalisme décadent. Cette période se caractérise par des défaites du prolétariat international et des défaites d'autant plus grandes qu'elles sont infligées à un prolétariat qui ne combat point et qui subit. C'est la période du passage ouvert des partis de l'IC au service de l'Etat capitaliste national, réapprenant aux ouvriers la défense de la Patrie. La "crise économique" de Vercesi est absolument impuissante à expliquer le cours historique nouveau.

Mais voyons la vérification de cette théorie dans la réalité concrète ? D'après elle, il fallait attendre patiemment la fin de la guerre impérialiste pour qu'on puisse voir resurgir le prolétariat et s'ouvrir un cours nouveau posant les conditions de la formation du Parti. Tout cela demandait un certain temps. Et en attendant la fin de la guerre, on ne pouvait rien faire du point de vue révolutionnaire. Tout au plus, pouvait-on utiliser cette "morte-saison" du prolétariat pour catéchiser la bourgeoisie, comme le faisait Vercesi dans le Comité antifasciste de l'émigration italienne à Bruxelles. Et que voyons-nous ?

Pendant que Vercesi préside aux destinées de la Coalition antifasciste et fait figure de rédacteur du journal de cette coalition où s'étaient les exhortations les plus chauvines pour la participation à la guerre impérialiste, pendant ce temps en pleine guerre, les militants révolutionnaires en Italie et, en premier lieu, ceux de la Fraction de gauche, font des efforts de rassemblement et s'orientent vers la formation du Parti. Même chronologiquement le Parti naît avant la fin de la guerre.

Le point de départ de la formation du nouveau Parti n'est pas la crise économique de l'après-guerre, mais directement la crise de la guerre, la rupture du cours de la guerre survenue et jaillissant dans le cours même de la guerre, et dont sa manifestation ouverte porte un nom et une date : les événements de Juillet 1943 en Italie.

Contre le capitalisme, pour la formation du parti ou pour l’antifascisme par la coalition avec la bourgeoisie

Aujourd'hui, tout le monde s'est rallié au nouveau Parti et, bien plus, ceux-là mêmes qui ont été les adversaires les plus acharnés de la construction du Parti sont ceux qui poussent le plus de clameurs en sa faveur. Ces cris enthousiastes sont probablement moins des hommages à l'adresse du Parti que le besoin d'oublier et de faire oublier les positions antérieures. Cependant, nous ne croyons pas obéir à on ne sait quel ressentiment, ni à de l'amour-propre, en rappelant les positions respectives de chacun. L'histoire nous a appris à nous méfier doublement des brusques conversions. Nous préférons l'hostilité d'un Martov à l'amitié pernicieuse d'un Martinov converti au bolchevisme. Ce n'est pas que nous considérons qu'une erreur, sur le plan individuel, soit fatale à celui qui la commet. Une correction des fautes, mêmes les plus graves, reste toujours possible. Mais pour qu'il y ait correction il faut qu'il y ait eu auparavant prise de conscience et examen critique.

L'"oubli" n'est que du refoulement. Une maladie blanchie n'est qu'une apparence de guérison et conduit en perspective à des accidents et rechutes fatales. La question est d'autant plus importante qu'il ne s'agit pas ici d'une individualité, d'un cas isolé, mais d'une maladie qui s'est développée au sein de l'organisme de la classe, dans la Fraction. Le fait que la Fraction a été "dépassée" par la fondation du Parti, ne signifie pas le dépassement automatique des maladies qui ont surgi dans la Fraction. Il y a continuité politique entre la Fraction et le Parti, comme il y a continuité physiologique entre l'adolescent et l'adulte.

Et parce qu'existe cette continuité, il n'y a pas d'effacement mais il doit y avoir dépassement. Quitte donc à paraître des trouble-fête et des empêcheurs de danser en rond, nous estimons indispensable de voir dans le déroulement des événements et d'en faire la preuve, l'examen, au travers desquels se vérifient, se confirment ou s'infirment les positions politiques fondamentales d'hier, et afin de permettre, au travers de cette vérification, de dégager la nature politique intime de tel ou tel courant.

Nous avons vu la Fraction italienne et la GCI se diviser en deux courants dont l'opposition ira en se creusant et en s'approfondissant davantage à chaque événement. L'analyse diamétralement opposée des événements de juillet 1943 devait faire sortir les divergences du domaine de la spéculation théorique et les matérialiser dans le domaine de la pratique immédiate. La résolution sur les "Tâches immédiates", votée par la Conférence d'août 1943, formulera notre orientation générale vers l'accentuation de la reprise d'activité sur le plan international et vers la construction du Parti en Italie. Mais tandis que la majorité de la Fraction italienne et de notre Fraction s'inspirèrent de cette résolution, de cette orientation dans leur activité politique, la tendance Vercesi combattra violemment cette orientation et toute l'activité. Partant de "l'inexistence sociale du prolétariat" durant la période de l'économie de guerre, niant son apparition politique dans les remous sociaux en 1943, la tendance Vercesi proclamera la nécessité de la passivité absolue jusqu'à ce que les nouvelles conditions aient mûri. Nous savons, depuis, en quoi consistaient les nouvelles conditions. Vercesi s'est expliqué publiquement à ce sujet. Elles consistaient dans la victoire du bloc anglo-saxon, "victoire que nous devons souhaiter".

Et puisque le défaitisme révolutionnaire de Lénine s'est transformé en défaitisme du fascisme tout court, et puisque cette défaite du fascisme est la condition (jusqu'à présent nous croyions que c'était non la condition mais le produit) de la reprise de la lutte de classes. Vercesi et sa tendance, afin de hâter la maturation de cette condition, proclameront la nécessité de la coalition avec la bourgeoisie "démocratique" et antifasciste. Avec la relève du gendarme nazi par le gendarme "démocratique", avec le changement de l'occupant, la substitution de l'occupation impérialiste allemande par l'occupation non moins impérialiste anglo-saxonne, qu'on a appelée la "libération", Vercesi et sa tendance trouveront la pleine liberté d'action, de la parole, de la presse (3 [8]). En prenant l'initiative de la formation du Comité de coalition antifasciste avec tous les partis "démocratiques" de la bourgeoisie, cette tendance traduit à son tour, dans l'activité pratique, ses vues théoriques.

On saluera l'action des "partisans" en qui on verra une force de classe. On enseignera que l'antifascisme aurait cessé d'être l'arme capitale entre les mains du capitalisme pour dévoyer le prolétariat et détruire sa conscience de classe, pour devenir l'arme de l'émancipation du prolétariat ; on découvrira que la coalition avec la bourgeoisie ne serait plus la trahison du prolétariat, mais serait de la "tactique indirecte" ; on appellera les ouvriers à participer à la farce bouffonne et trompeuse de "l'épuration" ; on fera comprendre aux ouvriers que leurs intérêts de classe leur dictent de se faire les auxiliaires bénévoles de la police et à pratiquer la "dénonciation" à la police des "fascistes" ; on réapprendra aux ouvriers que l'assistance et la culture sont des choses qui sont au-dessus des luttes des partis, c'est-à-dire des classes ; on fera passer les chefs socialistes, traîtres en 1914, pour des amis et protecteurs des ouvriers immigrés ; enfin on se servira de la phraséologie marxiste comme hors-d'œuvre dans le journal de la coalition où les plats de consistance seront les appels pour le recrutement des volontaires, pour la participation à la guerre impérialiste, pour la victoire des alliés, la libération de la mère-patrie et la reconstruction de la nouvelle Italie "républicaine et démocratique".

La négation de l'existence sociale et politique du prolétariat devait conduire cette tendance à abandonner les positions politiques de la classe et à se rattacher directement à la bourgeoisie. Il n'y a pas de voie mixte ou intermédiaire. Ou contre le capitalisme par la formation du Parti de classe ou pour l'antifascisme avec la bourgeoisie. La Fraction a choisi la première voie, la tendance opportuniste de Vercesi la seconde. Sa banqueroute fut totale.

Mais il ne suffit pas de changer géographiquement de lieu pour effacer derrière soi les traces d'une pratique et d'une politique de trahison. La conversion et le rattachement au Parti, quoique contenant la condamnation de cette politique, n'offre en soi aucune garantie. Cependant, nous ne préconisons pas comme absolument inévitable l'exclusion individuelle. La question est bien plus grave pour pouvoir se régler par de simples meures organisationnelles. Elle ne peut trouver sa solution que dans cette alternative : ou la tendance Vercesi exécute publiquement, devant le Parti et le prolétariat, sa politique de coalition antifasciste et toute sa théorie opportuniste qui l'ont conduit à cette politique, ou bien c'est au Parti, après une discussion critique ouverte, d'exécuter théoriquement, politiquement et organisationnellement, la tendance opportuniste de Vercesi.

Trois erreurs graves de la Fraction Italienne

Dans la dernière période de son existence, la Fraction Italienne a accompli, en dépit des terribles conditions du fait de la guerre et de sa faiblesse numérique, un travail fécond. Il suffirait de rappeler les documents et résolutions sur la nature de la guerre impérialiste, sur la nature capitaliste de l'Etat russe, les essais sur le problème de l'Etat après la victoire de la révolution, les documents contre la théorie révisionniste de l'économe de guerre pour ne citer que les points les plus importants, pour mesurer tout l'acquis positif de son travail pendant la guerre, et qui a dégagé la Fraction de l'impasse où elle s'est trouvée fourvoyée à la veille de la guerre. L'existence de notre Fraction Française de la GC, qui est due en grande partie à l'influence et à la participation directe des camarades de la Fraction Italienne, fait également partie de l'acquis positif de son travail pendant les années de la guerre.

Mais il serait faux de croire qu'il n'y a que de l'actif au bilan. Il y a aussi toute de nombreuses questions que la Fraction Italienne a laissées inachevées, sur lesquelles elle a hésité ou encore qu'elle a mal résolues. Ses erreurs et hésitations portent plus particulièrement sur la période transitoire s'ouvrant avec l'arrêt de la guerre mondiale, sur les objectifs et le programme d'action susceptibles de mobiliser les masses dans la nouvelle situation en vue de la révolution ; sur la question des organismes unitaires de la classe, les Conseils ouvriers ou les syndicats prétendus à tort comme représentant toujours, par leur structure et dans leur nature, l'organisation par excellence de la classe, comme un « Etat dans l'Etat ». Elles portaient aussi sur l'illusion d'une possibilité de retour du capitalisme à une « économie de paix » et, le renvoi à une perspective lointaine de la menace d'une troisième guerre impérialiste ; et, dans le domaine concret, une série de fautes à caractère sectaire furent accumulées dans les rapports avec les autres groupes, dans la voie du regroupement international de l'avant-garde.

Nous n'entendons pas faire ici l'histoire de la Fraction Italienne, ni examiner tout son travail. Nous ne voulons nous arrêter que sur les points liés directement à la formation du Parti en Italie, sur les erreurs, à notre avis, qui ont eu une répercussion directe et néfaste sur cette constitution.

a) – La non-rentrée de la Fraction en Italie en 1943

Si l'analyse donnée par la Fraction sur les événements de juillet 1943 a été juste, si 1943 marquait une brisure de la guerre impérialiste et ouvrait l'ère de la formation du Parti, il résultait que le devoir de la Fraction consistait dans son retour immédiat en Italie. En réalité la Fraction, qui avait théoriquement entrevu la probabilité des événements, fut pratiquement surprise lors de leur éclatement. Cela se traduit par l'incapacité où elle se trouva de dégager une ligne de conduite d'ensemble, par aucune vision cohérente de ses tâches immédiates, par des hésitations. Durant des mois, la Fraction se trouve dans la position de spectateur, au lieu de jouer un rôle actif d'acteur dans les événements. Pendant toute la période de juillet à septembre, c'est-à-dire jusqu'au moment où le capitalisme parvient à dominer et à canaliser les premiers mouvements spontanés du prolétariat, la Fraction est totalement absente en Italie. Il est évident que la Fraction paye ses fautes politiques et organisationnelles du passé puisqu'elle se trouve ne pas être à même de remplir sa fonction. Ainsi se manifeste une sorte de paralysie, de pétrification dont est atteinte la Fraction et bien que la vie dans l'émigration pendant 20 ans ne soit pas la cause capitale, elle a cependant contribué dans une large mesure. La non-rentrée immédiate de la Fraction en Italie ne doit pas être expliquée par des difficultés d'ordre extérieur certes réelles, mais relève essentiellement de l'état interne propre de la Fraction. Désormais, avec les nouvelles conditions de lutte du prolétariat italien, le maintien de la Fraction Italienne hors d'Italie est un anachronisme qui ne peut se solder que par sa liquidation totale ; et il est juste de dire, comme l'écrivait un camarade, qu'une seconde surprise de la Fraction de cet ordre signifierait sa faillite. En Italie même, les vieux militants de la gauche, les membres de la Fraction qui s'y trouvent, éprouvent le besoin de se regrouper. La pression des événements s'exerce sur eux et les pousse à donner à leur activité une forme organisée et organisationnelle.

La tendance à la construction du Parti en correspondance avec la situation objective s'impose chaque jour davantage. Mais, dans ce programme de construction du Parti qui va de 1943 à 1945, la Fraction, en tant qu'organisation, en tant que corps idéologique homogène, est absente. L'absence de la Fraction, dans cette période critique de formation, se fera terriblement sentir et aura des conséquences graves que nous retrouvons aussi bien dans le mode de regroupement que dans les bases programmatiques du nouveau Parti.

b)  La théorie de la "Fraction Italienne à l'étranger"

Au lieu de remédier résolument au manquement de la Fraction à ses tâches fondamentales en préparant son retour en Italie, et cela dans le désir de minimiser sa propre défaillance, une partie de la Fraction a trouvé la formule de " la Fraction à l’étranger".

Par cette trouvaille on tendait à diminuer la gravité de sa responsabilité. Elle signifiait : "Toute la critique émise est peut-être juste mais n’a pas de caractère de gravité puisqu'elle ne s’applique en somme qu’à une partie de la Fraction, à la partie, à la section qui est à l’étranger tandis que le gros de l’organisation vit et agit sur place en Italie." Et de là à railler "les paniquards" et "leurs prétentions" de vouloir "dicter" au prolétariat et aux militants se trouvant en Italie.

Il est vrai que la Fraction est parvenue à rejeter cette théorie mais il est néanmoins vrai qu’elle n’est jamais parvenue à éliminer cet état d’esprit qui restait dominant.

La formule de "la Fraction à l’étranger" était doublement fausse et dangereuse. Premièrement, parce qu’elle entretenait consciemment cette contre-vérité de l’existence d’une solide organisation de la Fraction en Italie et, deuxièmement, parce qu’au lieu de chercher à surmonter sa défaillance elle la justifiait dans le passé et dans l’avenir en dégageant l’organisation qui existait de toute responsabilité politique.

Loin de nous de sous-estimer la valeur des camarades qui restaient en Italie. Il est certain que la plus grande partie de la gauche est restée en Italie. Il est probable aussi que cela s'applique aussi bien à la qualité des militants qu'à leur quantité. Le fait que la plupart, se retrouvant aujourd'hui, après 20 ans de fascisme, à leur poste, à la pointe du combat, témoigne hautement de leur trempe et de leur valeur. Mais il ne s'agit pas des valeurs individuelles. L'organisation n'est pas une somme de volontés individuelles, comme la conscience de classe n'est pas une somme des consciences individuelles. L'organisation est une entité. C'est le lieu où se produit et se continue la fermentation idéologique de la classe.

Or, c'est justement la possibilité de maintenir l'organisation qui manquait aux camarades en Italie ; et, quelle que puisse être leur valeur individuelle, elle ne peut tenir lieu d'une vie politique organisée. L'organisme politique de classe du prolétariat italien fut, durant le fascisme, la Fraction Italienne telle qu'elle a vécu, agi et évolué. Les positions politiques de la Fraction ne sont pas des contributions d'une section mais l'expression de la vie et de la conscience de la classe. Ce n'est pas une société à responsabilité limitée, une filiale à l'étranger mais la délégation de la classe.

Les militants de la gauche en Italie sont restés, dans des conditions historiques extrêmement difficiles, fidèles au programme de la révolution, et c'est leur grand mérite. Mais c'est la Fraction telle qu'elle a existé, avec son organisation, sa presse hors d'Italie, qui a assuré la continuité historique du prolétariat. C'est elle qui, au nom de la classe, a eu à combattre le centrisme, à faire le bilan de la lutte passée et, sur la base de l'expérience, corriger et compléter le programme de la révolution.

Les illusions sur l'organisation en Italie, les légendes infantiles sur les nouveaux cadres préparés dans le secret, à la barbe de Mussolini, par Bordiga en personne, n'étaient que de l'opium qu'on octroyait à soi-même et aux autres pour oublier, dans l'extase artificielle et mensongère, la réalité de ses propres misères et défaillances.

Pendant toute la période critique de la formation de 1943 à 1945, le Parti a énormément manqué de cadres. Et ces cadres formés par 15 ans de vie de la Fraction, couvraient leurs manquements, leur défaillance, leur absence du manteau de la fausse modestie et se consolaient avec la théorie d'une "section à l'étranger".

En entretenant cet état d'esprit, la Fraction détruisait son propre travail durant 15 ans ; ce travail théorique de la Fraction, qui devait être l'axe du nouveau programme du Parti, devenait "une simple contribution des camarades à l'étranger".

Si aujourd'hui nous trouvons des lacunes et des insuffisances dans la base programmatique du Parti, si nous trouvons une méthode de regroupement surprenant à première vue, la faute incombe avant tout et directement à la Fraction.

c) – La dissolution de la Fraction

Les erreurs s'enchaînent avec une logique implacable. De l'absence physique et politique aux moments décisifs par la justification de cette absence par la théorie de "la Fraction à l'étranger", on devait aboutir à la dissolution pure et simple de la Fraction. Ce dernier pas fut également franchi.

Nous savons très bien que les camarades de l'ancienne Fraction prétendent que nous sommes victimes d'un malentendu ou d'une fausse interprétation. Quelques-uns nous ont même accusés de mauvaise foi. Nous ne pouvons qu'exprimer une fois de plus notre regret et notre étonnement qu'après huit mois la résolution contenant la dissolution, et adoptée à la dernière conférence de la Fraction Italienne, soit toujours restée cachée. Il y a huit mois, on pouvait se perdre dans des finesses juridiques sur le terme équivoque de "rendre le mandat". Aujourd'hui, plus de subtilité possible. Depuis mai 1945, la Fraction Italienne est dissoute. Les camarades rentrés en Italie se sont intégrés en tant qu'individualités dans le Parti. Et nous assistons à ce spectacle paradoxal qui pourrait être comique s'il ne comportait pas un sens politique d'une extrême gravité.

En 1936, le mouvement ouvrier international est soumis à une épreuve historique décisive, c'est la guerre impérialiste en Espagne. Pour la première fois, l'antifascisme se traduit concrètement par l'adhésion à la guerre impérialiste. C'est le nouveau 2 août 1914. Chaque militant ouvrier, chaque groupe est mis à l'épreuve : POUR ou CONTRE la participation à la guerre. La cohabitation de ces deux positions est impossible. La délimitation politique doit aboutir à la délimitation organisationnelle.

En Belgique, une minorité rompt avec la Ligue Communiste Internationaliste pour donner naissance à la Fraction belge de la Gauche Communiste. Dans la Fraction Italienne, une minorité se sépare ou est exclue, et ira rejoindre l'Union Communiste alliée du POUM.

Cette minorité - qui, de 1936 à 1945, est restée hors de la Fraction, contre qui s'est formée la Gauche Communiste Internationale, qui garde et se réclame toujours de ses positions - se trouve aujourd'hui faisant partie du nouveau Parti en Italie.

En 1945, après 6 ans de lutte contre la ligne marxiste et révolutionnaire de la Fraction, la tendance Vercesi crée le Comité de Coalition Antifasciste où elle collabore, dans une union sacrée originale, avec tous les partis de la bourgeoisie.

De ce fait, précipitant la discussion politique, théorique la Fraction est amenée à exclure cette tendance de son sein. Aujourd'hui, cette tendance, sans avoir rien renié de ses positions et de sa pratique, se trouve être partie intégrante du nouveau Parti en Italie et occupe même une place importance dans la direction.

Ainsi, la Fraction - qui a exclu la minorité en 1936-1937 et la tendance Vercesi au début 1945 - se trouve dissoute elle-même fin 1945 mais unie à ceux-là même qu'elle avait exclus ; et cette union c'est... le Parti.

A croire que ce qui était une question de principe pour la Fraction ne l'est pas pour le Parti. Ou bien que ce qui était une question de principe "à l'étranger" ne l'est pas dans "le pays". Ou encore que tout ce qui s'est passé à "l'étranger", toute l'histoire de 15 ans de la Fraction, ses luttes, ses scissions ne sont que des "histoires de fous". C'est à croire que les eaux du Pô possèdent des qualités miraculeuses de laver de toute souillure, de purifier de tout pêché et, par-dessus tout, celle de réconcilier tout le monde. Nous ne savons pas si c'est "l'air du pays" qui possède ce don de transformer un homme du Comité de Coalition Antifasciste en membre du Comité Central d'un parti révolutionnaire, mais nous sommes convaincus que c'est là le résultat de la dissolution hâtive et prématurée, politique et organisationnelle de la Fraction.

La rentrée politique de la Fraction en Italie aurait servi de barrage pour la construction du Parti révolutionnaire du prolétariat.

La dissolution de la Fraction signifie l'ouverture des écluses par où s'infiltrent librement les courants opportunistes. Demain, ces courants risquent d'inonder entièrement le Parti. Telle est la conséquence d'une faute, la plus grave, commise par la Fraction Italienne.

Méthode de formation du parti

S'il est exact que la constitution du Parti est déterminée par des conditions objectives et ne peut être l'émanation de la volonté individuelle, la méthode employée pour cette constitution est plus directement soumise à un "subjectivisme" des groupes et militants qui y participent. Ce sont eux qui ressentent la nécessité de la constitution du Parti et la traduisent par leurs actes. L'élément subjectif devient aussi un facteur déterminant de ce processus et le suit ; il imprime toute une orientation pour le développement ultérieur du Parti. Sans tomber dans un fatalisme impuissant, il serait extrêmement dangereux de méconnaître les conséquences graves résultant de la façon avec laquelle les hommes s'acquittent et réalisent les tâches dont ils ont pris conscience de leur nécessité objective.

L'expérience nous enseigne l'importance décisive qu'acquiert le problème de la méthode pour la constitution du Parti. Seuls les ignorants ou les écervelés, ceux pour qui l'histoire ne commence qu'avec leur propre activité, peuvent se payer le luxe d'ignorer toute l'expérience riche et douloureuse de la 3ème Internationale. Et ce n'est pas le moins grave que de voir de tous jeunes militants, à peine venus dans le mouvement ouvrier et à la Gauche communiste, non seulement se contenter et s'accommoder de leur ignorance mais en faire la base de leur arrogance prétentieuse.

Le mouvement ouvrier au lendemain de la première guerre impérialiste mondiale se trouve dans un état d'extrême division. La guerre impérialiste a brisé l'unité formelle des organisations politiques se réclamant du prolétariat. La crise du mouvement ouvrier, déjà existante avant, atteint, du fait de la guerre mondiale et des positions à prendre face à cette guerre, son point culminant. Tous les partis et organisations anarchistes, syndicales et marxistes sont violemment secoués. Les scissions se multiplient. De nouveaux groupes surgissent. Une délimitation politique se produit. La minorité révolutionnaire de la 2ème Internationale représentée par les bolcheviks, la gauche allemande de Luxemburg et les Tribunistes hollandais, déjà elle-même pas très homogène, ne se trouve plus face à un bloc opportuniste. Entre elle et les opportunistes tout un arc-en-ciel de groupes et de tendances politiques plus ou moins confus, plus ou moins centristes, plus ou moins révolutionnaires, représentant un déplacement général des masses rompant avec la guerre, avec l'union sacrée, avec la trahison des anciens partis de la social-démocratie. Nous assistons ici au processus de liquidation des anciens partis dont l'écroulement donne naissance à une multitude de groupes. Ces groupes expriment moins le processus de constitution du nouveau Parti que celui de la dislocation, la liquidation, la mort de l'ancien Parti. Ces groupes contiennent certes des éléments pour la constitution du nouveau Parti mais ne présentent aucunement la base de cette constitution. Ces courants expriment essentiellement la négation du passé et non l'affirmation positive de l'avenir. La base du nouveau Parti de classe ne se trouve que dans l'ancienne gauche, dans l'œuvre critique et constructive, dans les positions théoriques, dans les principes programmatiques que cette gauche a élaborés durant les 20 ans de son existence et de sa lutte fractionnelle au sein de l'ancien Parti.

La révolution d'octobre 1917 en Russie provoque un enthousiasme dans les masses et accélère le processus de liquidation des anciens partis, de la trahison. En même temps, elle pose, d'une façon brûlante, le problème de la constitution du nouveau Parti et de la nouvelle Internationale. L'ancienne gauche, les bolcheviks, les spartakistes se trouvent particulièrement submergés par le développement rapide de la situation objective, par la poussée révolutionnaire des masses. Leur précipitation dans la construction du nouveau Parti correspond et est le produit de la précipitation des événements révolutionnaires dans le monde. Il est indéniable qu'une des causes historiques de la victoire de la révolution en Russie et sa défaite en Allemagne, Hongrie, Italie réside dans l'existence du Parti révolutionnaire au moment décisif dans ce premier pays et son absence ou son inachèvement dans les autres pays. Aussi les révolutionnaires tentent de combler le décalage existant entre la maturité de la situation objective et l'immaturité du facteur subjectif (l'absence du Parti) par un large rassemblement des groupes et courants, politiquement hétérogènes, et proclament ce rassemblement comme le nouveau Parti.

Autant la méthode "étroite" de la sélection sur des bases principielles les plus précises, sans tenir compte des succès numériques immédiats, a permis aux bolcheviks l'édification du Parti qui, au moment décisif, a pu intégrer dans son sein et assimiler toutes les énergies et les militants révolutionnaires des autres courants et conduire finalement le prolétariat à la victoire, autant la méthode "large", soucieuse avant tout de rassembler immédiatement le plus grand nombre au dépens de la précision programmatique et principielle, devait conduire à la constitution de Partis de masses, véritables colosses aux pieds d'argile qui devaient retomber à la première défaite sous la domination de l'opportunisme. La formation du Parti de classe s'avère infiniment plus difficile dans les pays capitalistes avancés - où la bourgeoisie possède mille moyens de corruption de la conscience du prolétariat - qu'elle ne le fut en Russie.

De ce fait, l'IC croyait pouvoir tourner les difficultés en recourant à d'autres méthodes qu'à celle qui a triomphé en Russie. La construction du Parti n'est pas un problème d'habileté et de savoir-faire mais essentiellement un problème de solidité programmatique.

À la plus grande force corruptive idéologique du capitalisme et de ses agents, le prolétariat ne peut opposer qu'une plus grande sévérité et intransigeance principielles de son programme de classe. Aussi lente que puisse sembler cette voie de la construction du Parti, les révolutionnaires ne peuvent en emprunter une autre que l'expérience a démontré comme conduisant à la faillite.

L'expérience du Spartakusbund est à ce sujet édifiante. La fusion de ce dernier avec les Indépendants n'a pas conduit, comme ils l'espéraient, à la création d'un Parti de classe fort mais à noyer le Spartakusbund par les Indépendants et à affaiblir le prolétariat allemand. Rosa Luxemburg, avant d'être assassinée, et d'autres chefs du Spartakusbund semblaient s'être rendu compte de leur erreur de fusion avec les Indépendants et tendaient à la corriger. Mais cette erreur n'a pas seulement été maintenue par l'IC en Allemagne, elle devait devenir la méthode pratiquée, imposée par l'IC dans tous les pays pour la formation des Partis Communistes.

En France, l'IC "fera" un Parti Communiste par l'amalgame et l'unification imposée des groupes des syndicalistes révolutionnaires, des groupes internationalistes du Parti Socialiste et la tendance centriste, corrompue et pourrie des parlementaires, dirigée par Frossard et Cachin.

En Italie, l'IC imposera également à la Fraction abstentionniste de Bordiga de fonder une seule et même organisation avec les tendances centristes et opportunistes d'Ordino Nuovo et de Serrati.

En Angleterre, l'IC imposera aux groupes communistes d'adhérer à l'Independant Labour Party pour former, à l'intérieur de ce parti réformiste, une opposition révolutionnaire massive.

En somme, la méthode qui servira à l'IC pour "la construction" des Partis Communistes sera partout à l'opposé de la méthode qui a servi et qui a fait ses preuves dans l'édification du Parti bolchevique. Ce n'est plus la lutte idéologique autour du programme, l'élimination progressive des positions opportunistes qui, par le triomphe de la Fraction révolutionnaire conséquente, servira de base à la construction du Parti mais c'est l'addition de différentes tendances, leur amalgame autour d'un programme volontairement laissé inachevé qui serviront de base. La sélection sera abandonnée pour l'addition, les principes sacrifiés pour la masse numérique.

Comment les bolcheviks et Lénine pouvaient-ils emprunter cette voie qu'ils avaient condamnée et combattue pendant 20 ans en Russie ? Comment s'explique le changement de méthode de la formation du Parti, pour les bolcheviks, avant et après 1917 ? Lénine ne nourrissait aucune illusion sur les chefs opportunistes et centristes, sur la conversion des Frossard, des Ledebour à la révolution, sur la valeur des révolutionnaires de la 13ème heure. Lénine ne pouvait méconnaître le danger que représentait l'admission de toute cette racaille dans les Partis Communistes. S'il se décide à les admettre, c'est qu'il subit la pression de la précipitation des événements, parce qu'il croit que ces éléments seront, par le déroulement même des événements, progressivement et définitivement éliminés du sein du Parti. Ce qui permet à Lénine d'inaugurer la nouvelle méthode, c'est qu'il se base sur deux faits nouveaux qui, à ses yeux, offrent une garantie suffisante : la prépondérance politique du Parti bolchevique dans l'IC et le développent objectif du cours révolutionnaire. L'expérience a montré depuis que Lénine a commis une erreur colossale de sous-estimer le danger d'une dégénérescence opportuniste toujours possible d'un parti révolutionnaire et d'autant plus favorisée que la formation du Parti ne se fait pas sur la base de l'élimination des tendances opportunistes mais sur leur camouflage, leur addition, leur incorporation en tant qu'éléments constitutifs du nouveau Parti.

Contre la méthode "large" d'addition qui triomphait dans l'IC, la gauche rappelait avec vigueur la méthode de sélection : la méthode de Lénine d'avant la révolution d'Octobre. Et c'est un des plus grands mérites de Bordiga et de sa fraction d'avoir le plus énergiquement combattu la méthode de l'IC et mis en évidence l'erreur de la méthode de formation du Parti et les conséquences graves qu'elle comportait pour le développement ultérieur des partis communistes. Si la fraction de Bordiga a finalement accepté de former le Parti Communiste d'Italie avec la fraction de "l'Ordino Nuovo", elle le fit en se soumettant à la décision de l'IC, après avoir formulé les plus sévères critiques et en maintenant ses positions qu'elle se réservait de faire triompher à travers les crises inévitables au sein du Parti et à la suite même de l'expérience historique vivante, concrète.

On peut aujourd'hui affirmer que de même que l'absence des partis communistes lors de la première vague de la révolution de 1918-20 fut une des causes de son échec, de même la méthode de formation des Partis de 1920-21 fut une des causes principales de la dégénérescence des PC et de l'IC.

Il n'est pas le moins étonnant que nous assistions aujourd'hui, 23 ans après la discussion Bordiga-Lénine lors de la formation du PC d'Italie (sur cette formation du Parti), à la répétition de la même erreur. La méthode de l'IC, qui fut si violemment combattue par la Fraction de gauche (de Bordiga) et dont les conséquences furent catastrophiques pour le prolétariat, est aujourd'hui reprise par la Fraction elle-même pour la construction du PCI d'Italie.

Beaucoup de camarades de la Gauche Communiste Internationale semblent être frappés d'amnésie politique. Et, dans la mesure où ils se rappellent les positions critiques de la gauche sur la constitution du Parti, ils croient aujourd'hui pouvoir passer outre. Ils pensent que le danger de cette méthode se trouve circonscrit sinon complètement écarté du fait que c'est la Fraction de gauche qui l'applique, c'est-à-dire l'organisme qui a su résister pendant 25 ans à la dégénérescence opportuniste de l'IC. Nous retombons ainsi dans les arguments des bolcheviks. Lénine et les bolcheviks croyaient aussi que, du fait que c'étaient eux qui appliquaient cette méthode, la garantie était donnée. L'histoire nous prouve qu'il n'y a pas d'infaillibilité. Aucun parti, quel que soit son passé révolutionnaire, n'est immunisé contre une dégénérescence opportuniste. Les bolcheviks avaient au moins autant de titres révolutionnaires à faire valoir que la Fraction Italienne de la Gauche Communiste. Ils avaient non seulement résisté à l'opportunisme de la 2ème Internationale, à la trahison de la guerre impérialiste, ils avaient non seulement formé le Parti mais avaient aussi conduit le prolétariat à la victoire. Mais tout ce passé glorieux - qu'aucune autre fraction n'a encore à son actif - n'a pas immunisé le Parti bolchevik. Chaque erreur, chaque faute est une brèche dans l'armature du Parti par où s'infiltre l'influence de l'ennemi de classe. Les erreurs portent leurs conséquences logiques.

Le Parti Communiste Internationaliste d'Italie se "construit" par la fusion, l'adhésion de groupes et tendances qui ne sont pas moins opposés politiquement entre eux que le furent la Fraction abstentionniste de Bordiga et "l'Ordino Nuovo" lors de la fondation du PC en 1921. Dans le nouveau Parti viennent prendre place, à titre égal, la Fraction Italienne et la Fraction Vercesi exclue pour sa participation au Comité de Coalition Antifasciste. C'est non seulement une répétition de l'erreur de méthode d'il y a 25 ans mais une répétition aggravée.

En formulant notre critique sur la méthode de constitution du PCI d'Italie nous ne faisons que reprendre la position qui fut celle de la Fraction Italienne et qu'elle abandonne aujourd'hui. Et tout comme Bordiga continuait Lénine contre l'erreur de Lénine lui-même, nous ne faisons que continuer la politique de Lénine et de Bordiga face à l'abandon de ses positions par la Fraction Italienne.

Le nouveau Parti n'est pas une unité politique mais un conglomérat, une addition de courants et de tendances qui ne manqueront pas de se manifester et de se heurter. L'armistice actuel ne peut être que très provisoire. L'élimination de l'un ou de l'autre courant est inévitable. Tôt ou tard la délimitation politique et organisationnelle s'imposera. A nouveau, comme il y a 25 ans, le problème qui se pose est : Qui l'emportera ?

Les révolutionnaires doivent-ils adhérer au PCI d’Italie ?

Nous venons d'examiner longuement la place qu'occupe la constitution du PCI d'Italie dans l'histoire du mouvement ouvrier. Nous venons de voir jusqu'à quel point le nouveau Parti peut être considéré comme un pas en avant, un acquis positif du prolétariat ; mais nous avons également souligné les insuffisances et les côtés négatifs qui s'y trouvent.

Notre critique, aussi sévère fut-elle, ne nous conduit pas cependant à la position des RKD qui condamne à priori et définitivement le PCI. La critique que nous avons formulée contre la méthode de constitution du PCI, contre son insuffisance programmatique, conduit certains camarades et groupes à poser la question : faut-il adhérer à ce Parti ? Faut-il participer à cette expérience ?

Les "gauches communistes de la 13ème heure" - la "claque" de Vercesi - rougissent d'indignation à la seule formulation d'une telle question. Il est navrant de voir s'instituer ce genre de fétichisme dans la Gauche Communiste Internationale qui consiste à absoudre d'avance toute erreur que peut commettre à un moment donné, sur une question donnée, un groupe ou l'ensemble de la Gauche Communiste Internationale.

Ce système politique que nous avons trop connu chez les staliniens et les trotskistes - qui se passe de la nécessité d'apporter une démonstration, qui remplace la démonstration par l'affirmation : "Nous avons eu raison, nous avons raison et nous aurons toujours raison parce que nous sommes Nous!", qui ne connaît que l'approbation aveugle ou l'excommunication - est un système qui tue toute vie politique dans une organisation, anéantit toute fermentation intellectuelle, arrête tout développement des militants et transforme le mouvement en une misérable chapelle bureaucratique.

Celui qui en politique croit sur parole - disait Lénine - est un incurable idiot. Et toute organisation politique transformée en une église cesse d'être une école de militants pour devenir une machine à fabriquer, d'une part, une petite clique de bureaucrates infaillibles et, d'autre part, une masse de crétins béni-oui-oui.

Dégagés de tout amour-propre chatouilleux, nous entendons discuter toute objection qui peut être soulevée contre nos positions et celles de la Gauche Communiste Internationale. C'est dans cet esprit que nous saisissons l'occasion pour réfuter la position des RKD concernant le PCI d'Italie. Le RKD reprend partiellement notre critique sur l'insuffisance programmatique du PCI, sur la méthode erronée qui a présidée à la constitution du Parti et plus particulièrement notre critique contre le courant révisionniste de Vercesi, et le droit de citer qui lui a été fait dans le nouveau Parti dont il est un élément constitutif. De ce fait, le RKD définit, apparemment avec logique, le PCI d'Italie comme un Parti centriste. Et le RKD de tirer la conclusion que ce Parti est condamné dès maintenant à évoluer fatalement vers les positions opportunistes et contre-révolutionnaires. Aucune possibilité historique n'est donnée, selon les RKD, à un parti centriste de retrouver la voie de la révolution. Aussi proclament-ils la nécessité pour les révolutionnaires en Italie d'abandonner le PCI et de constituer un groupe indépendant.

Contre tout schéma, nous avons ici une suite de déductions logiques. A examiner de plus près la question, nous nous apercevons que c'est là un raisonnement logique dans l'abstrait, une vue schématique n'englobant pas la réalité de la situation concrète.

Quelle est la situation en Italie ? Après 20 ans de domination du fascisme, le prolétariat surgit sur l'arène politique et sociale dans les remous des événements de juillet 1943. Un cours nouveau de reprise de la lutte offensive s'ouvre, qui exige la constitution du Parti de classe. Evidemment si on perd de vue cette situation nouvelle, si on la méconnaît, on s'interdit de comprendre le problème de la constitution du Parti qui, dès lors, n'apparaît que comme un nouvel échantillon de la série des partis fabriqués par les trotskistes.

Contrairement à ces fabrications artificielles, artificielles parce que se faisant dans une situation de recul du prolétariat, ce qui caractérise la constitution du Parti en Italie c'est plutôt le décalage existant entre la reprise spontanée de la lutte classes et le retard accusé dans l'organisation de la conscience de classe : le Parti.

Qu'est-ce que l'acte de la constitution du Parti ? C'est la convergence historique entre une situation objective de reprise offensive de la lutte de classe et l'achèvement maximum du programme par l'organisme de la classe qu'est la Fraction. Cette convergence est rarement parfaite. L'histoire nous enseigne que c'est souvent sous le feu des événements que le Parti modifie, complète son programme. L'exemple le plus frappant nous est donné par le Parti bolchevik qui, entre février et octobre, en plein bouillonnement de la révolution, est appelé à rectifier profondément son programme. De même Spartakusbund travaille fiévreusement son programme au feu de la révolution de novembre 1918.

On peut évidemment se lamenter sur le retard de l'avant-garde mais cela n'avance à rien. Ce qui importe c'est d'avoir conscience de la tâche historique qui incombe aux révolutionnaires dans la période de recul, avec l'examen critique du passé et l'effort théorique, l'élaboration des positions programmatiques où pourra se situer la classe dans sa lutte révolutionnaire.

Cette conscience, la Fraction Italienne l'avait à un très haut degré ; cet effort, elle l'a fourni quasiment seule pendant 20 ans. Et si nous ne la trouvons pas entièrement prête au moment précis, en 1943 par exemple, les raisons sont multiples. Elles doivent être recherchées dans les conditions générales dans lesquelles a dû vivre la Fraction, dans son éloignement du pays, dans son isolement quasi-total, dans le recul le plus grand qu'ait jamais connu la lutte du prolétariat et aussi dans ses propres erreurs et propres faiblesses.

Mais la situation en Italie se bouleverse. 1943 fait jaillir le mouvement de classe comprimé durant 20 ans. La situation ne tient pas compte de la préparation ou non de l'organisme de la classe, de son état. Elle oblige l'avant-garde d'intervenir, de prendre sa responsabilité d'agir. C'est sous le fouet de la situation que l'avant-garde doit accélérer son regroupement, achever son programme.

Le PCI d'Italie, avec toutes ses insuffisances, traduit cet état de décalage de l'avant-garde en rapport avec la situation objective. On peut constater avec regret cet état. On doit accélérer la maturation programmatique mais on ne peut pas "condamner" un état. Voilà un premier point à établir.

La seconde erreur des RKD consiste à coller l'étiquette "centriste" au PCI. Qu'est-ce que le centrisme ? C'est un ensemble de positions politiques se situant entre la révolution et la contre-révolution, entre le prolétariat et la bourgeoisie. Une organisation politique qui ne présentera pas un programme achevé, qui comportera même des erreurs sur un certain nombre de questions importantes mais secondaires, ne peut encore être taxée de "centrisme". Tout au plus peut-on parler de positions erronées, confuses ou inachevées de cette organisation. Mais pour y porter un jugement définitif, il faut tenir compte de l'orientation générale, du sens de l'évolution de cette organisation. Le Parti bolchevik, par exemple, ayant dans son programme une position erronée sur la révolution en Russie, conçue comme "une dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie", ne s'est débarrassé de cette erreur qu'après des luttes et des crises internes sous le feu même de la révolution en 1917. La position des RKD mène directement à considérer et à qualifier le Parti bolchevik de parti centriste, donc à l'absurde. Mais arguent les RKD, le PCI contient en son sein des tendances centristes. Ceci est exact. Nous dirons même qu'il contient des courants opportunistes. Cela ne fait pas encore du PCI une organisation centriste mais cela en fait seulement une organisation où va surgir la lutte entre les courants révolutionnaires et les courants opportunistes. Ce qui caractérise la plate-forme du PCI c'est d'être "un moyen terme" et de ne pas être explicitement et politiquement la condamnation des positions centristes. C'est là une tout autre chose que d'être un Parti centriste.

La position des RKD n'est qu'une application au PCI de leur "axiome" infantile qui consiste à proclamer la nécessité de quitter immédiatement toute organisation où se manifeste un courant opportuniste. C'est en partant de cet "axiome" qu'ils croient être "la quintessence révolutionnaire" qu'ils blâment Luxemburg et la Gauche allemande de n'avoir pas rompu organisationnellement avec la social-démocratie allemande bien avant 1914. Pour la même raison, ils blâment les bolcheviks d'être restés dans la 2ème Internationale. Et c'est en partant de ce point de vue qu'ils condamnent la gauche communiste de n'avoir pas quitté l'IC et les Partis Communistes en... 1920-21.

Le RKD s'appuie sur l'expérience historique. Il n'existe pas d'exemple, dit-il, qu'un parti dans lequel s'est manifesté la maladie opportuniste ait pu être redressé ; aussi, les révolutionnaires ne font que servir l'opportunisme en restant dans ces partis. Un tel raisonnement est non seulement faux mais conduit à l'absurde. Suivez ce raisonnement et vous arriverez à la conclusion qu'il n'a jamais existé de parti du prolétariat. La 2ème Internationale contenait de l'opportunisme à sa fondation. La 3ème de même. Pour être logique le RKD devrait blâmer les révolutionnaires non pas de n'être pas sortis mais d'être entrés dans ces partis. Et cela serait valable également pour Marx et Engels dans la 1ère Internationale. Il est archi-connu que Marx a, en quelque sorte, composé dans la 1ère Internationale et que l'Adresse inaugurale qu'il a écrit pour elle est infiniment plus vague que le Manifeste Communiste qu'il a rédigé 15 ans avant pour la Ligue Communiste. La position des RKD est en somme une condamnation de toute l'histoire du mouvement ouvrier international. Rien d'étonnant à ce qu'ils n'aient jamais compris la notion de Fraction.

Cette position est d'ailleurs historiquement fausse. La 1ère Internationale où les marxistes ne sont qu'une petite minorité parvient progressivement à éliminer de son sein les positions petites-bourgeoises des Mazzinistes, des Garibaldiens, des Babouninistes etc.

La social-démocratie allemande également élimine les positions des Lassaliens, de Dühring et, pendant un temps, présente un rempart contre le Bernsteinisme et le Millerandisme. Les bolcheviks, comme nous l'avons déjà vu, surmontent leurs propres positions erronées et se redressent - sous l'attaque violente de Lénine et de ses Thèses d'avril - du marasme opportuniste où ils se trouvaient en février-mars 1917. Jusqu'au RKD qui nous offre l'exemple d'une organisation sortie du trotskisme et abandonnant, après des années, des positions opportunistes du Front unique et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Le Parti révolutionnaire "à l'état pur" que désire le RKD est un rêve magnifique et puéril. Tant qu'existent des classes et des luttes de classes, le Parti du prolétariat ne peut être absolument soustrait et garanti par rapport à la pénétration de l'influence de la classe ennemie. C'est en opposant consciemment une lutte constante et opiniâtre contre l'opportunisme que le Parti tend vers sa position idéale de pureté révolutionnaire. Mais aussi, au moment d'atteindre cet état, c'est-à-dire au moment où l'influence de la classe ennemie cesse de s'exercer sur lui, ce qui n'est le cas que par la disparition de cette classe, le Parti lui-même cessera d'exister comme tel et subira une transformation que personne n'est encore à même d'entrevoir.

Pour les uns, le PCI, quoi qu'il fasse, quelles que soient ses erreurs de constitution et insuffisances programmatiques, de par la seule vertu qu'il est italien et qu'il s'intitule et se réclame de la Gauche Communiste Internationale, est hors de toute critique et restera toujours le Parti du prolétariat.

Pour les autres, comme le RKD, qui voient partiellement les insuffisances, les erreurs du PCI et l'existence en son sein d'une tendance opportuniste, le PCI est d'ores et déjà condamné à une dégénérescence fatale. C'est là une conception fataliste, stérile et désespérante.

Les marxistes révolutionnaires sont aussi loin de la conception fataliste qu'ils répugnent au mysticisme fétichiste.

C'est parce qu'ils ont conscience que l'évolution du PCI est conditionnée, d'une part, par le développement de la situation et, d'autre part, par la capacité du Parti d'éliminer les germes de l'opportunisme, qu'ils sont convaincus que le devoir de chaque révolutionnaire est de prendre place dans ce Parti, d'agir de toutes ses forces contre la gangrène opportuniste et de faire du PCI le guide et l'artisan de la victoire de la révolution communiste.

M.

 

(1) Lire à ce propos notre article "Battaglia Comunista" - À propos des origines du Parti Communiste Internationaliste (Revue internationale n° 34)

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Communiste de France [9]

Personnages: 

  • Vercesi [10]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [11]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskysme.

  • 688 lectures

Deuxième partie: Sur le contenu de la révolution communiste

Dans la partie précédente de cette série, nous avons republié l'article Bienvenue à Socialisme ou Barbarie écrit par la Gauche Communiste de France en 1948. L'article a pris une position claire sur la nature du mouvement trotskyste, qui avait abandonné ses références prolétariennes en participant à la Seconde Guerre mondiale impérialiste:

  • "Le trotskisme, qui fut une des réactions prolétariennes dans l’IC au cours des premières années de sa dégénérescence, n’a jamais dépassé sa position d’opposition malgré sa constitution formelle en parti organiquement séparé. En restant attaché aux PC – qu’il considère toujours comme partis ouvriers - où a triomphé le stalinisme, le trotskisme se rattache à ce dernier dont il est l’appendice. Il est lié idéologiquement au stalinisme et le suit comme son ombre. Toute l’activité du trotskisme depuis 15 ans le prouve."

Et il poursuit en disant:

  • "Cela ne veut pas dire que des ouvriers révolutionnaires, un peu éduqués, ne puissent se fourvoyer dans ses rangs. Au contraire, en tant qu’organisation, en tant que milieu politique, le trotskisme, loin de favoriser la formation de la pensée révolutionnaire et partant des organismes (fractions et tendances) qui l’expriment, est le milieu organique de leur pourrissement. C’est là une règle générale valable pour toute organisation politique étrangère au prolétariat, s’appliquant au trotskisme comme au stalinisme et vérifiable dans l’expérience. Nous connaissons le trotskisme depuis 15 ans en crise perpétuelle, avec scissions et unification, suivies de scissions et de crises, mais nous ne connaissons pas d’exemples où celles-ci aient été suivies de la formation d’une tendance révolutionnaire véritable et viable. C’est que le trotskisme ne secrète pas en son sein le ferment révolutionnaire. Au contraire il l’annihile. Le ferment révolutionnaire a donc pour condition de son existence et développement la nécessité d’être hors des cadres organisationnels et idéologiques du trotskisme"[1]

La réaction initiale de la GCF vis-à-vis de la " tendance Chaulieu-Montal"[2] qui s'était constituée comme une tendance au sein du parti trotskyste français, le Parti Communiste Internationaliste, a donc été d'exprimer de sérieux doutes quant à son potentiel d'évolution. Et pourtant, suite à la rupture avec le PCI et la formation du groupe Socialisme ou Barbarie, la GCF a reconnu qu'une véritable rupture avait eu lieu, laquelle était donc à saluer. Cela n'a cependant pas empêché la GCF d'alerter sur le fait que le nouveau groupe continuait d'être marqué par des vestiges de son passé trotskyste (par exemple sur la question syndicale, ou dans sa relation ambiguë avec la revue Les Temps Modernes publiée par le philosophe Jean-Paul Sartre) tout en manifestant une arrogance insolite vis à vis des courants révolutionnaires qui avaient tiré des conclusions similaires à celles de Socialisme ou Barbarie bien avant sa rupture avec le trotskysme.

Dans ce nouvel article, nous chercherons à montrer à quel point la GCF avait raison d'être prudente dans son accueil à Socialisme ou Barbarie, et combien il est difficile pour ceux qui ont grandi dans le milieu corrompu du trotskysme de rompre profondément avec ses idées de fond et avec ses attitudes. Nous examinerons la trajectoire politique et le travail de deux militants - Castoriadis et Grandizo Munis - qui ont formé des tendances parallèles dans le mouvement trotskyste à la fin des années 1940, et qui ont rompu avec lui à peu près à la même époque.  Le choix de ces deux militants est pertinent non seulement parce qu'ils illustrent le problème général de la rupture avec le trotskysme, mais aussi parce que tous deux ont longuement écrit sur la question sur laquelle est fondée cette série: le contenu de la révolution socialiste.

Rompre avec la IVe Internationale

Il ne fait aucun doute qu'à la fin des années 1940 et au début des années 1950, Castoriadis et Munis étaient des militants de la classe ouvrière. Munis l’est resté toute sa vie.

Alors jeune homme en Grèce occupée, Castoriadis a quitté le Parti Communiste parce qu'il s'opposait à sa politique de soutien (et même de direction) de la Résistance nationaliste. Il a trouvé sa voie vers le groupe autour d'Aghis Stinas[3], qui, bien que faisant officiellement partie de la Quatrième Internationale, a maintenu une opposition intransigeante aux deux camps dans la guerre impérialiste, y compris les fronts de la Résistance. Mal informés des trahisons réelles du mouvement trotskyste, il supposait que ce devait être la position "normale" pour tout groupe internationaliste puisqu'elle s'inscrivait dans la continuité de la position de Lénine sur la Première Guerre Mondiale.

Courant le danger à la fois des agents fascistes et staliniens, Castoriadis quitta la Grèce à la fin de la guerre et s'installa en France, devenant membre de la principale organisation trotskyste de ce pays, le PCI. Après avoir formé une tendance d'opposition au sein du PCI (la tendance Chaulieu-Montal évoquée par la GCF), elle s’est séparée du Parti en 1948 pour fonder le groupe Socialisme ou Barbarie. Le document de séparation de la tendance, Lettre ouverte aux militants du PCI et de la IVe Internationale [12]...., publié dans le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, développe une critique approfondie de la vacuité théorique du mouvement trotskyste et de son incapacité à fonctionner autrement que comme un appendice du stalinisme: - soit parce qu'il considérait que l'URSS jouait encore un rôle historique mondial progressiste dans la création de nouveaux Etats ouvriers (quoique déformés) en Europe de l'Est; - soit parce qu'il suivait la coalition Parti socialiste/Parti communiste qui avait été intégrée au gouvernement de reconstruction en France et qui était chargée de superviser une intensification féroce de l'exploitation. La lettre était particulièrement tranchante dans sa critique de la flagornerie de la Quatrième Internationale à l'égard du dissident stalinien Tito en Yougoslavie, flagornerie qui exprimait clairement une rupture avec la vision de Trotski selon laquelle le stalinisme ne pouvait être réformé.

À la fin de sa vie, Trotsky avait fait valoir que si l'URSS sortait de la guerre sans être renversée par une révolution prolétarienne, son courant devrait revoir sa vision de l'État ouvrier et devrait conclure que celui-ci était le produit d'une nouvelle ère de barbarie. Il y a des traces de cette approche dans la caractérisation initiale par le groupe de la bureaucratie comme nouvelle classe exploiteuse, faisant écho aux analyses du "collectivisme bureaucratique" de Rizzi et Shachtman, qui définissent la Russie comme ni capitaliste ni socialiste; bien que, comme  la GCF le reconnaît, le groupe se soit rapidement éloigné de cette notion pour aller vers l'idée d'un nouveau capitalisme bureaucratique. Dans un texte de Socialisme ou Barbarie, n° 2, Les rapports de production en Russie [13], Castoriadis n'hésite pas à critiquer la vision de Trotski de l'URSS comme un système avec un mode de distribution capitaliste mais avec un mode de production essentiellement socialiste. Une telle séparation entre la production et la distribution était, selon lui, contraire à la critique marxiste de l'économie politique.  Dans le cadre de cet effort d'application d'une analyse marxiste à la situation historique mondiale, le groupe a considéré cette tendance à la bureaucratisation comme étant à la fois globale et une expression de la décadence du système capitaliste.  Cette position explique aussi pourquoi la revue du nouveau groupe s'intitulait Socialisme ou Barbarie. En particulier, dans sa lettre ouverte et dans les premières années de Socialisme ou Barbarie, le groupe considérait qu'en l'absence d'une révolution prolétarienne, une troisième guerre mondiale entre les blocs de l'Ouest et de l'Est était inévitable.

Quant à Munis, son courage en tant que militant prolétarien a été particulièrement remarquable.  Avec ses camarades du groupe bolchévique léniniste, l'un des deux groupes trotskystes actifs en Espagne pendant la guerre civile, et aux côtés des anarchistes dissidents des Amis de Durruti, Munis a combattu sur les barricades érigées par le soulèvement ouvrier contre le gouvernement républicain/stalinien en mai 1937. Emprisonné par les staliniens vers la fin de la guerre, il a échappé de justesse à un commando d'exécution et s'est enfui au Mexique, où il a repris son activité au sein du milieu trotskyste, s'exprimant aux funérailles de Trotski et devenant influent sur l'évolution politique de Natalia Trotski qui, comme Munis, devenait de plus en plus critique à l'égard de la position officielle trotskyste sur la guerre impérialiste et la défense de l'URSS.

L'une de ses premières critiques majeures de la position de la Quatrième Internationale sur la guerre était contenue dans sa réponse à la défense de James Cannon, lors de son procès pour "sédition" à Minneapolis, de la politique du Parti Ouvrier Socialiste aux Etats-Unis - une application de la "politique militaire prolétarienne" qui consistait essentiellement en un appel à placer la guerre des États-Unis contre le fascisme sous "contrôle ouvrier". Pour Munis, cela représentait une capitulation complète face à l'effort de guerre d'une bourgeoisie impérialiste. Bien que rejetant plutôt tardivement clairement la défense de l'URSS[4], Munis, en 1947, dans une lettre ouverte au PCI[5] écrite avec Natalia et le poète surréaliste Benjamin Péret, insistait sur le fait que le rejet de la défense de l'URSS était maintenant une nécessité urgente pour les révolutionnaires. Comme la lettre de Chaulieu-Montal, le texte dénonçait le soutien des trotskystes au régime stalinien à l'est (bien qu'il n'ait pas encore présenté une analyse précise de sa nature sociale) et aux gouvernements PC/PS à l'ouest. La lettre est beaucoup plus centrée que celle de Chaulieu-Montal sur la question de la Seconde Guerre mondiale et la trahison de l'internationalisme par une grande partie du mouvement trotskyste à travers son soutien à l'antifascisme et à la Résistance à côté de sa défense de l'URSS. Le texte rejette aussi clairement l'idée que les nationalisations –dont l'appel et le soutien étaient un élément central des "exigences programmatiques" du trotskysme–  ne pouvaient être considérées autrement que comme un renforcement du capitalisme. Bien que la lettre contienne encore l'espoir d'une IVe Internationale revivifiée, purgée de l’opportunisme, et qu'à cette fin elle appelle à un travail commun entre son groupe et la tendance Chaulieu-Montal au sein de l'Internationale, en réalité, le courant autour de Munis rompt bientôt tous les liens avec cette fausse Internationale et forme un groupe indépendant (l'Union Ouvrière Internationale) qui, comme Socialisme ou Barbarie, entre en discussion avec les groupes de la Gauche Communiste.

Castoriadis sur "Le contenu du socialisme": au-delà de Marx ou retour à Proudhon?

Nous reviendrons plus tard sur la trajectoire politique ultérieure de Castoriadis et Munis. Notre objectif principal est d'examiner comment, dans une période dominée par les définitions stalinienne et social-démocrate du socialisme, une période de recul de la classe ouvrière et d'isolement croissant de la minorité révolutionnaire, ces deux militants ont tenté d'élaborer une vision d'un chemin authentique vers l'avenir communiste. Nous commençons par Castoriadis, dont les trois articles sur "Le Contenu du Socialisme" (CS), publiés entre 1955 et 1958 dans Socialisme ou Barbarie[6]  sont sans doute sa tentative la plus ambitieuse de critiquer les falsifications dominantes sur la signification du socialisme et de proposer une alternative.  Ces textes, mais surtout le second, devaient avoir une influence sur un certain nombre d'autres groupes et courants, notamment l'Internationale Situationniste, qui a repris la notion d'autogestion généralisée de Castoriadis, et le groupe socialiste libertaire britannique Solidarity, qui devait retravailler le deuxième article dans sa brochure Les Conseils Ouvriers et l'économie d'une société autogérée[7].

Les dates de publication sont significatives; entre le premier et le second article, il y a eu des événements marquants dans l'empire de "l’Est": le célèbre discours de Khrouchtchev sur les excès de Staline, la révolte en Pologne et surtout le soulèvement prolétarien en Hongrie qui a vu l'émergence de conseils ouvriers. Ces événements ont évidemment eu un impact majeur sur la pensée de Castoriadis et sur la description assez détaillée d'un projet de société socialiste exposé dans le deuxième article. Le problème est que l'arrogance théorique, relevée par la GCF en 1948, persiste dans ces articles, avec leur prétention d'avoir compris les éléments clés du capitalisme et de sa négation révolutionnaire qui n'avaient pas été saisis dans le mouvement ouvrier, y compris par Marx. Mais en réalité, plutôt que d'aller "au-delà" de Marx, ils ont tendance à nous ramener à Proudhon, comme nous l'expliquerons. 

Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'éléments positifs dans ces textes. Ils confirment le rejet par Castoriadis de la vision trotskyste du stalinisme comme expression dévoyée du mouvement ouvrier, en insistant sur le fait qu’il défend un intérêt de classe qui est à l’opposé de celui du prolétariat. Bien que Castoriadis accepte librement que sa conception de la société post-révolutionnaire est très proche de celle avancée par Pannekoek dans sa brochure Les Conseils Ouvriers[8], il ne tombe pas dans certaines des erreurs cruciales du  Pannekoek "tardif": le rejet de la révolution russe en tant que révolution bourgeoise et de tout rôle pour une organisation politique révolutionnaire. Au lieu de cela, la révolution russe est toujours traitée comme une expérience essentiellement prolétarienne dont il faut comprendre la dégénérescence et en tirer des leçons. Les textes ne tombent pas non plus explicitement dans la position anarchiste qui rejette la centralisation par principe: au contraire, il critique fortement la vision anarchiste classique et affirme que "refuser de faire face à la question du pouvoir central équivaut à laisser la solution de ces problèmes à une bureaucratie ou à une autre" (On the Content of Socialism II - Socialisme Ou Barbarie [14] – Référé "CS II" dans la suite du texte).

Rejetant l'opinion trotskyste selon laquelle un simple changement dans les formes de propriété peut mettre fin à la mécanique de l'exploitation capitaliste, Castoriadis insiste à juste titre sur le fait que le socialisme n'a de sens que s'il entraîne une transformation totale des relations au sein de l'humanité avec tous les aspects de la vie sociale et économique, un changement d'une société dans laquelle l'homme est dominé par les produits de ses propres mains et de son cerveau, à une société dans laquelle les êtres humains contrôlent consciemment leur propre activité, et surtout le processus de production. C'est pour cette raison que Castoriadis souligne l'importance centrale des conseils ouvriers en tant que formes par lesquelles ce changement profond dans le fonctionnement de la société peut être apporté. La difficulté se pose moins avec cette notion générale du socialisme telle que la restauration du "pouvoir humain comme fin en soi", qu’avec les moyens plus concrets que Castoriadis préconise pour atteindre cet objectif, et avec la méthode théorique qui se cache derrière les mesures qu'il met en avant.

Il n'y a rien de faux en soi dans l'idée de critiquer les contributions du mouvement ouvrier passé. En fait, c'est un élément essentiel dans le développement du projet communiste. Nous ne pouvons pas être en désaccord avec l'idée de Castoriadis selon laquelle le mouvement ouvrier est nécessairement affecté par l'idéologie dominante et qu'il ne peut se débarrasser de cette influence qu'à travers un processus de réflexion et de lutte constante.  Mais les critiques de Castoriadis sont très souvent inexactes et conduisent à des conclusions qui tendent à "jeter le bébé avec l'eau du bain" - bref, elles le conduisent à une rupture avec le marxisme qui devait devenir explicite peu de temps après la publication de ses articles, et les prémisses de cette rupture sont déjà visibles dans ces textes. Pour donner un exemple: il rejette déjà la théorie marxiste de la crise comme un produit des contradictions économiques internes du système. Pour lui, la crise n'est pas le résultat de la surproduction ou de la baisse du taux de profit, mais le résultat du rejet croissant, par ceux "d'en bas", de la division de la société en donneurs d'ordre et ceux aux ordres, qu'il considère non pas comme le produit inévitable de l'exploitation capitaliste, mais comme son fondement réel:  "L'abolition de l'exploitation n'est possible que lorsque toutes les strates distinctes de directeurs cessent d'exister, car dans les sociétés modernes, c'est la division entre directeurs et exécutants qui est à la base de l'exploitation"[9]. De même, dans CS II, il nous offre une caricature extrêmement réductrice (quoique très commune) de la théorie des crises de Rosa Luxemburg qui prédit un effondrement purement automatique du capitalisme.

S’appuyant sur une citation de Marx sur la persistance d'un "royaume de la nécessité" même dans le communisme, Castoriadis pense avoir découvert un défaut fatal dans la pensée de Marx: Le fait que pour Marx, la production serait toujours une sphère de déni et essentiellement d'aliénation, alors que lui seul, Castoriadis, a découvert que l'aliénation ne peut être surmontée que si la sphère de production est aussi celle dans laquelle notre humanité s'exprime. La référence qui est faite (dans CS II) concerne le passage du volume 3 du Capital où Marx dit que "Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le tra­vail imposé par la nécessité et les considérations extérieu­res; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite"[10]. Ce passage implique que le travail ou la production matérielle ne peut jamais être une zone d'épanouissement humain, et pour Castoriadis, cela représente un déclin par rapport au Marx à ses débuts qui attendait avec impatience la transformation du travail en activité libre (surtout dans les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844). Mais présenter les choses de cette façon déforme la complexité de la pensée de Marx. Dans la Critique du programme Gotha, écrite en 1875, Marx insiste aussi sur le fait que le but de la révolution prolétarienne est une société dans laquelle "le travail est devenu non seulement un moyen de vie, mais le premier besoin de la vie". Nous pouvons trouver des idées similaires dans le Grundrisse, un autre travail "de la maturité"[11].

L'autogestion d'une économie de marché

Une critique courante sur Le Contenu du Socialisme est qu'il viole la mise en garde de Marx contre "l'élaboration de recettes de cuisine pour les livres de l'avenir". Dans CS II, Castoriadis anticipe sur cette critique en niant qu'il essaie d'élaborer des statuts ou une constitution pour la nouvelle société.  Il est intéressant de voir à quel point la société capitaliste a changé depuis que CS II a été écrit, posant des problèmes qui n'entrent pas tout à fait dans son schéma - surtout la tendance à l'élimination de la grande production industrielle au centre de nombreux pays capitalistes centraux, la croissance de l'emploi précaire, et la pratique de l'"externalisation" vers des régions du globe où la main-d'œuvre est moins chère. On ne peut pas reprocher à Castoriadis de ne pas avoir prévu de tels développements, mais cela montre les pièges des anticipations schématiques de la société future. Quoi qu’il en soit, nous préférons examiner les idées contenues dans le texte et montrer pourquoi une partie si importante de ce que Castoriadis avance ne ferait de toute façon pas partie d'un programme communiste en pleine évolution.

Nous avons déjà mentionné le rejet par Castoriadis de la théorie des crises de Marx en faveur de sa propre innovation: l'exploitation, et la contradiction fondamentale du capitalisme "moderne", comme étant enracinées dans la division entre les donneurs d'ordre et les preneurs d'ordre.  Et ce "révisionnisme" audacieux, cette mise à l'écart des contradictions économiques inhérentes au rapport salarial et à l'accumulation du capital, signifie que Castoriadis n'hésite pas à décrire sa société socialiste de l'avenir comme une société où toutes les catégories essentielles du capital restent intactes et ne présentent aucun danger d'une nouvelle forme d'exploitation et aucun obstacle à la transition vers une société pleinement communiste.

En 1972, lorsque le groupe britannique Solidarity a produit sa brochure Workers Councils and the Economics of a Self-managed Society (Les conseils ouvriers et l’économie d’une société autogérée), son introduction était déjà assez défensive sur le fait que la société "socialiste" décrite par Castoriadis conservait encore un certain nombre de caractéristiques clés du capitalisme: les salaires (bien que Castoriadis insiste sur l'égalité absolue des salaires dès le premier jour), les prix, la valeur du travail comme source de comptabilité, un marché de consommation, et "le critère de rentabilité". Et en effet, dans une polémique écrite en 1972, Adam Buick, du Parti socialiste de Grande-Bretagne, a montré à quel point la version de Solidarity avait expurgé certains des passages les plus embarrassants de l'original:

 "Quiconque a lu l'article original ne peut nier que Cardan était un partisan du soi-disant "socialisme de marché". Solidarity lui-même a clairement trouvé cela embarrassant parce qu'il a supprimé lors de l’édition ses expressions les plus grossières. Dans son introduction, il s'excuse: "Certains considéreront le texte comme une contribution majeure à la perpétuation de l'esclavage salarié - parce qu'il parle encore de "salaires" et n'appelle pas à l'abolition immédiate de "l'argent" (bien que définissant clairement les significations radicalement différentes que ces termes prendront dans les premières étapes d'une société autogérée)" (p. 4). Et, encore une fois, dans une note de bas de page: "Tous les discours précédents sur les "salaires", les "prix" et le "marché", par exemple, auront sans doute fait sursauter un certain groupe de lecteurs. Nous leur demandons momentanément de contrôler leurs réponses émotionnelles et d'essayer de penser rationnellement avec nous sur la question" (p. 36).

Mais Cardan ne parlait pas seulement de "salaires", de "prix" et de "marché". Il a également parlé de "rentabilité" et de taux d'intérêt. C'était visiblement trop, même pour l'émotion contenue de Solidarity, puisque ces mots n'apparaissent nulle part dans la traduction publiée.

Il est très révélateur de donner quelques exemples de la façon dont Solidarity a atténué les aspects "socialisme de marché" des articles originaux de Cardan:

Original: magasins de vente aux consommateurs.
La version de Solidarity: les magasins qui distribuent aux consommateurs (p. 24).
Original: Le marché des biens de consommation.           
La version de Solidarity: biens de consommation (rubrique p. 35).
Original: Ce qui implique l'existence d'un marché réel pour les biens de consommation.
La version de Solidarity: Ce qui implique l'existence d'un mécanisme par lequel la demande des consommateurs peut réellement se faire sentir (p.35).
Original: Monnaie, prix, salaires et valeur
Version de Solidarity: "argent", "salaires", "valeur" (rubrique p. 36)...

En fait, Cardan a envisagé une économie de marché dans laquelle tout le monde serait payé en argent circulant, un salaire égal, avec lequel acheter des biens qui seraient en vente à un prix égal à leur valeur (quantité de travail socialement nécessaire incorporée dans ces marchandises). Et il avait le culot de prétendre que Marx soutenait aussi que sous le socialisme, les biens s’échangeraient à leurs valeurs.... " [12]

La véritable continuité ici n'est pas avec Marx mais avec Proudhon, dont la future société "mutualiste" est une société de producteurs de marchandises indépendants, qui échangent leurs produits à leur valeur. ..

Le "socialisme" en tant que société de transition ?

 Castoriadis ne prétend pas que la société qu'il décrit est le but final de la révolution.  En fait, sa position est très similaire à la définition qui est apparue pendant la période de la social-démocratie et qui a été théorisée par Lénine en particulier: le socialisme est une étape sur la voie du communisme[13]. Et bien sûr, le stalinisme a profité pleinement de cette idée pour faire valoir que l'économie entièrement stratifiée de l'URSS était déjà le "socialisme réel". Mais le problème avec cette idée ne réside pas seulement dans la manière dont elle a été utilisée par le stalinisme. Une difficulté plus profonde est qu'elle tend à figer la période de transition dans un mode de production stable, alors qu'elle ne peut vraiment être comprise que d'une manière dynamique et contradictoire, comme une période marquée par une lutte constante entre les mesures communistes déclenchées par le pouvoir politique de la classe ouvrière, et tous les restes de l'ancien monde qui tendent à ramener la société vers le capitalisme. Que le régime politique de cette étape "socialiste" soit envisagé de manière despotique ou démocratique, l'illusion fondamentale demeure: que l'on peut arriver au communisme par un processus d'accumulation de capital.  On peut même voir la tentative de Castoriadis de développer une économie équilibrée, où la production est harmonisée avec le marché de consommation, comme un reflet des méthodes keynésiennes de l'époque, qui visaient à éliminer les crises économiques précisément en réalisant un tel équilibre planifié. Et cela révèle à son tour à quel point Castoriadis a été ensorcelé par l'apparence de stabilité économique capitaliste dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale[14].

Dans une première partie de CS II, Castoriadis reprend à juste titre l'opinion de Marx selon laquelle la future société de producteurs libres doit simplifier profondément l'ensemble du processus de production et de distribution - doit rendre ses opérations "parfaitement simples et intelligibles", pour reprendre le terme utilisé par Marx dans l'une des rares descriptions de la société communiste contenues dans Le Capital[15]. Mais en conservant les catégories de production de valeur, non seulement toute tentative de planification rationnelle de la production et de la distribution sera entravée par les préoccupations du marché et de la "rentabilité", mais elle conduira tôt ou tard à la même vieille merde - à la crise économique et à des formes d'exploitation cachées, puis ouvertes. Il semble également assez ironique qu'ayant développé, dans la première partie de CSII, l'argument selon lequel la technologie capitaliste ne peut être considérée comme neutre mais est profondément liée aux objectifs de la production capitaliste, Castoriadis semble alors opter pour une sorte de solution technique, dans laquelle la "production planifiée" à l'aide de très gros ordinateurs, est en mesure de déterminer comment le marché autogéré parviendra à un équilibre économique parfait.

L'incapacité de Castoriadis à envisager un réel dépassement du rapport salarial est liée à sa fixation sur la notion d'"entreprise" socialiste en tant qu'unité autogérée, bien qu'elle se coordonne avec d'autres entreprises et branches de production à différents niveaux. Dans CS II, la description des relations dans la future société socialiste commence par une longue section sur la façon dont l'usine du futur sera gérée, et ce n'est que plus tard dans le texte qu'elle discute de la façon dont la société dans son ensemble sera gérée au niveau politique et économique. Le texte CS III est presque entièrement consacré à l'analyse de la réalité de la résistance au jour le jour dans l'atelier de l'usine, la considérant comme le terrain sur lequel une future conscience révolutionnaire se développera. Castoriadis n'a pas tort de souligner l'importance du lieu de travail en tant que centre d'intérêt pour l'association des travailleurs, pour leur résistance collective, et dans tout processus révolutionnaire, les assemblées de base sur le lieu de travail joueront certainement un rôle vital en tant que "cellules" d'un réseau plus large de conseils. Mais Castoriadis va plus loin que cela et suggère que, dans la société socialiste, l'usine/lieu de travail se maintiendra comme une sorte de communauté fixe. Au contraire, comme Bordiga a toujours souligné, l'émergence du communisme implique nécessairement la fin de l'entreprise individuelle, et le dépassement réel de la division du travail impliquera certainement que les producteurs seront de moins en moins liés à une seule unité de production.

Peut-être plus important encore, "l’usinisme" de Castoriadis conduit à une profonde sous-estimation de la fonction première des conseils ouvriers, qui n'est pas la gestion de l'usine mais l'unification de la classe ouvrière aux niveaux économique et politique. Pour Castoriadis, un conseil ouvrier est essentiellement un conseil élu par l'assemblée ouvrière d'une unité de production donnée, et vers la fin de CS II, il le distingue clairement des soviets russes qu'il considère comme essentiellement basés sur des unités territoriales[16]: "Bien que le mot russe "soviet" signifie "conseil", il ne faut pas confondre les conseils ouvriers que nous avons décrits dans ce texte, même avec les premiers Soviet russes. Les conseils ouvriers sont basés sur le lieu de travail. Ils peuvent jouer à la fois un rôle politique et un rôle dans la gestion industrielle de la production. Par essence, un conseil ouvrier est un organe universel. Le (Conseil) Soviet des députés ouvriers de Petrograd de 1905, bien qu'issu d'une grève générale et de composition exclusivement prolétarienne, soit resté un organe purement politique. Les Soviets de 1917 étaient en règle générale basés géographiquement. Eux aussi étaient des institutions purement politiques, dans lesquelles toutes les couches sociales opposées à l'ancien régime formaient un front uni".

Castoriadis envisage un réseau de conseils prenant en charge la gestion des affaires politiques locales et nationales, et Solidarity nous dessine utilement un schéma, mais celui-ci semble impliquer une assemblée centrale de délégués d'usine au niveau national sans lien avec le niveau local. Mais, fixé sur le problème de la gestion de l'usine (une question qui, en Russie, a été reprise par les comités d'usine), Castoriadis sous-estime l'importance du fait que les soviets sont apparus en 1905 et 1917 pour coordonner les lieux de travail engagés dans une grève de masse: il s'agissait d'un "conseil de guerre" de délégués de toutes les entreprises d'un village ou d'une ville donnée et, dès le début, il a pris la direction d'un mouvement qui passait du terrain de la défense économique à celui de la confrontation politique avec le régime existant.

Il est vrai qu'à côté, et souvent en liaison avec les soviets de députés ouvriers, il y avait des soviets de délégués de soldats et de marins, élus dans les casernes et sur les navires, et des soviets de députés "paysans" élus dans les villages, ainsi que des formes comparables élues sur la base des quartiers urbains, des groupes d'appartements, etc.   En ce sens, de nombreux soviets avaient une base territoriale ou résidentielle forte. Mais cela soulève une autre question: la relation entre les conseils ouvriers et les conseils d'autres couches non exploiteuses. Castoriadis est conscient de ce problème puisque son "diagramme" envisage que l'assemblée centrale des délégués renferme des délégués des conseils paysans et des conseils de professionnels et de petits commerçants. C'est pour nous le problème central de l'État dans la période de transition: une période où les classes existent encore, dans laquelle la classe ouvrière doit exercer sa dictature tout en intégrant les autres couches non exploiteuses dans la vie politique et dans le processus de transformation des rapports sociaux. Castoriadis envisage un processus similaire mais rejette l'idée que cette organisation transitoire de la société constitue un État. Selon nous, cette approche est plutôt susceptible de permettre une situation où l'État devient une force "autonome" s'opposant aux organes de la classe ouvrière, comme cela s'est produit assez rapidement en Russie, compte tenu de l'isolement de la révolution après 1917. Pour nous, l'indépendance réelle de la classe ouvrière et de ses conseils est mieux servie en appelant l'État ce qu'il est, en reconnaissant ses dangers inhérents, et en s'assurant qu'il n'y a pas de subordination des organes de la classe ouvrière aux organes de la "société dans son ensemble".

Une dernière expression de l'incapacité de Castoriadis à envisager une véritable rupture avec les catégories de capital: la limitation de sa vision au niveau national. Des indices en sont donnés ici et là dans CS II où il parle de la façon dont les choses pourraient fonctionner "dans un pays comme la France", et comment "la population du pays tout entier" pourrait gérer ses affaires à travers une assemblée de délégués de conseil qui est dépeinte comme existant seulement à l'échelle nationale. Mais le danger de voir le "socialisme" dans un cadre national apparaît beaucoup plus explicitement dans ce passage:

  • "(...) la révolution ne peut commencer que dans un seul pays, ou dans un seul groupe de pays. Par conséquent, elle devra subir des pressions de nature et de durée extrêmement variées. D'autre part, même si la révolution se propage rapidement à l'échelle internationale, le niveau de développement interne d'un pays jouera un rôle important dans l'application concrète des principes du socialisme. Par exemple, l'agriculture pourrait créer des problèmes importants en France - mais pas aux États-Unis - ou en Grande-Bretagne (où, inversement, le problème principal serait celui de l'extrême dépendance du pays à l'égard des importations alimentaires). Au cours de notre analyse, nous avons examiné plusieurs problèmes de ce genre et nous espérons avoir montré que des solutions tendant vers une direction socialiste existaient dans chaque cas.
    Nous n'avons pas été en mesure de prendre en compte les problèmes particuliers qui se poseraient si la révolution restait longtemps isolée dans un pays - et nous pouvons difficilement le faire ici. Mais nous espérons avoir montré qu'il est faux de penser que les problèmes résultant d'un tel isolement sont insolubles, qu'un pouvoir ouvrier isolé doit mourir héroïquement ou dégénérer, ou qu'il peut tout au plus "tenir bon" en attendant. La seule façon de "tenir" est de commencer à construire le socialisme; sinon, la dégénérescence nous a déjà gagnés et il n'y a rien à retenir.  Pour le pouvoir ouvrier, la construction du socialisme dès le premier jour n'est pas seulement possible, elle est impérative. Si elle n'a pas lieu, le pouvoir détenu a déjà cessé d'être le pouvoir des travailleurs".[17]

L'idée qu'un pouvoir prolétarien peut se maintenir dans un seul pays en construisant le socialisme inverse la réalité du problème et nous ramène, finalement, aux erreurs des bolcheviks après 1921, et même aux positions contre-révolutionnaires de Staline et de Boukharine après 1924. Lorsque la classe ouvrière prend le pouvoir dans un pays, elle sera bien sûr obligée de prendre des mesures économiques pour garantir la satisfaction des besoins de base et, dans la mesure du possible, elles devraient être compatibles avec les principes communistes et contraires aux catégories de capital. Mais il faut toujours reconnaître que de telles mesures (comme le "communisme de guerre" en Russie) seront profondément déformées par des conditions d'isolement et de pénurie et n'auront pas nécessairement de continuité directe avec la reconstruction communiste authentique qui ne commencera qu'une fois que la classe ouvrière aura vaincu la bourgeoisie à l'échelle mondiale.  Entre temps, la tâche essentiellement politique de l'extension de la révolution devra prendre le pas sur les mesures sociales et économiques contingentes et expérimentales qui auront lieu dans les premières étapes d'une révolution communiste.

Nous reviendrons plus tard sur la trajectoire politique suivie par Castoriadis, qui allait être significativement modelée par son abandon du marxisme au niveau théorique. 

Munis: "Pour un second manifeste communiste".

Munis est retourné en Espagne en 1951 pour intervenir dans une flambée généralisée de lutte de classe, voyant la possibilité d'un nouveau soulèvement révolutionnaire contre le régime franquiste[18]. Il a été arrêté et a passé les sept années suivantes en prison. On peut soutenir que Munis n'a pas réussi à tirer des leçons politiques clés de cette expérience, en particulier en ce qui concerne les possibilités révolutionnaires de l'après-guerre, mais cela n'a certainement pas freiné son engagement pour la cause révolutionnaire. Il s'est réfugié de façon très précaire en France - l'État français l'a rapidement expulsé - et il a passé plusieurs années à Milan, où il est entré en contact avec les Bordiguistes et avec Onorato Damen de Battaglia Comunista, et il s’est développé une forte estime entre eux. C'est à cette époque, en 1961, que Munis, en compagnie de Péret, fonde le groupe Fomento Obrero Revolucionario. Dans ce contexte, il a produit deux de ses textes théoriques les plus importants: Les syndicats contre la révolution en 1960 et Pour un second Manifeste Communiste  en 1961[19].

Au début de cet article, nous avons noté les similitudes dans les trajectoires politiques de Castoriadis et Munis dans leur rupture avec le trotskysme. Mais au début des années 1960, leurs chemins avaient commencé à diverger assez radicalement. À ses débuts, le titre "Socialisme ou Barbarie" correspondait au choix réel auquel était confrontée l'humanité: Castoriadis se considérait comme marxiste et l'alternative annoncée dans le titre exprimait l'adhésion du groupe à l'idée que le capitalisme était entré dans son époque de déclin[20]. Mais dans l'introduction au premier volume d'un recueil de ses écrits, La Société Bureaucratique[21], Castoriadis décrit la période 1960-64 comme les années de sa rupture avec le marxisme, considérant non seulement que le capitalisme avait essentiellement résolu ses contradictions économiques, réfutant ainsi les prémisses de base de la critique marxiste de l'économie politique; mais aussi que le marxisme, quelles que soient ses conceptions, ne pouvait être séparé des idéologies et des régimes qui s’en revendiquaient. En d'autres termes, Castoriadis, comme d'autres anciens trotskystes (comme les restes du RKD allemand) est passé d'un rejet total du "léninisme" à un rejet du marxisme lui-même (et s'est donc retrouvé dans un anarchisme de type "new look").

Même si, comme nous l'examinerons également, le ‘Second Manifeste’ indique à quel point Munis n'avait pas entièrement évacué le poids de son passé trotskyste, il dit clairement que, malgré toute la propagande contemporaine sur la société d'abondance et l'intégration de la classe ouvrière, la trajectoire réelle de la société capitaliste a confirmé les fondements du marxisme: que le capitalisme, depuis la première guerre mondiale, était entré dans son époque de décadence, dans laquelle la contradiction criante entre les rapports de production et les forces productives menaçait de mener l'humanité à la ruine, surtout à cause du danger historique de guerre entre les deux blocs impérialistes qui dominaient le globe. La société d'abondance était essentiellement une économie de guerre.

Loin de blâmer le marxisme pour avoir en quelque sorte donné naissance au stalinisme, le Second Manifeste dénonce avec éloquence les régimes et partis staliniens comme l'expression la plus pure de la décadence capitaliste qui, sous différentes formes à travers le monde, engendre une poussée vers un capitalisme d'État totalitaire. À partir du même point de départ théorique, le texte affirme que toutes les luttes de libération nationale sont devenues des moments de la confrontation impérialiste mondiale. À une époque où l'idée que les luttes nationales dans le Tiers-Monde étaient la nouvelle force du changement révolutionnaire, c'était un exemple frappant d'intransigeance révolutionnaire, et les arguments qui l'accompagnaient allaient être largement confirmés par l'évolution des régimes "post-coloniaux" produits par la lutte pour l'indépendance nationale. Cela contrastait avec les ambiguïtés du groupe SouB sur la guerre d'Algérie et d'autres questions fondamentales de classe. Le Second Manifeste indique clairement que SouB a suivi un chemin de compromis et d'ouvriérisme plutôt que de lutter pour la clarté communiste, contre le courant là où c'est nécessaire:

  • "Pour sa part, la tendance "Socialisme ou Barbarie", également issue de la IVe Internationale, opère à la traine de la "gauche" française en décadence sur tous les problèmes et dans tous les mouvements importants: sur l'Algérie et le problème colonial, le 13 mai 1958 et le pouvoir gaulliste, les syndicats et les luttes ouvrières contemporaines, l'attitude envers le stalinisme et la direction de l'État en général. Au point où, bien qu'elle considère l'économie russe comme une forme de capitalisme d'État, elle n'a servi qu'à semer la confusion. En renonçant expressément à la tâche de lutter contre le courant et en disant seulement à la classe ouvrière "ce qu'elle peut comprendre", elle se condamne à son propre échec. Manquant de nerf, cette "tendance" a cédé à une sorte de polyvalence qui a des airs de funambulisme existentialiste. Pour eux, comme pour d'autres courants aux États-Unis, il vaut la peine de rappeler les paroles de Lénine: " quels intellectuels pitoyables qui pensent qu'avec les travailleurs, il suffit de parler de l'usine et de parler de ce qu'ils savent déjà depuis longtemps" ".

Encore une fois, contrairement à l'évolution de SouB, le Second Manifeste n'hésite pas à défendre le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre et du parti bolchevique. Dans un document écrit environ 10 ans plus tard, et qui reprend des thèmes similaires au Second Manifeste, Parti-État, Stalinisme, Révolution[22], Munis argumente contre les courants de la gauche allemande et hollandaise qui avaient renié leur soutien initial à octobre et décidé que la révolution russe et le bolchevisme étaient essentiellement de nature bourgeoise. En même temps, le Second Manifeste se concentre sur certaines erreurs clés qui ont accéléré la dégénérescence de la révolution en Russie et la montée de la contre-révolution stalinienne: la confusion entre des nationalisations et de la propriété étatique et le socialisme, et l'idée que la dictature du prolétariat signifiait la dictature du parti. Dans Parti-État, Munis a également une vision précise de l'idée que l'État transitoire ne peut pas être considéré comme l'agent de la transformation communiste, faisant écho à la position de Bilan et de la GCF:

  • "De la Commune de Paris, les révolutionnaires ont tiré une leçon de grande importance, entre autres: l'Etat capitaliste ne pouvait être conquis ou utilisé; il fallait le démolir. La révolution russe a approfondi cette même leçon de manière décisive: l'Etat, aussi ouvrier ou soviétique soit-il, ne peut être l'organisateur du communisme. En tant que propriétaire des instruments du travail, en tant que collecteur du surplus de travail social nécessaire (ou superflu), loin de dépérir, il acquiert une force et une capacité d'étouffement illimitées. Philosophiquement, l'idée d'un État émancipateur est du pur idéalisme hégélien, inacceptable pour le matérialisme historique" (Parti-État, p.43).

Et là où Castoriadis dans "Le contenu du socialisme" prône une forme de capitalisme autogéré, Munis ne laisse aucune place au doute sur le contenu économique et social du programme communiste - l'abolition du travail salarié et de la production de marchandises: 

  • "L'objectif d'une économie réellement planifiée ne peut être que de mettre la production en accord avec la consommation; seule la pleine satisfaction de cette dernière - et non le profit ou les privilèges, ni les exigences de la "défense nationale" ou d'une industrialisation étrangère aux besoins quotidiens des masses - peut être considérée comme l'impulsion de la production. La première condition pour une telle approche ne peut être que la disparition du travail salarié, pierre angulaire de la loi de la valeur, universellement présente dans les sociétés capitalistes, même si beaucoup d'entre elles prétendent aujourd'hui être socialistes ou communistes".

En même temps, cette force du ‘Second Manifeste’ concernant le contenu de la transformation communiste est aussi un côté faible - une tendance à supposer que le travail salarié et la production de marchandises peuvent être abolis dès le premier jour, même dans le contexte d'un seul pays. Il est vrai, comme dit le texte, que "dès le premier jour, la société en transition née de cette victoire doit viser cet objectif. Elle ne doit pas perdre de vue un instant l'interdépendance stricte entre la production et la consommation". Mais comme nous l'avons déjà fait remarquer, le prolétariat d'un seul pays ne doit jamais perdre de vue le fait que les mesures qu'il prend ne peuvent être que temporaires tant que la victoire révolutionnaire n'a pas été remportée à l'échelle mondiale, et qu’elles restent soumises au fonctionnement global des lois du capitalisme. Le fait que Munis ne garde pas cela à l'esprit à tout moment est confirmé en particulier dans Parti-État où il présente le communisme de guerre comme une sorte de "non-capitalisme" et considère la NEP comme la restauration des rapports capitalistes. Nous avons déjà critiqué cette approche dans deux articles[23] de la Revue internationale. C'est aussi confirmé par ce que Munis a toujours maintenu au sujet des événements en Espagne 36-37: pour lui, la révolution espagnole est allée encore plus loin que la révolution russe. C'était en partie parce qu'en mai 1937, les ouvriers montraient pour la première fois, les armes à la main, une compréhension du rôle contre-révolutionnaire du stalinisme. Mais il considérait aussi que les collectifs industriels et agraires espagnols avaient établi de petits îlots de communisme. En résumé: les rapports communistes sont possibles même sans la destruction de l'État bourgeois et l'extension internationale de la révolution. Dans ces conceptions, nous voyons, une fois de plus, un renouveau des idées anarchistes et même une anticipation du courant de "communisation" qui devait se développer dans les années 1970 et qui a une influence certaine au sein du mouvement anarchiste plus large d'aujourd'hui.

Et alors qu’une rupture incomplète avec le trotskysme prend parfois cette direction anarchiste, elle peut aussi se manifester par des séquelles plus classiques du trotskysme. Le Second Manifeste se termine donc par une sorte de version actualisée du programme de transition de 1938. Nous citons longuement à ce propos notre article de la Revue internationale 52:

  • "En effet, le FOR a cru bon - dans "Pour un second manifeste communiste" - de mettre en avant toutes sortes de revendications transitoires, en l'absence de mouvements révolutionnaires du prolétariat. Cela va de la semaine de 30 heures, de la suppression du travail aux pièces et du chronométrage dans les usines, à la "revendication du travail pour tous, chômeurs et jeunes", sur le terrain économique. Sur le plan politique, le FOR exige de la bourgeoisie le "droit"(!) et la "liberté" démocratiques: "liberté de parole, de presse et de réunion; le droit d'élire pour les ouvriers leurs délégués permanents d'atelier, d'usine, profession", "sans aucune formalité judiciaire ou syndicale" ("Second Manifeste", p. 65-71).
    Cela se situe dans la "logique" trotskyste, selon la­quelle il suffirait de poser des revendications bien choisies pour arriver graduellement à la révolution. Pour les trotskystes, le tout est de savoir être péda­gogue avec les ouvriers, qui ne comprendraient rien à leurs revendications, et de brandir les carottes les plus appétissantes dans le but de pousser les ouvriers dans leur "parti"... Est-ce cela que veut Munis, avec son programme de transition "bis" ? (...)

Le FOR ne comprend toujours pas aujourd'hui:

  • Qu'il ne s'agit pas d'établir un catalogue de revendications pour les luttes futures: les travailleurs sont assez grands pour formuler spontanément leurs propres revendications précises, au cours de la lutte;
  • Que telle ou telle revendication précise - comme le "droit au travail" pour les chômeurs - peut être reprise par les mouvements bourgeois et utilisée contre le prolétariat (camps de travail, travaux publics, etc.);
  • Que ce n'est qu'à travers la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie que les ouvriers peuvent réellement satisfaire leurs revendications (…)

De façon très caractéristique, le FOR met sur le même plan ses mots d'ordre réformistes de "droits et liber­tés" démocratiques pour les ouvriers et des mots d'ordre qui ne peuvent surgir que dans une période pleinement révolutionnaire. On trouve ainsi pêle-mêle les mots d'ordre de:

  • "expropriation du capital industriel, financier et agricole";
  • "gestion ouvrière de la production et de la distribu­tion des produits";
  • "destruction de tous les instruments de guerre, ato­miques aussi bien que classiques, dissolution des ar­mées, des polices, reconversion des industries de guerre en production de consommation";
  • "armement individuel des exploités sous le capita­lisme, territorialement organisé, selon le schéma des comités démocratiques de gestion et de distribution";
  • "suppression du travail salarié en commençant par élever le niveau de vie des couches sociales les plus pauvres pour atteindre finalement la libre distribution des produits selon les besoins de chacun";
  • "suppression des frontières et constitution d'un seul gouvernement et d'une seule économie au fur et à mesure de la victoire du prolétariat dans divers pays."

Tous ces mots d'ordre montrent des confusions énormes. Le FOR semble avoir abandonné toute boussole marxiste. Aucune distinction n'est faite entre une période pré­révolutionnaire, où domine politiquement le capital, une période révolutionnaire, où s'établit un double pouvoir, et la période de transition (après la prise du pouvoir par le prolétariat) qui seule peut mettre à l'ordre du jour (et non immédiatement!) la "suppression du travail salarié" et la "suppression des frontières"."[24]

La trajectoire ultérieure de Munis et Castoriadis.

Munis est décédé en février 1989. Le CCI a publié un hommage qui commençait en disant: "le prolétariat a perdu un militant qui a consacré toute sa vie à la lutte de classe"[25]. Après avoir brièvement retracé l'histoire politique de Munis à travers l'Espagne des années 1930, sa rupture avec le trotskysme pendant la Seconde Guerre mondiale, son séjour dans les prisons de Franco au début des années 1950 et la publication de Pour un second Manifeste Communiste, l'article reprend l'histoire à la fin des années 60:

  • "En 1967, avec des camarades du groupe vénézuélien Internacionalismo, il participe aux efforts pour rétablir les contacts avec le milieu révolutionnaire en Italie. Ainsi, à la fin des années 1960, avec la résurgence de la classe ouvrière sur la scène de l'histoire, il a pris sa place aux côtés des forces révolutionnaires faibles qui existaient à l'époque, y compris celles qui allaient former Révolution Internationale en France. Mais au début des années 1970, il est malheureusement resté en dehors des discussions et des tentatives de regroupement qui ont abouti notamment à la constitution du CCI en 1975. Malgré cela, le Ferment Ouvrier Révolutionnaire (FOR), le groupe qu'il a formé en Espagne et en France autour des positions du 'Second Manifeste', a d'abord accepté de participer à la série de conférences de groupes de la gauche communiste qui a eu lieu à Milan en 1977. Mais cette attitude a changé au cours de la deuxième conférence; le FOR est sorti de la conférence, et ce fut l'expression d'une tendance à l'isolement sectaire qui prévalut jusqu'à présent dans cette organisation".

Aujourd'hui, le FOR n'existe plus. Il a toujours été fortement dépendant du charisme personnel de Munis, qui n'a pas su transmettre une solide tradition d'organisation à la nouvelle génération de militants qui se sont ralliés autour de lui, et qui aurait pu servir de base pour la poursuite du fonctionnement du groupe après la mort de Munis. Et comme le remarque notre hommage, le groupe a souffert d'une tendance au sectarisme qui a encore affaibli sa capacité de survie.

L'exemple de cette attitude mentionnée dans l'hommage est le départ plutôt ostentatoire de Munis et de son groupe de la deuxième conférence de la gauche communiste, en mettant en avant son désaccord avec les autres groupes sur le problème de la crise économique. Ce n'est pas l'endroit pour examiner ce problème en détail, mais nous pouvons voir le cœur de la position de Munis dans le Second Manifeste:

  • "La reprise de l'esprit combatif et la résurgence d'une situation révolutionnaire ne peuvent être attendues, comme le prétendent certains marxistes qui penchent pour l'automatisme économique, comme conséquence de l'une de ces crises cycliques, appelées à tort "crises de surproduction". Ce sont les vibrations qui régularisent le développement chaotique du système et ne sont pas le résultat de son épuisement. Le capitalisme géré sait comment les atténuer et d'ailleurs, même si l'une d'entre elles se produit, cela pourrait facilement favoriser les dessins tortueux de nouveaux réactionnaires, qui attendent leur moment, les plans à cinq ans dans une poche, et les normes de production dans l'autre. La crise générale du capitalisme est son épuisement en tant que système social. Elle consiste, sommairement parlant, dans le fait que les instruments de production en tant que capital et de distribution de produits, limités par le travail salarié, sont devenus incompatibles avec les nécessités humaines, et même avec les possibilités maximales que la technique pourrait offrir au développement économique. Cette crise est insurmontable pour le capitalisme, et en Occident comme en Russie, elle s'aggrave de jour en jour".

La position de Munis n'est donc pas simplement de nier la crise de surproduction, et d’ailleurs, plus tôt dans le Second Manifeste, il attribue ces crises à une contradiction fondamentale du système, celle entre la valeur d'usage et la valeur d'échange. De plus, dans son rejet de l'idée "d'automatisme" selon laquelle un crash économique conduirait mécaniquement à une avancée de la conscience révolutionnaire, Munis a raison. Il a également raison de voir que l'émergence d'une conscience véritablement révolutionnaire implique la reconnaissance du fait que les rapports sociaux mêmes,   sous-jacents à la civilisation, sont devenus incompatibles avec les besoins de l'humanité. Ce sont des points qui auraient pu être discutés avec d'autres groupes de la gauche communiste et qui ne justifiaient certainement pas de quitter la conférence de Paris sans même expliquer ses véritables divergences.

Encore une fois, dans sa brochure Fausse Trajectoire de Révolution Internationale[26], où ses vues sur la relation entre crise économique et conscience de classe sont expliquées plus longuement, Munis vise parfois juste, puisque, comme nous l'avons dit dans notre résolution sur la situation internationale [15] du  21e congrès international[27], le CCI a parfois établi un lien immédiat et mécanique entre la crise et la révolution. Mais la réalité n'était pas vraiment du côté de Munis puisque, qu'on le veuille ou non, le système capitaliste est en effet coincé dans une crise économique très profonde depuis les années 1970; l'idée que les crises économiques font simplement partie du mécanisme de "régulation" du système semble refléter les pressions de l'époque où le Second Manifeste a été écrit, le début des années 1960, le zénith du boom de l'après-guerre. Mais ce pic a été suivi d'une descente rapide dans une crise économique mondiale qui s'est avérée fondamentalement insoluble, malgré toutes les énergies qu'un système géré par l'État a déployées pour ralentir et retarder ses pires effets. Et s'il est vrai qu'une conscience véritablement révolutionnaire doit saisir l'incompatibilité entre les rapports sociaux capitalistes et les besoins de l'humanité, l'échec visible d'un système économique qui se présente comme pas moins qu’une incarnation de nature humaine, jouera certainement un rôle clé pour permettre aux exploités de se débarrasser de leurs illusions sur le capitalisme et son immortalité.

Derrière ce refus d'analyser la dimension économique de la décadence du capitalisme se cache un volontarisme non dépassé, dont les fondements théoriques remontent à la lettre annonçant sa rupture avec l'organisation trotskyste en France, le Parti Communiste Internationaliste, où il maintient avec constance la notion de Trotsky, présentée dans les premières lignes du Programme de transition, selon laquelle la crise de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire:

  • "La crise de l'humanité - nous le répétons mille fois avec L.D. Trotsky - est une crise de la direction révolutionnaire. Toutes les explications qui tentent de mettre la responsabilité de l'échec de la révolution sur les conditions objectives, le fossé idéologique ou les illusions des masses, sur le pouvoir du stalinisme ou l'attraction illusoire de ‘l'Etat ouvrier dégénéré’, sont fausses et ne servent qu'à excuser les responsables, à détourner l'attention du vrai problème et à entraver sa solution. Une direction révolutionnaire authentique, étant donné le niveau actuel des conditions objectives pour la prise du pouvoir, doit surmonter tous les obstacles, surmonter toutes les difficultés, triompher de tous ses adversaires"[28].

C'est cette attitude "héroïque" qui a conduit Munis à voir la possibilité d'une révolution prête à faire surface à tout moment dans la période décadente: - dans les années 1930, quand Munis voit les événements en Espagne non pas comme la preuve d'une contre-révolution triomphante mais comme le point culminant de la vague révolutionnaire qui a commencé en 1917; - après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand, comme nous l'avons vu, Munis a vu les mouvements en Espagne en 1951 comme  précurseurs d'un assaut révolutionnaire; - à l'apogée de la période du "boom" des années 1960, puisque le Second Manifeste fait déjà référence à "l'accumulation d'énergies révolutionnaires redoutables" qui s'est produite au moment où il a été écrit.  Et tout comme il a rejeté les efforts du CCI pour examiner l'évolution de la crise économique, il rejette également notre argument selon lequel même si la décadence signifie que la révolution prolétarienne est à l'ordre du jour de l'histoire, il peut y avoir des phases de défaite et de désarroi profonds dans la classe pendant cette période, des phases qui rendent la révolution presque impossible et qui confèrent des tâches différentes à l'organisation révolutionnaire.

Mais aussi graves qu'aient pu être ces erreurs, ce sont des erreurs compréhensibles d'un révolutionnaire qui désire de tout son être voir la fin du capitalisme et le début de la révolution communiste. C'est pourquoi notre hommage se termine ainsi:

  • "Il est donc clair que nous avons des divergences très importantes avec le FOR, ce qui nous a conduit à polémiquer avec eux à plusieurs reprises dans notre presse (voir en particulier l'article de la Revue internationale 52). Cependant, malgré les graves erreurs qu'il a pu commettre, Munis est resté jusqu'à la fin un militant profondément loyal au combat de la classe ouvrière. Il a été l'un de ces très rares militants qui ont résisté aux pressions de la plus terrible contre-révolution que le prolétariat ait jamais connue, quand beaucoup ont déserté ou même trahi le combat militant; et il était de nouveau là aux côtés de la classe avec la résurgence historique de ses luttes à la fin des années 60.
    Nous rendons hommage à ce militant de la lutte révolutionnaire, à sa loyauté et à son engagement indéfectible en faveur de la cause prolétarienne. Aux camarades du FOR, nous envoyons nos salutations fraternelles
    ".

Castoriadis déserte le mouvement ouvrier

L'un des meilleurs récits de la vie de Munis a été écrit par Auguste Guillamon en 1993. Son titre - G. Munis, un révolutionnaire peu connu [16] - résume l'un des principaux points de l'article: que la plupart des militants qui, à travers les épreuves et les tribulations du 20ème siècle, sont restés fidèles à la cause prolétarienne, n'ont pas été récompensés par la gloire ou la fortune: aux côtés de Munis, il mentionne Onorato Damen, Amadeo Bordiga, Paul Mattick, Karl Korsch, Ottorino Perrone, Bruno Maffi, Anton Pannekoek et Henk Canne-Meijer[29]. En revanche, notre nécrologie pour Castoriadis s'intitulait: Mort de Cornelius Castoriadis: la bourgeoisie rend hommage à l'un de ses serviteurs [17]. Nous pouvons laisser l'article parler de lui-même, en ajoutant quelques commentaires supplémentaires.

"La presse bourgeoise, surtout en France, a fait du bruit sur la mort de Cornelius Castoriadis. Le Monde y fait référence dans deux numéros successifs (28-29 décembre et 30 décembre 1997) et lui consacre une page entière sous un titre significatif: "Mort de Cornelius Castoriadis, révolutionnaire anti-marxiste". Ce titre est typique des méthodes idéologiques de la bourgeoisie. Il contient deux vérités enroulées autour du mensonge que nous devrions avaler. Les vérités: Castoriadis est mort, et il était anti-marxiste. Le mensonge: c'était un révolutionnaire. Pour étayer l'idée, Le Monde rappelle les propres mots de Castoriadis, "répétés jusqu'à la fin de sa vie", "Quoi qu'il arrive, je resterai d'abord et avant tout un révolutionnaire".

Et en effet, dans sa jeunesse, il fut un révolutionnaire. À la fin des années 1940, il rompt avec la 4e Internationale trotskyste en compagnie d'autres camarades et anime la revue Socialisme ou Barbarie. À cette époque, SouB représentait un effort, quoique confus et limité par ses origines trotskystes, pour développer une ligne de pensée prolétarienne au milieu de la contre-révolution triomphante. Mais au cours des années 1950, sous l'impulsion de Castoriadis qui signa ses articles Pierre Chaulieu, puis Paul Cardan), SouB rejeta de plus en plus les faibles fondements marxistes sur lesquels il avait été construit. En particulier, Castoriadis a développé l'idée que le véritable antagonisme dans la société n'était plus entre exploiteurs et exploités, mais entre "dirigeants et dirigés". SouB a finalement disparu au début de 1966, à peine deux ans avant les événements de mai 68, qui ont marqué la résurgence historique de la lutte de classe mondiale après une contre-révolution de près d'un demi-siècle. En fait, Castoriadis avait cessé d'être un révolutionnaire bien avant sa mort, même s'il était capable d’en maintenir l'apparence illusoire.

Castoriadis n'a pas été le premier à trahir les convictions révolutionnaires de sa jeunesse. L'histoire du mouvement ouvrier est parsemée de tels exemples. Ce qui le caractérise cependant, c'est qu'il a habillé sa trahison dans les haillons du "radicalisme politique", en prétendant qu'il était opposé à l'ensemble de l'ordre social existant. Nous pouvons le voir en regardant un article écrit dans Le Monde Diplomatique en réponse à son livre final, "Done and to be done" ("Fait et à faire", 1997):

  • "Castoriadis nous donne les outils pour contester, construire les barricades, envisager le socialisme du futur, penser à changer le monde, vouloir changer la vie politiquement... Quel héritage politique peut venir de l'histoire du mouvement ouvrier, alors qu'il est maintenant évident que le prolétariat ne peut pas jouer le rôle de force motrice que le marxisme lui attribue ? Castoriadis répond avec un superbe programme qui combine les plus hautes exigences de la politique humaine avec le meilleur de l'idéal socialiste... L'action et la pensée sont à la recherche d'un nouveau radicalisme, maintenant que la parenthèse léniniste est fermée, maintenant que l’État-policier du marxisme historique est tombé en poussière ...".
    En réalité, ce "radicalisme" qui faisait tant saliver les journalistes de haut vol était une feuille de vigne qui couvrait le fait que le message de Castoriadis était extrêmement utile aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie. Ainsi, sa déclaration selon laquelle le marxisme avait été pulvérisé (The rise of Insignificance, 1996) a apporté un soutien "radical" à toute la campagne sur la mort du communisme qui s'est développée après l'effondrement des régimes staliniens du bloc de l'Est en 1989
    ".

Nous avons vu certains des premiers signes d'une recherche de reconnaissance dans la décision du groupe Castoriadis d'écrire pour Les Temps Modernes de Sartre, une pratique fortement critiquée par la GCF[30]. Mais c'est quand il abandonne finalement l'idée d'une révolution de la classe ouvrière et commence à spéculer sur une sorte d'utopie de citoyens autonomes, quand il plonge dans les bains plus obscurs de la sociologie et de la psychanalyse lacanienne, qu'il devient intéressant pour l'académie bourgeoise et les branches les plus sophistiquées des médias, qui étaient tout à fait disposées à lui pardonner les folies de sa jeunesse et à l'accepter dans leurs très confortables rangs.

Mais notre article ("Mort de Cornelius Castoriadis … ") accuse Castoriadis d'une trahison plus grave que d’abandonner la vie militante et de rechercher avant tout son avancement professionnel.

  • "Mais le véritable test du radicalisme de Castoriadis avait déjà eu lieu au début des années 80, lorsque, sous la direction de Reagan, la bourgeoisie occidentale a lancé une campagne assourdissante contre la menace militaire de "l’Empire maléfique" de l'URSS afin de justifier une campagne d'armement sans précédent depuis la seconde guerre mondiale. Et c'est précisément à cette époque que Castoriadis publie son livre "Facing War" où il tente de démontrer qu'il existe un "déséquilibre massif" en faveur de la Russie, "une situation qu'il était pratiquement impossible pour les Américains de modifier". De plus, cette "analyse" a été fréquemment citée par Marie-France Garaud, idéologue de la droite ultra-militariste et porte-parole en France des campagnes Reaganiste.
    A la fin des années 80, la réalité a démontré que la puissance militaire russe était en fait largement inférieure à celle des
    États-Unis, mais cela n'a pas émoussé l'autosatisfaction de Castoriadis et n'a pas fait taire les louanges des journalistes à son égard. Ce n'était pas nouveau non plus. A partir de 1953-54, avant même d'abandonner ouvertement le marxisme, Castoriadis a développé toute une théorie selon laquelle le capitalisme aurait définitivement surmonté sa crise économique (voir 'La dynamique du capitalisme' dans SouB n° 120). Nous savons ce qui s'est passé après cela: la crise du capitalisme est revenue en force à la fin des années 60. Ainsi, lorsqu'un recueil de poche (Editions 10/18) des œuvres de Castoriadis a été publié en 1973, il y manquait certains écrits peu glorieux, ce qui a permis à son ami Edgar Morin de dire à l'époque: "Qui peut aujourd'hui publier sans honte, voire avec fierté, les textes qui ont marqué son parcours politique de 1948 à 1973, sinon un esprit rare comme Castoriadis ?" (Le Nouvel Observateur)".

Castoriadis a-t-il ouvertement appelé à mobiliser les travailleurs pour défendre la "démocratie occidentale" contre ce qu'il a appelé la "stratocratie" du bloc de l'Est ? Dans un fil sur Libcom en 2011, un post signé 'Julien Chaulieu' s'oppose au post original, un récit de la vie de Castoriadis écrit par la Fédération Anarchiste au Royaume-Uni, qui affirme que "dans sa dernière période, Castoriadis s'est orienté vers les investigations philosophiques, vers la psychanalyse. Dans cette période, son manque de connaissance des événements et mouvements sociaux actuels l'a conduit vers une tentative de défense de l'Occident - parce que la lutte y restait encore possible - contre l'impérialisme stalinien".[31]

Julien Chaulieu répondit:

  • "En tant que personne qui a étudié toutes ses œuvres, aux côtés de Guy Debord et de nombreux anarchistes-libertaires socialistes, je peux confirmer que la déclaration ci-dessus est tout à fait fausse.
    Castoriadis n'a jamais défendu l'Occident. Il s'agissait d'un malentendu, basé sur une propagande du parti social-fasciste stalinien grec (Parti Communiste de Grèce). Dans cette interview-vidéo (qui n'est malheureusement disponible qu'en grec), il affirme que l'URSS était effectivement oppressive et tyrannique, mais que cela ne veut pas dire que nous devons défendre les puissances capitalistes occidentales qui sont tout aussi brutales à l'égard du "Tiers Monde". Le fait qu'il ait abandonné les idées socialistes typiques, en s'orientant vers l'autonomie a provoqué des réactions massives au sein du PCG.

Dans cet entretien, il a déclaré ce qui suit:

  • "Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des sociétés capitalistes. Un marxiste dira que le mode de production dans le monde occidental est capitaliste, donc ces sociétés sont capitalistes parce que le mode de production détermine tout. Mais ces sociétés ne sont pas seulement capitalistes. Elles se nomment elles-mêmes démocraties (je ne les dis pas démocratiques parce que j'ai une définition différente de la démocratie), je les appelle des oligarchies libérales. Mais dans ces sociétés, il y a un élément démocratique qui n'a pas été créé par le capitalisme. Au contraire, il a été créé en contraste avec le capitalisme. Il a été créé alors que l'Europe sortait du Moyen Âge et qu'une nouvelle classe sociale était en train d'être créée, la soi-disant classe moyenne (qui n'a rien à voir avec les capitalistes) et elle a essayé d'obtenir une certaine liberté vis-à-vis des féodaux, des rois et de l'église. Ce mouvement se poursuit après la Renaissance avec la Révolution anglaise au XVIIe siècle, les révolutions française et américaine au XVIIIe siècle qui ont abouti à la création du mouvement ouvrier."
    En fait, il semble très critique à l'égard du capitalisme, il dévoile le mythe selon lequel "
    le capitalisme est le seul système qui fonctionne, le moins mauvais", qui est l'approche occidentale dominante. Rien de pro-capitaliste ici. Au contraire, il dit la vérité qui a été détruite par des libéraux stupides".

Mais ce que nous trouvons réellement dans ce passage, avec son analyse alarmiste de la force militaire russe, et encore une fois avec certaines déclarations sur la guerre du Golfe de 1991[32] c'est que les textes ultérieurs de Castoriadis créent une zone d'ambiguïté qui peut facilement être exploitée par les vrais vautours de la société capitaliste, même si Castoriadis lui-même évite de s'incriminer avec des déclarations explicitement pro-guerre.

Notre article aurait également pu ajouter qu'il y a une autre facette de "l'héritage de Castoriadis": il est, en un sens, l'un des pères fondateurs de ce que nous avons appelé le courant "moderniste" (et qui, rappelons-le, a toujours été inspiré, dans une large mesure, par la version Castoriadis issue du trotskysme), composé de divers groupes et individus qui prétendent avoir dépassé le marxisme mais qui se considèrent encore comme révolutionnaires et même communistes. Plusieurs membres de l'Internationale Situationniste, qui tendaient vers cette direction, étaient même membres de SouB, mais la transmission de cette flamme est une tendance plus générale et ne dépend pas d'une succession physique directe. Les Situationnistes, par exemple, se sont mis d'accord avec Castoriadis sur le slogan de l'autogestion généralisée, ont convenu que l'analyse marxiste de la crise économique était une vieillerie, mais ne l'ont pas suivi dans l’abandon de l'idée de la classe ouvrière comme force motrice de la révolution. D'autre part, la tendance principale du modernisme ultérieur - qui tend aujourd'hui à se qualifier de "mouvement pour la communisation" - a lu Marx et Bordiga et est capable de montrer que cette notion d'autogestion est tout à fait compatible avec la loi de la valeur. Mais ce qu'ils héritent de Castoriadis, c'est avant tout l'abandon de la classe ouvrière comme sujet de l'histoire. Et de même que le dépassement de Marx par Castoriadis l'a ramené à Proudhon, de même le puissant acte "d’abrogation" cher aux communisateurs ramène ces derniers à Bakounine, où toutes les classes s'immolent dans la grande conflagration à venir. Mais ceci est une polémique que nous devrons reprendre.

 C D Ward, décembre 2017


[1] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire: Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme (première partie) [18], Revue internationale n° 161.

[2] Chaulieu étant un nom de guerre pour Cornelius Castoriadis - avec Paul Cardan et d'autres; Montal pour Claude Lefort.

[3] Lire à ce sujet: Mémoires d'un révolutionnaire (A. Stinas, Grèce): nationalisme et antifascisme [19] dans la Revue internationale n° 72; Revolutionary defeatists in Greece in World War II, Aghis Stinas [20].

[4] Voir par exemple ce texte de 1945 Defense of the Soviet Union and Revolutionary Tactics [21].

[5] Lettre ouverte au Parti Communiste Internationaliste [22].

[6] On the Content of Socialism I - Socialisme Ou Barbarie [23], On the Content of Socialism II - Socialisme Ou Barbarie [14], On the Content of Socialism III - Socialisme Ou Barbarie [24]

[7] Workers' councils and the economics of self-managed society - Cornelius Castoriadis [25]

[8] La brochure de Pannekoek a été écrite pendant la guerre mais publiée complètement dans les années qui ont suivi. La référence qu’y fait Castoriadis est dans On the Content of Socialism III - Socialisme Ou Barbarie [24]

[9] CS II.

[10] Chapitre XLVIII

[11] Voir notre article précédant dans cette série, Le renversement du fétichisme de la marchandise [26].

[12] Solidarity, the market and Marx [27]. Le texte est également intéressant dans la mesure où il salue l'apparition de nouveaux groupes comme Workers Voice à Liverpool, Internationalism aux États-Unis et le groupe de Londres qui, après s'être séparé de Solidarity, a formé World Revolution, qui sont beaucoup plus clairs que Solidarity sur le contenu du socialisme/communisme. Ce qu'il ne fait pas, c'est de s'opposer à la conception essentiellement nationale du socialisme contenue dans CS II - une faiblesse qui afflige inévitablement le SPGB avec sa vision d'un chemin parlementaire vers le socialisme. Voir note suivante.

[13] Pour nous - et nous pensons être plus proches de Marx ici, même s'il préférait beaucoup le terme "communisme" - nous considérons le socialisme et le communisme comme la même chose: une société où le travail salarié, la production marchande et les frontières nationales ont été dépassés.

[14] Voir notre article Décadence du capitalisme: le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme [28].

[15] Le Capital, volume 1, chapitre 1

[16] Il est intéressant de noter que dans une lettre à Socialisme ou Barbarie en 1953, Anton Pannekoek avait déjà remarqué la conception restrictive des conseils ouvriers par le groupe français: "Alors que vous limitez l'activité de ces organismes à l'organisation du travail dans les usines après la prise de pouvoir social par les travailleurs, nous les considérons aussi comme étant les organismes par lesquels les travailleurs vont conquérir ce pouvoir". Letter to Socialisme ou Barbarie [29]. Anton Pannekoek 1953.

[17] CS II

[18] 1951: Barcelona general strike [30].

[19] Unions against revolution [31]. Ce texte fut également publié dans Internationalism n°3 au début des années 70, avec une introduction de Judith Allen, Les syndicats et le réformisme. La réponse de Munis à celle-ci fut Brouillon théorique et clarté révolutionnaire [32]. Il existe une édition française de Pour un second manifeste communiste [33].

[20] Voir par exemple Les rapports de production en Russie [34].

[21] La société bureaucratique 1: les rapports de production en Russie, éditions 10:18, 1973

[22] Parti-État, Stalinisme, Révolution, éditions Spartacus, 1975

[23] Les confusions du "fomento obrero revolucionario" sur Russie 1917 et Espagne 1936 [35] publié dans la Revue internationale n° 25; Polémique: Où va le FOR ? [36] (Ferment Ouvrier Révolutionnaire) dans la Revue internationale n° 52.

[24] Polémique: Où va le FOR ? [36]

[25] À la mémoire de munis, un militant de la classe ouvrière [37], dans la Revue internationale n° 58.

[26] Dans la brochure Alarme, non datée.

[27] Revue internationale n° 156. Voir également la résolution sur la lutte de classe internationale [38] de notre 22eme congrès, en particulier son point 15, publiée dans la Revue internationale n° 159.

[28] Lettre ouverte au Parti Communiste Internationaliste [22]

[29] Curieusement, il n'inclut pas Marc Chirik dans la liste, ni dans l'ensemble de l'article, ce qui le prive quelque peu d'un important domaine d'investigation. Non seulement les discussions entre Munis et la Gauche Communiste de France à la fin des années 40 et au début des années 50 ont joué un rôle dans la rupture de Munis avec le trotskysme, mais aussi nous pouvons voir tout au long des écrits de Munis sur la crise économique une polémique continue contre la conception de la décadence défendue par la GCF et plus tard le CCI.

[30] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire: Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme (première partie) [18].

[31] Castoriadis, Cornelius, 1922-1997 [39]

[32] Selon Takis Fotopoulos: "Enfin, il faut mentionner sa position sur la guerre du Golfe, ce qui était totalement inacceptable pour un membre auto-déclaré de la gauche anti-systémique, alors que, contrairement à d'autres analystes de la gauche comme Noam Chomsky (en aucun cas un extrémiste et lui aussi un admirateur enthousiaste de l'effondrement de l'URSS !), il n'a pas pris une position sans équivoque contre cette guerre criminelle, qui a ouvert la voie à la destruction éventuelle de l'Irak, mais il a plutôt adopté une approche indirecte de "distances égales" envers la victime (le peuple irakien) et le bourreau (l'élite transnationale). Ainsi, après avoir rejeté le pétrole comme la cause fondamentale de la guerre dans le Golfe (et plus tard, par conséquence, de l'invasion de l'Irak, ce qui est aujourd'hui reconnu même par le chef du système de la Réserve fédérale américaine de l'époque, il a ensuite suggéré - plus d'une décennie avant Samuel Huntington - une sorte de "choc des civilisations" version Castoriadis. Il s'agissait en fait d'une "approche à distances égales" déguisée à l'égard de la victime et de son agresseur (c'est-à-dire l'approche habituelle adoptée par la gauche réformiste sur toutes les guerres récentes de l'élite transnationale): "Le conflit va déjà bien au-delà du cas de l'Irak et de Saddam Hussein. Il est en train de se transformer en confrontation entre, d'une part, des sociétés maintenues sous l'emprise d'un imaginaire religieux tenace, aujourd'hui renforcé, et, d'autre part, des sociétés occidentales qui, d'une manière ou d'une autre, ont été délivrées de cet imaginaire mais se sont révélées incapables de transmettre au reste du monde autre chose que les techniques de guerre et la manipulation de l'opinion." Pas étonnant que, dans les années 1990, Castoriadis, à ma connaissance, n'ait jamais prononcé un seul mot contre l'embargo occidental catastrophique contre ce pays qui a entraîné, selon les estimations de l'ONU, la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, ou contre les bombardements meurtriers du pays ordonnés par l'administration Clinton. Inutile d'ajouter qu'une approche "à distances égales", similaire à celle adoptée par Castoriadis et la gauche réformiste, implique en effet un soutien indirect des élites dirigeantes et de leurs "guerres" !   The Autonomy project and Inclusive Democracy: A critical review of Castoriadis’ thought’ [40], Takis Fotopoulos, The International Journal of Inclusive Democracy Vol. 4, No. 2 (Avril 2008).

Courants politiques: 

  • Gauchisme [41]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

La bourgeoisie mondiale contre la révolution (II): La social-démocratie et le stalinisme à jamais dans le camp bourgeois

  • 231 lectures

Dans la première partie de cet article [42], nous avons mis en évidence la réaction de toutes les grandes puissances impérialistes pour endiguer la vague révolutionnaire et éviter qu’elle ne se répande dans les grands pays industrialisés de l’Ouest de l’Europe. Alors que les bourgeoisies d’Europe s’étaient entredéchirées durant quatre ans, elles faisaient désormais cause commune contre leur ennemi historique : le prolétariat mondial. Parmi les multiples forces que la classe dominante engagea pour la préservation de son système, la social-démocratie (dont la direction et l’aile droite avaient voté les crédits de guerre en 1914, consacrant ainsi un opportunisme de longue date qui l'amenait à passer définitivement dans le camp de la bourgeoisie) devait jouer un rôle déterminant dans la répression et la mystification de la révolution mondiale. Le parti social-démocrate allemand (SPD) se plaça aux avants postes de cette offensive puisqu’il fut le véritable bourreau de la révolution allemande en janvier 1919. Comme Lénine et Rosa Luxemburg l’avaient pressenti[1], l’impossibilité de l’extension de la révolution dans les grands centres industriels d’Europe de l’Ouest déboucha sur l’isolement, la dégénérescence de la République des soviets et la victoire de la contre-révolution stalinienne qui pèse encore énormément dans les rangs de la classe ouvrière mondiale.

I. La trahison de social-démocratie

Le rejet de la solidarité du prolétariat de Russie

Au cours de la vague révolutionnaire qui gagna l’Allemagne à partir de novembre 1918, la social-démocratie joua véritablement le rôle de tête de pont de la bourgeoisie dans le but d’isoler la classe ouvrière de Russie.

Lorsque la révolution éclata en Allemagne, les diplomates soviétiques furent expulsés par Scheidemann (sous-secrétaire d’État sans portefeuille dans le cabinet de Max de Bade). À ce moment-là, les masses ouvrières n’avaient pas véritablement perçu l’abandon progressif du marxisme par le SPD. À la veille de la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers d’ouvriers en Allemagne en étaient encore membres. Mais sa désolidarisation avec la révolution de Russie confirmait sa trahison et son passage dans le camp bourgeois. Après la mutinerie des marins de Kiel, Haase transmit par téléscripteur un message des commissaires du peuple au gouvernement soviétique en le remerciant pour l’envoi de céréales mais, après une pause, le message se poursuivait ainsi : "Sachant que la Russie est oppressée par la faim, nous vous demandons de distribuer au peuple russe affamé le grain que vous entendez sacrifier pour la révolution allemande. Le président de la République américaine Wilson, nous garantit l’envoi de farine et de lard nécessaire à la population allemande pour passer l’hiver." Comme l’a dit Karl Radek par la suite, "la main tendue resta suspendue dans le vide" ! Le gouvernement "socialiste" préférait l’aide d’une puissance capitaliste plutôt que celle des ouvriers de Russie ! En effet, à la place, le gouvernement allemand accepta de la farine et du lard américains, d’énormes quantités d’articles de luxe et d’autres marchandises superflues qui mirent le Trésor allemand à sec. Le 14 novembre, le gouvernement fit parvenir un télégramme au président américain Wilson : "Le gouvernement allemand demande au gouvernement des États-Unis de faire savoir par télégraphe au chancelier du Reich (Ebert) s’il peut compter sur la fourniture de denrées alimentaires de la part du gouvernement des États Unis, de façon à ce que le gouvernement allemand soit en mesure de garantir l’ordre à l’intérieur du pays et de rétribuer équitablement de tels approvisionnements."

En Allemagne, ce télégramme fut diffusé partout pour faire passer le message suivant aux ouvriers : "renoncez à la révolution et à abattre le capitalisme, et vous aurez du pain et du lard !". Mais aucune condition de ce genre n’avait été imposée par les Américains. Ainsi, non seulement la social-démocratie faisait du chantage aux ouvriers mais elle leur mentait effrontément en leur faisant croire que ces conditions étaient imposées par Wilson lui même.[2]

La social-démocratie à la tête de la contre-révolution

Dans ces conditions, il ne faisait aucun doute que la social-démocratie allemande se plaçait aux avant-postes de la contre-révolution. Le 10 novembre 1918, le conseil des ouvriers et de soldats de Berlin, l’organe suprême du pouvoir reconnu par le nouveau gouvernement, prit la décision de rétablir immédiatement les relations diplomatiques avec le gouvernement russe en attendant l’arrivée de ses représentants à Berlin. Cette résolution était un ordre que les commissaires du peuple auraient dû respecter mais ils ne le firent pas. Bien qu’ils s’en soient défendus dans l’organe de l’USPD, la trahison et la vente de la révolution aux puissances impérialistes a été acceptée par les Indépendants (USPD) comme le prouve le procès-verbal de la séance du conseil des commissaires du peuple du 19 novembre 1918 : "Poursuite de la discussion sur les relations entre l’Allemagne et la République des soviets. Haase conseille d’adopter une politique dilatoire. (...) Kautsky est d’accord avec Haase : la décision doit être différée. Le gouvernement soviétique ne peut survivre longtemps ; d’ici quelques semaines, il n’existera plus (...)."[3] Cependant, alors que l’aile droite de ce parti centriste passait progressivement du côté de la contre-révolution, l’aile gauche s'orientait plus clairement vers la défense des intérêts prolétariens.

Mais le zèle du gouvernement "socialiste" ne s’arrêtait pas là. Face à l’irritation de l’Entente du fait de la lenteur avec laquelle les troupes allemandes se retiraient des territoires orientaux, le gouvernement allemand répondit par une dépêche diplomatique qui, bien qu’envoyée après l’expulsion des sociaux-démocrates indépendants (du gouvernement), avait été élaborée avec eux. Voici ce qui était affirmé : "La conviction de l’Entente selon laquelle les troupes allemandes soutiendraient le bolchevisme, de leur propre initiative ou par ordre supérieur, directement ou bien en faisant obstacle aux mesures antibolcheviques, ne correspond pas à la réalité. Nous aussi, Allemands, et donc nos troupes également, retenons que le bolchevisme représente une menace extrêmement grave qu’il faut éventer par tous les moyens."[4]

Si le SPD illustre de la manière la plus extrême le passage de la social-démocratie dans le camp de la bourgeoisie, notamment dans sa lutte ouverte contre la révolution de Russie, la plupart des autres grands partis socialistes dans le monde ne furent pas en reste. La tactique du Parti socialiste italien a consisté, durant toute la guerre, à freiner la lutte de classes sous couvert d’une position faussement neutre dans le conflit mondial illustrée par le slogan hypocrite "ni saboter, ni participer", ce qui revenait à fouler aux pieds le principe de l’internationalisme prolétarien. En France, à côté de la fraction passée avec armes et bagage dans le camp de la bourgeoisie lors du vote des crédits de guerre, le mouvement socialiste restait gangréné par le centrisme qui ne faisait qu’encourager l’hostilité vis à vis de la révolution d’Octobre et de la fraction bolchevique. Néanmoins, un courant de gauche commençait à se dégager à la fin de l’année 1918 et au début de 1919. Même si la bourgeoisie surfait sur la vague de la victoire pour affermir le sentiment patriotique, le prolétariat français payait surtout l’absence d’un véritable parti marxiste. C’est d’ailleurs ce que faisait remarquer Lénine très lucidement : "la transformation du vieux type de parti européen parlementaire, réformiste à l’œuvre et légèrement coloré d’une teinte révolutionnaire, vraiment communiste, est chose extraordinairement difficile. C’est certainement en France que cette difficulté apparaît le plus nettement."[5]

La social-démocratie sabote et torpille les conseils ouvriers[6]

En Russie, comme dans tous les pays où vont éclore des soviets, les partis socialistes jouèrent un double jeu. D’un côté, ils laissaient croire qu’ils étaient favorables au développement de la lutte émancipatrice des ouvriers à travers les soviets. De l’autre, ils firent tout leur possible pour stériliser ces organes d’auto-organisation de la classe. C’est en Allemagne que cette entreprise prit le plus d'ampleur. En apparence favorables aux conseils ouvriers, les socialistes se révélèrent y être farouchement hostiles. En cela, leur action destructrice au sein des soviets montre bien qu’ils se sont comportés en véritables chiens de garde de la bourgeoisie. La tactique était simple, il s’agissait de saper le mouvement de l’intérieur afin de vider les conseils de leur contenu révolutionnaire. Il s’agissait ainsi de stériliser les soviets en les assujettissant à l’État bourgeois, en faisant en sorte qu’ils se conçoivent comme des organes transitoires jusqu’à la tenue des élections à l’Assemblée nationale. Les conseils devaient également être ouverts à toute la population, à toutes les couches du peuple. En Allemagne par exemple, le SPD créa des "Comité de salut public" accueillant toutes les couches sociales avec des droits identiques.

Par ailleurs, les dirigeants SPD/USPD sabotèrent le travail des soviets depuis le Conseil des commissaires du peuple[7] en imposant d’autres instructions que celles données par le Conseil Exécutif (CE), qui était, lui, une émanation des conseils ouvriers, ou encore en faisant en sorte que celui-ci ne possède pas sa propre presse. Sous majorité SPD, le CE prit même position contre les grèves de novembre et décembre 1918. Cette entreprise de démolition de l’auto-organisation de la classe eut lieu également en Italie entre 1919 et 1920 au moment des grandes grèves puisque le PSI fit tout son possible pour transformer les conseils en vulgaires comités d’entreprise bien incorporés à l’État et appelant à l’autogestion de la production. La gauche du parti mena donc le combat contre cette illusion qui ne pouvait qu’enfermer la lutte des ouvriers dans le périmètre étroit de l’usine : "Nous voudrions éviter que ne pénètre dans les masses ouvrières la conviction qu'il suffit sans plus de développer l'institution des Conseils pour s'emparer des usines et éliminer les capitalistes. Ce serait une illusion extrêmement dangereuse (…) Si la conquête du pouvoir politique n'a pas lieu, les Gardes Royales, les carabiniers se chargeront de dissiper toute illusion, avec tout le mécanisme d'oppression, toute la force dont dispose la bourgeoisie, l'appareil politique de son pouvoir" (A. Bordiga)[8].

Mais la social-démocratie allemande montra son nouveau vrai visage lorsqu’elle assuma directement la répression des grèves ouvrières. En effet, le déploiement d’une intense campagne idéologique en faveur de la République, du suffrage universel, de l’unité du peuple ne suffit pas à détruire la combativité et la conscience du prolétariat. Ainsi, désormais au service de l’État bourgeois, les traîtres du SPD firent alliance avec l’armée pour réprimer dans le sang le mouvement de masse qui prolongeait celui né en Russie et qui mettait en péril l’une des puissances impérialistes les plus développés du monde. Le commandant en chef de l'armée, le général Groener, qui avait collaboré quotidiennement avec le SPD et les syndicats au cours de la guerre en tant que responsable des projets d'armements explique :

  • "Nous nous sommes alliés pour combattre le bolchévisme. La restauration de la monarchie était impossible. (...) J'avais conseillé au Feldmaréchal de ne pas combattre la révolution par les armes, parce qu'il était à craindre que compte tenu de l'état des troupes un tel moyen irait à l'échec. Je lui ai proposé que le haut commandement militaire s'allie avec le SPD, vu qu'il n'y avait aucun parti disposant de suffisamment d'influence dans le peuple, et parmi les masses pour reconstruire une force gouvernementale avec le commandement militaire. Les partis de droite avaient complètement disparu et il était exclu de travailler avec les extrémistes radicaux. Il s'agissait en premier lieu d'arracher le pouvoir des mains des conseils ouvriers et de soldats de Berlin. Dans ce but une entreprise fut prévue. Dix divisions devaient entrer dans Berlin. Ebert était d'accord. (...) Nous avons élaboré un programme qui prévoyait, après l'entrée des troupes, le nettoyage de Berlin et le désarmement des Spartakistes. Cela fut aussi convenu avec Ebert, auquel je suis particulièrement reconnaissant pour son amour absolu de la patrie. (...) Cette alliance fut scellée contre le danger bolchevique et le système des conseils.» (octobre-novembre 1925, Zeugenaussage)[9]

Le gouvernement social-démocrate n’a pas non plus hésité à faire appel à la bourgeoisie d’Europe occidentale dans l’opération de maintien de l’ordre lors les journées cruciales de janvier 1919. De toute façon, celle-ci se faisait un point d’honneur d’occuper Berlin si la révolution sortait victorieuse. Le 26 mars 1919, le premier ministre anglais Lloyd George écrit dans un mémorandum adressé à Clémenceau et Wilson : "Le plus grand péril, dans la situation actuelle réside, selon moi, dans le fait que l’Allemagne pourrait se tourner vers le bolchévisme. Si nous sommes sages, nous offrirons à l’Allemagne une paix, qui, parce qu’elle est juste, sera préférable pour tous les gens raisonnables à l’alternative du bolchévisme."[10] Face au danger de "bolchévisation de l’Allemagne", les principaux chefs politiques de la bourgeoisie ne se montrèrent pas si pressés de désarmer l’ennemi d’hier. Lors d’un débat au sénat sur la question en octobre 1919, Clémenceau ne cachait absolument pas les raisons : "D’abord pourquoi avons-nous accordé à l’Allemagne ces 288 canons ? (...) Parce que l’Allemagne a besoin de se défendre et que nous n’avons pas intérêt à avoir une seconde Russie bolchevique au centre de l’Europe ; c’est assez d’une."[11]

Alors que l’armistice venait à peine d’être signé, le gouvernement des Ebert-Noske- Scheidemann-Erzberger scellait la paix avec les Clémenceau-Lloyd George et Wilson par un pacte militaire dirigé contre le prolétariat allemand. Par la suite, la violence avec laquelle le chien sanglant Noske et ses corps francs se déchainèrent lors de la "semaine sanglante" du 6 au 13 janvier 1919 n’a d’égale que la répression terrible qu’exercèrent les Versaillais contre les Communards lors de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Comme 38 ans plus tôt, le prolétariat subissait "la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi" (Karl Marx) de la bourgeoisie. Mais le bain de sang de janvier 1919, n’était que le prologue d’un châtiment beaucoup plus terrible qui s’abattit par la suite sur les ouvriers de la Ruhr, d’Allemagne centrale, de Bavière...

La mystification démocratique dans les pays "vainqueurs"

Dans les principaux pays alliés, la victoire sur les forces de la Triple Alliance n’empêcha pas la réaction de la classe ouvrière face à la barbarie que connut l’Europe entre 1914 et 1918. Malgré l’écho retentissant d’Octobre 17 au sein du prolétariat d’Europe de l’Ouest, les bourgeoisies de l’Entente surent instrumentaliser l’issue de la guerre afin de canaliser le développement des luttes du prolétariat entre 1917 et 1927. Alors que la guerre impérialiste est l’expression de la crise générale du capitalisme, la bourgeoisie réussit à faire avaler l’idée que ce n’était qu’une anomalie de l’histoire, que c’était "la der des der", que la société allait retrouver une stabilité et que la révolution n’avait pas lieu d’être. Dans les pays les plus modernes du capitalisme, la bourgeoisie martelait que désormais toutes les classes devaient participer à la construction de la démocratie. L’heure était soi-disant à la réconciliation et non pas aux affrontements sociaux. C’est dans cette optique qu’en février 1918, les parlementaires anglais adoptèrent le Representation of the People Act qui élargissait les effectifs électoraux et octroyait le droit de vote aux femmes de plus de trente ans. Dans un contexte où les luttes sociales faisaient rage en Grande-Bretagne, la bourgeoisie la plus expérimentée du monde, avec beaucoup d’habileté, tentait de détourner la classe ouvrière de son terrain de classe. Comme l’affirmait à l’époque Sylvia Pankhurst, cette habile manœuvre était en grande partie imposée par la menace d’une propagation de la révolution d’Octobre dans les pays occidentaux : "Les événements de Russie ont suscité une réponse à travers le monde, pas seulement parmi la minorité qui était favorable à l’idée du Communisme des Conseils, mais aussi parmi les tenants de la réaction. Ces derniers étaient parfaitement conscients de la croissance du soviétisme lorsqu’ils ont décidé de jouer la carte de la vieille machine parlementaire en accordant à certaines femmes à la fois le droit de vote et le droit d’être élues". (La menace ouvrière, 15 décembre 1923).[12]

Par ailleurs, la bourgeoisie sut très bien instrumentaliser l’issue de la guerre en jouant sur la division entre pays vainqueurs et pays vaincus afin de briser la dynamique de généralisation des luttes. Par exemple, à la suite de la dislocation de l’empire austro-hongrois, le prolétariat des différentes entités territoriales dut subir la propagande des luttes de libération nationale. De la même manière dans les pays vaincus il fut cultivé un état d’esprit revanchard parmi le prolétariat. Dans les pays vainqueurs, même si le prolétariat aspirait majoritairement à la tranquillité après quatre années de guerre, les nouvelles de Russie n’étaient pas accueillies sans provoquer un nouvel élan de combativité en France ou en Grande Bretagne notamment. Mais cet élan fut canalisé par la digue du chauvinisme et le battage de la victoire de la civilisation contre les "sales boches". Face à la dégradation des conditions de vie, consécutive à la poussée de la crise à partir des années 1920, des luttes ouvrières éclatèrent cependant en Angleterre, en France, en Allemagne ou encore en Pologne. Mais ces mouvements violemment réprimés pour la plupart n’étaient en fait que les derniers soubresauts de la vague révolutionnaire qui allait connaître ses dernières convulsions lors de la répression terrible des ouvriers de Shanghai et de Canton en 1927.[13] La bourgeoisie avait donc réussi à coordonner ses forces afin de finir d’étouffer et de réprimer les derniers bastions de la vague révolutionnaire. Par conséquent, comme nous l’avons déjà mis en évidence il faut reconnaître que la guerre ne crée pas les conditions les plus favorables à la généralisation de la révolution. En effet, la crise économique mondiale telle qu’elle se déploie depuis les années 60 semble être une base matérielle beaucoup plus valable pour la révolution mondiale étant donné qu’elle touche tous les pays sans exception et qu’elle ne peut être stoppée contrairement à la guerre impérialiste. Les partis socialistes eurent un rôle central dans la promotion de la démocratie et du système républicain et parlementaire présentés comme un pas en avant sur le chemin de la révolution. En Italie, dès 1919, le PSI prôna sans ambiguïté la reconnaissance du régime démocratique en poussant les masses à aller voter aux élections de 1919. Circonstance aggravante, le succès électoral qui s’en suivit fut approuvé par l’Internationale Communiste. Or, une fois aux commandes, les socialistes gérèrent l’État comme une quelconque fraction bourgeoise. Dans les années suivantes, les thèses antifascistes propagées par Gramsci et les ordinovistes dirigeaient ni plus ni moins la classe ouvrière italienne vers l’interclassisme. Considérant que le fascisme exprimait une dérive et une particularité de l’histoire italienne, Gramsci prônait la mise en place de l’Assemblée constituante, étape intermédiaire entre le capitalisme italien et la dictature du prolétariat. Selon lui, "une classe à caractère international doit, en un certain sens, se nationaliser". Il fallait donc que le prolétariat fasse alliance avec la bourgeoisie au sein d’une assemblée nationale constituante où les députés de "toutes les classes démocratiques du pays" élus au scrutin universel, élaboreraient la future constitution italienne. Lors du Ve congrès mondial, Bordiga répondit à ces errements qui amenaient le prolétariat à quitter son terrain de classe au nom des illusions démocratiques : "Nous devons repousser l’illusion selon laquelle un gouvernement de transition pourrait être naïf au point de permettre qu’avec des moyens légaux, des manœuvres parlementaires, des expédients plus ou moins habiles, on fasse le siège des positions de la bourgeoisie, c’est à dire qu’on s’empare légalement de tout son appareil technique et militaire pour distribuer tranquillement les armes aux prolétaires. C’est là une conception véritablement infantile ! Il n’est pas si facile de faire une révolution !" [14]

II- Les campagnes de calomnie accompagnent la répression sanglante

Une propagande organisée au sommet des États

  • "Parallèlement à la préparation militaire de la guerre civile contre la classe ouvrière, on procédait à la préparation idéologique" (Paul Frölich). En effet, très tôt, dans les semaines et les mois qui suivent la révolution en Russie, la bourgeoisie s’employa à réduire l’événement à la prise du pouvoir par une minorité qui aurait détourné la volonté des masses et mènerait la société au désordre et au chaos. Mais cette intense campagne de propagande antibolchevique et anti-spartakiste n’est pas l’entreprise de quelques individualités zélées et déterminées à jouer les chiens de garde de la classe dominante mais d’une politique de toutes les fractions de la grande bourgeoisie pilotée dans les plus hautes sphères des appareils d’État. Comme nous l’avons développé dans un article de la Revue Internationale n°155, la Première Guerre mondiale fut un moment déterminant dans la prise en charge massive, par l’État, de l’information à travers la propagande et la censure. Le but était clair, peser idéologiquement sur les populations pour assurer la victoire dans cette guerre totale. Avec l’ouverture de la période révolutionnaire, le but de la propagande étatique était tout aussi limpide : peser sur les masses pour faire en sorte qu’elles s’éloignent des organisations du prolétariat et assurer la victoire de la contre-révolution. Les grands industriels allemands se montrèrent les plus déterminés et cassèrent leur tirelire pour la "bonne cause" de l’ordre bourgeois. Grâce à la dotation de quelques milliers de marks du banquier Helfferich et du politicien Friedrich Naumann, est fondé un "Secrétariat général sur l’étude et le combat du bolchévisme" le 1er décembre 1918 à Berlin. Le 10 janvier, son fondateur, un certain Stadtler, rassemble près de 50 industriels allemands afin de leur exposer ses vues. De suite après, Hugo Stinnes, l’un des plus grands magnats de l’industrie allemande galvanise les troupes en hauts de forme : "je suis d’avis qu’après cet exposé toute discussion est superflue. Je partage entièrement le point de vue de l’orateur. Si le monde de l’industrie, du commerce et de la banque n’a pas la volonté et n’est pas en mesure de verser une prime d’assurance de 500 millions de marks pour nous prémunir contre le danger qu’on vient de nous révéler, nous ne méritons pas qu’on nous considère comme les représentants de l’économie allemande. Je demande qu’on déclare close cette séance et prie messieurs Mankiewitz, Borsig, Siemens, Deutsch, etc., etc. (il cita à peu près huit noms) de passer avec moi dans la pièce à côté pour que nous nous mettions d’accord immédiatement sur un mode de répartition de cette contribution."[15]

Avec ces centaines de millions de marks de subventions, plusieurs officines purent voir le jour afin de mener la campagne antirévolutionnaire. La Ligue antibolchevique (l’ancienne Association du Reich contre la social-démocratie) fut certainement la plus active pour cracher son venin sur les révolutionnaires de Russie et d’Allemagne par la diffusion de millions de tracts, d’affiches, de brochures ou l’organisation de meetings. Cette première officine faisait partie d’un des deux centres contre-révolutionnaires avec le Bürgerrat et l’hôtel Eden où siégeait le quartier général de la division de fusiliers de cavalerie de la garde.

L’organisation de propagande "Construire et devenir, société pour l’éducation du peuple et pour l’amélioration des forces nationales du travail", fondée par Karl Erdmann fut directement financée par Ernst Von Borsig et Hugo Stinnes. Ce dernier, subventionna par ailleurs la presse nationaliste et les partis d’extrême-droite pour mener la propagande contre les spartakistes et les bolchéviques.

Mais dans la plupart des cas, la social-démocratie fut le maitre d’œuvre dans la manipulation de l’opinion au sein de la classe ouvrière. Comme le relate Paul Frölich, "cela commença par la diffusion de discours insipides célébrant la victoire de la révolution de novembre. Suivirent les promesses, les mensonges, les réprimandes et les menaces. L’Heimatdienst, une institution créée pendant la guerre pour manipuler l’opinion publique, diffusa des centaines de millions de tracts, opuscules et affiches, le plus souvent rédigés par les sociaux-démocrates, en soutien à la réaction. Déformant sans pudeur la signification des révolutions précédentes et les enseignements de Marx, Kautsky y proclamait son indignation vis-à-vis de la "prolongation de la révolution". On faisait du "bolchévisme" un épouvantail pour enfant. Ce concert aussi fut dirigé par les sociaux-démocrates, ces mêmes gentilshommes qui pendant la guerre avaient acclamé, dans les colonnes de leurs journaux, les bolcheviks (décrits comme fidèles disciples de la pensée de Marx) parce qu’ils pensaient alors que les luttes révolutionnaires russes aideraient Ludendorff et compagnie à vaincre définitivement les puissances occidentales. Maintenant, au contraire, ils diffusaient d’affreuses histoires sur les bolcheviks, allant jusqu’à faire circuler de faux "documents officiels" selon lesquels les révolutionnaires russes avaient mis les femmes en commun."[16]

Les révolutionnaires réduits à l’état de sauvages sanguinaires

Dès lors, les forces révolutionnaires qui défendaient l’internationalisme prolétarien furent les principales cibles, tout particulièrement après la prise du pouvoir par les ouvriers de Russie en Octobre 1917. Consciente du danger que pouvait faire peser l’extension de la révolution pour le capital mondial, les États les plus développés mirent en œuvre une véritable campagne de calomnie contre les bolchéviques afin d’écarter tout sentiment de sympathie et toute tentative de fraternisation. Lors des élections de 1919, la bourgeoisie française profita de l’occasion pour axer la campagne sur le "péril rouge" en alimentant la diabolisation de la révolution et des bolchéviques. Georges Clémenceau, l’un des grands acteurs de la contre-révolution fut particulièrement actif puisqu’il fit campagne sur le thème de "l’union nationale" et de la "menace du bolchévisme". Une brochure et une affiche célèbre intitulées "Comment lutter contre le bolchévisme ?" dressaient même le portrait du bolchevik, semblable à une bête, les cheveux hirsutes et un couteau entre les dents. Tout ceci contribuait à assimiler la révolution prolétarienne à une entreprise barbare et sanguinaire. Lors du congrès de fondation de l’Internationale Communiste, George Sadoul rendait compte de l’ampleur des calomnies déversées par la bourgeoisie française : "Lorsque j’ai quitté la France en septembre 1917, c’est-à-dire quelques semaines avant la Révolution d’Octobre, l’opinion publique en France tenait le bolchévisme pour une grossière caricature du socialisme. Les leaders du bolchévisme étaient considérés comme des criminels ou comme des fous. L’armée des bolcheviks n’était à ses yeux qu’une horde composée de quelques milliers de fanatiques et de criminels. (...) Je dois vous avouer à ma grande confusion que les neuf dixièmes des socialistes de la majorité comme de la minorité étaient du même avis. Nous pourrions alléguer comme circonstances atténuantes, d’une part notre parfaite ignorance des évènements russes, d’autre part toutes les calomnies et les faux documents propagés par la presse de toutes tendances sur la cruauté, la félonie et la traitrise des bolcheviks. La prise du pouvoir par cette "bande de brigands" produisit en France un effet de choc. La calomnie qui nous empêchait d’apercevoir la vraie figure du communisme devint encore plus noire lors de la signature de la paix de Brest. La propagande anti-bolchévique atteignit alors son apogée."

Bien que les gouvernements de la Triple Entente aient pu jouer sur l’élan de la victoire pour calmer le mécontentement au sein de la classe ouvrière, ils se devaient également de détourner toutes les velléités révolutionnaires vers le chemin des urnes. La bourgeoisie se montrait sous son vrai visage, vile, manipulatrice, menteuse ! L’anti-bolchévisme véhiculé par la presse, les médias et le monde universitaire depuis plusieurs décennies prend donc racine très tôt, au cours de la vague révolutionnaire, dans les plus hautes sphères des appareils étatiques. En effet, l’offensive militaire aux frontières russes, la répression sanglante de la classe ouvrière allemande en janvier 1919 devaient s’accompagner inexorablement d’une intense campagne de propagande afin de détourner l’élan de sympathie grandissant envers la révolution prolétarienne auprès des couches exploitées du monde entier. Parmi, les multiples affiches de propagande contre-révolutionnaires produites en France, en Angleterre ou en Allemagne, les principales cibles demeuraient les organisations politiques du prolétariat rendues responsables du chômage, de la guerre, de la faim et régulièrement accusées de semer le désordre et le crime[17]. Comme le résume P. Frölich, "les affiches dans la rue représentaient le bolchévisme comme un fauve la gueule grande ouverte, prêt à mordre".

L’appel à tuer l’avant-garde du prolétariat

Dès novembre 1918, la bourgeoisie allemande fit de Spartacus la cible à abattre. Il s’agissait de neutraliser l’influence de l’organisation auprès des masses. Pour ce faire, elle s’employa à l’accuser de tous les maux, Spartacus devint le bouc-émissaire, considéré comme une vraie peste pour l’ordre social et le capital allemand. Il fallait le faire disparaître. Le tableau que dépeint Paul Frölich, dix ans après les évènements est édifiant :

  • "Tout délit commis dans les grandes villes n’avait qu’un seul coupable : Spartacus ! Les spartakistes étaient accusés de tous les vols. Des délinquants en uniforme, protégés par des documents officiels, vrai ou faux, surgissaient dans les habitations, fracassant et pillant tout : c’était Spartacus qui les envoyait ! Toute souffrance, tout danger menaçant n’avait qu’une seule origine : Spartacus ! Spartacus, c’est l’anarchie, Spartacus, c’est la famine, Spartacus, c’est la terreur !"[18] L’ignominie de la social-démocratie et de toute la bourgeoisie allemande alla même plus loin, puisque le Vorwärts[19] organisa une véritable campagne de dénigrement et de haine contre Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et d’autres militants influents de la Ligue Spartacus : "Karl Liebknecht, un certain Paul Lévi et l’impétueuse Rosa Luxemburg, qui n’ont jamais travaillé à un étau ou à un tour, sont en train de ruiner nos rêves et ceux de nos pères. (...) Si la clique spartakiste veut nous bannir, nous et notre avenir, alors que Karl Liebknecht et compagnie soient eux aussi bannis !"

Au discours de haine succéda l’organisation d’une véritable chasse aux révolutionnaires. La Ligue pour la lutte contre le bolchévisme promettait d’offrir 10 000 marks pour la capture de Karl Radek ou pour des informations pouvant conduire à son arrestation. Mais les cibles principales restaient Liebknecht et Luxemburg. En décembre 1918, un manifeste placardé sur les murs de Berlin n'appelait rien de moins qu’à les assassiner. Son contenu donnait le ton du degré de violence avec lequel la social-démocratie s’acharnait sur Spartacus : "Travailleur, citoyen ! La patrie est au bord de la ruine. Sauvez-là ! La menace ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur : du groupe Spartacus. Frappez leur chef ! Tuez Liebknecht ! Et vous aurez paix, travail et pain ! Les soldats du front." Un mois avant, le conseil des soldats de Steglitz (une petite ville du Brandebourg) avait menacé Liebknecht et Luxemburg que les soldats tireraient à vue s’ils se présentaient dans une caserne pour prononcer "des discours incendiaires." La presse bourgeoise diffusait en réalité une véritable atmosphère de pogrom, "elle chantait les murs éclaboussés de la cervelle des fusillés. Elle transformait toute la bourgeoisie en une horde assoiffée de sang, ivre de dénonciations, qui traînait les suspects (des révolutionnaires et d’autres, parfaitement inoffensifs) devant les fusils des pelotons d’exécutions. Et tous ces hurlements culminaient en un seul cri de meurtre : Liebknecht, Luxemburg !"[20] La palme de l’ignominie peut être décernée au Vorwärts qui, le 13 janvier, publiait un poème qui faisait passer les principaux membres de Spartacus pour des déserteurs, des lâches qui trahissaient le prolétariat allemand et qui ne méritaient que la mort :

"Des centaines de morts en une seule série –

Prolétaires !

Karl, Radek, Rosa et compagnie –

Pas un d’entre eux n’est ici !

Prolétaires !"

Nous savons tous que ces calomnies ont malheureusement eut des effets sordides puisque le 15 janvier 1919, Karl et Rosa, ces deux grands militants de la cause révolutionnaire étaient assassinés par les corps francs. Le récit totalement mensonger que le Vorwärts fit de ces crimes illustrait à lui seul la mentalité de la bourgeoisie, cette classe "pitoyable et lâche" comme le soulignait déjà Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. D’après les journaux du 16 janvier au soir, Liebknecht aurait été tué lors d’une tentative d’évasion et Rosa Luxemburg lynchée par la foule. Comme le rapporte Paul Frölich, le commandant de la division de fusiliers de cavalerie de la garde, dont dépendaient les deux exécutants des deux meurtres, diffusa un communiqué qui falsifiait totalement le déroulement des évènements et qui fut repris par toute la presse. Tout ceci "donnant libre cours à un écheveau de mensonges, de manœuvres de dépistage et de violations de la loi qui fournira la trame d’une honteuse série de comédies interprétées par la magistrature."[21]

Au prix d’un travail acharné, toutes ces affabulations furent battues en brèche par Léo Jogiches qui, en collaboration avec une commission d’enquête créée par le conseil central et le conseil exécutif de Berlin, rétablit la vérité en mettant au jour le déroulement de ces crimes et en publiant la photographie du festin des meurtriers après leurs crimes. Il signait là son propre arrêt de mort ! Le 10 mars 1919, il était arrêté et assassiné dans la prison de la préfecture de police de Berlin. Un "simulacre de justice" eut lieu qui permit de percer la vérité malgré les intimidations et la corruption. Quant aux coupables, ils s’en sortirent par des acquittements ou de courtes peines de prison.

Hier, Rosa Luxemburg était cette sorcière rouge dévoreuse de "bons petites allemands", aujourd’hui, c’est la "bonne démocrate", "l’anti-Lénine", ce "dangereux révolutionnaire" et "l’inventeur du totalitarisme". La classe dominante n’est pas à une contradiction près, et puis, il faut bien le dire, les deux faces de son discours sur Rosa Luxemburg ne constituent pas à proprement parler une contradiction. C'est une nouvelle illustration de ce que la bourgeoisie fait de la mémoire des grands personnages qui ont osé défier son monde "sans cœur et sans esprit" : "Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’“accommoder” le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier". (Lénine, L’État et la Révolution).

III- Le stalinisme, véritable bourreau de la révolution

L’échec de la vague révolutionnaire fait le lit de Staline

L’écrasement sanglant de la révolution en Allemagne a été un coup terrible pour le prolétariat mondial. Comme Lénine et Rosa Luxemburg l’affirmaient, le salut de la révolution à l’échelle mondiale dépendait de la capacité des ouvriers des grandes puissances capitalistes à s’emparer du pouvoir dans leur propre pays. Autrement dit, l’avenir de l’humanité dépendait de l’extension de la vague révolutionnaire qui avait commencé en Russie. Or, ce déferlement n’a pas eu lieu. L’échec du prolétariat en Allemagne, en Hongrie, en Italie sonnait le glas de la révolution en Russie, une mort par asphyxie car n’ayant plus en son sein un souffle suffisant pour donner de l’élan aux ouvriers du monde entier. C’est dans cette agonie "qu’intervient précisément le stalinisme, en totale rupture avec la révolution lorsqu’après la mort de Lénine, Staline s’empare des rênes du pouvoir et, dès 1925, met en avant sa thèse de "la construction du socialisme en un seul pays" grâce à laquelle va s’installer dans toute son horreur la contre-révolution".[22]

Mais voilà, depuis des décennies, historiens, journalistes et autres commentateurs en tout genre falsifient l’histoire en essayant de trouver une continuité entre Lénine et Staline, et alimentent le mensonge selon lequel le communisme est l’égal du stalinisme. Or, dans les faits, un abîme se dresse entre d'une part Lénine et les bolcheviks et, d'autre part, le stalinisme.

L’État qui surgit après la révolution échappait de plus en plus à la classe ouvrière et absorbait progressivement le parti bolchévique où le poids des bureaucrates devenait prépondérant. Staline était le représentant de cette nouvelle couche de gouvernants dont les intérêts étaient en totale opposition avec le salut de la révolution mondiale. La thèse du "socialisme dans un seul pays" servit justement à justifier la politique de cette nouvelle classe bourgeoise en Russie consistant à se replier sur l’économie nationale et l’État, garant du statu quo et du mode de production capitaliste. Lénine n’a jamais défendu de telles positions. Bien au contraire, il a toujours défendu l’internationalisme prolétarien, considérant ce principe comme une boussole permettant au prolétariat de ne pas s’égarer sur le terrain de la bourgeoisie. Bien qu’il ne pouvait pas anticiper ce que serait le stalinisme, dans les dernières années de sa vie, Lénine était conscient de certains dangers qui guettaient la révolution et notamment la difficulté à enrayer l’attraction conservatrice de l’État sur les forces révolutionnaires. Même s’il fut incapable de s’y opposer, il mit en garde contre la gangrène bureaucratique sans pour autant trouver une solution à un problème de toute manière inéluctable. De même, Lénine se méfiait beaucoup de Staline et était hostile à ce que ce dernier obtienne des charges importantes. Dans son "testament" du 4 janvier 1923, il tentait même de l’écarter du poste de secrétaire général du parti où Staline était "en train de concentrer un pouvoir énorme dont il abuse de façon brutale". Une tentative vaine puisque Staline contrôlait déjà la situation. [23]

Comme nous le mettions en évidence dans notre brochure L’Effondrement du stalinisme : "C'est sur les décombres de la révolution de 1917 que le stalinisme a pu asseoir sa domination. C'est grâce à cette négation la plus radicale du communisme constituée par la doctrine monstrueuse du "socialisme en un seul pays" totalement étrangère au prolétariat et à Lénine que l'URSS est redevenue non seulement un État capitaliste à part entière mais aussi un État où le prolétariat a été soumis plus brutalement et plus férocement qu'ailleurs aux intérêts du capital national rebaptisés "intérêts de la patrie socialiste".24]

L’URSS : un État bourgeois impérialiste contre la classe ouvrière

Une fois au pouvoir, Staline voulait donc s’y maintenir. À la fin des années 20, il détenait entre ses mains tous les leviers de commande de l’appareil d’État soviétique. Nous avons démontré, dans l’un des premiers articles produits sur la Révolution en Russie, le processus ayant mené à la dégénérescence de la révolution et à l’émergence d’une nouvelle classe dominante faisant de ce pays un État capitaliste à part entière[25].

Ainsi, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques n’avait de "soviétique" que le nom !

  • "Non seulement le mot d'ordre de toute la période révolutionnaire : "Tout le pouvoir aux soviets" est abandonné et banni, mais la dictature du prolétariat, à travers le pouvoir des conseils ouvriers qui avait été le moteur et l'âme de la révolution et qui révulse et chagrine si fort nos chers "démocrates" d'aujourd'hui, (...) est totalement détruite et devient une coquille vide de sens, laissant la place à une implacable dictature du parti-État sur le prolétariat."[26]

Le stalinisme étant le produit de la dégénérescence de la révolution, il n’a jamais appartenu à un autre camp que celui de la contre-révolution. D’ailleurs, il a trouvé sa place pleine et entière dans le grand concert des nations bourgeoises précisément pour cette raison. Parce qu’il était une force magistrale pour mystifier la classe ouvrière en lui faisant croire que le communisme existait bel et bien à l’Est de l’Europe, que sa progression était momentanément ralentie, et que sa victoire totale reposait sur le soutien des ouvrières du monde entier à la ligne politique décidée par Moscou. Cette grande illusion était bien évidemment entretenue par tous les partis communistes du monde entier. Afin de relayer le mensonge à grande échelle, Moscou et les PC nationaux organisaient notamment les fameux voyages en Union soviétique des délégations ouvrières, un séjour au cours duquel on montrait tous les "fastes" du régime aux "touristes politiques" qui étaient par la suite mandatés pour prêcher la bonne parole dans leurs usines et leurs cellules à leur retour. Voici comment Henri Guilbeaux décrivait cette mascarade : "Lorsque l’ouvrier va en Russie il est soigneusement sélectionné, il ne peut s’y rendre d’ailleurs qu’en groupe. On le prend parmi les membres du Parti, mais on choisit aussi dans les syndicats et dans le parti socialiste, des éléments dits "sympathisants", très influençables et dont il sera facile de "bourrer le crâne". Les délégués ainsi "élus" forment une délégation ouvrière. Arrivés en Russie, les délégués sont reçus officiellement, pilotés, choyés, fêtés. Partout ils sont accompagnés de guides, de traducteurs. On leur fait des cadeaux. (...) Où qu’ils aillent, on leur dit : "Ceci appartient aux ouvriers. Chez nous, ce sont les ouvriers qui dirigent". Dès leur retour, les délégués ouvriers qu’on a repérés comme étant les plus capables de dire du bien de l’URSS sont montés en épingles. On les invite à venir raconter leurs impressions dans des réunions publiques."[27]

Ces séjours de décervelage politique n’avaient pour seul objectif que d’entretenir le mythe du "socialisme dans un seul pays" ; véritable falsification du programme défendu par le mouvement révolutionnaire. Car dès ses origines, celui-ci se présente comme un mouvement international dans la mesure où, comme l’écrivait Engels en 1847, l’offensive politique de la classe ouvrière contre la classe dominante s’effectue d’emblée à l’échelon mondial : "La révolution communiste (...) ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés (...) Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélérera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel.[28]

Le socialisme dans un seul pays signifiait la défense du capital national et la participation au jeu impérialiste. Cela signifiait également la dissipation de la vague révolutionnaire. Dans ces conditions, Staline devint un homme respectable aux yeux des démocraties occidentales, désormais soucieuses de faciliter l’insertion de l’URSS dans le monde capitaliste. Alors que la bourgeoisie mondiale n’avait pas hésité à établir un cordon militaire autour de la Russie au moment de la révolution. Celle-ci changea radicalement de politique une fois le danger dissipé. D’ailleurs, suite à la crise de 29, l’URSS devint un enjeu central et toute la bourgeoisie occidentale tenta de s’attirer les bonnes grâces de Staline. C’est ainsi, qu’elle intégra la Société des Nations en 1934 et qu’un pacte de sécurité mutuelle fut signé entre Staline et Laval, le ministre des affaires étrangères français, dont le communiqué du lendemain illustrait la politique antiouvrière de l’URSS : "Monsieur Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité". Comme nous le mettions en évidence dans notre Brochure L’effondrement du stalinisme: "C'est cette politique d'alliance avec l'URSS qui va permettre, au lendemain du pacte Laval-Staline, la constitution du "Front Populaire" en France, signant la réconciliation du PCF avec la social-démocratie pour les besoins du capital français dans l'arène impérialiste : Staline s'étant prononcé en faveur de l'armement de la France, du coup, le PCF vote à son tour les crédits militaires et signe un accord avec les radicaux et la SFIO."

La terreur stalinienne ou la liquidation de la vieille garde du parti bolchevik

L’ensemble de la bourgeoisie a compris que Staline était l’homme de la situation, celui qui allait éradiquer les derniers vestiges de la révolution d’Octobre 1917. D’ailleurs, les démocraties se montrèrent plus bienveillantes à son égard lorsqu’il a commença à briser et à exterminer la génération de prolétaires et de révolutionnaires qui avait participé à la révolution d’Octobre 1917. La liquidation de la vieille garde du parti bolchevik exprimait la détermination de Staline à éviter toute forme de conjuration autour de lui afin de consolider son pouvoir ; mais elle permit également de porter un coup à la conscience du prolétariat du monde entier en le poussant à prendre la défense de l’URSS contre les prétendus traîtres à la cause révolutionnaire.

Dans ces conditions, les démocraties européennes n’ont pas hésité à soutenir et à participer à cette entreprise macabre. Si celles-ci se montraient très enthousiastes lorsqu’il s’agissait de brailler de belles formules sur les Droits de l’Homme, elles étaient beaucoup moins disposées à accueillir et protéger les principaux membres de l’Opposition ouvrière, à commencer par Trotsky son principal représentant. Après avoir été expulsé de Russie en 1928, ce dernier est accueilli par la Turquie hostile au bolchévisme, qui, de mèche avec Staline, le laisse pénétrer sur le territoire sans passeport à la merci des résidus de Russes blancs bien décidés à lui faire la peau. L’ancien chef de l’armée rouge échappa à plusieurs tentatives de meurtres. Son chemin de croix se poursuivit après avoir quitté la Turquie lorsque toutes les démocraties d’Europe occidentale, en accord avec Staline, refusèrent de lui accorder le droit d’asile ; "pourchassé par les assassins à la solde de Staline ou des vestiges des armées blanches, Trotsky sera ainsi condamné à errer d'un pays à l'autre jusqu'au milieu des années 30, le monde entier étant devenu pour l'ancien chef de l'Armée Rouge une "planète sans visa"".[29] La social-démocratie s’avéra d’ailleurs la plus zélée à servir Staline. Entre 1928 et 1936, tous les gouvernements occidentaux collaborent avec lui et ferment leurs frontières à Trotsky ou, comme en Norvège, le mettent en résidence surveillée en lui interdisant toute activité politique et toute critique envers Staline. Autre exemple, en 1927, Christian Rakovski, ambassadeur de l’URSS à Paris, est rappelé à Moscou suite à la demande du gouvernement français le considérant comme "persona non grata" après qu’il ait signé la plateforme de l’Opposition de gauche. La "patrie des droits de l’homme et du citoyen" le livrait ignoblement à ses bourreaux et portait sa pierre à l’édifice des grandes purges staliniennes alors qu’aujourd’hui ces mêmes démocraties et leurs intellectuels de pacotille les dénoncent à cor et à cri afin de faire oublier qu’elles ont elles-mêmes participé à ces assassinats.

Pour tous les oppositionnels, les "grandes démocraties" n’étaient rien d’autre que les antichambres des couloirs de la mort staliniens ou les terrains de jeu des agents du Guépéou, autorisés à pénétrer sur leurs territoires pour massacrer les opposants. De même, la presse occidentale relayait la campagne de calomnie désignant les accusés comme des agents d’Hitler, elle justifiait également les purges et les condamnations en s’appuyant, sans les remettre en doute, sur les procès-verbaux des séances du tribunal. Bien évidemment, les partis communistes, suintant de zèle, allaient le plus loin dans la calomnie et la justification de tels simulacres de justice. Après la condamnation des seize accusés du premier procès, le comité central du PCF et les cellules de plusieurs usines votèrent des résolutions pour approuver l’exécution de ces "terroristes trotskistes". Le journal L’Humanité, se distingua également en appelant au meurtre des "hitléro-trotskistes". Mais la célébration la plus immonde de la terreur stalinienne reste peut-être L’hymne à la Guépéou, ce simulacre de poème écrit par Louis Aragon[30] en 1931 qui, après avoir été poète dans sa jeunesse devint un prédicateur stalinien qui ne cessa, jusqu’à son dernier souffle, de chanter des louanges à Staline et à l’URSS!

Trotsky, Kamenev, Zinoviev, Smirnov, Evdokimov, Sokolnikov, Piatakov, Boukharine, Radek... pour ne citer que les condamnés les plus connus. Bien que certains se soient plus ou moins compromis dans la stalinisation, tous ces combattants du prolétariat incarnaient l’héritage d’Octobre 1917. En les liquidant, Staline assassinait un peu plus la révolution ; car derrière la farce de ces procès se cachait la tragédie de la contre-révolution. Ces grandes purges, loin d’exprimer l’épuration de la société pour "la construction du socialisme", marquaient un nouvel assaut contre la mémoire et la transmission des legs du mouvement révolutionnaire.

Alimenté ou discrédité, le mythe du communisme en Union soviétique a toujours été instrumentalisé par la bourgeoisie contre la conscience du prolétariat. Si on avait pu penser que l’éclatement du bloc de l’Est entre 1989 et 1991 allait entraîner dans sa chute cette grande supercherie, il n’en fut rien. Bien au contraire, l’assimilation du stalinisme au communisme n’a fait que se renforcer lors des trente dernières années, bien qu’au sein des minorités révolutionnaires le stalinisme soit reconnu comme le pire produit de la contre-révolution.

Conclusion

Cent ans après les évènements, le spectre de la Révolution d’Octobre 1917 hante encore la bourgeoisie. Et pour tenter de se prémunir contre un nouvel épisode révolutionnaire qui ferait vaciller son monde, elle s’acharne à enterrer la mémoire historique du prolétariat. Pour cela, son intelligentsia s’attelle inlassablement à réécrire l’histoire jusqu’à ce que le mensonge prenne l’apparence d’une vérité.

Dès lors, face à la propagande de la classe dominante, le prolétariat doit se replonger dans l’histoire de la classe et s’efforcer de tirer les leçons des épisodes passés. Il doit également se questionner, et nous espérons que cet article donnera matière à réflexion, sur les raisons qui poussent la bourgeoisie à dénigrer de manière toujours plus infâme l’un des évènements les plus glorieux de l’histoire de l’humanité, ce moment où la classe ouvrière a démontré qu’il était possible d’envisager une société où prendrait fin l’exploitation de l’homme par l’homme.

Narek, (27 janvier 2019).


[1] Voir notamment la brochure de Rosa Luxemburg sur la Révolution russe.

[2] Voir P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J.Walter, Révolution et Contre-révolution en Allemagne (1918-1920), Editions Science Marxiste, 2013.

[3] Cité dans P. Frölich, Op. Cit., p 25.

[4] Cité dans P. Frölich, Op. Cit., p 26.

[5] Cité dans Annie Kriegel, Aux origines du Communisme français, Flammarion, 1978.

[6] Pour une approche plus complète voir l’article "Révolution en Allemagne : Les débuts de la révolution (II)", Revue Internationale n°82.

[7] Le Conseil des commissaires du peuple était rien de plus que le nom pris par le nouveau gouvernement le 10 novembre 1918 composé par Ebert, Scheidemann et consorts. Cette appellation permettait de donner quelque peu l’illusion que les dirigeants du SPD étaient favorables aux conseils ouvriers et au développement de la lutte de classes en Allemagne.

[8] Cité dans "Révolution et contre-révolution en Italie (1919-1922). 1ère partie." Revue Internationale n°2.

[9] Cité dans "Révolution en Allemagne : Les débuts de la révolution (II)", Revue Internationale n°82.

[10] Cité dans Gilbert Badia, Les Spartakistes. 1918 : l’Allemagne en révolution, Editions Aden, 2008, p 296.

[11] Cité dans Ibidem, p 298.

[12] Voir l’article paru dans ICC online : "Campagne idéologique autour des "suffragettes" : droit de vote ou communisme ?"

[13] Voir l’article "Enseignements de 1917-1923 : la première vague révolutionnaire du prolétariat mondial" dans Revue Internationale n°80.

[14] "Révolution et contre-révolution en Italie. Partie II : Face au fascisme" Revue Internationale n°3

[15] Cité dans G. Badia, Op. Cit., p 286.

[16] Cité dans P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Révolution et contre-révolution en Allemagne. 1918-1920. De la fondation du Parti communiste au putsch de Kapp, Editions Science marxiste, 2013.

[17] Voir notre article "Naissance de la démocratie totalitaire", Revue Internationale n° 155.

[18] P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Op. Cit., p 45.

[19] Le principal organe de presse du SPD.

[20] P. Frölich, Rosa Luxemburg, L’Harmattan, 1991, p 364.

[21] P. Frölich, R. Lindau, A. Schreiner, J. Walcher, Op. Cit., p 137.

[22] Brochure du CCI  L’effondrement du stalinisme.

[23] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.

[24] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.

[25] "La dégénérescence de la révolution russe (Réponses au "Revolutionary Worker’s Group")", Revue Internationale n°3. 

[26] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.

[27] H. Guilbeaux, La fin des soviets, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1937, p 86.

[28] Dans "Principes du Communisme".

[29] Brochure du CCI : L’effondrement du stalinisme.

[30] Poète, romancier et journaliste français. Il adhère au PCF en 1927 et ne le quittera pas jusqu’à sa mort. Il est resté fidèle à Staline et au stalinisme toute sa vie et a approuvé les procès de Moscou.

Conscience et organisation: 

  • La Seconde Internationale [43]

Approfondir: 

  • Vague révolutionnaire mondiale 1917-23 [44]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

Revue Internationale n°163

  • 225 lectures
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Présentation de la Revue N°163

  • 64 lectures

Trente ans après la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc de l'Est, le monde s'enfonce à un rythme accéléré dans la misère, le chaos et la barbarie. Deux évènements de la situation internationale viennent en témoigner : une série de révoltes populaires dans des pays parmi les plus exposés à l'aggravation de la crise économique mondiale et un rebondissement récent dans l'équilibre des forces impérialistes en Syrie qui laisse présager de futurs développements du chaos guerrier mondial. Ces deux évènements sont traités respectivement dans deux articles de notre Revue.

Le premier article, "Face à la plongée dans la crise économique mondiale et la misère, les "révoltes populaires" constituent une impasse", fait état de mobilisations, souvent très massives au Chili, en Équateur, en Haïti, en Irak, en Algérie, au Liban, en Iran, souvent accompagnées de déchaînements de violence aveugle et d'une répression sanglante. Si la classe ouvrière est présente dans ces "révoltes populaires", interclassistes, stériles, porteuses de l'idéologie démocratique, et inaptes à s'opposer à la logique du capital, ce n'est jamais en tant que classe antagonique au capitalisme mais toujours noyée au sein de la population. C'est d'ailleurs l'absence du prolétariat de la scène sociale mondiale, conséquence de sa difficulté politique à se reconnaître en tant que classe spécifique au sein de la société, qui explique la multiplication de tels mouvements. Le fait d'y participer ne peut contribuer qu'à accroître une telle difficulté politique de la classe ouvrière.

 Le second article, "Invasion turque dans le nord de la Syrie : La barbarie et le cynisme de la classe dirigeante". À quoi correspondent le retrait américain de Syrie, le lâchage des Kurdes qui jusque-là faisaient partie du dispositif américain, l'invasion turque en Syrie et, finalement, l'établissement sur place du parrain russe en tant que "garant" de l'équilibre forcément précaire ? Les États-Unis vont déléguer la défense de leurs intérêts régionaux à leurs alliés sur place (Israël, l'Arabie Saoudite, …) et, pourquoi pas, considérer Poutine comme un rempart possible contre la montée inexorable de la Chine. Nous assistons ici à un épisode de la guerre de chacun contre tous, élément central des conflits impérialistes depuis la disparition du système de blocs et qui n'en finit plus d'illustrer le cynisme de la classe dirigeante. Celui-ci se révèle, non seulement dans les massacres de masse que ses avions, son artillerie et ses bombes terroristes font pleuvoir sur la population civile de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou de Gaza, mais aussi par la manière dont elle utilise ceux qui sont contraints de fuir les zones de massacre.

La guerre de chacun contre tous est une conséquence du désordre mondial ayant résulté de l'effondrement du bloc de l'Est. Nous reviendrons, dans de prochains articles de notre site, sur l'ensemble des conséquences pour le monde de l'effondrement du bloc de l'Est et sur la réalité de la propagande mensongère de la bourgeoisie qui avait alors accompagné cet évènement. Selon celle-ci, ce n'était pas une partie du monde capitaliste qui s'effondrait mais le "communisme", et cet évènement augurait d'une aire de paix et de prospérité.

Plus que jamais, la situation du monde exige que la classe ouvrière mondiale renverse ce système pour édifier une nouvelle société qui, mettant au service de l'humanité l'énorme développement des forces productives accompli sous le capitalisme, pourra être libérée de l'exploitation, de la misère et des guerres. Mais cela doit être réalisé avant que ce système, devenu décadent depuis plus d'un siècle, n'engendre la destruction de ces mêmes forces productives, de la nature et de tout ce qui permet la vie sur terre, une destruction telle que les dommages deviendraient irréversibles et la fin de l'humanité inéluctable.

Toutes les campagnes orchestrées par la bourgeoisie autour des "mobilisations pour le climat" ont pour finalité essentielle de dégager la responsabilité du capitalisme de la catastrophe écologique, et de faire retomber celle-ci sur les "vieilles générations" pour avoir "vécu égoïstement en gaspillant les ressources de la planète". Elles travaillent ainsi à éluder que la seule solution face à la menace de destruction de la planète, ne peut venir que de la révolution prolétarienne. Nous avons largement dénoncé à travers des articles et par voie de tracts cette nouvelle offensive idéologique de la bourgeoise[1].

Malgré l'urgence objective de la révolution prolétarienne, la classe ouvrière n'est pas prête à se lancer à l'assaut du capitalisme. Il lui faut préalablement récupérer du coup terrible porté à la confiance en son projet historique par les campagnes sur la mort du communisme depuis 1990 et qui ont profondément affecté sa capacité à se reconnaitre comme la classe, et la seule, à pouvoir renverser le capitalisme et édifier la nouvelle société.

Par ailleurs, comme l'histoire de la première vague révolutionnaire l'a montré, toute nouvelle tentative révolutionnaire du prolétariat devra, pour être victorieuse, pouvoir compter sur la présence du futur parti mondial de la révolution. La fondation de celui-ci ne se décrète pas mais se prépare à travers l'activité des minorités révolutionnaires qui, depuis l'échec de la première vague révolutionnaire mondiale, ont entrepris et se sont transmises un travail de bilan de celle-ci, de ses insuffisances, de même que des erreurs et insuffisances de l'avant-garde d'alors, l'Internationale Communiste. Déjà, dans notre numéro précédent de la Revue, nous étions intervenus sur ce thème à travers des articles consacrés aux leçons qui devaient être tirées de la fondation de l'Internationale Communiste, en 1919, et une d'entre elles en particulier relative au caractère tardif de cette fondation, alors que la révolution allemande - cruciale à la fois pour la survie du pouvoir des soviets en Russie et pour l'extension de la révolution aux principaux centres du capitalisme - était déjà en marche. L'un de ces articles, "Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ?" insistait sur une autre leçon importante, relative celle-là à la critique de la méthode qui avait été employée à sa fondation, privilégiant le plus grand nombre plutôt que la clarté des positions et des principes politiques. Non seulement cette faiblesse n’avait pas armé le nouveau parti mondial, mais surtout elle l'avait rendu vulnérable face à l’opportunisme rampant au sein du mouvement révolutionnaire. Nous publions dans ce numéro de la Revue, la deuxième partie de cet article qui vise à mettre en lumière le combat politique que les fractions de gauche vont alors engager contre la ligne de l’IC, laquelle s'accrochait aux vieilles tactiques du mouvement ouvrier rendues caduques par l’ouverture de la phase de décadence du capitalisme.

Des avancées considérables au niveau théorique et programmatique ont été accomplies depuis la première vague révolutionnaire et les groupes prolétariens les plus avancés ont compris qu'il est nécessaire de prendre les mesures essentielles pour la formation d'un nouveau parti mondial avant les confrontations décisives avec le système capitaliste. Malgré cela, cet horizon semble encore très lointain. À ce propos, nous publions la première partie d'un article, "La difficile évolution du milieu politique prolétarien depuis Mai 68", évolution dont il est nécessaire de rendre compte en mettant en évidence les difficultés majeures ayant constitué un obstacle à la nécessaire clarification organisée et à la coopération en son sein, essentiellement à cause du poids du sectarisme. Un tel bilan critique est indispensable dans la mesure où le milieu politique prolétarien constitue nécessairement le creuset incontournable de la clarification / décantation en vue de la fondation du futur parti mondial.

L'histoire a montré combien il est difficile de construire un parti politique d'avant-garde à la hauteur de ses responsabilités, comme l'a été le parti bolchevique lors de la première tentative révolutionnaire en 1917. C'est une tâche qui exige des efforts nombreux et variés. Avant tout, elle exige la plus grande clarté sur les questions programmatiques et sur les principes de fonctionnement de l'organisation, une clarté qui se fonde nécessairement sur toute l'expérience passée du mouvement ouvrier et ses organisations politiques. Il existe un héritage commun de la Gauche communiste qui la distingue des autres courants de gauche qui ont émergé de l'Internationale Communiste. C'est pourquoi il est important de clarifier les contours historiques de la Gauche communiste et les différences qui la distinguent d'autres courants de gauche, notamment le courant trotskyste, face à des tentatives d'introduire de la confusion à ce niveau. C'est le but de cet article écrit en critique à des tentatives de ce type émanant d'un groupe qui se nomme Nuevo Curso.

Enfin, comme il est de tradition dans le mouvement ouvrier, les révolutionnaires ont la responsabilité de faire connaître les expériences de lutte de leur classe. C'est ce que nous avons fait avec la publication d'une série d'articles qui constituent une contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud. Nous terminons ici cette série par un article mettant en évidence comment la classe ouvrière, après s'être confrontée au "pouvoir blanc" de l'apartheid, a dû se confronter au nouveau "pouvoir noir" de l'ANC et de Mandela après l'élection de ce dernier en 1995. Elle a ainsi fait la douloureuse expérience que, quand les "têtes changent" à la tête de l'État, l'exploitation et la répression restent les mêmes.

(20/11/2019)


[1]. Voir à ce sujet, sur le site internet du CCI, notre tract international "Seule la lutte de classe internationale peut mettre fin à la course du capitalisme vers la destruction", distribué notamment dans les manifestations pour le climat.

Face à la plongée dans la crise économique mondiale et la misère, les "révoltes populaires" constituent une impasse

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Partout dans le monde les attaques contre la classe ouvrière se généralisent et s'approfondissent[1]. C’est encore et toujours sur le dos des prolétaires que la classe dominante tente désespérément de freiner les effets du déclin historique de son propre mode de production et c’est toujours eux qui doivent payer la note ! Dans les pays "riches", les plans de licenciement se multiplient, en Allemagne et au Royaume-Uni en particulier. Certains des pays dits "émergents" sont déjà en récession (Brésil, Argentine, Turquie), avec tout ce que cela implique comme aggravation de la situation des prolétaires. Quant aux prolétaires des pays qui ne sont ni "riches" ni "émergents", leur situation est encore plus dramatique ; la population non exploiteuse y est, elle aussi, plongée dans une misère sans fond.

Ces derniers pays en particulier ont récemment été le théâtre de mouvements populaires en riposte aux sacrifices à répétition exigés depuis des années par le capitalisme et exécutés par des gouvernements souvent gangrénés par la corruption, discrédités et haïs des populations. De tels mouvements ont ainsi eu lieu au Chili, en Equateur, Haïti, Irak, Algérie, Liban, et plus récemment en Iran. Les mobilisations, souvent très massives, sont accompagnées dans certains pays de déchaînements de violence et d'une répression sanglante. Le mouvement très massif de protestation à Hong Kong, qui s'est développé en réaction non pas essentiellement à la misère et la corruption mais face au durcissement de l'arsenal répressif - permettant en particulier des extraditions vers la Chine continentale - a vu récemment l'irruption d'un niveau supérieur dans la répression : La police y a tiré à bout portant sur des manifestants.

Si la classe ouvrière est présente dans ces "révoltes populaires", ce n'est jamais en tant que classe antagonique au capitalisme mais toujours noyée au sein de la population. Ce sont d'ailleurs les grandes difficultés qu'elle confronte pour reconnaître sa propre identité de classe et son absence de la scène sociale mondiale qui expliquent la multiplication de tels mouvements populaires stériles et inaptes à s'opposer à la logique du capital. De plus, loin de favoriser l'émergence future d'une riposte de la classe ouvrière et, avec elle, la seule perspective viable, la lutte contre le système capitaliste, les révoltes populaires, interclassistes, porteuses de "no future", ne font qu'obscurcir une telle perspective. Elles renforcent encore les difficultés de la classe ouvrière pour assumer son combat de classe face aux expressions de plus en plus intolérables de la faillite du capitalisme. Néanmoins, elles ne peuvent éliminer ce fait que les contradictions de ce système, qui seront toujours plus profondes,  pousseront toujours davantage la classe ouvrière mondiale à se confronter à toutes les difficultés qu'elle connait actuellement. Le rôle des révolutionnaires est ici déterminant car ils sont les seuls à être en mesure de faire une critique intransigeante de ses faiblesses.

L'exaspération face à la plongée vers encore plus de misère fait exploser la colère

Après des années d'attaques répétées c'est souvent une nouvelle attaque, pas nécessairement massive, qui "met le feu aux poudres".

Au Chili, c'est l'augmentation du prix du métro à Santiago qui est "la goutte d'eau qui fait déborder le vase". "Le problème n'est pas les 30 centimes [d'augmentation], mais les 30 ans [d'attaques] ", slogan surgi dans les manifestations. Dans ce pays, le salaire mensuel est inférieure à 400 €, la précarité est générale, les coûts de la nourriture et des services sont disproportionnés, les systèmes d'éducation et de santé souvent défaillants, celui des retraite condamne les retraités à la pauvreté.

En Équateur, le mouvement de protestation est provoqué par une hausse subite du titre de transport. Celle-ci s'ajoute à la hausse de tous les produits ou services de base, elle-même conjuguée au gel des salaires, aux licenciements massifs, au "don" obligatoire d'une une journée de travail à l'État, à la réduction des congés et d'autres mesures encore conduisant à une détérioration et précarisation des conditions de vie.

À Haïti, la pénurie de carburants s'abat sur la population comme une calamité supplémentaire qui conduit à la paralysie du pays le plus pauvre d’Amérique latine, l’un des seuls sur la planète à ne pas voir baisser son taux d’extrême pauvreté.

Si la crise économique est en général la cause première des attaques contre les conditions de vie, elle se superpose, dans certains pays comme le Liban et l'Irak, aux conséquences traumatisantes et dramatiques des tensions impérialistes et des guerres sans fin au Moyen-Orient.

Au Liban, c'est l'imposition d'une taxe sur les appels WhatsApp qui provoque la "révolte" dans le pays où la dette par habitant est la plus élevée du monde. Chaque année le gouvernement rajoute de nouveaux impôts, le tiers de la population y est au chômage et les infrastructures sont médiocres. En Irak, dès le premier jour d'un mouvement né spontanément après des appels à manifester sur les réseaux sociaux, les protestataires réclament des emplois et des services publics fonctionnels tout en exprimant leur colère contre la classe dirigeante accusée d’être corrompue.

En Iran, la hausse du prix de l'essence intervient dans une situation de profonde crise économique aggravée par les sanctions américaines contre le pays.

Impuissance des mouvements, répression et manœuvres de la bourgeoisie

Au Chili, les tentatives de lutte ont été détournées vers le terrain de la violence nihiliste sans aucune perspective, caractéristique de la décomposition capitaliste. On a aussi vu, favorisée par l'État, l'irruption du lumpen dans des actes de violence irrationnelle et minoritaire. Ce climat de violence a bien sûr été utilisé par l'État pour justifier la répression et intimider le prolétariat. Selon les chiffres officiels, celle-ci aurait fait 19 morts. La torture a fait sa réapparition comme aux pires moments de Pinochet. À la suite de quoi, la bourgeoisie chilienne a compris que la répression brutale n'était pas suffisante pour calmer le mécontentement. Le gouvernement de Piñera a alors fait son mea culpa, adopté une posture "humble", a dit "comprendre" le "message du peuple", a "provisoirement" retiré les mesures et a ouvert la porte à "la concertation sociale". C’est-à-dire que les attaques seront imposées par la "négociation", à partir de la table de "dialogue" où s'assoient les partis d'opposition, les syndicats, les employeurs, tous ensembles "représentant la nation". Pourquoi ce changement de tactique ? Parce que la répression n'est pas efficace si elle ne s'accompagne pas de tromperies démocratiques, du piège de l'unité nationale et de la dissolution du prolétariat dans la masse amorphe du "peuple".[2]

En Équateur, les associations de transporteurs ont paralysé le trafic; le mouvement indigène de même que d'autres regroupements diverses ont adhéré à la mobilisation. Les protestations des entrepreneurs du transport et d'autres secteurs de petits exploitants interviennent sur un terrain "citoyen" et surtout nationaliste. C'est dans ce contexte que des mobilisations naissantes de travailleurs contre les attaques - dans le sud de Quito, à Tulcán et dans la province de Bolívar - constituent une boussole pour l'action et la réflexion face à la déferlante de la "mobilisation" de la petite bourgeoisie.

La république d'Haïti est dans une situation proche de la paralysie générale. Les écoles y sont fermées, les principales routes entre la capitale et les régions sont coupées par des barrages, de nombreux commerces sont fermés. Le mouvement est accompagné de manifestations souvent violentes, alors que des gangs criminels (parmi les 76 gangs armés répertoriés à travers le territoire […], au moins trois sont à la solde du pouvoir, le reste est sous le contrôle d’un ancien député et des sénateurs de l’opposition) se livrent à des exactions, bloquent les routes et rackettent les rares automobilistes. Dimanche 27 octobre, un vigile privé a fait feu sur les protestataires, faisant un mort. Il a ensuite été lynché par la foule et brûlé vif. Un bilan non officiel fait état d’une vingtaine de morts en deux mois.

Algérie. Une marée humaine a de nouveau envahi les rues d'Alger le jour anniversaire du déclenchement de la guerre contre le colonisateur français. La mobilisation est semblable à celle enregistrée au plus fort du "Hirak", le mouvement de contestation inédit dont l'Algérie est le théâtre depuis le 22 février. Il s'oppose massivement à l'élection présidentielle que le pouvoir organise le 12 décembre pour élire un successeur à Bouteflika, estimant qu'elle ne vise qu'à régénérer ce "système".

Irak. Dans plusieurs provinces du Sud, les protestataires s'en sont pris aux institutions et à des permanences de partis politiques et groupes armés. Fonctionnaires, syndicats, étudiants et écoliers ont manifesté et entamé des sit-in. Alors que la répression des manifestations a provoqué jusqu’ici, selon un bilan officiel, la mort de 239 personnes, en majorité fauchées par des tirs à balles réelles, la mobilisation s'est poursuivie à Bagdad, et dans le sud du pays. Depuis le début de la contestation, les manifestants n'ont cessé de répéter qu'ils refusaient toute récupération politique de leur mouvement car ils veulent renouveler la totalité de la classe politique. Il faut aussi, disent-ils, en finir avec le compliqué système de répartition des postes par confession ou par ethnie, rongé par le clientélisme et qui tient toujours à l'écart les jeunes, pourtant majoritaires dans la population. Ces derniers jours, il y a eu des manifestations monstres dans la liesse et des piquets de grève qui ont paralysé universités, écoles et administrations. Par ailleurs, des violences nocturnes ont eu lieu contre des QG de partis et de milices.

Liban. La colère populaire est générale, elle transcende toutes les communautés, toutes les confessions et toutes les régions du pays. L’annulation de la nouvelle taxe sur les appels via WhatsApp n’a pas empêché la révolte de gagner l’ensemble du pays. La démission de Saad Hariri n’est qu’une infime partie des revendications de la population. Les Libanais réclament le départ de l’ensemble de la classe politique, jugée corrompue et incompétente, et un changement radical du système.

Iran. Dès l'annonce de la hausse du prix de l'essence des heurts violents entre émeutiers et forces de l'ordre ont fait plusieurs morts de part et d'autre, particulièrement nombreux du côté des manifestants.

La trilogie "interclassisme, revendication démocratique, violence aveugle"

Dans toutes les révoltes populaires interclassistes citées précédemment, et d'après les informations que nous avons pu recueillir, la classe ouvrière n'est que très ponctuellement parvenue à s'y manifester en tant que telle, y compris dans des situations comme au Chili où la cause première des mobilisations était clairement la nécessité de se défendre contre des attaques économiques.

Souvent, la "révolte" y prend alors pour cible privilégiée, voire unique, ceux qui, au pouvoir, sont rendus responsables de tous les maux qui accablent la population et, du coup, elle épargne le système dont ils sont les serviteurs. Focaliser la lutte sur le combat pour le remplacement de politiciens corrompus est évidemment une impasse car, quelles que soient les équipes au pouvoir, quel que soit leur niveau de corruption, toutes ne pourront et ne feront que défendre les intérêts de la bourgeoisie et mener une politique au service du capitalisme en crise. C'est une impasse d'autant plus dangereuse qu'elle est "légitimée" par des revendications démocratiques "pour un système propre", alors que la démocratie est la forme privilégiée de domination de la bourgeoisie pour maintenir sa domination de classe sur la société et le prolétariat. Il est à cet égard significatif qu'au Chili, après la répression féroce et face à une situation dont la bourgeoisie avait sous-estimé l'explosivité, celle-ci soit ensuite passée à une nouvelle phase de sa riposte à travers une attaque politique mettant en mouvement les organes démocratiques classiques de mystification et d'encadrement, aboutissant au projet de "nouvelle constitution" présentée comme une victoire du mouvement de protestation.

La revendication démocratique dilue les prolétaires dans l'ensemble de la population, brouille la conscience de leur combat historique, les soumet à la logique de domination du capitalisme, les réduit à l'impuissance politique.

Interclassisme et démocratisme sont deux méthodes qui se marient et se complètent de façon terriblement efficace contre la lutte autonome de la classe ouvrière. C'est d'autant plus le cas que, avec la période historique ouverte avec l'effondrement du bloc de l'est et les campagnes mensongères sur la mort du communisme[3], le projet historique du prolétariat a cessé temporairement de guider plus ou moins consciemment sa lutte. Lorsque cette dernière parvient à s'imposer, c'est à contrecourant du phénomène général de décomposition de la société où le chacun pour soi, l'absence de perspectives, etc. acquièrent un poids accru[4].

Les déchainements de violence qui souvent accompagnent les révoltes populaires sont bien loin d'exprimer une quelconque radicalité. C'est évident lorsqu'ils sont le fait du lumpen, agissant spontanément ou aux ordres occultes de la bourgeoisie, avec son vandalisme, les pillages, les incendies, la violence irrationnelle et minoritaire. Mais plus fondamentalement, une telle violence est contenue intrinsèquement dans les mouvements populaires dès lors que ceux-ci ne s'en remettent pas directement aux institutions de l'État. N'ayant évidemment à offrir aucune perspective de transformation radicale de la société pour abolir la pauvreté, les guerres, l'insécurité croissante, et autres calamité du capitalisme en agonie, ils ne peuvent alors qu'être porteurs de toutes les tares de la société capitaliste en décomposition.

Le pourrissement du mouvement de contestation à Hong-Kong en constitue une parfaite illustration en ce sens où, de plus en plus ostensiblement privé de perspectives – en fait il ne pouvait en avoir dès lors qu'il se cantonnait sur le terrain "démocratique" sans mettre en question le capitalisme - il se transforme en une gigantesque vendetta de la part de protestataires face aux violences policières, et ensuite des flics eux-mêmes qui répliquent, parfois spontanément, à la violence d'en face. C'est ce constat évident que certains organes de la presse bourgeoise sont capables de faire : "rien de ce qu'a pu tenter Pékin pour les arrêter n'a fonctionné, ni le retrait de la loi sur l'extradition, ni la répression policière, ni l'interdiction du port de masques sur la voie publique. Désormais ces jeunes hong-kongais ne sont plus mus par l'espoir, mais par l'envie d'en découdre, à défaut de toute autre issue possible".[5]

Certains s'imaginent - ou veulent nous faire croire – que toute violence dans cette société, dès lors qu'elle est exercée contre les forces de répression de l'État, est nécessairement à soutenir, s'apparenterait à la nécessaire violence de classe du prolétariat lorsqu'il entre en lutte contre l'oppression et l'exploitation capitalistes[6]. C'est une profonde méprise ou une mystification grossière. En fait la violence aveugle des mouvements interclassistes n'a rien à voir avec la violence de classe du prolétariat qui est libératrice, pour la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, contrairement à celle du capitalisme qui est oppressive, dans le but notamment de défendre la société de classe. La violence des mouvements interclassistes est désespérée, à l'image de la petite bourgeoisie qui n'a aucun avenir propre, à qui il reste que le néant, à défaut de se ranger derrière la bourgeoisie ou bien le prolétariat.

En fait la trilogie "interclassisme, revendication démocratique,  violence aveugle" est la marque de fabrique des révoltes populaires qui éclosent aux quatre coins de la planète en réaction à la dégradation accélérée de toutes les conditions de vie qui affecte la classe ouvrière, d'autres couches non exploiteuses et la petite bourgeoisie totalement paupérisée. Le mouvement des gilets jaunes qui a fait son apparition en France il y a un an appartient également à cette catégorie des révoltes populaires[7]. De tels mouvements ne peuvent que contribuer à obscurcir aux yeux des prolétaires ce qu'est la véritable lutte de classe, à renforcer leurs difficultés actuelles pour se concevoir comme classe de la société, différente des autres classes, avec son combat spécifique contre l'exploitation et sa mission historique de renversement du capitalisme.

C'est la raison pour laquelle la responsabilité des révolutionnaires et des minorités les plus conscientes au sein de la classe ouvrière est d'œuvrer à ce que la classe ouvrière se réapproprie ses méthodes de lutte propres, au cœur desquelles figurent la lutte massive ; l'assemblée générale comme lieu de discussion et décision défendu contre les tentatives de sabotage des syndicats, ouvert à tous les secteurs de la classe ouvrière ; l'extension aux autres secteurs, imposée contre les manœuvres d'enferment des syndicats et de la gauche du capital, . [8] Même lorsque ces perspectives apparaissent aujourd'hui lointaines, et c'est effectivement le cas actuellement dans beaucoup de parties du monde, en particulier là où la classe ouvrière est très minoritaire, avec une faible expérience historique, elles constituent néanmoins partout la seule boussole qui permettra au prolétariat de ne pas se dissoudre et se perdre.

Silvio. (17/11/2019)


[1] Lire notre article Nouvelle récession : Le capital exige davantage de sacrifices pour le prolétariat ! [46], Révolution internationale N° 478.

[2] Pour d'avantage d'informations et d'analyse au sujet de la situation au Chili, lire notre article Mouvement social au Chili : l’alternative dictature ou démocratie est une impasse [47].

[3] Nous reviendrons prochainement dans des articles de notre presse sur l'impact considérable de ces campagnes mensongères sur la lutte de classe et mettrons en évidence en quoi l'état du monde est devenu tout le contraire de ce qui était alors annoncé, une ère de paix et de prospérité.

[4] Renvoyer aux articles adéquats.

[5] "The Hong Kong Protesters Aren’t Driven by Hope [48]". The Atlantic

[6] De ce point de vue, il est éclairant de comparer les récentes révoltes au Chili avec l'épisode de la lutte des ouvriers en Argentine dit du Cordobazo en 1969 à propos duquel nous recommandons la lecture de notre article "Le Cordobazo argentin (mai 1969) : maillon d’une chaîne de mobilisations ouvrières à travers le monde [49]".

[7] Lire à ce propos notre supplément à Révolution internationale n° 478, "Bilan du mouvement des “gilets jaunes”: Un mouvement interclassiste, une entrave à la lutte de classe [50]".

[8] Lire à ce propos la résolution sur le rapport de forces entre les classes [51] adoptée au 23e congrès du CCI (2019)

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Mouvements sociaux

Invasion turque dans le nord de la Syrie: la barbarie et le cynisme de la classe dirigeante

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L’appel téléphonique de Trump à Erdogan, le 6 octobre, a donné le "feu vert" à la Turquie pour une invasion majeure du nord de la Syrie et une opération de nettoyage brutale contre les forces kurdes qui contrôlaient jusqu’ici la région avec le soutien des États-Unis. Il a provoqué une tempête d’indignation à la fois parmi les "alliés" des États-Unis en Europe ainsi qu’au sein d’une grande partie de l’appareil militaire et politique à Washington, notamment de l’ancien secrétaire à la défense de Trump, James Mattis "le chien fou". La principale critique à l’égard de l’abandon des Kurdes par Trump a été la perte de toute crédibilité des États-Unis en tant qu’allié sur lequel compter : en bref, que c’est un désastre sur le plan diplomatique. Mais on craint aussi que le retrait des Kurdes n’entraîne une renaissance des forces islamiques dont l’endiguement a été presque exclusivement le fait des forces kurdes soutenues par la puissance aérienne américaine. Les Kurdes détiennent des milliers de prisonniers de Daesh et plus d’une centaine d’entre eux se sont déjà évadés de prison[1].

L’action de Trump a tiré la sonnette d’alarme au sein de parties significatives de la bourgeoisie américaine, accroissant davantage les craintes que son style de présidence imprévisible et égocentrique devienne un réel danger pour les États-Unis, voire qu’il perde le peu de "stabilité mentale" qu’il possède, sous son mandat et surtout sous la pression de l’actuelle campagne de destitution contre lui. Certes, son comportement devient de plus en plus incontrôlable : il étale non seulement son ignorance quand il affirme que "les Kurdes ne nous soutenaient pas au débarquement de Normandie", mais adopte aussi des manières de petit truand (comme avec sa lettre avertissant Erdogan de ne pas se comporter comme un idiot ou un dur, que le dirigeant turc a rapidement jeté à la poubelle, ou ses menaces de détruire l’économie turque). Il gouverne à coups de tweets, prend des décisions impulsives, ne tient pas compte des conseils de son entourage pour ensuite faire marche arrière, comme en témoignent également l’envoi précipité de Pence et Pompeo à Ankara pour bricoler un cessez-le-feu dans le nord de la Syrie.

Mais ne nous attardons pas trop sur la personnalité de Trump. En premier lieu, il n’est que l’expression de la décomposition progressive qui impacte fortement sa classe, un processus qui partout fait surgir des "hommes forts" qui excitent les plus basses passions, se vantent de leur mépris de la vérité et des règles traditionnelles du jeu politique, de Duterte à Orban, de Modi à Boris Johnson. Même si Trump a sauté sur l’occasion avec Erdogan, la politique de retrait des troupes du Moyen-Orient n’est pas son invention, mais remonte à l’administration Obama qui a reconnu l’échec total de la politique américaine au Moyen-Orient depuis le début des années 1990 et la nécessité de réo­rienter sa politique impérialiste en Asie à partir de l’Extrême-Orient afin de contrer la menace croissante de l’impérialisme chinois.

La dernière fois que les États-Unis ont donné leur "feu vert" au Moyen-Orient, c’était en 1990, lorsque l’ambassadeur américain, April Glaspie, a fait savoir que les États-Unis n’interviendraient pas si Saddam Hussein marchait sur le Koweït. C’était un piège bien organisé, tendu avec l’idée de mener une opération massive dans la région et d’obliger ses partenaires occidentaux à se joindre à une grande croisade. C’était un moment où, après l’effondrement du bloc russe en 1989, le bloc occidental commençait déjà à s’effriter et les États-Unis, en tant que seule superpuissance restante, devaient affirmer leur autorité par une démonstration spectaculaire de force. Guidée par une idéologie "néoconservatrice" presque messianique, la première guerre du Golfe a été suivie de nouvelles aventures militaires, en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003. Mais le soutien décroissant de ses anciens alliés à ces opérations, et surtout le chaos total qu’elles ont provoqué au Moyen-Orient, piégeant les forces américaines dans des conflits ingérables contre les insurrections locales, a démontré la forte diminution de la capacité des États-Unis à contrôler la planète. En ce sens, il y a une logique derrière les actions impulsives de Trump, soutenues par des secteurs considérables de la bourgeoisie américaine qui a reconnu que les États-Unis ne peuvent pas régner sur le Moyen-Orient en posant leurs bottes sur le sol ou par leur puissance de feu aérienne. Elle s’appuiera de plus en plus sur ses alliés les plus fiables dans la région (Israël et l’Arabie saoudite) pour défendre ses intérêts par l’action militaire, dirigée en particulier contre la montée en puissance de l’Iran (et, à plus long terme, contre la présence potentielle de la Chine comme concurrent sérieux dans cette région).

La "trahison" des Kurdes

Le cessez-le-feu négocié par Pence et Pompeo (qui, selon Trump, sauvera des "millions de vies") ne modifie pas vraiment la politique d’abandon des Kurdes puisque son but est simplement de donner aux forces kurdes la possibilité de battre en retraite pendant que l’armée turque affirme son contrôle sur le nord du pays. Il faut dire que ce genre de "trahison" n’est pas nouveau. En 1991, dans la guerre contre Saddam Hussein, les États-Unis, sous la direction de Bush senior, ont encouragé les Kurdes du nord de l’Irak à s’élever contre le régime de Saddam pour ensuite laisser Saddam au pouvoir, désireux et capable d’écraser le soulèvement kurde avec la plus grande sauvagerie. L’Iran a également essayé d’utiliser les Kurdes d’Irak contre Saddam. Mais toutes les puissances de la région, comme les puissances mondiales qui les soutiennent, se sont toujours opposées à la formation d’un État unifié du Kurdistan, ce qui signifierait la rupture des arrangements nationaux existants au Moyen-Orient.

Les forces armées kurdes, quant à elles, n’ont jamais hésité à se vendre au plus offrant. C’est ce qui se passe sous nos yeux : la milice kurde s’est immédiatement tournée vers la Russie et le régime d’Assad lui-même pour les protéger de l’invasion turque.

C’est d’ailleurs le sort de toutes les luttes de "libération nationale" depuis au moins la Première Guerre mondiale : elles n’ont pu prospérer que sous l’aile de l’une ou l’autre puissance impérialiste. La même nécessité s’applique tout particulièrement au Moyen-Orient : le mouvement national palestinien a sollicité le soutien de l’Allemagne et de l’Italie dans les années 1930 et 1940, de la Russie pendant la guerre froide, de diverses puissances régionales avec le désordre mondial provoqué par l’effondrement du système des blocs. Entre-temps, la dépendance du sio­nisme au soutien impérialiste (principalement, mais pas seulement) des États-Unis, n’a pas besoin d’être démontrée, mais ne fait pas exception à la règle générale. Les mouvements de libération nationale peuvent adopter de nombreuses bannières idéologiques (stalinisme, islamisme, voire, comme dans le cas des forces kurdes au Rojava, une sorte d’anarchisme), mais ils ne peuvent que piéger les exploités et les opprimés dans les guerres sans fin du capitalisme à son époque de déclin impérialiste[2].

Une perspective de chaos impérialiste et de misère humaine

Le bénéficiaire le plus évident du retrait américain du Moyen-Orient est la Russie. Au cours des années 1970 et 1980, l’URSS avait été contrainte de renoncer à la plupart de ses positions au Moyen-Orient, en particulier à son influence en Égypte et surtout à ses tentatives de contrôler l’Afghanistan. Son dernier avant-poste, point d’accès vital à la Méditerranée, était la Syrie et le régime d’Assad, lui-même menacé d’effondrement par la guerre qui a balayé le pays après 2011 et qui a permis les avancées des rebelles "pro-démocratie" et surtout de l’État islamique. L’intervention massive de la Russie en Syrie a sauvé le régime d’Assad et rétabli son contrôle sur la majeure partie du pays. Mais il est douteux que cela ait pu être possible si les États-Unis, souhaitant éviter de s’enliser dans un autre bourbier après l’Afghanistan et l’Irak, n’avaient pas de fait cédé le pays aux Russes. Cela a généré des divisions majeurs au sein de la bourgeoisie américaine, avec certaines de ses factions plus établies dans l’appareil militaire encore profondément soucieuses de tout ce que les Russes pourraient faire, tandis que Trump et ceux qui le soutiennent ont vu en Poutine un homme avec qui on pouvait négocier et surtout il est apparu comme un rempart possible contre la montée apparemment inexorable de la Chine.

La remontée en puissance de la Russie en Syrie a en partie nécessité le renforcement des relations avec la Turquie, qui s’est progressivement éloignée des États-Unis, notamment à cause du soutien de ces derniers aux Kurdes dans son opération contre Daesh. Mais la question kurde crée déjà des difficultés pour le rapprochement russo-turc, puisqu’une partie des forces kurdes se tourne maintenant vers Assad et les Russes pour se protéger, tandis que les militaires syriens et russes occupent les zones précédemment contrôlées par les combattants kurdes, il existe un risque imminent de confrontation entre la Turquie, d’une part, et la Syrie avec son allié russe, d’autre part. Pour le moment, ce danger semble avoir été écarté par l’accord conclu entre Erdogan et Poutine à Sotchi le 22 octobre. L’accord donne à la Turquie le contrôle d’une zone tampon dans le nord de la Syrie aux dépens des Kurdes, tout en confirmant le rôle de la Russie en tant que principal arbitre de la région. Reste à savoir si cet arrangement permettra de surmonter les antagonismes de longue date entre la Turquie et la Syrie d’Assad. La guerre de chacun contre tous, élément central des conflits impérialistes depuis la disparition du système de blocs, n’est nulle part plus clairement illustrée qu’en Syrie.

Pour l’instant, la Turquie d’Erdogan peut également se féliciter de ses progrès militaires rapides dans le nord de la Syrie et du nettoyage des "nids de terroristes" kurdes. L’intervention turque s’est également présentée comme une aubaine pour Erdogan au niveau national : suite aux graves revers pour son parti, l’AKP, lors des élections de l’année dernière, la vague d’hystérie nationaliste provoquée par cette aventure militaire a divisé l’opposition, qui est composée de "démocrates" turcs et du Parti démocratique des peuples (HDP) kurde.

Erdogan peut, pour l’instant vendre une nouvelle fois le rêve d’un nouvel Empire ottoman, la Turquie ayant redoré son lustre d’antan d’acteur dans l’arène impérialiste mondiale alors qu’elle était "l’homme malade de l’Europe" au début du XXe siècle. Mais s’engager dans ce qui est déjà une situation profondément chaotique pourrait facilement devenir un piège dangereux pour les Turcs à plus long terme. Surtout, cette nouvelle escalade du conflit syrien augmentera considérablement son coût humain déjà gigantesque. Plus de 100 000 civils ont déjà été déplacés, ce qui aggrave considérablement le cauchemar des réfugiés à l’intérieur de la Syrie, tandis que l’objectif secondaire de l’invasion est de renvoyer dans le nord du pays les trois millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement dans des conditions désastreuses dans les camps turcs, principalement au détriment de la population locale kurde.

Le cynisme de la classe dirigeante se révèle non seulement dans les massacres de masse que ses avions, son artillerie et ses bombes terroristes font pleuvoir sur la population civile de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou de Gaza, mais aussi par la manière dont elle utilise ceux qui sont contraints de fuir les zones de massacre. L’Union européenne, ce soi-disant modèle de vertu démocratique, compte depuis longtemps sur Erdogan pour servir de garde-chiourme aux réfugiés syriens sous sa "protection", les empêchant ainsi de s’ajouter aux vagues d’immigrants qui se dirigent vers l’Europe. Aujourd’hui, Erdogan envisage une solution à ce problème avec le nettoyage ethnique du nord de la Syrie et peut menacer (si l’Union européenne critique ses actions) de lâcher une nouvelle vague de réfugiés vers l’Europe.

Les êtres humains ne sont utiles au capital que s’ils peuvent être exploités ou utilisés comme chair à canon. La barbarie ouverte de la guerre en Syrie n’est qu’un avant-goût de ce que le capitalisme réserve à l’humanité entière s’il perdure. Mais les principales victimes de ce système, tous ceux qu’il exploite et opprime, ne sont pas des objets passifs. Au cours de l’année écoulée, nous avons entrevu la possibilité de réactions massives contre la pauvreté et la corruption de la classe dirigeante dans les révoltes sociales en Jordanie, en Iran, en Irak et plus récemment au Liban. Ces mouvements ont tendance à être très confus, infectés par le poison du nationalisme et nécessitent une nette affirmation de la classe ouvrière agissant sur son propre terrain de classe. C’est une responsabilité vitale non seulement pour les travailleurs du Moyen-Orient, mais pour les travailleurs du monde entier, et surtout pour les travailleurs des pays centraux du capitalisme où la tradition politique autonome du prolétariat est née et a ses racines les plus profondes.

Amos, 23 octobre 2019


[1] Il est bien sûr possible que Trump soit tout à fait à l'aise avec l'idée que les forces de l'État islamique retrouvent une certaine présence en Syrie, maintenant que ce sont les Russes et les Turcs qui seront forcés de traiter avec eux. De même, il semblait très heureux que les Européens soient confrontés au problème du retour des anciens combattants de l'EI dans leurs pays d'origine européens. Mais de telles idées ne resteront pas sans opposition au sein de la classe dirigeante américaine.

[2] Pour une analyse plus approfondie de l'histoire du nationalisme kurde voir l'article "Le nationalisme kurde : un autre pion dans les conflits impérialistes [52]", sur notre site Web.

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  • Syrie [53]

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Conflits impérialistes

Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ? (2e partie)

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Dans la première partie de cet article, nous avons rappelé les circonstances dans lesquelles a été fondée la Troisième Internationale (Internationale communiste). L'existence du parti mondial dépend avant toute chose de l’extension de la révolution à l’échelle mondiale, et sa capacité à assumer ses responsabilités dans la classe dépend de la manière dont s'effectue le regroupement des forces révolutionnaires dont il est issu. Or, comme nous l'avons mis en évidence, la méthode adoptée lors de la fondation de l'Internationale communiste (IC), privilégiant le plus grand nombre plutôt que la clarté des positions et des principes politiques, n’avait pas armé le nouveau parti mondial. Pire, elle le rendait vulnérable face à l’opportunisme rampant au sein du mouvement révolutionnaire. Cette deuxième partie vise à mettre en lumière le combat politique que les fractions de gauche vont alors engager contre la ligne de l’IC, consistant alors à s'accrocher aux vieilles tactiques rendues caduques par l’ouverture de la phase de décadence du capitalisme.

Cette nouvelle phase de la vie du capitalisme nécessitait de redéfinir certaines positions programmatiques et organisationnelles afin de permettre au parti mondial d’orienter le prolétariat sur son propre terrain de classe.

1918-1919 : la praxis révolutionnaire remet en cause les vieilles tactiques

Comme nous l’avons rapporté dans la première partie de cet article, le 1er congrès de l’Internationale Communiste avait mis en évidence que la destruction de la société bourgeoise était pleinement à l’ordre du jour de l’histoire. En effet, la période 1918-1919 voit une poussée de tout le prolétariat mondial[1], en Europe d’abord :

  • Mars 1919 : proclamation de la République des Conseils en Hongrie ;
  • Avril-mai 1919 : épisode la République des Conseils en Bavière ;
  • Mai / juin 1919 : réactions ouvrières en Suisse et en Autriche.

La vague révolutionnaire s’étend ensuite sur le continent américain :

  • Janvier 1919 : "semaine sanglante" à Buenos Aires en Argentine, où les ouvriers sont sauvagement réprimés ;
  • Février 1919 : grève dans les chantiers navals à Seattle, aux Etats-Unis, qui s'étend par la suite à toute la ville en quelques jours. Les ouvriers parviennent à prendre le contrôle du ravitaillement et de la défense contre les troupes envoyées par le gouvernement ;
  • Mai 1919 : grève générale à Winnipeg, au Canada.

Mais également Afrique et en Asie :

  • En Afrique du Sud, en mars 1919, la grève des tramways s'étend à tout Johannesburg, avec assemblées et meetings de solidarité avec la Révolution russe ;
  • Au Japon, en 1918, se déroulèrent les fameux "meetings du riz" contre l'expédition de riz aux troupes japonaises envoyées contre la révolution en Russie.

Dans ces conditions, bien qu’ils surestiment la réalité du rapport de force, les révolutionnaires de l’époque avaient de véritables raisons de dire que "la victoire de la révolution prolétarienne est assurée dans le monde entier. La fondation de la république internationale des Conseils est en marche".[2]

L’extension de la vague révolutionnaire en Europe et ailleurs, confirmait les thèses du Premier Congrès : 

  • "1) La période actuelle est celle de la décomposition et de l’effondrement de tout le système capitaliste mondial, et ce sera celle de l’effondrement de la civilisation européenne en général, si le capitalisme, avec ses contradictions insurmontables, n’est pas battu.
  • 2) La tâche du prolétariat consiste maintenant à s’emparer du pouvoir d’Etat. La prise du pouvoir d’Etat signifie la destruction de l’appareil d’Etat de la bourgeoisie et l’organisation d’un nouvel appareil du pouvoir prolétarien".

La nouvelle période qui s’ouvrait, celle des "guerres et des révolutions", confrontait le prolétariat mondial et son parti mondial à de nouveaux problèmes. L’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence posait directement la nécessité de la révolution et modifiait la forme que devait prendre la lutte de classes.

La formation des courants de gauche au sein de l’IC

La vague révolutionnaire avait consacré la forme enfin trouvé de la dictature du prolétariat : les conseils ouvriers. Mais elle avait également montré que les formes et les méthodes de luttes héritées du XIXe siècle, comme les syndicats ou la tribune parlementaire, étaient désormais révolues.

  • "Dans la nouvelle période, c’est la praxis même des ouvriers qui remettait en cause les vieilles tactiques parlementaire et syndicale. Le parlement, le prolétariat russe l’avait dissout après la prise du pouvoir, et en Allemagne une masse significative d’ouvriers s’était prononcée en décembre 1918 pour le boycottage des élections. En Russie comme en Allemagne, la forme conseils était apparue comme la seule forme de lutte révolutionnaire en lieu et place de la structure syndicale. Mais la lutte en Allemagne avait révélé l’antagonisme entre prolétariat et syndicats."[3]

Le rejet du parlementarisme

Les courants de gauche dans l’Internationale vont se structurer sur une base politique claire : l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence imposait une seule et unique voie : la révolution prolétarienne et la destruction de l’Etat bourgeois en vue d’abolir les classes sociales et d’ériger la société communiste. Dès lors, la lutte pour des réformes et la propagande révolutionnaire dans les parlements bourgeois n’avait plus de sens. Dans plusieurs pays, pour les courants de gauche, le rejet des élections devient la ligne des véritables organisations communistes :

  • En mars 1918, le parti communiste polonais boycotte les élections.
  • Le 22 décembre 1918 est publié l’organe de la Fraction Communiste Abstentionniste du Parti Socialiste Italien (PSI), Il Soviet à Naples sous la direction d’Amedeo Bordiga.  La fraction se fixait comme "but d’éliminer les réformistes du parti afin de lui assurer une attitude plus révolutionnaire". Selon elle, "tout contact devait être rompu avec le système démocratique", un véritable parti communiste n’étant possible que si l’on renonçait "à l’action électorale et parlementaire". [4]
  • En septembre 1919, la Workers’ Socialist Federation en Grande-Bretagne se prononce contre le parlementarisme "révolutionnaire".
  • Il en va de même en Belgique pour "De Internationale" en Flandres et le Groupe Communiste de Bruxelles. L’antiparlementarisme était également défendu par une minorité du parti communiste bulgare, par une partie du groupe des communistes hongrois exilés à Vienne, par la fédération de la jeunesse social-démocrate en Suède ainsi que par une minorité du Partido Socialista Internacional d’Argentine (futur Parti Communiste d’Argentine).
  • Les Hollandais eux, restaient divisés sur la question parlementaire. Une majorité de Tribunistes restait en faveur des élections, alors que la minorité était indécise à l’image de Gorter. Alors que Pannekoek défendait une position antiparlementaire.
  • Le KAPD s’opposera également à la participation aux élections.

Pour toutes ces organisations, le rejet du parlementarisme était désormais une question de principe. Il s’agissait en fait de mettre en pratique les analyses et les conclusions adoptées lors du premier congrès. Or, la majorité de l’IC ne l’entendait pas ainsi, à commencer par les bolcheviks. S’il n’y avait aucune ambiguïté sur le caractère réactionnaire des syndicats et de la démocratie bourgeoise, il ne fallait pas pour autant laisser tomber la lutte en leur sein. La circulaire du Comité exécutif de l’IC du 1er septembre 1919, entérinait ce pas en arrière en revenant à l’ancienne conception social-démocrate faisant du parlement un lieu de la conquête révolutionnaire : "(... les militants) vont au parlement pour s’emparer de cette machine et pour aider les masses, derrière les murs du Parlement, à le faire sauter."[5]

La question syndicale cristallise les débats

Les premiers épisodes de la vague révolutionnaire cités plus hauts avaient clairement montré que les syndicats étaient des organes de luttes dépassés, pire, ils étaient désormais contre la classe ouvrière[6]. Mais plus que partout ailleurs, c’est en Allemagne que ce problème fut posé de la façon la plus cruciale et que les révolutionnaires parvinrent à une compréhension la plus nette de la nécessité de rompre avec les syndicats et le syndicalisme. Pour Rosa Luxemburg, les syndicats n’étaient plus des "organisations ouvrières, mais les protecteurs les plus solides de l’Etat et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats."[7]

La direction de l’IC n’était pas aussi clairvoyante. Si elle dénonçait les syndicats dominés par la social-démocratie elle n’en conservait pas moins l’illusion de pouvoir les réorienter sur une voie prolétarienne : Les syndicats reprendront-ils à nouveau la vieille voie éculée, réformiste, c’est à dire effectivement bourgeoise ? [...] Nous sommes fermement convaincus que cela ne se produira pas. Un courant d’air frais a pénétré dans les bâtiments étouffants des vieux syndicats. La décantation a déjà commencé dans les syndicats. [...]La nouvelle époque produira une nouvelle génération de dirigeants prolétariens dans les syndicats renouvelés."[8]

C’est pour cette raison qu’à ses débuts l’IC acceptait dans ses rangs des syndicats nationaux et régionaux de métiers ou d’industrie. On pouvait notamment y retrouver des éléments syndicalistes- révolutionnaires comme les IWW. Or, si ces derniers rejetaient aussi bien le parlementarisme que l’activité dans les anciens syndicats, ils n’en restaient pas moins hostiles à l’activité politique et donc à la nécessité d’un parti politique du prolétariat. Ce qui ne pouvait que renforcer les confusions au sein même de l’IC, sur la question organisationnelle puisqu’elle comprenait en son sein des groupes qui étaient déjà "anti-organisation".

Le groupe le plus lucide sur la question syndicale restait sans ambiguïté la majorité de gauche du KPD qui allait se faire exclure du parti par la centrale dirigée par Levi et Brandler. Celle-ci n’était pas seulement contre les "syndicats réactionnaires" aux mains des sociaux-démocrates mais hostiles à toute forme de syndicalisme comme le syndicalisme révolutionnaire antipolitique et l’anarcho-syndicalisme. Cette majorité allait fonder le KAPD en avril 1920 dont le programme affirmait clairement qu’ "à côté du parlementarisme bourgeois les syndicats forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne. Leur attitude pendant la guerre est connue. [...] Ils ont conservé leur tendance contre-révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui, pendant toute la période de la révolution allemande." Face à la position centriste de Lénine et de la direction de l’IC, le KAPD rétorquait que "la révolutionnarisation des syndicats n’est pas une question de personne : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. Ceci entraîne la sentence de mort pour les syndicats ; seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale."[9]

Certes, ces deux importantes questions ne pouvaient pas être tranchées du jour au lendemain. Mais les résistances qui s’exprimaient au sujet du rejet du parlementarisme et du syndicalisme démontraient les difficultés de l’IC à tirer toutes les implications de la décadence du capitalisme dans le programme communiste. L’exclusion de la majorité du KPD, puis le rapprochement entre le KPD expurgé et les Indépendants (USPD) – ces derniers contrôlant l’opposition dans les syndicats officiels - constituaient un signe supplémentaire de la montée de l’opportunisme programmatique et organisationnel au sein du parti mondial.

Le IIe congrès commence à faire machine arrière

Au début de l’année 1920, l’IC préconise la formation de partis de masses. Soit par la fusion des groupes communistes avec les courants centristes, comme c’est le cas en Allemagne entre le KPD et l’USPD. Soit par l’entrisme des groupes communistes dans des partis de la IIe Internationale, comme par exemple en Angleterre où l’IC préconise l’entrée du parti communiste dans le Labour Party. Cette nouvelle orientation tourne totalement le dos aux travaux du premier congrès qui avait acté la faillite de la social-démocratie. Cette décision opportuniste est justifiée par la conviction que la victoire de la révolution passe inexorablement par le plus grand nombre d’ouvriers organisés. Cette position était combattue par le bureau d’Amsterdam composé par la gauche de l’IC[10]. 

Le deuxième congrès de l’IC qui se déroula du 17 juillet au 7 août 1920 laissait présager une rude bataille entre la majorité conduite par les bolcheviks d'une part et, d'autre part, les courants de gauche sur les questions de tactique mais aussi sur les principes organisationnels. Le congrès se déroula en pleine "guerre révolutionnaire"[11] où l’Armée rouge marchait sur la Pologne et laissait croire à la jonction avec la révolution en Allemagne. Tout en demeurant conscient du danger de l’opportunisme, puisqu’il reconnaissait que le parti restait menacé par "l’envahissement de groupes indécis et hésitants qui n’ont pas encore su rompre avec l’idéologie de la IIe Internationale"[12],   ce deuxième congrès commençait à faire des concessions par rapport aux analyses du premier congrès puisqu’il acceptait l’intégration partielle de certains partis sociaux-démocrates encore fortement marqués par les conceptions de la IIe Internationale[13].

Pour se prémunir d’un tel danger, avaient été rédigées les 21 conditions d’admission à l’IC contre les éléments droitiers et centristes. Lors de la discussion sur les 21 conditions, Bordiga, qui reprenait la position qui avait été celle des bolcheviks lors du deuxième congrès du POSDR en 1903, se distingua par sa détermination à défendre le programme communiste et mit en garde l’ensemble du parti face à toute concession dans les modalités d’adhésions : "La réalisation révolutionnaire de Russie nous ramenait ainsi sur le terrain du marxisme, et le mouvement révolutionnaire qui avait été sauvé des ruines de la IIe Internationale s'orientait sur ce programme. Et le travail qui commençait donnait lieu à la constitution officielle d'un nouvel organisme mondial. Je pense que dans la situation actuelle - qui n'a rien de fortuit, mais qui est déterminée par la marche de l'histoire, nous courons le danger de voir s'introduire parmi nous des éléments, tant de la première que de la seconde catégorie, que nous avions éloignés[14]. Ce serait donc un grand danger pour nous, si nous commettions la faute d'accepter ces gens dans nos rangs. (...) Les éléments de droite acceptent nos thèses, mais d'une façon insuffisante. Ils les acceptent avec des réticences ; nous autres, communistes, nous devons exiger que cette acceptation soit entière et sans restriction, tant dans le domaine de la théorie que dans celui de l'action. (...) Je pense, camarades, qu'il faut que l'Internationale Communiste soit intransigeante et qu'elle maintienne fermement son caractère politique révolutionnaire. Contre les sociaux-démocrates il faut dresser des barrières infranchissables. (...) Le programme est une chose commune à tous, ce n'est pas une chose qui est établie par la majorité des militants du parti. C'est cela qui doit être imposé aux partis qui veulent être admis dans la IIIe Internationale. Enfin, c'est seulement aujourd'hui qu'on vient d'établir qu'il y a une différence entre le désir d'entrer dans la IIIe Internationale et le fait d'y être accepté. (...)  Je pense qu'il faut, après ce Congrès, donner au Comité Exécutif le temps de faire exécuter toutes les obligations imposées par la IIIe Internationale. Après cette période d'organisation, pour ainsi dire, la porte devrait être close, il n'y devrait être autre voie d'admission que l'adhésion personnelle au Parti communiste du pays. Il faut combattre l'opportunisme partout. Mais cette tâche sera rendue très difficile si, au moment où l'on prend des mesures pour épurer la IIIe Internationale, on ouvre les portes pour faire rentrer ceux qui sont restés dehors. (...) Au nom de la gauche du Parti Socialiste Italien, je déclare que nous nous engageons à combattre et à chasser les opportunistes en Italie, mais nous ne voudrions pas que s'ils sortent de chez nous, ils rentrent dans la III° Internationale par un autre chemin. Nous vous disons : ayant ici travaillé ensemble, nous devons rentrer dans nos pays et former un front international unique contre les socialistes traîtres, contre les saboteurs de la Révolution Communiste."[15]

Certes, les 21 conditions servaient d’épouvantails contre les éléments opportunistes susceptibles de frapper à la porte du parti. Mais, même si Lénine pouvait affirmer que le courant de gauche était "mille fois moins dangereux et moins grave que l’erreur représentée par le doctrinarisme de droite...", les multiples pas en arrière sur la question de tactique fragilisaient fortement l’Internationale, tout particulièrement face à la période à venir caractérisée par le repli et l’isolement, contrairement à ce que pensait la direction de l’IC. Inexorablement, ces gardes fous ne permettront pas à l’IC de résister à la pression de l’opportunisme. En 1921 le troisième congrès succombait définitivement au mirage du nombre en adoptant les Thèses sur la tactique de Lénine [54], qui préconisaient le travail au parlement et dans les syndicats ainsi que la constitution de partis de masses. Par ce virage à 180°, le parti jetait par la fenêtre le programme du KPD de 1918, une des deux bases de fondation de l’IC.

L’IC, malade du gauchisme[16] ou de l’opportunisme ?

C’est en opposition à la politique opportuniste du KPD que naquit le KAPD en avril 1920. Bien que son programme s’inspirait davantage des thèses de la gauche en Hollande plutôt que de celles de l’IC, il demanda d’emblée à être rattaché immédiatement à la IIIe Internationale.

Lorsque Jan Appel et Franz Jung[17] arrivèrent à Moscou, Lénine leur remit le manuscrit de ce qui deviendra La maladie infantile du communisme : le gauchisme qu’il avait rédigé en vue du deuxième congrès pour exposer ce qui a ses yeux prouvait les "inconséquences" des courants de gauche.

La délégation hollandaise avait eu l’occasion de prendre connaissance de la brochure de Lénine au cours du IIe congrès de l’IC. Herman Gorter fut chargé de rédiger la Réponse à Lénine sur "la maladie infantile du communisme" qui parut en juillet 1920. Gorter s’appuyait beaucoup sur le texte rédigé par Pannekoek quelques mois plus tôt intitulé Révolution mondiale et tactique communiste. Il ne s’agit pas ici de revenir en détails sur cette polémique.[18] Cependant, il faut faire remarquer que les différents éléments soulevés font parfaitement écho à la question de fond : l’entrée dans l’ère des guerres et des révolutions imposait-elle de nouveaux principes dans le mouvement révolutionnaire ? Ou les "compromis" étaient-ils encore possibles ?

Pour Lénine, le "doctrinarisme" des gauches constituait une "maladie de croissance". Ces "jeunes communistes" encore "inexpérimentés" cédaient à l’impatience et se laissaient aller à des "enfantillages d’intellectuels" au lieu de défendre "la tactique sérieuse d’une classe révolutionnaire" en fonction de la "particularité de chaque pays", tout en prenant en compte le mouvement général de la classe ouvrière.

Pour Lénine, rejeter le travail dans les syndicats et dans les parlements, s’opposer à des alliances entre les partis communistes et les partis sociaux-démocrates relevaient d’une pure absurdité.  Selon lui, l’adhésion des masses au communisme ne dépendait pas seulement de la propagande révolutionnaire. Il considérait que ces mêmes masses devaient faire "leur propre expérience politique". Pour cela, il était indispensable d’en enrôler le plus grand nombre dans les organisations révolutionnaires, quel que soit leur niveau de clarté politique. Les conditions objectives étaient mûres, la voie de la révolution était toute tracée...

Seulement voilà, comme le fit remarquer Gorter dans sa réponse, la victoire de la révolution mondiale dépendait surtout des conditions subjectives, autrement dit de la capacité de la classe ouvrière mondiale à étendre et approfondir sa conscience de classe. La faiblesse de cette conscience de classe générale s’illustrait par la quasi-absence de véritables avant-gardes du prolétariat en Europe occidentale comme le signalait Gorter. Par conséquent, l’erreur des bolcheviks dans l’IC fut "de vouloir rattraper ce retard en cherchant des raccourcis tactiques qui se sont exprimés par le fait de sacrifier la clarté et le processus de développement organique au forcing de la croissance numérique à tout prix." [19]

Cette tactique, reposant sur la quête du succès instantané, était animée par le constat que la révolution ne se développait pas assez vite, que la classe mettait trop de temps à étendre sa lutte et que, face à cette lenteur, il fallait faire des "concessions" en acceptant un travail dans les syndicats et dans les parlements.

Alors que l’IC voyait en quelque sorte la révolution comme un phénomène inéluctable, les courants de gauche considéraient que "la révolution en Europe de l’Ouest [serait] un processus de longue durée" (Pannekoek) qui serait parsemé de reculs et de défaites pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg. L’histoire a confirmé les positions développées par les courants de gauche au sein de l’IC. Le "gauchisme" n’était donc pas une maladie de jeunesse du mouvement communiste mais au contraire une saine réaction à l’infection opportuniste qui gagnait les rangs du parti mondial.

Conclusion 

Quelles leçons peut-on donc tirer de la création de l’Internationale Communiste ? Si le premier congrès avait montré la capacité du mouvement révolutionnaire à rompre avec la 2ème Internationale, les congrès suivants marquaient un véritable recul. En effet, alors que le congrès de fondation avait reconnu le passage de la social-démocratie dans le camp de la bourgeoisie, le troisième congrès la réhabilitait ou faisait oublier son rôle anti-ouvrier en prônant une tactique d’alliance avec celle-ci dans le "Front unique". Ce changement de cap confirmait que l’IC était incapable de répondre aux nouvelles questions posées par la période de décadence. Les années qui suivent sa fondation, sont marquées par le recul et la défaite de la vague révolutionnaire internationale et donc par l’isolement croissant du prolétariat en Russie. Cet isolement est la raison déterminante de la dégénérescence de la révolution. Dans ces conditions, mal armée, l’IC était incapable de résister au développement de l’opportunisme. Elle aussi devait se vider de son contenu révolutionnaire et devenir un organe de la contre-révolution œuvrant pour les seuls intérêts de l’État soviétique.

C’est au sein même de l’IC que sont apparues les fractions de gauche afin de lutter contre sa dégénérescence. Exclues l’une après l’autre au cours des années 20, elles ont poursuivi le combat politique afin d’assumer la continuité entre l’IC dégénérescente et le "parti de demain" en tirant les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire. Les positions défendues et élaborées par ces groupes répondaient aux problèmes soulevés dans l’IC par la période de décadence. Outre les questions programmatiques, les gauches s’accordaient sur le fait que le parti doit "rester un noyau aussi résistant que l’acier, aussi pur que le cristal" [Gorter]. Cela implique une sélection rigoureuse des militants au lieu de regrouper d’énormes masses au détriment de l’édulcoration des principes. C’est justement cela que les bolcheviks avaient laissé tomber en 1919 lors de la création de l’Internationale Communiste. Ces transigeances sur la méthode de la construction de l’organisation constitueront également un facteur actif de la dégénérescence de l’IC. Comme le soulignait Internationalisme en 1946 : "On peut aujourd'hui affirmer que de même que l'absence des partis communistes lors de la première vague de la révolution de 1918-20 fut une des causes de son échec, de même la méthode de formation des Partis de 1920-21 fut une des causes principales de la dégénérescence des PC et de l'IC."[20] En privilégiant la quantité au détriment de la qualité, les bolcheviques remettaient en partie en cause le combat qu’ils avaient mené en 1903 lors du deuxième congrès du POSDR. Pour les gauches qui se battaient pour la clarté programmatique et organisationnelle comme préalable à l’adhésion à l’IC, le "petit nombre" n’était pas une vertu éternelle mais une étape indispensable : "Si...nous avons le devoir de nous renfermer pour un temps encore dans le petit nombre, ce n’est pas parce que nous éprouvons pour cette situation une prédilection particulière, mais parce que nous devons en passer par là pour devenir forts" [Gorter].

Hélas, l’IC avait vu le jour dans la précipitation et le feu des combats révolutionnaires. Dans ces conditions, il lui était impossible de clarifier du jour au lendemain l’ensemble des questions auxquelles elle devait se confronter. Le parti de demain ne devra pas tomber dans les mêmes travers. Il devra être fondé avant que la vague révolutionnaire ne déferle, en s’appuyant sur de solides bases programmatiques mais également sur des principes de fonctionnement réfléchis et clarifiés auparavant. Ce qui ne fut pas le cas de l’IC en son temps.

Narek, le 8 juillet 2019.

 

[1] Lire notre article Enseignements de 1917-23 : La première vague révolutionnaire du prolétariat mondial [55], Revue internationale n° 80, 1995

[2] Lénine, discours de clôture du 1er congrès de l’Internationale Communiste.

[3] La gauche hollandaise. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, CCI.

[4] La Gauche Communiste d’Italie. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, CCI, p.19.

[5] Op. Cit., La gauche hollandaise, p105.

[6] Voir "Leçons de la vague révolutionnaire 1917-1923", Revue Internationale n°80.

[7] Cité par Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, p. 55.

[8] "Adresse aux syndicats de tous les pays", Du 1er au 2ème Congrès de l'IC, Ed.  EDI.

[9] "Programme du KAPD", in Ni parlement ni syndicats : les Conseils ouvriers ! Le communisme de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922), Les nuits rouges, 2003.

[10] À l’automne 1919, l’IC mit en place un secrétariat provisoire siégeant en Allemagne composé de la droite du KPD. Et un bureau provisoire en Hollande qui regroupait les communistes de gauche hostiles au virage à droite du KPD.

[11] Cette "guerre révolutionnaire" avait constitué un choix politique catastrophique puisque la bourgeoisie polonaise avait pu l’utiliser pour dresser une partie de la classe ouvrière polonaise contre la République des soviets

[12]  Préambule aux conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste.

[13] Voilà ce que stipulait le point 14 des "Tâches principales de l’Internationale Communiste" : "Le degré de préparation du prolétariat des pays les plus importants, au point de vue de l'économie et de la politique mondiales, à la réalisation de la dictature ouvrière se caractérise avec le plus d'objectivité et d'exactitude, par le fait que les partis les plus influents de la IIe Internationale, tels que le Parti Socialiste Français, le Parti Social-Démocrate Indépendant Allemand, le Parti Ouvrier Indépendant Anglais, le Parti Socialiste Américain sont sortis de cette Internationale Jaune et ont décidé, sous condition, d'adhérer à la IIIe Internationale. [...] L'essentiel maintenant est de savoir achever ce passage et solidement affermir par l'organisation ce qui a été obtenu, afin qu'il soit possible d'aller de l'avant sur toute la ligne sans la moindre hésitation."

[14] Respectivement les social-patriotes et les sociaux-démocrates, "ces socialistes de la IIe Internationale qui voyaient la possibilité de l'émancipation du prolétariat, sans une lutte de classes poussée jusqu'au recours aux armes, sans la nécessité de réaliser la dictature du prolétariat après la victoire, dans la période insurrectionnelle". (Voir note 15)

[15] A. Bordiga, Discours au IIe congrès de l’IC sur les conditions d’admission [56].

[16] Ce terme correspond ici au courant communisme de gauche qui est apparu au sein même de l’IC en opposition au centrisme et à l’opportunisme qui gagnait peu à peu le parti. Il n’a rien à voir avec le terme actuel qui correspond aux organisations appartenant à la gauche du capital.

[17] Ce sont les deux délégués mandatés par le KAPD au IIe congrès de l’IC pour exposer le programme du parti.

[18] Pour plus de précisions, voir : Op. Cit., La gauche hollandaise, chapitre IV : "La gauche hollandaise dans la 3e Internationale".

[19] Op. Cit., La gauche hollandaise, p 119.

[20] Internationalisme n° 7, À propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie [57] Republié dans la Revue internationale n° 162.

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [3]

Approfondir: 

  • Vague révolutionnaire mondiale 1917-23 [44]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [58]

Rubrique: 

Centenaire de l’Internationale Communiste

Il y a cinquante ans, Mai 68 - La difficile évolution du milieu politique prolétarien (I)

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Introduction

Le 100e anniversaire de la fondation de l'Internationale Communiste nous rappelle que la révolution d'Octobre en Russie avait placé la révolution prolétarienne mondiale à l'ordre du jour immédiat. La révolution allemande, en particulier, était déjà en marche et était cruciale à la fois pour la survie du pouvoir des soviets en Russie et pour l'extension de la révolution aux principaux centres du capitalisme. A ce moment-là, tous les différents groupes et tendances qui étaient restés fidèles au marxisme révolutionnaire étaient convaincus que la formation et l'action du parti de classe étaient indispensables à la victoire de la révolution. Mais avec le recul, on peut dire que la formation tardive de l'IC -près de deux ans après la prise du pouvoir en Russie et plusieurs mois après le début de la révolution en Allemagne- ainsi que ses ambiguïtés et ses erreurs sur des questions programmatiques et organisationnelles essentielles, ont également été un élément de la défaite de la vague révolutionnaire internationale.

Nous devons garder cela à l'esprit lorsque nous repensons à un autre anniversaire : Mai 68 en France et la vague de mouvements de classe qui s'ensuit. Dans les deux articles précédents de cette série, nous nous sommes penchés sur la signification historique de ces mouvements, expressions du réveil de la lutte de classe après des décennies de contre-révolution : la contre-révolution provoquée par l'anéantissement des espoirs révolutionnaires de 1917-23. Nous avons essayé de comprendre à la fois les origines des événements de mai 68 et le cours de la lutte des classes au cours des cinq décennies à venir, en nous concentrant en particulier sur les difficultés que rencontre la classe pour se réapproprier la perspective de la révolution communiste.

Dans cet article, nous voulons nous pencher spécifiquement sur l'évolution du milieu politique prolétarien depuis 1968, et comprendre pourquoi, malgré des avancées considérables au niveau théorique et programmatique depuis la première vague révolutionnaire, et malgré le fait que les groupes prolétariens les plus avancés aient compris qu'il est nécessaire de prendre les mesures essentielles pour la formation d'un nouveau parti mondial avant les confrontations décisives avec le système capitaliste, cet horizon semble encore très lointain et parfois disparaître complètement de la scène.

1968-80 : Le développement d'un nouveau milieu révolutionnaire rencontre les problèmes du sectarisme et de l'opportunisme

Le renouveau global de la lutte de classe à la fin des années 1960 a entraîné un renouveau global du mouvement politique prolétarien, l'éclosion de nouveaux groupes cherchant à réapprendre ce qui avait été détruit par la contre-révolution stalinienne, ainsi qu'une certaine réanimation des rares organisations qui avaient survécu à cette période noire.

On peut se faire une idée des composantes de ce milieu en regardant la liste très diversifiée des groupes contactés par les camarades d’Internationalism aux Etats-Unis dans le but de mettre en place un Réseau de Correspondance International[1] :

  • USA : Internationalism et Philadelphia Solidarity
  • Grande-Bretagne : Workers Voice, Solidarity
  • France : Révolution Internationale, Groupe de Liaison Pour l'Action des Travailleurs, Le Mouvement Communiste
  • Espagne : Fomento Obrero Revolucionario
  • Italie : Partito Comunista Internazionalista (Battaglia Comunista)
  • Allemagne : Gruppe Soziale Revolution ; Arbeiterpolitik ; Revolutionärer Kampf
  • Danemark : Proletarisk Socialistisk Arbejdsgruppe, Koministisk Program
  • Suède : Komunismen
  • Pays-Bas : Spartacus ; Daad en Gedachte
  • Belgique : Lutte de Classe, groupe "Bilan"
  • Venezuela : Internacionalismo.

Dans son introduction, Internationalism a ajouté qu'un certain nombre d'autres groupes les avaient contactés pour demander à y participer : World Revolution, qui s'était entre-temps séparé du groupe Solidarity au Royaume-Uni ; Pour le Pouvoir International des Conseils Ouvriers et Les Amis de 4 Millions de Jeunes Travailleurs (France) ; Internationell Arbearkamp (Suède); Rivoluzione Comunista et Iniziativa Comunista (Italie).

Tous ces courants n'étaient pas le produit direct des luttes ouvertes de la fin des années 60 et du début des années 70 : beaucoup les avaient précédés, comme dans le cas de Battaglia Comunista en Italie et du groupe Internacialismo au Venezuela. D'autres groupes qui s'étaient développés avant les luttes ont atteint leur apogée en 68 environ et ont ensuite décliné rapidement - l'exemple le plus évident étant les situationnistes. Néanmoins, l'émergence de ce nouveau milieu d'éléments à la recherche de positions communistes a été l'expression d'un processus profond de croissance "souterraine", d'une désaffection croissante pour la société capitaliste qui a affecté à la fois le prolétariat (et cela a aussi pris la forme de luttes ouvertes comme les mouvements de grève en Espagne et en France avant 68) et de larges couches de la petite bourgeoisie qui était elle-même déjà en voie d'être prolétarisée. En effet, la rébellion de ces dernières couches en particulier avait déjà pris une forme ouverte avant 68 - notamment la révolte dans les universités et les protestations étroitement liées contre la guerre et le racisme qui ont atteint les niveaux les plus spectaculaires aux Etats-Unis et en Allemagne, et bien sûr en France où la révolte des étudiants a joué un rôle évident dans le déclenchement du mouvement explicitement ouvrier en mai 68. La réémergence massive de la classe ouvrière après 68, cependant, a donné une réponse claire à ceux qui, comme Marcuse, avaient commencé à théoriser sur l'intégration de la classe ouvrière dans la société capitaliste et son remplacement comme avant-garde révolutionnaire par d'autres couches, comme les étudiants. Elle réaffirmait que les clés de l'avenir de l'humanité sont entre les mains de la classe exploitée comme elle l'avait fait en 1919, et convainc de nombreux jeunes révoltés et éléments en recherche, quelle que soit leur formation sociologique, que leur propre avenir politique réside dans la lutte ouvrière et dans le mouvement politique organisé de la classe ouvrière.

Le lien profond entre la résurgence de la lutte de classe et cette couche nouvellement politisée confirme l'analyse matérialiste développée dans les années 1930 par la Fraction italienne de la Gauche communiste : le parti de classe n'existe pas en dehors de la vie de la classe. C'est bien sûr un facteur vital et actif dans le développement de la conscience de classe, mais c'est aussi un produit de ce développement, et il ne peut exister dans les périodes où la classe a connu une défaite historique mondiale comme dans les années 20 et 30. Les camarades de la Gauche italienne avaient fait l'expérience de cette vérité dans leur chair et dans leur sang puisqu'ils avaient vécu une période qui avait vu la dégénérescence des partis communistes et leur récupération par la bourgeoisie, et la réduction des véritables forces communistes en petits groupes assiégés tels que le leur. Ils en tirent la conclusion que le parti ne pourra réapparaître que lorsque la classe dans son ensemble se sera remise de sa défaite à l'échelle internationale et posera à nouveau la question de la révolution : la tâche principale de la fraction est donc de défendre les principes du communisme, de tirer les leçons des défaites passées et d'agir comme un pont vers le nouveau parti qui sera formé lorsque le cours de la lutte de classe sera profondément modifié.  Et quand un certain nombre de camarades de la Gauche italienne oublièrent cette leçon essentielle et se précipitèrent en Italie pour former un nouveau parti en 1943 quand, malgré certaines expressions importantes de révolte prolétarienne contre la guerre, surtout en Italie, la contre-révolution régnait toujours en maître, les camarades de la Gauche Communiste de France prirent le flambeau abandonné par une Fraction italienne qui se dissout précipitamment dans le  Parti Communiste Internationaliste (PCInt).

Mais comme, à la fin des années 60 et au début des années 70, la classe se débarrassait enfin des chaînes de la contre-révolution, que de nouveaux groupes prolétariens apparaissaient dans le monde et qu'il y avait une dynamique de débat, de confrontation et de regroupement entre ces nouveaux courants, la perspective de la formation du parti - pas dans l'immédiat, bien sûr - se trouvait à nouveau posée sérieusement.

La dynamique vers l'unification des forces prolétariennes a pris diverses formes, depuis les premiers voyages de Marc Chirik et d'autres du groupe Internacialismo au Venezuela pour relancer la discussion avec les groupes de la Gauche italienne, les conférences organisées par le groupe français Information et Correspondance Ouvrières (ICO), ou le réseau international de correspondance lancé par Internationalism. Ce dernier s'est concrétisé par les réunions de Liverpool et de Londres de différents groupes au Royaume-Uni (Workers Voice, World Revolution, Revolutionary Perspectives, qui s'était également séparé de Solidarity et était le précurseur de l'actuelle Communist Workers Organisation), avec RI et le GLAT de France.

Ce processus de confrontation et de débat n'a pas toujours été sans heurts : l'existence de deux groupes de la Gauche communiste en Grande-Bretagne - une situation que beaucoup d'éléments à la recherche d'une politique de classe trouvent extrêmement déroutante - aujourd'hui peut être attribuée à l'immaturité et à l'échec du processus de regroupement après les conférences au Royaume-Uni. Certaines des divisions qui ont eu lieu à l'époque n'étaient guère justifiées car elles étaient provoquées par des différences secondaires - par exemple, le groupe qui a formé Pour une Intervention Communiste (PIC) en France s'est séparé de RI très précisément à propos du moment où produire un tract à propos du coup d'Etat miliaire au Chili. Néanmoins, un véritable processus de décantation et de regroupement avait lieu. Les camarades de RI en France sont intervenus énergiquement dans les conférences d’Information et Correspondance Ouvrières pour insister sur la nécessité d'une organisation politique basée sur une plate-forme claire par opposition aux notions ouvriériste, conseilliste et "anti-léniniste" qui étaient extrêmement influentes à l'époque, et cette activité accéléra leur unification avec des groupes à Marseille (Cahiers des Communistes de Conseils) et Clermont-Ferrand. Le groupe RI a également été très actif au niveau international et sa convergence croissante avec WR, Internationalism, Internacialismo et de nouveaux groupes en Italie et en Espagne a conduit à la création du CCI en 1975, montrant la possibilité de s'organiser à une échelle internationale de manière centralisée. Le CCI se considérait, comme la GCF dans les années 1940, comme l'expression d'un mouvement plus large et ne voyait pas sa formation comme le point final du processus plus général de regroupement. Le nom "Courant" exprime cette approche : nous n'étions pas une fraction d'une ancienne organisation, bien que nous poursuivions une grande partie du travail des anciennes fractions, et nous faisions partie d'un courant plus large allant vers le parti du futur.

Les perspectives pour le CCI semblaient très optimistes : l'unification réussie de trois groupes en Belgique a permis de tirer les leçons de l'échec récent du Royaume-Uni, et certaines sections du CCI (en particulier en France et au Royaume-Uni) se sont considérablement accrues numériquement. WR, par exemple, a quadruplé par rapport à son noyau d'origine et RI comptait à un moment donné suffisamment de membres rien qu'à Paris pour qu'il existe une section nord et une section sud dans cette ville. Bien sûr, nous parlons encore de très petits nombres, mais c'était néanmoins une expression significative d'un réel développement dans la conscience de classe. Entre-temps, le Parti Communiste International bordiguiste (Programma/Le Prolétaire) a créé des sections dans un certain nombre de nouveaux pays et est rapidement devenu la plus grande organisation de la Gauche communiste.

 Et la mise en place des conférences internationales de la Gauche communiste, initialement convoquées par Battaglia et soutenues avec enthousiasme par le CCI, a revêtu une importance particulière dans ce processus, bien que nous ayons critiqué la base initiale de l'appel pour les conférences (pour discuter du phénomène de "l'eurocommunisme", que Battaglia a appelé la "démocratisation sociale" des partis communistes).

Pendant environ trois ans, les conférences ont constitué un pôle de référence, un cadre de débat organisé qui a attiré vers elles des groupes d'horizons divers[2]. Les textes et les présentations des réunions ont été publiés dans une série de brochures ; les critères de participation aux conférences ont été plus clairement définis que dans l'invitation originale et les sujets débattus se sont davantage concentrés sur des questions cruciales telles que la crise capitaliste, le rôle des révolutionnaires, la question des luttes nationales, etc. Les débats ont également permis à des groupes partageant des perspectives communes de se rapprocher (comme dans le cas de CWO et de Battaglia, du CCI et de Fur Kommunismen en Suède). 

Malgré ces développements positifs, cependant, le mouvement révolutionnaire renaissant a souffert de nombreuses faiblesses héritées de la longue période de contre-révolution.

D'une part, un grand nombre de ceux qui auraient pu être gagnés à la politique révolutionnaire ont été absorbés par l'appareil du gauchisme, qui s'était aussi considérablement développé dans le sillage des mouvements de classe après 68. Les organisations maoïstes et surtout trotskystes étaient déjà formées et offraient une alternative d’apparence radicale aux partis staliniens "officiels " dont le rôle de briseur de grève dans les événements de 68 et par la suite avait été évident. Daniel Cohn-Bendit, "Danny le Rouge", le célèbre leader étudiant de 68, avait écrit un livre attaquant la fonction du Parti Communiste et proposant une "alternative de gauche" qui se référait avec approbation à la Gauche Communiste des années 1920 et aux groupes conseillistes comme ICO à ce moment[3]. Mais comme tant d'autres, Cohn-Bendit a perdu patience à l'idée de rester dans le petit monde des véritables révolutionnaires et est parti à la recherche de solutions plus immédiates qui lui offraient aussi la possibilité d'une carrière, et il est aujourd'hui membre des Verts allemands qui a servi son parti au sein de l'Etat bourgeois... Sa trajectoire –depuis des idées potentiellement révolutionnaires jusqu’à l'impasse du gauchisme- a été celle suivie par plusieurs milliers d'éléments.

Mais certains des plus grands problèmes rencontrés par le milieu émergent étaient "internes", même s'ils reflétaient finalement la pression de l'idéologie bourgeoise sur l'avant-garde prolétarienne.

Les groupes qui avaient maintenu une existence organisée pendant la période de contre-révolution -en grande partie les groupes de la Gauche italienne- étaient devenus plus ou moins sclérosés. Les bordiguistes, en particulier des différents Partis Communistes Internationaux[4] s'étaient protégés contre la pluie perpétuelle de nouvelles théories qui "transcendaient le marxisme" en faisant du marxisme lui-même un dogme, incapable de répondre aux nouveaux développements, comme en témoigne leur réaction aux mouvements de classe après 68 -essentiellement la même que celle que Marx avait déjà tournée en dérision dans sa lettre à Ruge en 1843: "Voici la vérité (le Parti), à genoux !" Indissociable de la notion bordiguiste d'"invariance" du marxisme, on trouvait un sectarisme extrême[5] qui rejetait toute notion de débat avec d'autres groupes prolétariens, une attitude concrétisée dans le refus catégorique de tout groupe bordiguiste de participer aux conférences internationales de la Gauche Communiste. Mais si l'appel de Battaglia n'était qu'une petite avancée pour sortir de l'attitude consistant à considérer son propre petit groupe comme le seul gardien de la politique révolutionnaire, il n’était pas exempt lui-même d’une attitude sectaire: son invitation excluait initialement les groupes bordiguistes et n'était pas envoyée au CCI dans son ensemble, mais à sa section en France, trahissant une idée tacite que le mouvement révolutionnaire est fait de "franchises" séparées dans différents pays (Battaglia détenant bien évidemment la franchise italienne).

De plus, le sectarisme ne se limitait pas aux héritiers de la Gauche italienne. Les discussions sur le regroupement au Royaume-Uni en ont été torpillées. En particulier, Workers Voice, craignant de perdre son identité de groupe local basé à Liverpool, a rompu les relations avec la tendance internationale autour de RI et WR autour de la question de l'Etat dans la période de transition, qui ne pouvait être une question ouverte que dans le cadre d'un accord entre révolutionnaires sur les positions de classe essentielles du débat. La même recherche d'une excuse pour interrompre les discussions a ensuite été adoptée par RP et la CWO (produit d'une fusion éphémère de RP et de WV) qui ont déclaré que le CCI était contre-révolutionnaire parce qu'il n'acceptait pas que le parti bolchevique et l'IC aient perdu toute vie prolétarienne depuis 1921 et pas même un moment après. Le CCI était mieux armé contre le sectarisme parce qu'il tirait ses origines de la Fraction italienne et de la GCF, qui s'étaient toujours considérés comme faisant partie d'un mouvement politique prolétarien plus large et non comme le seul dépositaire de la vérité. Mais la convocation des conférences avait aussi mis en évidence des éléments de sectarisme dans ses propres rangs ; certains camarades avaient d'abord répondu à l'appel en déclarant que les bordiguistes et même Battaglia n'étaient pas des groupes prolétariens en raison de leurs ambiguïtés sur la question nationale. Il est significatif que le débat ultérieur sur les groupes prolétariens qui a conduit à une grande clarification du CCI[6] a été lancé par un texte de Marc Chirik qui avait été "formé" dans la Gauche italienne et française pour comprendre que la conscience de classe prolétarienne n'est en aucun cas homogène, même parmi les minorités les plus avancées politiquement, et que l'on ne peut déterminer la nature de classe d'une organisation indépendamment de son histoire et de sa réponse à des événements historiques majeurs, tels que la guerre ou la révolution.

Avec les nouveaux groupes, ces attitudes sectaires étaient moins le produit d'un long processus de sclérose que d'immaturité et d'une rupture avec les traditions et les organisations du passé. Ces groupes étaient confrontés à la nécessité de se définir par rapport à l'atmosphère dominante de la gauche, de sorte qu'une sorte qu'une certaine rigidité de pensée apparaissait souvent comme un moyen de défense contre le danger d'être aspirés par les organisations beaucoup plus importantes de la gauche bourgeoise. Et pourtant, en même temps, le rejet du stalinisme et du trotskysme prenait souvent la forme d'une fuite vers des attitudes anarchistes et conseillistes -ce qui manifestait non seulement la tendance à rejeter toute l'expérience bolchévique mais aussi une suspicion généralisée envers toute discussion sur la formation d'un parti prolétarien. Plus concrètement, de telles approches ont favorisé les conceptions fédéralistes de l'organisation, l'équation des formes centralisées d'organisation avec la bureaucratie et même le stalinisme. Le fait que de nombreux adhérents des nouveaux groupes étaient issus d'un mouvement étudiant beaucoup plus marqué par la petite bourgeoisie que le milieu étudiant d'aujourd'hui a renforcé ces idées démocratistes et individualistes, plus clairement exprimées dans le slogan néo-situationniste "le militantisme : stade suprême de l'aliénation"[7].  Le résultat de tout cela est que le mouvement révolutionnaire a passé des décennies à lutter pour comprendre la question de l'organisation, et ce manque de compréhension a été au cœur de nombreux conflits et divisions dans le mouvement. Bien sûr, la question de l'organisation a nécessairement été un champ de bataille constant au sein du mouvement ouvrier (comme en témoigne la scission entre marxistes et bakouninistes dans la Première Internationale, ou entre bolcheviks et menchéviks en Russie). Mais le problème de la réémergence du mouvement révolutionnaire à la fin des années 60 a été exacerbé par la longue rupture de continuité avec les organisations du passé, de sorte que nombre des leçons léguées par les luttes organisationnelles précédentes ont dû être réapprises presque de zéro.

C'est essentiellement l'incapacité du milieu dans son ensemble à surmonter le sectarisme qui a mené au blocage et finalement au sabotage des conférences[8]. Dès le début, le CCI avait insisté pour que les conférences ne restent pas muettes, mais qu'elles publient, dans la mesure du possible, un minimum de déclarations communes, afin de préciser au reste du mouvement les points d'accords et de désaccords qui ont été atteints, mais aussi -face à des événements internationaux majeurs comme le mouvement de classe en Pologne ou l'invasion russe en Afghanistan- qu'elles fassent des déclarations publiques communes sur des questions qui étaient déjà des critères essentiels pour les conférences, comme l'opposition à une guerre impérialiste. Ces propositions, soutenues par certains, ont été rejetées par Battaglia et la CWO au motif qu'il était "opportuniste" de faire des déclarations communes alors que d'autres divergences subsistent. De même, lorsque Munis et le FOR sont sortis de la deuxième conférence parce qu'ils refusaient de discuter de la question de la crise capitaliste, et en réponse à la proposition du CCI pour que soit faite une critique commune du sectarisme du FOR, BC a simplement rejeté l'idée que le sectarisme était un problème: le FOR était parti car il avait simplement des positions différentes, où donc était le problème ?

Il est clair que, sous ces divisions, il y avait des désaccords assez profonds sur ce que devrait être une culture prolétarienne du débat, et les choses ont atteint un point culminant lorsque BC et la CWO ont soudainement introduit un nouveau critère de participation aux conférences -une formulation sur le rôle du parti qui contenait des ambiguïtés sur sa relation au pouvoir politique qu'ils savaient inacceptables pour le CCI et qui l'excluait effectivement.  Cette exclusion était elle-même une expression concentrée du sectarisme, mais elle montrait aussi que le revers de la médaille du sectarisme est l'opportunisme : d'une part, parce que la nouvelle définition "dure" du parti n'empêchait pas BC et la CWO de tenir une quatrième conférence grotesque à laquelle seuls eux-mêmes et les gauchistes iraniens de l'UCM (Unity of Communist Militants)[9] participèrent; et d'autre part, parce que, avec le rapprochement entre BC et la CWO, BC avait probablement estimé avoir retiré tout ce qui était possible des conférences, un exemple classique de sacrifice du futur du mouvement pour un profit immédiat. Et les conséquences de l'éclatement des conférences ont, en effet, été lourdes : la perte de tout cadre organisé de débat, de solidarité mutuelle et d'une pratique commune entre les organisations de la Gauche Communiste, qui n'a jamais été restaurée malgré des efforts occasionnels de travail commun dans les années suivantes.

Les années 1980 : crises dans le milieu

L'effondrement des conférences s'est rapidement révélé être l'un des aspects d'une crise plus large dans le milieu prolétarien, exprimée le plus clairement par l'implosion du PCI bordiguiste et "l'affaire Chénier" dans le CCI, qui a conduit plusieurs membres à quitter l'organisation, en particulier au Royaume-Uni.

L'évolution de la principale organisation bordiguiste, qui publiait Programma Comunista en Italie et Le Prolétaire en France (entre autres) a confirmé les dangers de l'opportunisme dans le camp prolétarien. Le PCI avait connu une croissance régulière tout au long des années 70 et était probablement devenu le plus grand groupe communiste de gauche au monde. Pourtant, sa croissance a été assurée dans une large mesure par l'intégration d'un certain nombre d'éléments qui n'avaient jamais vraiment rompu avec le gauchisme et le nationalisme. Certes, les profondes confusions du PCI sur la question nationale n'étaient pas nouvelles: il prétendait défendre les thèses du Deuxième Congrès de l'Internationale Communiste sur la solidarité avec les révoltes et les révolutions bourgeoises dans les régions coloniales. Les thèses de l'IC se révéleront très tôt fatalement défectueuses en elles-mêmes, mais elles contenaient certaines formulations visant à préserver l'indépendance des communistes face aux rébellions menées par les bourgeoisies nationales dans les colonies. Le PCI avait déjà pris des mesures dangereuses pour s'écarter de telles précautions, par exemple en saluant la terreur stalinienne au Cambodge comme un exemple de la vigueur nécessaire d'une révolution bourgeoise[10]. Mais les sections d'Afrique du Nord organisées autour du journal El Oumami sont allées encore plus loin, car face aux conflits militaires au Moyen-Orient, elles appelaient ouvertement à la défense de l'Etat syrien contre Israël. C'était la première fois qu'un groupe bordiguiste appelait sans vergogne à participer à une guerre entre États capitalistes. Il est significatif qu'il y ait eu de fortes réactions au sein du PCI contre ces positions, témoignant du fait que l'organisation a conservé son caractère prolétarien, mais le résultat final a été le départ de sections entières et de nombreux militants, réduisant le PCI à un groupe beaucoup plus restreint qui n'a jamais été capable de tirer tous les enseignements de ces événements.

Mais une tendance opportuniste est également apparue dans le CCI à l'époque - un regroupement qui, en réponse aux luttes de classe de la fin des années 70 et du début des années 80, a commencé à faire de sérieuses concessions au syndicalisme de base. Mais le problème posé par ce regroupement se situait surtout au niveau organisationnel, puisqu'il a commencé à remettre en cause le caractère centralisé du CCI et à faire valoir que les organes centraux devraient fonctionner principalement comme des boîtes aux lettres plutôt que comme des organes élus pour donner une orientation politique entre les réunions générales et les congrès. Cela n'impliquait pas que le groupement était uni par une profonde unité programmatique. En réalité, son existence était basée sur des liens affinitaires et des ressentiments communs contre l'organisation -en d'autres termes, c'était un "clan" secret plutôt qu'une tendance réelle, et dans une organisation immature il a donné naissance à un "contre-clan" dans la section britannique, avec des résultats catastrophiques. Et c'est l'élément douteux Chénier, qui avait l'habitude de voyager à travers des organisations révolutionnaires et d'y fomenter des crises, et qui se livrait à la manipulation la plus honteuse de ceux qui l'entouraient, qui attisait ces ressentiments et ces conflits. La crise a atteint son paroxysme à l'été 1981 lorsque des membres de la "tendance" sont entrés dans la maison d'un camarade alors qu'il était absent et ont volé du matériel à l'organisation au motif fallacieux qu'ils ne faisaient que récupérer l'investissement qu'ils avaient fait dans l'organisation. Cette tendance s'est transformée en un nouveau groupe qui s'est effondré après une seule publication, et Chénier est "retourné" au Parti Socialiste et à la CFDT -pour lesquels il avait travaillé depuis le début- probablement dans le "Secteur des Associations" qui surveille l'évolution des courants à gauche du PS.

Cette scission s'est heurtée à une réaction très inégale de la part du CCI dans son ensemble, en particulier après que l'organisation eut fait une tentative déterminée de récupérer son matériel volé en visitant les maisons des personnes soupçonnées d'être impliquées dans les vols et en demandant la restitution de ce matériel. Un certain nombre de camarades au Royaume-Uni ont simplement quitté l'organisation, incapables de faire face à la prise de conscience qu'une organisation révolutionnaire doit se défendre dans cette société, et que cela peut inclure l'action physique comme la propagande politique. Les sections d'Aberdeen/Edinburgh ont non seulement rapidement quitté les lieux, mais elles ont également dénoncé les actions du CCI et menacé d'appeler la police si elles faisaient elles-mêmes l'objet de visites (puisqu'elles avaient également conservé une certaine quantité de matériel appartenant à l'organisation, même si elles n'avaient pas été directement impliquées dans les premiers vols). Et lorsque le CCI a émis un avertissement public grandement nécessaire au sujet des activités de Chénier, ils se sont précipités pour défendre son honneur. Ce fut le début peu glorieux du Groupe Bulletin Communiste (CBG), dont les publications étaient largement consacrées aux attaques contre "le stalinisme" et même "la folie" du CCI. Bref, il s'agissait là d'un exemple précoce de parasitisme politique qui allait devenir un phénomène important au cours des décennies suivantes[11]. Dans le milieu prolétarien au sens large, il y avait peu ou pas d'expressions de solidarité avec le CCI. Au contraire, la version des événements du CBG circule toujours sur Internet et a une forte influence, en particulier sur le milieu anarchiste.

Nous pouvons citer d'autres expressions de crise dans les années qui ont suivi. Le bilan des groupes qui ont participé aux conférences internationales est essentiellement négatif : disparition de groupes qui n'avaient que récemment rompu avec le gauchisme (L'Éveil internationaliste, l'OCRIA, Marxist Workers Group aux États-Unis). D'autres ont été tirés dans la direction opposée : le NCI, une scission avec les bordiguistes qui avaient montré une certaine maturité en matière d'organisation lors des conférences, a fusionné avec le groupe Il Leninista et l’a suivi pour abandonner l'internationalisme avec une forme plus ou moins ouverte de gauchisme (OCI)[12]. Le Groupe Communiste Internationaliste, qui n'était venu à la troisième conférence que pour la dénoncer, exprimant déjà son caractère destructeur et parasitaire, a commencé à adopter des positions ouvertement réactionnaires (soutien aux maoïstes péruviens et à la guérilla salvadorienne, aboutissant à une justification grotesque des actions du "centriste Al-Qaida" et aux menaces physiques contre le CCI au Mexique[13]. Le GCI, quelles que soient ses motivations, est un groupe qui fait le travail de la police.... non seulement en menaçant de recourir à la violence contre les organisations prolétariennes, mais aussi en donnant l'impression qu'il existe un lien entre les groupes communistes authentiques et le milieu trouble du terrorisme.

En 1984, nous avons aussi vu la formation du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, réunissant la CWO et Battaglia. Le BIPR (aujourd'hui la TCI) s'est maintenu sur un terrain internationaliste, mais le regroupement s'est fait à notre avis sur une base opportuniste - une conception fédéraliste de groupes nationaux, un manque de débat ouvert sur les différences entre ces derniers, et une série de tentatives hâtives pour intégrer de nouvelles sections qui, dans la plupart des cas, aboutirent à un échec.[14]

1984-1985 a vu la scission du CCI qui a donné naissance à la "Fraction Externe du CCI". La FECCI a d'abord prétendu être le véritable défenseur de la plate-forme du CCI contre les prétendues déviations sur la question de la conscience de classe, l'existence de l'opportunisme dans le mouvement ouvrier, le prétendu monolithisme et même le "stalinisme" de nos organes centraux, etc. En réalité, toute l'approche pour "retrouver le vrai programme" du CCI a été abandonnée très rapidement, ce qui montre que la FECCI n'était pas ce qu'elle pensait être: une véritable fraction pour lutter contre la dégénérescence de l'organisation originale. À notre avis, il s'agissait d'une autre formation clanique qui placent les liens personnels au-dessus des besoins de l'organisation et dont l'activité une fois qu'elle a quitté le CCI a fourni un autre exemple de parasitisme politique[15].

Le prolétariat, selon Marx, est une "classe de la société civile qui n'est pas une classe de la société civile", qui fait partie du capitalisme et qui lui est pourtant étrangère dans un sens[16]. Et l'organisation prolétarienne, qui incarne avant tout l'avenir communiste de la classe ouvrière, n'en est pas moins un corps étranger dans cette société en faisant partie du prolétariat. Comme l'ensemble du prolétariat, elle est soumise à la pression constante de l'idéologie bourgeoise, et c'est cette pression, ou plutôt la tentation de s'y adapter, de s'y concilier, qui est la source de l'opportunisme. C'est aussi la raison pour laquelle les organisations révolutionnaires ne peuvent pas vivre une vie "pacifique" au sein de la société capitaliste et sont inévitablement condamnées à traverser des crises et des divisions, alors que des conflits éclatent entre "l'âme" prolétarienne de l'organisation et ceux qui sont tombés sous l’emprise des idéologies d'autres classes sociales. L'histoire du bolchevisme, par exemple, est aussi une histoire de luttes politiques. Les révolutionnaires ne cherchent ni ne préconisent les crises, mais lorsqu'elles éclatent, il est essentiel de mobiliser ses forces pour défendre ses principes fondamentaux prolétariens s'ils sont ébranlés et lutter pour clarifier les divergences et leurs racines au lieu de fuir ces nécessités. Et bien sûr il est vital de tirer les leçons que ces crises portent inévitablement avec elles, afin de rendre l'organisation plus résistante dans le futur.

Pour le CCI, les crises ont été fréquentes et parfois très dommageables, mais elles n'ont pas toujours été entièrement négatives. Ainsi, la crise de 1981, à la suite d'une conférence extraordinaire en 1982, a conduit à l'élaboration de textes fondamentaux sur la fonction et le mode de fonctionnement des organisations révolutionnaires de cette époque[17], et elle a apporté des leçons vitales sur la nécessité permanente pour une organisation révolutionnaire de se défendre, non seulement contre la répression directe de l'Etat bourgeois, mais aussi contre des éléments douteux ou hostiles qui se font passer pour des éléments du mouvement révolutionnaire et peuvent même infiltrer ses organisations.

De même, la crise qui a conduit au départ de la FECCI a vu une maturation du CCI sur une série de questions clés: l'existence réelle de l'opportunisme et du centrisme comme maladies du mouvement ouvrier; le rejet des visions conseillistes de la conscience de classe comme étant purement un produit de la lutte immédiate (et donc la nécessité de l'organisation révolutionnaire comme expression principale de la dimension historique et profonde de la conscience de classe) ; et, liée à cela, la compréhension de l'organisation révolutionnaire comme une organisation de combat, apte à intervenir dans la classe à plusieurs niveaux: non seulement au niveau théorique et de la propagande, mais aussi de l’agitation, de fournir des orientations pour l'extension et l'auto-organisation de la lutte, de participer activement aux assemblées générales et aux groupes de lutte. 

Malgré les éclaircissements apportés par le CCI en réponse à ses crises internes, ceux-ci ne garantissaient pas que le problème d'organisation, en particulier, était désormais résolu et qu'il n'y aurait plus de cas de rechute dans l'erreur. Mais au moins, le CCI a reconnu que la question de l'organisation était une question politique à part entière. D'un autre côté, le milieu en général n’a pas vu l'importance de la question organisationnelle. Les "anti-léninistes" de diverses tendances (anarchistes, conseillistes, modernistes, etc.) ont vu la tentative même de maintenir une organisation centralisée comme étant fondamentalement stalinienne, tandis que les bordiguistes ont commis l'erreur fatale de penser que le dernier mot avait été dit sur cette question et qu'il n'y avait plus rien à discuter. Le BIPR était moins dogmatique mais avait tendance à traiter la question de l'organisation comme secondaire. Par exemple, dans leur réponse à la crise qui a frappé le CCI au milieu des années 90, ils n'ont pas du tout abordé les questions d'organisation, mais ont fait valoir qu'elles étaient essentiellement un sous-produit des d’erreurs du CCI dans l’évaluation du rapport de force entre les classes.

Il ne fait aucun doute qu'une mauvaise appréciation de la situation mondiale peut être un facteur important dans les crises organisationnelles: dans l'histoire de la gauche communiste, par exemple, on peut citer l'adoption, par une majorité de la Fraction italienne, de la théorie de Vercesi sur l'économie de guerre, qui considère que la marche accélérée vers la guerre à la fin des années 1930 était la preuve que la révolution était imminente.  Le déclenchement de la guerre impérialiste vit donc un désarroi total dans la Fraction.

De même, la tendance des groupes issus de la montée de 68 à surestimer la lutte de classe, à considérer la révolution comme étant "au coin de la rue", signifiait que la croissance des forces révolutionnaires dans les années 70 était extrêmement fragile: beaucoup de ceux qui avaient rejoint le CCI à cette époque n'avaient ni la patience ni la conviction pour tenir le cap quand il est devenu clair que la lutte pour la révolution était posée à long terme et que l’organisation révolutionnaire serait engagée dans une lutte permanente pour survivre, même lorsque la lutte de classe suivrait globalement un cours ascendant. Mais les difficultés résultant de cette vision immédiatiste des évènements mondiaux avaient aussi une composante organisationnelle majeure: non seulement dans le fait que, pendant cette période, les membres étaient souvent intégrés de manière rapide et superficielle, mais surtout dans le fait qu'ils étaient intégrés dans une organisation qui n'avait pas encore une claire vision de son rôle et sa fonction, et  se voyait comme un mini parti, alors qu'il s'agissait surtout de se considérer comme un pont vers le futur parti communiste. L'organisation révolutionnaire dans la période qui a commencé en 1968 conservait ainsi de nombreuses caractéristiques d'une fraction communiste, même si elle n'avait pas de continuité organique directe avec les partis ou fractions du passé. Cela ne signifie pas du tout que nous aurions dû renoncer à l'intervention directe dans la lutte de classe. Au contraire, nous avons déjà soutenu que l'un des éléments clés du débat avec la tendance qui a formé la "Fraction Externe" était précisément l'insistance sur la nécessité d'une intervention communiste dans les luttes de classe -une tâche qui peut varier en ampleur et en intensité, mais qui ne disparaît jamais, dans différentes phases de la lutte de classe. Mais cela signifie que la plus grande partie de nos énergies a nécessairement été consacrée à la défense et à la construction de l'organisation, à l'analyse d'une situation mondiale en évolution rapide et à la préservation et à l'élaboration de nos acquisitions théoriques. Cette focalisation allait devenir encore plus importante dans les conditions de la phase de décomposition sociale à partir des années 1990, qui ont fortement accru les pressions et les dangers auxquels sont confrontées les organisations révolutionnaires, Nous examinerons l'impact de cette phase dans la seconde partie de cet article.

Amos

Annexe

Note introductive aux brochures contenant les textes et actes de la deuxième Conférence internationale des groupes de la gauche communiste, 1978, rédigées par le comité technique international :

"Avec cette première brochure, nous commençons la publication des textes de la Deuxième Conférence internationale des groupes de la gauche communiste, tenue à Paris les 11 et 12 novembre 1978 à l'initiative du Parti communiste international/Battaglia Comunista. Les textes de la première Conférence internationale, tenue à Milan les 30 avril et 1er mai 1977, ont été publiés en italien sous la responsabilité du PCI/BC et en français et anglais sous la responsabilité du CCI.

Le 30 juin 1977, le PCI /BC, conformément à ce qui avait été décidé à la Conférence de Milan et aux contacts ultérieurs avec le PCI et la CWO, a envoyé une lettre circulaire invitant les groupes suivants à une nouvelle conférence qui se tiendrait à Paris :

Courant communiste international (France, Belgique, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Allemagne, Hollande, USA, Venezuela)

Communist Workers Organisation (Grande-Bretagne)

Parti communiste international (Programme communiste : Italie, France, etc.)

Il Leninista (Italie)

Nucleo Comunista Internazionalista (Italie)

Iniziativa Comunista (Italie)

Fomento Obrero Revolucionario (France, Espagne)

Pour Une Intervention Communiste (France)

Forbundet Arbetarmakt (Suède)

For Komunismen (Suède)

Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d'Algérie

Kakamaru Ha (Japon)

Partito Comunista Internazionale/Il Partito Comunista (Italie)

Spartakusbond (Pays-Bas)

Dans le volume II, nous publierons cette lettre.

Parmi les groupes invités,

Spartakusbond et Kakamaru Ha n'ont pas répondu.

 Programme communiste et Il Partito Comunista ont refusé de participer à travers des articles parus dans leurs publications respectives. Tous deux ont rejeté l'esprit de l'initiative ainsi que le contenu politique de l'initiative elle-même (en particulier sur le parti et les guerres de libération nationale).

Le PIC, à travers une lettre-document, a refusé de participer à une réunion basée sur la reconnaissance des deux premiers congrès de la Troisième Internationale, qu'il considère depuis le début comme étant essentiellement social-démocrate (voir Vol II).

Forbundet Arbetarmakt a rejeté l'invitation car elle doutait de pouvoir reconnaître les critères de participation (voir Vol II).

Iniziativa Comunista n'a pas donné de réponse écrite, et à la dernière minute -après avoir accepté de participer à une réunion conjointe de Battaglia et Il Leninista- a refusé de participer à la conférence, justifiant son attitude dans la publication de son bulletin qui a paru après la conférence de Paris.

Il Leninista. Bien qu'elle ait confirmé son accord de participation, elle n'a pas pu assister à la réunion en raison de problèmes techniques au moment où ils sont partis pour la réunion.

L'OCRIA des immigrés algériens en France n'a pas pu participer physiquement à la réunion pour des raisons de sécurité, mais a demandé à être considérée comme un groupe participant.

Le FOR, bien qu'il ait participé au début de la conférence -à laquelle il s'est présenté comme observateur en marge- s'est rapidement dissocié de la conférence, affirmant que sa présence était incompatible avec les groupes qui reconnaissent qu'il y a maintenant une crise structurelle du capital (voir vol II)".

Entre la deuxième et la troisième conférence, le groupe suédois För Komunismen était devenu la section suédoise du CCI et Il Nucleo et Il Leninista avaient fusionné pour devenir une seule organisation, Il Nuclei Leninisti.

La liste des groupes participants était la suivante : CCI, Battaglia, CWO, Groupe Communiste Internationaliste, L'Eveil Internationaliste, Il Nuclei Leninisti, OCRIA, qui a envoyé des contributions écrites. Le Marxist Worker's Group américain s'est associé à la conférence et aurait envoyé un délégué, mais il en a été empêché à la dernière minute.


[1] Publié dans Internationalism n°4, non daté, mais sorti vers 1973.

[2] Pour la liste des groupes qui y ont assisté ou ont soutenu les conférences, voir l'annexe.

[3] Obsolete Communism, the Left wing Alternative, Penguin 1969

[4] Ces groupes ont tous leur origine dans la scission de 1952 au sein du Parti communiste internationaliste en Italie. Le groupe autour de Damen a conservé le nom de Parti communiste internationaliste ; les "Bordiguistes" ont pris le nom de Parti communiste international, qui, après de nouvelles scissions, a correspondu à différentes organisations ayant chacune le même nom.

[5] Le sectarisme était un problème déjà identifié par Marx lorsqu'il écrivait : "La secte voit la justification de son existence et son point d'honneur non pas dans ce qu'elle a en commun avec le mouvement de classe mais dans le ‘schibboleth’ particulier qui la distingue du mouvement". Bien sûr, de telles formules peuvent être mal utilisées si elles sont prises hors contexte. Pour la gauche du capital, toute la Gauche Communiste est sectaire parce qu'elle ne se considère pas comme faisant partie de ce qu'elle appelle le "mouvement ouvrier" -des organisations comme les syndicats et les partis sociaux-démocrates dont la nature de classe a changé depuis l'époque de Marx. De notre point de vue, le sectarisme est aujourd'hui un problème entre organisations prolétariennes. Il n'est pas sectaire de rejeter les fusions prématurées ou l'adhésion qui couvrent des désaccords réels. Mais il est certainement sectaire de rejeter toute discussion entre groupes prolétariens ou d'écarter le besoin d'une solidarité de base entre eux.  

[6] Ce débat a donné lieu à une résolution sur "Les groupes politiques prolétariens [59]" lors du deuxième Congrès du CCI, publiée dans la Revue internationale n° 11.

[7] Le début des années 70 voit aussi la montée de groupes "modernistes" qui commencent à mettre en doute le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière et qui ont tendance à considérer les organisations politiques, même lorsqu'elles sont clairement en faveur de la révolution communiste, comme de simples "rackets". Voir les écrits de Jacques Camatte. Ce sont les ancêtres de la tendance actuelle des "communisateurs". Un certain nombre de groupes contactés par Internationalism en 1973 sont partis dans cette direction et ont été irrémédiablement perdus: Mouvement Communiste en France (pas le groupe autonome existant, mais le groupe autour de Barrot/ Dauvé qui avait initialement fait une contribution écrite au meeting de Liverpool), Komunsimen en Suède et, dans un certain sens, Solidarity au Royaume-Uni qui partage avec ces autres groupes la grande fierté d'avoir dépassé le marxisme.

[8] "Le sectarisme, un héritage de la contre- révolution à dépasser [60]", Revue internationale n° 22.

[9] Une expression précoce de la tendance "hekmatiste" qui existe aujourd'hui sous la forme des partis communistes ouvriers d'Iran et d'Irak -une tendance qui est encore souvent décrite comme communiste de gauche mais qui est en fait une forme radicale du stalinisme. Voir notre article en anglais "Worker Communist Parties of Iran and Iraq : the dangers of radical stalinism [61]" "Les partis communistes ouvriers d'Iran et d'Irak : les dangers du stalinisme radical".

[10] Revue internationale n° 28, Convulsions actuelles du milieu révolutionnaire [62], et Revue internationale n° 32, Le PCI (Programme Communiste) à un tournant de son histoire [63].

[11] Nous reviendrons sur le problème du parasitisme politique [64] dans la seconde partie de cet article.

[12] Organizzazione Comunista Internazionalista.

[13] Lire "Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l'internationalisme [65]".

[14] Voir la Revue Internationale n° 121 : "BIPR : une politique opportuniste de regroupement qui ne mène qu'à des "avortements'" [66]"..

[15] Lire "La fraction externe du CCI [67]" dans la Revue internationale n° 45.

[16] Dans l'introduction à "Contribution à une critique de la philosophie du droit de Hegel"

[17] Voir les deux rapports sur la question de l'organisation de la Conférence extraordinaire de 1982 : sur la fonction de l'organisation révolutionnaire (Revue internationale n°29) et sur sa structure et son mode de fonctionnement (Revue internationale n°33).

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Mai 68

Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud

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De l’élection du président Nelson Mandela en 1994 à 2014

Dans l’introduction de l’article précédent[1], nous attirions d’emblée l’attention du lecteur sur l’importance des questions traitées en ces termes : "Si, face à de nouveaux mouvements sociaux la bourgeoisie s’appuie sur ces armes traditionnelles les plus barbares, à savoir ses forces policières et militaires, la dynamique de la confrontation entre les classes porte en elle des développements inégalés dans ce pays : la classe ouvrière n’y avait jamais encore fait preuve d’une telle combativité et d’un tel niveau de conscience ; face à une bourgeoisie qui, elle non plus, n’avait jamais à ce point sophistiqué ses manœuvres, notamment en ayant largement recours à l’arme du syndicalisme de base animé par l’extrême gauche du capital. Dans cet affrontement entre les deux véritables classes historiques, la pugnacité du prolétariat ira jusqu’à provoquer objectivement le démantèlement du système d’apartheid se traduisant par la réunification de toutes les fractions de la bourgeoisie en vue de faire face à la déferlante de la lutte de classe ouvrière."

Et par la suite nous avons pu montrer en détail l’ampleur de la combativité et du développement de la conscience de classe au sein du prolétariat sud-africain s’exprimant, par exemple, par la prise en main de ses luttes à travers des comités de lutte dits "CIVICS" (Community Based Organisations) par centaines. De même que nous avons illustré comment la bourgeoisie a pu parvenir finalement à bout de la magnifique combativité de la classe ouvrière sud-africaine en s’appuyant sur ses principaux piliers à savoir le "pouvoir blanc" (sous l’apartheid), l’ANC et le syndicalisme radical. En effet, le bilan global de ce combat entre la classe ouvrière et la bourgeoisie montre le rôle de premier plan joué par le syndicalisme de base dans le détournement des luttes véritablement prolétariennes sur le terrain bourgeois[2] :

Parlant du syndicalisme radical, nous disions "Mais sa contribution principale fut incontestablement le fait d’avoir réussi à construire sciemment le piège "démocratique/unité nationale" dans lequel la bourgeoisie put entraîner la classe ouvrière. D’ailleurs, en profitant de ce climat d’ "euphorie démocratique" résultant largement de la libération de Mandela et compagnie en 1990, le pouvoir central dut s’appuyer sur son "nouveau mur syndical" que constitue le COSATU et son "aille gauche" pour dévoyer systématiquement les mouvements de lutte sur des revendications d’ordre "démocratique", "droits civiques", "égalités raciales", etc. (…) Et de fait, entre 1990 et 1993 où d’ailleurs un gouvernement d’ "union nationale de transition" fut formé, les grèves et les manifestations se faisaient rares ou restaient sans effets sur le nouveau pouvoir. (…) D’ailleurs, tel était l’objectif central du projet de la bourgeoisie quand elle décida le processus qui aboutit au démantèlement de l’apartheid et à la "réconciliation nationale" entre toutes ses fractions qui s’entretuaient sous l’apartheid.

Ce projet sera mis en œuvre fidèlement par Mandela et l’ANC entre 1994 et 2014, y compris en massacrant nombre d’ouvriers résistant à l’exploitation et à la répression."

Dans cet article, nous allons nous efforcer de montrer comment le projet de l’ANC a été mis en œuvre méthodiquement par ses dirigeants successifs, en premier lieu Nelson Mandela. Nous montrerons, bien sûr, dans quelle mesure la classe ouvrière sud-africaine a pu faire face au nouveau "pouvoir noir" après avoir combattu l’ancien "pouvoir blanc", car comme nous le verrons plus loin, le prolétariat sud-africain n’avait pas perdu sa combativité se heurtant cependant à de nombreuses et lourdes difficultés. Ainsi, en plus de sa lutte quotidienne pour l’amélioration de ses conditions de vie, il doit alors se confronter aussi à la maladie, comme le SIDA avec ses ravages terribles, à la corruption du pouvoir en place, aux multiples violences sociales liées à la décomposition du système capitaliste, sous forme de meurtres, de pogroms, etc. D’autre part, comme avant Mandela, il continue à faire face à un pouvoir répressif, sanguinaire, celui-là même qui a causé la mort de nombreux mineurs de Marikana en 2012. Il n'en reste pas moins que le prolétariat sud-africain a d’ores et déjà montré sa capacité à jouer un rôle important en tant que fraction du prolétariat mondial en vue de la révolution communiste.

L’ANC dans l’exercice du pouvoir sud-africain

Au terme de la période du "gouvernement de transition", des élections générales furent organisées en 1994 et remportées triomphalement par l’ANC qui accéda ainsi à tous les leviers du pouvoir pour gouverner le pays selon les orientions du capital national sud-africain avec le soutien, ou la bienveillance, des principaux dirigeants sud-africains blancs qui l’avaient combattu.

Dès lors les choses sérieuses purent commencer pour Mandela, à savoir le redressement de l’économie nationale rudement malmenée par la crise économique à cette époque, mais aussi par les conséquences de la résistance ouvrière à l’exploitation. De fait, dès sa première année d’exercice en 1995, le gouvernement Mandela décida une série de mesures d’austérité dont une baisse de 6 % des salaires des fonctionnaires et de 10 % du budget de la santé. Dès cet instant, la question se posait de savoir comment la classe ouvrière allait réagir face aux attaques du nouveau pouvoir.

Premier mouvement de grèves sous l’ère du président Mandela

Contre toute attente et bien qu’assommée par la propagande autour de "l’union nationale" ou encore de la "nouvelle ère démocratique", la classe ouvrière ne put laisser passer sans réaction une attaque si agressive. En clair, on assista ainsi à l’éclatement des premiers mouvements de grève sous le gouvernement Mandela, notamment dans les transports et dans la fonction publique. Pour sa part, comme elle s’y attendait, la nouvelle bourgeoisie au pouvoir ne tarda pas à montrer son vrai visage de classe dominante en réprimant violemment les grévistes dont un millier d’entre eux furent arrêtés sans compter le nombre des blessés par les chiens policiers. Par ailleurs, parallèlement à la répression policière gouvernementale, le Parti communiste sud-africain et la centrale syndicale COSATU (Congress of South Africa Trade Unions), tous deux membres du gouvernement, à défaut de pouvoir empêcher l’éclatement des grèves, se mirent à dénoncer violemment les grévistes en les accusant de saboter la politique du "redressement" et de "réconciliation" du pays. À noter à ce propos un fait important : pendant que les dirigeants syndicaux du COSATU en compagnie du gouvernement dénonçaient et réprimaient les grévistes, des syndicalistes de base restaient "collés" aux ouvriers en prétendant les défendre contre la répression qui s’abattait sur eux. Il faut voir là une certaine habilité du nouveau pouvoir car, tout en associant le COSATU à la gestion des affaires du capital, il n’a pas oublié l’importance de s’appuyer sur un solide instrument d’encadrement des luttes ouvrières que constitue le "syndicalisme de base" dont un grand nombre de ceux qui gouvernent avaient fait l’expérience pratique[3].

L’ANC déploie un nouveau dispositif idéologique pour détourner combativité ouvrière

Tout en poursuivant l’application de ses mesures d’austérité, la nouvelle équipe gouvernementale se lançait dans des manœuvres idéologiques dans le but de mieux les faire accepter en créant des structures prétendant donner une légitimité à son orientation économique et politique. Ainsi, sous couvert de la "Truth and Reconciliation Commission" (TRC – "Commission Vérité et Réconciliation"), le gouvernement Mandela présenta en 1996 un programme intitulé "reconstruction négociation et réconciliation", puis un autre l’année suivante appelé (SCER - "stratégie de croissance, d’emploi et de redistribution"). En fait, derrière ces gadgets, se cachait la même orientation économique initiale dont l’application ne pouvait qu’aggraver les conditions de vie de la classe ouvrière. Dès lors, pour le pouvoir en place, la question était de savoir comment faire passer la "pilule" auprès des masses ouvrières dont une partie venait de manifester énergiquement son refus de telles mesures d’austérité. Et dans ce sens, devant la crainte d’une réaction ouvrière en opposition au plan gouvernemental, on assista d’abord à l’expression ouverte de divergences (tactiques) au sein de l’ANC :

"(…) La ligne politique de l’ANC est-elle encore vraiment au service de ses anciens partisans, au service du plus grand nombre, en particulier les plus démunis, comme il le revendique ? Le COSATU et le SACP (Parti communiste sud-africain) le mettent en doute de plus en plus, souvent, même si ce n’est pas frontalement. Ils reprochent à l’ANC de ne pas représenter les intérêts des plus pauvres, en particulier les ouvriers, de se désintéresser de la création d’emplois et de ne pas prêter suffisamment d’attention à l’accès de tous les citoyens à des conditions de vie correctes. (…) Cette critique a été abondamment relayée par les intellectuels de gauche et souvent de manière virulente. (…) Ces divergences de points de vue suscitent néanmoins des interrogations et des débats. Faut-il un parti ouvrier pour représenter en propre les intérêts ouvriers ? Le SACP (South African Communit Party ) a ainsi évoqué un temps la perspective d’une candidature autonome aux élections et certains au sein du COSATU ont même ébauché un projet de parti des ouvriers."[4]

Comme on peut le voir avec cette citation, l’équipe gouvernementale étale publiquement ses divisions. Mais il s’agit avant tout d’une manœuvre ou plus classiquement d’une division du travail entre la droite et la gauche au sommet du pouvoir dont le but principal était de faire face aux éventuelles réactions ouvrières[5]. Autrement dit, les menaces de scission pour créer un "parti ouvrier pour représenter les intérêts ouvriers" relevaient avant tout du cynisme politique trompeur visant à dévoyer la réflexion et la combativité de la classe ouvrière.

Toujours est-il que le gouvernement de Mandela décida de poursuivre sa politique d’austérité en prenant avec vigueur toutes mesures nécessaires pour le redressement de l’économie sud-africaine. Autrement dit, plus question de lutte de "libération nationale" ou de "défense des intérêts des plus pauvres" prônée hypocritement par la gauche de l’ANC. Et, dans un premier temps, cette politique d’austérité économique, de répression et d’intimidation de la part du "nouveau pouvoir du peuple" a eu un impact sur la classe ouvrière en provoquant de grandes désillusions et de l’amertume dans ses rangs. Il s’en est alors suivi une période de relative paralysie de la classe ouvrière face à la persistance des attaques économiques du gouvernement de l’ANC. En effet, d’un côté, une bonne partie des ouvriers africains, qui espéraient accéder plus vite aux mêmes droits/avantages que leurs camarades blancs, se lassaient d’attendre. D’un autre côté, ces derniers, avec leurs syndicats racistes (certes très minoritaires) menaçaient de prendre les armes pour la défense de leurs "acquis" (divers privilèges accordés sous l’apartheid).

Voilà une situation qui ne put favoriser objectivement la lutte et encore moins l’unité de la classe ouvrière. Heureusement, cette période ne fut que de courte durée, car trois ans après sa première réaction contre les premières mesures d’austérité du gouvernement de l’ANC sous Mandela, la classe ouvrière finit de nouveau par réagir en reprenant le combat mais beaucoup plus massivement que précédemment.

En 1998 : premières luttes massives contre le gouvernement de Mandela

En effet, encouragé sans doute par la manière dont il avait maîtrisé la situation face au premier mouvement de grèves de son règne contre ses premières mesures d’austérité, le gouvernement de l’ANC en remit une couche plus rude. Mais sans s’en rendre compte, il créa alors les conditions d’une riposte ouvrière plus vaste[6] :

  • "(…) En 1998, on estime que près de 2 825 709 journées de travail ont été perdues du début du mois de janvier à la fin du mois d’octobre. Les grèves ont essentiellement pour objet des revendications économiques mais elles traduisent aussi le mécontentement politique des grévistes à l’égard du gouvernement. En effet, loin de vivre mieux, beaucoup d’ouvriers sud-africains ont vu leur situation économique se dégrader, contrairement aux engagements du RDP (Programme de Reconstruction et de Développement). Quant aux chômeurs, de plus en plus nombreux en l’absence de créations de nouveaux emplois et alors que de nombreuses industries (notamment dans le textile et de l’industrie minière) ferment ou se délocalisent, leur situation devient de plus en plus critique. On peut donc penser qu’en plus des revendications financières exprimées par les syndicats, les grèves manifestent aussi les premiers signes d’effritement de l’enthousiasme national à l’égard de la politique du gouvernement.

Le mouvement est large puisque les grèves touchent des secteurs aussi variés que le textile, la chimie, l’industrie automobile ou encore les universités ou les sociétés de sécurité et le commerce, souvent longues, deux à cinq semaines en moyenne, et parfois marquées par des violences policières[7] (une douzaine de grévistes tués) et des incidents sérieux, elles réclament presque toutes des hausses de salaire. (…) Face aux grèves, le patronat a initialement adopté une "ligne dure" et menacé de réduire sa main-d’œuvre ou de remplacer les grévistes par d’autres ouvriers, mais dans la plus part des cas, il a été forcé d’honorer les revendications des grévistes". (Judith Hayem, ibid.)

Comme on le voit, la classe ouvrière sud-africaine n’a pas attendu longtemps pour reprendre ses luttes contre le pouvoir de l’ANC, comme à l'époque où elle s’opposait aux attaques de l’ancien régime d’apartheid. C’est d’autant plus remarquable que le gouvernement de Mandela procéda de la même manière que son prédécesseur en faisant tirer sur un grand nombre de grévistes, pour tuer, dans le seul but (bien sûr inavoué) de défendre les intérêts du capital national sud-africain. Et ce sans provoquer la moindre protestation publique de la part des "démocrates humanistes". En effet, il est significatif de constater que rares ont été les médias (et mêmes les chercheurs-enquêteurs de terrain) qui commentaient, ou évoquaient simplement, les crimes commis par le gouvernement de Mandela dans les rangs des manifestants grévistes. En clair, pour le grand monde bourgeois et médiatique, Mandela fut à la fois "l’icône" et le "prophète intouchable", même quand son gouvernement massacrait des ouvriers.

Et, de son côté, le prolétariat sud-africain a démontré par là sa réalité de classe exploitée en luttant courageusement contre son exploiteur quelle que soit la couleur de sa peau. Et, par sa pugnacité, il assez souvent parvenu à faire reculer son ennemi, comme le patronat acculé à honorer ses revendications. Bref, il y a là l’expression d’une classe internationaliste dont la lutte constitue une démystification flagrante du mensonge selon lequel les intérêts des ouvriers noirs se confondraient avec ceux de leur propre bourgeoisie noire, en l’occurrence la clique de l’ANC.

Précisément, en réunissant l’ANC, le PC et la centrale syndicale COSATU dans le même gouvernement, la bourgeoisie sud-africaine voulait, d’un côté, convaincre les ouvriers (noirs) qu’ils avaient leurs propres "représentants" au pouvoir pour les servir, tout en prévoyant par ailleurs de laisser la base syndicale du COSATU dans l’opposition dans le cas où ce serait nécessaire pour encadrer les luttes. En clair, le gouvernement de l’ANC pensait avoir tout fait pour se prémunir contre toutes réactions conséquentes de la part de la classe ouvrière. Mais au bout du compte, c'est plutôt le contraire que Mandela et ses compagnons durent constater.

En 1999 : Mandela se fait remplacer par son dauphin Mbeki mais les luttes se poursuivent

Cette année-là, suite aux élections présidentielles remportées par l’ANC, Mandela cède sa place à son "poulain" Thabo Mbeki qui décide de poursuivre et d’amplifier la même politique d’austérité initiée par son prédécesseur. Pour commencer, il forme son gouvernement avec les mêmes fractions que précédemment, à savoir : l’ANC, le PC et la centrale syndicale COSATU. Et aussitôt son gouvernement formé, il décrète une vague de mesures d’austérité touchant de plein fouet les principaux secteurs économiques du pays et se traduisant par des réductions de salaire et la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière. Mais, là aussi, comme sous Mandela, dès le lendemain, des centaines de milliers d’ouvriers se mirent en grève et descendirent massivement dans la rue et, comme à l’époque de l’apartheid, le gouvernement de l’ANC envoya sa police pour réprimer violemment les grévistes, faisant un grand nombre de victimes. Mais surtout il est remarquable de voir la rapidité avec laquelle la classe ouvrière sud-africaine prend conscience de la nature capitaliste et anti-ouvrière des attaques que l’équipe l’ANC au pouvoir lui fait subir. Le plus significatif encore dans la riposte ouvrière est le fait que, dans plusieurs secteurs industriels, les ouvriers décidaient de prendre en charge leurs propres luttes sans attendre les syndicats ou d’emblée contre eux :

  • "(…) la grève d’Autofirst, qui débute hors du syndicat et malgré lui, est un bon exemple ; d’autant que, loin d’être un cas isolé, ce type de grève tend à se généraliser depuis 1999, y compris dans des grandes usines où les ouvriers se mettent en grève en dépit de l’avis défavorable du syndicat, voire son opposition formelle au conflit". (Judith Hayem, ibid.)

Voilà une démonstration éclatante du retour de la combativité s’accompagnant d’une tentative de prise en main des luttes que la classe ouvrière avait déjà expérimentée sous le régime d’apartheid. En conséquence de quoi, l’ANC dût réagir en réajustant son discours et sa méthode.

L’ANC sort une vieille ficelle de l’idéologie "racialiste" face à la nouvelle combativité ouvrière

Pour contrecarrer la pugnacité des ouvriers tendant à déborder les syndicats, le gouvernement de Mbeki et l’ANC décidèrent de recourir aux vieilles ficelles idéologiques héritées de la "lutte de libération nationale", en reprenant (entre autres) le discours "anti-blancs" de cette époque :

  • "Le retour sous une forme renouvelée dans le discours politique gouvernemental de la question de la couleur, en particulier dans un certain nombre de déclarations fustigeant les Blancs - notion dont il faut examiner si elle agit (et dans ce cas comment) comme un marqueur racial, social, historique ou bien d’un autre registre et si elle opère également dans les formes de pensée des gens.

Corollaire de cette nouvelle politique présidentielle, les tensions au sein de la triple alliance (ANC, COSATU, SACP - Parti communiste sud-africain), toujours en place après de nombreuses menaces de scission, notamment à la veille des élections de 2004, sont de plus en plus manifestes et de plus en plus vives. Elles manifestent la difficulté de l’ANC, ancien parti de libération nationale, de conserver sa légitimité populaire une fois parvenu au pouvoir et en charge de gouverner pour le bénéfice, non plus de seuls opprimés d’antan mais pour tous les habitants du pays." (Judith Hayem, ibid.)

Mais pourquoi le gouvernement "arc-en-ciel", "garant de l’unité nationale", détenant tous les leviers du pouvoir, se trouve-t-il soudain acculé à recourir à une des vieilles recettes de l’ANC d’antan, à savoir fustiger le "pouvoir des Blancs" (qui empêcherait le pouvoir des Noirs) ? L’auteur du propos cité nous semble bien indulgent avec les dirigeants de l’ANC, quand il cherche à savoir à propos de cette "notion qu’il faut examiner pour savoir si elle agit comme marqueur racial, social, historique ou bien d’un autre registre…". En réalité cette "notion", derrière laquelle se cache l’idée suivant laquelle les "Blancs détiennent toujours le pouvoir au détriment des Noirs", l’ANC l’a utilisée ici en vue d’une énième tentative de diviser la classe ouvrière. Autrement dit, en agissant ainsi, le gouvernement espérait détourner les revendications visant l’amélioration des conditions de vie sur les questions raciales.

Effectivement, une partie de la classe ouvrière, notamment la base militante de l’ANC, ne peut s’empêcher d’être "sensibilisée" par ce discours sournois anti-Blanc, voire "anti-étranger". On sait par ailleurs que l’actuel président Zuma, avec ses accents populistes, instrumentalise fréquemment la "question raciale" en particulier quand il se trouve en difficulté face au mécontentement social.

L’idéologie altermondialiste au secours de l’ANC

Pour faire face à l’agitation sociale et à l’érosion de sa crédibilité, l’ANC décidait en 2002 d’organiser un sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg (le "Durban Social Forum"), auquel participèrent toute la galaxie altermondialiste de la planète et plusieurs associations sud-africaines dont celles caractérisées de "radicales" comme le TAC (Traitement Action Campaign) et le Landless People’s Movement ("Mouvement des sans-terres"), très actives dans les grèves des années 2000. Autrement dit, c’est dans un contexte de radicalisation des luttes ouvrières que l’appareil de l’ANC sollicitait l’apport idéologique du mouvement altermondialiste :

  • "Par ailleurs, des grèves ouvrières hors cadre syndical ont éclaté comme à Volkswagen Port Elizabeth, en 2002 ou à Engen à Durban, en 2001. Certaines de ces actions, comme celles du TAC, remportent régulièrement des victoires face à la politique du gouvernement. Cependant, d’une part, aucun parti d’opposition ne relaie encore réellement ces points de vue dans l’arène parlementaire ; de l’autre, la capacité de ces organisations à infléchir durablement les décisions de l’État demeure encore fragile, en comptant sur leurs propres forces (sans s’institutionnaliser, ni entrer au gouvernement)." (Judith Hayem, ibid.)

On voit ici un double problème pour le gouvernement de l’ANC : d’une part, comment empêcher ou détourner les grèves tendant à échapper au contrôle des syndicats proches de lui, et d’autre part, comment trouver une opposition parlementaire "crédible" quant à sa prétendue capacité d’ "infléchir durablement" les décisions de l’État. Pour ce qui concerne ce dernier aspect on verra plus loin que le problème ne sera pas résolu au moment de la rédaction de cet article. En revanche, pour le premier l’ANC, put s’appuyer habilement sur l’idéologie altermondialiste bien incarnée par certains des groupes poussant à la radicalisation des luttes en particulier le TAC et le "Landless People’s Movement".

En effet, l’idéologie "altermondialiste" arrivait à point nommé pour le gouvernement de l’ANC en quête d’un nouveau "souffle idéologique", ce d’autant plus que cette mouvance avait le vent en poupe au niveau médiatique mondialement. Signalons aussi que, dans ce même contexte (en 2002), l’ANC menait campagne pour la réélection de ses dirigeants, pour lesquels il était alors opportun d’afficher leur proximité avec la mouvance altermondialiste. Mais cela n’a pas suffi à redorer la crédibilité des dirigeants de l’ANC auprès des masses sud-africaines. Et pour cause…

Une classe dirigeante issue de la "lutte de libération nationale" profondément corrompue

La corruption, l’autre "maladie suprême" du capitalisme, est une caractéristique largement partagée au sein des dirigeants de l’ANC. Certes, le monde capitaliste est très riche en exemples de corruption, de ce fait on pourrait penser qu'il est inutile de rajouter celui-ci.  En fait c’est le contraire, dans la mesure où nombreux sont encore les "croyants" dans la "valeur symbolique exemplaire" et dans "la probité" des anciens héros de la lutte de libération nationale que sont les dirigeants de l’ANC.

Pour introduire le sujet, les passages suivants extraits d’un article intitulé " Système de ‘corruption légalisée’" et émanant d’un organe de presse bourgeois, à savoir Le Monde diplomatique, un des plus grands "anciens soutiens" de l’ANC, sont on ne peut plus éloquents :

  • "Depuis la présidence de M. Thabo Mbeki (1999-2008), la collusion entre le monde des affaires et classe dirigeante noire est patente. Ce mélange des genres trouve son incarnation dans la personne de M. Cyril Ramaphosa, 60 ans, successeur désigné de M. Zuma, élu vice-président du Congrès national africain (African National Congress) en décembre 2012. A la veille du massacre de Marikana (…), M. Ramaphosa avait envoyé un message électronique à la direction de Lonmin, lui conseillant de résister à la pression exercée par les grévistes, qu’il qualifiait de "criminels".

Propriétaire de McDonald’s Afrique du Sud et président, entre autres, de la société de télécommunications MTN, M. Ramaphosa est aussi l’ancien secrétaire général de l’ANC (1991-1997) et du Syndicat national des mineurs (National Union of Mineworkers – NUM-, 19821991). Acteur central des négociations de la transition démocratique, entre 1991 et 1993, il sera évincé par M. Mbeki de la course à la succession de M. Nelson Mandela. En 1994, le voici recyclé dans les affaires, patron de New African Investment (NAIL), première société noire cotée à la bourse de Johannesburg, puis premier milliardaire noir de la "nouvelle" Afrique du Sud. Il dirige aujourd’hui sa propre société, Shanduka, active dans les mines, l’agroalimentaire, les assurances et l’immobilier.

Parmi ses beaux-frères, figurent M. Jeffrey Radebe, ministre de la justice, et M. Patrice Motsepe, magnat des mines, patron d’African Rainbow Minerals (ARM). Celui-ci a tiré profit du Black Economic Empowerment (BEE) mis en œuvre par l’ANC : censé profiter aux masses "historiquement désavantagées", selon la phraséologie de l’ANC, ce processus de "montée en puissance économique des Noirs" a en fait favorisé la consolidation d’une bourgeoisie proche du pouvoir. M. Moeletsi Mbeki, le frère cadet de l’ancien chef d’État, universitaire et patron de la société de production audiovisuelle Endemol en Afrique du Sud, dénonce un système de "corruption généralisée". Il souligne les effets pervers du BEE : promotion "cosmétique" de directeurs noirs (fronting) dans les grands groupes blancs, salaires mirobolants pour des compétences limitées, sentiment d’injustice chez les professionnels blancs dont certains préfèrent émigrer.

Si l’adoption d’une charte de BEE dans le secteur minier, en 2002, en a fait passer 26 % entre des mains noires, elle a aussi promu nombre de barons de l’ANC à des postes de direction importants. M. Mann Dipico, ancien gouverneur de la province du Cap-Nord, occupe ainsi la vice-présidence des opérations sud-africaines du groupe diamantaire De Beers. Le BEE a aussi favorisé des anciens de la lutte contre l’apartheid, qui ont renforcé leur position d’influence au sein du pouvoir. M. Mosima ("Tokyo") Sexwale, patron du groupe minier Mvelaphanda, a pris en 2009 la direction du ministère des  ‘human settlements’ (bidonvilles).

Quant à M. Patrice Motsepe, il se distingue dans le classement Forbes 2012 au quatrième rang des fortunes d’Afrique du Sud (2, 7 milliards de dollars). Il a rendu un grand service à l’ANC en annonçant le 30 janvier le don de la moitié de ses avoirs familiaux (100 millions d’euros environ) à une fondation qui porte son nom, pour aider les pauvres. Même s’il ne fait pas d’émules, on ne pourra plus reprocher à l’élite noire de ne pas partager son argent".[8]

Voilà un descriptif impitoyable du système de corruption instauré par les dirigeants de l’ANC dès leur arrivée au sommet du pouvoir sud-africain post-apartheid. En clair, comme des gangsters, il s’agit de se partager les "gains" et "butins" que détenaient exclusivement leurs anciens rivaux blancs sous l’ancien régime, en se distribuant les postes selon les rapports de force et les alliances au sein de l’ANC. De ce fait, la lutte pour le "pouvoir du peuple noir" a été très vite oubliée, l’heure étant à la course aux postes qui mènent au "paradis capitaliste", en s’enrichissant plus vite et plus fort jusqu’à devenir (symboliquement) multimillionnaires en un petit nombre d’années, comme  cet ancien grand dirigeant syndical et éminent membre de l’ANC, Monsieur Ramaphosa.

  • "La bourgeoisie noire vit loin des ‘townships’, où elle ne distribue pas - ou peu - ses richesses. Ses goûts de luxe et son opulence ont éclaté au grand jour sous la présidence de M. Mbeki (1999-2008), à la faveur de la croissance des années 2000. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de M. Zuma, en 2009, l’archevêque Desmond Tutu et le Conseil des églises d’Afrique du Sud ne cessent de dénoncer un "déclin moral" bien plus grave que le prix mirobolant des lunettes de soleil de ceux que l’on surnomme les Gucci révolutionnaires. Les relations peuvent se tisser de manière ouvertement vénale, sourit un avocat d’affaires noir qui préfère garder l’anonymat. On parle de sexe à table, et pas seulement à propos de notre président polygame ! La corruption s’étale…. A tel point que lorsqu’un ancien cadre de De Beer est accusé de corruption par la presse, il lance : "You get nothing for mahala" … (On n’a rien sans rien)." (Le Monde diplomatique, ibid.)

C’est hallucinant ce que rapporte cette citation, notamment l’implication des présidents successeurs de Mandela dans la construction du système de corruption sous leur règne respectif. Mais il faut aussi savoir que la corruption dans  l’ANC  existe à tous les niveaux et à tous les endroits, donnant lieu à des luttes sournoises et violentes comme chez les groupes mafieux. Ainsi, M. Mbeki a profité de sa présidence de l’appareil d’État et de l’ANC pour, au moyen de "coups bas", évincer son ex-premier rival Cyril Ramaphosa en 1990 et a ensuite limogé Zuma, son vice-président, poursuivi en justice pour viol et corruption. Evidemment, ces deux derniers (tout en se combattant mutuellement) ont pu répliquer par des moyens aussi violents qu’obscurs contre leur rival commun. Notamment Zuma, qui a eu beau jeu de se faire passer pour la victime d’un énième complot ourdi par son prédécesseur Mbeki "connu pour ses intrigues" (Le Monde, ibid.). Par ailleurs, on peut mentionner cet acte de violence caractéristique qui a eu lieu en décembre 2012 au Parlement, où en pleine préparation de leur congrès, les membres de l’ANC en sont venus aux mains pour imposer leurs candidats respectifs en faisant voler les chaises et en échangeant des coups de poing.

Et pendant ce temps-là, le "peuple libéré" de l’apartheid reste immergé dans la misère : un sud-africain sur quatre ne mange pas à sa faim et la maladie. "En attendant le niveau de désespoir se voit à l’œil nu. A Khayelitsha, on noie son chagrin dans le gospel, une musique en vogue qui retentit partout, mais aussi dans la dagga (cannabis), le Mandrax ou le tik (méthamphétamine), une drogue qui ravage le ‘township’.  " (Le Monde diplomatique, ibid.)

Quelle sinistre plongée dans l’horreur d’un système économique moribond poussant ainsi ses populations dans l’abime sans issue !

Le SIDA s’invite au milieu de la misère et de la corruption du pouvoir de l’ANC

Entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, la classe ouvrière ne se battait pas seulement contre la misère économique, mais devait aussi faire face à l’épidémie du SIDA. Ce d’autant plus que le chef du gouvernement d’alors, Thabo Mbeki, avait pendant longtemps refusé de reconnaître la réalité de cette maladie, allant ainsi jusqu’à refuser cyniquement de s’investir véritablement contre son développement.

  • "Un autre élément majeur de la situation en Afrique du Sud à partir de 2000 est précisément le déploiement avéré et dévastateur, enfin reconnu publiquement, de l’épidémie de VIH/SIDA. L’Afrique du Sud arbore désormais le triste record de pays le plus contaminé au monde. En décembre 2006, le rapport de l’ONUSIDA et de l’OMS indiquait qu’on estimait à près de 5,5 millions le nombre de personnes séropositives en Afrique du Sud, soit un taux de 18,8 % parmi les adultes âgés de 15 à 49 ans et de 35 % chez les femmes- ce sont elles les plus touchées- qui consultent dans les cliniques anténatales. La mortalité totale dans le pays, toutes causes confondues, a ainsi augmenté de 79 % entre 1997 et 2004 et ce, essentiellement, en raison de l’impact de l’épidémie.
    (…) Au-delà de ce bilan sanitaire calamiteux, le SIDA est devenu l’un des grands problèmes du pays. Il décime la population, laisse orphelins des générations entières d’enfants mais son impact est tel qu’il menace aussi la productivité et l’équilibre social du pays. En effet, la population active est la frange la plus touchée par la maladie et l’absence de revenus générée par l’incapacité d’un adulte de travailler, même de manière informelle, plonge parfois des familles entières dans la misère quand la survie dépend parfois de ces seuls revenus. Des aides sociales sont désormais accordées par l’État aux familles touchées par la maladie mais elles demeurent insuffisantes. (…) Le SIDA a en effet envahi toutes les sphères de la vie sociale et le quotidien de chacun : on est soi-même infecté par la maladie et/ou affecté par la mort d’un proche, d’un voisin, d’un collègue…
    (…) Il me semble que la clôture de la séquence de la négociation qui se dessinait déjà en 1999, avec la publication du GEAR (Growth Employement and Redistribution Program, Programme de croissance, d'emploi et de redistribution) s’est confirmée avec le déni de Thabo Mbeki de reconnaître le lien entre VIH et SIDA en avril 2000. Non pas tant en raison de l’immense controverse que cette déclaration a suscité dans le pays et dans le monde entier mais en raison de l’épidémie, qui représentait pourtant un défi majeur pour la construction du pays et son unité, marquant par-là que celle-ci ne devait plus être, à ses yeux, les principales préoccupations de l’État." (Judith Hayem, ibid.,)

Comme l’illustre ce propos, d’un côté, l’épidémie du SIDA faisait (et continue de faire) des ravages terribles dans les rangs du prolétariat sud-africain et dans les populations (surtout pauvres) en général, de l’autre côté, les responsables gouvernementaux ne se souciaient pas ou seulement partiellement du sort des victimes, alors même que des rapports officiels (de l’ONU) illustraient amplement la présence massive du virus dans le pays. En réalité, le gouvernement de Mbeki était dans le déni en ne voulant même pas voir que le SIDA avait envahi toutes les sphères de la vie sociale, y compris donc le quotidien des forces productives du pays, en l’occurrence la classe ouvrière. Mais le plus cynique dans cette affaire a été la ministre de la santé d’alors :

  • "Fidèle du président d’alors, M. Thabo Mbeki, la ministre de la santé Manto Tshabalala-Msimang (…) n’a aucune intention d’organiser la distribution d’ARV dans le secteur public de santé. Elle argue qu’ils sont toxiques, ou qu’on peut se soigner en adoptant un régime nutritif à base d’huile d’olive, d’ail et de citron. Le conflit aboutit en 2002 devant la Cour constitutionnelle : l’hôpital public est-il autorisé à administrer aux mères séropositives un comprimé de névirapine qui réduit drastiquement le risque que l’enfant soit infecté lors de l’accouchement ? Le gouvernement est condamné. D’autres procès suivront, imposant en 2004 un début de stratégie nationale de traitement.". (Manière de voir, novembre 2015, supplément du Monde diplomatique).

Voilà l’attitude abjecte d’un gouvernement irresponsable face aux millions de victimes du SIDA livrées à elles-mêmes et où il fallut attendre l’intervention de la Cour suprême pour arrêter la folie criminelle des responsables de l’ANC et du gouvernement Mbeki face au développement fulgurant du SIDA qui a largement contribué à la chute de l’espérance de vie qui passait de 48 ans en 2000 à 44 ans en 2008 (où les malades infectés mouraient par centaines chaque jour).

La décomposition du capitalisme aggrave la violence sociale

Les lecteurs de la presse du CCI savent que notre organisation traite régulièrement des conséquences de la décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme sur tous les aspects de la vie de la société. Celles-ci se manifestent plus crument dans certaines zones, en particulier dans l’ancien "Tiers-Monde", où se situe l’Afrique du Sud.

Malgré son statut de première puissance industrielle du continent avec un relatif développement économique, l’Afrique du Sud est un des pays au monde où l’on meurt le plus "facilement" par homicide et les agressions violentes de toutes sortes sont le lot quotidien des populations et, bien entendu, en son sein, de la classe ouvrière. Par exemple, en 2008 l’Afrique du Sud a connu 18148 assassinats, soit un taux de 36,8 pour 100 000 habitants, ce qui place ce pays en sinistre deuxième place derrière le Honduras (en tête avec un taux de 61 pour 100 000 habitants). En 2009, une étude du Conseil sud-africain de la recherche médicale indique que le taux d’homicides de femmes commis par des partenaires de sexe masculin était 5 fois plus élevé que la moyenne mondiale.

Les meurtres s’effectuent de nuit comme de jour en tous lieux, à la maison, dans la rue comme dans les transports, les terrasses de café, les lieux de loisirs (terrains de sports).

Parallèlement aux homicides il y a l’explosion d’autres violences : les violences sexuelles contre les femmes et les enfants se chiffraient en 2008 à 50 265.

Le plus sordide dans cette situation est sans doute le fait que le gouvernement sud-africain s’avère au mieux impuissant, au pire indifférent ou complice quand on sait que des membres de sa propre police participent à ces violences. En effet, en Afrique du Sud, la police est aussi corrompue que les autres institutions du pays et, de ce fait, nombre de flics sont impliqués dans les assassinats crapuleux. En effet, quand la police ne participe pas directement aux meurtres, elle se comporte comme les gangs qui rackettent et tabassent les populations. À tel point que ces dernières, qui subissent quotidiennement les violences, n’ont que peu de confiance dans les forces de l’ordre pour les protéger. Quant à la grande bourgeoisie, nombre de ses membres préfèrent se faire protéger (dans leurs demeures bien barricadées) par des vigiles et autres "agents de sécurité " surarmés, dont des sources indiquent qu’aujourd’hui leur nombre dépasse largement celui de la police nationale.

Le pogrom, summum de la violence

Le pogrom, l’autre volet barbare de la violence sociale, sévit épisodiquement en Afrique du Sud et encore récemment, en 2017. C’est d’autant plus grave que c’est directement la classe ouvrière sud-africaine, très composite depuis plusieurs générations, qui en est affectée. Les pogromistes sont qualifiés par les médias, pêle-mêle, de "laissés-pour compte", de "délinquants/trafiquants", de "précaires/chômeurs…". Bref, un mélange de " déclassés", de "nihilistes" et de simples frustrés, sans espoir et sans conscience prolétarienne. À titre d’exemple, nous rapportons un événement qui s’est produit en 2008. En juin de cette année-là, près d’une centaine de travailleurs immigrés sont morts, victimes de pogroms perpétrés par des bandes armées dans les bidonvilles de Johannesburg. Des groupes munis de couteaux et d’armes à feu s’introduisent à la nuit tombée dans les quartiers délabrés à la recherche de "l’étranger" et se mettent à frapper, à tuer, même à brûler vifs des habitants et chasser des milliers d’autres.

Les premiers massacres ont eu lieu à Alexandra, dans un immense bidonville (township) se situant au pied du quartier d’affaires de Johannesburg, capitale financière de l’Afrique du Sud. Les attaques xénophobes se sont étendues progressivement aux autres localités sinistrées de cette région dans l’indifférence totale des autorités du pays. En effet, il a fallu 15 jours de tueries pour que le gouvernement du président Mbeki se décide à réagir mollement (cyniquement en fait) en envoyant les forces de l’ordre s’interposer dans certaines localités tout en laissant les massacres se poursuivre à d’autres endroits. La plupart des victimes sont originaires des pays voisins (Zimbabwe, Mozambique, Congo, etc.). Il y a près de 8 millions d’immigrés en Afrique du Sud, dont 5 millions de Zimbabwéens qui travaillent (ou à la recherche d’un travail), notamment dans les métiers pénibles comme les mines. Tandis que d’autres sont des précaires qui vivotent en se lançant dans des commerce de survie. Mais ce qu'il y a de plus terriblement inhumain dans ces pogroms est le fait que nombre des victimes se trouvaient sur place parce qu’elles mouraient de faim dans leurs pays d’origine, comme ce zimbabwéen (rescapé) cité par l’hebdomadaire Courrier international du 29 mai 2008 : "Nous mourons de faim et nos voisins sont notre seul espoir. (…) Cela ne sert à rien de travailler au Zimbabwe. On n’y gagne même pas assez pour se loger dans les pires banlieues de Harare (la capitale). (…) Nous sommes prêts à prendre des risques en Afrique du Sud ; c’est notre vie à présent. (…) Mais si nous ne le faisons pas, nous mourrons quand même. Le pain coûte aujourd’hui 400 millions de dollars zimbabwéens (0,44 euros) et un kilo de viande 2 milliards (2,21 euros). Il n’y a plus de bouillie de maïs dans les magasins, et les gens qui travaillent ne peuvent plus vivre de leur salaire."

Voilà l’enfer dans lequel les responsables politiques zimbabwéens et sud-africains ont plongé leurs populations respectives, eux, "panafricanistes" et anciens champions de "la lutte de libération nationale" et de la "défense des peuples opprimés". En effet, non content d’avoir laissé les pogroms se dérouler longtemps avant d’intervenir, l’intervention du gouvernement de l’ANC a en fait consisté à expulser massivement les "travailleurs illégaux" vers leurs pays d’origine, le Zimbabwe en particulier, où ils sont livrés à la répression et à la famine.

Ces épisodes illustrent la destruction des liens sociaux et de la solidarité de classe entre prolétaires propre à la décomposition du capitalisme. Ainsi, on n’a pas entendu parler de manifestations de solidarité de la part la classe ouvrière sud-africaine envers ses frères de classe victimes des pogroms.

Le poids de la crise économique dans les tueries pogromistes et au Zimbabwe

Le gouvernement sud-africain avait sans doute les yeux rivés sur la conjoncture économique où il ne pouvait que faire le constat de son impuissance à sortir de la crise, en dépit de ses multiples et successifs plans d’austérité.

  • "On aurait tort de penser que cette explosion de xénophobie est une simple réaction face à une immigration incontrôlée. C’est aussi la conséquence de l’envol des prix des produits alimentaires, de la chute du niveau de vie, d’un taux de chômage dépassant 30 % et d’un gouvernement qui paraît aveugle à la situation des plus pauvres." (Jeune Afrique du 25 mai 2008)

C’est donc dans ce contexte, où les effets de la crise faisaient des ravages dans les rangs ouvriers et de la population sud-africaine la plus pauvre, que l’on a vu surgir ces actes pogromistes commis par des éléments haineux "anti-étranger", ne trouvant d’autre solution à leur détresse morale et matérielle que la violence aveugle déchainée contre des bouc-émissaires.

Mais surtout comment qualifier la situation économique du Zimbabwe ? Simple crise "économique" passagère ou le signe avant-coureur du futur d’un système en voie de décomposition avancée ? Le caractère inqualifiable de ce qui se passait dans ce pays dans les années 2000 dépasse l’imagination : pour acheter une baguette de pain il fallait remplir un chariot de billets de banque pour l’obtenir ! Certes "l’hyperinflation" a disparu depuis lors, mais la misère est plus que jamais présente. Comme le montre Le bilan économique annuel de 2017 du quotidien français Le Monde : "Près des trois quarts des Zimbabwéens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et 90 % de la population active n’a pas d’emploi formel. Un tiers des enfants sont en retard de croissance. Le SIDA frappe 14,7 % de la population, un chiffre cependant en baisse."

En clair, il s’agit de l’enfer pour les populations, la classe ouvrière en particulier, le même enfer qui dure depuis des décennies dans ce pays totalement ruiné.

Une autre cause importante de la ruine du Zimbabwe se trouve dans l’engagement de ses dirigeants dans la guerre de conquête d’influence que se livrent les puissances impérialistes.

L’importance du facteur impérialiste dans la situation

En effet, l’autre facteur qui vient affecter le budget de ces deux États, c’est la recherche d’influence impérialiste de leurs dirigeants. D’ailleurs, si nous évoquons la "question impérialiste", ici, c’est avant tout parce qu’elle a une incidence sur les rapports entre les classes, alors que la bourgeoisie fait subir à la classe ouvrière le poids de l'économie de guerre à l’intérieur et, à l’extérieur, avec les tueries. En clair, les gouvernements respectifs de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe rivalisent avec les puissances impérialistes (grandes et petites) qui cherchent à contrôler les régions d’Afrique Australe et des Grands Lacs, en s’autoproclamant "gendarmes locaux". Ainsi, ces deux pays se sont massivement impliqués dans les guerres qui ont ravagé cette zone dans les années 1990/2000 et qui ont engendré plus de 8 millions de morts. C’est dans cette optique que le président zimbabwéen Robert Mugabe s’est lancé dans la guerre en République Démocratique du Congo qui a duré des années, où il expédié quelque 15 000 hommes, avec un coût exorbitant évalué à 1 million de dollars par jour (représentant sur une année 5, 5 % du PIB). Cette aventure militaire désastreuse fut sans doute un élément accélérateur de la ruine totale de l’économie du Zimbabwe, alors que ce pays était considéré jusque dans les années 1990 comme le "grenier" de l’Afrique australe. Par ailleurs, parmi les causes de la dégradation de la situation économique du Zimbabwe il faut aussi souligner l’embargo total imposé par les puissances impérialistes occidentales contre "le régime dictatorial" de Robert Mugabe. En effet, celui-ci a refusé de se conformer au "modèle de gouvernance démocratique" occidental en ayant tout fait pour s’accrocher au pouvoir du pays qu’il a dirigé pendant 37 ans jusqu’à l’âge de 93 ans, entre 1980 et fin 2017 où il est forcé de démissionner.[9] De fait, le régime de Mugabe n’avait que la Chine (et l’Afrique du Sud dans une moindre mesure) comme partenaire décisif qui lui fournit tout et le protège militairement et politiquement sans "s’ingérer" dans ses affaires internes.

En ce qui concerne le rôle spécifique de l’Afrique du Sud dans les guerres impérialistes en Afrique, nous renvoyons à la Revue internationale n° 155 et 157. Rappelons que, déjà avant leur arrivée au pouvoir, Mandela et ses compagnons s’impliquaient pleinement dans des menées impérialistes. Ils ont ensuite continué, par exemple, en allant jusqu’à disputer à la France, dans les années 1990/2000, son influence en Centrafrique dans la région des Grands Lacs.

Retour sur les grèves et autres mouvements sociaux

Une des caractéristiques majeures de l’Afrique du Sud depuis l’époque de l’apartheid est que, même en l'absence de grèves, la tension sociale débouche soit sur des manifestations, soit d’autres types d’affrontements violents. Par exemple, selon les données de la police, le pays a connu trois émeutes par jour (en moyenne) entre 2009 et 2012. D’après un chercheur sud-africain cité par Le Monde diplomatique, cela correspond une augmentation de 40 % par rapport à la période 2004-2009. Cette situation est sans doute en lien avec la violence des rapports qui existaient déjà entre les empires coloniaux et les populations de ce pays, et cela bien avant l’instauration officielle de l’apartheid, où les dirigeants successifs à la tête de l’État sud-africain ont toujours eu recours à la violence pour imposer leur ordre, ordre bourgeois bien entendu[10]. Cela se vérifie amplement à travers l’histoire de la lutte de classe en Afrique du Sud, sous l’ère du capitalisme industriel. En effet, la classe ouvrière a connu ses premiers morts (4 mineurs d’origine britannique) lorsqu’elle déclencha sa première grève à Kimberley, "capitale diamantaire", en 1884.

De son côté, la population, en l’occurrence la partie noire très majoritaire de la classe ouvrière, a toujours été acculée à la violence, notamment pendant l’apartheid, où sa dignité humaine fut simplement niée sous prétexte hérité des rapports esclavagistes qu’elle appartiendrait à une "race inférieure". De ce fait, au regard de tous ces facteurs, on peut parler de "culture de la violence" comme élément constitutif des rapports entre la bourgeoisie et la classe ouvrière en Afrique du Sud. Et le phénomène persiste et s’amplifie aujourd’hui, c'est-à-dire sous le règne du pouvoir de l’ANC.

Répression sanglante du mouvement de grève à Marikana en 2012

Ce mouvement fut précédé par d’autres grèves plus ou moins significatives, comme celle de 2010, impliquant les ouvriers chargés de construire les stades pour accueillir la Coupe du monde de football. Un mouvement de grève fut lancé par les syndicats du secteur en menaçant de ne pas terminer les travaux avant le début officiel des compétitions. Par ce "chantage syndical", les ouvriers grévistes purent obtenir des augmentations de salaire conséquentes (de 13 à 16 %). Il y avait un fort mécontentement dans tout le pays face à la dégradation des conditions de vie de la population et c’est dans ce contexte, deux ans après le coup de sifflet final de la coupe du monde, que la grève a éclaté à Marikana. En effet, depuis le 10 août 2012, les employés du puits de Marikana se sont mis en grève afin de soutenir les moins payés d’entre eux en réclamant que soit porté le salaire minimum à 1250 euros. Une revendication rejetée par le patronat minier et par le NUM (le plus important des syndicats affiliés au Cosatu).

  • "La tension sociale est palpable depuis que, le 16 août 2012, la police a tué trente-quatre mineurs (et soixante-dix-huit blessés) en grève à Marikana, une mine de platine proche de Johannesburg. Pour la population, quel symbole ! Les forces d’un État démocratique et multiracial, dirigé depuis 1994 par le Congrès national africain (African National Congress, ANC), tiraient sur des manifestants, comme au temps de l’apartheid ; sur ces travailleurs qui constituent sa base électorale, l’écrasante majorité noire et démunie de l’Afrique du Sud. Dans ce pays industrialisé, seul marché émergent au sud du Sahara, les ménages pauvres, à 62 % noirs et à 33 % métis, représentent plus de vingt-cinq millions de personnes, soit la moitié de la population du pays, selon des chiffres publiés fin novembre par les institutions nationales.
    L’onde de choc est comparable à celle du massacre de Sharpeville, dont les événements de Marikana ont réveillé le souvenir. Le 21 mars 1960, la police du régime d’apartheid (1948-1991) avait tué soixante-neuf manifestants noirs qui protestaient dans un township contre le "pass" imposé aux non Blancs" pour se rendre en ville. Quand la nouvelle du drame était arrivée au Cap, la population de Langa, un township noir, avait réduit les bâtiments publics en cendres.
    Les mêmes réactions en chaîne se produisent aujourd’hui. Dans le sillage de Marikana, les employés des secteurs des mines, des transports et de l’agriculture multiplient les grèves sauvages. (…) Résultat : vignobles incendiés, magasins pillés et épreuve de force avec la police. Le tout sur fond de licenciement des grévistes. (…) Chez Lonmin, les mineurs ont décroché, après six semaines d’action, une augmentation de 22 % et une prime de 190 euros.
    (…) Aujourd’hui, les syndicats noirs, forts de plus de deux millions d’adhérents, réclament au gouvernement une vraie politique sociale et des meilleures conditions de travail pour tous. Mais, particularité sud-africaine, ils sont… au pouvoir. Avec le Parti communiste sud-africain et l’ANC, ils constituent depuis 1990 une alliance tripartite "révolutionnaire" censée œuvrer à la transformation de la société. Communistes et syndicalistes représentent l’aile gauche de l’ANC, que le parti s’efforce de brider en distribuant le pouvoir. Les dirigeants communistes occupent ainsi régulièrement des postes ministériels, tandis que ceux du Cosatu siègent au comité exécutif national de l’ANC. Leur contestation de la gestion libérale de l’économie par l’ANC y perd en crédit.
    (…) Pour la première fois, à Marikana, le Syndicat national des mineurs (National Union of Minworkers, NUM), affilié au Cosatu et parmi les plus importants du pays, a été débordé par un conflit social
    [11]. (Pour un entrepreneur), " la politisation des conflits sociaux, qui entraînent la remise en cause de l’ANC ou de ses dirigeants, fait peur aux grands groupes miniers ". (Le Monde diplomatique, ibid.)

Il s’agit là d’un récit implacable des événements tragiques de Marikana. À travers cette grève, on a assisté, une nouvelle fois, à une vraie confrontation de classes, entre la nouvelle bourgeoisie au pouvoir et la classe ouvrière sud-africaine. En effet, déjà, sans provoquer beaucoup de bruit, lors d’un mouvement de grève en 1998-99, le gouvernement de Mandela en personne, avait massacré une douzaine d’ouvriers. Mais cette fois la tragédie de Marikana est d’une ampleur sans précédent et riche d’enseignements que nous ne pouvons pas tous tirer dans le cadre de cet article. Ce nous voulons commencer par dire, c'est que les mineurs qui sont morts ou ont été blessés en se soulevant contre la misère imposée par leur ennemi de classe méritent hommage et grand salut de la part leurs frères de classe. Par ailleurs, aucun des donneurs d’ordre de cette tuerie n’a été condamné et le président de l’ANC M. Jacob Zuma s’est contenté de nommer une commission d’enquête qui a attendu deux ans pour rendre son rapport en préconisant simplement (cyniquement) : "Une enquête criminelle sous la direction du parquet à l’encontre de la police qui pointe les responsabilités de Lonmin. Elle exonère en revanche les responsables politiques de l’époque. " (Manière de voir, supplément du Monde diplomatique)

Ce conflit nous montre l'ancrage profond et définitif de l’ANC dans le giron du capital national sud-africain, pas seulement au niveau de l’appareil d’État, mais aussi pour ses membres à titre individuel. Ainsi, on avait précédemment montré (voir notre chapitre sur la "corruption") que nombre de dirigeants de l’ANC se trouvaient à la tête de grandes fortunes ou d’entreprises prospères. Ainsi, lors du mouvement de Marikana, les mineurs durent se heurter aux intérêts de grands patrons dont Doduzane Zuma (fils de l’actuel chef d’État sud-africain), à la tête de "JLC Mining Services", très présent dans cette filière. Dès lors, on comprend mieux pourquoi ce patron et sa compagnie rejetaient catégoriquement d’admettre le bien-fondé des revendications des grévistes en misant d’abord sur la répression policière et le travail de sape des syndicats proches de l’ANC pour venir à bout de la grève. En effet, dans ce conflit, on a pu voir le comportement abject et totalement hypocrite du Cosatu et du Parti communiste, faisant semblant de "soutenir" le mouvement de grève, alors même que le gouvernement dont ils sont des membres décisifs lançait ses chiens sanguinaires sur les grévistes. En réalité, la gauche gouvernementale était préoccupée avant tout par l’irruption dans le mouvement d’une minorité radicalisée de sa base syndicale tendant à échapper à son contrôle.

  • "Le président Jacob Zuma ne s’est déplacé que quelques jours après les faits. Et il n’a pas rencontré les mineurs, mais la direction de Lonmin. Son ennemi politique, M. Julius Malema, 31 ans, ex-président de la ligue des jeunes de l’ANC, exclu du parti en avril pour "indiscipline", en a profité pour occuper le terrain. Se faisant le porte- parole de la base déçue, il a pris le parti des grévistes. Il les a accompagnés au tribunal, où ils ont dans un premier temps été eux-mêmes, accusés de meurtre, en vertu d’une ancienne loi anti-émeute de l’apartheid. Cette loi permettait de retourner une accusation de meurtre contre de simples manifestants, en leur reprochant d’avoir provoqué les forces de sécurité. Au vu du tollé, le chef d’inculpation visant deux cent soixante-dix mineurs a finalement été levé et une commission d’enquête nommée. M. Malema a saisi cette occasion pour appeler une énième fois à la nationalisation des mines et pour dénoncer la collusion entre pouvoir, bourgeoisie noire, syndicats et "grand capital "". (Le Monde diplomatique, ibid.)

En clair, d’un côté, on voit le président Zuma sans pitié contre les grévistes en évitant même de les rencontrer, de l’autre côté, on voit ce jeune Malema[12] profiter de son exclusion de l’ANC pour se radicaliser à outrance dans le seul but de récupérer les ouvriers scandalisés et révoltés par l’attitude des forces gouvernementales dans ce conflit. Pour ce faire, il a poussé à la création du nouveau syndicat des mineurs (AMCU) en opposition radicale au NUM (lié au pouvoir). Ceci explique l’attitude hautement manœuvrière et très acrobatique de l’aile gauche de l’ANC qui voulait simultanément assumer ses responsabilités gouvernementales et préserver de sa "crédibilité" auprès des grévistes syndiqués, en particulier sa base militante. De même que, sur le fond, il s’agit là d’une "division du travail" entre les dirigeants de l’ANC dans le but de briser le mouvement au cas où les morts n’y auraient pas suffi.

Que dire aussi de l’aspect symbolique de cette tuerie ? En effet, comme l’a fait remarquer la citation ci-avant, quel symbole pour la population ! Les forces d’un État démocratique et multiracial, tiraient sur des manifestants comme au temps de l’apartheid ! En effet, comme le montre ce témoin (visiblement un rescapé du carnage) : "Je me souviens qu’un de nos gars nous a dit : "Rendons-nous" en levant les bras en l’air, déclare un témoin. Une balle l’a touché aux deux doigts, là. Il est tombé à terre. Puis il s’est relevé et a répété : "Messieurs, rendons-nous". Une deuxième fois, les flics l’ont touché à la poitrine, et il est tombé à genoux. Il a essayé de se lever encore une fois, et une troisième balle l’a touché au flanc. Là, il s’est écroulé, mais il tentait encore de bouger…L’homme juste derrière lui, qui voulait lui aussi se rendre, a alors pris une balle en pleine tête, et s’est effondré à côté de l’autre gars." (Manière de voir –Le Monde diplomatique)

La voilà, la police de l’ANC, face à la classe ouvrière en lutte, reprenant la même méthode, la même cruauté que le régime d’apartheid.

Pour nous, révolutionnaires marxistes, ce que montre en définitive le comportement des dirigeants sud-africains actuels dans cette boucherie est qu’avant d’être de telle ou telle couleur de peau, les oppresseurs des grévistes sont avant tout des barbares capitalistes défendant les intérêts de la classe dominante, ce pourquoi Mandela et ses compagnons ont été mis à la tête de l’État sud-africain par tous les représentants du grand capital du pays. On peut également voir dans cet événement tragique pour la classe ouvrière un autre aspect bien plus symbolique (dans cet ex-pays d’apartheid) : le fait que le chef de la police qui a dirigé les opérations sanglantes contre les grévistes était une femme noire. Cela nous montre, une fois de plus, que le vrai clivage n’est nullement racial ou de genre mais de classes, entre la classe ouvrière (de toutes couleurs) et la classe bourgeoise. Et n’en déplaise à tous ceux qui prétendaient (ou croient encore) que les dirigeants de l’ANC (Mandela compris) auraient et défendraient les mêmes intérêts que la classe ouvrière sud-africaine noire.

Quant à cette dernière, noire ou blanche, elle doit savoir qu’avant et après la tragédie de Marikana, elle a toujours sur son chemin le même ennemi, à savoir la classe bourgeoise qui l’exploite, la matraque et n’hésite pas à l’assassiner le cas échéant. C’est ce que font les dirigeants actuels de l’ANC et c’est ce qu’avait fait Nelson Mandela quand il gouvernait lui-même le pays. Certes ce dernier est mort  en 2014, mais son héritage est bien assuré et assumé par ses successeurs. Autrement dit, jusqu’à sa mort, Mandela fut la référence et l’autorité politique et "morale" des responsables de l’ANC. De même, il fut l’icône de tous les régimes capitalistes de la planète qui, d’ailleurs, l’avaient honoré et adoubé en lui attribuant "Le Prix Nobel de la Paix", en plus d’autres titres comme "héros de la lutte anti-apartheid et d’homme de paix et de réconciliation des peuples d’Afrique du Sud". Par conséquent, ce fut tout ce beau monde capitaliste (du représentant de la Corée du Nord jusqu’au président américain Obama en passant par le représentant du Vatican) qui était présent à ses obsèques pour lui rendre un dernier hommage pour "service rendus".

Au terme de cet article, mais aussi de la série qui en comprenait quatre, il s’agit à présent de conclure ce que nous avons voulu être une "contribution à une histoire du mouvement ouvrier".

Quel bilan tirer ?

Étant donné l’ampleur des questions posées et traitées dans cette série, il faudrait au moins un article supplémentaire pour tirer tous les enseignements qui s’imposent. Nous nous limiterons ici à n'exposer succinctement que quelques éléments de bilan en essayant de mettre en exergue les plus importants.

La question de départ était : existe-t-il une histoire de luttes de classes en Afrique du Sud ?

Nous pensons l’avoir mis en évidence en fouillant dans l’histoire du capitalisme en général et dans celle du capitalisme sud-africain en particulier. Pour ce faire, nous avons sollicité d’emblée l’éclairage de la révolutionnaire marxiste Rosa Luxemburg sur les conditions de naissance du capitalisme sud-africain (cf. L’Accumulation du capital, tome 2), et par la suite, nous nous sommes appuyés sur diverses sources de chercheurs dont les travaux nous semblent cohérents et crédibles. Le capitalisme existait bel et bien en Afrique du Sud dès le 19e siècle et il avait engendré deux classes historiques, à savoir la bourgeoisie et la classe ouvrière qui n’ont jamais cessé de s’affronter, depuis plus d’un siècle de face à face. Le problème ensuite était qu’on n’entendait jamais parler de luttes de classes, du fait notamment du système monstrueux que fut l’apartheid contre lequel Nelson Mandela et ses compagnons s’opposaient au nom de la "lutte pour la libération nationale". Et nous écrivions ceci dans le premier article de la série[13] : "L’image médiatique de Mandela voile tout le reste, à tel point que l’histoire et les combats de la classe ouvrière sud-africaine avant et pendant l’apartheid sont carrément ignorés ou déformés en étant systématiquement catégorisés dans la rubrique "luttes anti-apartheid ou "luttes de libération nationale.""

Les lecteurs qui ont pu lire l’ensemble de cette contribution peuvent constater la réalité patente de luttes de classes véritables et de nombreux combats victorieux ou glorieux de la classe ouvrière en Afrique du Sud. Dans ce sens, nous voulons insister plus particulièrement sur deux temps forts de la lutte de classe menée par le prolétariat sud-africain : d’une part, pendant et contre la Première Guerre mondiale et, d’autre part, ses combats décisifs au moment de la reprise internationale de la lutte de classe dans les années 1960/70, ce après la longue période contre-révolutionnaire.

Dans le premier cas, une minorité de la classe ouvrière manifesta, dès l’éclatement de la guerre 1914/18, son esprit internationaliste et son activité en appelant à s’opposer à cette boucherie impérialiste[14]. "En 1917, une affiche fleurit sur les murs de Johannesburg, convoquant une réunion pour le 19 juillet : "venez discuter des points d’intérêt commun entre les ouvriers blancs et les indigènes". Ce texte est publié par l’International Socialist League (ISL), une organisation syndicaliste révolutionnaire influencée par les IWW américains (…) et formée en 1915 en opposition à la Première Guerre mondiale et aux politiques racistes et conservatrices du parti travailliste sud-africain et des syndicats de métiers". C’était là un acte exemplaire de solidarité de classe face à la première boucherie mondiale. Ce geste prolétarien et internationaliste est d’autant plus fort quand on sait par ailleurs que cette même minorité fut à l’origine de la création du Parti communiste sud-africain, véritablement internationaliste avant d’être "stalinisé" définitivement à la fin des années 1920.

Dans le second cas, des luttes massives dans les années 1970/80 vont jusqu'à ébranler le système d’apartheid, avec un point d’orgue : le mouvement de Soweto de 1976[15]. "Les événements de Soweto, de juin 1976, allaient confirmer le changement politique en cours dans le pays. La révolte des jeunes du Transvaal s’ajouta à la renaissance du mouvement ouvrier noir pour déboucher sur les grands mouvements sociaux et politiques des années quatre-vingt. Après les grèves de 1973, les affrontements de 1976 ferment ainsi la période de la défaite."

À un moment donné, le niveau de la combativité et de la conscience ouvrière avait fait "bouger les lignes" du rapport des forces entre les deux classes historiques. Et la bourgeoisie en prit acte lorsqu’elle décida le démantèlement du système d’apartheid, se traduisant par la réunification de toutes les fractions du capital en vue de faire face à la déferlante de la lutte de la classe ouvrière. Très concrètement, pour parvenir à ce stade de développement de sa combativité et de sa conscience de classe, la classe ouvrière dut prendre en main ses luttes en se dotant, par exemple, de comités de lutte (les tonitruants CIVICS ) par centaines dans lesquels s’exprimaient son unité et sa solidarité de classe durant la lutte en dépassant, de fait et dans une large mesure, la "question raciale" en son sein. Ces CIVICS, une haute expression du mouvement de Soweto, sont l’aboutissement d’un processus de maturation commencé dans la foulée des luttes massives des années 1973/74.

Pour faire face à ce magnifique combat ouvrier, la bourgeoisie, elle, a pu compter, particulièrement, sur la redoutable arme du "syndicalisme de base", sans jamais oublier pour autant son arsenal répressif.

Bien qu’éloigné géographiquement des bataillons les plus expérimentés et concentrés du prolétariat mondial dans les vieux pays capitalistes, le prolétariat sud-africain a fait la preuve, dans la pratique, de sa capacité à assumer un rôle très important dans le chemin qui mène au renversement du capitalisme et à l’instauration du communisme. Certes, on sait que le chemin sera long et chaotique et les difficultés énormes. Mais il n’en existe pas d’autre.

Lassou (fin 2017)


[1] Voir Revue internationale n° 158, l’article « Du mouvement de Soweto en 1976 à l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1993 ».

[2] Revue internationale, n° 158, ibid.

[3] Il s’agit notamment des dirigeants ou membres du COSATU issus de la FOSATU (Federation of South African Trade Unions), comme on peut le lire dans la Revue internationale n° 158 : "En effet, la COSATU fit usage de son "génie" pernicieusement efficace au point de se faire entendre simultanément par l’exploité et l’exploiteur en parvenant ainsi à "gérer" astucieusement les conflits entre les deux véritables protagonistes, mais au service, en dernière analyse, de la bourgeoisie. (…) Il (ce courant syndical) a développé au début des années quatre-vingt un projet syndical original et ce, à partir d’une conception explicitement indépendante des principales forces politiques ; il s’est formé à partir de réseaux d’intellectuels et d’étudiants (…) en se voulant à la fois "gauche syndicale" et "gauche politique" et que nombre de ses dirigeants furent influencés par l’idéologie trotskiste et stalinienne critique."

[4] Judith Hayem, La figure ouvrière en Afrique du Sud, Editions Karthala, 2008, Paris. Selon son éditeur, Judith Hayem est anthropologue, maître de conférences à l’Université de Lille 1 et membre du CLERSE-CNRS. Spécialiste des questions ouvrières, elle a réalisé des enquêtes d’usine en Afrique du Sud, mais aussi en Angleterre, aux États-Unis et en France. Depuis 2001, elle poursuit ses recherches en Afrique du Sud autour des mobilisations en faveur de l’accès aux soins du VIH/SIDA dans les mines.

[5] D’ailleurs, 10 ans après cet épisode, les diverses composantes de l’ANC sont encore ensemble à la tête du gouvernement sud-africain, du moins au moment où nous écrivons ces lignes à l’automne 2017.

[6] Judith Hayem, Iibid.

[7] C’est en note de bas de page que l’auteur cité précise le nombre des victimes en ces termes : "On estime que 11 à 12 personnes ont perdu la vie, et que de nombreuses autres, grévistes ou non-grévistes, et main d’œuvre de remplacement furent blessés". Et le tout sans aucun commentaire, comme si l’auteur cherchait à minimiser l’importance du massacre ou à préserver l’image du responsable en chef Mandela, "l’icône des démocrates".

[8]Le Monde diplomatique, mars 2013.

[9] Encore actuellement (début août 2018), au moment de sa publication et donc postérieurement à la rédaction de cet article, lors des élections législatives, le Zimbabwe est en proie à une nouvelle flambée de violences et à une répression sanglante de l’armée contre les manifestations des "opposants" aux dignes successeurs du régime massacreur de Mugabe.

[10] Voir le premier article de cette série dans la Revue internationale, n°154 qui montre (entre autres exemples), que pour venir à bout d’un mouvement de grève des mineurs en 1922, le gouvernement sud-africain décréta la loi martiale et regroupa environ 60 000 hommes équipés de mitrailleuses, canons, chars et même des avions. Lors de la répression de cette grève, 200 ouvriers ont été tués et des milliers d’autres blessés ou emprisonnés.   

[11] En fait, le NUM a été débordé par une nouvelle organisation indépendante, à savoir l’association des travailleurs des mines et de la construction l'AMCU (Association of Mineworkers and Construction) créée à l'initiative d'un certain Malema. Un syndicat de base qui a pris l’initiative de la grève en opposition frontale avec le NUM et le gouvernement de l’ANC en se révélant très combatif, y compris dans les affrontements armés avec les forces de l’ordre.  Il s’agissait au départ d’un groupe d’ouvriers qui ne supportaient plus la dégradation de leurs conditions de travail mais aussi et surtout la complicité entre le NUM et le patronat minier et, ce faisant, ils ont été massivement suivis par leurs camarades mineurs, ralliant même des membres du syndicat officiel.

[12] Le même Julius Malema a créé depuis lors son propre mouvement politique dit « Combattants pour la liberté économique » (Economique Freedom Fighters), un mélange de populisme radical, de nationalisme (noir) et de « socialisme » (de type stalinien) en projetant de nationaliser l’économie au « profit des pauvres ». Par ailleurs, il est souvent à la tête des manifestations contre le gouvernement Zuma, comme celle du 12 avril 2017 à Pretoria réunissant plus de 100 000 personnes (selon la presse), "une grosse foule à dominante noire vêtue de rouge, la couleur des EFF". 

[13] Voir Revue internationale n° 154, l’article « De la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale ».

[14] Voir Revue internationale n° 154, ibid.

[15] Voir Revue internationale n° 158, ibid.

Géographique: 

  • Afrique du Sud [71]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

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Liens
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