Publié sur Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Accueil > Revue Internationale, les années 2010: n°140 - 163 > Revue Internationale 2017 > Revue Internationale n°159

Revue Internationale n°159

  • 819 lectures
[1]

Présentation de la Revue internationale n° 159

  • 542 lectures

Ce numéro de la Revue internationale rassemble quatre documents qui expriment nos préoccupations actuelles concernant la situation mondiale et notre rôle en son sein en tant que révolutionnaires.

Pour commencer, une nouvelle prise de position sur la Catalogne. Elle n'est pas la première de notre part sur les évènements récents comme les lecteurs de nos publications, surtout sur notre site web, l'auront remarqué. En octobre 2017, nous avons distribué un tract "Confrontations en Catalogne: la démocratie et la Nation sont le passé réactionnaire, le prolétariat est l'avenir [2]", traduit en différentes langues. Un certain nombre d'autres articles ont paru, notamment sur notre page en langue espagnole, mais ces événements devront être suivis de près dans la période à venir et cette prise de position ne sera certainement pas la dernière.

Le mouvement indépendantiste en Catalogne est en contradiction directe avec la gestion "rationnelle" de l'État capitaliste et de l'économie au niveau de la Catalogne, de l'Espagne et de l'Union européenne. Les seuls dans les rangs de la bourgeoisie mondiale qui pourraient bénéficier d'un nouvel approfondissement de ce processus seraient des Poutine, rivaux d'une UE forte dans la compétition inter impérialiste mondiale. Mais l'aspect qui doit nous préoccuper le plus, c'est l'impact de ces événements sur le prolétariat. La fièvre nationaliste autour de "l'indépendance" de la Catalogne est un coup dur contre la classe ouvrière non seulement de cette région, mais aussi sur le plan international, étant donné l'importance mondiale de la lutte des classes en Espagne.

Nous voyons que beaucoup de ceux qui ont participé à la révolte des Indignados en 2011 -un mouvement qui s'est orienté vers l'internationalisme, vers les principes prolétariens– abandonnent aujourd'hui toute idée de lutte contre le capitalisme et se joignent aux manifestations en faveur ou contre l'indépendance. Les familles prolétariennes sont déchirées entre ceux qui soutiennent Puigdemont ou d'autres fractions de la cause catalane et ceux qui, soutenant les "Españolistas", pensent que l'Espagne doit rester un seul pays. Et où sont les internationalistes? Ils sont actuellement une minorité assiégée, mais il est plus que jamais nécessaire qu'ils parlent haut et fort.

Le deuxième article porte sur la vie de la bourgeoisie de la puissance économique et militaire la plus puissante, les États-Unis, qui se trouvent au cœur du désordre mondial grandissant. L'analyse qu'il développe fait partie d'une analyse de la classe dirigeante dans les principaux pays occidentaux. L'article souligne les grandes difficultés de la classe dirigeante aux Etats-Unis après presque un an de présidence Trump. Un chapitre important de cet article est consacré aux relations entre les deux anciens leaders de bloc et au rôle que la Russie joue aujourd'hui dans les options stratégiques américaines. Ces analyses doivent être considérées comme une continuation de l'orientation décidée lors du 21ème congrès international en 2015 d'analyser de manière critique la situation internationale, sans exclure une réflexion autocritique sur les erreurs que nous avons pu commettre à ce niveau dans le passé (cf. dans la Revue Internationale 156 : "40 ans après la fondation du CCI, quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ? [3]").

Le troisième texte de la présente revue est notre "Manifeste sur la révolution d'Octobre 1917 en Russie", un siècle après la première révolution prolétarienne réussie. Nous l'avons publié en ligne en octobre et nous avons organisé une série de réunions publiques sur ce sujet. Tout d'abord, nous devons défendre le caractère internationaliste de la révolution d'Octobre appartenant à un mouvement de classe mondiale contre le capitalisme. Sans ce point de référence, et sans un examen courageux de toutes les erreurs commises et des faiblesses rencontrées, une nouvelle tentative ne pourra pas être victorieuse à l'avenir. La révolution russe fait partie de notre histoire, de l'histoire du prolétariat, malgré sa dégénérescence et les atrocités commises en son nom par la suite. Le Manifeste ne répond pas seulement aux campagnes bourgeoises actuelles, mais tire aussi les leçons et essaie de donner des indications pour la perspective du communisme d'aujourd'hui. Bien que la révolution ne se soit pas propagée au monde entier et que le processus soit resté isolé et donc sans perspective réelle de vaincre le capitalisme, "l’insurrection d’Octobre est encore à ce jour le point le plus élevé atteint par la lutte de classe prolétarienne – une expression de sa capacité à s'organiser à grande échelle, consciente de ses objectifs, confiante dans son rôle de prise en main de la vie sociale. C'était l’anticipation de ce que Marx appelait "la fin de la préhistoire", de toutes les conditions dans lesquelles l’humanité est à la merci de forces sociales inconscientes ; l’anticipation d’un futur dans lequel, pour la première fois, l’humanité fera sa propre histoire selon ses propres besoins et ses propres desseins".

Le dernier texte de cette revue est la "Résolution sur la lutte de classes internationale", un document du dernier congrès international du CCI au printemps 2017.     

Avec cette analyse globale de la situation, nous commençons à rendre compte des résultats de notre congrès, qui a traditionnellement pour tâche fondamentale de décider des orientations générales de nos activités pour la période à venir. L'analyse de la situation mondiale en est un élément crucial.

La résolution est centrée sur la situation sociale, le rapport de forces entre les deux principales classes de la société capitaliste actuelle - la bourgeoisie et le prolétariat. Près de trois décennies après l'effondrement de l'ancien système des blocs et le début de ce que nous appelons la période de décomposition du capitalisme, nous essayons toujours de mieux comprendre les défis auxquels les révolutionnaires sont confrontés aujourd'hui, d'affiner nos concepts du cours historique et de la décomposition : "Les mouvements de classe qui ont surgi dans les pays avancés après 1968 marquaient la fin de la contre-révolution, et la résistance maintenue de la classe ouvrière constituait un obstacle à la "solution" de la bourgeoisie à la crise économique : la guerre mondiale. Il était possible de définir cette période comme un "cours à des affrontements de classe massifs", et d’insister sur le fait qu’un cours à la guerre ne pouvait s’ouvrir sans une défaite directe d’une classe ouvrière insurgée. Dans la nouvelle phase, la désintégration des deux blocs impérialistes a éliminé la guerre mondiale de l’ordre du jour indépendamment du niveau de la lutte de classe. Mais cela signifiait que la question du cours historique ne pourrait plus être posée dans les mêmes termes. L’incapacité du capitalisme à dépasser ses contradictions signifie toujours qu’il ne peut offrir à l’humanité qu’un futur de barbarie, dont on peut déjà préfigurer les contours dans une combinaison infernale de guerres locales et régionales, de désastres écologiques, de pogromes et de violence sociale fratricide. Mais à la différence de la guerre mondiale, qui requiert une défaite physique directe tout autant qu’idéologique de la classe ouvrière, cette "nouvelle" descente dans la barbarie opère de manière plus lente, plus insidieuse, qui peut embrigader graduellement la classe ouvrière et la rendre incapable de se reconstituer en tant que classe. Le critère pour évaluer l’évolution du rapport de force entre les classes ne peut plus être celui d’empêcher la guerre mondiale, et est devenu en général, plus difficile à prévoir."(Résolution point 11)

De quels critères avons-nous besoin aujourd'hui pour évaluer correctement l'équilibre des forces de classe ?

  • La capacité de la classe ouvrière à résister à la politique d'austérité de la bourgeoisie et le degré de solidarité développé dans ses rangs sont indubitablement des facteurs pertinents pour une telle évaluation.
  • Mais il y a aussi la question des perspectives. Si le prolétariat n'est pas capable de se percevoir comme une classe distincte et de développer une perspective allant au-delà de la société existante qui nous soumet à la logique aliénée du profit pour le profit, il n'y a pas d'avenir à rechercher - et cet état d'esprit affecte la capacité de résistance du prolétariat. "Après 1989, avec l'effondrement des régimes "socialistes", un facteur qualitatif nouveau a surgi : l'impression de l'impossibilité d'une société moderne non basée sur des principes capitalistes. Dans ces circonstances, il est bien plus difficile pour le prolétariat de développer, non seulement sa conscience et son identité de classe, mais aussi ses luttes économiques défensives, dans la mesure où la logique des besoins de l'économie capitaliste pèse beaucoup plus si elle semble n'avoir aucune alternative." (Point 13)
  • Plus précisément, la résolution souligne les effets pernicieux de la perte de solidarité dans les rangs du prolétariat : "Plus particulièrement, nous voyons la montée du phénomène de bouc-émissarisation, une façon de penser qui accuse les personnes – sur lesquelles on projette tout le mal du monde – de tout ce qui va mal dans la société. De telles idées ouvrent la porte au pogrom. Aujourd’hui, le populisme est la manifestation la plus frappante, mais loin d’être la seule, de ce problème, qui tend à imprégner tous les rapports sociaux. Au travail et dans la vie quotidienne de la classe ouvrière, de façon croissante, il affaiblit la coopération, renforce l'atomisation  et le développement de la méfiance mutuelle et du mobbing." (Point 20)

Nous ne pensons pas que le point de non-retour a été franchi, que la classe ouvrière dans les centres de l'essor historique du capitalisme mondial, et avec elle la masse gigantesque du prolétariat en  Chine, ont été vaincues. Nous voyons encore dans cette situation qu’il existe un potentiel pour le développement de ce que nous appelons la dimension politico-morale de la lutte prolétarienne : "l'émergence d'un rejet profond du mode de vie existant de la part de secteurs plus larges de la classe."  (Point 24)

Cette situation difficile a également une conséquence sur nos tâches en tant que minorité de la classe. Les minorités révolutionnaires sont un produit de la classe et ont un rôle spécifique - à l'heure actuelle, elles constituent un pont organisationnel entre les luttes révolutionnaires du passé et celles de l'avenir, même si, entre les deux, la distance est énorme.

Novembre 2017

Catalogne, Espagne - Les prolétaires n'ont pas de patrie !

  • 945 lectures

La Catalogne, Barcelone en particulier, est un de ces lieux inscrits dans la mémoire du prolétariat espagnol et mondial. Les luttes, les victoires et les défaites de la classe ouvrière dans ce territoire ont marqué l’histoire de notre classe. Aussi, dans la situation présente, le CCI, par cet article et d’autres qui l’ont précédé dans notre presse territoriale, veut alerter notre classe face au danger d’être entrainée peu ou prou par la bagarre nationaliste qui s’y déroule. Elle n’en sortirait pas indemne.

De l’espoir du Mouvement des Indignés en 2011…

C’est au même endroit et avec à peine quelques années de distance, qu’on a pu assister à deux scénarios sociaux non seulement différents mais complètement opposés.

Barcelone, quelques jours après le 15 mai 2011 : lors du mouvement des Indignés, la Place de Catalogne est une ruche de réunions et d'assemblées ; il y a plus de 40 commissions qui abordent des questions qui vont de la catastrophe environnementale à la solidarité avec les luttes en Grèce contre les coupes sociales. Il n’y a pas un seul drapeau. Par contre, il y a partout des bibliothèques improvisées avec des livres apportés par des anonymes et à la disposition de tous, pour élargir la vision du mouvement, et partout sont présentes l'indignation et la profonde inquiétude face au sombre avenir que la survie de ce système entraîne pour l'humanité tout entière. Ces mêmes places, à Barcelone ou ailleurs en Espagne, dans le sillage du mouvement initié à la Puerta del Sol de Madrid, voient des gens de tout âge, de toutes langues, de toutes conditions, se réunir et débattre, avec du respect et un sens de l'écoute. Vers les assemblées convergent, jour après jour, des manifestations ouvrières, des manifestations contre les coupes budgétaires dans les soins de santé, des délégations des quartiers cherchant la solidarité des personnes présentes pour essayer d'arrêter l’énième expulsion, etc. Les assemblées agissent comme un cerveau collectif qui essaie de relier les différentes expressions de la lutte à la recherche d'une cause commune unificatrice. "Nous sommes antisystème parce que ce système est inhumain", voilà ce qui est fièrement proclamé. Mais le mouvement subit une répression impitoyable[1], on dénonce cette violence mais aussi "celle d’un salaire mensuel de 600 euros".

…à l’arriération et l'hystérie nationaliste en 2017

Et voilà que dans ces mêmes rues, aujourd'hui à Barcelone et dans la région, des centaines de milliers de personnes manifestent "pour l'indépendance de la Catalogne". Mais ces manifestations-là sont instrumentalisées, elles ne peuvent constituer qu’une masse de manœuvre qui obéit à des actions convoquées par de sombres "cerveaux de l'ombre", pour des actions qui ont un sens incompréhensible pour les figurants d'une pièce écrite par d'autres. C'est ce qui est arrivé à ceux qui ont reçu les coups de matraques de la police, en défendant les urnes lors du référendum du 1er octobre, qui ont vu comment, dans les jours qui ont suivi la tenue du référendum, ses propres organisateurs ayant après-coup relativisé la tenue même de la consultation en la réduisant à un acte purement "symbolique". Ou ceux qui se sont laissés emporter par l'euphorie du "Nous sommes déjà une République" après la pantomime de proclamation de ladite République catalane le 27 octobre. Il s’agissait, comme les dirigeants indépendantistes l'ont affirmé par la suite, d’un acte virtuel, et "symbolique". À l’extrême opposé du mouvement du 15 Mai en 2011, pour se joindre à de tels actes nationalistes, l’esprit critique est évidemment de trop. Il suffit d’avoir en tête un "discours national" bien mitonné. Ceci est le propre de tout nationalisme, mais dans le cas de la Catalogne et d’autres contrées "sans État", ce discours est un pataquès où tout est mélangé dans des esprits conditionnés pour qu’aucune critique ne puisse se faire jour. Ainsi on se revendique d’une Arcadie mythifiée, une patrie catalane qui n’a jamais existé. Dans ce processus, un ennemi est nécessaire et ce ne peut-être que l’Etat central et ses vestiges soi-disant "fascistes". Et un bouc-émissaire : les "Espagnols" en général et tout ce qui y ressemble, qui seraient la cause de toutes les souffrances de cette société; et ainsi on est prêt à répondre au quart de tour aux appels faits par les réseaux sociaux pour marcher, tête baissée et yeux fermés, aux côtés des exploiteurs catalans, des Catalans corrompus, des corps de répression de la police catalane, des "ultras catalanistes" qui passent leur temps à pointer du doigt et à intimider les "autres" (dans le cas présent, ceux qui se montrent tièdes vis-à-vis d’un "anti-espagnolisme" obligatoirement viscéral). Et c'est ce même mode opératoire ignoble qui est suivi par d’autres manifestants qui, dans les jours qui suivent, défilent dans ces mêmes rues, à leur tour "contre l'indépendance de la Catalogne". Cette fois, le paradis perdu usurpé est celui de la "coexistence pacifique de tous les Espagnols". Cette fois-ci, les boucs émissaires coupables de la misère ou de l'incertitude sur l'avenir sont "ceux qui enfreignent la loi" ou "ceux qui veulent briser l'Espagne". Et voilà ces manifestants qui marchent aussi coude à coude avec une cohorte similaire d'exploiteurs, de corrompus et d’organes répressifs, avec aussi leurs "ultras espagnolistes", dans une logique de persécution et d'intimidation violente plus ou moins ouverte contre les autres[2].

Deux options opposées et antagoniques pour l'avenir de la société

Entre le mouvement des Indignés de 2011 et les récentes orgies patriotardes catalanes ou espagnoles, il y a une frontière de classe et un gouffre dans les perspectives. Le premier, malgré ses énormes difficultés indéniables, était l’expression d’une classe - le prolétariat - qui porte avec elle le projet d’une transformation sociale à l'échelle planétaire, en quête d'une explication cohérente des origines des problèmes qui affectent le monde entier, créant la base pour une véritable unification de toute l'humanité et en surmontant ainsi les divisions de classe, de race, de culture, etc.  C'était donc un mouvement fondé sur la recherche d'une solution révolutionnaire pour l'avenir de la société, libérant l'humanité des chaînes de l'exploitation. Les orgies patriotardes, par contre, sont basées sur des réminiscences, des atavismes, de tout un passé mythifié et mystificateur. Non seulement cela, mais elles justifient et approfondissent la division et le rabaissement de frères de classe en nationalistes des deux bords. Leur perspective n'est pas celle d'une avancée révolutionnaire, mais d'un recul réactionnaire dans un passé clos, plein de méfiance et de peur. Le facteur qui les nourrit n'est pas la recherche d'une nouvelle organisation sociale fondée sur la satisfaction des besoins de tous, mais la décomposition du vieil  ordre social qui règne sur la base du "chacun pour soi".

Comment en est-on arrivés là ?

Les uns et les autres donnent des explications circonstancielles et locales. Selon les nationalistes catalans, on assisterait à une résurgence des vestiges franquistes qui ont perduré en Espagne après la transition démocratique. Selon les nationalistes espagnols, la dérive indépendantiste serait une sorte de fuite en avant pour cacher les turpitudes d'un régime de corruption mis en place dans les administrations catalanes depuis des décennies. Le principal démenti de ces balivernes justificatives est le comportement même des acteurs de ce processus. Pendant des décennies, le principal parti de la Généralité (l'administration autonome catalane), anciennement connue sous le nom de CiU et aujourd'hui PDeCat[3], a fondé son hégémonie sur un régime clientéliste et corrompu. Mais cela n’a pas empêché les gouvernements espagnols successifs, de gauche comme de droite, de payer le soutien de ce parti au gouvernement central au moyen d'une juteuse compensation à la charge du budget de l'État. Et de leur côté, les nationalistes catalans n'ont jamais fait la fine bouche avec ces "résidus du franquisme" de l'État espagnol dont ils parlent, en passant des accords avec le PP[4], puis avec Zapatero[5] (les gouvernements tripartites d'ERC et d'Iniciativa[6] - qui sont maintenant des soutiens communs de la maire de Barcelone). Lorsque le PdeCat est retourné à la tête de la Généralité en 2010, le nouveau président, Artur Mas[7], n'a pas hésité à compter sur le PP pour mener un programme d'austérité implacable contre les conditions de vie de la population qui inspirera plus tard Mariano Rajoy[8] lui-même.

Les causes historiques

C'est pourquoi nous pouvons dire que l'explication de la dérive séparatiste en Catalogne ne trouve pas ses origines dans des facteurs de l'évolution historique spécifique de la Catalogne ou de l'Espagne, mais dans les conditions historiques mondiales, dans l'entrée de l'ensemble du capitalisme mondial dans sa phase finale de décomposition sociale.

Le marxisme n’a jamais nié l'existence des facteurs particuliers dans l'évolution du capitalisme dans chaque pays. En particulier, dans le cas des séparatismes en Espagne, se dressant comme une barrière réactionnaire  supplémentaire face à la nécessité du prolétariat de se voir comme une classe indivisible, il a reconnu le poids d'un développement déséquilibré entre les zones plus ouvertes au commerce et à l'industrie, et les autres plus enfermées dans l'isolement et incapables de rattraper leur retard[9]. Mais le marxisme explique aussi que ces conflits locaux et ces contradictions évoluent en étant conditionnés par le cours du capitalisme à l'échelle mondiale. Cela est particulièrement évident dans le cas du nationalisme. Si, aux XVIIIe et XIXe siècles, la formation de certaines nouvelles nations pouvait représenter une avancée décisive pour la démolition des structures féodales et le développement de forces productives, une fois que le capitalisme a atteint la fin de son stade ascendant au début du XXe siècle, la "libération nationale" devient un mythe nettement réactionnaire, désormais au service de l'encadrement de la population et de la classe révolutionnaire en particulier, pour et dans la guerre impérialiste[10]. C'est pourquoi les vrais révolutionnaires ont toujours dénoncé le caractère anti-prolétarien des séparatismes en Espagne, comme défenseurs outranciers de l'exploitation et ennemis déclarés de la classe ouvrière, ainsi que le prolétariat de Catalogne, l'un des plus anciens du mouvement ouvrier mondial, a pu le constater à maintes reprises.

L'histoire du prolétariat en Catalogne aux prises avec le nationalisme

Ce n'est pas un hasard si Barcelone a été le théâtre de la première grève générale sur le territoire espagnol en 1855. C’est un produit de l’industrialisation précoce de la Catalogne. Pas de hasard, non plus, si cette ville fut le siège du Congrès des Travailleurs de la Région Espagnole, qui en 1870 constitua la base de la Première Internationale en Espagne[11]. Ce n'est pas une simple coïncidence si, contre les manifestations les plus avancées de la lutte des classes, comme la grève de "La Canadiense" à Barcelone en 1919, la bourgeoisie catalane a déployé, en 1920-1922, le pistolerisme patronal contre les grèves et les militants d'organisations anarcho-syndicalistes[12]. Ce n'est pas un hasard si, pour cette raison, le nationalisme catalan (sous la direction de Francisco Cambó), avec les secteurs les plus arriérés de l'armée espagnole, a été le principal promoteur de la dictature de Primo de Rivera (1923-1930). Ce n'est pas non plus par hasard si c’est la Généralité catalane (Companys avec le soutien des staliniens, et la complicité de la CNT elle-même) qui est devenue un bastion de l'État républicain espagnol poussant – par la mystification et la force des armes - les ouvriers à abandonner la lutte de classe, contre l'exploitation, et à rejoindre les front militaires de la guerre entre le camp fasciste et le camp démocratique, aussi bourgeois l'un que l'autre, et préfigurant ainsi les camps de la Deuxième boucherie  impérialiste mondiale. Il n'est pas fortuit que la Généralité catalane ait été chargée de la mission criminelle de détruire par le sang et le feu la tentative du prolétariat de Barcelone en mai 1937, la dernière tentative du prolétariat de combattre sur son propre terrain de classe contre les exploiteurs de tous les camps et de toutes les patries[13], avant d'être enfermé dans la confrontation inter-impérialiste.

Ce n'est pas non plus un hasard si ce sont les ouvriers de Catalogne, arrivés parfois des régions les plus arriérées d’Espagne, qui, dans les années 1970, ont transformé leurs luttes (le Baix Llobregat en 1973, SEAT en 1975) en véritables phares pour la lutte de la classe ouvrière de l’Espagne entière. La classe ouvrière en Catalogne, par son propre développement et son expérience accumulée, est un maillon important de ce caractère associé de la production de toute la richesse sociale que le prolétariat international incarne et qui se heurte à l’appropriation privée et nationale de cette richesse. Dans la région de Barcelone, on trouve des travailleurs de plus de soixante nationalités, des ingénieurs stagiaires américains aux travailleurs immigrés sub-sahariens. Tous font partie intégrante et fondamentale de la même classe ouvrière mondiale, même si l’idéologie capitaliste, surtout à travers ses forces d’extrême-gauche, s’efforce d’insuffler le sentiment d’appartenance "nationale" ou "régionale" dans les rangs du prolétariat pour justement désagréger son unité de la classe.[14]

Quel enjeu pour le prolétariat en Catalogne comme pour le prolétariat mondial ?

Aujourd'hui, c'est tout ce potentiel accumulé au cours des décennies de lutte ouvrière qui est menacé par l'avancée de la décomposition sociale capitaliste. Cela ne veut pas du tout dire qu’on soit déjà dans une situation sociale dans laquelle les ouvriers sont prêts à se soumettre au rôle de chair à canon, dans les querelles entre les différentes bandes de la classe exploiteuse, ce qui correspondrait à un triomphe complet de l'alternative bourgeoise à la crise historique du capitalisme. Ceci est illustré dans la situation actuelle de la Catalogne par le fait que les travailleurs ne suivent pas du tout avec enthousiasme les appels aux grèves générales "pour l'indépendance", mais cela ne veut pas dire, pour autant, que les travailleurs aient la conscience de représenter une alternative pour l'avenir de l'humanité, qui puisse bannir la guerre de tous contre tous que le capitalisme en décomposition porte dans ses entrailles.

Particulièrement déroutantes pour la conscience de la classe ouvrière, les alternatives qui postulent qu'il y aurait une solution "rationnelle" à ces tensions au sein de la classe exploiteuse, alors que l'avancée de la décomposition capitaliste pousse à l'enracinement parmi la population des solutions "populistes" de plus en plus irrationnelles, qui vont de la sortie de l'Union européenne (que proposent, par exemple la CUP ou des secteurs de Podemos[15]), à la soumission totale à l’État espagnol, comme le défendent les partis "constitutionalistes". Le nationalisme et la violence finissent nécessairement par se rencontrer. L'illusion d'une "révolution du sourire", revendiquée par certains partisans du séparatisme catalan, comme le rêve de cette vie "normalisée" présentée comme une alternative par le bloc espagnoliste, sont une pure fiction mystificatrice. Comme nous l'avons déjà souligné dans notre article "Pays de l'Est : la barbarie nationaliste [4]" (Revue internationale n° 62) Pays de l'Est : la barbarie nationaliste: "Toute forme, toute expression de nationalisme, fût-il grand ou petit, porte obligatoirement et fatalement la marque de l'agression, de la guerre, du "tous contre tous", de l'exclusivisme et de la discrimination."

L'alternative du prolétariat mondial est une perspective complètement différente pour l'humanité. Comme nous le soulignions dans cet article sur la barbarie nationaliste : "La lutte du prolétariat a donné lieu au dépassement des divisions de nature nationale, ethnique, religieuse et linguistique, avec lesquelles le capitalisme - poursuivant le travail d'oppression des modes de production antérieurs - a tourmenté l'humanité. Dans le corps commun de la lutte unie pour les intérêts de classe, ces divisions disparaissent de manière naturelle et logique. La base commune, ce sont les conditions d’exploitation qui, partout, ne font qu’empirer avec la crise mondiale, l’intérêt commun est l'affirmation de leurs besoins en tant qu'êtres humains contre les besoins inhumains et de plus en plus despotiques de la marchandise et l'intérêt national."

Ce qui est en jeu aujourd'hui dans la situation du prolétariat mondial en Catalogne, c'est que la classe révolutionnaire mette en avant la défense des intérêts de l'humanité dans son ensemble, mette en avant sa solidarité de classe internationale contre la désagrégation sociale que le capitalisme en décadence favorise.

Face à la recherche d'un refuge dans de fausses identités locales ou régionales, dans la vision d’un futur enchaîné au carcan étriqué du "chacun pour soi" au détriment des autres, du pessimisme social croissant, s’impose, au contraire, la confiance dans les valeurs de l’association ouvrière internationale contre les divisions nationales, la conscience que la barbarie qu’annonce le monde actuel est le résultat de l'inhumanité de la soumission de la planète aux lois capitalistes de la loi de la valeur et de la concurrence. Avant tout, il incombe aux groupes qui revendiquent d’être à l'avant-garde de la classe ouvrière de dénoncer tous les pièges qui divisent notre classe et, surtout, ceux qui tentent de justifier leur soutien à l'une ou l'autre fraction de la classe exploiteuse parce que l’une ou l’autre serait "moins répressive" ou plus favorables aux intérêts de la lutte pour la libération du prolétariat. Si l'alternative révolutionnaire mondiale du prolétariat finalement échouait, la perspective serait celle d'une guerre de tous contre tous, où il sera difficile de distinguer quelle fraction sera la plus cruelle et plus inhumaine en imposant sa propre survie au détriment du reste de la race humaine.

Lorsque la police a essayé de démolir les camps du mouvement du 15 Mai à Barcelone en 2011,  un cri s'est élevé :"Nous sommes tous Barcelone". Il a été entendu dans toutes les places et toutes les manifestations, et nulle part plus bruyamment qu'à la Puerta del Sol de Madrid. La recrudescence du nationalisme en Catalogne est un coup porté non seulement contre le prolétariat de Barcelone, mais aussi contre le prolétariat de toute l'Espagne - puisque dans tout le pays, les prolétaires ont été entraînés dans des mobilisations pour ou contre l'unité de l'État espagnol. Ce poison a également touché les nombreux immigrants espagnols qui travaillent actuellement dans d'autres pays européens, où il y a eu de petites mais significatives manifestations autour du même thème. Et ce coup porté au prolétariat espagnol est aussi un coup porté au prolétariat mondial tout entier, précisément à cause de la profondeur des traditions révolutionnaires du prolétariat en Espagne. Comme toujours, la solidarité avec les travailleurs d'Espagne ne peut que résider dans le développement de la lutte internationale des classes.

Valerio, 5 décembre 2017



[1] Le 27 mai 2011, la police catalane chargea brutalement, suivant les ordres du gouvernement nationaliste catalan en lien étroit avec le ministère de l’intérieur espagnol pour essayer de "nettoyer" la place de Catalogne. Il y a eu plus de 100 blessés.

[2] Ce climat de recherche de tous les maux de la société dans l’autre moitié de la population avait déjà été encouragé lors des mobilisations contre les attentats terroristes du 17 aout à Barcelone. Lire dans Acción Proletaria: de septembre 2017 "Atentados terroristas en Cataluña: la barbarie imperialista del capitalismo en descomposición [5]".

[3] Convergence et Union (CiU) était une coalition de la droite catalane qui a gouverné la région depuis la "transition  démocratique" (1978) avec quelques intermèdes de gauche. Il y avait deux composantes : l’une plutôt nationaliste et l’autre plutôt autonomiste, mais toutes deux favorables au pacte avec le pouvoir central et surtout solidement unies dans des combines clientélistes qui ont fait de CiU l’un des partis le plus corrompus d’Espagne. La coalition a disparu et les plus nationalistes, aujourd’hui séparatistes, ont fondé le Parti Démocrate Européen de Catalogne (PDECat), avec Puigdemont à sa tête.

[4] Parti Populaire, celui de Rajoy, qui gouverne aujourd’hui en Espagne, un autre champion de la corruption.

[5] Chef du gouvernement espagnol socialiste (2004-2011). Après avoir minimisé la crise  économique des années 2008, il mit en place des mesures anti-ouvrières qui ont ouvert la voie à leur approfondissement brutal par le gouvernement de Rajoy.

[6] Le gouvernement catalan (2003-2010) formé par la "gauche" : PS, ERC (Gauche Républicaine de Catalogne) et une coalition, Iniciativa, incluant  le parti stalinien et les Verts.

[7] A. Mas a été président de la Généralité entre 2010 et2016. Après avoir fait basculer la droite vers l’indépendantisme, il organisa le premier referendum pour l’indépendance. C’est Carles Puigdemont qui lui a succédé.

[8] Chef de la droite et du gouvernement espagnol. Il a mis en place l’article 155 de la constitution pour prendre directement en charge la Généralité catalane, destituant ses ministres, en emprisonnant certains. Le président Puigdemont s’est réfugié en Belgique.

[9]  Cela est à son tour le résultat, comme l’avait clarifié Marx, du caractère exceptionnel des conditions du développement du capitalisme en Espagne qui a eu pendant des siècles tout un monde où investir ses capitaux sans avoir besoin d’engager une modification généralisée de ses structures féodales et une industrialisation dans la "mère patrie". Nous avons résumé l’analyse des séparatismes en Espagne dans un article récent, L’imbroglio catalan montre l’aggravation de la décomposition capitaliste [6].

[10] Lire notre brochure Nation ou classe et aussi notre dénonciation du caractère réactionnaire de la revendication du “droit des peuples à l’autodétermination” dans nos articles “Les révolutionnaires face à la question nationale”, Revue Internationale nº 34 et 42.

[11] Le territoire du Congrès (la "région espagnole" et absolument pas la "nation catalane") est une indication du climat internationaliste qui était mis en avant dans ces premiers pas du mouvement ouvrier, qui voyait dans chaque territoire une région de l’humanité libérée à l’échelle planétaire.

[12] Ce qui fait croître  encore plus l’indignation qu’on ressent quand on voit ceux qui se proclament les héritiers de la "Rosa de Foc" ("Rose de feu", le nom que les anarchistes donnaient à la Barcelone des années 1920-30, tant s’y étaient multipliés les incendies sociaux), faire aujourd’hui des courbettes devant ceux qui luttent contre "l’oppression nationale de la Catalogne".

[13] Nous encourageons vivement la lecture de notre brochure avec les textes de la Gauche Communiste sur la guerre d’Espagne : "1936: Franco y la República masacran al proletariado".

[14] La campagne menée actuellement par les formations d’extrême-gauche du capital - les CUP ou Podemos- sur l’identification de l’intérêt social avec l’intérêt national est l’héritière, avec un ton encore plus aberrant si cela est possible, de la campagne déployée dans les années 1970 et 80 par leurs géniteurs staliniens pour subordonner les luttes contre l’exploitation aux consignes de la "Liberté démocratique" ou du "Statut d’Autonomie" pour la Catalogne.

[15] CUP : Candidature d’Unité Populaire : regroupement d’anciens gauchistes de tout poil et d’anarchistes tendance "municipaliste", se disant "anticapitalistes". C’est l’extrême-gauche du nationalisme catalan, soutien critique et "social" des partis nationalistes. Ils avaient réussi à imposer à la droite catalaniste le retrait d’Artur Mas, trop clientéliste et corrompu. Ils sont les animateurs principaux des CDR (Comités de défense de la République), de création récente et en lien avec d’autres institutions "culturelles", convoquées à coups de réseaux sociaux pour faire la traque, tels des brigades de choc du nationalisme, à tout ce qu’ils considèrent comme "espagnoliste". Sur Podemos, on peut lire "Podemos : des habits neufs au service de l’empereur capitaliste [7]". C’est un parti national espagnol avec des "franchises" régionales. Celle de la Catalogne avec ses alliés (dont la maire de Barcelone) ne sait pas très bien sur quel nation danser, ils sont cependant favorables à un référendum avec l’accord du pouvoir central.

 

Les États-Unis au cœur du désordre mondial grandissant

  • 875 lectures

L’année dernière, les "élites" dominantes du capitalisme mondial ont été choquées par l’issue du referendum au Royaume-Uni sur l’appartenance des Britanniques à l’Union Européenne (avec le "Brexit"), et par le résultat des élections présidentielles aux États-Unis (avec le Président Trump). Dans les deux cas, les résultats obtenus ne correspondaient pas aux intentions, ni aux intérêts des fractions dirigeantes de la classe bourgeoise. Nous allons donc examiner une série d’éléments qui sont reliés entre eux dans le but de faire un premier bilan de la situation politique aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans le sillage de ces événements. [1] Pour élargir l’angle d’attaque de notre examen, nous développerons aussi une analyse de la politique de la classe dominante dans les deux principaux pays d’Europe continentale : la France et l’Allemagne. En France, les élections présidentielles et législatives ont eu lieu au début de l’été 2017. En Allemagne, les élections générales au Bundestag ont eu lieu en septembre. La bourgeoisie des deux pays était obligée de réagir à ce qui s’est passé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et elle a réagi.

En choisissant de nous concentrer sur ces quatre pays, ces chapitres n’essaieront pas de faire une analyse de la vie politique de la bourgeoisie dans deux pays, la Russie et la Chine, qui jouent un rôle clef dans la constellation des puissances capitalistes impérialistes, aujourd’hui. Une étude de leur situation reste à faire. Ceci étant dit, nous devons dire que toutes deux, la Russie et la Chine, jouent un rôle extrêmement important dans notre analyse de la situation politique des quatre pays capitalistes centraux "de l’Ouest" qu’on doit examiner dans ces chapitres. Nous nous concentrerons aussi sur la vie politique des classes dominantes, sans entrer dans celle du prolétariat. Ici encore, il est clair que la situation actuelle pose une série de questions et de défis à la classe ouvrière que les organisations révolutionnaires doivent prendre à bras le corps et contribuer à clarifier, ce que nous essaierons de faire dans des articles à venir. Pour le moment, nous recommandons aux lecteurs de consulter la "Résolution sur la lutte de classe internationale [8]" de notre dernier congrès international, publiée également dans ce numéro de la Revue Internationale.

Le fondement historique de ces développements politiques réside dans un processus plus profond : la décomposition de l’ordre social capitaliste qui s’accélère. Nous recommandons vivement que la lecture de cet article et des suivants soit accompagnée d’une lecture ou d’une relecture de nos "Thèses sur la décomposition [9]" publiées dans la Revue Internationale n° 107, disponibles sur notre site. Pour nous, la situation actuelle est une grande confirmation de ce que nous avions souligné dans ce texte écrit il y a plus d’un quart de siècle. En particulier, l’examen concret de la situation actuelle confirme que c’est d’ailleurs la classe dominante elle-même qui est la première et la plus affectée par cette décomposition de son système, et que (sauf face à une menace prolétarienne) la bourgeoisie a de plus en plus de difficultés à maintenir son unité politique et sa cohésion. 

(Steinklopfer, 23.08.17et réactualisé.)


[1] Ces chapitres qui sont conçus pour être lus comme une unité ont été d’abord écrits pendant l’été 2017 après les élections générales en Grande-Bretagne et les présidentielles et les législatives en France, mais avant les élections au Bundestag en Allemagne. Pour plusieurs raisons, ce travail n’a pu être publié à l’époque. Quelques mises à jour et corrections ont été faites, mais nous avons choisi de ne pas changer la section sur l’Allemagne où la situation même après les élections reste extrêmement incertaine. Voir notre analyse sur les élections en Allemagne [10]. Cela a aussi été écrit avant la dernière crise dans les rapports entre les États-Unis et la Corée du Nord et entre les États-Unis et l’Iran sur les problèmes des programmes atomiques et de fusées de ce que Washington appelle "les États-voyous". Pour la crise avec Corée du Nord, voir notre article "Menace de guerre entre la Corée du Nord et les États-Unis : c'est le capitalisme qui est irrationnel [11] "

 

 

Personnages: 

  • Donald Trump [12]

Récent et en cours: 

  • Brexit [13]

Trump et la guerre commerciale globale qui s’intensifie

  • 566 lectures

En réaction à l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les médias du reste du monde et les porte-paroles du "libéralisme" en Amérique même ont donné une image sinistre d’une planète bientôt plongée par Trump dans les affres d’une catastrophe protectionniste telle que celle qui s’était déjà produite après 1929. Il était affirmé que le protectionnisme était le programme du "populisme" politique en général et de Donald Trump en particulier. À ce moment-là déjà, dans notre article sur le populisme et sur l’élection de Trump, nous disions qu’un programme économique particulier (protectionniste ou autre) n’est pas une caractéristique majeure du populisme de droite. Au contraire, ce qui caractérise cette sorte de populisme, au niveau économique, est le manque de tout programme cohérent. Soit ces partis n’ont que peu ou rien à dire sur les questions économiques, soit – comme dans le cas de Trump – ils veulent une chose un jour et son contraire le lendemain. Bien que Trump au pouvoir ait déjà fait la preuve de son penchant pour "l’unilatéralisme" en menaçant ou en commençant à retirer les États-Unis de deux des plus importants accords commerciaux : celui de NAFTA (avec l’Amérique du Nord) et le TPP (avec l’Asie, sans la Chine). Dans le premier cas, cela reste une menace à laquelle vont s’opposer beaucoup de compagnies américaines importantes. Dans le second cas, l’accord réel n’a jamais été signé, si bien qu’un retrait formel des États-Unis n’est pas nécessaire. En même temps, Trump a suspendu les négociations sur le TTIP (Traité de Libre Echange Transatlantique) avec l’Union Européenne – mais son intention en procédant de la sorte reste peu claire. Selon ses propres propos, son but est d’imposer "un meilleur traité" pour l’Amérique. Jetant tout le poids des États-Unis pour faire pression sur les autres, Trump joue avec des enjeux importants, comme nous avions prévu qu’il le ferait. Le résultat reste, lui, imprévisible. Ce qui est clair, cependant, c’est qu’au niveau de la politique économique, les classes dominantes des autres pays ont profité de la rhétorique protectionniste de Trump pour blâmer unilatéralement les États-Unis pour ce qui est, d’abord et avant tout, un produit du capitalisme global. Ce dont nous avons été témoins récemment, ce n’est rien de moins qu’une étape qualitativement nouvelle de la vie économique ou de la lutte à mort entre les puissances capitalistes dominantes – quelque chose qui a déjà commencé avant que Trump ne devienne président. Et, en même temps que les autres gouvernements font à voix haute des déclarations "en défense du libre-échange" contre Trump, en réalité, ils ont tous adopté sa rhétorique contre le dumping et pour "le libre, mais aussi équitable, échange". Jadis un slogan des ONG, "le commerce équitable", est aujourd’hui le cri de guerre de la lutte économique bourgeoise. Le protectionnisme n’est ni nouveau, ni le monopole des États-Unis. Il fait partie de la compétition capitaliste, et il est pratiqué par tous les pays.

Le protectionnisme formel du marché n’est cependant qu’une des formes que prend le conflit. Une autre est l’arme des sanctions. Les sanctions économiques contre Moscou, surtout promues par les États-Unis, sont presqu’autant dirigées contre l’économie européenne que contre la Russie. En particulier, le renouvellement de ces sanctions et leur intensification (imposées par une coalition de Démocrates et de Républicains, contre la volonté du président), mettent ouvertement en question les arrangements de l’Europe de l’Ouest avec la Russie sur les nouveaux oléoducs et pipelines, et cela a provoqué une avalanche de protestations, surtout en Allemagne. Sous Obama déjà, la bourgeoisie américaine avait aussi commencé à poursuivre légalement en justice les compagnies allemandes qui opéraient aux États-Unis, comme la Deutsche Bank et Volkswagen. Il ne serait pas exagéré de parler d’une guerre commerciale offensive des Américains contre l’Allemagne, d’abord et avant tout contre son industrie automobile. Nous ne doutons pas une minute que les gens de VW ou Mercedes soient coupables de toutes les saloperies dont ils ont été accusés (centrées sur la falsification des contrôles de pollution). Mais ce n’est pas la principale raison pour laquelle ils sont poursuivis, et la preuve en est que d’autres "coupables" n’ont été que peu affectés par les procédures légales.

Bien que Trump, à la différence de son prédécesseur, n’ait pas pris de telles mesures pour le moment, il continue à menacer massivement, pas tant l’Europe, mais surtout la Chine. De son point de vue, il a de bonnes raisons de le faire. Au niveau économique déjà, la Chine est actuellement en train de faire surgir deux menaces gigantesques pour les intérêts des États-Unis. La première d’entre elles est la soi-disant nouvelle Route de la Soie, un programme d’infrastructure massive visant à relier l'Asie du Sud-est, le Moyen Orient, l’Afrique et l’Europe à la Chine grâce à un vaste système de trains modernes, d’autoroutes, de ports et d’aéroports, par terre et par mer. Pékin a déjà promis mille milliards de dollars pour cela, le programme le plus ambitieux pour des infrastructures dans l’histoire jusqu’à nos jours. La seconde menace est que la Chine (mais aussi le Japon) a commencé à retirer des capitaux des États-Unis et de la zone dollar et à établir des accords bilatéraux avec d’autres gouvernements (les États qu’on appelle les BRICS, mais aussi le Japon et la Corée du Sud) pour accepter des paiements dans toutes les autres monnaies[1], au lieu de payer en dollars. Bien qu’il y ait évidemment des limites objectives au niveau jusqu’auquel peuvent aller la Chine et le Japon sans se créer eux-mêmes des problèmes, ces mouvements représentent une grave menace pour les États-Unis : "tôt ou tard, le marché de la monnaie reflètera le rapport de force dans le commerce international – signifiant un ordre multipolaire avec trois centres de pouvoir. Dans un futur prévisible, le dollar devra partager son rôle dominant avec l’Euro et le Yuan chinois. (…) Cela n’affectera pas que l’économie et le secteur social, mais aussi l’armement militaire de la puissance mondiale" 5. Cela risque d’ailleurs de saper, sur le long terme, la supériorité militaire écrasante des États-Unis, la suprématie écrasante du dollar comme la monnaie du commerce mondial finance actuellement à un degré considérable leur gigantesque machine militaire et leur dette d’État. Bien que les États-Unis et l’Union Européenne menacent tous deux la Chine de nouveaux droits de douane pour répondre à ce qu’ils appellent le dumping chinois, ce à quoi ils veulent avant tout arriver, c’est que Pékin soit dépouillé de son statut, dans les institutions économiques internationales, de "pays en voie de développement" (qui donne à la Chine beaucoup de possibilités légales de protéger son propre marché). L’élément dans le programme économique de Trump, qui a cependant le plus impressionné la classe dominante, pas seulement aux États-Unis, est sa "réforme des impôts" planifiée. Le Frankfurter Allgmeine Zeitung en Allemagne a déclaré que cela constituerait – si cela devait se réaliser – rien de moins qu’une "révolution des impôts"[2]. Son idée principale n’est pas nouvelle en elle-même, mais va dans la même direction que des "réformes" semblables dans l’ère "néo-libérale" : celle de taxer autant que possible la consommation plutôt que la production. Comme tout le monde paie la taxe à la consommation, de tels transferts constituent une espèce de suppression d’impôts pour les propriétaires des moyens de production. Convaincus que les États-Unis sont le seul grand pays où un tel système de taxation pourrait être imposé d’une façon réellement radicale, Trump espère, en rendant la production aux États-Unis virtuellement libre d’impôts, ramener at home les compagnies américaines, leurs quartiers généraux étant actuellement dans des endroits comme Dublin ou Amsterdam, mais aussi la production à l’étranger, et devenir plus attractive pour les investisseurs et les producteurs étrangers. Cela semble surtout être la contre-offensive que Donald Trump a en tête dans l’étape actuelle de l’économie de guerre.

Sur le plan économique, Trump n’est rien d’autre qu'en opposition à la politique "néolibérale" dont il se réclame parfois. S’il a un but, celui de son gouvernement de milliardaires ressemble plus au "parachèvement" de la "révolution néolibérale". Derrière la rhétorique de son conseiller précédent, Steve Bannon, sur la "destruction de l’État", se cache l’État néolibéral, une forme particulièrement brutale et puissante de capitalisme d’État. Mais le problème de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas seulement que son programme économique se contredit. C’est aussi que ces éléments de son programme qui pourraient être des plus utiles à la bourgeoisie américaine sont vraiment peu certains d’être mis en œuvre. La raison en est le chaos dans l’appareil politique de la première classe dominante du monde.


[1] Josef Braml : Trump’s Amerika, page 211. Braml Work for the German Society for Foreign Policy. (DGAP)

[2] Frankfurter Allgemeine Zeitung 02.04.2017. Le journal FAZ est un des porte-paroles dominants de la bourgeoisie allemande. 

 

Géographique: 

  • Etats-Unis [14]

Personnages: 

  • Donald Trump [12]

La crise politique de la bourgeoisie américaine

  • 692 lectures

Aujourd’hui, il y a dans le bureau ovale un président qui voudrait gérer le pays comme une simple entreprise capitaliste et qui semble n’avoir aucune compréhension de choses comme l’État et l’habileté politique ou la diplomatie. C’est en soi un signe clair de la crise politique dans un pays comme les États-Unis. Depuis 2010, la vie politique de la bourgeoisie aux États-Unis a été caractérisée par une tendance de tous les principaux protagonistes à se bloquer les uns les autres. Les Républicains radicaux ont retardé le plan budgétaire de la présidence Obama, par exemple, à un tel niveau que, à des moments critiques, l’État a été sur le point d’être incapable de payer même les salaires de ses employés. L’obstruction mutuelle entre le président et le Congrès, entre les Républicains et les Démocrates, et au sein des deux partis (en particulier, au sein du premier) a atteint un niveau tel que cela a commencé à handicaper gravement la capacité des États-Unis à remplir leur rôle de maintenir un minimum d’ordre au capitalisme global. Un exemple de cela en est la réforme des structures du Fond Monétaire International (FMI), qui devenait nécessaire pour répondre au poids croissant des BRICS en particulier (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans l’économie mondiale. Le président Obama reconnaissait que, si les institutions économiques internationales, inspirées par les États-Unis et sous leur conduite, devaient continuer à accomplir leur fonction de donner certaines "règles du jeu" à l’économie mondiale, il n’y avait aucun moyen d’éviter de donner aux "pays émergents" plus de droits et de votes en leur sein. Mais cette restructuration a été bloquée par le Congrès américain pendant pas moins de cinq ans. En conséquence, la Chine a pris l’initiative de créer la dite Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII). Pire encore, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France ont décidé de participer à la BAII (mars 2015). Un pas majeur a été fait dans la création d’une architecture institutionnelle alternative, dirigée par les Chinois, pour l‘économie mondiale. L’opposition en Amérique n’a même pas eu de succès en empêchant la "réforme" du FMI.

Donald Trump souhaitait mettre fin à cette tendance à une paralysie rampante du système de pouvoir américain en détruisant le pouvoir de l’establishment, des "élites" établies, en particulier au sein des partis politiques eux-mêmes. Il est évident que cet establishment n’a aucune intention de rendre son pouvoir. Le résultat de la présidence de Trump, au moins jusqu’à maintenant, a transformé cette tendance au blocage en une crise à grande échelle de l’appareil politique américain. Une furieuse lutte de pouvoir s’est enclenchée entre les trumpistes et leurs opposants, entre le président et le système judiciaire, entre le Maison Blanche et les parti politiques, au sein du parti Républicain lui-même – que Trump a plus ou moins kidnappé en tant que moyen de sa candidature présidentielle – et même dans l’entourage du président lui-même. Une lutte de pouvoir qui se mène aussi dans les media : CNN et la presse de la côte Est contre Breitbart et Fox News. Les tribunaux et les municipalités bloquent la politique de Trump en matière d’immigration. Sa "réforme de la santé" pour remplacer celle d’Obama manque de soutien dans son "propre" camp républicain. Les fonds pour construire son mur contre le Mexique n’ont pas été alloués. Même sa politique étrangère est ouvertement contestée, en particulier, son intention de faire une "bonne affaire" avec la Russie. Le président frustré, agissant par coups de tête, branché sur Twitter, a licencié des membres éminents de sa propre équipe les uns après les autres. En même temps, pas à pas, l’opposition construit un mur pare-feu autour de et contre lui, constitué de campagnes médiatiques, d’investigations et de la menace de poursuite, et même de destitution (impeachment). Sa capacité de gouverner le pays, et même sa santé mentale, sont mises en question publiquement. Ce développement n’est pas spécifique aux États-Unis. Au cours des deux dernières années, par exemple, on a vu une série de manifestations massives contre la corruption, que ce soit en Amérique latine (au Brésil par exemple), en Europe (Roumanie) ou en Asie (Corée du Sud). Ce sont des protestations, non contre l’État bourgeois, mais contre l’idée que l’État bourgeois fait correctement son travail (et bien sûr, il y a des protestations contre certaines factions – souvent à l’avantage d’une autre faction). En réalité, ladite corruption n‘est qu’un symptôme de problèmes plus profonds. La gestion permanente, non seulement de l’économie, mais de l’ensemble de la société bourgeoise par l’État, est un produit de la décadence du capitalisme, l’époque globale inaugurée par la Première Guerre mondiale. Le déclin du système nécessite un contrôle permanent de l’État avec une tendance de plus en plus totalitaire : le capitalisme d’État. Sous sa forme actuelle, l’appareil capitaliste d’État, y compris l’administration, le processus de prise de décisions et les partis politiques, est un produit des années 1930 et/ou de la période après Deuxième Guerre mondiale. En d’autres termes, tout cela existe depuis des décennies. Au cours du temps, la tendance innée à l’inertie, à l’inefficacité, à l’affirmation de l’intérêt personnel et à l'autoperpétuation devient de plus en plus marquée. Cela vaut aussi pour la "classe politique", avec une tendance croissante des politiciens et des partis politiques et d’autres institutions à préserver leurs propres intérêts acquis, au détriment de ceux du capital national dans son ensemble. Le "néolibéralisme" s’est en partie développé pour répondre à ce problème. Il essayait de rendre les bureaucraties plus efficaces en introduisant des éléments de compétition économique directe dans leur mode de fonctionnement. Mais sur beaucoup de plans, le système "néolib" a aggravé le mal qu’il voulait soigner. La volonté de faire des économies dans le fonctionnement de l’État a fait naître un nouvel appareil gigantesque, celui de ce qu'on appelle le lobbysmelobbyisme. En dehors de ce système de lobbies, s’est développé en retour la sponsorisation, de groupes ou d’individus privés, de ce qu’on appelle aux États-Unis les Comités d’Action Politique (CAP) : "think tanks", instituts politiques et soi-disant mouvements de base. En mars 2010, la Cour d’appel américaine garantissait le droit à des fonds illimités pour de tels organismes. Depuis lors, des groupes privés puissants ont de plus en plus exercé une influence directe sur la politique nationale. Un exemple en est le vote de la "Grover Norquist Initiative" (vote d’une motion lancée par le Républicain Grover Norquist) qui a réussi à obtenir une large majorité de Républicains à la Chambre des députés pour jurer publiquement et solennellement que jamais plus n'aurait lieu de vote en faveur d’augmentations d’impôts. Un autre exemple en est l’institut Cato et le Mouvement Tea Party sponsorisés par les frères Koch (des magnats du pétrole). L’exemple le plus pertinent, peut-être, dans le contexte actuel, est celui de Robert Mercer (appartenant à une espèce de droite équivalente à celle du "libéral" George Soros), apparemment un brillant mathématicien, qui a utilisé ses talents en mathématiques pour devenir un des leaders milliardaires en fonds spéculatifs et pour créer un puissant instrument d’investigation et de manipulation de l’opinion publique appelé Cambridge Analytica. Ce dernier institut, avec sa chaîne d'information Breitbart axée sur la supériorité de la race blanche, a probablement eu un rôle décisif dans la victoire à la présidence de Donald Trump, et a aussi été impliqué dans des manipulations d’opinions pour un résultat pro-Brexit dans le référendum au Royaume-Uni[1].

L’indication la plus claire du fait que l’obstruction mutuelle au sein de la classe dominante a franchi un nouveau pas qualitatif – celle d’une crise politique à grande échelle – est que, bien plus que dans les années passées, l’orientation impérialiste et la stratégie militaire de la superpuissance sont elles-mêmes devenues la principale pomme de discorde et des sujets donnant prise au blocage de l’État.


[1] Pour une analyse plus détaillée des contradictions entre la politique de Trump et les intérêts de la principale fraction de la bourgeoisie américaine, voir notre article "L'élection de Trump et le délitement de l'ordre capitaliste mondial [15]" de la Revue internationale n° 158, qui développe aussi le contexte du déclin global des États-Unis et le cancer du militarisme qui se développe toujours et qui pèse sur son économie. 

 

Géographique: 

  • Etats-Unis [14]

Personnages: 

  • Donald Trump [12]

Récent et en cours: 

  • Tea Party [16]

Les États-Unis et la question russe

  • 657 lectures

Une des particularités des élections présidentielles américaines de 2016 a été (comme dans les "républiques bananières" proverbiales) qu’aucun des deux candidats n’acceptait sa défaite. Trump l’avait déjà annoncé avant le jour de l’élection, mais sans dire ce qu’il ferait dans le cas d’une défaite. En ce qui concerne Hillary Clinton, au lieu de blâmer qui que ce soit d’autre pour sa défaite (elle-même par exemple)[1], elle avait décidé d'en attribuer la responsabilité à Vladimir Poutine. En même temps, une grande partie de l’establishment politique américain a repris ce thème, si bien que le "Russia-gate" est devenu le principal instrument d’opposition à l’administration Trump au sein de la classe dominante américaine. Comme le monde entier le sait maintenant, les connexions de Trump avec la Russie remontent à l’année 1987, quand Moscou était encore la capitale de l’URSS et "l’Empire du Mal" aux yeux des États-Unis. Selon un film documentaire récent, sur ZDF, la deuxième chaine d’État en Allemagne[2], c’était la connexion russe de Trump, notamment ses liens d'affaires avec la pègre russe, qui a (peut-être plusieurs fois) sauvé Trump de la faillite. En tout cas, l’idée centrale des investigations contre Trump à propos de la Russie, c’est que la personne qui est devenue président des États-Unis dépend du Kremlin et est peut être l’objet de chantage de la part de ce dernier. Ce qui est surtout vrai, c’est que les trumpistes voulaient et veulent toujours changer radicalement la politique des États-Unis avec la Russie, faire une "une bonne affaire" avec Poutine.

Il est nécessaire, ici, de rappeler brièvement l’histoire des relations Amérique-Russie depuis l’effondrement de l’Union Soviétique.

Pendant les jours grisants de la "victoire" américaine dans la guerre froide, il y avait dans la classe dominante américaine un sentiment très fort que son ancien rival en tant que superpuissance pourrait devenir une espèce d’État vassal et, surtout, la source d’abondants profits. Le premier président russe, Boris Eltsine, se reposait sur des conseillers américains ("néolib") dans le processus de conversion du système stalinien existant en "économie de marché". Le résultat a été un désastre économique. En ce qui concerne les conseillers américains "experts", leur principale préoccupation était de faire passer autant que possible la fabuleuse richesse en matières premières de la Russie sous contrôle américain. La présidence d’Eltsine (1991-1999), un gouvernement de type mafieux, était plus ou moins prête à vendre les ressources du pays au meilleur offrant. L’administration qui lui a succédé, celle de Vladimir Poutine, bien qu’elle ait d’excellents rapports avec le milieu russe, s’est rapidement avérée être un régime d’une toute autre sorte, gérée par des bureaucrates des services secrets déterminés à défendre l’indépendance de la mère-patrie Russie et à garder ses richesses pour eux-mêmes. Ce fut donc Poutine qui a empêché la prise de contrôle américaine sur l’économie russe. Cette perte sérieuse a correspondu à un déclin plus global de l’autorité américaine, déclin qui voyait la plupart de ses anciens alliés, et même un certain nombre de puissances secondaires dépendantes, commencer à contester l’hégémonie de la seule superpuissance mondiale restante.

Depuis l’ascendance de Poutine, les soi-disant "néocons", les instituts et les think-tanks "conservateurs" et ouvertement belliqueux aux États-Unis, ont perpétuellement plaidé pour un "changement de régime" à Moscou. Une fois de plus, la Russie sous Poutine est devenue une espèce "d’empire du mal" pour la propagande guerrière de l’impérialisme américain. Malgré le changement abrupt dans la politique américaine de la Russie sous Poutine, la politique américaine est restée vis-à-vis de la Russie, jusqu’en 2014, fondamentalement la même. Son axe principal était l’encerclement de la Fédération de Russie, d’abord et avant tout avec le déploiement de l’OTAN de plus en plus près du cœur de la Russie. Avec l’intégration des anciens pays baltes de l’URSS dans l’OTAN, la machine militaire américaine s’est retrouvée à encercler l’enclave russe de Kaliningrad, à une distance presque accessible à pied des faubourgs de Saint-Pétersbourg, la deuxième ville de Russie. Cependant, quand Washington a offert à deux anciennes composantes de l’Union Soviétique de devenir membre de l’OTAN – l’Ukraine et la Géorgie –, ce sont d’autres "partenaires" de l’OTAN qui l’en ont empêché, en particulier l’Allemagne, qui a réalisé que cette étape allait vraisemblablement provoquer une espèce de réaction militaire de Moscou.

Les "partenaires" occidentaux ont d’ailleurs été d’accord sur une procédure plus subtile : l’Union Européenne a offert à l’Ukraine un accord de "libre échange". Mais comme l’Ukraine avait déjà un accord similaire avec la Fédération de Russie, les conséquences de l’arrangement entre Bruxelles et Kiev allaient être que les marchandises européennes, via l’Ukraine, pourraient entrer librement en Russie. Bruxelles a cependant délibérément exclu Moscou de ses négociations avec Kiev. La réaction de Moscou à cet arrangement entre Bruxelles et Kiev ne s’est donc pas fait attendre : l’Ukraine devait choisir entre un marché partagé avec l’UE, ou avec la Russie. Il est apparu une situation qui menait à une confrontation ouverte entre forces "pro-occidentales" et "pro-russes" en Ukraine. À l’époque, le Vieux Grand manitou de la diplomatie américaine, Henry Kissinger, disait à CNN que le changement de régime à Kiev était une espèce de répétition générale de ce qui arriverait à Moscou. [3] Mais il s’est alors produit quelque chose que personne à Washington ne semble avoir prévu : une contre-offensive militaire russe. Ses trois principales composantes étaient le mouvement séparatiste soutenu par Moscou en Ukraine orientale, l’annexion de la péninsule de Crimée sur la côte de la Mer Noire ukrainienne, et l’intervention militaire de la Russie en Syrie. Il est apparu une nouvelle situation, dans laquelle la cohérence et l’unité de la politique américaine vis-à-vis de la Russie ont commencé à s’effriter.

Un accord pouvait encore avoir lieu à Washington sur l’étranglement économique de la Russie, vu comme une réponse adéquate à la contre-offensive de Moscou. Les trois piliers de cette politique – encore en place – sont :  des sanctions économiques : l'affaiblissement du secteur énergétique russe en maintenant le prix du pétrole et du gaz aussi bas que possible sur le marché mondial ; enfin, l’intensification de la course aux armements avec une Russie qui était économiquement incapable de tenir la cadence. Mais, à partir de 2014, il y a eu des dissensions croissantes sur la manière dont l’Amérique devait répondre à la Russie au niveau militaire. Une faction dure a surgi, qui devait soutenir Hillary Clinton à l’élection présidentielle de 2016. Un de ses représentants était le commandant en chef des forces de l’OTAN en Europe, Philip Breedlove. En novembre 2014, et de nouveau en mars 2015, Breedlove a répandu ce qui allait s’avérer être une fake-news, que l’armée russe avait envahi l’est de l’Ukraine. Cela ressemblait à une tentative de créer un prétexte pour une intervention de l’OTAN en Ukraine. Le gouvernement allemand était tellement alarmé qu’à la fois la chancelière Merkel et le ministre des affaires étrangères Steinmeier ont condamné publiquement ce qu’ils appelaient "la propagande dangereuse" du commandant de l’OTAN.[4] Breedlove, évidemment, n’engendrait pas l’amour, mais la guerre. Selon la revue allemande Cicero (04.03.16), Breedlove a aussi proposé au Congrès américain d’attaquer Kaliningrad, le port russe situé sur la mer Baltique, en guise de réponse adéquate à l’agression russe plus au sud. Il n’était pas le seul à partager cette manière de voir. L’agence Associated Press a rapporté que le Pentagone était en train d’envisager l’usage de l’arme atomique contre la Russie. Et, lors d’une conférence de l’Association de l’Armée américaine en octobre 2016, des généraux américains disaient qu’une guerre avec la Russie et même la Chine, était "presque inévitable".[5] Ces déclarations étaient extrêmes, mais elles montrent la force inébranlable de la position "antirusse" au sein des cercles militaires américains. Alarmé par cette escalade, celui qui avait été en dernier à la tête de l’État de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, a écrit une contribution pour le Time Magazine (27.01.17), titrée "Il semble que le monde se prépare à la guerre", dans laquelle il voulait mettre en garde contre le danger d’une catastrophe nucléaire en Europe. Gorbatchev ne réagissait pas moins qu’à une idée qui était de plus en plus mise en avant par les think-tanks conservateurs aux États-Unis : que les risques imposés par un conflit nucléaire avec la Russie étaient devenus calculables et pouvaient être "minimisés" - au moins pour les États-Unis. Selon cette "école de pensée", un tel conflit ne serait pas déclaré mais se développerait à partir de la "guerre hybride" (Breedlove) avec la Russie, dans laquelle les distinctions entre les affrontements armés, la guerre conventionnelle et la guerre nucléaire s'estompent. C’est en réponse à une telle "pensée à haute voix" à Washington que le Kremlin a "assuré" le monde entier que la capacité de frappe nucléaire russe était encore telle que, non seulement Berlin, mais Washington aussi seraient "rasés jusqu’au sol" si l’OTAN attaquait la Russie. [6]

Face à cette considération croissante de l’option militaire contre la Russie, l’opposition s’est développée non seulement au sein de l’OTAN mais aussi au sein de la classe dominante américaine. Le sommet de l’OTAN de septembre 2014 au Pays de Galles a rejeté la proposition d’intervenir militairement en Ukraine et a abandonné, au moins temporairement, l'idée que Kiev devienne un membre de l’OTAN. Et à partir de ce moment, Barack Obama, tant qu’il a été en place, tout en contribuant à la modernisation des forces armées ukrainiennes, a toujours rejeté un engagement militaire américain direct dans ce pays. Mais la réaction la plus importante politiquement à la situation avec la Russie au sein de la bourgeoisie américaine a été celle de Donald Trump. Pour comprendre comment dans ce contexte, une nouvelle position sur la politique vis-à-vis de la Russie en est arrivée à être formulée dans la bourgeoisie américaine, il faut garder à l’esprit que la Russie n’a pas la même signification pour les États-Unis qu’elle avait il y a un quart de siècle, pendant "la période de lune de miel" entre Bill Clinton et Boris Eltsine. À cette époque, l’objectif principal de la politique russe de l’Amérique était la Russie elle-même, le contrôle de ses ressources. Aujourd’hui, le contrôle américain de la Russie serait plus un moyen d’un nouveau dessein : l’encerclement militaire du nouvel ennemi n°1 qui est la Chine. Dans ce contexte qui a changé, Donald Trump pose une question très simple au reste de sa classe : si la Chine est maintenant notre principal ennemi, pourquoi n’essayons-nous pas de gagner Moscou à une alliance contre la Chine ? La Russie n’est ni l’amie naturelle de la Chine, ni l’ennemi naturel des États-Unis.

La question qui pour le moment présente le plus d’intérêt pour le "courant dominant" de la bourgeoisie américaine (en particulier les supporters d’Hillary Clinton), est cependant différente : est-ce que le Kremlin a eu une influence sur l’issue des dernières élections présidentielles ? Répondre à cette question n’est pas difficile en fait. Poutine a non seulement influencé les élections, il a même contribué à créer au sein de la bourgeoisie américaine un groupe ouvert à conclure des arrangements avec Moscou. Les principaux moyens qu’il a utilisés dans ce but ont été des plus légitimes dans la société bourgeoise : la proposition de traités d’affaires. Par exemple, l’arrangement proposé à Exxon Oil et à son président, Rex Tilllerson – maintenant secrétaire d’État (ministère des affaires étrangères) – est estimé à 500 milliards de dollars. Nous pouvons donc comprendre comment, après tous les discours de la bourgeoisie au cours des dernières décennies sur les sources d’énergie fossile qui appartiennent au passé, il y a un gouvernement à Washington aujourd’hui avec une surreprésentation de l’industrie pétrolière et même du charbon : ce sont les parties de l’économie à qui la Russie peut le plus offrir.

Bien que Trump ait apparemment réussi à convaincre Henry Kissinger de sa proposition (Kissinger est devenu un conseiller de Trump et un avocat de la "détente" avec la Russie), il est très loin d’avoir convaincu la majorité des gros bonnets qui lui sont opposés. Une des raisons en est que, ce que Dwight Eisenhower, dans son discours d’adieu en tant que président des États-Unis (17.02.1961) appelait le "complexe militaro-industriel", se sent menacé dans son existence par un traité possible avec la Russie. C’est parce que la Russie, pour le moment, continue à être la principale justification du maintien d’un appareil aussi gigantesque. À la différence de la Russie, la Chine, au moins pour le moment, bien qu’étant une puissance atomique, n’a pas un tel assemblage de missiles nucléaires intercontinentaux menaçant directement les plus grandes villes des États-Unis.


[1] Son mari, l’ex-président Bill Clinton, aurait été furieux de l'incompétence avec laquelle sa campagne avait été gérée.  

[2] ZDF Zoom : Gefärhrliche Verbindungen – Trump und seine Geselschäftspartner ("Connexions dangereuses – Trump et ses partenaires en affaires") de Johannes Hano et Alexander Sarovic.

[3] Youtube, 17.08.2015.

[4]Der Spiegel, 07.03.2015. "NATO Oberbefehlshaber Breeedlove irritiert die Allierten". (OTAN, le commandant en chef irrite les alliés.)

[5] Wolfgang Bittner : Die Eroberung Europas durch die États-Unis (La Conquête de l’Europe par les États-Unis), page 151.

[6] Youtube, 05.02.2015

 

Géographique: 

  • Russie [17]
  • Etats-Unis [14]

Personnages: 

  • Donald Trump [12]
  • Poutine [18]

Grande-Bretagne : la classe dominante divisée

  • 576 lectures

En Grande-Bretagne, le premier ministre Theresa May a avancé les élections à juin 2017, dans le but de donner une plus grande majorité à son Parti Conservateur avant d’entrer dans la phase de négociations des conditions dans lesquelles le pays va quitter l’Union Européenne. Mais à la place, elle a perdu la majorité qu’elle avait, se rendant elle-même dépendante du soutien des unionistes protestants de l’Ulster (Irlande du Nord) du DUP (Parti unioniste nord-irlandais). Le seul succès du premier ministre à ces élections a été que le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, la ligne dure des "brexiteurs" à la droite du Parti Conservateur) n’est plus représenté au parlement. Malgré cela, la dernière débâcle électorale des conservateurs a clairement mis en évidence que le problème fondamental reste irrésolu – le problème qui, il y a un an, rendait possible que le referendum sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union Européenne ait produit un résultat – le "Brexit" - qu’une majorité des élites politiques n’avait pas voulu. Ce problème est la profonde division au sein des Conservateurs – un des deux principaux partis étatiques en Grande-Bretagne. Quand la Grande-Bretagne a adhéré à ce qui était alors la "communauté européenne", au début des années 1970, les Conservateurs (Tories) étaient déjà divisés sur cette question. Un fort ressentiment contre "l’Europe" n’a jamais été surmonté dans les rangs des Conservateurs. Dans les années récentes, ces tensions intérieures au Parti se sont développées en luttes ouvertes pour le pouvoir, qui ont de plus en plus entravé la capacité du parti à gouverner. En 2014, le premier ministre Tory, David Cameron, a réussi à mettre en échec les nationalistes écossais en organisant un referendum sur l’indépendance de l’Ecosse et en gagnant une majorité pour le maintien de l’Ecosse dans le Royaume-Uni. Enhardi par ce succès, Cameron a tenté de réduire au silence les opposants à l’adhésion britannique à l’Union Européenne de la même manière. Mais cette fois, il avait sérieusement mal calculé les risques. Le référendum a eu comme résultat une petite majorité pour quitter l’UE, alors que Cameron avait fait campagne pour rester. Un an plus tard, les Tories sont plus divisés que jamais sur cette question. Sauf qu’aujourd’hui, le conflit n’est plus entre être membre ou non de l’UE, mais de savoir si le gouvernement va adopter une attitude "souple" ou "dure" dans les négociations des conditions à la sortie de la Grande-Bretagne. Bien sûr, ces divisions au sein des partis politiques sont des émanations de tendances plus profondes au sein de la société capitaliste, l’affaiblissement de l’unité et de la cohésion nationale dans la phase de sa décomposition.

Pour comprendre pourquoi la classe dominante en Grande-Bretagne est aussi divisée sur ces questions, il est important de rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, Londres était le fier souverain de l’empire le plus grand et le plus étendu dans l’histoire humaine. C’est grâce à ce passé doré que la haute société britannique est encore aujourd’hui la classe dominante la plus riche en Europe occidentale. [1] Et, alors qu’un bourgeois allemand moyen s’engage traditionnellement dans une entreprise industrielle, son homologue, bourgeois britannique moyen, va vraisemblablement posséder une mine en Afrique, une ferme en Nouvelle-Zélande, un ranch en Australie, et/ou une forêt au Canada (pour ne pas citer des biens immobiliers et des actions aux États-Unis) du fait d’un héritage familial. Bien que l’Empire britannique et même le Commonwealth britannique appartiennent au passé, ils jouissent d’une "vie après la mort" très tangible. Les "dominions blancs" (qui ne sont plus appelés ainsi à l’heure actuelle), le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande partagent encore formellement avec la Grande-Bretagne le même monarque à la tête de l’État. Ils partagent aussi par exemple (de même qu’avec une autre ancienne colonie de la couronne : les États-Unis) une coopération privilégiée entre leurs services secrets. Nombreux sont ceux dans la classe dominante de ces pays qui ont le sentiment de toujours appartenir, sinon à la même nation, au moins à la même famille. D’ailleurs, ils sont souvent reliés entre eux par les mariages, par des partages de la même propriété et par des intérêts d’affaires. Quand la Grande-Bretagne, en 1973, sous le premier ministre conservateur Heath a rejoint ce qui était alors le "Marché commun" européen, ce fut un choc et même une humiliation pour des parties de la classe dominante britannique que leur pays ait été obligé de réduire ou même de rompre ses relations privilégiées avec leurs anciennes "colonies de la couronne". Tous les ressentiments accumulés pendant des décennies sur la perte de l’Empire britannique ont commencé, et continué, à se décharger contre "Bruxelles". Un ressentiment qui allait vite être accru par le courant néolibéral (très important en Grande-Bretagne depuis l’époque de Margaret Thatcher jusqu’à maintenant) pour qui la "bureaucratie monstrueuse" de Bruxelles était un anathème. Un ressentiment partagé par la classe dominante dans les anciens dominions tels que Rupert Murdoch, le milliardaire australien des médias, aujourd’hui un des "Brexiteurs" les plus fanatiques. Mais au-delà de la force de ces liens ancestraux, il était assez humiliant qu’une Grande-Bretagne qui autrefois "régnait sur les flots" ait les mêmes droits de vote en Europe que le Luxembourg ou que la tradition de la loi romaine règne dans les institutions européennes continentales et l’emporte sur la vieille loi anglo-saxonne.

Mais tout cela ne veut pas dire que les "Brexiteurs" ont, ou aient jamais eu, un programme cohérent pour quitter l’Union Européenne. La résurrection de l’Empire, ou même du Commonwealth dans sa forme originelle, est clairement impossible. La motivation de beaucoup des dirigeants du Brexit, à part le ressentiment, et même une certaine perte de vue de la réalité, est le carriérisme. Boris Johnson, par exemple, le leader de la fraction "Brexit" des Tories l’année dernière, semblait encore plus surpris et consterné que son opposant, le leader du Parti, David Cameron, quand il a entendu les résultats du referendum. Son but ne semblait pas, en fait, être le Brexit, mais de remplacer Cameron à la tête du parti.

Le fait est que ce soit les conservateurs, plus que le Labour, qui sont autant divisés sur cette question est également un produit de l’histoire. Le capitalisme en Grande-Bretagne a triomphé, non pas grâce à l’élimination, mais à travers l’embourgeoisement de l’aristocratie : les grands propriétaires terriens sont devenus eux-mêmes des capitalistes. Mais leurs traditions orientaient plus leurs intérêts dans le capitalisme vers la propriété de terres, de biens immobiliers et de matières premières que vers l’industrie. Comme ils possédaient déjà plus ou moins l’ensemble de leur propre pays, leur appétit pour les profits capitalistes est devenu un des principaux moteurs de l’expansion britannique au-delà des mers. Plus grand devenait l’empire, plus cette couche de propriétaires de terre et de biens immobiliers pouvait prendre le dessus sur la bourgeoisie industrielle (cette partie qui avait été initialement la pionnière de la première "révolution industrielle" dans l’histoire). Et tandis que le Labour, de par à son lien étroit avec les syndicats, est traditionnellement plus proche du capital industriel, les grands propriétaires terriens et de biens immobiliers tendent à se rassembler dans les rangs des Tories. Bien sûr, dans le capitalisme moderne, la vieille distinction entre capital industriel, foncier, marchand et financier, tend à s’atténuer du fait de la concentration du capital et de la domination de l’État sur l’économie. Néanmoins, les traditions différentes, tout autant que les différents intérêts qu’elles expriment encore partiellement, mènent toujours leur propre vie.

Aujourd’hui, il y a un risque de paralysie partielle du gouvernement. Les deux ailes du Parti Conservateur (qui se présentent actuellement comme les partisans d'un Brexit "dur" contre un Brexit "mou"), sont plus ou moins prêtes à faire tomber le premier ministre May. Mais, au moins pour le moment, aucune des deux fractions ne semble oser donner le premier coup, si grande est la peur d’élargir le fossé au sein de ce parti. Si le parti conservateur s’avérerait incapable de résoudre rapidement ce problème, d’importantes fractions de la bourgeoisie britannique pourraient commencer à penser à l’alternative d’un gouvernement travailliste. Immédiatement après le Brexit, le Labour s’est présenté dans un état encore pire que le parti conservateur, si cela est possible. La fraction parlementaire "modérée" était mécontente de la rhétorique de gauche du leader de son parti, Jeremy Corbyn - dont ils avaient le sentiment qu’il repoussait les électeurs - et de son refus de s’engager lui-même en faveur du maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE. Ils semblaient aussi prêts à faire tomber leur leader. En même temps, Corbyn les a impressionnés par sa capacité à mobiliser les jeunes électeurs dans les élections récentes. D’ailleurs, si l’incendie tragique de Grenfell Tower (dont la population tient le gouvernement conservateur pour responsable) avait eu lieu avant les élections, au lieu de juste après, il n’est pas interdit de penser que Corbyn serait maintenant premier ministre à la place de May. En l’état actuel des choses, Corbyn a déjà commencé à se préparer à gouverner en laissant tomber certaines de ses revendications les plus "extrêmes", telles que l’abolition des sous-marins Trident dotés de têtes nucléaires qui sont en cours de modernisation.


[1] Des magazines tels que Fortune publient des données annuelles sur les banques, les compagnies, les familles et les individus les plus riches du monde

 

Géographique: 

  • Grande-Bretagne [19]

Personnages: 

  • Theresa May [20]

Récent et en cours: 

  • Brexit [13]

France : Macron sauve les meubles dans l’intérêt de la bourgeoisie nationale – mais pour combien de temps ?

  • 552 lectures

En France, Emmanuel Macron et son nouveau mouvement "La République En Marche" (LREM) ont remporté de façon spectaculaire les élections présidentielles et les élections législatives (au parlement) de l’été 2017. Cette victoire du meilleur candidat possible pour battre le populisme en France a été le produit de sa capacité à recueillir un large soutien autour de cet objectif dans la bourgeoisie française, la bureaucratie de l’Union Européenne et de la part de personnages politiques influents comme Angela Merkel. Le Front National (FN), le principal parti "populiste" du pays, n’a eu aucune chance au deuxième tour des élections présidentielles contre Macron. Plombée par l’arriération de ses origines, en particulier par la domination du clan Le Pen, la double défaite électorale du FN l’a plongée dans une crise ouverte. Dans un éditorial de première page sur la situation, sous le titre "La France tombe en morceaux", le quotidien suisse souvent astucieux, le Neue Zürcher Zeitung écrit que : "le système de partis français tombe en morceaux". Cette analyse a été publiée le 4 février 2017, bien avant que la victoire de Macron puisse détourner l’attention de l’effritement des partis établis. Si, comme nous l’avons vu, le parti Républicain aux États-Unis a été pris en otage par Donald Trump et si le parti conservateur en Grande Bretagne est divisé, en France, deux des principaux partis établis sont en train de patauger. Le parti conservateur "Les Républicains" n’a remporté que 22% des votes, tandis que le Parti socialiste (PS) a fait encore moins bien, n’obtenant que 5,6% aux élections législatives. Au préalable, aucun des deux candidats de ces deux partis n’avait réussi à se qualifier pour le second tour des élections présidentielles (où étaient opposés les deux candidats qui avaient remporté le plus de voix au premier tour). Au lieu de cela, la candidate populiste spectaculairement incompétente, Marine Le Pen, a perdu contre la nouvelle star montante Macron, qui n’avait même pas un parti derrière lui.

Au début de la campagne présidentielle, la plupart des experts s’attendaient à un combat entre le président en place à cette époque, François Hollande du PS, et, à droite, Alain Juppé, un modernisateur, très prisé par des courants importants au sein de la bourgeoisie française. Cinq ans avant, François Hollande devenait président, après avoir été nommé par le parti socialiste, dans une primaire hautement médiatisée, une procédure d’élection du candidat présidentiel par chaque parti sur le modèle américain. Les Républicains, pensant que ce qui avait marché pour les socialistes ne pouvaient être un échec pour eux, ont décidé de faire leur propre "primaire". En faisant cela, ils perdaient le contrôle du processus de nomination. À la place de Juppé, ou d’un autre candidat plus ou moins solide, François Fillon a été nommé. Bien que favori du vote catholique et de parties de la haute société très conservatrice, il était clair pour une partie importante de la bourgeoisie française que Fillon n’était en aucune façon assuré de la victoire contre Marine Le Pen s’il se qualifiait pour le deuxième tour. Mais si le jugement politique n’était pas une qualité particulière du candidat Fillon, son entêtement l’était. Malgré le scandale dirigé contre lui, Fillon a refusé de démissionner et les LR sont restés coincés avec leur candidat "canard boiteux". Du côté des socialistes, le président en exercice Hollande renonçait à une deuxième candidature au vu de l’absence de soutien des électeurs comme à l’intérieur de son parti. En ce qui concerne le premier ministre sous Hollande, Manuel Valls, il échouait à la primaire du parti, dans laquelle, pour protester contre la direction, la base nommait à la place le candidat à peine connu mais réputé plus à gauche, Benoît Hamon.

La perte de contrôle des partis établis a été une occasion pour Emmanuel Macron. Ce dernier s’était déjà fait la main en tant que réformateur économique et politique quand il avait servi de conseiller au premier gouvernement dirigé par le PS sous la présidence de Hollande, et ensuite en tant que membre du second gouvernement dirigé par Valls. À cette époque, son but semble d’avoir été de démarrer un processus de modernisation économique en France, quelque chose dans la ligne de "l’Agenda 2010" de Gerhard Schröder en Allemagne. Mais Macron n’est pas resté longtemps au gouvernement, réalisant bien vite qu’à la différence du SPD en Allemagne, le parti socialiste n’était pas assez fort, pas assez discipliné et uni pour faire passer un tel programme.

Au début de 2017, le capitalisme français a vu surgir une situation très dangereuse pour lui. Confronté à l’incompétence des principaux partis établis, le danger d’une victoire électorale du Front National ne pouvait plus être écarté. Ses idées de faire sortir la France de la zone Euro étaient en contradiction flagrante avec les intérêts des fractions dominantes du capital français. Face à ce danger, ce fut Macron qui a sauvé la situation. Il l’a fait, dans une grande mesure, en utilisant la méthode du populisme contre les populistes.

D’abord, Macron a réussi à voler un des thèmes courants favoris des populistes : celui de la faillite historique de la droite et de la gauche traditionnelles parce qu’elles ont été trop occupées à s’opposer l’une à l’autre idéologiquement et dans leurs luttes de pouvoir, pour bien servir la "cause de la nation". Mais Macron n’a pas seulement adopté ce langage, il l’a mis en pratique en recrutant délibérément des soutiens et des supporters à la fois de gauche et de droite pour son nouveau mouvement "En marche". Son affirmation de ne servir "ni la gauche ni la droite, mais seulement la France" l’a aidé à désarmer politiquement Marine Le Pen. Il a même été capable de présenter le FN comme appartenant lui-même à "l’establishment", comme un parti de droite depuis longtemps.

En second lieu, Macron a répondu au dégoût général croissant vis-à-vis des partis existants en mettant en avant, non pas un parti, mais un mouvement et surtout en se mettant en avant … lui-même. Ce faisant, il prenait en considération une mode de plus en plus grande au sein de parties de la société bourgeoise : l’aspiration à l’autorité d’un leader fort. Si un politicien "irresponsable" comme Trump pouvait avoir du succès avec cette tactique, pourquoi pas Macron (qui se voit comme hautement responsable !) ? Au lieu de prendre en otage un ou deux des principaux partis établis, Macron a incité, de l’extérieur, à une sorte de mutinerie dans les partis et à la défection dans chacun d’entre eux. En tant que tel, il a sérieusement contribué à faire des dégâts dans ces partis. Selon une théorie du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), la "direction charismatique" est une des trois formes de la domination bourgeoise. Dans la période après Deuxième Guerre mondiale, en France, il y a une tradition : celle du Général de Gaulle (1890-1970) qui en 1958, "a sauvé" une nation qui était dans les affres de la guerre d’Algérie. Ce faisant, De Gaulle a modifié la structure de la Constitution nationale et de la politique des partis d’une façon qui, à long terme, s’est avérée n’être ni particulièrement efficace, ni stable.

Mais Macron ne s’inscrit pas seulement la tradition de De Gaulle. Il est aussi l’expression d’une nouvelle tendance dans la bourgeoisie en réponse à la montée du "populisme". Aux élections du printemps de cette année, aux Pays-Bas, le premier ministre en exercice, Mark Rutte, décrivait la victoire électorale des partis "pro-Euro et pro-UE" sur l’enfant terrible du populisme de droite, Geert Wilders, comme la victoire du "bon" populisme sur le "mauvais". En Autriche, dans une tentative de contrer le FPÖ populiste, l’ÖVP conservateur, pour la première fois, est allé dans la campagne électorale, non pas sous son propre nom, jadis prestigieux, mais en tant que "liste électorale de Sebastian Kurz – ÖVP". En d’autres termes, le parti avait décidé de se cacher derrière le nom du jeune vice-chancelier dont on comptait sur le "charisme" et d’un ministre des affaires étrangères qui avait récemment menacé de mobiliser les tanks sur la frontière avec l’Italie contre les réfugiés.

En troisième lieu, Macron a suivi l’exemple de la chancelière allemande, Angela Merkel, en défendant ouvertement le "projet européen". Alors que les partis établis sapaient leur crédibilité en adoptant la rhétorique anti-européenne du FN, tout en continuant en réalité à maintenir l’adhésion de la France à l’Union Européenne, à la zone Euro et à la "zone Schengen". Cette position claire contribuait à rappeler à une société bourgeoise en désordre que le capital français est un des principaux bénéficiaires de ces institutions européennes.

Comme De Gaulle dans les années 1940 et 1950, Macron a été un coup de chance pour la bourgeoisie française aujourd’hui. C’est en grande partie grâce à lui que la France a évité d’atterrir dans une impasse politique similaire à celles où se trouvent actuellement ses homologues américain et britannique. Mais le succès à plus long terme de cette opération de sauvetage est tout, sauf garanti. En particulier, s’il arrivait quelque chose à Macron, ou si sa réputation politique s’altérait gravement, sa République en Marche risque de tomber en morceaux. C’est le handicap caractéristique de la "direction charismatique". Il en va de même pour la nouvelle star politique de l’opposition de gauche française : Jean-Luc Mélenchon, qui a réussi à répondre à la désagrégation de la gauche bourgeoise traditionnelle (les partis socialistes et communistes comme le trotskisme) en créant un mouvement de gauche autour de lui, d’une manière qui ressemble de façon frappante à celle de Macron lui-même. Mélenchon n’a pas perdu de temps pour jouer son rôle : canaliser le mécontentement prolétarien face aux attaques économiques à venir dans les impasses de la bourgeoisie. Quasiment du jour au lendemain, la division du travail entre les deux M, Macron et Mélenchon, est devenue un des axes de la politique de l’État français. Mais là encore, le mouvement autour de Mélenchon reste instable pour le moment, avec un risque d’éclatement si son leader chancelle.

Géographique: 

  • France [21]

Personnages: 

  • Marine Le Pen [22]
  • Emmanuel Macron [23]

L’Allemagne entre la Russie et les États-Unis

  • 480 lectures

Les élections générales en Allemagne sont prévues pour la mi-septembre. L’Allemagne a aussi vu la montée d’un parti populiste d’opposition de droite, "l’Alliance pour l’Allemagne" (AfD). Mais bien qu’il semble que ce parti puisse entrer vraisemblablement pour la première fois au parlement national, le Bundestag, il a peu de chance pour le moment de mettre à mal les plans des principales fractions de la bourgeoisie allemande, politiquement et économiquement relativement stables. La campagne électorale actuelle de la chancelière Merkel nous en dit beaucoup sur la situation du capitalisme allemand. Son mot d’ordre est : stabilité. Sans utiliser les mêmes mots, sa démarche semble inspirée par celle d’après-guerre de son prédécesseur, le chancelier démocrate- chrétien, Konrad Adenauer, qui jadis faisait campagne avec la devise "pas d’expériences nouvelles". Dans les circonstances présentes, "pas d’expériences nouvelles" est l’expression de la compréhension que l’Allemagne a d’elle-même comme étant plus ou moins le seul havre de stabilité politique parmi les puissances majeures du monde occidental actuellement. Mais derrière cette fixation sur la stabilité, il y a aussi une alarme croissante. La principale source de consternation de la classe dominante allemande, ce sont les États-Unis. Nous avons déjà mentionné les menaces protectionnistes de Trump. Il y aussi son retrait unilatéral de l’accord de Paris sur le climat, et en particulier, l’offensive américaine contre l’industrie automobile allemande qui a commencé sous l’administration Obama. Mais la menace contre les intérêts de l’impérialisme allemand ne se limite pas aux questions économiques ou environnementales. Elle concerne d’abord et avant tout les questions militaires et soi-disant de sécurité. Une brève récapitulation historique est ici nécessaire.

Sous le règne de la coalition "Vert-Rouge", dirigée par les sociaux-démocrates de Gerhard Schröder (1998-2005), l’Allemagne s’était rapprochée de la Russie de Poutine, en développant des projets communs pour l’énergie, et en rejoignant Moscou (et Paris) dans le refus de soutenir la guerre de George W. Bush en Irak. La successeuse de Schröder, Merkel, comme beaucoup de politiciens de l’ancienne Allemagne de l’Est (RDA), une "atlantiste" loyale, a modifié cette orientation en réaffirmant le "partenariat" avec l’Amérique comme pierre angulaire de la politique étrangère allemande. Sous Obama, Washington a offert à Berlin le rôle de bras droit des États-Unis en Europe. L’Allemagne était appelée à assumer une plus grande partie du travail de l’OTAN en Europe, permettant à l’Amérique de se concentrer d'avantage sur l’Extrême-Orient et son principal rival, la Chine. En retour, pour ce rehaussement de statut, Merkel devait abandonner "le rapport spécial" avec Moscou que Schröder avait inauguré. Mais en même temps, Washington réassurait Berlin qu’il "n’abandonnait pas l’Europe à son destin", en modernisant la présence militaire américaine en Allemagne, y compris au niveau militaire. Mais sous la surface, déjà pendant le second mandat d’Obama, des tensions sont apparues entre Berlin et Washington. C’est devenu visible pendant la "crise des réfugiés" de l’été 2015. Les appels de la bourgeoisie allemande à un soutien américain ont été négligés de manière presque démonstrative. Ce que demandait Berlin n’était pas que les États-Unis accueillent des Syriens ou d’autres réfugiés, mais qu’ils interviennent politiquement et même militairement de manière à tenter de stabiliser la situation en Syrie, Lybie et ailleurs dans le bassin méditerranéen. Mais Washington n’a rien fait en ce sens. Au contraire, Obama a affirmé de façon répétée que la "crise des réfugiés était seulement le problème de l’Europe". Mais c’est surtout sur la politique à l’égard de la Russie que les rapports entre Berlin et Washington sont devenus de plus en plus conflictuels. L’Allemagne sous Merkel a soutenu et soutient encore la politique de l’OTAN d’encerclement de la Russie et espère, en tant que bras droit de l’Amérique, être un de ses principaux bénéficiaires. Mais elle s’est opposée et s’oppose à la stratégie américaine (dont Hillary Clinton était la championne, bien plus que Barak Obama) de remplacer le gouvernement Poutine à Moscou. D’ailleurs, sur cette question, l’opposition au sein de la bourgeoisie européenne s’amplifie, même si elle ne s’exprime pas toujours ouvertement.[1] Après la chute de la coalition "Rouge-Vert" de Schröder, la fraction de la bourgeoisie allemande qui a des liens étroits avec la Russie n’a ni disparu, ni n’est restée inactive. En particulier, avec la formation du gouvernement de la Grande Coalition entre les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates il y a 4 ans, les "amis de Poutine" au sein du SPD sont revenus au pouvoir. On peut parler d’une certaine division du travail entre les fractions de Merkel et de Schröder, et c’est probablement plus astucieux et plus favorable aux intérêts allemands, si les amis de Schröder ne jouent que le rôle de partenaires mineurs dans le gouvernement (comme c’est le cas actuellement). Mais il y a aussi eu des activités en coulisses de cette fraction. Selon les premiers résultats des investigations publiques sur les connexions de la Russie avec Trump aux États-Unis, la Deutsche Bank a joué un rôle central en encourageant les affaires et d’autres transactions entre Trump et "l’oligarchie russe". Elle préfère voir Poutine soutenu plutôt que renversé par "l’Occident". On sait aussi que des parties de l’industrie allemande ont généreusement contribué à la campagne électorale de Trump.

***Et c’est un secret de Polichinelle que l’un des bastions de la fraction Schröder-Gabriel [2] en Allemagne est la province de Basse-Saxe et la firme Volkswagen que cet État provincial possède et exploite en partie. Avec cet éclairage, on peut mieux comprendre que les procès contre Volkswagen et la Deutsche Bank aux États-Unis ne sont pas motivés qu’économiquement, mais surtout politiquement, et pourquoi, sept semaines avant les élections générales nationales, une lutte de pouvoir s’est instaurée en Basse-Saxe (et chez Volkswagen) mettant fin à la coalition Rouge-Vert à Hanovre. Bien qu’elle ne partage pas nécessairement ses orientations, la chancelière Merkel a, dans une certaine mesure, toléré les activités de cette autre fraction et a essayé de bénéficier de ses liens à la fois avec Poutine et Trump. Aujourd’hui cependant, les "faucons" antirusses à Washington font monter la pression non seulement sur Trump, mais aussi sur le gouvernement Merkel. La réponse de Merkel a été typiquement à double face. D’un côté, elle maintient ses contacts avec les trumpistes. De l’autre, elle maintient le nouveau leadership américain à une distance démonstrative en public. Il y a peu de pays en Europe occidentale où la critique de la nouvelle administration à Washington soit aussi ouverte et sévère, et autant partagée par l’ensemble de la classe politique qu’en Allemagne. De pair avec Erdogan, Trump a éclipsé Poutine en tant que "méchant" comme cible favorite des médias allemands. Nous sommes en droit de conclure que la bourgeoisie allemande a d'avantage profité des mauvaises manières politiques et autres déclarations à l’emporte-pièce dans le camp de Trump, pour prendre des distances politiques avec les États-Unis à un degré où, dans d’autres circonstances, cela aurait provoqué un scandale international. Dans ces circonstances, la pression exercée par Washington (accrue par Trump) sur les "partenaires" européens de l’OTAN – l’Allemagne en particulier - pour qu’ils augmentent leur budget militaire est en réalité plus que bienvenue (même si beaucoup de politiciens affirment le contraire en public). Berlin a déjà mis en œuvre cette augmentation. Le projet est d’augmenter les dépenses militaires des 1,2% actuels du PIB allemand à 2% en 2024 – presque le double du taux actuel. Si c’était conforme à la demande de Trump de 3% du PIB, l’Allemagne aurait le plus gros budget militaire des États européens (au moins 70 milliard par an). De plus, l’Allemagne a récemment changé officiellement sa "doctrine de défense". Après la fin de la Guerre froide, il avait été officiellement déclaré que l’Allemagne et l’Europe occidentale n’étaient plus sous menace militaire directe. Aujourd’hui, cette doctrine a été révisée, établissant que la "défense du territoire" est une fois de plus le principal but de la Bundeswehr. Avec cette nouvelle doctrine, l’État allemand ne réagit pas qu’à la contre-offensive récente de la Russie en Ukraine et en Syrie, mais aussi aux craintes grandissantes à l’égard de la stabilité politique de la Russie, et du chaos qui pourrait s’y développer. L’Allemagne profite aussi du "Brexit" pour accroître la militarisation des structures de l’Union Européenne et manifester une certaine indépendance vis-à-vis de l’OTAN (chose que la Grande-Bretagne était capable d’empêcher tant qu’elle était un membre actif de l’UE). Sous le mot d’ordre de "guerre au terrorisme", et "guerre à l’entrée illégale d’immigrants", l’UE a déclaré ne plus être seulement une union économique ou politique, mais aussi (et même "par-dessus tout" selon Merkel et Macron) une "union sécuritaire".


[1] Par exemple, lors d’un symposium à Berlin, cet été, organisé par le Neue Zürcher Zeitung, il était mis en avant que le principal danger pour la stabilité de l’Europe n’est pas le régime de Poutine, mais l’effondrement possible du régime de Poutine.

[2] Schröder est officiellement sur la liste du personnel du projet de pipeline allemand avec Gazprom russe. Gabriel, qui en est venu récemment à prôner une "solution fédérale" au conflit en Ukraine peu différente de celle dont Moscou fait la propagande, est le nouveau ministre des affaires étrangères d’Allemagne. 

 

Le tandem franco-germanique

  • 497 lectures

La bourgeoisie allemande a été parmi les toutes premières à reconnaître le talent et le potentiel politiques d’Emmanuel Macron. Dès le début de la campagne électorale française, une grosse partie de la classe politique en Allemagne et presque l’ensemble des médias soutenaient vigoureusement sa candidature. Evidemment, la bourgeoisie allemande ne dispose que de moyens limités pour influencer directement une élection française. En France, le grand public ne suit ni les médias allemands, ni ce qu’y disent les politiciens. Mais "l’élite politique" française prend nécessairement note de ce qui est dit ou fait de l’autre côté du Rhin. Avec sa position claire en sa faveur, la bourgeoisie allemande a contribué à convaincre les sphères influentes proches du pouvoir en France que Macron était un homme politique capable et sérieux. Ce soutien des Allemands à Macron n’était pas seulement motivé par la volonté d’arrêter Marine Le Pen, et de sauver l’Union Européenne. Macron a aussi été le seul candidat présidentiel à faire du renouveau du tandem franco-germanique un des points centraux de son programme électoral.

Macron a pris cet axe Paris-Berlin très au sérieux. Selon lui, la France n’est pas encore capable d’assumer son rôle dans une telle "alliance", parce qu’elle n’a pas encore résolu ses problèmes économiques. Il n’y a qu’une France revivifiée économiquement, dit-il, qui pourrait représenter quelque chose de similaire à un partenaire égal de l’Allemagne. Il voit sa perte relative de compétitivité économique comme la principale menace de la stature de la France dans sa capacité à jouer un rôle dans "la cour des grands" à une échelle internationale. Pour cette raison, Macron pose l’acceptation de son programme économique comme condition de la constitution d’un axe solide avec l’Allemagne. En posant les choses en ces termes, il a formulé un programme d’action qui peut apparaître à première vue souhaitable et réaliste pour la classe dominante de son pays. Il présente sa "réforme" comme la condition du maintien de la gloire impérialiste de la France, et en même temps, comme quelque chose de souhaitable et de réalisable – parce que ce sera soutenu par l’Allemagne. Par la même occasion, il a formulé un objectif à la fois souhaitable et réalisable pour la classe dominante allemande. Que ce soit vis-à-vis de la Russie ou vis-à-vis des États-Unis, Berlin a besoin de l’appui de Paris. Pour l’obtenir, Berlin devra soutenir la "modernisation" économique de la France.

L’insistance de Macron sur son programme économique comme étant la condition de tout le reste ne signifie pas qu’il a une vision économique limitée des problèmes auxquels la France est confrontée. Selon une ancienne analyse d’un de ses prédécesseurs en tant que président français, Valery Giscard d’Estaing, le principal problème économique de la France n’est pas son appareil industriel et agricole, qui est en grande partie hautement et efficacement compétitif, mais son appareil politique arriéré, et le rapport bureaucratique, rigide, qui lie la politique à son économie (le "système étatique" existant en France, qu’Helmut Schmidt et d’autres dirigeants allemands ont critiqué depuis des décennies). Macron veut faire face à ce problème aujourd’hui. À sa façon, un peu comme Trump aux États-Unis, il veut "bousculer" les vieilles élites. Mais il doit aussi surmonter la résistance possible de la classe ouvrière française. Que Macron soit capable ou non d’imposer ses attaques contre les conditions de vie et de travail du prolétariat français, pourrait bien décider du sort de l’expérience d’En Marche et de la présidence de Macron, pouvant se solder par un succès comme par un échec.

Chaque fois que Macron parle du tandem franco-germanique, alors qu’il mentionne toujours ces dimensions politiques et économiques, il insiste sur le fait que cela doit être vu, d’abord et avant tout, comme une question militaire (une question de "sécurité"). En réalité, l’axe dont parlent Macron et Merkel n’est pas une alliance impérialiste stable, comme c’était encore possible dans les conditions de la Guerre froide. Cela ressemble plus à un arrangement fondé sur une plus grande détermination à défendre une politique commune de certains pays de l’UE –exprimée par la réaction au Brexit– et à diminuer la dépendance vis-à-vis des États-Unis en réaction aux "positions" de Trump. L’association entre l’Allemagne et la France dans un tandem dirigeant de l’UE est rendue possible par la complémentarité entre ces deux pays. La France est la puissance militaire dominante en Europe, sur le même pied que la Grande-Bretagne, et réellement plus forte que l’Allemagne, et pas seulement du fait qu’elle possède l’arme nucléaire. La codirection avec la France pourrait bénéficier à l’Allemagne en lui conférant une crédibilité politique et diplomatique plus grande. Par ailleurs, la France pourrait attendre des retombées positives d’une alliance avec le leader économique de l’Europe, principalement une contre-tendance au déclin économique et politique qu’elle subit. Et plus. L’existence d’une telle codirection présente l’avantage de susciter moins de craintes chez les autres partenaires de l’UE qu’une Allemagne qui en assume à elle seule le leadership.

Les premières consultations gouvernementales franco-germaniques après l’élection de Macron ont décidé, entre autres, de la mise en chantier d’un avion de combat commun pour remplacer à la fois l’Eurofighter et le Rafale ; le renforcement de "Frontex" contre les réfugiés et la mise en place d’un registre commun d’entrée et de sortie dans l’UE ; sous la direction de l’Allemagne, le développement, avec l’Italie et l’Espagne, d’un drone militaire européen ; de nouveaux investissements dans des tanks modernes, dans la technologie spatiale et des bateaux de guerre. Le "ministre des affaires étrangères" de l’UE, Mogherini, s’est joint à Merkel et Macron pour déclarer une "alliance européenne pour la zone du Sahel". L’Allemagne a déclaré sa volonté, "en principe", d’accroitre ses investissements privés et publics en Europe et d’apporter son soutien financier aux missions militaires françaises actuelles en Afrique. Tout cela derrière le mot d’ordre : "Protéger l’Europe".

Géographique: 

  • Allemagne [24]

Personnages: 

  • Angela Merkel [25]
  • Emmanuel Macron [23]

En guise de conclusion

  • 437 lectures

L’œil du cyclone du capitalisme en décomposition est aujourd’hui le pays central du système bourgeois : les États-Unis. Le triomphe électoral d’un président qui personnifie la vague populiste a déjà démontré à quel point cette émergence est contraire aux intérêts "rationnels" du capital national et des factions de la bourgeoisie qui les représentent le mieux (au niveau sécuritaire, militaire, diplomatique et politique) qui ont le plus le sens des "besoins de l’État". Là, la tendance dominante à présent est clairement l’intensification des tensions et même une impasse authentique au sein de la classe dominante. Mais, précisément parce que les États-Unis sont si centraux pour le monde capitaliste, la pression sur la bourgeoisie américaine s’accroît chaque jour pour essayer de trouver une solution à cette situation difficile. Mais comment ? Pour le moment, il ne semble pas que l’administration Trump soit capable d’imposer sa politique – la résistance au sein de la classe dominante semble être trop forte. Une autre possibilité est que les trumpistes cèdent et adoptent tacitement la politique de leurs opposants (ou au moins, se montrent plus enclins à des compromis). Bien qu’il y ait des signes dans ce sens, il y a aussi des signes qui vont aussi dans le sens contraire. L’option la plus en discussion est "l’impeachment" du président. L’inconvénient de cette méthode, qui vise à écarter Trump du bureau ovale, est qu’elle menace de devenir une procédure politique, légalement compliquée et qui s’éternise. D’autres options, prometteuses d’une résolution plus rapide du problème, sont sans aucun doute sur la table aussi, même si elles ne sont pas discutées aussi librement : l’une d’entre elles est de faire reconnaître et déclarer le président "dément", donc incapable. Il est aussi possible que Trump (ou quelqu’un d’autre) essaie de sortir de l’impasse avec des aventures militaires à l’étranger. Un des avantages de la "guerre contre le terrorisme" menée par George W. Bush était qu’il permettait à son gouvernement, au moins temporairement, d’unifier la classe dominante derrière lui, et d’imposer de grandes parties de son programme "néo-conservateur". Aujourd’hui, des pays comme la Corée du Nord ou l’Iran offrent des cibles tentantes pour de telles opérations, puisqu’elles sont étroitement liées, non seulement à la Russie, mais aussi à la Chine. S’il y a une chose sur laquelle la bourgeoisie américaine est d’accord, c’est que Pékin est le principal rival aujourd’hui.

Steinklopfer, 23.08.17et réactualisé.

22ème congrès du CCI : Résolution sur la lutte de classe internationale

  • 846 lectures

1. L’élection de Donald Trump en tant que président des États-Unis, qui a suivi de près les résultats inattendus du referendum au Royaume-Uni sur l’Union Européenne, a créé une vague de malaise, de peur, mais aussi de questionnement dans le monde. Comment "nos" dirigeants, ceux qui sont supposés être en charge de l’ordre mondial actuel, ont-ils pu laisser arriver de telles choses – une tournure des événements qui semble aller contre les intérêts "rationnels" de la classe capitaliste ? Comment s’est-il fait qu’un fier-à-bras, un voyou, un arnaqueur narcissique qui raconte n’importe quoi, soit maintenant à la tête de l’État le plus puissant du monde ? Et plus important : qu’est-ce que ça nous enseigne sur vers quoi va le monde aujourd’hui ? Sommes-nous en train de plonger dans une crise de civilisation, ou même de l’humanité elle-même? Ce sont des questions auxquelles les révolutionnaires doivent donner des réponses claires et convaincantes.

Un siècle de lutte classe

2. Dans notre vision, la condition réelle de la société humaine ne peut être comprise qu’en la regardant du point de vue de la lutte de classe, de la classe exploitée de cette société, le prolétariat, qui n’a pas intérêt à cacher la vérité et dont la lutte l'oblige à surmonter toutes les mystifications du capitalisme en vue de le renverser. Il n’est possible, également, de comprendre les événements "actuels", immédiats ou localux qu’en les situant dans un cadre historique mondial. C'est là l'essence de la méthode marxiste. C’est pour cette raison, et pas simplement parce que 2017 est le centenaire de la révolution en Russie, que nous commençons par revenir un siècle en arrière ou plus pour comprendre l’époque historique au sein de laquelle les développements les plus récents de la situation mondiale ont eu lieu : celle du déclin ou décadence du mode capitaliste de production.

La révolution en Russie a été la réponse de la classe ouvrière aux horreurs de la première guerre impérialiste mondiale. Comme ce fut affirmé par l'Internationale communiste en 1919, cette guerre a marqué le commencement de la nouvelle époque, la fin de la période ascendante du capitalisme, de la première grande explosion de "globalisation" capitaliste parce qu’elle entrait en collision avec les barrières que posait la division du monde entre États nationaux rivaux : "l'époque des guerres et des révolutions". La capacité de la classe ouvrière de renverser l'État bourgeois dans tout un pays et de se doter d'un parti politique capable de la guider vers la "dictature du prolétariat" montrait que la perspective d'abolir la barbarie capitaliste était une possibilité et une nécessité historiques.

Plus encore, le Parti bolchevique qui, en 1917, était à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, a su voir que la prise du pouvoir par les conseils ouvriers en Russie ne pouvait se maintenir que si c’était le premier assaut d’une révolution mondiale naissante. La révolutionnaire allemande, Rosa Luxemburg, a également compris que si le prolétariat mondial ne répondait pas au défi posé par l’insurrection d’Octobre, et ne mettait pas fin au système capitaliste, l’humanité serait plongée dans une époque de barbarie croissant, une spirale de guerres et de destruction qui mettrait danger la civilisation humaine.

Avec la révolution mondiale en vue, et avec la nécessité de créer pour le prolétariat un pôle de référence alternatif à la Social-Démocratie désormais contre-révolutionnaire, le Parti bolchevique a pris la tête de la création de l'Internationale communiste dont le premier congrès s'est tenu à Moscou en 1919. Les nouveaux partis communistes, particulièrement ceux en Allemagne et en Italie, étaient les fers de lance de l'extension de la révolution prolétarienne vers l'Europe de l'Ouest.

3. La révolution en Russie a bien sûr été l’étincelle d’une série de grèves de masse à l’échelle du monde et de soulèvements qui ont contraint la bourgeoisie à mettre fin à la boucherie impérialiste, mais la classe ouvrière internationale n’a pas été capable de prendre le pouvoir dans d’autres pays, à part quelques tentatives limitées dans le temps en Hongrie et dans quelques villes allemandes. Confrontée cependant à la plus grande menace de son fossoyeur potentiel, la classe dirigeante a été capable de surmonter ses rivalités les plus aiguës pour s’unir contre la révolution prolétarienne : en isolant le pouvoir des soviets en Russie par le blocus, l’invasion et le soutien à la contre-révolution armée, en se servant des partis ouvriers sociaux-démocrates et des syndicats, qui avaient déjà démontré leur loyauté au capital en participant à l’effort de guerre impérialiste, pour infiltrer ou neutraliser les conseils ouvriers en Allemagne et les dévoyer vers un accommodement avec le nouveau régime bourgeois "démocratique". Mais la défaite de la révolution n’a pas seulement démontré la capacité à gouverner d’une nouvelle classe dirigeante réactionnaire qui s'est maintenue; elle a aussi résulté de l’immaturité de la classe ouvrière qui a été forcée de faire une transition rapide de ses luttes pour des réformes à la lutte pour la révolution, alors qu'elle portait encore en elle beaucoup d’illusions profondes sur la possibilité d’améliorer le régime capitaliste grâce au vote démocratique, à la nationalisation des industries clefs ou à la gratuité des avantages sociaux pour les couches les plus pauvres de la société. De plus, la classe ouvrière a été gravement traumatisée par les horreurs de la guerre, dans laquelle la fine fleur de la jeunesse avait été décimée, et en est sortie avec de profondes divisions entre ouvriers des nations "victorieuses" et "vaincues".

En Russie, le parti bolchevique, confronté à l’isolement, à la guerre civile, et à l’effondrement économique, et plus encore, impliqué dans l’appareil de l’État soviétique, a fait une série d’erreurs désastreuses qui l’ont de plus en plus conduit à des conflits violents avec la classe ouvrière, notablement la politique de la "terreur rouge" qui impliquait la suppression des manifestations et des organisations politiques, culminant dans l’écrasement de la révolte de Cronstadt en 1921, quand cette dernière réclamait la restauration du pouvoir authentique des soviets qui avait existé en 1917. Au niveau international, l’Internationale Communiste, qui était aussi de plus en plus liée aux besoins de l’État soviétique plutôt qu'à ceux de la révolution mondiale, a commencé à recourir à des politiques opportunistes qui ont sapé sa clarté originelle, comme la tactique du front unique adoptée en 1922.

Cette dégénérescence a suscité l'émergence d'une opposition de Gauche importante, notamment dans les partis allemand et italien. Et c'est à partir de cette dernière que la Fraction italienne a été capable, à la fin des années 1920, de dégager les leçons de la défaite finale de la révolution.

4. La défaite de la vague révolutionnaire mondiale a donc confirmé les mises en garde des révolutionnaires en 1917-18 à propos des conséquences d’un tel échec : un nouvel enfoncement dans la barbarie. La dictature du prolétariat en Russie, a non seulement dégénéré, mais s’est transformée en dictature capitaliste contre le prolétariat, un processus qui a été confirmé (alors qu’il avait déjà commencé avant) par la victoire de l’appareil stalinien avec sa doctrine du "socialisme dans un seul pays". La "paix" mise en place pour en finir avec la menace de la révolution a rapidement mené à de nouveaux conflits impérialistes qui ont été accélérés et intensifiés par l’éclatement de la crise de surproduction en 1929, un signe supplémentaire du fait que l’expansion du capital entrait en collision avec ses propres limites. La classe ouvrière dans les pays centraux du système, spécialement aux États-Unis et en Allemagne, a pleinement subi les coups de la dépression économique, mais ayant tenté et échoué de faire la révolution une décennie avant, c’était fondamentalement une classe défaite, malgré certaines expressions réelles de résistance de classe, comme aux États-Unis et en Espagne. Elle a donc été incapable de s’opposer à une nouvelle marche vers la guerre mondiale.

5. La fourche de la contre révolution avait trois dents principales : le stalinisme, le fascisme, la démocratie, chacune d’entre elles a laissé des profondes cicatrices dans la psyché de la classe ouvrière.

La contre-révolution a atteint sa plus grande profondeur dans les pays où la flamme révolutionnaire s’était élevé le plus haut. Mais partout, confrontée à la nécessité d’exorciser le spectre prolétarien, pour faire face à la plus grande crise économique de son histoire, et pour préparer la guerre, le capitalisme a pris une forme toujours plus totalitaire, pénétrant par tous les pores de la vie sociale et économique. Le régime stalinien donnait le ton : une économie de guerre complète, la répression de tous les dissidents, des taux d’exploitation monstrueux, un vaste camp de concentration. Mais le pire legs du stalinisme – de son vivant tout autant que des décennies après son effondrement – est qu’il a pris le masque du véritable héritier de la révolution d’octobre. La centralisation du capital dans les mains de l’État a été vendue au monde comme du socialisme, l’expansion impérialiste comme de l’internationalisme prolétarien. Bien que, dans les années où la révolution d’octobre était encore un souvenir vivant, beaucoup d’ouvriers aient continué à croire au mythe de la mère patrie socialiste, beaucoup plus s’étaient détournés de toute idée de révolution avec les révélations successives de la véritable nature du régime stalinien. Les dégâts qu’a faits le stalinisme à la perspective du communisme, à l’espérance que la révolution de la classe ouvrière puisse inaugurer une forme supérieure d’organisation sociale, sont incalculables, et pas moins parce que le stalinisme n’est pas tombé du ciel sur le prolétariat mais a été rendu possible par la défaite internationale du mouvement de classe et surtout la dégénérescence de son parti politique. Après la trahison traumatisante des partis sociaux-démocrates en 1914, pour la seconde fois, en l’espace de moins de 20 ans, les organisations que la classe ouvrière avait travaillé puissamment à créer et à défendre ont trahi et son devenues son pire ennemi. Pouvait-il y avoir un plus grand coup porté à la confiance en lui du prolétariat, à sa conviction dans la possibilité d’amener l’humanité à un niveau de vie sociale plus élevé ?

Le fascisme, initialement un mouvement d’exclus des classes dominantes et moyennes, et même de renégats du mouvement ouvrier, a pu être adopté par les factions les plus puissantes du capital allemand et italien parce qu’il coïncidait avec leurs besoins : achever l’écrasement du prolétariat et la mobilisation pour la guerre. Il s’était spécialisé dans l’utilisation de techniques "modernes" pour déchaîner les sombres forces de l’irrationalité qui reposent sous la surface de la société bourgeoise. Le nazisme, en particulier, le produit d’une défaite beaucoup plus dévastatrice de la classe ouvrière en Allemagne, a atteint de nouveaux niveaux dans l’irrationalité, en étatisant et industrialisant le pogrom médiéval et en conduisant les masses démoralisées dans une marche folle vers leur autodestruction. La classe ouvrière, dans son ensemble, n’a pas succombé à une quelconque croyance positive dans le fascisme –au contraire, elle était beaucoup plus vulnérable au leurre de l’antifascisme, qui était le principal cri de ralliement de la guerre à venir. Mais l’horreur sans précédent des camps de la mort nazis n’en a pas moins été, que le goulag stalinien, un coup porté à la confiance dans le futur de l’humanité –et donc à la perspective du communisme.

La démocratie, la forme dominante de la domination bourgeoisie dans les pays industriels avancés, s’est présentée comme l’opposante à ces formations "totalitaires" - ce qui ne l’empêchait pas de soutenir le fascisme quand il achevait le mouvement ouvrier révolutionnaire, ou en s’alliant avec le régime stalinien dans la guerre contre l’Allemagne d’Hitler. Mais la démocratie s’est avérée être une forme beaucoup plus intelligente et durable de totalitarisme que le fascisme, qui s’est effondré dans les décombres de la guerre, ou le stalinisme qui (à l’exception notable de la Chine et du régime atypique de la Corée du Nord) allait tomber sous le poids de la crise économique et de son incapacité à être compétitif sur le marché mondial, dont il avait essayé de contourner les lois par décret d’État.

Les gestionnaires du capitalisme démocratique ont aussi été forcés par la crise du système d’utiliser l’État et le pouvoir du crédit pour faire plier les forces du marché, mais ils n’ont pas été obligés d’adopter la forme extrême de centralisation de haut en bas des régimes du bloc de l’Est, imposée par une situation de faiblesse matérielle et stratégique. La démocratie a survécu à ses rivaux et est devenue la seule option dans les pays centraux capitalistes d’occident. Jusqu’à aujourd’hui, c'est choquant de remettre en question la nécessité d’avoir soutenu la démocratie contre le fascisme durant la 2ème Guerre Mondiale, et ceux qui disent que derrière la façade démocratique il y a la dictature de la classe dominante sont rejetés comme étant des théoriciens du complot. Déjà, pendant les années 1920 et 1930, le développement des media de masse dans les démocraties constituait un modèle pour la diffusion de la propagande officielle qui faisait envie à un Goebbels, tandis que la pénétration des rapports marchands dans les sphères des loisirs et de la vie de famille, introduite par le capitalisme américain, fournissait un canal plus subtil à la domination totalitaire du capital que le simple recours aux mouchards et à la terreur sans fard.

6. Contrairement aux espoirs de la minorité révolutionnaire très réduite qui maintenait des positions internationalistes pendant les années 1930 et 1940, la fin de la guerre n’a pas conduit à un nouveau surgissement révolutionnaire. Au contraire, ce fut la bourgeoisie, avec Churchill à l’avant-garde, qui a tiré les leçons de 1917 et détruit dans l’œuf toute possibilité de révolte prolétarienne, avec son tapis de bombes sur les villes allemandes et sa politique de "laisser les italiens mariner dans leur propre jus", lors du resurgissement de grèves massives au Nord de l’Italie en 1943. La fin de la guerre a donc approfondi la défaite de la classe ouvrière. Et, de nouveau contrairement aux attentes de beaucoup de révolutionnaires, la guerre n’a pas été suivie par une nouvelle dépression économique et une nouvelle marche à la guerre mondiale, même si les antagonismes impérialistes entre "blocs victorieux" subsistaient comme une menace permanente pesant sur l’humanité. La période post-guerre a vu, à la place, une phase de réelle expansion des rapports capitalistes sous le leadership américain, même si une partie du marché mondial (le bloc russe et la Chine) tentait de se fermer à toute pénétration de capital occidental. La poursuite de l’austérité et de la répression dans le bloc de l’Est a provoqué des révoltes ouvrières importantes (Allemagne de l’Est, 1953 ; Pologne et Hongrie, 1956), mais à l’ouest, après quelques expressions de mécontentement, comme les grèves de 1947 en France, il y a eu une atténuation graduelle de la lutte de classe, à un point tel que les sociologues ont pu commencer à théoriser "l’embourgeoisement" de la classe ouvrière, conséquence de l’expansion du consumérisme et du développement de l’État Providence. Et d’ailleurs, ces deux aspects du capitalisme après 1945 ont constitué un poids supplémentaire important affectant la possibilité de la classe ouvrière de se reconstituer en force révolutionnaire : le consumérisme atomise la classe ouvrière, et répand l’illusion que chacun peut atteindre le paradis de la propriété individuelle ; le providentialisme – qui a souvent été introduit par les partis de gauche et présenté comme une conquête de la classe ouvrière, est un instrument encore plus significatif du contrôle capitaliste. Il sape la confiance de la classe ouvrière en elle-même et la rend dépendante de la bienveillance de l’État ; et plus tard, dans une phase d’immigration massive, son organisation par l’État-nation allait signifier que la question de l’accès aux soins, aux logements, et autres prestations deviendrait un puissant facteur de bouc-émissarisation des immigrés et de divisions dans la classe ouvrière. En même temps, de pair avec la disparition apparente de la lutte de classe dans les années 1950 et 1960, le mouvement politique révolutionnaire s’était réduit au plus grand isolement de son histoire.

7. Certains de ces révolutionnaires qui ont maintenu une activité pendant cette période noire, ont commencé à dire que le capitalisme avait, grâce à une gestion bureaucratique étatique, appris à contrôler les contradictions économiques analysées par Marx. Mais d’autres, plus clairvoyants, comme le groupe Internationalismo au Venezuela, ont reconnu que les vieux problèmes – les limites du marché, la tendance à la chute du taux de profit – ne pouvaient être conjurés, et que les difficultés financières subies à la fin des années 1960, marquaient une nouvelle phase de crise économique ouverte. Ils ont aussi salué la capacité d’une nouvelle génération de prolétaires de répondre à la crise par la réaffirmation de la lutte de classe – une prédiction amplement confirmée par le formidable mouvement de mai 1968 en France, et la vague de luttes internationales qui a suivi, qui ont démontré que les décennies de contre-révolution arrivaient à leur fin, et que la lutte du prolétariat devenait un obstacle à l'ouverture par la nouvelle crise d'un cours à la guerre mondiale.

8. Le surgissement prolétarien de la fin des années 60 et du début des années 70, avait été précédé par une fermentation politique croissante au sein de larges couches de la population dans les pays capitalistes avancés et, en particulier, chez les jeunes. Aux États-Unis, les manifestations contre la guerre au Vietnam et la ségrégation raciale, les mouvements chez les étudiants en Allemagne qui manifestaient un intérêt pour une démarche plus théorique de l’analyse du capitalisme contemporain ; en France, l’agitation des étudiants contre la guerre au Vietnam et le régime répressif dans les universités ; en Italie, les "opéraïstes" ou tendances autonomes qui réaffirmaient l’inévitabilité de la lutte de classe quand les sages sociologues proclamaient qu’elle était obsolète. Partout, une insatisfaction grandissante vis-à-vis de la vie déshumanisée présentée comme le fruit délicieux de la prospérité économique d’après-guerre. Une petite minorité, portée par le surgissement des luttes combatives en France et dans d’autres pays industriels, a pu participer à la formation d’une avant-garde politique consciente, internationaliste, et pas moins parce qu’une minorité en son sein avait commencé à redécouvrir la contribution de la Gauche Communiste.

9. Comme nous ne le savons que trop, le rendez-vous entre la minorité et le mouvement de classe plus large n’a eu lieu qu’épisodiquement pendant les mouvements de la fin des années 60 et début 70. C’était en partie le résultat du fait que la minorité politisée était lourdement dominée par une petite bourgeoisie mécontente : le mouvement étudiant, en particulier, n’avait pas cette forte composante prolétarienne qui est apparue du fait des changements dans l’organisation du capitalisme au cours des quelques décennies suivantes. Et malgré des mouvements de classe puissants dans le monde, malgré de sérieuses confrontations entre les ouvriers et les forces de contrôle en leur sein – syndicats et partis de gauche – la majorité des luttes de classe sont restées des luttes défensives et n’ont que rarement posé directement des questions politiques. De plus, la classe ouvrière a été confrontée à des divisions importantes dans ses rangs comme classe mondiale : le "rideau de fer" entre l’Est et l’Ouest, et les divisions entre les travailleurs soi-disant "privilégiés" des centres du capital et les masses déshéritées dans les anciennes zones coloniales. Tandis que la maturation d’une avant-garde politique était freinée par une vision d’une révolution immédiate, et des pratiques activistes, typiques de l’impatience petite bourgeoise, qui ne réussissaient pas à saisir le caractère à long terme du travail révolutionnaire et le niveau gigantesque des tâches théoriques auquel faisait face la minorité politisée. La prédominance de l’activisme a rendu de grandes parties de la minorité vulnérable à la récupération par le gauchisme ou, quand les luttes ont faibli, à la démoralisation. En même temps, ceux qui rejetaient le gauchisme étaient souvent entravés par des notions conseillistes qui rejetaient l’ensemble du problème de la construction de l’organisation. Cependant, une petite minorité a été capable de surmonter ces obstacles et de se réapproprier la tradition de la Gauche communiste, initiant une dynamique de croissance et de regroupement qui s’est maintenue au cours des années 1970, mais qui a connu sa fin au début des années 1980, marquée symboliquement par l’arrêt des Conférences Internationales. L’échec des luttes de cette période à atteindre un plus haut niveau politique, à jeter les graines de ce qui, dans les rues et les réunions de 1968 avait posé le problème du remplacement du capitalisme à l’Est et à l’Ouest par une nouvelle société, allait avoir des conséquences très significatives dans la décennie suivante.

Néanmoins, cet énorme poussée d’énergie prolétarienne "n’était pas seulement à bout de souffle", mais a requis un effort concerté de la classe dominante pour la dévoyer, la faire dérailler, et la réprimer. Fondamentalement, cela eut lieu au niveau politique, en utilisant au maximum les forces de la gauche capitaliste et les syndicats qui ont eu une influence considérable dans la classe ouvrière. Que ce soit par la promesse d’élire des gouvernements de gauche, ou par une stratégie plus tardive de "gauche dans l’opposition" couplée au développement du syndicalisme radical au cours des deux décennies qui ont suivi 1968, l’instrumentalisation des organes que les ouvriers voyaient dans une certaine mesure comme leurs était indispensable à l’encadrement des luttes de la classe. En même temps, la bourgeoisie tirait tous les avantages qu'elle pouvait des changements structurels que lui imposait la crise mondiale: d'une part, l'introduction de changements technologiques qui ont remplacé la main-d'œuvre qualifiée et non qualifiée dans des industries comme les docks, l'automobile et l'imprimerie; d'autre part, le mouvement vers la "mondialisation" du processus de production, qui a décimé des réseaux industriels entiers dans les vieux centres du capital et déplacé la production vers les régions périphériques où la main-d'œuvre était incomparablement moins chère et les profits beaucoup plus importants. Ces changements dans la composition de la classe ouvrière dans le cœur du capitalisme, qui touchaient souvent des secteurs qui avaient été au centre de la lutte dans les années 70 et au début des années 80, devinrent des facteurs supplémentaires dans l'atomisation de la classe et la destruction de son identité de classe.

10. Malgré certaines pauses, la dynamique de lutte enclenchée en 1968 s’est maintenue au cours des années 70. Le point culminant dans la maturation de la capacité du prolétariat de s’auto-organiser et d’étendre sa lutte fut atteint dans les grèves de masse en Pologne en 1980. Cependant, ce zénith a aussi marqué le début d’un déclin. Bien que les grèves en Pologne aient révélé l’interaction classique entre revendications économiques et politiques, à aucun moment, les ouvriers en Pologne n’ont posé le problème d’une nouvelle société. Sous cet aspect, les grèves étaient "en dessous" du mouvement de 68, quand l’auto-organisation était encore quelque peu embryonnaire, mais qui fournissait un contexte à un débat beaucoup plus radical sur la nécessité de la révolution sociale. Le mouvement en Pologne, à quelques exceptions près très limitées, considérait "l’occident libre" comme la société alternative qu’il voulait, l’idéal de gouvernements démocratiques, les "syndicats libres", et tout le reste. En occident même, il y avait eu quelques expressions de solidarité avec les grèves en Pologne, et à partir de 1983, face à une crise économique qui s’approfondissait rapidement, nous avons vu une vague de luttes qui étaient de plus en plus simultanées et globales dans leur ampleur ; dans un grand nombre de cas, elles montraient un conflit croissant entre travailleurs et syndicats. Mais la juxtaposition des luttes dans le monde ne signifiait pas automatiquement qu’il y avait une conscience de la nécessité de l’internationalisation consciente de la lutte, ni que la confrontation avec les syndicats, qui font bien sur partie de l’État, impliquait une politisation du mouvement dans le sens d’une prise de conscience que l’État doit être renversé, ni une capacité grandissante de mettre en avant une perspective pour l’humanité. Même encore plus que dans les années 1970, les luttes des années 80 dans les pays avancés sont restées sur le terrain des revendications sectorielles, et en ce sens, sont restées vulnérables au sabotage par les formes radicales de syndicalisme. L’aggravation des tensions impérialistes entre les deux blocs au cours de cette période a certainement fait naître une préoccupation croissante envers la menace de guerre, mais cela a été largement dévoyé vers des mouvements pacifistes qui empêchaient effectivement le développement d’une connexion consciente entre résistance économique et danger de guerre. En ce qui concerne les petits groupes de révolutionnaires qui maintenaient une activité organisée pendant cette période, bien que capables d’intervenir plus directement dans certaines initiatives de la classe ouvrière, ils allaient, à un niveau plus profond, à contre-courant face à la méfiance de la "politique" qui prévalait dans la classe ouvrière dans son ensemble - et ce fossé grandissant entre la classe et la minorité politique a lui-même été un facteur supplémentaire de l’incapacité de la classe à développer sa propre perspective.

L’impact de la décomposition.

11. La lutte en Pologne, et sa défaite, allaient s’avérer fournir un résumé du rapport de force global entre les classes. Les grèves ont clairement indiqué que les ouvriers d’Europe de l’Est n’étaient pas prêts à combattre dans une guerre au nom de l'empire russe, et cependant, ils n’étaient pas capables d’offrir une alternative révolutionnaire à la crise du système qui s’approfondissait. D’ailleurs, l’écrasement physique des ouvriers polonais a eu des conséquences politiques extrêmement négatives dans toute cette région pour la classe ouvrière absente en tant que classe dans les soulèvements qui ont initié la disparition des régimes staliniens, et de ce fait vulnérable à une vague sinistre de propagande nationaliste qui est personnifiée aujourd’hui dans les régimes autoritaires qui règnent en Russie, Hongrie et Pologne. La classe dominante stalinienne, incapable de traiter la crise et la lutte de classe sans répression brutale, a montré qu’elle manquait de flexibilité politique pour s’adapter aux circonstances historiques changeantes. Ainsi, en 1980-1981, la scène était déjà préparée pour l’effondrement du bloc de l’Est dans son ensemble, marquant une nouvelle phase dans le déclin historique du capitalisme. Mais cette nouvelle phase, que nous définissons comme celle de la décomposition du capitalisme, a ses origines dans un blocage beaucoup plus ample entre les classes. Les mouvements de classe qui ont surgi dans les pays avancés après 1968 marquaient la fin de la contre-révolution, et la résistance maintenue de la classe ouvrière constituait un obstacle à la "solution" de la bourgeoisie à la crise économique : la guerre mondiale. Il était possible de définir cette période comme un "cours à des affrontements de classe massifs", et d’insister sur le fait qu’un cours à la guerre ne pouvait s’ouvrir sans une défaite directe d’une classe ouvrière insurgée. Dans la nouvelle phase, la désintégration des deux blocs impérialistes a éliminé la guerre mondiale de l’ordre du jour indépendamment du niveau de la lutte de classe. Mais cela signifiait que la question du cours historique ne pourrait plus être posée dans les mêmes termes. L’incapacité du capitalisme à dépasser ses contradictions signifie toujours qu’il ne peut offrir à l’humanité qu’un futur de barbarie, dont on peut déjà préfigurer les contours dans une combinaison infernale de guerres locales et régionales, de désastres écologiques, de pogromes et de violence sociale fratricide. Mais à la différence de la guerre mondiale, qui requiert une défaite physique directe tout autant qu’idéologique de la classe ouvrière, cette "nouvelle" descente dans la barbarie opère de manière plus lente, plus insidieuse, qui peut embrigader graduellement la classe ouvrière et la rendre incapable de se reconstituer en tant que classe. Le critère pour évaluer l’évolution du rapport de force entre les classes ne peut plus être celui d’empêcher la guerre mondiale, et est devenu en général, plus difficile à prévoir.

12. Dans la phase initiale de la renaissance du mouvement communiste après 1968, la thèse de la décadence du capitalisme avait gagné de nombreux adeptes et fournissait le socle programmatique d’une gauche communiste revivifiée. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : la majorité des nouveaux éléments qui cherchent dans le communisme une réponse aux problèmes auxquels est confrontée l’humanité trouvent toutes sortes de raisons pour résister au concept de décadence. Et quand on en arrive à la notion de décomposition, que nous défendons, comme phase finale du déclin du capitalisme, le CCI semble plus ou moins être seul. D’autres groupes acceptent l’existence des principales manifestations de la nouvelle période – la mêlée générale inter-impérialiste, le retour d’idéologies profondément réactionnaires comme le fondamentalisme religieux, et le nationalisme rampant, la crise dans les rapports entre l’homme et le monde naturel – mais peu d’entre eux tirent la conclusion que cette situation dérive d’une impasse dans le rapport de force entre les classes ; peu d'entre eux également sont d’accord que tous ces phénomènes sont des expressions d’un changement qualitatif dans la décadence du capitalisme, de toute une phase ou période qui ne peut se renverser que par la révolution prolétarienne. Cette opposition au concept de décomposition prend souvent la forme de diatribes contre les tendances "apocalyptiques" du CCI, puisque nous en parlons comme de la phase terminale du capitalisme, ou contre notre "idéalisme" puisque, bien que nous voyions les conséquences à long terme de la crise économique comme un facteur clef de la décomposition, nous ne voyons pas simplement les facteurs économiques comme l’élément décisif dans l’entrée dans cette nouvelle phase. Derrière ces objections, il y a un échec de la compréhension du fait que le capitalisme, comme dernière société de classe dans l’histoire, est voué à cette espèce d’impasse historique, du fait que, à la différence des sociétés de classe antérieures, lorsqu'elles entraient en déclin, le capitalisme ne peut pas donner naissance en son sein à un nouveau mode de production plus dynamique, alors que la seule voie vers une forme supérieure de vie sociale doit être construite, non pas sur le produit automatique de lois économiques, mais sur un mouvement conscient de l’immense majorité de l’humanité, qui est par définition la tâche la plus difficile jamais entreprise dans l’histoire.

13. La décomposition était le produit du blocage de la bataille entre les deux principales classes. Mais elle s’est aussi révélée comme un facteur actif dans les difficultés croissantes de la classe ouvrière depuis 1989. Les campagnes très bien orchestrées sur la mort du communisme qui ont accompagné la chute du bloc russe – qui montrait la capacité de la classe dominante d’utiliser les manifestations de la décomposition contre les exploités – ont été un élément très important dans le travail de sape de la confiance en soi de la classe et de sa capacité à réaffirmer sa mission historique. Le communisme, le marxisme, la lutte de classe même ont été déclarés dépassés, rien de plus que de l’histoire morte. Mais les effets négatifs énormes et durables des événements de 1989 sur la conscience, la combativité et l'identité de classe du prolétariat ne sont pas seulement le résultat de la gigantesque campagne anti-communiste. L'efficacité de cette campagne doit elle-même être expliquée. Elle ne peut être comprise que dans le contexte du développement spécifique de la révolution et de la contre-révolution depuis 1917. Avec l'échec de la contre-révolution militaire contre l'URSS elle-même et, en même temps, la défaite de la révolution mondiale, a émergé une constellation complètement inattendue, sans précédent : celle d'une contre-révolution venant de l'intérieur d'un bastion prolétarien, et d'une économie capitaliste en Union soviétique sans aucune classe capitaliste historiquement développée. Ce qui en a résulté, ce n'est nullement l'expression d'une nécessité historique plus élevée, mais une aberration historique : la direction d'une économie capitaliste par une bureaucratie d'État bourgeois contre-révolutionnaire, une bureaucratie totalement non qualifiée et non adaptée à une telle tâche. Bien que l'économie à direction stalinienne se soit montrée efficace pour l'URSS dans l'épreuve de la seconde guerre mondiale, elle a échoué complètement, au long terme, à générer un capital national compétitif.

Bien que les régimes staliniens aient été des formes particulièrement réactionnaires de la société bourgeoise décadente, non pas une rechute dans un quelconque type de régime féodal ou despotique, ils n'étaient en aucun sens du terme des économies capitalistes "normales". Avec son effondrement, le stalinisme a rendu un dernier service à la classe dominante. Par-dessus tout, les campagnes sur la mort du communisme ont semblé trouver une confirmation dans la réalité elle-même. Les déviations du stalinisme par rapport à un capitalisme fonctionnant correctement étaient si graves et considérables, qu'il semblait effectivement ne pas être capitaliste aux yeux de la population. Avant cela, et aussi longtemps qu'il avait été capable de se maintenir, il semblait prouver que des alternatives au capitalisme sont possibles. Même si cette alternative particulière au capitalisme était tout sauf attirante pour la majorité des ouvriers, son existence, néanmoins laissait une brèche potentielle dans l'armure idéologique de la classe dominante. La résurgence de la lutte de classe dans les années 1960 fut capable de tirer profit de cette brèche pour développer la vision d'une révolution qui serait à la fois anticapitaliste et antistalinienne et basée, non sur une bureaucratie d'État ou sur un parti-État, mais sur les conseils ouvriers. Si, durant les années 1960 et 1970, la révolution mondiale était vue par beaucoup comme une utopie irréalisable, un songe-creux, c'était le résultat de l'immense pouvoir de la classe dominante ou de ce qui était considéré comme la marque égoïste et destructive inhérente à notre espèce. Cependant, de tels sentiments de désespoir pouvaient trouver, et trouvaient quelquefois un contrepoids dans les luttes massives et la solidarité du prolétariat. Après 1989, avec l'effondrement des régimes "socialistes", un facteur qualitatif nouveau a surgi : l'impression de l'impossibilité d'une société moderne non basée sur des principes capitalistes. Dans ces circonstances, il est bien plus difficile pour le prolétariat de développer, non seulement sa conscience et son identité de classe, mais aussi ses luttes économiques défensives, dans la mesure où la logique des besoins de l'économie capitaliste pèse beaucoup plus si elle semble n'avoir aucune alternative.

En ce sens, bien qu'il ne soit certainement pas nécessaire que toute la classe ouvrière devienne marxiste, ou développe une claire vision du communisme, pour faire une révolution prolétarienne, la situation immédiate de la lutte de classe est considérablement altérée, dépendant du fait si oui ou non de larges secteurs de la classe voient le capitalisme comme pouvant être remis en question.

14. Mais, œuvrant d’une façon plus sournoise, l’avancée de la décomposition en général et "en elle-même" a érodé dans la classe ouvrière son identité de classe et sa conscience de classe. C’était particulièrement évident chez les chômeurs de longue durée ou les couches employées à temps partiel "laissées pour compte" par les changements structuraux introduits dans les années 1980 : Alors que dans le passé, les chômeurs avaient été à l’avant-garde des luttes ouvrières, dans cette période, ils étaient beaucoup plus vulnérables à la lumpenisation, au gangstérisme et à la diffusion d’idéologies comme le djihadisme ou le néofascisme. Comme le CCI l’avait prévu dans la période immédiatement après les événements de 89, la classe allait entrer dans une longue période de recul. Mais la longueur et la profondeur de ce recul se sont même avérées plus grandes que ce à quoi nous nous étions attendus. D’importants mouvements d’une nouvelle génération de la classe ouvrière en 2006 (le mouvement anti-CPE en France) et entre 2009 et 2013 dans de nombreux pays à travers le monde (Tunisie, Égypte, Israël, Grèce, États-Unis, Espagne…) en même temps qu’une certaine résurgence d’un milieu intéressé par les idées communistes, ont rendu possible de penser que la lutte de classe allait de nouveau, une fois de plus, occuper le centre de la scène, et qu’une nouvelle phase du développement du mouvement révolutionnaire allait s’ouvrir. Mais de nombreux développements au cours de la dernière décennie ont justement montré à quel point les difficultés auxquelles sont confrontées la classe ouvrière et son avant-garde sont profondes.

15. Les luttes autour de 2011 étaient explicitement liées aux effets de la crise économique qui s’approfondissait, leurs protagonistes se référant souvent, par exemple, à la précarité de l’emploi et au manque d'opportunités pour les jeunes, même après plusieurs années d’études universitaires. Mais il n’y a pas de lien automatique entre l’aggravation de la crise économique et le développement qualitatif de la lutte de classe – une leçon essentielle des années 1930, quand la Grande Dépression a eu tendance à mener à plus de démoralisation, dans une classe qui était déjà défaite. Et, étant données les longues années de recul et de désorientation qui l’ont précédé, le tremblement de terre financier de 2007-2008, allait avoir un impact largement négatif sur la conscience du prolétariat.

Un élément important à cet égard a été la prolifération du système de crédit lui-même, qui avait été au cœur de l’expansion économique des années 1990 et 2000 mais dont les contradictions intrinsèques accéléraient maintenant le crash. Ce processus de "financiarisation" opérait alors non seulement au niveau des grandes institutions financières mais aussi de la vie de millions de travailleurs. À ce niveau, la situation est très différente de celle des années 1920 et 1930, quand pour la plus grande partie, les soi-disant classes moyennes (petits propriétaires, professions libérales, etc.) mais pas les ouvriers, avaient des économies à perdre ; et quand la protection de l’État suffisait à peine à empêcher les prolétaires de mourir de faim. Si, d’un côté, la situation matérielle immédiate de beaucoup de travailleurs dans de tels pays est donc toujours moins dramatique qu’il y a 8 ou 9 décennies, par ailleurs, des millions de travailleurs, précisément dans de tels pays, se retrouvent dans un pétrin qui n’existait que très peu dans les années 1930 : ils sont devenus des débiteurs, souvent à un niveau important. Pendant le 19ème siècle, et encore dans une grande mesure avant 1945, les seuls qui faisaient crédit aux travailleurs étaient le bar local, le café et l’épicerie. Les travailleurs devaient avoir recours à leur solidarité de classe dans les moments d’épreuves particulières. Faire crédit aux prolétaires a commencé à grand échelle avec les crédits au logement et à la construction, mais a ensuite explosé dans les dernières décennies avec le développement du crédit à la consommation à l’échelle des masses. Le développement toujours plus raffiné, rusé et perfide de cette économie de crédit pour une grande partie de la classe ouvrière, a eu des conséquences extrêmement négatives pour la conscience de classe prolétarienne. L’expropriation du revenu de la classe ouvrière par la bourgeoisie est cachée et apparaît incompréhensible quand elle prend la forme d’une dévaluation de l'épargne, de la faillite des banques ou des régimes d’assurance, ou la confiscation de la propriété de la maison sur le marché. La précarité croissante des assurances de "l’État Providence" et de leur financement, facilite la division des travailleurs entre ceux qui paient pour ces systèmes publics, et ceux qui en bénéficient sans avoir payé d’équivalent. Et le fait que des millions de travailleurs soient tombés dans l’endettement, est un moyen nouveau, supplémentaire et puissant pour discipliner le prolétariat.

Même si le résultat du crash a été l’austérité pour la plupart et un transfert encore plus éhonté de richesse au profit d'une petite minorité, le résultat global du crash n’a pas été d’aiguiser ou de développer une compréhension du fonctionnement du système capitaliste : le ressentiment contre l’inégalité croissante a été dans une grande mesure dirigé contre "l’élite urbaine corrompue", un thème qui est devenu le principal fonds de commerce du populisme de droite. Et même quand la réaction à la crise et aux injustices qui y sont liées ont fait naître des formes plus prolétariennes de lutte, comme le mouvement Occupy aux États-Unis, ces dernières étaient dans une très grande mesure plombées par une tendance à faire porter le chapeau aux banquiers cupides ou même à des sociétés secrètes qui ont délibérément manigancé le crash pour renforcer leur contrôle sur la société.

16. La vague révolutionnaire de 1917-1923, comme les mouvements insurrectionnels précédents de la classe ouvrière, (1871, 1905) avaient été déclenchés par une guerre impérialiste, conduisant les révolutionnaires en pointe à considérer que la guerre provoquait les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne. En réalité, la défaite de la vague révolutionnaire a montré que la guerre pouvait créer des divisions profondes dans la classe, en particulier entre les prolétaires des nations "victorieuses" et ceux des nations "vaincues". De plus, comme l’ont démontré les événements à la fin de la 2ème Guerre Mondiale, la bourgeoisie a tiré les leçons nécessaires de ce qui est arrivé en 1917, et a montré sa capacité à limiter les possibilités de réactions prolétariennes à la guerre impérialiste, notamment en développant des stratégies et des formes de technologie militaire qui rendent la fraternisation entre armées opposées de plus en plus difficile.

Contrairement aux promesses de la classe dominante occidentale après la chute du bloc impérialiste russe, la nouvelle phase historique qui s'ouvrait n'était en aucune façon une époque de paix et de stabilité mais de la propagation du chaos militaire, de guerres de plus en plus insolubles qui ont ravagé des pans entiers de l’Afrique et du Moyen Orient et ont même frappé aux frontières de l’Europe. Mais tandis que la barbarie qui se déployait en Irak, Afghanistan, Rwanda et maintenant Yémen et Syrie, a certainement suscité l’horreur et l’indignation de sections notables du prolétariat mondial – y compris dans les centres capitalistes où la bourgeoisie a été directement impliquée dans ces guerres – les guerres de la décomposition n’ont que très rarement donné naissance à des formes prolétariennes d’opposition. Dans les pays les plus directement affectés, la classe ouvrière a été trop faible pour s’organiser contre les gangsters militaires locaux et leurs sponsors impérialistes. C’est flagrant dans la guerre actuelle en Syrie, qui a non seulement vu un carnage sans merci de la population par les bombardements aériens et autres, surtout par les forces officielles de l’État, mais aussi le dévoiement d’un mécontentement social initial par la création de fronts militaires et l’embrigadement des opposants au régime dans une myriade de gangs armés, chacun plus brutal que l’autre. Dans les centres capitalistes, de tels scénarios épouvantables ont surtout engendré des sentiments de désespoir et d’impuissance – notamment parce qu’il peut sembler que toute tentative de se rebeller contre le système actuel ne peut qu’aboutir à une situation encore pire. Le triste sort du "printemps arabe" a pu être utilisé facilement contre la possibilité de révolution. Mais le démembrement sauvage de pays tout entiers à la périphérie de l’Europe a, au cours des dernières années, commencé à avoir un effet boomerang sur la classe ouvrière au centre du système. Ceci peut être résumé en deux questions : d’un côté, le développement de plus en plus chaotique à l’échelle mondiale d’une crise des réfugiés qui est vraiment planétaire dans son étendue, et de l’autre, le développement du terrorisme.

17. Le moment déclencheur de la crise des réfugiés en Europe, a été l’ouverture des frontières de l’Allemagne (et de l’Autriche) aux réfugiés de la "route des Balkans" à l’été 2015. Les motifs de cette décision de la chancelière Merkel étaient doubles. D’abord, la situation économique et démographique en Allemagne (une industrie florissante confrontée à la perspective d'une pénurie de main d'œuvre qualifiée et "motivée".). Deuxièmement, le danger de l’effondrement l'ordre public en Europe du Sud-Est du fait de la concentration de centaines de milliers de réfugiés dans des pays incapables de les gérer.

La bourgeoisie allemande avait cependant mal calculé les conséquences de sa décision unilatérale sur le reste du monde, en particulier en Europe. Au Moyen Orient et en Afrique, des millions de réfugiés et d’autres victimes de la misère capitaliste ont commencé à faire des plans pour gagner l’Europe, l’Allemagne en particulier. En Europe, les règles de l’UE, telles que "Schengen" ou le "Pacte de Dublin pour les réfugiés" a fait du problème de l’Allemagne celui de l’Europe dans son ensemble. Un des premiers résultats de cette situation, en conséquence, a été une crise de l’Union Européenne – peut être la plus grave de son histoire jusqu’à ce jour.

L’arrivée de tant de réfugiés en Europe a rencontré au début une vague spontanée de sympathie au sein de larges secteurs de la population – un élan qui est encore fort dans des pays comme l’Italie ou l’Allemagne. Mais cet élan a très vite été étouffé par une réaction xénophobe en Europe orchestrée non seulement par les populistes mais aussi par les forces de sécurité et les défenseurs professionnels de la loi et de l’ordre bourgeois, qui étaient alarmés par l’afflux soudain et incontrôlé de personnes non identifiées. La peur d’une arrivée d’agents terroristes allait de pair avec la crainte que l’arrivée de tant de musulmans ne renforce le développement des sous-communautés d’immigrants au sein de l’Europe, qui ne s’identifient pas à l’État nation du pays où ils vivent. Ces peurs se sont encore renforcées avec l’accroissement d’attaques terroristes en France, Belgique, Allemagne. En Allemagne même, il y a eu un net accroissement des attaques terroristes de droite contre les réfugiés. Dans des parties de l’ancienne RDA, une véritable atmosphère de pogrom s’est développée. En Europe de l’ouest dans son ensemble, après la crise économique, la "crise des réfugiés" est devenue le second facteur (accru par le terrorisme fondamentaliste) attisant les flammes du populisme de droite.

Comme la crise économique après 2008 avait créé de graves divisions au sein de la bourgeoisie sur la meilleure façon de gérer l’économie mondiale, l’été 2015 a marqué le début de la fin de son consensus sur l’immigration. La base de cette politique jusqu’à maintenant avait été le principe de la frontière semi-perméable. Le mur contre le Mexique que veut construire Donald Trump existe déjà, tout comme celui qui entoure l’Europe (également sous la forme de bateaux militaires de patrouille et de prisons dans les aéroports). Mais le but des murs actuels est de ralentir et de réguler l’immigration, pas de l’empêcher. Faire rentrer illégalement des immigrés les criminalise, les obligeant ainsi à travailler pour un salaire de misère dans des conditions abominables sans aucun droit aux avantages sociaux. De plus, en obligeant les gens à risquer leur vie pour obtenir l'admission, le régime frontalier devient une sorte de mécanisme de sélection barbare, où seuls passent les plus audacieux, déterminés et dynamiques.

L’été 2015 marque en fait le début de l’effondrement du système d’immigration existant. Le déséquilibre entre le nombre sans cesse croissant de ceux qui cherchent à rentrer d’un côté et la demande faiblissante de force de travail dans le pays où ils entrent de l’autre, (l’Allemagne constituant une exception) est devenu intenable. Et comme d’habitude, les populistes ont une solution facile à portée de main : la frontière semi-perméable doit être rendue imperméable, quel que soit le niveau de violence requis. Là, de nouveau, ce qu’ils proposent semble très plausible du point de vue bourgeois. Elle n'équivaut à rien d'autre que l’application de la logique des "communautés fermées" à l’échelle de pays entiers.

Là de nouveau, les effets de cette situation pour la conscience de la classe ouvrière sont, pour le moment, très négatifs. La chute du bloc de l’est était présentée comme le triomphe ultime du capitalisme démocratique occidental. Face à cela, il y avait l’espoir, du point de vue du prolétariat, que la crise de la société capitaliste, à tous les niveaux, allait contribuer à la fin à ternir cette image du capitalisme comme le meilleur système possible. Mais aujourd’hui – et malgré le développement de la crise – le fait que des millions de gens (pas seulement des réfugiés) soient prêts à risquer leur vie pour avoir accès aux vieux centres capitalistes que sont l’Europe et l’Amérique du Nord, ne peut que renforcer l’impression que ces zones sont (au moins comparativement), sinon un paradis, au moins des îlots de prospérité et stabilité relative.

A la différence d’avec l’époque de la Grande Dépression des années 1930, quand l’effondrement de l’économie mondiale était centré sur les États-Unis et l’Allemagne, aujourd’hui, grâce à une gestion globale capitaliste d’État, les pays capitalistes centraux semblent être vraisemblablement les derniers à s’effondrer. Dans ce contexte, une situation qui ressemble à celle d’une forteresse assiégée s’est créée en particulier (mais pas seulement) en Europe et aux États Unis. Le danger est réel que la classe ouvrière dans ces zones, même si elle n’est pas mobilisée activement derrière l’idéologie de la classe dominante, cherche la protection de ses "propres" exploiteurs ("l’identification avec l’agresseur" pour utiliser un terme psychologique) contre ce qui est perçu comme étant un danger commun venant de l’extérieur.

18. Le "contrecoup" des attaques terroristes résultant des guerres au Moyen Orient a commencé bien avant la crise actuelle des réfugiés. Les attaques d’Al-Qaïda contre les Twin Towers en 2001, suivies d’autres atrocités dans les transports à Madrid et à Londres, montraient déjà que les principaux États capitalistes allaient récolter ce qu’ils avaient semé en Afghanistan et Irak. Mais la série plus récente de meurtres attribués à l’État Islamique en Allemagne, France, Belgique, Turquie, aux États-Unis, et ailleurs, bien qu’ayant souvent apparemment un caractère plus amateur et même de hasard, dans lequel il devient de plus en plus difficile de distinguer un "soldat" terroriste entraîné d’un individu isolé et perturbé, et se produisant en conjonction avec la crise des réfugiés, a encore intensifié les sentiments de méfiance et de paranoïa dans la population, l’amenant à se tourner vers l’État pour demander sa protection vis-à-vis d’un "ennemi de l’intérieur" informe et imprévisible. En même temps, l’idéologie nihiliste de l’État Islamique et de ses émules offre un court moment de gloire aux jeunes immigrants rebelles qui ne voient pas de futur pour eux dans les semi-ghettos des grandes villes occidentales. Le terrorisme qui, dans la phase de décomposition, est de plus en plus devenu un moyen de faire la guerre entre États et proto-États, rend beaucoup plus difficile l’expression de l’internationalisme.

19. La montée actuelle du populisme a donc été alimentée par ces différents facteurs – la crise économique de 2008, l’impact de la guerre, du terrorisme, et de la crise des réfugiés – et apparaît comme une expression concentrée de la décomposition du système, de l’incapacité de l’une et l’autre des principales classes de la société à offrir une perspective pour le futur à l’humanité. Du point de vue de la classe dominante, cela signifie l'épuisement du consensus "néo-libéral" qui avait permis au capitalisme de se maintenir et même d’élargir l’accumulation depuis le début de la crise économique ouverte dans les années 1970, et en particulier, de l’épuisement des politiques keynésiennes qui avaient prédominé dans le boom d’après-guerre. Dans le sillage du crash de 2008, qui avait déjà élargi l’immense décalage de prospérité entre les rares très riches et la grande majorité, la dérégulation et la globalisation, de même que la "libre circulation" du capital et du travail dans un cadre inventé par les États les plus puissants du monde, ont été remis en question par une partie croissante de la bourgeoisie, dont la droite populiste est typique, même si elle peut simultanément mélanger néo-libéralisme et néo-keynésianisme dans le même discours de campagne. L’essence de la politique populiste est la formalisation politique, administrative et judiciaire de l’inégalité de la société bourgeoise. Ce que la crise de 2008 a contribué en particulier de mettre en évidence, c’est que cette égalité formelle est le véritable fondement d’une inégalité sociale plus éclatante que jamais. Dans une situation dans laquelle le prolétariat est incapable de mettre en avant sa solution révolutionnaire – l’instauration d’une société sans classe – la réaction populiste est de vouloir remplacer la pseudo-égalité hypocrite existante par un système "honnête" et ouvert de discrimination légale. C’est le creuset de la "révolution conservatrice" que plaide le conseiller en chef du président Trump, Steve Bannon.

Une première indication de ce que veulent dire des slogans tels que "l’Amérique d’abord" est donnée par le programme électoral "la France d’abord" du Front National. Il propose de privilégier les citoyens français, au niveau des emplois, de l’impôt et des avantages sociaux, par rapport aux ressortissants d’autres pays de l’Union Européenne, qui, à leur tour, seraient prioritaires par rapport aux autres étrangers. Il existe un débat similaire en Grande-Bretagne sur la question de savoir si, après Brexit, les citoyens de l'UE devraient bénéficier d'un statut intermédiaire entre les nationaux et les autres étrangers. Au Royaume Uni, l’argument principal émis en faveur du Brexit n’était pas une objection à la politique commerciale de l’UE ou un quelconque élan protectionniste britannique à l’égard de l’Europe continentale, mais la volonté politique de "reconquérir la souveraineté nationale" en ce qui concerne l’immigration et le marché national de la main d’œuvre. La logique de cette argumentation est que, en l’absence d’une perspective de croissance à plus long terme pour l’économie nationale, les conditions de vie des autochtones ne peuvent être plus ou moins stabilisées que par une discrimination à l'encontre de tous les autres.

20. Au lieu d’être un antidote au reflux long et profond de la conscience de classe, de l’identité de classe et de la combativité après 1989, la prétendue crise financière et de l’Euro a eu l’effet opposé. En particulier, les effets pernicieux de la perte de solidarité dans les rangs du prolétariat se sont considérablement accrus. Plus particulièrement, nous voyons la montée du phénomène de bouc-émissarisation, une façon de penser qui accuse les personnes – sur lesquelles on projette tout le mal du monde – de tout ce qui va mal dans la société. De telles idées ouvrent la porte au pogrom. Aujourd’hui, le populisme est la manifestation la plus frappante, mais loin d’être la seule, de ce problème, qui tend à imprégner tous les rapports sociaux. Au travail et dans la vie quotidienne de la classe ouvrière, de façon croissante, il affaiblit la coopération, et renforce l'atomisation, et le développement de la méfiance mutuelle et du mobbing.

Le mouvement ouvrier marxiste a depuis longtemps défendu les visions théoriques qui contribuent à faire contrepoids à cette tendance. Les deux visions les plus essentielles étaient les suivantes : a) que dans le capitalisme, l’exploitation est devenue impersonnelle, puisqu’elle fonctionne selon les "lois" du marché (loi de la valeur), les capitalistes eux-mêmes étant obligés de se soumettre à ces lois ; b) malgré ce caractère de machine, le capitalisme est un rapport social entre classes, puisque ce "système" est basé et maintenu par un acte de volonté de l’État bourgeois (la création et le renforcement de la propriété privée capitaliste) ; la lutte de classe n’est donc pas personnelle mais politique. Au lieu de combattre des personnes, elle lutte contre un système et la classe qui l’incarne pour transformer les rapports sociaux. Ces visions n’ont jamais immunisé même les couches les plus conscientes du prolétariat contre la bouc–émissarisation. Mais elle le rend plus résilient. Cela explique en partie pourquoi, même au cœur de la contre-révolution, y compris en Allemagne, le prolétariat a résisté à l’explosion d’antisémitisme, d'avantage et plus longtemps que d’autres parties de la société. Ces traditions prolétariennes ont continué à avoir des effets positifs, même quand les ouvriers ne se sont plus identifié de manière consciente au socialisme. La classe ouvrière reste donc la seule véritable barrière à l'extension de ce type de poison, même si certaines de ses parties ont été sérieusement affectées.

21. Tout cela a entraîné un changement dans la disposition politique de la société bourgeoise dans son ensemble ; laquelle, cependant, n’est pas du tout pour le moment en faveur du prolétariat. Dans des pays comme les États-Unis ou la Pologne, où les populistes sont maintenant au gouvernement, les manifestations importantes dans les rues ont surtout défendu la démocratie capitaliste existante et sa réglementation "libérale". Une autre question qui mobilise les masses est la lutte contre la corruption, au Brésil, en Corée du Sud, en Roumanie ou en Russie. Le mouvement des "5 étoiles" en Italie est principalement animé par la même question. La corruption, endémique dans le capitalisme, prend des proportions épidémiques dans sa phase terminale. Dans la mesure cela nuit à la productivité et à la compétitivité, ceux qui luttent contre elles sont les meilleurs défenseurs des intérêts du capital national. Les quantités de drapeaux nationaux brandis lors de telles manifestations ne sont pas le fruit du hasard. Il y a aussi un renouveau de l’intérêt dans le processus électoral bourgeois. Certaines parties de la classe ouvrière sont en proie à voter pour les populistes, sous l’influence du repli de la solidarité, ou comme une sorte de protestation contre la classe politique établie. L'un des obstacles au développement de la cause de l’émancipation est aujourd’hui l’impression qu’ont ces travailleurs qu’ils peuvent davantage ébranler et faire pression sur la classe dominante au moyen d'un vote pour les populistes plutôt que par la lutte prolétarienne. Mais le danger le plus grand, peut-être, est que les secteurs les plus modernes et globalisés de la classe, au cœur du processus de production, puissent, par indignation contre la vile exclusion prônée par le populisme, ou à partir d’une compréhension plus ou moins claire que ce courant met en danger la stabilité de l’ordre existant, tomber dans le piège de la défense du régime capitaliste démocratique régnant.

22. La montée du populisme et de l’anti-populisme présente certaines similitudes avec les années 1930, quand la classe ouvrière a été prise entre dans le cercle vicieux du fascisme et de l’antifascisme. Mais malgré ces similitudes, la situation historique actuelle n’est pas la même que dans les années 1930. À cette époque, le prolétariat en Union Soviétique et en Allemagne avait subi non seulement un revers politique mais aussi une défaite physique. À l’opposé, la situation aujourd’hui n’est pas une situation de contre-révolution. Pour cette raison, la probabilité que la classe dominante tente d’imposer une défaite physique au prolétariat n'est à l'heure actuelle que très faible. Il y a une autre différence avec les années 1930 : l'adhésion idéologique des prolétaires au populisme ou à l'anti-populisme n'est nullement définitive. Beaucoup d'ouvriers qui, aujourd'hui, votent pour un candidat populiste peuvent, du jour au lendemain, se retrouver en lutte aux côtés de leurs frères de classe, et la même chose vaut pour les ouvriers entraînés dans des manifestations antipopulistes. La classe ouvrière aujourd’hui, surtout dans les vieux centres du capitalisme, n’est pas prête à sacrifier sa vie pour les intérêts de la nation, malgré l’influence grandissante du nationalisme sur certains secteurs de la classe, ni n’a perdu la possibilité de combattre pour ses intérêts propres et ce potentiel continue à affleurer , même si c’est de façon beaucoup plus dispersée et éphémère que pendant la période 68-69 et celle entre 2006 et 2013. En même temps, un processus de réflexion et de maturation au sein d’une minorité du prolétariat se poursuit en dépit des difficultés et des reculs, et cela, en retour reflète un processus plus souterrain qui a lieu au sein de couches plus larges du prolétariat.

Dans ces conditions, la tentative de terroriser la classe serait potentiellement dangereuse et très probablement contre-productive. Elle pourrait fortement éroder chez les ouvriers les illusions qui existent sur le capitalisme démocratique, qui constituent un des plus importants avantages idéologiques des exploiteurs.

Pour toutes ces raisons, il est beaucoup plus dans l’intérêt de la classe capitaliste d'utiliser les effets négatifs de la décomposition et l’impasse du capitalisme, contre la classe ouvrière.

1917, 2017 et la perspective du communisme.

23. Un des principales lignes d’attaque de la bourgeoisie "libérale" contre la révolution d’octobre 1917 a été, et continuera à être, les prétendus contrastes entre les espérances démocratiques du soulèvement de février, et le "coup d’État" d’octobre des Bolcheviks, qui a plongé la Russie dans le désastre et la tyrannie. Mais la clef pour comprendre la révolution d’octobre est qu’elle se fondait sur la nécessité de casser le front de guerre impérialiste, qui était maintenu par toute les factions de la bourgeoisie et notamment son aile "démocratique", et donc donner le premier coup de la révolution mondiale. C’était la première réponse claire du prolétariat mondial à l’entrée du capitalisme dans son époque de déclin, et c’est à ce niveau surtout qu’octobre 1917, loin de constituer une relique des temps ancien, est le poteau indicateur du futur de l’humanité.

Aujourd’hui, après tous les contrecoups qu’elle a subis de la part de la bourgeoisie mondiale, la classe ouvrière semble très éloignée de la reconquête de son projet révolutionnaire. Et, pourtant : "dans un sens, la question du communisme est au cœur même de la situation difficile de l’humanité aujourd’hui. Il domine la situation mondiale sous la forme du vide qu’il a créé par son absence". (Rapport sur la situation mondiale). Les multiples actes de barbarie des 20e et 21e siècles, d'Hiroshima et Auschwitz à Fukushima et Alep, sont le lourd prix que l’humanité a payé pour l’échec de la révolution communiste au cours de toutes ces décennies ; et si, en ce temps avancé de la décadence de la civilisation bourgeoise, les espoirs de transformation révolutionnaire étaient définitivement brisés, les conséquences pour la survie de la société seraient encore plus graves. Et cependant, nous sommes convaincus que ces espoirs sont toujours vivants, toujours fondés sur des possibilités réelles.

D’un côté, ils sont fondés sur la possibilité et la nécessité objectives du communisme, qui est contenue dans le clash qui s’accentue entre les forces de production et les rapports de production. Ce clash est devenu plus aigu précisément parce que le capitalisme décadent en décomposition, en opposition avec les sociétés de classe antérieures qui ont subi toute une période de stagnation, n’a pas arrêté son expansion globale et sa pénétration de tous les pores de la vie sociale. On peut voir cela à plusieurs niveaux :

  • Dans la contradiction entre le potentiel contenu dans la technologie moderne et son utilisation actuelle dans le capitalisme : le développement de la technologie de l’information et de l’intelligence artificielle, qui pourraient être utilisées pour contribuer à libérer l‘humanité du travail fastidieux et raccourcir énormément la journée de travail, a conduit à la suppression d’emplois d’un côté, et à prolonger la journée de travail de l’autre.

  • Dans la contradiction entre le caractère associé à l’échelle mondiale de la production capitaliste et la propriété privée qui, d’un côté, met en lumière la participation de millions de prolétaires dans la production de la richesse sociale et son appropriation par une petite minorité dont l’arrogance et le gaspillage deviennent un affront aux conditions de vie qui stagnent ou carrément à l’appauvrissement que vit la grande majorité. Le caractère objectivement global de l’association du travail s’est accru de manière spectaculaire dans les dernières décennies, en particulier, avec l’industrialisation de la Chine et d’autres pays d’Asie. Ces nouveaux bataillons prolétariens, qui se sont souvent montré extrêmement combatifs, constituent potentiellement une grande source nouvelle de force pour la lutte de classe globale, même si le prolétariat d’Europe occidentale reste la clef de la maturation politique de la classe ouvrière vis à vis d’une confrontation révolutionnaire avec le capital.

  • Dans la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange qui s’exprime surtout dans la crise de surproduction et tous les moyens qu’utilise le capitalisme pour la surmonter, en particulier, le recours massif à la dette. La surproduction, cette absurdité intrinsèque au capitalisme, met en évidence en même temps la possibilité de l’abondance et l’impossibilité d’y arriver sous le capitalisme. Un exemple de développement technologique met encore en évidence cette absurdité : Internet a rendu possible de distribuer toutes sortes de biens gratuitement (musique, livres, films, etc.) et cependant, le capitalisme, à cause du besoin de maintenir le système de profit, a dû créer une énorme bureaucratie pour s’assurer qu’une telle libre distribution demeure restreinte ou n’opère principalement que comme un forum faisant de la publicité pour des marchandises. De plus, la crise de surproduction se traduit par des attaques continuelles contre le niveau de vie de la classe ouvrière et l'appauvrissement de la masse de l'humanité.

  • Dans la contradiction entre l’expansion globale du capital, et l’impossibilité d’aller au-delà de l’État-nation. La place particulière de la globalisation qui a commencé dans les années 1980, nous a plus que jamais rapproché du point prédit par Marx dans les Grundrisse : "l’universalité vers laquelle il tend irrésistiblement rencontre des barrières dans sa nature même, qui, à une certaine étape de son développement, lui permettront d’être reconnu comme étant lui-même la plus grande barrière à cette tendance, et conduira donc à partir de là à son propre dépassement"1. Cette contradiction, bien sûr, pouvait déjà être perçue par les révolutionnaires au temps de la première guerre mondiale, puisque la guerre elle-même était la première expression claire qu’alors que l’État nation se survivait à lui-même, le capitalisme ne pouvait pas réellement aller au-delà. Et aujourd’hui, nous savons que la disparition – en fait la chute – du capital ne prendra pas une forme purement économique : plus il se rapproche d’une impasse économique, plus grande sera sa dérive vers "la survie" au détriment des autres par des moyens militaires. La belligérance ouvertement nationaliste des Trump, Poutine, et autres signifie que la globalisation capitaliste, loin d’unifier l’humanité, nous pousse toujours plus près de l’autodestruction, même si la descente aux enfers ne prendra plus nécessairement la forme d’une guerre mondiale.

  • Dans la contradiction entre la production capitaliste et la nature, qui était considérée comme un "cadeau gratuit" depuis les débuts du capitalisme (Adam Smith) et qui a atteint des niveaux sans précédent dans la phase de décomposition. Cela s’exprime de la façon la plus évidente dans le vandalisme ouvert de ceux qui nient le changement climatique et qui sont au contrôle aux États-Unis et dans la montée de leur ennemi juré, la Chine, où la recherche frénétique de croissance à tout prix a donné le jour à des villes où l’air n’est pas respirable, en plus du danger d’envol du réchauffement global, et - dans une combinaison bizarre de superstition antique et de capitalisme moderne gangster – qui a accéléré la destruction complète en Afrique et ailleurs, d’espèces, prisées pour les vertus curatives magiques de leurs cornes ou de leurs peaux. Le capitalisme ne peut exister sans cette manie de croissance mais il est incompatible avec la santé de l’environnement naturel dans lequel vit et respire l’humanité. La perpétuation même du capital menace donc l’existence de l’espèce humaine, et pas seulement au niveau militaire mais aussi au niveau de ses rapports avec la nature.

L’aiguisement insupportable des contradictions citées ci-dessus les mène toutes à une seule solution : la production mondiale associée pour l’usage et pas pour le profit, une association pas seulement entre êtres humains mais une association entre êtres humains et la nature. Peut-être que la plus grande expression de ce potentiel aujourd’hui – pour cette transformation- est-elle donc qu’au sein des secteurs les plus modernes et les plus centraux du prolétariat mondial, la jeune génération, bien que de plus en plus consciente de la gravité de la situation historique, ne partage plus la désespérance du "no future" des décennies précédentes. Cette confiance est fondée sur la reconnaissance de la productivité associée de chacun : sur le potentiel représenté par le progrès scientifique et technique, sur "l’accumulation" de connaissances et des moyens d’y accéder, et sur la croissance d’une compréhension plus profonde et plus critique de l’interaction entre l’humanité et le reste de la nature. En même temps, cette partie du prolétariat – comme nous l’avons vu dans les mouvements, en Europe occidentale en 2011, qui à leur point culminant ont brandi le slogan de "révolution mondiale" - est beaucoup plus consciente du caractère international de l’association du travail aujourd’hui, et donc plus capable de saisir les possibilités de l’unification internationale des luttes.

Mais l’unification globale du prolétariat est une solution que le capital doit éviter à tout prix, même quand il doit adopter des moyens qui montrent les limites inhérentes à la production pour l’échange. Le développement du capitalisme d’État dans l’époque de décadence est, en un sens, une sorte de recherche désespérée d’une façon de maintenir une société unie par des moyens totalitaires, une tentative de la classe dominante d’exercer son contrôle sur la vie économique dans une période où le développement des "lois naturelles" du système le pousse vers son propre effondrement.

24. Alors que le capitalisme ne peut conjurer la nécessité du communisme, nous savons que le nouveau mode de production ne peut surgir automatiquement, mais requiert l’intervention consciente de la classe révolutionnaire, le prolétariat. En dépit des difficultés extrêmes auxquelles est confrontée la classe aujourd’hui, de son incapacité apparente à faire resurgir sa "propriété" du projet communiste, nous avons déjà souligné nos raisons pour insister sur le fait que ce renouveau, cette reconstitution du prolétariat en classe pour le communisme, est encore possible aujourd’hui. Parce que, de la même manière que le capitalisme ne peut conjurer la nécessité objective du communisme, il ne peut supprimer entièrement les aspirations subjectives à une nouvelle société, ou la recherche de la compréhension de comment y arriver, au sein de la classe de l’association, le prolétariat.

La mémoire de ce que signifiait réellement l’octobre rouge et bien sur la mémoire que la révolution allemande et la vague révolutionnaire mondiale déclenchée par octobre se sont produites ne peuvent entièrement disparaître. Cela a été, pour ainsi dire, réprimé, mais tous les souvenirs réprimés sont destinés à réapparaître quand les conditions sont mures. Et il y a toujours, au sein de la classe ouvrière, une minorité qui a maintenu et élaboré l’histoire réelle et ses leçons à un niveau conscient, prête à fertiliser la réflexion de la classe quand elle redécouvrira la nécessité de donner un sens à sa propre histoire.

La classe ne peut atteindre ce niveau de recherche à une échelle de masse sans passer par la dure école des luttes pratiques. Ces luttes, en réponse aux attaques croissantes du capital, sont la base de granite du développement de la confiance en soi et de la solidarité sans limite qui sont générées par la réalité du travail associé.

Mais l’impasse atteinte dans les batailles économiques, purement défensives, du prolétariat depuis 1968 demande aussi, d’un côté, une lutte théorique, une recherche pour comprendre son passé "en profondeur" et son futur possible, une recherche qui ne peut que conduire à la nécessité pour le mouvement de classe de passer du local et du national à l’universel, de l’économique au politique, de la défensive à l’offensive. Alors que la lutte immédiate de la classe est plus ou moins un fait de la vie dans le capitalisme, il n’y a aucune garantie que ce pas suivant, vital, soit fait. Mais elle se manifeste, peu importe jusqu'à quel point avec ses limitations et confusions, par les luttes de la génération actuelle de prolétaires, surtout dans des mouvements comme celui des Indignados en Espagne qui était d’ailleurs une expression d’indignation authentique contre le système tout entier, - un système "obsolète" comme le proclamaient les manifestants sur leurs banderoles - d’un désir de comprendre comment fonctionne ce système, et ce qui pourrait le remplacer, et en même temps, de découvrir les moyens organisationnels qui peuvent être employés pour s’échapper des institutions de l’ordre existant. Ces moyens n’étaient pas essentiellement nouveaux : la généralisation des assemblées de masse, l’élection de délégués mandatés, c’était un écho bien clair de l'époque de soviets en 1917. C’était une claire démonstration du travail en profondeur de la "vieille taupe" dans les soubassements de la vie sociale.

Cela donnait aussi un premier aperçu d'un potentiel pour un développement de ce qu'on peut appeler la dimension politique-morale de la lutte prolétarienne : l'émergence d'un profond rejet du mode de vie et de comportement existant de la part de plus larges secteurs de la classe. L'évolution de ce moment est un facteur très important dans la préparation et la maturation à la fois de luttes massives sur un terrain de classe et d'une perspective révolutionnaire.

En même temps, l’échec du mouvement des Indignados à restaurer une réelle identité de classe souligne la nécessité de lier cette politisation naissante dans la rue et sur les places, à la lutte économique, au mouvement sur les lieux de travail, où la classe ouvrière a encore son existence la plus distincte. Le futur révolutionnaire ne repose pas sur une "négation" de la lutte économique comme le proclament les modernistes, mais sur une véritable synthèse des dimensions politiques et économiques du mouvement de classe, comme c’est observé et défendu dans Grève de masse de Luxemburg.

25. En développant cette capacité de voir le lien entre les dimensions politiques et économiques des luttes, les organisations politiques communistes ont un rôle indispensable à jouer, et c’est pourquoi la bourgeoisie fera tout ce qu’elle peut pour discréditer le rôle du parti bolchevik en 1917, en le présentant comme une conspiration de fanatiques et d’intellectuels intéressés seulement à s’approprier le pouvoir. La tâche de la minorité communiste n’est pas de provoquer les luttes ou de les organiser à l’avance, mais d’intervenir en leur sein pour éclaircir les méthodes et les buts du mouvement.

La défense de l'Octobre rouge exige aussi, bien sûr, la démonstration que le stalinisme, loin de représenter une quelconque continuité avec lui, était la contre-révolution bourgeoise contre lui. Cette tâche est d'autant plus nécessaire aujourd'hui face au poids des idées que l'effondrement du stalinisme aurait prouvé l'infaisabilité économique du communisme. Les effets négatifs de ce poids sur les minorités politiques en recherche – le milieu instable entre la gauche communiste et la gauche du capital – est considérable. Alors qu'avant 1989, des idées confuses mais manifestement anticapitalistes, par exemple de la variété conseilliste ou autonomiste, étaient relativement influentes dans de tels cercles, il y a eu depuis une avancée importante des conceptions basées sur la formation de réseaux d'échange mutuel au niveau local, sur la préservation et l'extension d'aires d'économies de subsistance ou sur les "communes" existant encore. L'avancée de telles idées indique que même les secteurs les plus politisés du prolétariat aujourd'hui sont souvent incapables de même imaginer une société au-delà du capitalisme. Dans ces circonstances, un des facteurs nécessaires préparant l'émergence d'une future génération de révolutionnaires est que les minorités révolutionnaires existant aujourd'hui exposent de la manière la plus profonde et convaincante (sans tomber dans l'utopisme) pourquoi aujourd'hui le communisme est non seulement une nécessité, mais aussi une possibilité très réelle et faisable.

Étant donnée la nature réduite et dispersée de la gauche communiste aujourd’hui, et les difficultés énormes auxquelles est confronté un plus large milieu d’éléments en recherche de clarté politique, il est évident qu’une distance énorme devra être parcourue entre le petit mouvement révolutionnaire actuel et toute capacité future d’agir comme une avant-garde authentique dans des mouvements de classe massifs. Les révolutionnaires et les minorités politisées ne sont pas simplement des produits passifs de cette situation, puisque leurs propres confusions contribuent à aggraver encore plus la désunion et la désorientation. Mais fondamentalement, la faiblesse de la minorité révolutionnaire est une expression de la faiblesse de la classe dans son ensemble, et il n’y a pas de recettes organisationnelles ou de mots d’ordre activistes qui soient capables d’y remédier.

Le temps n’est plus en faveur de la classe ouvrière, mais elle ne peut pas être plus rapide que son ombre. Elle est bien sur contrainte de récupérer beaucoup de ce qu’elle a perdu pas seulement depuis 1917, mais aussi des luttes de 1968-89. Pour les révolutionnaires, cela exige un travail patient, à long terme, d’analyse du mouvement réel de la classe et des perspectives révélées par la crise du mode de production capitaliste ; et sur la base de cet effort théorique, de fournir des réponses aux questions posées par ces éléments qui se rapprochent des positions communistes. L’aspect le plus important de ce travail est qu’il doit être vu comme une partie de la préparation politique et organisationnelle du futur parti, quand les conditions objectives et subjectives viendront de nouveau poser le problème de la révolution. En d’autres termes, les tâches de l’organisation révolutionnaire aujourd’hui sont semblables à celles d’une fraction communiste, comme cela a été élaboré très lucidement par la fraction Italienne de la gauche Communiste dans les années 1930.

 

1Cahier IV, Le chapitre sur le capital.

 

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [26]

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [27]

Rubrique: 

lutte de classe internationale

URL source:https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201711/9601/revue-internationale-n-159

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/fr_159_-_d.pdf [2] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201711/9604/affrontements-catalogne-passe-reactionnaire-democratie-et-nati [3] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201601/9295/40-ans-apres-fondation-du-cci-quel-bilan-et-quelles-perspectives-no [4] https://fr.internationalism.org/rinte62/barbarie.htm [5] https://es.internationalism.org/accion-proletaria/201709/4229/atentados-terroristas-en-cataluna-la-barbarie-imperialista-del-capital [6] https://fr.internationalism.org/icconline/201711/9615/l-imbroglio-catalan-montre-l-aggravation-decomposition-capitaliste [7] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201603/9315/podemos-des-habits-neufs-au-service-l-empereur-capitaliste [8] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201711/9602/22eme-congres-du-cci-resolution-lutte-classe-internationale [9] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm [10] https://de.internationalism.org/content/2731/nach-dem-erfolg-der-populisten-schadensbegrenzung-durch-die-deutsche-bourgeoisie [11] https://fr.internationalism.org/icconline/201711/9616/menace-guerre-entre-coree-du-nord-et-etats-unis-cest-capitalisme-qui-irrationn [12] https://fr.internationalism.org/tag/30/475/donald-trump [13] https://fr.internationalism.org/tag/7/482/brexit [14] https://fr.internationalism.org/tag/5/50/etats-unis [15] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201703/9537/lelection-trump-et-delitement-lordre-capitaliste-mondial [16] https://fr.internationalism.org/tag/7/535/tea-party [17] https://fr.internationalism.org/tag/5/513/russie [18] https://fr.internationalism.org/tag/30/534/poutine [19] https://fr.internationalism.org/tag/5/37/grande-bretagne [20] https://fr.internationalism.org/tag/30/484/theresa-may [21] https://fr.internationalism.org/tag/5/36/france [22] https://fr.internationalism.org/tag/30/476/marine-pen [23] https://fr.internationalism.org/tag/30/526/emmanuel-macron [24] https://fr.internationalism.org/tag/5/38/allemagne [25] https://fr.internationalism.org/tag/30/494/angela-merkel [26] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/resolutions-congres [27] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international