Soumis par Révolution Inte... le
En Espagne, le prolétariat est aujourd’hui piégé dans un faux choix mortel : nationalisme espagnol ou nationalisme catalan. Il y a tout juste 6 ans, lors du mouvement des Indignés en 2011, de Madrid à Barcelone, les assemblées n’étaient pas couvertes de drapeaux patriotiques. Au contraire ! Les débats étaient traversés d’un sentiment international, d’une ouverture sur le monde, d’une préoccupation pour l’avenir de toute l’humanité, d’une volonté d’étendre une seule et même lutte par-delà les frontières. Les événements actuels en Espagne sont donc la marque d’une profonde régression de la conscience ouvrière, du repli, de la peur et de la division. C’est un coup porté au prolétariat dans tous les pays. Face à cette dynamique dangereuse, il est impératif de réaffirmer que les prolétaires n’ont pas de patrie ! Ni l’Espagne, ni la Catalogne ! Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! C’est ce qu’a fait Acción Prolétaria, section du CCI en Espagne, en diffusant dès le lendemain du référendum du 1er octobre le tract dont nous publions la traduction ci-dessous.
Le 1er octobre dernier, les masses populaires conduites par les indépendantistes catalans à la farce du référendum ont été brutalement frappées par la répression du gouvernement espagnol. Les fractions rivales se sont drapées dans le manteau de la démocratie pour mieux justifier, pour les unes, la répression et, pour les autres, le vote. Les catalanistes se sont présentés comme les victimes de la répression pour mettre en avant leur revendication d’indépendance. Le gouvernement Rajoy a justifié sa barbarie répressive au nom de la défense de la Constitution et des droits démocratiques de tous les Espagnols. Les partis “neutres” (Podemos, le parti d’Ada Colau(1), etc.) ont invoqué la démocratie pour s’en prendre à Rajoy et le sommer de “trouver une solution” au conflit catalan.
Nous voulons dénoncer ce piège créé par la lutte entre fractions du capital qui pousse à choisir entre, d’un côté, l’escroquerie d’un référendum truqué et, de l’autre, la répression brutale du gouvernement espagnol. Des deux côtés, c’est la classe ouvrière et tous les exploités qui en sont les victimes.
Tous nous présentent la démocratie comme le Bien suprême. Cependant, ils veulent nous faire oublier que derrière le masque de la démocratie se cache l’État totalitaire. Tout autant que les régimes militaires ou de Parti unique, l’État démocratique est la dictature exclusive du capital qui impose au nom du vote populaire ses intérêts et ses visées contre l’intérêt de tous les exploités et de tous les opprimés.
Pendant la Première Guerre mondiale, avec ses 20 millions de morts, toutes les puissances ont justifié leur barbarie au nom de la défense de la démocratie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, bien que le camp nazi des vaincus ait installé un régime de terreur qui s’appuyait sur des idéologies ouvertement réactionnaires comme “la suprématie de la race aryenne”, le camp des vainqueurs qui rassemblait non seulement les puissances démocratiques mais aussi le brutal régime stalinien de l’URSS s’est paré des atours de la démocratie pour justifier sa participation à une barbarie qui s’est soldée par 60 millions de morts, y compris l’utilisation directe de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. C’est au nom de la défense de la démocratie que la République espagnole a également réussi à embrigader ouvriers et paysans dans le terrible massacre qu’a représenté la guerre civile de 1936 entre les deux fractions de la bourgeoisie (républicaine et franquiste) qui a fait un million de morts.
C’est au nom de la démocratie, en utilisant le régime constitutionnel de 1978 que tous, les franquistes à la façade ravalée comme les champions de la démocratie, nous ont imposé une dégradation inexorable de nos conditions de vie et de travail qui nous a conduits à la situation actuelle où l’emploi stable a été remplacé par la précarité généralisée. A cette dégradation ont contribué aussi bien les dirigeants nationalistes catalans que les dirigeants nationalistes espagnols. Souvenons-nous que le gouvernement autonome d’Artur Mas en 2011-2012 fut le pionnier des coupes claires taillées dans le secteur de la santé, de l’éducation, dans les allocations chômage, etc., et que ces mesures ont été ensuite généralisées à toute l’Espagne par le gouvernement Rajoy !
Dirigeants espagnols comme catalans ont les mains tâchées du sang de leur répression des luttes ouvrières. La démocratie a débuté dans l’Espagne postfranquiste avec la mort de cinq ouvriers au cours de la grève massive de Vitoria en 1976. Sous le gouvernement “socialiste” de Felipe Gonzalez, trois ouvriers furent assassinés au cours de luttes à Gijon, Bilbao et Reinosa. Le gouvernement autonome catalan d’Artur Mas a déchaîné une brutale répression contre les assemblées générales des Indignados faisant cent blessés. Auparavant, en 1934, ses actuels partenaires de l’ERC(2) avaient organisé une milice (les Escamots) spécialisée dans la torture des militants ouvriers.
Et tous se permettent d’enfreindre leurs propres règles démocratiques qu’ils proclament être leur idéal. On a vu la fraction catalaniste imposer de force grâce à un traficotage parlementaire sa procédure pour l’indépendance avec ses urnes bourrées, remplies jusqu’à ras bord de bulletins en faveur du “oui”.
Au nom de la sacro-sainte démocratie se livre une guerre à mort autour d’un autre pilier de la domination capitaliste : la Nation. La Nation n’est pas le regroupement “fraternel” de tous ceux nés sur un même territoire, mais elle est la propriété privée de l’ensemble des capitalistes d’un pays qui organisent à travers l’État l’exploitation et l’oppression de tous leurs assujettis. Les aspirants à une nouvelle “mère patrie”, les indépendantistes catalans, se présentent comme des victimes de la barbarie de leurs rivaux et prétendent que “Madrid nous vole” pour mobiliser de la chair à canon au nom de la “défense d’une véritable démocratie”. Leur “véritable démocratie” consiste dans l’exclusion de ceux qui ne sont pas en communion avec leurs objectifs. Le harcèlement de ceux qui ne vont pas voter, les fichages et les heurts vis-à-vis des non-adeptes de leur cause, le chantage moral envers ceux qui, simplement, veulent garder un esprit critique. Dans toutes les zones sous leur coupe, ils ont imposé la dictature de leurs associations “citoyennes” et, avec les armes de l’insulte, de la calomnie, de l’ostracisme, du harcèlement, du contrôle, ils essaient “d’homogénéiser” la population autour de la Catalogne. Avec un culot chaque fois plus insolent, les groupes indépendantistes déploient des méthodes nazies et théorisent la “pureté” de la “race catalane”.
De leur côté, les démocrates nationalistes espagnols ne sont pas en reste. La haine contre les catalans, la manœuvre de déplacement du siège de grandes entreprises hors de la Catalogne, les mobilisations soi-disant “spontanées” en faveur des forces de répression encouragées par le cri barbare : “Allez-y, on se les fait !” qui rappelle le sinistre : “Allez l’ETA(3), tuez-les !” des nationalistes basques, l’appel à accrocher aux fenêtres des drapeaux sang et or aux couleurs de l’Espagne, tout cela montre le déchaînement de la bête fauve de sinistre mémoire qui, avec le franquisme, a servi de levier pour installer un régime de terreur.
Ce que les deux bandes rivales partagent, c’est l’exclusion et la xénophobie, ainsi toutes deux se rejoignent dans une même haine du migrant, le même mépris envers les travailleurs arabes, latino-américains ou asiatiques, avec leurs slogans répugnants : “ils nous enlèvent le pain de la bouche”, “ils volent nos emplois”, “ils allongent les queues aux portes des services de Santé”, etc., alors que c’est la crise du capitalisme et l’incapacité de ses États, que ce soit celui de l’Espagne ou de la Généralité de Catalogne, qui sont responsables de la dégradation des conditions de vie de tous et qui poussent des milliers de jeunes vers une nouvelle vague d’émigration qui rappelle celle des années 1950-1960, à l’époque franquiste.
Au milieu de cette sauvage confrontation, les “neutres” du parti Podemos et du parti d’Ana Colau tentent de nous faire croire que la démocratie avec son fameux “droit de décider par nous-mêmes” serait le remède qui permettrait la négociation et une “issue citoyenne”. Dans ce concert d’illusions dont on nous berce, est apparue une initiative : “Parlons ensemble” qui veut mettre de côté les deux drapeaux nationaux (celui de l’Espagne et celui de la Catalogne) pour lever le “drapeau blanc” du dialogue et de la démocratie.
Le prolétariat et tous les exploités ne peuvent pas se faire d’illusions. Le conflit qui a germé en Catalogne est du même acabit que les conflits populistes et aventuristes qui ont amené au Brexit en Grande-Bretagne ou à l’intronisation d’un fou irresponsable, Trump, à la tête de la première puissance mondiale. C’est l’expression de la dégénérescence et de la décomposition qui provoque l’aggravation d’une crise, non seulement économique mais également politique au sein des différents États capitalistes.
Pour le capitalisme actuel “tout va bien dans le meilleur des mondes”, “nous allons sortir de la crise”, grâce aux “progrès technologiques” et au dynamisme mondial. Mais, sous cette couche superficielle de vernis brillant, ce qui mûrit souterrainement avec chaque fois plus de force, c’est la violence des contradictions du capitalisme, la guerre impérialiste, la destruction de l’environnement, la barbarie morale, les tendances centrifuges au chacun pour soi sur lesquelles s’appuient (en même temps qu’ils la nourrissent de plus belle) la prolifération de conceptions et d’actions xénophobes, d’exclusions endogamiques.
Ce volcan sur lequel nous dansons est entré en éruption à maintes reprises, comme récemment en Extrême-Orient avec le danger de guerre entre la Corée du Nord et les États-Unis, mais il se manifeste aussi à travers le conflit catalan. Sous une forme apparemment civilisée et démocratique, entrecoupée de prétendues “négociations” et de “trêves”, la situation va en se dégradant progressivement et fait courir le risque de s’enkyster et de devenir insoluble, ce qui ne peut qu’engendrer des tensions chaque fois plus brutales. Même, si jusqu’à présent, il n’y a pas eu de morts, le danger encouru est chaque fois plus grand. Un climat social de fracture, d’affrontements violents et d’intimidation est en train de s’enraciner dans toute la société, non seulement en Catalogne, mais dans toute l’Espagne. D’ores et déjà, est en train de croître le nombre de personnes qui, ne pouvant plus supporter leur situation, abandonnent leurs amis, leurs enfants, leur travail…
Ce que nous voyons se dérouler sous nos yeux, c’est ce que, face à la barbarie de la Première Guerre mondiale, en 1915, décrivait la révolutionnaire Rosa Luxemburg de manière profonde et prophétique : “Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment”.(4)
Le danger pour le prolétariat et pour le futur de l’humanité, c’est de rester coincé dans cette atmosphère suffocante générée par l’imbroglio catalan qui pousse à ce que les sentiments, les aspirations, les réflexions ne gravitent plus autour de : quel futur est possible pour l’humanité ? Quelle réponse donner à la précarité et aux salaires de misère ? Quelle issue existe face la dégradation générale des conditions de vie ? Mais, au contraire, cela polarise l’attention sur le choix entre l’Espagne et la Catalogne, sur la Constitution, sur le droit à l’autodétermination, sur la nation,... c’est-à-dire sur les facteurs qui ont précisément contribué à nous mener dans la situation actuelle et qui menacent de les porter à leur paroxysme.
Nous sommes conscients de l’état de faiblesse que traverse aujourd’hui le prolétariat, cependant cela ne nous empêche pas de reconnaître que c’est seulement de sa lutte autonome comme classe que peut émerger une solution. La contribution à cette orientation exige de s’opposer aujourd’hui à la mobilisation en faveur de la démocratie, au faux choix entre Espagne et Catalogne, au terrain national. La lutte du prolétariat et l’avenir de l’humanité ne peuvent être réglés seulement qu’en dehors et contre ces terrains pourris que sont la démocratie et la Nation.
CCI, 9 octobre 2017
1) Maire de Barcelone depuis mai 2015, Ada Colau a été élue à la tête d’une coalition Barcelona en Comú (BC) rassemblant divers “mouvements citoyens” catalans (Esquerra Unida i Alternativa, y compris le Parti Communiste Catalan, Verts, Democratia Real Ya !, entre autres) se présentant comme défenseur des droits sociaux, de la démocratie et des intérêts de la Catalogne.
2) Ezquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne).
3) Euskadi Ta Askatasuna : branche armée du nationalisme basque, responsable d’attentats terroristes, d’assassinats, d’enlèvements, de séquestrations qui ont fait plus de 800 morts, civils comme militaires depuis les années 1960. En contrepartie, l’État central a créé les Groupes antiterroristes de libération (GAL), auteurs de nombreux attentats et assassinats entre 1983 et 1987 dont certains visaient à provoquer la terreur contre des civils et qui avaient pour but d’éradiquer les militants (ou supposé tels) d’ETA.
4) La Crise de la Social-démocratie – Brochure de Junius, chapitre 1 : Socialisme ou barbarie ?