Cabu, Charb, Tignous, Wolinski, ces quatre noms parmi la vingtaine de morts inscrits au bilan des tueries de Paris des 7 et 9 janvier sont un symbole. Ce sont eux qui étaient visés en priorité. Et pour quelle raison ? Parce qu'ils représentaient l'intelligence contre la bêtise, la raison contre le fanatisme, la révolte contre la soumission, le courage contre la lâcheté1, la sympathie contre la haine, et cette qualité spécifiquement humaine : l'humour et le rire contre le conformisme et la grisaille bien-pensante. On pouvait rejeter et combattre certains de leurs positionnements politiques (dont certains étaient parfaitement bourgeois).2 Mais ce qui était frappé, c'est justement ce qu'ils avaient de meilleur. Ce déchaînement barbare de violence contre de simples dessinateurs ou d'inoffensifs clients d'un supermarché cacher, abattus tout simplement parce qu'ils étaient juifs, a provoqué une émotion considérable, non seulement en France mais dans le monde entier, et c'est normal. L'utilisation que font aujourd'hui de cette émotion tous les représentants patentés de la démocratie bourgeoise ne doit pas occulter le fait que l'indignation, la colère et la profonde tristesse qui ont saisi des millions d'hommes et de femmes, et qui les a fait descendre spontanément dans la rue le 7 janvier, était une réaction saine et élémentaire contre cet acte ignoble de barbarie.
Le terrorisme ne date pas d'hier.3 La nouveauté, c'est la forme qu'il a prise et le fait qu'il s'est fortement développé à partir du milieu des années 1980 pour devenir un phénomène planétaire sans précédent. La série d'attentats aveugles qui a frappé Paris en 1985-86, et qui, de façon claire, n'était pas le simple fait de petits groupes isolés mais portait la signature d'un État, inaugurait une période nouvelle dans l'utilisation du terrorisme qui, depuis, a pris une extension inconnue dans l'histoire faisant un nombre croissant de victimes.
Les attentats terroristes perpétrés par des fanatiques islamistes ne sont pas chose nouvelle non plus. L'histoire de ce début de siècle en est régulièrement le témoin, et avec une ampleur bien plus grande que celle des attentats de Paris début janvier 2015.
Les avions-kamikazes contre les Twin Towers de New York le 11 septembre 2001 ont ouvert une nouvelle époque. Pour nous il est clair que les services secrets américains ont laissé faire et même favorisé ces attentats qui ont permis à la puissance impérialiste américaine de justifier et déchaîner la guerre en Afghanistan et en Irak tout comme l'attaque japonaise contre la base navale de Pearl Harbor en décembre 1941, prévue et voulu par Roosevelt, avait servi de prétexte pour l'entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale.4 Mais il est clair aussi que ceux qui avaient pris les commandes des avions étaient des fanatiques complètement délirants qui pensaient gagner le paradis en tuant massivement et en faisant le sacrifice de leur vie.
Moins de trois ans après New York, le 11 mars 2004, Madrid a été le théâtre d'un massacre effroyable : des bombes "islamistes" ont provoqué 200 morts et plus de 1500 blessés dans la gare d'Atocha ; des corps humains étaient tellement déchiquetés qu'ils n'ont pu être identifiés que par leur ADN. L'année suivante, le 7 juillet 2005, c'est Londres qui est frappée : quatre explosions également dans les transports publics ont fait 56 morts et 700 blessés. La Russie également a connu plusieurs attentats islamistes au cours des années 2000, dont celui du 29 mars 2010 qui a fait 39 morts et 102 blessés. Et bien entendu, les pays périphériques n'ont pas été épargnés à l'image de l'Irak depuis l'intervention américaine en 2003 et comme on a pu le voir encore tout dernièrement au Pakistan, à Peshawar, où en décembre dernier 141 personnes, dont 132 enfants, ont péri dans une école.
Ce dernier attentat, où ce sont spécifiquement des enfants qui sont la cible, illustre, dans toute son horreur, la barbarie croissante de ces adeptes du "Djihad". Mais l'attentat de Paris du 7 janvier, bien que beaucoup moins meurtrier et atroce que celui du Pakistan, exprime une dimension nouvelle dans la barbarie.
Dans tous les cas précédents, aussi révoltant que soit le massacre de populations civiles, et notamment d'enfants, il y avait une certaine "rationalité" : il s'agissait d'exercer des représailles ou de tenter de faire pression sur des États et leurs forces armées. Le massacre de Madrid de 2004 était censé "punir" l'Espagne pour son engagement en Irak à côté des États-Unis. De même pour les attentats de Londres en 2005. Dans l'attentat de Peshawar, il s'agissait de faire pression sur les militaires pakistanais en massacrant leurs enfants. Mais dans le cas de l'attentat de Paris du 7 janvier, il n'y a pas le moindre "objectif militaire", même illusoire, de cet ordre. On a assassiné les dessinateurs de Charlie Hebdo et leurs collègues pour "venger le prophète" dont ce journal avait publié des caricatures. Et cela, non pas dans un pays ravagé par la guerre ou soumis à l'obscurantisme religieux, mais dans la France "démocratique, laïque et républicaine".
La haine et le nihilisme sont toujours un moteur essentiel dans l'action des terroristes, et particulièrement de ceux qui font délibérément le sacrifice de leur vie pour tuer le plus massivement possible. Mais cette haine qui transforme des êtres humains en machines à tuer froidement, sans la moindre considération pour les innocents qu'ils assassinent, a pour cible principale ces autres "machines à tuer" que sont les États. Rien de ça le 7 janvier à Paris : la haine obscurantiste et le désir fanatique de vengeance sont ici à l'état pur. Sa cible est l'autre, celui qui ne pense pas comme moi, et surtout celui qui pense parce que moi j'ai décidé de ne plus penser, c'est-à-dire d'exercer cette faculté propre à l'espèce humaine.
C'est pour cette raison que la tuerie du 7 janvier a provoqué un tel impact. D'une certaine façon, on est confronté à l'impensable : comment des cerveaux humains, pourtant éduqués dans un pays "civilisé", ont-ils pu formuler un tel projet barbare et absurde qui ressemble à celui des nazis les plus fanatiques brûlant les livres et exterminant les juifs ?
Et le pire n'est pas encore là. Le pire, c'est que l'acte extrême des frères Kouachi, d'Amedy Coulibaly et de leurs éventuels complices n'est que la pointe émergée d'un iceberg, de toute une mouvance qui prospère de plus en plus dans les banlieues pauvres, une mouvance qui s'est exprimée lorsqu'un certain nombre de jeunes ont exprimé l'idée que "Charlie Hebdo l'avait bien cherché en insultant le prophète", et que l'assassinat des dessinateurs était quelque chose de "normal".
C'est là aussi une manifestation de l'avancée de la barbarie, de la décomposition au sein de nos sociétés "civilisées". Cette plongée d'une partie de la jeunesse, et pas seulement celle issue de l'immigration, dans la haine et l'obscurantisme religieux est un symptôme, parmi beaucoup d'autres mais particulièrement significatif de la crise extrême, du pourrissement de la société capitaliste.
Aujourd'hui, un peu partout (en Europe aussi et particulièrement en France), de nombreux jeunes sans avenir, au parcours chaotique, humiliés par des échecs successifs, par la misère culturelle et sociale, deviennent les proies faciles des recruteurs sans scrupules (souvent liés à des États ou expressions politiques comme Daesh) qui drainent dans leurs réseaux ces paumés aux conversions aussi inattendues que soudaines, les transformant en des tueurs à gages potentiels ou en chair à canon pour le "djihad". Avec l'absence de perspective propre à la crise actuelle du capitalisme, une crise économique mais aussi sociale, morale et culturelle, avec le pourrissement sur pied de la société qui sue la mort et la destruction par tous les pores, la vie de bon nombre de ces jeunes est devenue à leurs propres yeux sans objet et sans valeur. Elle prend souvent et très rapidement la coloration religieuse d'une soumission aveugle et fanatisée qui inspire toutes sortes de comportements irrationnels et extrêmes, barbares, alimentés par un nihilisme suicidaire puissant. L'horreur de la société capitaliste en décomposition, qui a fabriqué ailleurs des enfants soldats en masse (par exemples en Ouganda, au Congo ou au Tchad particulièrement depuis le début des années 1990), génère maintenant au cœur même de l'Europe de jeunes psychopathes, tueurs professionnels au sang-froid, totalement désensibilisés et capable du pire sans même attendre une rétribution pour cela. Bref, cette société capitaliste en putréfaction, laissée à sa propre dynamique morbide et barbare, ne peut qu'entraîner progressivement toute l'humanité vers le chaos sanglant, la folie meurtrière et la mort. Comme le montre le terrorisme, elle ne cesse de fabriquer toujours plus nombreux des individus totalement désespérés, broyés et capables des pires atrocités ; fondamentalement ces terroristes, elle les façonne à son image. Si de tels "monstres" existent c'est parce que la société capitaliste est devenue "monstrueuse". Et si tous les jeunes qui sont affectés par cette dérive obscurantiste et nihiliste ne s'enrôlent pas dans le "Djihad", le fait que beaucoup d'entre eux considèrent comme des "héros" ou des "justiciers" ceux qui ont franchi ce pas constitue bien une preuve du caractère de plus en plus massif du désespoir et de la barbarie qui envahit la société.
Mais la barbarie du monde capitaliste actuel ne s'exprime pas seulement dans ces actes terroristes et la sympathie qu'ils rencontrent dans une partie de la jeunesse. Elle s'exprime aussi dans l'ignoble récupération que la bourgeoise est en train de faire de ces drames.
Au moment où nous écrivons cet article, le monde capitaliste, avec à sa tête les principaux dirigeants "démocratiques", s'apprête à accomplir une des opérations les plus sordides dont il a le secret. A Paris, le dimanche 11 janvier, se sont donné rendez-vous pour une immense manifestation de rue, autour du Président Hollande et de tous les dirigeants politiques du pays, toutes couleurs confondues, Angela Merkel, David Camerone, les chefs de gouvernement d'Espagne, d'Italie et de bien d'autres pays d'Europe, mais aussi le Roi de Jordanie, Mahmoud Abbas, président de l'Autorité palestinienne, et Benyamin Netanyahou, Premier ministre d'Israël.5
Alors que des centaines de milliers de personnes descendaient spontanément dans la rue, le soir du 7 janvier, les politiciens, à commencer par François Hollande, et les médias français ont commencé leur campagne : "c'est la liberté de la presse et la démocratie qui sont visées", "il faut se mobiliser et s'unir pour défendre ces valeurs de notre république". De plus en plus, dans les rassemblements qui ont suivi ceux du 7 janvier, on a pu entendre l’hymne national français, la "Marseillaise", dont le refrain dit : "Qu'un sang impur abreuve nos sillons !". "Unité nationale", "défense de la démocratie", voilà les messages que la classe dominante veut faire entrer dans les têtes, c'est-à-dire les mots d'ordre qui ont justifié l'embrigadement et le massacre de dizaines de millions de prolétaires dans les deux guerres mondiales du XXe siècle. Hollande l'a d'ailleurs bien dit dans son premier discours : en envoyant l'armée en Afrique, notamment au Mali, la France a déjà engagé le combat contre le terrorisme (tout comme Bush avait expliqué que l'intervention militaire américaine en 2003 en Irak avait le même objectif). Les intérêts impérialistes de la bourgeoisie française n'ont évidemment rien à voir avec ces interventions !
Pauvres Cabu, Charb, Tignous, Wolinski ! Des fanatiques islamistes les ont tués une première fois. Il fallait qu'ils soient tués une deuxième fois par tous ces représentants et "fan" de la "démocratie" bourgeoise, tous ces chefs d'État et de gouvernement d'un système mondial pourrissant qui est le principal responsable de la barbarie qui envahit la société humaine : le capitalisme. Des dirigeants politiques qui n'hésitent pas à employer eux-aussi la terreur, les assassinats, les représailles contre des populations civiles quand il s'agit de défendre les intérêts de ce système et de sa classe dominante, la bourgeoisie.
La fin de la barbarie dont les tueries de Paris de janvier 2015 sont l'expression, ne pourra certainement pas venir de l'action de ceux qui sont les principaux défenseurs et garants du système économique qui engendre cette barbarie. Elle ne pourra résulter que du renversement de ce système par le prolétariat mondial, c'est-à-dire par la classe qui produit de façon associée l'essentiel des richesses de la société, et de son remplacement par une véritable communauté humaine universelle non plus basée sur le profit, la concurrence et l'exploitation de l'homme par l'homme mais basée sur l'abolition de ces vestiges de la préhistoire humaine. Une société basée sur "une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous"6, la société communiste.
RI (11/01/2014)
Dessin de Wolinski de l’année 1968. Les ouvriers appellent à la révolution, le responsable syndical répond : "Vous êtes fous !
1 Depuis des années déjà, ces dessinateurs recevaient régulièrement des menaces de mort.
2 Wolinski le soixante-huitard n'avait-il pas ensuite collaboré à « l'Huma » pendant plusieurs années ? Lui-même avait d'ailleurs écrit : "Nous avons fait mai 68 pour ne pas devenir ce que nous sommes devenus"
3 Au XIXe siècle, de petites minorités révoltées contre l’État y avaient recours, comme les populistes en Russie et comme certains anarchistes en France ou en Espagne. Ces actions violentes stériles ont toujours été utilisées par la bourgeoise contre le mouvement ouvrier pour justifier la répression et des "lois scélérates".
4 Lire notre article sur notre site : Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001 : le machiavélisme de la bourgeoisie. (https://fr.internationalism.org/french/rint/108_machiavel.htm [3]).
5 L’appel à ce rassemblement "d’Union nationale" est unanime de la part des syndicats et des partis politiques (seul le Front national n’en sera pas) mais aussi de la part des médias. Même le journal sportif L’Équipe appelle à manifester !
6 Marx, Le Manifeste communiste, 1848
La bourgeoisie a coutume de nous présenter sous les jours les plus favorables la situation du capitalisme mondial en s’appuyant sur les résultats économiques de l’Asie du Sud-Est, qui sont effectivement positifs et semblent témoigner de la bonne santé économique de cette région. Il en découle évidemment d’après la propagande de la classe dominante que, si l’économie des vieilles puissances capitalistes bat quelque peu de l’aile, le capitalisme comme un tout a encore un futur : il est en Asie. La dernière démonstration de cette affirmation est l’annonce que la production de la Chine dépasse désormais en valeur celle des États-Unis 1.
L’autre message que la bourgeoisie veut faire passer aux exploités des vieilles économies développées, c’est que les apparents succès des économies du Sud-Est asiatique sont avant tout dus au fait que la classe ouvrière de ces pays accepte de travailler plus. Le message est clair : tant que les prolétaires d’Europe ou des États-Unis défendront aussi égoïstement leurs “intérêts personnels” face à la collectivité, l’économie de leurs pays stagnera ou régressera. La bourgeoisie essaie de nous faire croire que les conditions d’exploitation infernales qui règnent en Asie du Sud-est sont acceptées, voire souhaitées par les prolétaires d’Asie, et même qu’elles sont indispensables à la prospérité commune !
En réalité, l’Asie du Sud-Est n’est aucunement épargnée par la crise historique du capitalisme, elle en est même une expression. Les taux de croissance de l’économie chinoise correspondent en effet à un véritable cancer économique, le développement d’une tumeur qui ne fait que pomper l’énergie vitale du corps social comme un tout pour exister. Sans la crise de surproduction et l’absolue nécessité dans laquelle se trouve la bourgeoisie de rétablir des marges de profit en trouvant une main-d’œuvre particulièrement bon marché et acceptant des conditions de travail infernales, il n’y aurait jamais eu de développement de l’économie chinoise, laquelle ne constitue en aucune façon une expansion du marché mondial ou une porte de sortie de la crise historique du capitalisme. L’économie chinoise s’est contentée de siphonner les productions industrielles de nombreux pays développés pour les poursuivre en rétablissant un taux de profit acceptable, du fait d’une moindre mécanisation et de l’emploi massif d’une main-d’œuvre sous-payée. Ce qui nous rappelle au passage que ce n’est pas sur les machines que le capital fait du profit, mais à travers l’exploitation de la force de travail.
De plus, un certain nombre d’économistes se posent non seulement des questions sur la réalité d’une croissance chinoise essentiellement tirée par des investissements d’État dans le bâtiment et un endettement massif, mais aussi sur la réalité des chiffres avancés par le National Bureau of Statistics of China (le bureau national de statistiques chinois). Des économistes bourgeois aussi reconnus qu’Olivier Delamarche ou Patrick Artus mettent ouvertement en doute dans la presse spécialisée les chiffres de la croissance du PIB chinois, qui ne sont aucunement corroborés par une croissance équivalente de la consommation d’énergie et de matières premières, ou de la demande intérieure qui stagne. En d’autres termes : non seulement l’économie chinoise est dopée par des investissements à perte et une production en partie sans perspectives immédiates de vente, mais les chiffres mêmes de production fournis par l’État chinois sont falsifiés ! De fait, il semble que si l’économie chinoise tousse, le thermomètre n’indiquerait que la moitié de la fièvre réelle !
Le chômage de masse est l’une des marques les plus spectaculaires et révélatrices de la décadence du système capitaliste à l’échelle mondiale. Or, ce fléau endémique frappe aussi la plupart des pays asiatiques, particulièrement chez les jeunes. D’après le Forum économique mondial, il y aurait 357,7 millions de jeunes travailleurs au chômage dans le monde et 62 % se trouveraient en Asie du Sud et de l’Est 2.
En Inde, 10 millions de jeunes par an arrivent sur le marché du travail, 1 million rien qu’en Indonésie. Le chômage des jeunes entre 15 et 24 ans est estimé à 20 % en Indonésie, 9,4 % en Inde, 10,1 % au Myanmar et 13,6 % aux Philippines. Et ces chiffres, de l’aveu même d’économistes bourgeois, sous-estiment totalement la réalité du phénomène puisqu’ils ne prennent pas en compte les jeunes sous-employés dans les pays à bas revenus. La Chine, notamment, a bien un taux de chômage officiel particulièrement bas (4,1 %, chiffre stable depuis plusieurs années), mais il ne prend aucunement en compte les jeunes ruraux dans un pays où l’émigration intérieure vers l’exploitation forcenée des usines de la côte est la seule option permettant d’échapper quelque peu à une misère encore plus noire. Le caractère désespéré de cette émigration massive des jeunes ruraux vers les bagnes industriels de Shanghai, de Shenzhen ou de Pékin, montre assez que les chiffres officiels ne rendent pas compte de la réalité d’une misère terrible et d’un sous-emploi massif.
Au total, ce sont officiellement 14,2 % des jeunes qui sont au chômage en Asie du Sud et de l’Est, chiffre au-dessus de celui qui est retenu pour l’ensemble du globe qui n’est “que” de 13,1 %. Pour une région qui se porterait économiquement mieux que le reste du monde, il est quand même curieux que le chômage des jeunes y soit plus élevé qu’ailleurs !
Tandis que la bourgeoisie constate que des efforts ont été faits dans ces pays pour élever le niveau de qualification de la jeunesse, elle est parfaitement consciente du potentiel de frustration qui existe chez ces jeunes, encouragés à faire des études et de ce fait appâtés par des salaires potentiellement plus élevés, et constatant à la fin de leurs études qu’il n’y a tout simplement pas assez de travail pour eux. En Chine, si les besoins de main-d’œuvre non-qualifiée sont toujours importants, l’intégration des jeunes devient de plus en plus problématique car, au lieu de rester quelques années à travailler en usine en acceptant des conditions de travail à nulle autre comparable en termes de précarité et de brutalité pour retourner ensuite dans leur région rurale d’origine, totalement épuisés, la jeune génération paysanne commence à massivement envisager de s’installer en ville et de garder son travail dans l’industrie, mais les conditions de travail “à la chinoise” sont évidemment dans ce contexte insupportables. En Chine, la jeune génération demande des métiers plus qualifiés, mieux payés, avec plus de droits et de protection sociale, ce que bien évidemment le patronat peine un peu à accorder. Les derniers conflits du travail sont considérés par les observateurs de la réalité chinoise comme d’une qualité différente de ceux que l’on avait vus se développer auparavant : la jeune génération chinoise refuse de plus en plus les conditions de travail imposées à leurs aînés. Or les fondements du succès de “l’atelier du monde” se trouvaient justement dans cette exploitation forcenée de cette main d’œuvre à bas coût.
La bourgeoisie est particulièrement consciente de la contradiction qui existe dans le fait d’instruire des millions de jeunes, de les former de mieux en mieux pour répondre à l’élévation croissante du niveau technique requis pour intégrer le marché du travail, et en même temps de ne pas pouvoir leur proposer de travail au niveau de leurs qualifications, alors même que ces jeunes ont souvent sacrifié des années de leur vie dans la perspective d’un travail plus qualifié, mieux rémunéré, leur offrant des perspectives d’avenir plus intéressantes que celles qu’ont pu avoir leurs parents, espéraient-ils. La bourgeoisie, par l’intermédiaire du coordinateur de l’emploi des jeunes pour l’Asie au sein de l’Organisation internationale du travail, le reconnaît sans ambages : “beaucoup de jeunes en Asie font face au même problème : survivre. Lorsque dans de nombreux pays il n’existe pas la protection d’une sécurité sociale, ils ne peuvent rien faire d’autre que survivre. Cela perpétue un cycle de travail informel et de pauvreté. La grande majorité des travailleurs en Asie se trouve dans le secteur informel”. Nous sommes ici bien loin du futur radieux que nous vante la bourgeoisie en nous parlant de la “croissance” en Asie…
Si l’on écoute la bourgeoisie, les jeunes travailleurs qui ont la “chance” d’avoir un travail et sortiraient donc de la situation de misère à laquelle leurs parents ont été condamnés, accepteraient les conditions de travail et de salaires en vigueur dans les “ateliers du monde asiatique”, que ce soit en Chine, en Indonésie, en Inde ou au Bangladesh. Ils le feraient parce que ce serait une façon d’assurer leur propre futur. Ces assertions sont absolument démenties par les faits : non seulement les conditions d’exploitation terribles qui existent dans ces pays sont contestées par la classe ouvrière sur place, mais les ouvriers d’Asie acceptent de plus en plus mal d’être sous-payés, voire pas payés du tout par des patrons qui sont souvent des escrocs et dans une société marquée par la hausse continue des prix des produits de première nécessité, du logement et des transports.
La concentration d’usines et d’ouvriers dans des villes géantes pose évidemment la possibilité pour les ouvriers de constater l’unification de leurs conditions de vie et de travail, la possibilité de résister à l’exploitation féroce dont ils sont victimes. Il y a eu ces derniers temps des mouvements de grèves géants en Chine, comme en avril dernier où 40 000 ouvriers de l’usine de chaussures de sport Yue Yuen à Dongguan ont fait grève pendant 12 jours pour obtenir le paiement par le patron de la totalité des cotisations sociales, mais aussi des retraites et des arriérés de salaire. En réaction, l’État chinois, comme dans le cas de l’entreprise Yue Yuen, souffle le froid et le chaud, en lançant ses chiens de garde policiers contre les “meneurs” tout en poussant la direction de l’entreprise à accepter certaines revendications des grévistes : privée de syndicats et autres “amortisseurs sociaux”, la Chine ne peut se permettre d’affronter trop directement la colère ouvrière et en même temps, ces concessions aux luttes ouvrières peuvent pousser les investisseurs étrangers à déménager de Chine pour d’autres cieux. Dans le cas de l’usine Yue Yuen, la firme Adidas, cliente de l’usine, a d’ores et déjà annoncé ne plus vouloir travailler avec elle.
D’après Reuters, le nombre de grèves en Chine avait pour les premiers mois de l’année 2014 augmenté d’un tiers sur un an. Début décembre, ce sont les instituteurs de la région de Harbin qui se sont mis en grève pour des augmentations de salaires 3 et le paiement de leurs cotisations retraites par l’État. L’importance de la question des cotisations-retraites doit être soulignée : c’est leur avenir que les prolétaires chinois défendent à travers cette revendication.
Mais les prolétaires chinois ne sont pas les seuls à lutter : une grève des employés de banque pour leurs salaires a touché le Bangladesh en mars 2014. Une autre grève dans le secteur bancaire menace en Inde, toujours pour une question de salaires ; un million d’ouvriers ont cessé le travail et manifesté dans toute l’Indonésie pour obtenir de meilleurs salaires. Tous ces mouvements montrent à l’évidence qu’en Asie, malgré ce que la bourgeoisie nous dit, les ouvriers ne sont pas plus résignés à se laisser surexploiter qu’ailleurs.
La classe ouvrière d’Asie, qui a jusqu’ici connu une expansion numérique représentant une manière d’échapper à la misère noire de la paysannerie pauvre, va devoir gagner en expérience, en maturité. Elle va elle aussi, après une expansion rapide, connaître encore davantage de chômage : la surproduction mondiale ne peut être stoppée et surtout pas par une demande aussi faible que celle des pays émergents d’Asie. Les grèves qui se sont déroulées en Asie en 2014 nous montrent à la fois le potentiel de combativité d’une classe ouvrière qui vit dans des dictatures plus ou moins féroces, mais aussi tout le chemin que ces ouvriers tout neufs ont à faire politiquement pour comprendre les pièges que leur tend la bourgeoisie : la revendication d’un “syndicalisme libre”, que l’on retrouve derrière tous les mouvements de grève en Asie, est l’expression d’une illusion très profonde non seulement sur la possibilité d’un syndicalisme qui défende réellement les intérêts des exploités, mais aussi sur la possibilité d’un État démocratique “juste”, sans corruption, sans répression policière brutale, d’une démocratie qui prendrait à cœur les revendications ouvrières et permettrait de les satisfaire dans le sens d’une plus grande justice sociale.
C’est pourquoi sera toujours fondamental l’apport du prolétariat des grands pays développés – et il faut bien souligner ce que nous appelons prolétariat, c’est-à-dire l’ensemble des salariés qui ne touchent que le prix de leur force de travail pour salaire, qu’ils soient du secteur privé ou du secteur public, de l’industrie ou du secteur des services comme les employés des hôpitaux, des banques, de l’énergie ou de l’éducation – qui a une expérience de deux siècles de luttes, l’expérience des pièges idéologiques et des manœuvres les plus sophistiqués et machiavéliques du syndicalisme “libre” et de l’État démocratique bourgeois. Cette expérience manque cruellement dans la majeure partie des pays d’Asie où ne sont tolérés que des syndicats ouvertement inféodés à l’État, lequel ne tolère pas les élections “pluralistes”. Il faut souligner que l’émergence de cette classe ouvrière asiatique plus éduquée, combative et qui s’ouvre sur le monde du fait de la mondialisation des échanges est une excellente chose pour le combat de la classe ouvrière mondiale, mais en même temps que l’expérience et la conscience de la classe ouvrière des vieux pays développés sera fondamentale dans le développement du combat de classe vers le communisme. Pour l’instant, d’ailleurs, dans pratiquement tous les pays asiatiques émergents, la classe ouvrière reste minoritaire dans la population totale. Ce n’est pas le cas dans les vieux pays développés.
Le fléau du chômage de masse qui commence à poindre le bout de son nez inquiète beaucoup la bourgeoisie qui voit en Asie aussi toute perspective d’un futur capitaliste radieux s’estomper ; en Asie comme ailleurs, le capitalisme n’a que la misère, le chômage ou la surexploitation à proposer. Plus le temps passera, et plus les prolétaires d’Asie se rapprocheront de leurs frères de classe des vieux pays développés dans un combat commun pour renverser le vieux monde capitaliste.
TH, décembre 2014
1 Libération du 8 décembre 2014
2 Tous les chiffres sur cette question du chômage en Asie sont tirés du China Daily Asia Weekly du 24 au 30 octobre 2014.
3 La radio nationale chinoise a rapporté qu’un instituteur comptant 25 ans d’ancienneté gagnait l’équivalent de moins de 400 $ par mois.
Nous publions ci-dessous la traduction d’un article réalisé par World Revolution, organe de presse du cci en Grande-Bretagne.
Un “grand débat” sur l’immigration agite la planète. Il consiste la plupart du temps en arguments sur la façon de la limiter. L’immigration est présentée comme néfaste pour les économies vulnérables, érodant la culture des pays et aggravant nos conditions de vies. Contre ces arguments, il y a ceux qui affirment que l’économie tire toujours un bénéfice net des nouveaux arrivants, que la diversité culturelle est enrichissante et que les pays les plus attractifs ont la responsabilité d’accueillir ceux qui fuient la persécution, la pauvreté et la guerre.
Chaque jour la presse s’étale sur ce thème. Aux États-Unis, le président Obama propose de renforcer la sécurité aux frontières tout en présentant un projet de citoyenneté pour les immigrants sans papiers. Au Royaume-Uni, le Premier ministre Cameron expose les grandes lignes de nouvelles restrictions et des moyens de dissuader les émigrants potentiels. Le gouvernement australien, dans les pas de ses prédécesseurs travaillistes, a adopté des mesures de protection de ses frontières aussi sévères que coûteuses et inhumaines. En Suisse, un référendum a rejeté des mesures proposées pour réduire drastiquement l’immigration ; les opposants à ces restrictions argumentant que cela serait mauvais pour... l’économie. En Méditerranée, il y a régulièrement des annonces de sauvetages et de naufrages de réfugiés et d’émigrants sur des bateaux en route pour l’Italie et la Grèce. Amnesty International a critiqué la réponse “pitoyable” des pays les plus riches à l’accueil de millions de réfugiés fuyant les conflits en Syrie.
D’odieuses campagnes idéologiques de la bourgeoisie sont dominées par l’idée d’une menace étrangère et de la nécessité de renforcer les frontières et de dissuader les envahisseurs. En tant que forme de nationalisme, elles mettent en avant l’idée d’un patrimoine national qui risque de s’appauvrir, de subir des influences étrangères et un affaiblissement culturel. Depuis Aube Dorée, ouvertement nazie, en Grèce, jusqu’à la montée du Parti de l’Indépendance du Royaume-Uni en Grande Bretagne, et à la résurgence du Front National en France, il y a toute une série de partis populistes de droite qui expriment des idées racistes, xénophobes d’une manière qui n’était jusqu’à récemment pas considérée comme “respectables”. En retour, les libéraux et la gauche y opposent hypocritement un arsenal juridique (interdits et droits limités pour ces partis, criminalisation de la discrimination raciale) et leur propre version du nationalisme.
Le référendum sur l’indépendance de l’Écosse a été couvert internationalement et beaucoup de ceux qui soutenaient la séparation de l’Écosse le faisaient sur la base de l’autodétermination nationale. Au cours du siècle passé, cela s’est avéré n’être qu’une version de gauche du même poison nationaliste. Les bourgeoisies mondiales ont envié la bourgeoisie anglaise, capable d’organiser cette “confrontation démocratique” entre variétés différentes du même nationalisme.
En admettant qu’“une certaine xénophobie” avait marqué le “débat” sur l’immigration, le maire de Londres disait que “tous les êtres humains sont en proie à ce sentiment… cela fait partie de la nature humaine. Cela ne veut pas dire que les gens sont mauvais, ok ?”. S’il s’agit d’une remarque au pied levé, elle propage insidieusement le message que la classe dominante veut nous faire ingurgiter : avoir des préjugés est supposé être “naturel”. Le mensonge répugnant est précisément celui-ci : nous serions nés, naturellement, avec la méfiance à l’égard de tout ce qui est différent ou ne nous est pas familier.
En réalité, alors qu’il y a eu des périodes dans lesquelles l’immigration a été activement encouragée par l’État capitaliste 1 (et même aujourd’hui ceux qui ont “du talent” ou “travaillent dur” sont les bienvenus partout), la concurrence entre capitaux nationaux dans sa phase actuelle de décadence a poussé la classe capitaliste à intensifier les campagnes habituelles contre les étrangers. Quelques fois, cela prend la forme particulièrement hypocrite d’un “débat” sur l’immigration, quelques fois de racisme flagrant, et d’autres fois celle de la menace que représenteraient d’autres religions. Les arguments mis en avant pour valoriser les bénéfices de l’immigration sont eux aussi cyniquement basés sur la défense de l’économie nationale : les immigrants ne sont pas un fardeau, ils ont une valeur pour l’économie capitaliste.
Un autre aspect de la campagne de la bourgeoisie est le tour de passe-passe sur l’ethnicité. Tout en dénonçant le nationalisme de l’État capitaliste et ceux qui le soutiennent, certains encouragent les gens à se réfugier dans les groupes ethniques. Dans la pratique, beaucoup de recensements statistiques nationaux ont des questions qui portent sur les aspects ethniques.
L’antiracisme est un autre phénomène que la bourgeoisie utilise contre le développement de la conscience de classe. L’antiracisme demande constamment à l’État de freiner le racisme, de s’attaquer aux racistes et de faire respecter la justice. C’est ce qu’on voit aux États-Unis dans les protestations contre le meurtre d’une personne noire par des flics blancs. On en appelle toujours à la justice, oubliant ou voulant faire oublier par là que l’État est en réalité l’appareil de la classe dominante et qu’il n’y a que la classe ouvrière unie qui peut l’affronter et le détruire. Un exemple classique de la réalité de l’antiracisme d’État fut le gouvernement travailliste anglais à la fin des années 1960. Les gens qui connaissent cette période pensent à Enoch Powell 2 et à son discours sur des “fleuves de sang” en 1968, prophétisant un conflit ethnique. En réalité, le gouvernement travailliste était arrivé au pouvoir en 1964 avec un manifeste engagé qui disait que “le nombre d’immigrants qui entrent au Royaume Uni doit être limité” (et il a montré ce que ça voulait dire en 1968 avec des restrictions draconiennes à l’égard des Kenyans originaires d’Asie qui fuyaient les persécutions 3. Un autre engagement du manifeste de 1964 était de “légiférer contre la discrimination et la provocation raciale dans les lieux publics” qui a conduit à la Loi sur les relations entre les races en 1965 et à la formation d’un Bureau des relations entre les races (devenu par la suite la Commission pour l’égalité des races). L’État pouvait dire qu’il s’était engagé à traiter le racisme, alors qu’en même temps, il menait des politiques racistes contre différents groupes d’immigrants qui essayaient de s’installer au Royaume-Uni. L’État pouvait avoir le beurre et l’argent du beurre.
L’idée que la xénophobie serait quelque chose de naturel va à l’encontre de l’expérience réelle de l’humanité. Si on examine les dizaines de milliers d’années de la société de chasseurs-cueilleurs, avant le développement de l’agriculture et de la société de classe, il est clair que les rapports basés sur la solidarité mutuelle ont été à la base de la survie dans la communauté communiste primitive. De plus, l’humanité n’aurait pas dépassé le stade de la horde si les communautés particulières n’avaient pas développé des relations “exogamiques” avec d’autres groupes humains.
Mais alors qu’un instinct social est au cœur de ce qui fait de nous des humains, la fragmentation de l’humanité, l’aliénation, l’individualisme et le nationalisme alimentés par le système capitaliste ont mis en avant d’autres aspects de la personnalité humaine. Les marxistes ont montré à juste titre de quoi le capitalisme est responsable : un système d’exploitation qui a conduit aux guerres impérialistes et aux génocides. Mais, tout en voyant les révoltes, les rébellions et les révolutions contre la domination de la classe capitaliste, nous devons aussi reconnaître le poids du conformisme, de l’obéissance et de l’acceptation du capitalisme et de ses idéologies. Les campagnes de propagande sur l’immigration ont un impact ; les gens croient souvent qu’il y a une menace qui doit être affrontée, et “l’étranger” parmi nous est souvent le premier bouc-émissaire à qui l’on attribue la responsabilité de nos conditions misérables.
La classe ouvrière est souvent profondément divisée par ces préjugés et ces idéologies. Mais cela ne doit pas porter atteinte à sa nature historique unique. C’est une classe exploitée par le capitalisme et qui subit le poids de l’idéologie capitaliste. C’est aussi une classe révolutionnaire avec la capacité de renverser le capitalisme et de développer de nouveaux rapports de production basés sur la solidarité. La révolution de la classe ouvrière n’est pas seulement une révolte provoquée par les privations et la répression ; si elle doit réussir, elle doit avoir une conscience du monde que nous devons quitter et le projet du communisme. En tant que telle, la vision de la classe ouvrière n’est pas seulement une critique de la société, c’est aussi une vision morale, dans laquelle les besoins immédiats de parties de la classe sont subordonnés à un but historique. Le racisme bourgeois classique tout autant que l’antiracisme de la gauche bourgeoise crée des illusions et provoque des divisions au sein de la classe ouvrière. Pour que la classe ouvrière fasse une révolution, elle a besoin d’une unité qui vient d’une conscience de ses intérêts communs au niveau international. Contre le racisme, le nationalisme et la xénophobie, la classe ouvrière offre la perspective du communisme, une société basée sur l’association, pas sur le renforcement de la séparation.
Car, 6 décembre 2014
1 Pour un article de fond sur beaucoup d’aspects de la question de l’immigration, voir sur notre site Internet : “L’immigration et le mouvement ouvrier”.
2 Politicien britannique connu pour ses positions contre l’immigration.
3 Jusqu’en 1962 tout citoyen d’un pays du Commonwealth avait le droit d’entrer en Grande-Bretagne sans restrictions. A partir de 1962, ce droit fut de plus en plus limité : en 1968 le gouvernement travailliste de l’époque réagit à un premier exode de personnes d’origine indienne habitant au Kenya mais détenteurs de passeports britanniques, qui fuyaient la persécution qui les visait, en limitant le droit d’habiter en Grande-Bretagne aux personnes ayant une “connexion proche” avec le pays. Dans les faits, on inventa une catégorie de citoyens britanniques ayant le droit d’habiter… nulle part. Le Commonwealth Immigration Act fut encore renforcé en 1971 pour faire face à un nouvel exode, cette fois d’Indiens ougandais fuyant les persécutions d’Idi Amin Dada
La section du CCI en France a tenu récemment son XXIe Congrès qui s’est déroulé en deux sessions. La première, consacrée aux débats sur les problèmes organisationnels de la plus vieille section du CCI, s’est tenue au cours de notre Conférence internationale extraordinaire en mai dernier 1. La seconde session de ce Congrès, était consacrée à deux questions :
1) L’analyse du rapport de forces entre les classes dans la situation sociale en France à partir de l’examen critique de nos difficultés d’analyse dans le mouvement contre la réforme des retraites de l’automne 2010. Les débats sur cette question ont donné lieu à l’adoption par le Congrès de la “Résolution sur la situation sociale en France” disponible sur notre site Internet et que nous publierons dans le prochain numéro de ce journal.
2) La défense de l’organisation face aux attaques pogromistes et de nature policière (alimentées par certains réseaux sociaux, blogs et sites internet) dont nous sommes la cible comme principal courant de la Gauche communiste, organisées à l’échelle internationale.
Comme le met en évidence l’article que le CCI a publié sur sa troisième Conférence internationale extraordinaire, “La nouvelle de notre disparition est grandement exagérée”, la section du CCI en France a été l’épicentre de la crise “intellectuelle et morale” que l’organisation a traversée. Cette crise (qui n’avait pas été identifiée à l’époque) a émergé au grand jour lors de la discussion de la Résolution d’activités du XX Congrès de RI qui insistait sur la nécessité de la culture marxiste de la théorie et mettait en évidence les faiblesses de la section en France et du CCI sur ce plan dans nos débats internes. Le diagnostic de “danger de sclérose” et de “fossilisation”, voire de “dégénérescence organisationnelle”mis en avant dans cette Résolution d’activité avait provoqué une levée de boucliers de la part d’un cercle affinitaire de militants (avec des attaques personnelles dirigées contre une camarade qui avait défendu et soutenu cette orientation de l’organe central du CCI). Des démarches émotionnelles et totalement irrationnelles ont émergé, animées par une forte tendance à la personnalisation des questions politiques (avec l’idée absurde que cette Résolution d’activités “visait” certains jeunes militants qui ont des difficultés à lire des textes théoriques). Face à cette situation aberrante et de crise ouverte, l’organe central de la section en France a mené un combat politique visant au redressement de cette section après qu’il a identifié la nature de cette crise. Parmi les faiblesses de la section en France, l’organisation a identifié le manque de discussion et de débat approfondi sur l’esprit de cercle 2. Du fait de la prédominance du bon sens commun, de la “religion de la vie quotidienne” et de la méfiance inhérente à l’esprit de cercle et de clan, ce texte d’orientation adopté lors de la crise de 1993 avait été interprété à tort par certains militants comme une arme contre tel ou tel individu (ou “copain” de l’époque) alors qu’il s’agissait d’une question politique qui avait été discutée dans le mouvement ouvrier (en particulier au sein de la Première Internationale et au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie en 1903).
Ce manque de culture de la théorie allait nécessairement de pair avec des démarches émotionnelles et des conceptions affinitaires, familialistes de l’organisation (conçue comme un groupe de copains ou une grande famille, unie par des liens affectifs et non par des principes politiques communs). La résurgence de la mentalité pogromiste du clan qui allait fonder la FICCI (et dont l’apothéose a été la constitution d’un “groupe politique” de nature policière : le “GIGC”) trouve ses racines dans l’absence de discussion théorique sur un texte d’orientation soumis à la discussion après la crise de 2001 : “Le pogromisme et la barbarie capitaliste”. L’idée répandue à l’époque était celle d’un “retour à la normale”, au fonctionnement routinier de l’organisation, avec l’illusion que le “mal” avait été éradiqué avec l’exclusion des membres de la FICCI après qu'ils se soient conduits comme des mouchards. Se répandait également l'idée qu’il n’était pas nécessaire de se “prendre la tête” à discuter du pogromisme comme phénomène du capitalisme décadent qui, avec la décomposition de la société bourgeoise, tend à envahir toutes les sphères de la vie sociale (non seulement dans les guerres impérialistes, comme on l’a vu en Ukraine, mais également chez les jeunes dans les banlieues, dans les établissements scolaires, et même sur les lieux de travail).
Le XXI congrès de la section en France devait donc prendre un caractère de congrès extraordinaire. Il s’agissait pour cette section de tirer le bilan du travail de son organe central et du combat qu’il a mené ces deux dernières années pour mettre en évidence les conceptions affinitaires et familialistes de l’organisation qui existaient encore dans la section en France et qui sont le terreau le plus fertile pour le développement de la mentalité pogromiste (à travers l’esprit de vendetta familiale ou de bande de copains).
Tous les militants de la section se sont inscrits activement dans les débats pour soutenir et saluer le travail de l’organe central qui a permis d’éviter que cette crise intellectuelle et morale ne débouche sur une explosion de la section ou sur la constitution d’un nouveau groupe parasitaire (avec comme principale motivation la défense de son orgueil blessé ou celui de ses “amis”, ce que Lénine appelait “l’anarchisme de grand seigneur”). L’attachement au CCI comme corps politique, la volonté de comprendre et de réfléchir aux causes profondes des graves dérives dans lesquelles ont été embarqués certains camarades, la loyauté à l’organisation et la volonté de ne pas capituler face à la “main invisible du Capital” (selon l’expression d’Adam Smith) ont permis aux militants de la section en France de s’engager pleinement dans les orientations du XXee Congrès de RI, notamment l’importance fondamentale du travail d’assimilation du marxisme et d’élaboration théorique des organisations révolutionnaires. Pour pouvoir surmonter cette crise intellectuelle et morale dans la section en France, le seul antidote était de développer une véritable culture marxiste de la théorie contre l’idéologie de la classe dominante, contre l’aliénation et la réification où, dans la société capitaliste, les rapports entre les hommes prennent la forme de rapports entre les choses.
Une des faiblesses du Congrès a été de n’avoir pu mener une discussion de fond sur les deux conceptions de l’organisation qui coexistaient depuis de longues années dans la plus vieille section du CCI, et qui sont de façon récurrentes la source de clivage et de fractures : une conception “familialiste” affinitaire, de groupe d’amis où les positions politiques des militants sont motivées par des loyautés ou des sympathies personnelles, et une conception où c’est l’adhésion des militants aux mêmes principes organisationnels qui constitue le ciment de l’organisation.
Si ces deux années de crise ouverte qui ont frappé la section RI ne se sont pas soldées par une nouvelle scission parasitaire, c’est aussi grâce à la capacité de l’organe central de la section en France à impulser, animer la vie de la section et à mettre en application les orientations du XXe Congrès, notamment en organisant des journées d’études et de discussions pour combattre le danger de sclérose, de perte des acquis du CCI, et développer cette culture marxiste de la théorie au sein de l’organisation et chez tous les militants. Ceci afin de combattre la paresse intellectuelle, le dilettantisme, la perte du goût pour la lecture et pour la théorie de même que la persistance de conceptions hiérarchiques, élitistes consistant à considérer que le travail de réflexion théorique est l’affaire de “spécialistes”. La section en France a ainsi organisé plusieurs journées d’études ces deux dernières années sur différents thèmes en lien avec les problèmes organisationnels qui ont émergé de nouveau de façon encore plus dangereuse que par le passé :
– la conception de l’“individu” chez Marx, de l’“association” et du travail associé contre la conception stalinienne du “collectif” anonyme ;
– le Congrès du POSDR de 1903 : l’esprit de cercle comme manifestation de l’idéologie de la petite-bourgeoisie dans l’ancienne rédaction de l’Iskra et les divergences entre Lénine et Martov sur le paragraphe 1 des Statuts du POSDR ;
– le Livre I du Capital et notamment la question du fétichisme de la marchandise, de la “forme valeur”, les concepts marxistes de réification et d’aliénation dans l’analyse de la marchandise en lien avec nos difficultés organisationnelles récurrentes ;
– l’histoire des Statuts des organisations du mouvement ouvrier depuis la Ligue des Communistes ;
– la dernière journée d’études de RI (qui s’est tenue après le XXIe Congrès, en présence de la délégation internationale présente à ce Congrès) a porté sur un aspect des “Thèses sur la morale” (soumises au débat international par l’organe central du CCI) : la “révolution exogamique” dans l’histoire de la civilisation humaine et le principe “endogamique” du pogromisme (mis en évidence, par exemple, par les lois antisémites du régime nazi).
La crise qui a secoué la section en France et dont l’onde de choc s’est répercutée dans l’ensemble du CCI a été une crise salutaire : elle aura permis de faire émerger une question fondamentale du marxisme et du mouvement ouvrier qui n’avait jusqu’à présent jamais pu être abordée de façon théorique par le CCI : la “dimension intellectuelle et morale” de la lutte du prolétariat.
La “nouvelle” de notre disparition annoncée triomphalement par l’“Appel” pogromiste et djihadiste du “GIGC” est donc grandement exagérée.
La session du Congrès consacrée à l’analyse du rapport de forces entre les classes s’est donnée comme objectif de comprendre les causes profondes du calme social depuis le mouvement contre la réforme des retraites de l’automne 2010 et les erreurs d’analyses de la section en France. Ces erreurs se sont reflétées dans certains articles de notre presse que nous avons dû passer au crible de la critique. En réalité, la crise organisationnelle était déjà potentiellement contenue dans la perte de la boussole de la méthode du marxisme, la perte de nos acquis théoriques pour analyser la dynamique de la lutte de classe. L’impatience, l’immédiatisme et la perte de vue de la fonction de l’organisation se sont manifestés par des tendances activistes dans l’intervention dans les luttes immédiates au détriment des discussions approfondies sur les mouvements sociaux. Le Congrès a mis en évidence que le mouvement de l’automne 2010 contre la réforme des retraites était en réalité une manœuvre de la bourgeoisie qui a su remettre en selle ses syndicats pour infliger une défaite cuisante à la classe ouvrière et faire passer ses attaques économiques.
Le calme social depuis plus de quatre ans révèle que le prolétariat en France n’a pas encore digéré cette défaite. Pour comprendre cette manœuvre de la bourgeoisie et l’ampleur de la défaite de 2010, le Congrès a mis en évidence que notre impatience nous a fait oublier le b.a.ba du marxisme : tant que ne s’est pas encore ouverte une période révolutionnaire, une situation de “double pouvoir”, c’est toujours la classe dominante qui est à l’offensive, la classe exploitée ne pouvant que développer des luttes défensives, de résistance aux attaques qu’elle subit. Pour comprendre comment la bourgeoisie a pu mener des attaques économiques, politiques et idéologiques contre la classe ouvrière en France, le Congrès de RI a dû prendre du recul sur les événements immédiats et réexaminer la dynamique de la lutte de classe depuis le “tournant” de 2003 en la resituant dans le cadre historique et international déterminé par l’effondrement du bloc de l’Est et des campagnes idéologiques sur la “faillite du communisme”, la “fin de la lutte de classe” et la "disparition du prolétariat" comme seule force sociale capable de changer le monde.
Ce “tournant” de 2003, marqué par la recherche de la solidarité dans la lutte et entre les générations, avait révélé que la classe ouvrière en France comme à l’échelle internationale était en train de retrouver le chemin de la lutte après le coup de massue et le profond recul qu’elle a subis avec l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes soi-disant “communistes”. Ainsi, en 2006, la lutte des étudiants contre le CPE, qui a surpris la bourgeoisie, menaçait de s'étendre aux autres générations et aux salariés actifs, obligeant de ce fait la bourgeoisie à retirer son projet à cause des risques réels de développement d'une solidarité plus affirmée et du risque de contagion à l'ensemble des salariés. C'est pour cela que dès 2007, la bourgeoisie est passée à la contre-offensive, elle ne pouvait tolérer cette défaite et se devait d'essayer d'en effacer toute trace : l’attaque des régimes spéciaux a en effet été orchestrée pour tenter de s'attaquer spécifiquement à cette dynamique de solidarité en cours au sein de la classe ouvrière.
Les débats du Congrès ont également mis en évidence que la section en France a été victime de la campagne des médias bourgeois sur la “crise financière” de 2008 destinée à semer un “vent de panique” dans l’ensemble de la société et notamment au sein de la classe ouvrière afin de lui faire accepter les sacrifices en lui faisant croire qu’il s’agit d’une crise du “système financier” (qu’on peut assainir par des réformes) et non pas une nouvelle secousse de la faillite historique d’un système mondial basé sur la production de marchandises et sur l’exploitation de la force de travail des prolétaires.
Ce “vent de panique” qui a touché également le CCI et particulièrement sa section en France a nécessité que le Congrès remette les pendules à l’heure, notamment en se réappropriant notre analyse sur le “machiavélisme” de la bourgeoisie, sa capacité à utiliser ses médias aux ordres comme moyen d’intoxication idéologique destiné à obscurcir la conscience des masses exploitées. La conscience étant la principale arme du prolétariat pour le renversement du capitalisme et l’édification d’une nouvelle société, il est normal que la classe dominante cherche en permanence à désarmer son ennemi mortel par des campagnes idéologiques et médiatiques.
Le Congrès a fait le constat que la désorientation de la section en France, et ses tendances activistes dans les luttes immédiates au détriment de notre activité sur le long terme comportait le danger d’entraîner l’organisation dans de dangereuses aventures en particulier en tombant dans le piège de l’“ouvriérisme” et du “gauchisme radical”. Comme nous l’avions souvent mis en évidence, l’immédiatisme est la voie royale vers l’opportunisme et le révisionnisme, vers l’abandon des principes prolétariens.
Le Congrès a souligné que la perte de vue de la méthode et des acquis du marxisme dans l’analyse de la lutte de classe est liée à une sous-estimation :
– de la nécessité pour les organisations révolutionnaires d’étudier le fonctionnement du capitalisme et la vie politique de la classe dominante ;
– des difficultés du prolétariat à retrouver son identité de classe révolutionnaire dans le contexte historique ouvert par l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens ;
– de la capacité de la bourgeoisie à garder le contrôle de la situation aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique malgré la décomposition sociale de son système.
La Résolution sur la situation sociale en France, adoptée par le Congrès, ne pouvait intégrer et développer toutes les questions abordées dans les débats qui devront se poursuivre dans l’organisation (en particulier celle du renforcement des mesures de capitalisme d’État qui ne concerne pas seulement la situation en France).
Le rapport présenté au Congrès sur la question de la défense de l’organisation visait à synthétiser l’expérience du CCI et de sa section en France face aux méthodes de destruction de l’organisation qui avaient été identifiées par notre camarade MC, membre fondateur du CCI, notamment lors de la crise de 1981 et qui a nécessité une opération de récupération de notre matériel volé par la “tendance Chénier” (machines à écrire, ronéo, etc.). Face aux tergiversations et aux résistances petites-bourgeoises qui existaient à l’époque dans RI (et notamment dans la section de Paris), c’est sur l’organe central de la section en France que MC a dû s’appuyer pour que l’organisation puisse récupérer son matériel et par la suite dénoncer publiquement les mœurs de voyou de cette prétendue “tendance” (avec un communiqué sur l’exclusion de Chénier afin de mettre en garde et protéger les autres groupes du milieu politique prolétarien contre les agissements de cet élément trouble).
L’organisation révolutionnaire étant un corps étranger à la société bourgeoise, Marx disait du prolétariat : “c'est une classe de la société civile qui n'est pas une classe de la société civile, c'est un ordre qui est la dissolution de tous les ordres”. Il voulait dire par là que le prolétaire ne peut jamais réellement trouver sa place dans la société bourgeoise. Le prolétariat et la bourgeoisie sont deux classes antagoniques. C'est pourquoi, comme organisation du prolétariat, il n’était pas question, évidemment, d’aller porter plainte au commissariat de police (qui nous aurait ri au nez !). Ce matériel volé n’était pas la propriété privée d’un individu mais appartenait à un groupe politique et avait été acheté avec l’argent des cotisations des militants. C’était donc un devoir, basé sur un principe moral prolétarien, de le récupérer afin de ne pas tolérer les mœurs de gangsters et de la voyoucratie au sein d’une organisation communiste.
Les débats du Congrès se sont développés essentiellement autour d’une question centrale : pourquoi l’organisation révolutionnaire est-elle un corps étranger à la société bourgeoise ? Les militants qui s’engagent dans une organisation communiste doivent assumer leur engagement en rompant radicalement avec les mœurs de la société bourgeoise et de toutes ses couches sociales sans devenir historique (notamment la petite-bourgeoisie et le lumpen). C’est justement parce que l’organisation révolutionnaire, bien que vivant au sein du capitalisme, est un corps étranger à ce système que la classe dominante et ses serviteurs les plus zélés cherchent en permanence à la détruire. C’est aussi pour cela que les organisations communistes sont toujours mises sous surveillance par les services spécialisés de l’État capitaliste pour leurs idées “extrémistes” (y compris évidemment par les patrouilles de décryptage informatique). Et dès qu’elle le peut, la classe dominante ou certains de ses secteurs (qui ne sont pas forcément liés directement à l’appareil d’État et aux services de police officiels) cherchent aussi à les infiltrer, comme l’a révélé toute l’histoire du mouvement ouvrier. Seuls les opportunistes et les conciliateurs de tout bord (qui vénèrent la démocratie bourgeoise comme les enfants de chœur vénèrent le bon Dieu) s’imaginent que, sous prétexte que nos idées sont très minoritaires dans la société et n’ont aucune influence dans les masses exploitées, l’appareil de répression de l’État bourgeois se moque royalement de cette petite “secte” d’illuminés qui “voient des ennemis partout” avec sa “théorie du complot”.
Les débats du Congrès ont mis en évidence que, pour continuer à défendre ce corps étranger au capitalisme qu’est l’organisation révolutionnaire, celle-ci doit lutter contre le localisme et faire vivre son unité internationale face aux attaques visant soit à la détruire, soit à constituer un “cordon sanitaire” autour d’elle pour empêcher que de nouveaux éléments à la recherche d’une perspective de classe puissent s’en approcher.
Nous savons que les campagnes de calomnie contre le CCI ne vont pas cesser, même si elles peuvent momentanément être mises en sourdine. Ce sont les méthodes classiques de la classe dominante contre le mouvement révolutionnaire depuis que Marx a mis en évidence que le prolétariat est le fossoyeur du capitalisme. Depuis les calomnies de Herr Vogt (un agent de Napoléon III) contre Marx jusqu’aux appels au pogrom contre les spartakistes qui ont culminé dans l’assassinat lâche et bestial de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, l’histoire a démontré que la répression des organisations révolutionnaires a toujours été préparée par la calomnie. La haine que suscite le CCI (dans un petit milieu philistin animé par une “amicale d’anciens combattants du CCI” recyclés), c’est la haine de la bourgeoisie pour le mouvement révolutionnaire du prolétariat, celle des Thiers, Mac Mahon et Galliffet face à la Commune de Paris, celles des Noske, Ebert et Scheidemann face à la menace d’extension de la Révolution russe en Allemagne.
Face au déchaînement d’une mentalité pogromiste contre l’organisation, le XXIe Congrès de RI a dégagé une orientation claire de défense de l’organisation dans le cadre de la dimension “intellectuelle et morale” de la lutte du prolétariat.
“La classe ouvrière seule, comme l’a dit Engels, a conservé le sens et l’intérêt de la théorie. La soif de savoir qui tient la classe ouvrière est l’un des phénomènes intellectuels les plus importants du temps présent. Au point de vue moral, la lutte ouvrière renouvellera la culture de la société” (Rosa Luxemburg, “Arrêt et progrès du marxisme”, 1903).
Révolution internationale
1 Voir notre article “Conférence internationale extraordinaire du CCI: la “nouvelle” de notre disparition est grandement exagérée !”, Revue internationale no 153, et sur notre site web.
2 “La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI”, Revue internationale no 109, développe amplement notre analyse de la question des clans et du clanisme.
Nous publions ci-dessous la courte prise de position que nous a adressée un sympathisant du CCI choqué par le comportement de petit-bourgeois des individus, tel Philippe Bourrinet (sur le parcours et les agissements duquel nous consacrons un article disponible sur le site internet du CCI), qui s’imaginent pouvoir faire main basse sur les productions du mouvement ouvrier sous prétexte qu’ils se sont déjà vendus eux-mêmes corps et âme à la classe dominante. Nous saluons vivement le soutien qui nous est apporté par le camarade dans sa lettre. L’indignation morale et la solidarité sont au cœur de ce courrier et sont les meilleures armes du prolétariat dans son combat pour le communisme.
RI, décembre 2014
On assiste aujourd’hui à une montée des intellectuels de tous bords qui commencent à parler de Marx et Engels et de la Gauche communiste ; ils écrivent notre histoire et ils viennent nous la vendre avec les droits d’auteurs et la propriété privée intellectuelle, la pire forme de propriété.
Nous tenons à préciser, tout d’abord, que Marx, Engels, Rosa, Lénine, Trotski, Bordiga, Gorter, Mattick, Pannekoek… et les autres militants de la Gauche communiste, n’ont jamais été des intellectuels : c’étaient des “militants communistes”.
Nous ne sommes pas contre la théorie, nous sommes pour la théorie, produite par des militants, au sein d’un parti ou d’une organisation communiste.
Nous sommes pour l’adhésion des intellectuels aux organisations communistes et aux partis communistes mais, à ce moment-là, ils cessent d’être des “intellectuels” et ils deviennent des “militants communistes”.
Ce qu’ils vont écrire au sein de l’organisation ou du parti n’est plus leur propriété mais la propriété du prolétariat.
Leurs œuvres sont une œuvre collective impersonnelle, en dehors de toute propriété privée intellectuelle, la pire forme de propriété.
Quand les foules quittèrent Jean-Baptiste pour suivre Jésus, Jean-Baptiste avait dit : “Il est temps que je disparaisse dans l’ombre et que Jésus vienne prendre sa place sur le devant de la scène”. Jean-Baptiste savait qu’il était un simple intendant, gérant des biens du propriétaire pendant son absence mais prêt à lui céder la place dès son retour.
Il est de même pour les anciens militants de la Gauche communiste et ceux d’aujourd’hui. Ils ne sont que des simples intendants, gérant un patrimoine du prolétariat pendant son absence.
Ils avaient la garde des biens du prolétariat pendant un certain temps afin d’accomplir sa révolution.
Les militants de la Gauche communiste ne sont pas propriétaires et maîtres de toutes ces expériences qui leurs ont été confiées par le prolétariat pour un dessein précis.
Les anciens militants de la Gauche communiste et ceux d’aujourd’hui ne sont pas appelés à assumer une position importante, ils ont seulement un patrimoine à sauvegarder et à diffuser car il ne leur appartient pas. C’est ça leur vraie responsabilité et la valeur de leur mission.
Ils sont les administrateurs des expériences que le prolétariat leur a confiées en attendant son retour. Ils n’ont aucun droit d’auteur à réclamer, sinon nous appellerons Marx, Engels, Rosa, Lénine, Bordiga, Trotski, Gorter, Mattick, Pannekoek, etc., pour réclamer les droits d’auteurs.
R.
Depuis qu’Olivier Besancenot n’est plus le candidat emblématique du NPA aux élections présidentielles, il semble aspirer à de “nobles” fonctions au sein de l’appareil politique de la bourgeoisie, celles de “tête pensante” et de “vulgarisateur” d’un marxisme contrefait et paralysant. Ce n’est pas la première fois que le champion médiatique de la prétendue “gauche radicale” prend la plume, mais avec cet ouvrage, il s’attaque à une question primordiale dans le processus de prise de conscience de la classe ouvrière : la lutte des classes.
Pour le marxisme, le prolétariat est avant tout une classe révolutionnaire, en lutte, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte pour l’abolition du capitalisme et l’avènement d’une société sans classe ni frontière ; une société qui, nous sommes contraints de le préciser tant le mot brille par son absence dans le texte de Besancenot, porte le nom de communisme. Cette classe est riche d’une histoire de luttes sociales, mais aussi et surtout, puisque le combat historique du prolétariat pour arracher l’humanité à sa préhistoire ne se réduit pas, loin s’en faut, à une bataille pour du pain et un toit, à une expérience de luttes théoriques et politiques. Cette expérience acquise par de nombreuses générations de prolétaires, faite de combats acharnés, de réflexion et de révolutions, prouve combien la classe ouvrière a réellement les moyens de remplir sa mission historique, d’abolir le capitalisme en détruisant ses États, et ce, à l’échelle internationale.
Si Besancenot s’entoure d’un verbiage qui se veut radical et dans la continuité du mouvement ouvrier, son texte s’inscrit en réalité dans celle de la gauche mystificatrice du capital, dont l’unique objectif est celui de maintenir le prolétariat dans des impasses politiques pour le conduire à la défaite et assurer le triomphe des possédants. Cette accusation est grave et semble excessive tant est répété le mensonge selon lequel “la gauche de la gauche” défendrait les intérêts de la classe ouvrière. Pourtant le dernier livre de Besancenot confirme, à tous les égards, la validité de cette analyse.
La première partie de l’ouvrage prétend identifier la classe ennemie du prolétariat : la bourgeoisie. Ceci étant, l’auteur avance une définition bien particulière de celle-ci. Apparemment, la “lutte de classes au xxie siècle” prend la forme d’une “conjuration des inégaux” 1. Ainsi, le leader du NPA n’a de cesse de dénoncer la “classe des riches”, ce “petit monde”, cette “oligarchie” composée de “quelques familles” qui dirigent le système capitaliste au moyen, notamment, de “la dictature des banques”. En effet, le cœur de cette “conjuration” se trouverait dans les grandes fortunes industrielles et surtout dans le milieu financier où quelques dynasties s’auto-reproduisent et “traversent les époques en résistant aux aléas de l’histoire et aux évolutions du capitalisme lui-même” sans en faire profiter les autres.
C’est cette resucée des “200 familles” 2 qu’Olivier Besancenot désigne comme des profiteurs de crise et les véritables maîtres du système. La manœuvre idéologique est éculée : il s’agit de désigner, afin de ménager le système comme un tout, une partie seulement de la classe dominante (parfois choquante de cynisme) censée “tirer les ficelles” dans l’ombre et produire les crises par une sorte d’égoïsme. C’est ainsi que toute la bourgeoisie, gauche et droite confondues, expliqua la crise de 2008 ; la mise à l’index de l’égoïsme des banquiers et de la folie des spéculateurs, que l’État bourgeois se proposait bien entendu de “réguler”, détournait le regard et la réflexion du vrai coupable : les rapports sociaux capitalistes devenus obsolètes, l’existence même du salariat et du capital.
En réalité, derrière la dénonciation d’une partie spécifique de la bourgeoisie, il s’agit surtout d’enchaîner la classe ouvrière à l’État bourgeois. En défenseur radical… de la classe dominante, l’auteur ne met jamais en question l’État en tant que tel mais seulement la façon dont il est géré. Selon Besancenot, la rapacité de quelques familles fortunées et la dictature des banques ne pourraient exister sans la complicité d’un État aux ordres qui détourne l’argent des impôts pour renflouer les pertes sèches du système bancaire au lieu de financer les services publics, qui ordonne aux CRS de pourchasser les ouvriers et jamais les patrons, qui exclut les “classes populaires” des bancs de l’Assemblée nationale… Autrement dit, ce que Besancenot propose n’est rien d’autre que de “lutter” pour mieux gérer l’État, pour que celui-ci soit gouverné de façon prétendument plus juste, plus équitable, plus humaine. Si Besancenot était le marxiste qu’il prétend être, il ne se présenterait nullement comme le défenseur inconditionnel d’un illusoire État soucieux de l’intérêt public contre l’avidité des patrons et des banquiers. Il appellerait au contraire à l’abolition de l’État.
Dans L’État et la révolution, Lénine affirme à raison que l’État est “le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables”. Il est historiquement l’instrument des classes dominantes pour contenir les antagonismes de classe dans les limites de l’ordre social existant et assurer la répression des classes exploitées et des révolutionnaires. Il est l’outil indispensable de la conservation sociale. L’expérience de la Commune de Paris avait déjà permis à Marx et Engels de corriger leur conception à ce sujet. La lutte du prolétariat parisien avait démontré que “la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’État toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte” 3. Désormais, la classe ouvrière devrait s’efforcer de briser et démolir l’État en s’attaquant à cette machine bureaucratique et militaire.
Avec la période de décadence, dans laquelle nous baignons depuis plus d’un siècle, le capitalisme est marqué par le renforcement inouï d’une tendance universelle : celle du capitalisme d’État. Son emprise totalitaire a fini par aspirer l’ensemble de la vie sociale, transformant ce dernier en un véritable rouleau compresseur pour une exploitation implacable. Aussi, loin d’être un “jouet” entre les mains de la bourgeoisie, l’État est devenu au contraire le fer de lance à abattre de l’exploitation.
Il faut également souligner que le rôle “redistributif” que Besancenot veut donner à l’État se situe entièrement sur le terrain pourri du nationalisme. Ce n’est nullement par hasard ou par “oubli” que l’internationalisme n’est évoqué nulle part dans le livre alors que ce principe est précisément la pierre de touche de tout le mouvement ouvrier et des révolutionnaires. Besancenot se fait en revanche le porte-voix d’une conception du monde indissolublement liée à sa vision purement bourgeoise de la société dont le périmètre est depuis toujours circonscrit à celui de la nation. Si, en d’autres occasions, sur les plateaux de la télévision bourgeoise, par exemple, ou dans d’autres ouvrages déjà publiés, Besancenot évoque avec hypocrisie “l’internationalisme”, c’est pour l’accommoder à la sauce nauséabonde d’une “fédération des peuples ou des nations” et de “l’Europe sociale”. Le prétendu “internationalisme” de Besancenot et du NPA consiste d’ailleurs à toujours choisir, lors d’un conflit armé, un camp impérialiste contre l’autre et/ou la fraction d’une bourgeoisie nationale contre une autre, au nom de la “défense des peuples opprimés”, ou de la “libération nationale”, ou encore du “moindre mal”.
Besancenot et le NPA proposent à ce titre une tactique qui se trouve à l’opposé de la démarche des révolutionnaires marxistes : “En fonctionnant du haut vers le bas, dans le sens inverse d’une démocratie réelle, notre représentation publique ne nous présente pas et assure la domination de la classe des puissants. Elle soustrait la “démocratie” du contrôle populaire en même temps qu’elle l’offre aux milieux financiers”. Traduisez : notre système marche sur la tête, le NPA se propose de le remettre d’aplomb par un contrôle de l’État basé sur une “démocratie réelle” débarrassée des “abus” et des excès de la classe dominante.
Mais l’État démocratique n’est ni “neutre” ni “au-dessus des classes”. Il est au contraire l’expression la plus achevée et la plus sournoise de la dictature du capital sur la société. L’État, qu’il soit démocratique ou dictatorial, reste un appareil marqué par sa nature de classe, une machine qui n’existe que pour l’exploitation d’une classe par une autre. Comme l’écrit Lénine dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky : “Plus la démocratie est développée et plus elle est près, en cas de divergence politique profonde et dangereuse pour la bourgeoisie, du massacre ou de la guerre civile. (…) Dans l’État bourgeois le plus démocratique, les masses opprimées se heurtent constamment à la contradiction criante entre l’égalité nominale proclamée par la démocratie des capitalistes et les milliers de restrictions et de subterfuges réels qui font des prolétaires des esclaves salariés.” L’invocation permanente de la démocratie à toutes les sauces, de l’extrême droite à l’extrême gauche de la bourgeoisie, est l’arme la plus insidieuse pour maintenir le prolétariat dans l’exploitation en le détournant de ses propres armes politiques et de ses buts.
Dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat doit s’organiser de façon autonome et unitaire en forgeant ses propres armes politiques, telles que les assemblées générales et les conseils ouvriers. Les luttes prolétariennes portent en elles un immense bouleversement social, culturel, intellectuel et humain. Mais contre cette perspective révolutionnaire, cette exigence d’unité internationale et de rupture avec tous les organes politiques et idéologiques de la bourgeoisie, Besancenot fait l’apologie des luttes parcellaires qui divisent le prolétariat et le réduisent à l’impuissance dans le seul cadre de l’ordre social existant : “la lutte pour la défense de l’égalité des droits contre un système qui perpétue des discriminations raciales, sexistes ou sexuelles, fait forcément partie du champ d’intervention de la classe des exploités et des opprimés, sauf à la rendre borgne, voire aveugle. (…) Notre combat a besoin d’intégrer la diversité ; il ne fléchit pas avec elle, il se dévitalise au contraire lorsqu’il l’ignore. Accepter les déclinaisons diverses de la lutte, ce n’est pas accepter son éclatement, c’est tenter de l’unifier dans un même sens, contre un adversaire commun et vers une direction commune.” La décadence du capitalisme, accentuée par sa phase ultime de décomposition, dégrade tous les types de rapports humains. Cependant, faire croire qu’il est possible de les changer en organisant des luttes spécifiques sur des problèmes parcellaires tels que le racisme, la condition féminine, la pollution, la sexualité et les autres aspects de la vie quotidienne est un mensonge. Si la lutte contre les rapports sociaux capitalistes contient en elle la lutte contre ces aspects spécifiques de la société capitaliste, la réciproque est fausse.
Pour conduire ces luttes parcellaires, Besancenot enfonce d’ailleurs le clou en plaçant toute sa confiance dans un mouvement syndical prétendument plus “démocratique, unitaire et radical”. Mais ces véritables fossoyeurs professionnels de la lutte ne servent qu’à encadrer la classe ouvrière, à la diviser en corporations, branches ou entreprises, en la livrant pieds et poings liés à la bourgeoisie au nom de la légalité juridique et des prétendus “droits acquis”.
Dans la même logique, les organes autonomes et unitaires du prolétariat que sont les assemblées souveraines et ouvertes à tous, ne sont pas une seule fois mentionnés. Même lorsqu’il est fait référence au mouvement des Indignés en Espagne, Besancenot se garde bien d’évoquer les assemblées ouvrières en son sein. Pourtant, en 2011, ces lieux de débats et de décisions, malgré leurs nombreuses confusions et illusions, ont montré une nouvelle fois la capacité de la classe à s’auto-organiser aux dépens des syndicats et des “partis de gauche”. Ces assemblées ont permis de dessiner une ébauche des luttes à venir en tentant d’affermir la confiance et en posant la question de l’extension internationale de la lutte et de la solidarité ouvrière.
Bien des aspects restent encore à dénoncer dans cet ouvrage dont la publication n’aura finalement eu qu’un seul objectif : pourrir le champ de réflexion du lecteur sous prétexte de vulgarisation du marxisme et miner le terrain de sa prise de conscience pour mieux le désarmer politiquement, étouffer ses velléités de rejet du capitalisme et l’enchaîner, l’enfermer derrière les barbelés idéologiques de la gauche de la bourgeoisie.
AJ, 26/01/2015
1 Besancenot fait référence, en renversant le rapport, à la conjuration des Egaux menée par Gracchus Babeuf en 1796 qui, dans la dynamique de la Révolution française, appelait à l’instauration d’une société au sein de laquelle les moyens de production seraient mis en commun et où régnerait la “parfaite égalité” entre les individus.
2 Slogan démagogique lancé par le Parti radical dans les années 1930 pour désigner les actionnaires “tout-puissants” de la Banque de France puis repris par le Front populaire et l’extrême-droite, et relayé enfin par le parti stalinien.
3Marx, La Guerre civile en France, IIIe partie.
Selon les médias, le triomphe de Syriza en Grèce aurait rendu nerveuses les grandes puissances capitalistes. Cette tension exhibée pour la galerie, Syriza appartenant au même monde bourgeois, est surtout le produit de manœuvres délicates en vue de renégocier la dette grecque. Syriza fait bel et bien partie de ces mêmes puissances capitalistes parce qu’elle partage avec elles la défense de la nation, bannière derrière laquelle chaque capital national défend ses intérêts contre le prolétariat et contre ses rivaux impérialistes. Lors de son dernier meeting, juste avant de remporter les élections, Tsipras, le leader de Syriza, a très bien résumé la réalité de cette coalition : “A partir de lundi, nous en finirons avec l’humiliation nationale et avec les ordres venant de l’étranger.” Ce programme n’a rien à voir avec celui du prolétariat dont l’objectif est la constitution de la communauté humaine mondiale et dont la force d’impulsion est l’internationalisme. Aussi, le triomphe de Syriza n’est pas celui du “peuple”, mais celui du capital grec ; sa politique consistera à porter de nouvelles attaques contre l’ensemble des travailleurs au seul profit du capital national.
Les données de l’économie grecque sont édifiantes. Nous ne mentionnerons que deux chiffres : le revenu nominal des ménages a chuté de 25 % en 7 ans et les exportations, malgré l’énorme réduction des coûts salariaux, sont aujourd’hui 12 % plus basses qu’en 2007. L’état de ruine dans lequel se trouvent les installations olympiques, ce gaspillage gigantesque mis en place pour les JO de 2004, sont un symbole éloquent de la situation du pays.
Cependant, la crise dont souffre la Grèce n’est pas une crise locale due à la mauvaise gestion des gouvernements successifs, mais l’expression de l’impasse historique du mode de production capitaliste doublé d’une crise économique ouverte qui se prolonge depuis 1967 (presque un demi-siècle !), une crise dont celle des “subprimes” en 2007 a constitué un nouveau jalon, immédiatement renforcé par la grande panique financière de 2008 et la récession de 2009. Si les mesures adoptées par les grands pays capitalistes ont pu limiter les effets les plus désastreux de ces événements, elles n’ont nullement pu répondre au problème de fond de la surproduction généralisée dans laquelle le capitalisme s’enfonce depuis presque un siècle. La “solution” en question (une surdose encore plus forte d’endettement prise en charge directement par les États) n’a fait qu’aggraver la situation même si, momentanément, elle a servi de rustine.
Dès lors, “ce sont maintenant les États qui sont confrontés au poids de plus en plus écrasant de leur endettement, la “dette souveraine”, ce qui affecte encore plus leur capacité à intervenir pour relancer leurs économies nationales respectives à travers les déficits budgétaires” 1. Cette situation est devenue insoutenable pour “les pays de la zone Euro où l’économie était la plus fragile ou la plus dépendante des palliatifs illusoires mis en œuvre dans la période précédente, les PIIGS (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne)” 2. En Grèce, la dette publique a atteint 180 % du PIB, le déficit public était de 12,7 % en 2013. Il s’agit là d’un fardeau qui enfonce l’économie dans un cercle vicieux : pour payer ne serait-ce que les intérêts de la dette, il faut contracter de nouvelles dettes et, en échange, imposer des mesures d’austérité draconiennes qui enfoncent encore plus l’économie, ce qui exige des doses encore plus fortes de dettes et des mesures d’austérité plus drastiques encore.
Le cercle vicieux dans lequel se trouve engluée l’économie grecque est le symbole même du cercle vicieux dans lequel s’enfonce tout le capitalisme mondial. “Cela ne veut pas dire cependant que nous allons revenir à une situation similaire à celle de 1929 et des années 1930. Il y a 70 ans, la bourgeoisie mondiale avait été prise complètement au dépourvu face à l’effondrement de son économie et les politiques qu’elle avait mises en œuvre, notamment le repli sur soi de chaque pays, n’avaient réussi qu’à exacerber les conséquences de la crise. L’évolution de la situation économique depuis les quatre dernières décennies a fait la preuve que, même si elle était évidemment incapable d’empêcher le capitalisme de s’enfoncer toujours plus dans la crise, la classe dominante avait la capacité de ralentir le rythme de cet enfoncement et de s’éviter une situation de panique généralisée comme ce fut le cas à partir du “mardi noir”, le 24 octobre 1929. Il existe une autre raison pour laquelle nous n’allons pas revivre une situation similaire à celle des années 1930. A cette époque, l’onde de choc de la crise, partie de la première puissance économique du monde, les États-Unis, s’était propagée principalement vers la seconde puissance mondiale, l’Allemagne” 3. Aujourd’hui, à la différence de cette époque, la bourgeoisie (grâce à un renforcement systématique du capitalisme d’État) a réussi à “organiser” l’économie mondiale afin que les effets de la crise retombent avec plus de force sur les pays les plus faibles et s’atténuent le plus possible pour les plus puissants. L’Allemagne et les États-Unis, qui furent en 1929 l’épicentre de la crise, sont aujourd’hui les pays qui s’en sortent le mieux et qui ont réussi à améliorer leur position face à leurs rivaux.
Cette politique permet au capitalisme dans son ensemble de résister à l’enfoncement dans la crise en privilégiant la défense de ses centres névralgiques. Elle est également un moyen pour mieux diviser le prolétariat. L’économie n’est en effet pas une machine aveugle qui fonctionne par elle-même et les nécessités de la lutte des classes ont une influence sur elle : “une des composantes majeures de l’évolution de la crise échappe au strict déterminisme économique et débouche sur le plan social, sur le rapport de forces entre les deux principales classes de la société, bourgeoisie et prolétariat” 4. En déplaçant les pires effets de la crise sur des pays plus faibles, la bourgeoisie se donne des moyens pour diviser le prolétariat. La gestion politique de la crise vise en particulier à mettre dans la tête des ouvriers grecs que leur situation dramatique est la conséquence du “bien-être” de leurs frères de classe d’Allemagne, et nullement l’expression de l’impasse dans lequel se trouve le capitalisme mondial. Inversement, l’apparente prospérité allemande dissimule aux travailleurs de ce pays la gravité de la situation, les rendant vulnérables aux “explications” selon lesquelles les menaces sur leur condition de vie “privilégiée” seraient dues à la “paresse” et à “l’irresponsabilité” de leurs frères grecs et, en général, aux vagues d’immigration qui frappent à leurs portes.
Cette gestion politique de la crise permet ainsi de déplacer la réflexion des prolétaires sur le terrain pourri du nationalisme en réduisant les problèmes à des difficultés propres à “leur pays” et avec des solutions à trouver “dans leur pays” alors qu’il s’agit d’un problème mondial qui ne peut avoir qu’une solution à l’échelle internationale. En Grèce, le chômage a officiellement atteint le taux intolérable de 27 % et les emplois publics, généralement à vie, ont été réduits de 900 000 à 656 000 ; un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, quelque 400 000 personnes ont abandonné les villes en migrant vers les campagnes dans des conditions précaires à la recherche désespérée d’une agriculture de subsistance. Le salaire minimum en Grèce a diminué de 200 € au cours des cinq dernières années, les pensions de retraite diminuent de 5 % par an… Mais tout cela est l’expression caricaturale d’une situation qui se développe à différents degrés dans tous les pays, mais semble n’être qu’un phénomène strictement limité à la Grèce et causé par des problèmes grecs. La bourgeoisie utilise cela pour créer un épais rideau de fumée rendant difficile la compréhension des tendances générales dominantes dans le capitalisme mondial.
Syriza est un produit de l’évolution de l’appareil politique de l’État grec et, à son tour, des tendances générales qui apparaissent dans les pays centraux du capitalisme. Tel que le marxisme l’a expliqué maintes fois, l’État est un organe exclusif du capital et un moyen d’exclusion ; il est toujours, sous les formes les plus démocratiques qui soient, l’expression de la dictature de la classe dominante sur toute la société et plus particulièrement sur le prolétariat. Dans la décadence du capitalisme, l’État devient totalitaire et cela s’exprime par une tendance vers le parti unique. Mais dans les pays les plus démocratiques et dotés d’un jeu électoral sophistiqué, cette tendance s’exprime par ce qu’on appelle le “bipartisme”. Deux partis, l’un plus incliné vers la droite, l’autre plus penché vers la gauche, échangent régulièrement leur rôle dans l’exercice du pouvoir. Ce schéma a fonctionné à la perfection depuis la Deuxième Guerre mondiale en Europe, en Amérique du Nord, etc.
Cependant, avec l’accélération sans répit de la crise et le poids de la décomposition, ce schéma a souffert d’une usure considérable. D’un côté, les partis “partenaires-rivaux” sont de plus en plus contraints d’assumer la gestion de la crise, ce qui les a irrémédiablement discrédités : chaque fois qu’ils occupent le gouvernement, ils adoptent des mesures d’austérité qui démentent les promesses faites quelques mois plus tôt lorsqu’ils étaient dans l’opposition. Dans l’opposition, ils disent ce qu’ils ne feront jamais et quand ils sont au gouvernement, ils font ce qu’ils n’avaient jamais dit.
Par ailleurs, la décomposition du système capitaliste a entraîné dans les rangs des deux “grands partis” une dislocation croissante et une irresponsabilité de plus en plus manifeste dont l’expression la plus spectaculaire est une corruption qui bat tous les records et qui, pour chaque cas, est systématiquement dépassée en cupidité, cynisme et indécence. Les deux grands partis grecs traditionnels (la Nouvelle démocratie à droite et le PASOK à gauche) en sont une illustration particulièrement caricaturale. Non seulement (et c’est une marque de l’archaïsme du capital grec), ils sont dirigés par deux dynasties qui se succèdent à leur tête depuis plus de 70 ans, la famille Karamanlis pour la droite et le clan Papandreou pour la gauche, mais, avec un culot stupéfiant, les politiciens des deux partis s’en sont mis personnellement plein les poches en se partageant les fonds venant de l’Union européenne.
D’où vient donc Syriza ? Il s’agit d’une coalition, devenue parti en 2012 5, qui a récupéré des factions venant du stalinisme et de la social-démocratie, ingrédients auxquels elle a ajouté, pour se donner une saveur plus piquante, des groupes trotskistes, maoïstes et écologistes. Le noyau fondateur vient d’une scission importante du parti stalinien KKE, lequel, face à l’effondrement de l’URSS en 1989, déguisa les formules du “socialisme réel” sous un emballage “démocratique” plus adapté à l’habillement libéral du capitalisme d’État. Tsipras lui-même a fait carrière au sein de cette clique de rats qui ont abandonné le navire en perdition du stalinisme.
Syriza ressemble comme deux gouttes d’eau aux autres tentatives de renouvellement du schéma politique bipartite qui ont émergé dans d’autres pays comme l’Italie, par exemple, où le vieux modèle (basé sur la démocratie-chrétienne, laquelle, avec des soutiens sociaux-démocrates, fit pratiquement office de parti unique pendant 40 ans) fut remplacé par un autre avec, à droite, l’imprésentable Berlusconi et, côté gauche, la chaotique coalition dont la colonne vertébrale est l’ancien parti communiste reconverti en “parti démocratique”.
Il est d’ailleurs tout à fait significatif que Syriza ait trouvé comme associé à son gouvernement, Anel, un parti d’extrême-droite. L’alliance avec ce parti ultra-nationaliste n’a rien de contre-nature 6. Le nouveau ministre de la Défense, leader de ce parti, n’a pas stoppé l’ambitieux plan d’acquisition d’armements et de renforcement de l’armée mis en place par le gouvernement précédent et qui ne fait qu’aggraver l’austérité avec plus de force que les coupes programmées par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale, Fonds monétaire international). Cette attitude répond à la volonté des nouveaux gouvernants de jouer un rôle dans les trois régions du monde très sensibles dans l’affrontement impérialiste où la Grèce a une position stratégique : les Balkans, jamais vraiment pacifiés, l’Est européen avec la guerre en Ukraine et le Moyen-Orient en pleine effervescence guerrière. Le ministre a débuté son mandat par un voyage provocateur dans une île dont la propriété est disputée entre la Grèce et son voisin et rival turc.
Le partenaire de Syriza défend face aux immigrants une politique qui ressemble à s’y méprendre à celle du parti néo-nazi Aube dorée. Cette politique xénophobe et de chasse aux immigrés, présentés comme des intrus qui volent le travail des Grecs et leurs prestations sociales, poursuit deux objectifs.
D’un côté, il s’agit de faire tomber les travailleurs et, en général, les couches dites “populaires” dans cette idéologie dégradante qui consiste à chercher un bouc-émissaire personnifié dans les Noirs, les Arabes, les Slaves et tous ceux qui ont le malheur de ne pas être des Hellènes de souche. Mais, en plus, cela obéit à un calcul politique et économique : faire payer au prix le plus fort le rôle de gendarme que l’Union européenne a assigné aux pays (Grèce, Italie et Espagne) qui constituent la porte d’entrée de ces masses désespérées qui fuient la plus extrême des misères et les guerres interminables. Dans la lutte de gangsters qui se joue dans cet antre de voleurs qu’est l’U.E., le nouveau gouvernement grec sait parfaitement que la dureté de la politique envers les immigrés est un atout-maître pour toute négociation.
La défense de la nation est le patrimoine commun de tous les partis du capital quelle que soit la couleur politique qu’ils adoptent. Un des arguments le plus sinistres que partagent Syriza et Anel avec Aube Dorée est celui d’une “Grèce pour les Grecs”, la prétention fanatique de s’enfermer dans une supposée “communauté nationale” où l’on pourrait vivre décemment. C’est une utopie réactionnaire, mais c’est surtout une attaque frontale contre la conscience et la solidarité des ouvriers dont la plus grande force est justement celle de constituer une communauté où fusionnent et s’unifient des êtres de toutes races, religions ou nationalités.
Le nationalisme et la défense des intérêts du capital grec est le vrai programme de Syriza. Le programme de réformes structurelles est un simple effet d’annonce “pour la galerie” dont l’écriture est devenue de plus en plus floue et dont le contenu s’est amenuisé au fur et à mesure que Syriza se rapprochait du gouvernement. S’y retrouvent bien entendu les vieilles litanies usées typiques de la gauche du capital : des banques renationalisées, une remise en cause de quelques privatisations, un plan d’emploi garanti, quelques mesures d’urgence pour pallier à certaines situations de pauvreté extrême… et quelques bricoles supplémentaires du même acabit.
Ces mesures ont été utilisées des milliers de fois dans l’histoire du capitalisme et elles n’ont jamais contribué à améliorer les conditions de vie des travailleurs. Le capitalisme, même dans ses fractions les plus droitières, “socialise les banques” chaque fois qu’il y a danger. De Gaulle, Hitler, Franco et d’autres champions de la droite la plus extrême, ont créé des banques publiques. Bush, ancien président des États-Unis, lors de la crise de 2007-2008, prit des mesures pour que l’État saisisse des banques au point que feu le président vénézuélien Chavez finit par l’appeler : “camarade” et le compara, dans son délire, à Lénine.
En ce qui concerne la promesse d’un “plan d’emploi garanti” dont le montant s’est rétréci au fur et à mesure que Syriza avançait vers le pouvoir (de 300 000 nouveaux emplois on est passé à une promesse de seulement 15 000), nous pouvons mesurer le sérieux de la promesse du nouveau gouvernement au trébuchet de sa politique vis-à-vis des fonctionnaires : le programme d’évaluation établi par le gouvernement précédent qui envisageait des pertes de salaire, des rétrogradations à un poste inférieur et même la mise en place d’une “réserve de main d’œuvre”, ce qui n’est ni plus ni moins qu’un licenciement dissimulé et une mise au chômage, n’a pas été abrogé. Au contraire, le programme “s’appliquera de manière plus juste”, selon les mots du nouveau ministre, lequel, par ailleurs, a annoncé que les salaires dans le secteur public resteront gelés.
En ce qui concerne le paiement de la gigantesque dette grecque, Syriza a joué à l’accordéon. Pour capter l’attention des électeurs, ce parti a commencé par développer des propositions ultra-radicales. Mais pendant la campagne électorale, elle a progressivement modéré son discours, spécialement lorsque son triomphe s’est avéré plausible. Maintenant, installée au gouvernement, elle met encore plus d’eau dans son vin au point que le vin devient totalement incolore. Syriza est passée du rejet du paiement de la dette à un rééchelonnement de la dette, après une remise partielle et, finalement, elle propose un échange de la dette par des bons perpétuels et d’autres instruments d’“ingénierie financière” qui ressemblent au plan Brady qui, pendant les années 1980, fut mis en place par le gouvernement américain face à la dette de l’Argentine, un plan bien connu pour les graves attaques qu’il a entraînées contre les conditions de vie des travailleurs de ce pays.
Le prolétariat souffre dans la situation actuelle d’une perte d’identité en tant que classe, d’un fort manque de confiance en soi. A cette situation de profonde faiblesse qui ne pourra pas être simplement dépassée avec l’expérience d’une vague de luttes, répond, dans l’appareil politique du capital, l’émergence d’une série de “populismes de gauche” qui viennent compléter le travail des “populismes de droite”. Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne, le Front de gauche en France, etc., profitent des difficultés de notre classe pour mettre systématiquement en avant le “peuple” et la “citoyenneté”, pour défendre sans complexe la nation définie comme “communauté de tous ceux qui sont nés sur le même territoire”…
Avec une telle propagande, ces gens-là ne profitent pas seulement, comme de vulgaires charognards, des difficultés du prolétariat, mais, en plus, ils jettent du sel sur les plaies en renforçant des barrières idéologiques qui rendent encore plus difficile la récupération de notre identité de classe et la confiance en nous-mêmes. Dénoncer les mensonges de ces nouveaux appareils anti-prolétariens en approfondissant les véritables positions de notre classe, voilà une des tâches que nous nous proposons de mener.
G., 15 février 2015.
1 “Résolution sur la situation internationale de notre XXe congrès international” (2013), Revue Internationale no 152.
2 Idem.
3 Idem.
4 Idem.
5 Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne se présentent comme les hérauts d’une “nouvelle politique” qui serait honnête, au service des “citoyens” et éloignée des manœuvres et de la politicaillerie de bas étage auxquelles nous a habitué la caste bipartite. La preuve que ces si “bonnes intentions” ne sont que tromperies est donnée par Syriza qui s’est enregistrée en tant que parti politique en 2012 pour bénéficier de la prime de 50 députés que la législation grecque octroie au parti arrivé en tête aux élections, un gain qu’on n’octroie pas à une coalition. Voilà un signe éloquent de la moralité de ces Messieurs de Syriza.
6 Depuis 2012, Syriza et Anel, à l’époque où tous les deux étaient dans l’opposition, ont largement collaboré en rejetant, au nom de “l’intérêt de la Grèce” les mesures de la Troïka.
La bourgeoisie a profité de la grande manifestation du 11 janvier dernier, suite aux attentats à Paris, pour nous marteler l’idée qu’il fallait “défendre la liberté d’expression”. Or, aujourd’hui, l’expression est totalement monopolisée par les medias de masse pour un matraquage permanent, un bourrage de crâne, un lavage de cerveau continuel en défense de la démocratie bourgeoise. Et Internet n’a fait que renforcer encore cette emprise, en permettant tout particulièrement de fliquer informatiquement et systématiquement tous ses utilisateurs.
Entièrement chapeauté par la réalité du capitalisme d’État, la “liberté d’expression” ou “de la presse” reste plus que jamais celle de la voix et de la propriété exclusive du capital. Une situation qui a toujours été dénoncée par les révolutionnaires. Nous publions, ci-contre quelques extraits dénonçant ce mensonge de “liberté de la presse” au temps de la Troisième Internationale (1919). Ces extraits, même s’ils peuvent paraître aujourd’hui un peu datés au regard de l’évolution des moyens de propagande, montrent clairement que la presse ne pouvait être que vendue au capital, au propre comme au figuré.
“La liberté de la presse est également une des grandes devises de la démocratie pure. Encore une fois, les ouvriers savent que les socialistes de tous les pays ont reconnu des millions de fois que cette liberté est un mensonge, tant que les meilleures imprimeries et les plus gros stocks de papier sont accaparés par les capitalistes, tant que subsiste le pouvoir du capital dans le monde entier avec d’autant plus de clarté, de netteté et de cynisme que le régime démocratique et républicain est plus développé, comme par exemple en Amérique. Afin de conquérir la véritable égalité et la vraie démocratie dans l’intérêt des travailleurs, des ouvriers et des paysans, il faut commencer par enlever au capital la faculté de louer les écrivains, d’acheter et de corrompre des journaux et des maisons d’édition, et pour cela il faut renverser le joug du capital, renverser les exploiteurs, briser leur résistance. Les capitalistes appellent liberté de la presse la faculté pour les riches de corrompre la presse, la faculté d’utiliser leurs richesses pour fabriquer et pour soutenir la soi-disant opinion publique. Les défenseurs de la “démocratie pure” sont en réalité une fois de plus des défenseurs du système vil et corrompu de la domination des riches sur l’instruction des masses ; ils sont ceux qui trompent le peuple et le détournent avec de belles phrases mensongères, de cette nécessité historique d’affranchir la presse de son assujettissement au capital.”
“Toutes les “libertés démocratiques” sont de caractère formel, purement déclaratif. Telle est, par exemple, «l’égalité démocratique de tous devant la loi». Cette “égalité” prend merveilleusement corps dans “l’égalité” formelle de l’ouvrier vendeur de sa force de travail, et de celui qui l’achète : le capitaliste. Egalité hypocrite, qui masque un asservissement de fait. En l’espèce, l’égalité est proclamée, mais au fond l’inégalité réelle, économique, fait de l’égalité formelle un fantôme. La liberté de la presse, etc., que la démocratie bourgeoise donne aux ouvriers ne vaut guère mieux. Elle est en l’occurrence proclamée, mais les ouvriers sont dans l’incapacité de l’exercer : le monopole de fait du papier, de l’imprimerie, des machines, etc., qu’exerce la classe des capitalistes, réduit pratiquement à néant la presse de la classe ouvrière. Cela rappelle les procédés de la censure américaine : souvent, “tout simplement”, elle interdit à la poste de les distribuer. De cette façon, la “liberté de la presse” formelle revient à l’étrangler totalement.”
Les 12 et 19 avril, deux embarcations de fortune surchargées de migrants fuyant la plus extrême des misères sombraient dans les profondeurs de la Méditerranée, emportant avec elles plus de 1200 vies. Ces tragédies sont récurrentes depuis plusieurs décennies : dans les années 1990, le détroit de Gibraltar, cette forteresse ultra-sécurisée, était déjà le tombeau de nombreux migrants. Depuis 2000, 22 000 personnes ont disparu en tentant de gagner l’Europe par la mer. Et depuis le drame de Lampedusa en 2013, où périrent 500 personnes, cette migration et ses conséquences fatales connaissent un accroissement sans précédent. Avec près de 220 000 traversées et 3500 morts, l’année 2014 a pulvérisé les “records” (sic !). En quatre mois, la mer a déjà emporté 1800 migrants depuis le 1er janvier 2015.
Ces dernières années, nous assistons à une sorte d’industrialisation de ce trafic d’êtres humains. Les témoignages sont parfois édifiants : camps de réfugiés, traversées de zones de conflits, pillages, bastonnades, viols, esclavage, etc. La brutalité et le cynisme des “passeurs” semblent n’avoir aucune limite. Et tout cela pour être accueillis en Europe dans des conditions indignes et, pour reprendre l’expression du chef de l’opération Triton censée “sauver” les migrants des flots, de “fardeau” !
Si des hommes sont prêts à endurer de telles épreuves, c’est que ce qu’ils fuient est pire encore. A l’origine de l’augmentation des flux migratoires, il y a les conditions d’existence insoutenables dans des régions de plus en plus nombreuses de la planète. Ces conditions ne sont pas nouvelles, mais elles s’aggravent à vue d’œil. La faim et la maladie frappent encore. Mais c’est surtout une société pourrissant sur pied que fuient ces milliers de personnes : la décomposition accélérée de l’Afrique et du Moyen-Orient, avec leurs conflits inextricables, leurs bandes armées maffieuses et fanatisées, l’insécurité permanente, le racket, le chômage de masse…
Les grandes puissances, poussées par la logique d’un capitalisme de plus en plus irrationnel et meurtrier à défendre leurs intérêts impérialistes par les moyens les plus sordides, ont une part de responsabilité majeure dans la situation épouvantable de nombreuses régions du monde. Le chaos libyen est à ce titre caricatural : les bombes occidentales ont remplacé un tyran par des milices désorganisées sans foi ni loi. Outre que cela illustre parfaitement l’unique perspective que le capitalisme est en mesure d’offrir à l’humanité, la dislocation du pays a favorisé l’implantation au grand jour de filières de “passeurs” sans scrupules et souvent liés à divers acteurs impérialistes : cliques maffieuses, djihadistes et même gouvernements autoproclamés en lutte les uns contre les autres qui relèvent souvent de la première ou de la seconde catégorie, voire d’un savant mélange des deux.
A l’image des migrants traversant la Méditerranée, le déracinement est inscrit dans l’histoire de la classe ouvrière. Dès les origines du capitalisme, une partie de la population rurale issue du Moyen-Âge fut arrachée à la terre pour constituer la première main-d’œuvre manufacturière. Souvent victimes d’expropriations brutales, ces parias du système féodal, trop nombreux pour que le Capital naissant puisse tous les absorber, étaient déjà traités en criminels : “La législation les traita en criminels volontaires ; elle supposa qu’il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s’il n’était survenu aucun changement dans leur condition” (Karl Marx, Le Capital). Avec le développement du capitalisme, le besoin croissant de main-d’œuvre généra d’innombrables flux migratoires. Au xixe siècle, alors que le capitalisme prospérait, des millions de migrants prirent le chemin de l’exode pour remplir les usines. Avec le déclin historique du système, qui débute avec la Première Guerre mondiale en 1914, les déplacements de populations n’ont jamais cessé et se sont même accrus. Guerres impérialistes, crises économiques ou catastrophes climatiques, nombreuses sont les raisons d’espérer échapper à l’enfer.
Et avec la crise permanente du système, les immigrés se heurtent désormais au fait que le Capital est incapable d’absorber significativement plus de force de travail. Les obstacles administratifs, policiers et judiciaires se sont ainsi peu à peu multipliés pour empêcher les migrants d’atteindre le territoire des États les plus développés : limitation de la durée des séjours, expulsions par charters ou reconductions massives, harcèlements juridiques, traque policière, patrouilles navales et aériennes aux frontières, camps de détention, etc. Ainsi, alors que les États-Unis à la recherche d’une main-d’œuvre nombreuse furent, avant la Première Guerre mondiale, le symbole d’une terre d’asile, le territoire américain est aujourd’hui à ce point verrouillé qu’une gigantesque et meurtrière muraille se dresse à la frontière mexicaine. L’Europe n’a bien entendu pas échappé à cette dynamique. Dès les années 1980, les très démocratiques États européens ont commencé à déployer une armada de navires de guerre dans la Méditerranée et n’ont pas hésité à collaborer étroitement avec feu le “Guide de la Révolution”, Mouammar Kadhafi et ses estimables homologues, Sa Majesté le roi du Maroc et le Président à vie de l’Algérie, Abdelaziz Bouteflika, afin de repousser les migrants vers le désert, avec des méthodes d’une extrême cruauté. Tandis que la bourgeoisie abattait triomphalement le rideau de fer, d’autres “murs de la honte” s’érigeaient un peu partout aux frontières. L’hypocrisie de la liberté démocratique de circulation au sein de l’espace Schengen apparaît à ce titre explicitement. Quant à ceux qui réussissent finalement la traversée, c’est la traque, l’humiliation et des conditions de détention infâmes. En définitive, derrière leurs larmes de crocodiles, le cynisme des États n’a pas plus de limites que celui des “passeurs”.
Les naufrages d’embarcations de fortune sont tristement courants depuis des décennies, des migrants sont incarcérés comme des criminels, réduits en esclavage ou assassinés quotidiennement. L’explosion du nombre de victimes en Méditerranée ne date pas non plus du mois dernier. Alors pourquoi un tel emballement médiatique, maintenant ?
Cela répond à une logique d’intoxication idéologique qui mobilise l’ensemble des fractions de la bourgeoisie. En effet, parallèlement à la transformation des États en forteresses, s’est enracinée une idéologie anti-immigrés nauséabonde, cherchant à rendre responsables les “étrangers” des effets de la crise et à les présenter comme des hordes de délinquants troublant la tranquillité publique. Ces campagnes parfois hystériques sont d’une idiotie abyssale et visent à diviser le prolétariat en lui faisant prendre fait et cause pour les intérêts de la Nation, c’est-à-dire ceux de la classe dominante, sur la base d’un formatage pernicieux des esprits selon lequel la division de l’humanité en nations serait normale, naturelle et éternelle. D’ailleurs, l’hypocrisie du filtrage entre “bons” et “mauvais” immigrés répond entièrement à cette logique, sont jugés “bons” ceux qui peuvent être utiles à l’économie nationale, les autres seraient des nuisibles ou des fardeaux à écarter.
Mais, comme en témoignent les élans de solidarité des ouvriers d’Italie à l’endroit des migrants atteignant finalement les côtes siciliennes, de nombreux prolétaires s’indignent du sort que la bourgeoisie réserve aux immigrés. Et quoi de mieux pour encadrer et canaliser cette indignation dans des impasses que des experts patentés en la matière : la gauche de l’appareil politique bourgeois ? A nouveau, les prétendus “amis du peuple” profitent de l’indignation généralisée pour jeter la classe ouvrière, pieds et poings liés, dans la gueule de l’État capitaliste. Les ONG, ces véritables éclaireurs impérialistes, n’ont ainsi pas eu de mots assez durs pour exiger plus de lois répressives et plus de “moyens” militaires aux États mêmes qui planifient depuis des années la tuerie, tout cela au nom des “Droits de l’Homme” et de la dignité humaine. Après le coup de la “guerre humanitaire” en Afrique, voici celui du “contrôle charitable des frontières” ! Quelle infâme hypocrisie ! En France, l’inénarrable organisation trotskiste Lutte ouvrière s’illustre ainsi à nouveau dans son article, “L’Europe capitaliste condamne à mort les migrants” () : “En réduisant le nombre et la portée des patrouilles, les dirigeants de l’UE ont fait le choix de laisser mourir ceux qui tenteraient la traversée. C’est de la non-assistance à personne en danger. Les dix-huit navires et les deux hélicoptères, qui ont été envoyés sur les lieux du drame mais après le naufrage, rajoutent à l’ignominie.” En un mot, ce parti bourgeois, prétendument marxiste, réclame lui-aussi plus de navires de guerre pour “sauver” les migrants. Ainsi, la bourgeoisie instrumentalise aussi l’hécatombe pour renforcer les moyens de répression contre les migrants avec l’augmentation et la sophistication des moyens de l’Agence Frontex chargée de coordonner le déploiement militaire aux frontières de l’Europe et les opérations anti-immigrés sur le territoire : flicage à grande échelle, fichage, rafles et charters ; la bourgeoisie semble avoir tout organisé pour “porter assistance” aux migrants. Des frappes aériennes en Libye ont même été envisagées ! Derrière cela, la bourgeoisie cherche aussi à renforcer davantage le climat anxiogène et menaçant qu’elle entretient soigneusement pour faciliter l’application des mesures répressives qui se multiplient partout dans le monde contre la classe ouvrière.
Truth Martini, 5 mai 2015
() Editorial de l’hebdomadaire Lutte ouvrière no 2438, 24 avril 2015.
“En Syrie, chaque jour qui passe apporte son nouveau lot de massacres. Ce pays a rejoint les terrains des guerres impérialistes au Moyen-Orient. Après la Palestine, l’Irak, l’Afghanistan et la Libye, voici maintenant venu le temps de la Syrie. Malheureusement, cette situation pose immédiatement une question particulièrement inquiétante. Que va-t-il se passer dans la période à venir ? En effet, le Proche et le Moyen-Orient dans leur ensemble paraissent au bord d’un embrasement dont on voit difficilement l’aboutissement. Derrière la guerre en Syrie, c’est l’Iran qui attise aujourd’hui toutes les peurs et les appétits impérialistes, mais tous les principaux brigands impérialistes sont également préparés à défendre leurs intérêts dans la région. Celle-ci est sur le pied de guerre, une guerre dont les conséquences dramatiques seraient irrationnelles et destructrices pour le système capitaliste lui-même.”
C’est ainsi que débutait l’article de la Revue internationale no 149, “La menace d’un cataclysme impérialiste au Moyen-Orient”, écrit il y a presque trois ans. La situation n’a fait qu’empirer depuis et la menace d’une conflagration généralisée est encore plus grande.
Cela fait cinq ans maintenant que la guerre impérialiste ravage la Syrie dans laquelle sont impliquées les grandes puissances – États-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie – ainsi que des puissances régionales comme l’Iran, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël, etc. Aucune issue n’apparaît à ce conflit. Au contraire, la guerre et l’instabilité s’étendent. En particulier, l’État islamique et son Califat, cette expression particulière de l’irrationalité et de la décomposition capitalistes, se renforcent. A Tikrit, à Mossoul, à Raqqa et d’autres régions encore, l’État islamique s’étend. Fin mars, les forces djihadistes d’al-Nosra ont pris la deuxième capitale provinciale de Syrie, Idleb, seulement quelques jours après que dans le Sud, al-Nosra, avec l’aide d’interventions militaires israéliennes qui, de facto, travaillent avec les djihadistes, a pris l’ancienne capitale arabo-romaine de Bosra dans la région de Deraa. Le même type de coopération a été observé dans l’immense camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk près de Damas où al-Nosra a fait le lit de l’avancée meurtrière de l’État islamique dans une enclave, déjà soumise à deux ans de siège et de famine, qui se présente elle-même comme un microcosme de la décomposition générale.
Mais ce type d’alliance est fragile ; la tendance est même à des coalitions impérialistes de plus en plus éphémères. Ainsi à Yarmouk, les résistances à toute coopération avec les djihadistes sont très fortes. Et ces alliances au sein des différentes fractions sunnites sont elles-mêmes contingentes et périlleuses du fait que beaucoup de fractions sunnites se haïssent entre elles, encore plus qu’elles ne haïssent les chiites. A Yarmouk, une bataille sur trois ou quatre fronts est en train d’éclater ; des forces palestiniennes pro-Assad y sont impliquées ainsi que le groupe djihadiste sunnite anti-régime de Aqnaf Beit al-Maqdis (le Conseil Shura moudjahidine des environs de Jerusalem – également actif dans la péninsule du Sinaï) qui est haï à la fois par l’État islamique et par al-Nosra.
L’État islamique a aussi étendu son influence sur l’Afrique du Nord dans les régions de Libye déstabilisées par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France et dans la péninsule toujours instable du Sinaï, malgré l’intervention dans ces deux zones du régime militaire égyptien. Tout cela a des conséquences pour de nouvelles attaques terroristes en Europe et au-delà. L’instabilité et l’armement libyens, le chômage massif dans toute la région et l’idéologie religieuse irrationnelle issue du délitement général de la société capitaliste a ouvert un boulevard aux groupes liés à al-Qaïda, Boko-Haram au Nigéria et al-Shabaab au Kenya, qui répandent la terreur et la guerre à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières. Les pays qui subissent cela sont la Somalie, le Sud-Soudan (où des troupes chinoises sont présentes), le Cameroun (dont les forces spéciales entraînées par Israël sont mobilisées pour combattre) et le Tchad (dont les forces spéciales anti-terroristes basées à Fort Carson, Colorado, travaillent avec des formateurs britanniques et les forces spéciales françaises). Les forces de l’impérialisme français ont été augmentées avant et après les attentats de Paris, attentats qu’on dit inspirés par al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).
Les conséquences de la montée du djihadisme constituent une spirale de violence et de destruction sans précédent au Moyen-Orient et en Afrique. Pour reprendre à l’État islamique la ville syrienne frontalière de Kobani, par exemple, où les combats se poursuivent encore aujourd’hui dans les villages avoisinants, les puissances occidentales et les combattants kurdes ont bombardé la ville et l’ont totalement détruite ; et c’est la même chose qui semble avoir lieu à Tikrit en Irak. À la politique de terre brûlée et à la terreur de l’État islamique répondent la terre brûlée et la terreur de l’Occident et de ses alliés. La dévastation de toute la région dépasse l’entendement et tandis que les démocrates de Grande-Bretagne, des États-Unis et de France ainsi que le repaire de bandits des Nations Unies dénoncent hypocritement la destruction par l’État islamique des anciens sites historiques et culturels, leurs propres avions ne sont pas moins destructeurs.
Malgré les bombardements qui le visent, l’État islamique constitue une force énorme et une menace qui s’étend. Patrick Cockburn, célèbre journaliste du The Independant, écrit : “L’État islamique ne va pas exploser du fait du mécontentement populaire qui s’accroît à l’intérieur de ses frontières. Ses ennemis peuvent railler ses prétentions d’être un État véritable mais, en ce qui concerne sa capacité à enrôler des troupes, à augmenter les impôts et à imposer sa variante brutale d’Islam, il est plus fort que ses nombreux voisins régionaux” (). L’exemple de Tikrit montre à quel point il est difficile de déloger l’État islamique. Dans cette ville, quelques centaines de djihadistes ont tenu tête à l’assaut coordonné de milliers de forces spéciales irakiennes et de milices chiites pendant des semaines et bien que Bagdad ait annoncé avoir repris Tikrit (), l’État islamique en contrôle toujours des parties ainsi que les provinces bien plus grandes d’Anbar et de Ninive. Pire ! L’assaut semble même avoir provoqué des problèmes entre le gouvernement irakien, les États-Unis et les milices chiites soutenues par l’Iran, l’issue étant une augmentation de frappes aériennes américaines et un soutien de facto aux forces iraniennes. Ces relations de coopération entre l’Amérique et l’Iran soulèvent une grande consternation et de grandes craintes parmi les anciens alliés de l’ex-bloc de l’Ouest, en particulier en Arabie saoudite et en Israël.
Un rapprochement a commencé à s’opérer durant la guerre menée par l’État islamique en Irak et en Syrie car la montée de l’État islamique a posé à la politique guerrière des États-Unis un dilemme encore plus grand. Si le régime d’Assad avait été vaincu, la route de Damas aurait été ouverte pour l’État islamique. Récemment, le directeur de la CIA, John Brennan, l’a reconnu explicitement quand il a déclaré qu’il ne voulait pas que le gouvernement d’Assad s’effondre (), des paroles auxquelles, quelques jours plus tard, le secrétaire d’État John Kerry a fait écho lors des discussions en vue d’un accord sur le nucléaire avec les officiels iraniens.
Les tensions entre les États-Unis et Israël, avec la clique de Netanyahou en particulier, ont émergé publiquement. Les Israéliens se sentent affaiblis et vulnérables du fait de ce que certains politiciens israéliens appellent la politique américaine de “Pivot vers la Perse” (après la politique appelée Pivot to Asia). Assad ou l’État islamique, la peste ou le choléra, tel est l’insoluble dilemme auquel la politique étrangère américaine est confrontée.
Si Israël s’inquiète du rapprochement irano-américain – une coopération qui existait en réalité jusqu’à la fin des années 1970 lorsque le Shah d’Iran était le gendarme de la région au service de la Grande-Bretagne et des États-Unis – l’Arabie saoudite aussi est préoccupée et c’est ce qui en premier lieu l’a poussée dans l’aventure actuelle au Yémen. La “révolution” islamique de 1979 qui a renversé le Shah, constituait une menace pour l’Arabie saoudite, avec ses “appels aux opprimés” – arme de l’impérialisme iranien pour gagner l’avantage sur ses rivaux locaux. Depuis cette époque, l’Iran a perdu les faveurs de l’Occident et, en même temps et indépendamment, le régime d’Arabie saoudite a développé une ligne dure d’islam wahhabite afin de promouvoir et d’encourager les sentiments et les activités anti-chiites extrémistes (). L’Etat saoudien, préoccupé par la possibilité que l’Iran devienne une puissance nucléaire, a clairement exprimé ses propres aspirations au nucléaire.
Un autre facteur qui joue en faveur d’un “axe” américano-iranien – dont nous sommes encore loin, même si un accord est obtenu sur la capacité nucléaire iranienne – est que ce serait, pour la Russie, principal allié de l’Iran et supporter d’Assad, un sérieux revers. La Russie serait repoussée à l’intérieur de ses territoires, encerclée et comprimée. Ce qui ferait de l’Europe un lieu encore plus dangereux car la menace d’un impérialisme russe cherchant à rompre cet encerclement augmenterait à long terme.
Même par rapport à ce qui est habituel au Moyen-Orient – les conflits entre communautés religieuses, la destruction gratuite, les machinations et les guerres impérialistes constantes et croissantes – l’attaque menée par l’Arabie saoudite au Yémen en mars dernier atteint de nouveaux sommets d’absurdité : l’Arabie saoudite dirige une coalition musulmane sunnite de dix nations comprenant le Pakistan, un pays non-arabe et disposant de l’arme nucléaire, pour attaquer le Yémen. Les gangsters locaux, comme les Emirats arabes unis, le Koweït et le Qatar sont impliqués mais, également, le dictateur égyptien al-Sissi ainsi que la clique génocidaire du Soudan d’el-Béchir. Tous ces despotes sont soutenus par les États-Unis et la Grande-Bretagne qui ont offert à la coalition un soutien “en logistique et en renseignements”. La force de cette coalition n’est toutefois pas claire, étant donné que le Sultanat d’Oman a refusé de s’y joindre, que le Qatar est hésitant et qu’apparemment, le Pakistan l’a finalement quittée. Difficulté supplémentaire, le Yémen, étant donné sa situation géographique, est une autre sorte d’Afghanistan comme les forces impérialistes britanniques, égyptiennes et autres l’ont appris à leurs dépens dans le passé. Le Yémen est le pays le plus pauvre du monde arabe. On estime à dix millions le nombre d’enfants au bord de la malnutrition ; la pauvreté et la corruption y sont rampantes. Ce pays qui n’a pas connu de conflits ethniques graves dans son histoire, a été sucé jusqu’à la moelle par d’autres puissances impérialistes et les guerres dans les dernières années, et cela est bien parti pour continuer. En septembre dernier, le président Obama a qualifié une opération de drone américain sur le territoire de “succès anti-terroriste”, et même de “modèle” () du genre. Le Yémen et sa population qui souffre depuis longtemps, vont subir une nouvelle série de tensions et de destructions qui ne feront, selon toute probabilité, que renforcer la position d’al-Qaïda et de l’État islamique dans la péninsule arabique.
Les rebelles Houthis qui se renforcent en ce moment au Yémen viennent de la secte zaïdiste – branche obscure de l’islam chiite du clan al-Houthi au nord où cette population vit depuis mille ans. Ils sont nés au début des années 1990 en tant que mouvement évangéliste pacifique, appelé “la Jeunesse croyante”. Comme beaucoup d’autres, ce mouvement s’est radicalisé à la suite de l’invasion occidentale de l’Irak en 2003. L’Iran l’appelle la révolution “Ansarullah” et a certainement fourni une assistance mais à la très petite échelle de la situation de la région. Les Houthis ne sont pas de simples marionnettes de Téhéran. Ils avaient auparavant battu les forces gouvernementales américaines et le président Saleh, soutenu par l’Arabie saoudite ainsi que les troupes d’AQPA. Le président Saleh a démissionné en 2012, et lui, son fils et cent mille de ses soldats soutiennent maintenant l’avancée houthie, une avancée qui a été facilitée par le désespoir et la méfiance envers les autorités. Le nouveau président yéménite Hadi, soutenu par l’Arabie saoudite et l’Occident, a fui l’avancée houthie sur Aden où sont restées certaines forces qui lui sont favorables, et on rapporte qu’il serait actuellement à Ryad. L’affiliation sunnite de Hadi est hors-la-loi en Arabie saoudite, ce qui constitue un autre élément de cette situation alambiquée. Les ambassades ont été fermées et les troupes américaines ont aussi fui les Houthis. Les Houthis avancent, ayant ramassé du matériel militaire abandonné par l’armée américaine évalué à un demi-milliard de dollars. Autre facteur d’instabilité : l’alliance du président Saleh avec les Houthis est très fragile, certaines de ses troupes se sont ralliées à l’Arabie saoudite et ont fui les bombardements de leurs quartiers. Cela indique que le retournement de cette armée contre les Houthis est possible, si elle se réorientait vers l’Arabie saoudite et vers ses anciens soutiens occidentaux.
Certains journalistes () spécialistes du Moyen-Orient ont souligné la complexité ainsi que les dangers de la guerre qui se déroule au Yémen. Ils la qualifient de “multidimensionnelle”, ce qui est une description claire de la déliquescence à l’œuvre.
Il y a les Houthis, bien armés maintenant, non grâce à l’Iran mais grâce aux États-Unis ; d’AQPA – qui est mortellement efficace dans cette région contre des cibles occidentales et locales depuis 15 ans, l’État islamique qui a annoncé l’ouverture de sa branche yéménite l’an dernier et a commandité l’attentat d’une mosquée le 21 mars, tuant plus de cent chiites houthis ; les forces sunnites-croupion déclinantes soutenues par l’Arabie saoudite et la côte occidentale du pays qui est en partie dominée par des pirates et des seigneurs de guerre. Et c’est dans cet enfer, que l’Arabie saoudite, bien armée par l’Occident, veut mener des bombardements et envoyer des forces d’invasion ! L’Arabie saoudite est apparemment en train de mobiliser 150 000 soldats et prépare son artillerie pour attaquer le Yémen. Les dimensions militaire, économique et géostratégique du conflit au Yémen ne sont pas ignorées par les journalistes : d’un côté, il y a la mer Rouge et le canal de Suez, de l’autre le golfe d’Aden et le détroit de Bab-el-Mandeb, et c’est une autre raison pour laquelle le Yémen est un enjeu si important dans l’arène impérialiste. L’aviation saoudienne a commencé à bombarder le Yémen, frappant inévitablement les camps de réfugiés et les régions civiles. L’Arabie saoudite s’inquiète également pour sa propre population et la stabilité de son régime avec l’approfondissement général de la crise : il est notoire que près de la moitié de l’armée saoudienne est composée de tribus yéménites.
L’Arabie saoudite a appelé ses plans de guerre yéménites “Opération Tempête décisive”, en écho au nom de “Tempête du désert” donné à l’opération américaine en Irak en 1991 qui avait entraîné, entre autres, le massacre de soldats et de civils irakiens sur la fameuse “Autoroute de la mort” vers Bassorah. L’Iran n’appréciera pas l’implication de l’Arabie saoudite et est consciente de l’appel que celle-ci avait adressé à l’Amérique – révélé par Wikileaks en novembre 2010 – “il faut couper la tête du serpent” iranien (selon l’Agence Reuters du 29/11/2010). Qu’il y ait ou non un rapprochement entre les États-Unis et l’Iran, les tensions et la guerre dans cette région ne peuvent que s’exacerber. C’est le futur que le capitalisme réserve à cette région et, en fin de compte, au monde entier.
D’après World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne, 15 avril 2015
() 20/03/2015.
() The Guardian, 1/04/2015.
() Middle East Eye, 14/03/2015.
() Il est clair que les puissances impérialistes de la région et, évidemment, les divers gangs armés sunnites et chiites ont joué un rôle de premier plan en suscitant les divisons sunnites/chiites qui étaient bien moins importantes dans le passé. Mais l’exacerbation de ces divisions sont aussi une production “spontanée” de la décomposition, d’une société dans laquelle tous les liens sociaux se dissolvent et sont remplacés par une atmosphère fétide de pourrissement.
() Le Sunday Telegraph a récemment publié un article sur un rapport des Nations Unies montrant qu’en 2011, le président Saleh, tout en étant soutenu par l’Occident et l’Arabie saoudite, avait rencontré des représentants de haut rang de l’AQPA et leur avait accordé un asile sûr dans le sud du pays où ils ne seraient pas inquiétés par les mouvements de ses troupes. Cela est typique des rapports et combinaisons machiavéliques dans la décomposition du capitalisme. Comme ses compères du même acabit, Saleh et sa clique ont aussi escroqué des milliards de dollars.
() Voir par exemple les articles de Nussalbah Younis dans The Oberver du 29/03/2015 et de Robert Fisk dans The Independant du 28/03/2015.
Nous publions ci-dessous la traduction d’un tract diffusé par nos camarades du Pérou en janvier dernier contre une nouvelle loi sur l’emploi des jeunes qui permet au gouvernement, comme dans de nombreux autres pays, de faciliter le recrutement de jeunes prolétaires en les payant le moins possible. Cette attaque a provoqué une forte mobilisation qui s’est traduite par cinq manifestations à Lima et en province. Le mouvement a permis que se développent des discussions et des assemblées dans la rue avant d’être rapidement récupéré par les gauchistes et d’autres organisations bourgeoises (1.
Camarades, la scélérate “loi Pulpin” sur l’emploi des jeunes est un pas de plus dans la politique de l’Etat et de la bourgeoisie pour faire payer aux travailleurs la chute des bénéfices et la récession de l’économie. Avec les mesures de “relance” du président Humala et la bande des députés, on veut nous faire payer les pots cassés de la crise mondiale du capitalisme qui a éclaté en 2008 et dont les vagues ont frappé de plein fouet le Pérou et d’autres pays latino-américains (Brésil, Chili, Argentine, Venezuela).
Et comme cela s’est produit aux Etats-Unis, en Europe, au Japon ou en Chine, la formule appliquée est toujours la même : attaquer les conditions de vie des ouvriers, facilitant les licenciements massifs, le gel des salaires, l’augmentation des cadences, les heures supplémentaires non payées et maintenant le recrutement d’une main-d’œuvre jeune et bon marché.
Mais il ne faut pas croire que cette offensive vient à peine de commencer. Elle provient de tous les gouvernements passés. Ce gouvernement a commencé en 2012 à attaquer les enseignants avec la loi sur l’enseignement à laquelle on a répondu par un mois de grève, finalement sabotée et vendue par le syndicat SUTEP et le parti Patria Roja (). Ont suivi la réforme sur la santé ciblée contre le secteur médical et infirmier et la nouvelle loi sur l’université principalement dirigée contre les étudiants. Aujourd’hui sous la forte pression accrue de la crise économique, l’Etat a abaissé les impôts au profit des capitalistes (670 000 entreprises en ont bénéficié !) avec le coup de main donné par les députés qui ont voté les lois qui favorisent encore plus les licenciements. Comme nous le voyons, l’offensive anti-ouvrière marche à plein régime et nous devons sortir dans la rue pour nous y opposer.
Comme nous l’avons dit plus haut, les lois contre les travailleurs peuvent seulement s’expliquer dans le cadre d’une crise du capitalisme mondial. Le capitalisme est un système entré en décadence il y a un siècle et depuis les années 1980, il est entré dans sa phase terminale de décomposition avec les pires manifestations que nous pouvons voir aujourd’hui : phénomène de bandes, insécurité des quartiers, narcotrafic, augmentation des agressions et de la criminalité, actes terroristes politiques ou religieux, catastrophes pour l’environnement, meurtres de masse (comme les 43 étudiants massacrés au Mexique), guerres impérialistes (Syrie, Irak, Ukraine), corruption généralisée. Le capitalisme, dans sa phase de décomposition, représente le règne absolu de l’amoralité dont le poids idéologique contamine même les rangs de la classe ouvrière. Mais nous, les prolétaires, sommes les seuls qui pouvons changer cette situation avec notre vision morale de la lutte et de la solidarité de classe.
Nous sommes (ou serons) tous des esclaves salariés
A toi qui dois lutter de manière associée, nous te disons que la “dignité dans le travail” ou le “je ne veux pas être exploité” est impossible à l’intérieur du système capitaliste pour la simple raison que tout travail en échange d’une rémunération ou d’un salaire repose sur une exploitation et que toute exploitation est une atteinte à la dignité. Parce que le travail salarié signifie l’extorsion d’une plus-value au profit des chefs d’entreprise ; parce que le capitaliste est un vampire qui suce le sang et aspire la sueur des travailleurs. Dans ce système, notre force de travail est transformée en une simple marchandise de plus qui s’achète ou se vend au prix du marché au gré des capitalistes. Nous, les travailleurs, jeunes ou non, sommes en conséquence obligés et contraints par nécessité de consacrer 8 ou 10 heures par jour au travail, ou même davantage. Comment cela s’appelle-t-il ? De l’esclavage salarié !
Attention : quand nous parlons de capitalistes ou de chefs d’entreprise, nous ne nous référons pas seulement aux patrons des grandes entreprises et des usines regroupés dans les organismes patronaux comme la CONFIEP ou l’ADEX mais aussi aux entreprises du secteur public ou nationalisées qui n’appartiennent nullement au peuple comme on nous le raconte et toutes les autres PME : boutiques, galeries, ateliers, restaurants, bureaux, imprimeries, boulangeries, collèges, cliniques et bien d’autres partout où il y a un chef d’entreprise et des travailleurs à son service, il y a exploitation !
Cette fameuse “loi Pulpin” est une façon de faire prospérer le chef d’entreprise avec ton travail et tes droits réduits le plus possible mais qui cherche en même temps à te faire plier à la discipline de l’esclavage salarié, à te faire entrer dans la tête que travailler au profit de quelqu’un d’autre, qu’être exploité, doit être considéré comme une chose “normale”. Le “Nous devons tous travailler” fait partie intégrante de la morale et du bon sens commun inculqués dans le cerveau des gens par la bourgeoisie et son Etat depuis l’école. Et quand, en tant que travailleurs qui subissons la rigueur et cette exploitation, nous brisons cette “normalité” avec des grèves ou des manifestations, alors l’Etat et la démocratie se mobilisent tous avec leurs gestionnaires successifs (Fujiimori, Garcia, Toledo, Humala et tous ceux à venir) pour lâcher leurs meutes des forces de répression en faisant usage de leurs bâtons, de leurs balles ou de leur prison contre les “révoltés”.
L’Etat et les capitalistes jouent leur jeu pour nous maintenir divisés (les “jeunes” contre les “vieux”, les ouvriers de base contre les ingénieurs ou les techniciens hautement spécialisés, les cols bleus contre les cols blancs). Nous devons briser le carcan du localisme, de l’isolement et de la lutte chacun de son côté par entreprise, corporation ou secteur. Nous devons coordonner nos luttes avec tous ceux qui se battent comme nous. Les récentes grèves à Antamina (), à la SERPOST (employés de la poste), dans ESSALUD (le secteur de la santé), dans le secteur bancaire, ne font-elles pas partie de nos luttes ? N’en font-elles pas aussi partie les récentes mobilisations aux Etats-Unis, en Belgique ou en Italie contre les mesures d’austérité et les licenciements ? Bien sûr que si ! Parce que nous sommes une classe mondiale, notre lutte dépasse le cadre des frontières, elle est internationale.
Nous devons nous mobiliser mais aussi nous devons nous réunir, nous connaître, parler entre nous, discuter et débattre des moyens de la lutte entre tous sans en laisser les rênes à une camarilla qui prend les décisions dans notre dos. Formons des assemblées de lutte ouvertes à tous les exploités pour réfléchir et faire un bilan quotidien de la situation et donnons-nous les moyens pour faire appliquer nos propres décisions,.
Ouvriers, étudiants, retraités, sans emplois, saisonniers, nous avons tous quelque chose à dire et à apporter à la lutte.
Camarades, commençons à forger l’unité des exploités en rupture avec les divisions imposées et faisons reculer ce système inhumain. Prenons conscience une fois pour toutes que nous appartenons à la classe des prolétaires, à une armée d’esclaves obligée de vendre sa force de travail. Nous ne sommes pas des machines au travail, “du capital humain” comme aiment le dire les économistes à la solde de la bourgeoisie.
Non ! Nous sommes une classe historique qui a derrière elle une expérience de 150 ans de luttes et qui porte un projet de libération pour toute l’humanité exploitée ! Nous formons la communauté humaine mondiale.
Assurons la continuité de ceux qui nous ont précédés et luttons aussi pour une société différente organisée par les travailleurs du monde entier dans laquelle n’existera plus d’exploitation, ni de classes sociales ni de frontières et dans laquelle la socialisation de la production à l’échelle mondiale, où la satisfaction des besoins de l’humanité seront primordiaux et où le travail serait une activité humaine pour le bénéfice de tous.
Le capitalisme est aujourd’hui un système décadent dont l’enfoncement dans la dynamique de décomposition nous entraîne vers une barbarie généralisée, vers un désastre écologique et accélère le processus d’extinction de notre propre espèce. Organisons-nous dès maintenant et unissons notre lutte avec les travailleurs du monde entier pour en finir avec cet ordre insupportable de souffrance et de misère.
Révolution mondiale ou destruction de toute l’humanité !
Prolétaires de tous les pays, unissons-nous !
Internacionalismo Perú, 21 janvier 2015
1) Pour nos lecteurs lisant l’espagnol, voir l’article tirant le bilan de cette mobilisation : “Balance de las movilizaciones contra la Ley de Empleo Juvenil”.
() Le SUTEP est le syndicat unitaire des travailleurs du pays dont plusieurs dirigeants viennent du maoïsme. Patria Roja est un parti politique stalinien dérivé du Parti communiste péruvien. Ils entretiennent entre eux des liens étroits.
() Antamina est une mine à ciel ouvert située dans la région d’Ancash dans le nord du pays le long de l’Océan Pacifique, sur les contreforts de la chaîne andine, où les mineurs extraient principalement du cuivre et du zinc et où, en novembre et décembre 2014, 1700 mineurs avaient entamé une longue grève pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail.
Absent du livre précédent de l’auteur cubain Léonardo Padura (), l’ex-inspecteur Conde est de retour dans Hérétiques (). Cet anti-héros est le prototype du latino-américain macho qui cache sous ses dehors revêches une profonde sensibilité. Ses espoirs perdus et ses illusions tenaces donnent à ce personnage une sorte de crédibilité pour dénoncer les souffrances de ceux qui vivent à Cuba. Les passages sur la réalité vécue sur cette île constituent indéniablement l’une des grandes forces du récit : “Il regarda au loin, au-delà des maisons et des immeubles couronnés d’antennes, de pigeonniers où séchaient des draps si usés qu’ils en étaient presque transparents” (). Mais ce livre est aussi et surtout un hommage aux esprits libres qui se dressent contre l’oppression sans craindre d’être rejeté par leur famille, leur communauté, la société. Cette nouvelle enquête menée par Conde, la recherche d’un tableau de Rembrandt, est en effet l’occasion d’un voyage extraordinaire dans le temps et l’espace, de La Havane à Amsterdam en passant par Miami, du castrisme à l’Inquisition en passant par le nazisme, à la rencontre de personnages tous différents mais tous hérétiques à leur manière. Léonardo Padura use de sa maestria pour faire ressentir le courage, la volonté, l’impérieuse attirance pour la vérité et la révulsion pour le mensonge et les carcans sociaux qui animent tous ses hérétiques. Autant de valeurs morales indispensables à cultiver pour résister au conformisme mortifère de ce monde inhumain.
Cuba, 1939. Un enfant de 8 ans regarde plein d’espoir et d’angoisse un paquebot planté au milieu du port de la Havane. A son bord, son père, sa mère et sa sœur attendent l’autorisation de poser pieds à terre. En vain. Ils n’en descendront jamais et mourront quelques années plus tard dans les chambres à gaz en Allemagne. Il s’agit d’une histoire vraie, celle du Saint-Louis. Le 13 mai 1939, ce paquebot quitta le port de Hambourg avec 937 Juifs à son bord. Quelques mois auparavant, en novembre 1938, avait lieu le pogrom de la Nuit de Cristal durant laquelle une centaine de Juifs étaient assassinés et des milliers déportés vers les premiers camps de concentration. Les 937 Juifs du Saint-Louis, au prix de toutes leurs économies, croyaient donc en quittant Hambourg réussir à fuir l’horreur des massacres nazis. Mais l’espoir de ces migrants allait bientôt être déçu. Le navire passa de port en port. À Cuba, aux États-Unis et au Canada, partout ces passagers étaient rejetés. Finalement, presque personne ne descendra de ce navire. Ils seront renvoyés vers l’Europe et vers la mort. Cet épisode historique en rappelle un autre, celui de Joël Brand qui, en pleine guerre mondiale, avait reçu d’Himmler l’ordre d’échanger avec les alliés plusieurs milliers de Juifs contre l’envoi de camions (). Cette occasion inespérée de sauver de nombreuses vies humaines fut elle-aussi refusée obstinément par les adversaires d’Hitler, Churchill en tête.
La force du récit de Léonardo Padura est de faire vivre cet événement tragique à travers les yeux d’un enfant tout en faisant ressentir que se joue aussi la grande Histoire, que cet enfant et sa famille sont le symbole de la barbarie antisémite, tout comme ce paquebot est symbolique de l’hypocrisie et de l’inhumanité de toutes les nations.
Cette famille juive est banale. Le père ne rêve que d’une chose : “être transparent”. Et pourtant ils subiront les foudres de la haine. L’auteur met ici en évidence que leur seul tort est d’être Juifs. Rien d’autre. Ce paquebot condamné à errer, à être rejeté de port en port puis à revenir à son point de départ, transporte 937 personnes à l’image de cette famille : elles-aussi n’ont commis comme seul crime que d’être juives et seront pour cela rejetées de toute part. Pour elles toutes, pour tous les Juifs, la planète est devenue sans visa. Pourquoi cette haine ? Quelles sont les racines de cet antisémitisme mondial ? Léonardo Padura n’a pas la prétention de répondre de manière exhaustive à cette énigme mais il semble dessiner deux pistes au moins à la réflexion. “Pourquoi le fait de croire en un Dieu et de suivre ses commandements de ne pas tuer, ni voler, ni convoiter, pouvait faire de l’histoire des Juifs un enchaînement de martyres” (), fait-il se demander à l’un de ses personnages ; ce faisant, l’auteur suggère que les hautes valeurs morales de la religion juive et les règles qui en découlent constituent l’une des sources de la haine antisémite. Quant à la seconde raison, elle n’est pas affirmée mais ressort plutôt de l’ensemble du récit telle une image impressionniste : toutes les nations rejettent ce “peuple” parce qu’il n’est justement attaché à aucune nation. La vindicte, les persécutions, les pogroms dirigés contre les Juifs remontent certes à une époque bien antérieure, en fait quand le christianisme a étendu sa domination sur une bonne partie du monde (alors que l’Islam reconnaît au moins aux yeux des chrétiens dans le Christ un prophète) mais ils prennent une toute autre ampleur à partir du xvii siècle avec l’essor du capitalisme naissant. Dans le monde capitaliste, découpé par les frontières et divisé en nations devant chacune être considérée par ses habitants respectifs comme la mère-patrie, celle pour qui chacun doit retrousser ses manches, se serrer la ceinture et verser son sang selon les circonstances, être apatride est déjà en soi une hérésie (). Et pour les hérétiques, l’Histoire a maintes fois démontré que le bûcher est la fin la plus commune.
Léonardo Padura nous transporte ensuite dans l’Amsterdam du xvii siècle à la rencontre de deux hérétiques, Rembrandt et l’un de ses disciples, un jeune Juif. Au fil des pages, l’impression est saisissante : nous sommes réellement là, avec “le maître”, dans son atelier, au milieu des huiles, des couleurs et des senteurs.
Amsterdam vit alors sa période la plus florissante. Les Juifs séfarades contribuent à cette richesse orgueilleuse qui ne cesse de croître depuis l’indépendance gagnée sur l’occupant espagnol. Rembrandt (1606-1669) y connaît la fortune et la gloire. Il profite des largesses des commerçants, des bourgeois et des princes qui lui commandent des tableaux toujours plus onéreux. Mais il est surtout le fruit de ce vent de liberté qui flotte sur la ville alors que la féodalité est en train de se fissurer face au développement du commerce. Par là même, il est entraîné toujours plus loin dans la remise en cause des règles établies, tout comme son voisin, Baruch Spinoza, persécuté pour ses idées révolutionnaires, excommunié en 1656 par la communauté juive d’Amsterdam et banni de sa propre famille.
Sa manière de baigner ses tableaux de lumière – en prolongeant et dépassant les recherches sur le clair-obscur de Caravage ou les effets d’ombre et de lumière de Georges de La Tour () –, son utilisation nouvelle de la matière, l’importance accordé au regard “miroir de l’âme”, la représentation réaliste de la chair humaine, avec ses imperfections, ses Christs incarnés tel un homme ordinaire, tout devait finir par heurter le conformisme des commanditaires de Rembrandt. Les dettes s’accumulent, on l’accuse de mener une vie dissolue. En 1656, Rembrandt est exproprié. Rembrandt est l’anti-Rubens. Lui peint l’Homme tel qu’il est et non des êtres idéalisés, tout en muscles et en graisse, pour flatter les rêves de puissance des dominants. L’insubordination de l’un s’oppose à la soumission intéressée de l’autre. Mais il faut dire aussi qu’entre Rubens et Rembrandt, l’époque est en train de changer sous la houlette du capitalisme naissant, évolution que fondamentalement “le maître” refuse. Voici ce que Léonardo Padura fait ainsi dire à Rembrandt : “Dans cette ville où tout le monde fait du commerce, nous sommes en train d’inventer quelque chose : le commerce de la peinture. Nous travaillons pour vendre à de nouveaux clients avec des goûts nouveaux. Sais-tu qui est le meilleur acheteur des tableaux de Vermeer de Delft ? Eh bien, c’est un boulanger enrichi. Un mécène vendeur de gâteaux, et pas un évêque ou un comte... ! Et pour avoir l’argent de ceux qui se font appeler les bourgeois, qu’ils soient boulangers, banquiers, armateurs ou marchands de tulipes, la peinture a dû évoluer pour satisfaire les goûts d’hommes qui n’ont jamais mis un pied à l’université. C’est pour cela qu’est apparue la spécialisation : il y a ceux qui peignent des scènes champêtres et qui les vendent bien, alors va pour les scènes champêtres ; même chose pour ceux qui peignent des batailles, des marines, des natures mortes, des portraits... Nous avons inventé la représentation commerciale : chacun doit avoir la sienne et la cultiver pour en recueillir les fruits sur le marché comme n’importe quel commerçant. Mon problème, […] c’est que je ne m’inscris pas dans ce genre de spécialisation, et que je ne cherche pas à ce que ma peinture soit brillante et harmonieuse comme ils le veulent maintenant... Ce qui m’intéresse, c’est de représenter la nature, y compris celle de l’homme, y compris celle de Dieu, et non pas de respecter les canons ; j’aime peindre ce que j’éprouve, comme je l’éprouve”. A la recherche de la nature humaine, Rembrandt passera sa vie à essayer de représenter au mieux le regard, ce miroir de l’âme.
Quant à son jeune élève juif, son destin est plus tragique encore. Passionné par la peinture et les portraits, il doit se cacher pour apprendre son art puisque sa communauté rejette toute forme de représentation comme idolâtrie. Malgré les pressions et le danger croissant, il refuse de renoncer à ce qui est pour lui sa raison de vivre. Il sera pour cela condamné à fuir vers la Pologne. Il y mourra, seul et démuni, lors de pogroms particulièrement meurtriers et barbares.
“Hérétiques ordinaires” est un oxymore. Et pourtant telle est bien la sensation qui se dégage de la galerie de personnages que dessine la plume de Léonardo Padura.
Ici, un Juif de Cuba qui devient peu à peu “plus sceptique, mécréant, irrespectueux, rebelle devant un supposé dessein divin si débordant de cruauté”. Ailleurs, un ex-flic qui continue de croire à la justice mais vomit le système judiciaire et politique et tous les mensonges étatiques. Là, un autre Juif, parti de Cuba pour les États-Unis et qui vit de l’art de peindre, défiant lui aussi, comme l’élève de Rembrandt quelques trois siècles auparavant, l’interdiction juive de l’idolâtrie. Là encore toutes ces familles et amis cubains coupés en deux, une partie à Cuba et une autre aux États-Unis, qui continuent malgré tout de s’aimer et de se soutenir, défiant ainsi l’autorité de l’Etat cubain selon lequel celui qui vit de l’autre côté de la mer est un traître à la solde de l’impérialisme yankee. “L’Homme Nouveau ne pouvait avoir de relations fraternelles qu’avec ceux qui partageaient son idéologie. Un père aux États-Unis, c’était comme une maladie contagieuse. Il fallait tuer la mémoire du père, de la mère, du frère, s’ils n’habitaient pas à Cuba.”1 Là, enfin, toute une jeunesse désabusée qui se replie sur elle-même face à un monde qu’elle rejette. Léonardo Padura décrit admirablement l’état d’esprit de ces diverses tribus urbaines de La Havane, les gothiques, les freaks, les métalleux, les emos, à la fois révoltées par ce monde sans issue mais aussi incapables de percevoir une quelconque alternative. Il s’agit de l’un des faits les plus marquants de ce livre : les jeunes hérétiques d’aujourd’hui qui étouffent dans les carcans et les mensonges de la société cubaine sont très différents de ceux de l’Amsterdam du xvii siècle ou même du Cuba des années 1960-1970 ; ils n’ont aucune illusion mais aussi aucun espoir, ils sombrent dans le nihilisme et retournent leur colère contre eux-mêmes en se scarifiant et en s’automutilant. L’héroïne emo de Léonardo Padura finira ainsi par se suicider. Ce no-future est particulièrement significatif de la période que l’humanité traverse aujourd’hui : la conscience que le capitalisme est moribond et barbare est très largement partagée, mais plus répandu encore est le manque de confiance et de perspectives de tous ces hérétiques pour changer le monde ().
On peut désormais en être convaincu : Padura fait partie des grands écrivains contemporains. Il pratique cette sorte de littérature qui provoque toujours une tristesse ou une joie subtile et, sans y prendre garde, nous relie au grand combat universel pour l’émancipation de l’humanité. C’est au fond ce que déclarait Vincent Van Gogh, avec les mots de son époque. Dessinateur débutant installé au milieu des mineurs dans ce Borinage (Belgique) où dominait la misère, il écrivit à son frère Théo : “Je ne connais pas encore de meilleure définition de “l’art” que celle-ci : l’art, c’est l’homme ajouté à la nature ‒ la nature, la réalité, la vérité, dont l’artiste fait ressortir le sens, l’interprétation, le caractère, qu’il exprime, qu’il démêle, qu’il libère, qu’il éclaircit” (). Ce n’est ainsi pas un hasard si tous les hérétiques choisis par Padura sont des artistes.
Comme ses détracteurs aux ordres du pouvoir, Leonardo Padura en appelle donc à l’art de l’écriture, la littérature, et il proteste : “Parce que vous êtes un écrivain cubain, on vous assaille de questions politiques.” Il vaut mieux pour lui ne parler politique qu’entre les lignes et il en parle très bien, y compris de l’impérialisme américain et de tous les impérialismes, comme celui de Cuba qui fit la guerre en Angola pour payer sa dette à l’impérialisme russe.
Padura sait aussi nous amener dans le registre de l’absurde, typique de l’univers des pays du “socialisme réel” et de sa théorie de “L’Homme Nouveau.”. La description objective de ces souffrances, toujours niées (ou relativisées) par les partisans du stalinisme dans le monde, débouche forcément sur la révélation ‒ jamais énoncée explicitement par l’auteur ‒ que la prétendue révolution de Guevara et de Castro (comme celle de Mao) n’était communiste que de nom, qu’elle était tout “simplement” nationaliste et le produit des affrontements entre cliques bourgeoises. Il n’est pas étonnant que l’auteur ait dû recourir à ce procédé : il est interdit sous peine de prison, de critiquer le régime au pouvoir à Cuba. Les écrivains officiels du castrisme et leurs amis ne s’y sont pas trompés. Le sociologue argentin Atilio Boron rageait ainsi : “Celui qui n’est pas disposé à parler de l’impérialisme devrait se réduire au silence à l’heure d’émettre une opinion sur la réalité cubaine.” Pour l’écrivain Guillermo Rodriguez Rivera, Padura n’est “absolument pas représentatif de la réalité cubaine”, et il le dénonce comme l’un des dissidents qui “dépendent économiquement de certaines institutions qui les soutiennent et politiquement de certains pouvoirs” (). La sacro-sainte police politique cubaine sait sur qui compter pour réduire au silence les hérétiques.
Les pogroms que décrit l’auteur tout au long de son livre existent encore aujourd’hui. Ils ont pris pour cible au cours de l’histoire les Juifs, les Roms, les homosexuels, les malades mentaux, les communards, les spartakistes, les opposants à Staline, etc. Dans L’Homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura écrit justement sur l’assassinat de Trotski commandité par Staline. La Gauche communiste eut, elle-aussi, son contingent de persécutés traqués par la Guépéou dans les années 1920-1945, cette Gauche communiste dont le Courant communiste international est l’un des héritiers. Sans oublier ceux qui se consacraient à la science, dont beaucoup ont fini eux-aussi sur des bûchers. Dans Dialectique de la nature, Engels rappelait que “Calvin a fait brûler Servet au moment où il était sur le point de découvrir la circulation du sang, et cela en le mettant à griller tout vif pendant deux heures” ().
Léonardo Padura décrit de façon extrêmement poignante quelques uns de ces moments dramatiques de notre Histoire. Son apprenti peintre de Rembrandt s’entend ainsi raconter par son grand-père l’exécution massive des Juifs quelques années avant leur expulsion d’Espagne – le tribunal de l’Inquisition avait alors condamné sept cent Juifs à mourir sur le bûcher. Ce jeune homme ne pourra plus se défaire de cette image : “Le sang du condamné bouillait pendant plusieurs minutes avant qu’il ne perde connaissance et meurt asphyxié par la fumée” (). L’insistance de l’auteur cubain à décrire, et même à nous faire ressentir toute l’horreur des pogroms, vise à nous empêcher d’oublier combien il est important de refuser les carcans étroits et bornés de ce système moribond et de chercher à comprendre le monde fou dans lequel nous vivons, il nous rappelle aussi combien agir ainsi, rechercher la vérité, implique un grand courage, le courage d’affronter la répression, mais peut-être plus encore celui d’affronter la désapprobation sociale et l’exclusion.
Shaun & Bitzer
() Voir notre article consacré à ce livre, L’Homme qui aimait les chiens, dans Révolution internationale no 437, novembre 2012.
() Paris, éd. Métailié, 2014.
() P. 529.
() Cf. Alexander Weissberg, La mission de Joel Brand, Paris, éd. Les Nuits rouges, 2014.
() P. 72.
() Ce qui était aussi le cas des Tziganes à cette époque, appelés Roms aujourd’hui.
() William Turner se considérera comme un disciple de Rembrandt et cherchera à aller encore plus loin en faisant de la lumière le sujet même de ses tableaux. Dans le film récent, Monsieur Turner, on le voit revenir d’Amsterdam où il a étudié avec passion la technique de la lumière chez Rembrandt.
1) P. 112.
() Se sentir comme étranger à ce monde capitaliste déliquescent, être indigné par le traitement infligé à l’humanité, est une réaction saine face à ce système étouffant et moribond. Mais alors, un nouveau piège, tout aussi mortel, se dresse : celui de la réaction individuelle, de l’isolement, de l’impuissance et, au bout du chemin, de la mort. La dimension véritablement révolutionnaire capable de bouleverser le monde existant et d’abolir la déshumanisation grandissante des conditions d’existence ne peut être acquise que par une classe sociale non seulement exploitée et dont les intérêts s’opposent diamétralement à ceux de ses exploiteurs mais aussi capable d’imposer une transformation universelle en travaillant au quotidien de manière associée et en pouvant agir de façon solidaire, unie et internationalement. C’est ce qu’ont compris lumineusement Marx et Engels dès la création précisément de l’Association internationale des travailleurs. Se reconnaître en la classe ouvrière, en son histoire, son expérience, son avenir, en sa capacité à débattre et à se soutenir, telle est la voie qui mène de l’indignation à l’espérance, telle est la voie, la seule, qui peut mener à retrouver confiance en soi, dans les autres, dans l’humanité.
() Cité dans David Haziot, Van Gogh, Paris, éd. Gallimard, Coll. Folio Biographies, 2007, p. 110.
() Cité par Le Monde du 24 octobre 2014.
() Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1975. Miguel Servet (1511-1553) est un médecin espagnol qui a fait d’importantes découvertes sur la circulation du sang.
() Page 373.
“À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante” (Marx et Engels, L’Idéologie allemande).
“Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante” (Marx et Engels, Le Manifeste du Parti communiste).
La peur de l’autre, le sentiment d’isolement, l’individualisme et la haine se répandent aujourd’hui comme un poison dans les veines de la société. Cette déliquescence sociale est l’une des manifestations de l’entrée, depuis la fin des années 1980, du capitalisme dans la phase historique ultime de sa décadence : la décomposition. Ce repli généralisé est probablement la plus grande cause de souffrance humaine : face à la crise économique mondiale et ses conséquences, face à la barbarie guerrière et ses horreurs, l’absence de solidarité, la dissolution des rapports sociaux (justement propres à cette société en décomposition) engendrent résignation, crainte et désespoir. Il n’y a rien de pire que de se sentir seul et atomisé.
En réponse, se répand un simulacre de solidarité entretenue par la classe dominante, celle du repli sur la famille, le clan, la communauté culturelle, ethnique ou religieuse, la région, la nation, la “race”, autant d’entités en concurrence, voire en guerre, contre “l’autre” : l’autre famille, clan, communauté, culture, ethnie, religion, région, nation ou “race”. Les causes de cette dynamique marquée par la peur de l’avenir, le no future, sont multiples évidemment.1
Dans ce numéro, nous avons choisi de mettre particulièrement en évidence que l’une des causes essentielles de cette dynamique mortifère est l’action volontaire, consciente et calculée de la bourgeoisie. Son idéologie, sa propagande, ses discours et ses médias aux ordres sont au service d’un objectif caractéristique des classes exploiteuses : “Diviser pour mieux régner”. Il ne faut donc surtout pas sous-estimer les capacités de notre ennemi de classe. La bourgeoisie, en particulier sa partie la plus éduquée et consciente, celle qui se regroupe et s’organise au sein des États, est la classe dominante la plus sournoise et machiavélique de l’Histoire. Elle sait parfaitement que la force du prolétariat réside dans sa capacité à être uni et solidaire. Et puisque “l’un des plus vieux principes de la stratégie militaire est la nécessité de saper la confiance et l’unité de l’armée ennemie”, “la bourgeoisie a toujours compris la nécessité de combattre ces qualités dans le prolétariat”.2 Et en ce début d’été 2015, le battage propagandiste est particulièrement bruyant et... nauséabond.
En Grèce, la classe ouvrière subit les pires affres de la crise économique mondiale. Parallèlement, la bourgeoisie, et ce à l’échelle internationale, exploite la faiblesse actuelle de la combativité et de la conscience ouvrières en n’ayant de cesse de monter les “peuples” les uns contre les autres. Les ailes d’extrême-gauche et d’extrême-droite de l’échiquier politique bourgeois désignent comme responsables de tous les maux le diktat européen, la troïka UE/BCE/FMI et les “tortionnaires allemands” ; leurs discours est ultra-nationaliste, ils en appellent à la révolte du “peuple grec”, du “peuple français”, “espagnol”... En Grèce, la victoire du non au référendum a ainsi été fêtée par des manifestations brandissant massivement le drapeau national grec. Par la voix de ses fractions de gauche, du centre et de droite, cette même classe dominante change de discours et de boucs-émissaires tout en gardant la même logique nationaliste en désignant “l’irresponsabilité traditionnelle des Grecs” et en prétendant que les “contribuables européens” vont devoir payer l’addition du “laxisme” et de “l’égoïsme” helléniques.
Au-delà des difficultés économiques réelles et insolubles à long terme du capitalisme mondial, le cirque médiatique du compte à rebours de la dette grecque, tout comme le référendum de Tsipras, sont eux aussi des pièges idéologiques qui participent à crédibiliser cette propagande. Il s’agit d’ailleurs d’une des forces de la bourgeoisie : parvenir à utiliser ses propres difficultés, sa crise, ses guerres, ses catastrophes, son pourrissement contre son plus grand ennemi, la classe ouvrière.
L’instrumentalisation des actes terroristes les plus barbares en est l’une des meilleures illustrations. Quand les djihadistes abattent, massacrent, découpent, guillotinent et pulvérisent aux quatre coins du globe de pauvres innocents, les médias procèdent à un matraquage destiné à terroriser et exploiter les réactions émotionnelles ainsi suscitées. Les discours politiques utilisent en effet ces actes horribles pour leurs propres intérêts en tournant en boucle autour de la “guerre des civilisations”, de la “nécessaire surveillance et répression”, etc. Ceci, afin de justifier les guerres impérialistes à l’extérieur des frontières et le flicage de la classe ouvrière à l’intérieur.3
Grands événements internationaux ou petits faits divers locaux, partout, la classe dominante occupe le terrain en distillant sa propagande, en suscitant peur, division et méfiance ; son principal souci est d’éviter que les prolétaires pensent par eux-mêmes et discutent entre eux.
En France, le gouvernement socialiste est passé maître dans cet art de désigner telle ou telle partie de la population pour focaliser sur elle toute l’attention et les haines : Roms, homosexuels, chauffeurs clandestins de taxis... les diversions se succèdent et se ressemblent. La politique de Hollande tient en un mot : bouc-émissarisation. Dans les entreprises, ce sont les syndicats qui prennent magistralement le relais de cette même politique d’atomisation. En effet, quand de rares salariés commencent à se poser des questions et à vouloir lutter pour leur dignité, alors les syndicats entrent en scène pour isoler ces luttes dans le carcan corporatiste, sectoriel ou régionaliste tandis que les médias dénoncent, eux, le prétendu “égoïsme” des salariés en lutte. Telle a été par exemple la manœuvre dont ont été victimes les salariés des Hôpitaux de Paris tout au long du mois de juin.4
Pas une dimension de la vie quotidienne n’échappe aux coups de boutoirs idéologiques de la bourgeoisie. Dernier exemple en date, le festival de Cannes et le triomphe du film La loi du marché [18]. Quand un réalisateur et ses acteurs portés par des valeurs humanistes et voulant dénoncer l’esclavage salarié, mais involontairement influencés par l’ambiance et l’idéologie dominante, tombent dans le piège de l’apologie de la révolte individuelle et désespérée, la bourgeoisie s’empresse de braquer sur eux tous ses projecteurs, les applaudit à tout rompre et leur attribue des prix.
Au fond, toute cette énergie déployée par la bourgeoisie et ses États montre aussi une chose : elle connaît la force du prolétariat, elle sait qu’il est son ennemi mortel, un ennemi potentiellement capable de bouleverser la société de fond en comble. Elle a conscience qu’il est une classe portée par la capacité à s’unir, à se solidariser, à s’organiser collectivement et à se battre pour le futur de toute l’humanité. Confiance du prolétariat en lui-même et dans le futur, voilà ce que s’échine à défaire en permanence la bourgeoisie et ses campagnes ! Car au fond, c’est elle qui a le plus peur, peur de la fin de son monde et de ses privilèges.
Il est donc essentiel de ne pas se laisser faire, de se rappeler qui est réellement le prolétariat, ce qu’il est capable de réaliser par sa lutte historique :
“Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, des mouvements de minorités au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité”.
“À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous” (Manifeste Communiste, 1848).
Il n’y a pas de combat plus noble et passionnant.
Claire, 4 juillet 2015
1 Ne pouvant analyser ici de façon exhaustive l’ensemble de ces causes, nous renvoyons nos lecteurs à trois articles fondamentaux de notre organisation disponibles sur notre site Web : "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [19]", Texte d'orientation, 2001 : La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 1ère partie [20], et A l'aube du 21e siècle...pourquoi le prolétariat n'a pas encore renverse le capitalisme (I) [21]
2 In "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat” (CCI, 2003).
3 Lire notre article sur les attentats de la fin juin dans ce numéro.
4 Lire notre article sur les dernières grèves en France
Il y a 70 ans, le 6 août 1945 à Hiroshima, plus d’une centaine de milliers d’habitants fut atrocement pulvérisée, prise comme cible dans la démonstration grandeur nature de la nouvelle force nucléaire américaine. Selon les chiffres officiels, près de 70 000 personnes périssaient sur le coup et des dizaines de milliers d’autres allaient connaître le même sort dans les jours qui suivirent.1 Trois jours plus tard, le 9 août, c’est au-dessus de Nagasaki qu’une deuxième bombe nucléaire explose, faisant un nombre de victimes tout aussi terrifiant. La barbarie et la souffrance que les populations japonaises ont connues sont à peine concevables.
Ainsi, comme nous pouvions l’écrire en 2005, à l’occasion du 50 anniversaire de cet événement : “Pour justifier un tel crime et répondre au choc légitime provoqué par l’horreur des effets de la bombe, Truman, le président américain qui ordonna l’holocauste nucléaire, ainsi que son complice Winston Churchill répandirent une fable aussi cynique que mensongère. À les en croire, l’emploi de l’arme atomique aurait épargné la vie d’environ un million de vies humaines, pertes qu’aurait selon eux nécessairement entraîné l’invasion du Japon par les troupes US. En somme, malgré les apparences, les bombes qui ont ravagé Hiroshima et Nagasaki et qui continuent encore cinquante ans après à dispenser la mort, seraient des bombes pacifistes ! Or, ce mensonge particulièrement odieux est totalement démenti par de nombreuses études historiques émanant de la bourgeoisie elle-même.”
Lorsqu’on examine la situation militaire du Japon au moment où l’Allemagne capitule, on constate que celui-ci est déjà presque vaincu. L’aviation, arme essentielle de la Seconde Guerre mondiale, y est exsangue, réduite à un petit nombre d’appareils généralement pilotés par une poignée d’adolescents aussi fanatisés qu’inexpérimentés. La marine, tant marchande que militaire, est pratiquement détruite. La défense antiaérienne n’est plus qu’une gigantesque passoire, ce qui explique que les B29 aient pu se livrer à des milliers de raids durant tout le printemps 1945 sans pratiquement essuyer de pertes. Et cela, c’est Churchill lui-même qui le souligne dans le tome 12 de ses mémoires !
Une étude des services secrets américains de 1945, publiée par le New York Times en 1989, révèle que : “Conscient de la défaite, l’empereur du Japon avait décidé dès le 20 juin 1945 de cesser toute hostilité et d’entamer à partir du 11 juillet des pourparlers en vue de la cessation des hostilités”.2 Et puisque dans la société capitaliste le cynisme et le mépris n’ont ni limite ni frontière, on ne saurait manquer de rappeler que les survivants des explosions, les “hibakusha”, n’ont été reconnus comme victimes par l’État qu’à partir des années 20003 !
Concernant les objectifs réels de ces bombardements, voici ce que nous écrivions en 1995 :
“À l’opposé des tombereaux de mensonges colportés depuis 1945 sur la prétendue victoire de la Démocratie synonyme de paix, la seconde boucherie mondiale est à peine terminée que se dessine déjà la nouvelle ligne d’affrontements impérialistes qui va ensanglanter la planète. De la même façon que dans le traité de Versailles de 1919 était inscrite l’inéluctabilité d’une nouvelle guerre mondiale, Yalta contenait la fracture impérialiste majeure entre le grand vainqueur de 1945, les États-Unis, et son challenger russe. Puissance économique mineure, la Russie peut accéder, grâce à la Seconde Guerre mondiale, à un rang impérialiste de dimension mondiale, ce qui ne peut que menacer la superpuissance américaine. Dès le printemps 1945, l’URSS utilise sa force militaire pour se constituer un bloc dans l’Est de l’Europe. Yalta n’avait fait que sanctionner le rapport de forces existant entre les principaux requins impérialistes qui étaient sortis vainqueurs du plus grand carnage de l’histoire. Ce qu’un rapport de forces avait instauré, un autre pouvait le défaire. Ainsi, à l’été 1945, la véritable question qui se pose à l’État américain n’est pas de faire capituler le Japon le plus vite possible comme on nous l’enseigne dans les manuels scolaires, mais bien de s’opposer et de contenir la poussée impérialiste du “grand allié russe” !”
C’est sur ce fond de tensions impérialistes exacerbées que débutera, en réalité avant 1945, une véritable course à l’armement nucléaire. Une grande puissance capitaliste digne de ce nom ne pouvait maintenir son rang sur la scène impérialiste et être prise au sérieux par ses rivales qu’en montrant qu’elle possédait ou, mieux encore, qu’elle maîtrisait l’arme nucléaire. Ceci est particulièrement vrai pour les pays “têtes de bloc” que constituaient alors les États-Unis et l’URSS. Rangés derrière l’un ou l’autre, les autres grandes puissances n’avaient qu’à emboîter le pas. Dès 1949, les Russes procèdent aux essais de leur propre bombe. En 1952, c’est au tour des Britanniques. En 1960, la très française “Gerboise bleue” montre à son tour sa puissance nucléaire à Reggane, dans le Sahara algérien. Durant toute cette période, on peut sans exagérer parler de centaines d’essais nucléaires, avec des conséquences sur l’environnement (et parfois sur les populations alentours) que les États se gardent bien d’ébruiter. Outre une course folle entre les États-Unis et l’URSS pour déployer une quantité toujours plus grande de ce type d’armes, des recherches sont menées sans relâche pour accroître leur pouvoir de destruction. Si les bombes d’août 1945 ont été un moment d’intense cruauté dans l’histoire de la barbarie capitaliste, elles sont loin de constituer le point culminant du potentiel destructeur des armes existantes. La barbarie capitaliste n’a pas de limite ! Comme si les centaines de milliers de morts de Hiroshima et Nagasaki n’étaient qu’un avant-goût de ce que le capitalisme décadent était capable de produire, les Américains passèrent à la vitesse supérieure en 1952 avec l’explosion de “Ivy Mike”, la fameuse bombe H d’une puissance de 10,4 mégatonnes, soit six cent fois celle de la bombe d’Hiroshima ! Dans le tableau, on ne peut oublier la “Tsar Bomba” que les Russes firent exploser au-dessus de l’archipel de Nouvelle-Zemble (Arctique russe) en 1961. Sa puissance de plus de 50 mégatonnes vitrifia littéralement le sol sur un rayon de 25 km et détruisit des maisons de bois à des centaines de kilomètres. L’armée fut satisfaite à l’idée que la chaleur du rayonnement produit puisse provoquer des brûlures au troisième degré dans un rayon de plus de 100 km. D’un point de vue formel, les grandes puissances nucléaires que sont les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France signèrent un pacte de non-prolifération (TNP) en 1968. Ce pacte, sensé freiner la prolifération des armes nucléaires, n’aura qu’un impact très limité. Il est tout aussi hypocrite que les accords de Kyoto contre le réchauffement climatique ! Depuis l’entrée en vigueur du TNP en 1970, il faut ajouter à la liste des pays détenteurs de la bombe : l’Inde, la Chine, le Pakistan, la Corée du Nord, Israël. Plus une liste de pays dont la possession ou non de l’arme fait polémique au sein des différentes fractions de la bourgeoisie. L’Iran, bien entendu, mais également le Brésil soupçonné de développer un programme nucléaire,4 l’Arabie Saoudite, la Syrie dont le réacteur de recherche à Damas fait parler de lui. Bref, il est clair que la “non-prolifération” n’est qu’un vœu pieux essentiellement destiné à masquer la sordide réalité des trafics de matières fissibles. Dans un système basé sur la concurrence et les rapports de forces, l’idée d’un retour à la raison ne peut être qu’une pure mystification. Depuis la fin de la Guerre froide et l’éclatement des blocs en 1990, l’instabilité militaire gagne progressivement toutes les zones de la planète. La situation internationale nous le montre largement au quotidien. C’est un véritable processus de décomposition qui génère toujours plus de barbarie et d’irrationalité. C’est dans ce cadre-là qu’il faut replacer l’annonce de Poutine du 16 juin dernier, selon laquelle “la Russie allait renforcer son arsenal nucléaire avec le déploiement de plus de quarante nouveaux missiles intercontinentaux d’ici à la fin de l’année (...) Cette annonce a été faite sur fond d’aggravation des tensions entre la Russie et les États-Unis, dont les projets de déploiement d’armes lourdes en Europe dévoilés par le New York Times ont provoqué la colère de Moscou”.5 A la veille du 70 anniversaire de l’holocauste nucléaire, une telle déclaration est tout à fait significative de la dynamique putréfiée dans laquelle s’enfonce la société capitaliste.
La classe ouvrière, la seule classe porteuse d’une perspective pour l’avenir de l’humanité, est donc aussi la seule classe capable de mettre un terme à la barbarie guerrière des puissances impérialistes. Le prolétariat ne doit pas se laisser impressionner par l’horreur dont la classe capitaliste est capable et il ne doit pas rester paralysé face aux attaques de cette dernière. Il est vrai que l’atrocité des événements d’août 1945 et de la guerre en général a de quoi faire peur. Et pour cause ! Dans le jeu trouble de la concurrence capitaliste, la bourgeoisie a toujours la volonté d’écraser ses rivaux. Le seul véritable frein à la barbarie est le niveau de conscience de la classe révolutionnaire et sa capacité à s’indigner devant l’horreur d’une société qui se décompose.
Rappelons enfin que l’été 2015 est aussi l’anniversaire, beaucoup plus discret dans les médias bourgeois, des 110 ans de la mutinerie du cuirassé Potemkine (le 27 juin 1905), où les marins russes scandalisés par le mépris des officiers à leur égard et excédés par la guerre avec le Japon allaient tourner leurs armes contre eux et prendre fait et cause pour ce qui fut un des moments héroïques de l’histoire du mouvement ouvrier.6 Ce ne sont pas des larmes de désespoir, mais bien l’indignation et la combativité qui portent en elles la perspective d’une réflexion pour construire la société communiste.
Tim, 2 juillet 2015
1 Au Japon, le “mémorial pour la paix” évoque le chiffre de 140 000 victimes pour Hiroshima.
2 Le Monde diplomatique, août 1990. Pour de plus amples développement dans la dénonciation de cette fable cynique, nous invitons nos lecteurs à lire l’article : 50 ans après : Hiroshima, Nagasaki, ou les mensonges de la bourgeoisie [26], dans la Revue internationale no83.
3 Auparavant, ces victimes ne bénéficiaient donc d’aucune aide de l’État. “En mai 2005, il y avait 266 598 hibakusha reconnus par le gouvernement japonais” (d’après un article du Japan Times du 15 mars 2006, repris sur Wikipédia [27]).
4 Lula signe un accord en 2008 avec l’Argentine pour le développement conjoint d’un programme nucléaire qui n’écarte pas un volet militaire.
5 Le Monde, 16/06/2015.
6 Il est important de rappeler que c’est également le mouvement ouvrier, avec la vague révolutionnaire de 1917, qui mis fin à la première boucherie mondiale du début du XXe siècle.
5 717 900 ! Tel est le chiffre officiel du nombre de chômeurs en France (DOM compris) pour la fin mai 2015. La barre des 6 millions va bientôt être atteinte ! Gouvernement après gouvernement, la crise économique s’aggrave et le chômage augmente inexorablement. Quant à ceux qui trouvent encore à vendre leur force de travail, à être exploités pour vivre, les conditions de réalisation de la corvée quotidienne sont de plus en plus insoutenables. D’un côté, le gel des salaires, la réduction des effectifs, la pression croissante au nom de la “rentabilité”, la précarisation pour soi ou ses collègues… touchent tous les secteurs, privés comme publics. Mais au fond, cela n’est pas le plus grave, le plus pénible. Ce qui est réellement insupportable est l’ambiance délétère, l’individualisme, la mise en concurrence, les guerres de clans, les ragots au sein même des rangs salariés. Cette atmosphère fait que chacun ressent le fardeau de l’exploitation plus durement encore, sans trouver le réconfort vivifiant de la solidarité, de l’entraide et de la combativité dans le regard de ses collègues qui émanent des luttes ouvrières. Cette atmosphère nauséabonde, le gouvernement et les syndicats œuvrent sans relâche pour la promouvoir et l’entretenir.
En matière d’attaques anti-ouvrières et d’austérité, sous le masque hypocrite des “réformes”, la gauche a pu acquérir une solide expérience, en particulier durant les années Mitterrand où elle avait su insuffler ce qu’on avait appelé à l’époque la “rigueur” : c’est-à-dire planifier et orchestrer tout un ensemble de mesures et d’attaques brutales qui ont plongé les salariés dans l’insécurité, le chômage massif et la précarité. Bon nombre des nouveaux barons qui font partie du sérail actuel, comme Fabius et bien d’autres, étaient déjà aux commandes. Ainsi, contrairement à l’image entretenue par les médias durant tout un temps d’un Hollande trop “mou” et “indécis” (souvenons-nous de l’image du “Flamby” colportée par les caricaturistes), la réalité est au contraire celle d’un responsable méthodique soucieux de la compétitivité du capital national, de la productivité du travail, capable de faire passer les mesures de flexibilité (comme par exemple la loi Macron), une dégradation des conditions de travail que Sarkozy lui-même aurait rêvé d’imposer mais qu’il n’aurait pu mettre en place sans risquer une forte mobilisation sociale. Hollande y parvient très bien, c’est d’ailleurs ce qui fait dire à des syndicalistes très médiatisés comme l’ex-urgentiste P. Pelloux, devenu aussi le Monsieur Charlie-hebdo après les derniers attentats à Paris : “nous avons un très grand président” ! Sous son autorité en effet, le gouvernement prend soin de planifier ses attaques, paquets par paquets, secteur par secteur, tout en polarisant à chaque fois l’attention sur une partie particulière de la population ou sur un “problème de société” tout à fait secondaire, ou encore sur des “scandales” liés à des personnalités. Mouvement monté en épingle des “bonnets rouges”, bouc-émissarisation des Roms, focalisation sur les homosexuels... et aujourd’hui mise à l’index des chauffeurs clandestins de taxis. Et chaque fois, après avoir provoqué et agité, ce gouvernement se drape cyniquement et sans vergogne des vertus du héros de la “justice”, du “droit” et de la “cohésion sociale”.
Main dans la main avec le gouvernement, les syndicats participent activement à la division et au pourrissement social. Partout où, face à des attaques insupportables, une volonté de se battre se fait jour, ils interviennent pour isoler la lutte, l’enfermer dans la boîte, l’entreprise, le secteur, la région,... poussent aux revendications spécifiques et encouragent aux actions stériles. Il ne s’agit pas de maladresses, ni de trahison des “centrales syndicales” mais de la fonction même du syndicalisme : encadrer socialement la classe ouvrière de “l’intérieur” afin que surtout les salariés ne réfléchissent pas et ne s’organisent pas par eux-mêmes.
Des exemples de cet émiettement de la lutte ? Prenons pour exemple les seuls derniers quinze jours de juin. Le 14 juin, grève à la raffinerie de La Mède, près de Marseille, à l’appel de la CGT. Le 17 juin, grève à la RATP à l’appel de la CGT, FO et SUD. Le 18 juin, grève à la Bourse de Paris contre une vague de licenciements à l’appel de la CGT et de la CFDT. Le 23 juin, grève des marins d’Eurotunnel à l’appel du Syndicat maritime Nord. Le 25 juin, grève des cheminots à l’appel de la CGT. Les 25 et 26 juin, grève des enseignants des collèges de l’Académie de Lille à l’appel principalement de la FSU et de la CGT. Les 2 et 3 juillet, appel à la grève des contrôleurs aériens à l’appel de la SNCTA et de FO… Et cette liste de grèves orchestrées volontairement sous la houlette syndicale sans aucun lien entre elles est très loin d’être complète. Compte-tenu de l’ampleur de la dégradation continue des conditions de vie et de travail, la colère est forcément très grande dans les rangs ouvriers. Et partout, dans tous les secteurs, toutes les branches, des conflits larvés ou plus ouverts sont présents. Et partout aussi règnent l’isolement et la division que les syndicats orchestrent et planifient savamment. Voici un autre exemple criant, il s’agit des premières lignes d’un article du quotidien régional Sud-Ouest du 29 mai : “Les poubelles qui s’accumulent dans les rues et les lettres dans les centres de tri, les cantines sans cantinières et les transports en commun au ralenti : les mouvements de mécontentement se cristallisent ces jours-ci à Bordeaux. Ce vendredi matin, alors que les employés de Kéolis allaient se réunir, de leur côté, les agents de Bordeaux Métropole investissaient le hall et le parvis de l’Hôtel de Région où devait se discuter le ‘schéma de mutualisation’. De leur côté, écoles et cantines suivaient le mouvement national de grève de la fonction publique.”
“De leur côté”… Tout est là, dans ces trois petits mots... : “de leur côté”. Les syndicats sont passés maîtres dans l’art de diviser. Alors que nous sommes tous touchés, que la seule façon de faire face et d’être fiers de nous-mêmes, dignes, c’est de nous unir, de nous montrer solidaires les uns pour les autres dans la lutte, les syndicats n’ont de cesse de mettre en avant des attaques prétendument “spécifiques”.
Le mouvement syndical de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) est de ce point de vue édifiant. “Les RTT, c’est pour souffler”, “Touche pas à nos RTT !”, “Retrait du plan Hirsch !”… Tous les hôpitaux de Paris ont inscrit ces slogans en gros sur leurs façades. Pendant un mois, de la mi-mai à la mi-juin, l’AP-HP a connu un mouvement de grèves et de manifestations marqué par une forte mobilisation. Il faut dire que les travailleurs de ce secteur, déjà confrontés à des conditions d’exploitation extrêmes, ont dû faire face à une énième attaque inique. Le projet porté par Martin Hirsch, actuel directeur général de l’AP-HP, implique de réduire le temps de travail moyen par jour à 7 heures maximum tout en maintenant la même charge de travail par salarié. Autrement dit, sous couvert d’un “assouplissement des 35 heures”, il s’agit pour l’État de payer moins d’heures pour une quantité de travail constante ; aux salariés de se débrouiller pour “bien faire leur travail” en intensifiant leurs efforts, en ne prenant plus aucune pause, en dépassant toujours plus largement leurs horaires, etc. L’objectif affiché est d’économiser 20 millions d’euros par an. Parallèlement, en ce printemps 2015, Paris a été touché par deux autres vagues de mobilisations : celle des crèches et celle des piscines et infrastructures sportives. Dans les crèches, le manque d’effectif est devenu si dramatique que la santé des salariés surmenés et la sécurité des enfants sont menacées. Depuis le début de l’année, il y a déjà eu quatre journées d’action. Quant aux piscines, la maire de Paris a dû faire face au conflit le plus long qu’ait connu ce secteur : la colère face aux payes misérables des salaires étant très importante. Il n’y a pourtant eu aucune convergence entre ces luttes menées simultanément sur la même ville, parfois dans la même rue. Au contraire, le mouvement le plus important, celui de l’AP-HP, a été poussé vers une fausse radicalisation à travers un enfermement ultra-corporatiste et régionaliste. L’idée était de neutraliser le noyau central du secteur hospitalier pour faire passer l’attaque sur l’ensemble des hôpitaux ensuite. Jamais les syndicats ne proposeront aux grévistes d’aller à la rencontre des autres secteurs (pourtant les grandes concentrations de salariés ne manquent pas dans la capitale), au contraire ils ont orchestré des actions isolées et bidons comme des défilés sous les fenêtres de Monsieur Hirsch !
Les médias relayant allégrement ce mouvement stérile, c’est toute la classe ouvrière qui est touchée par ce type de manœuvre.
Autre exemple significatif, le mouvement de protestation des syndicats de l’Éducation nationale contre la réforme des collèges. L’idée que cette réforme va renforcer “la lutte contre les inégalités” est évidemment un mensonge. L’objectif réel n’est ni plus ni moins que de faire des économies en supprimant des postes et des heures de cours et en réorganisant, sous couvert d’un verbiage pédagogique prétentieux servant d’alibi, tout le travail des équipes d’enseignants de façon à augmenter considérablement et insidieusement leur productivité. Tout cela induira une augmentation des réunions et de la paperasse supplémentaire, permettra des pressions individuelles accrues, un flicage renforcé et une mise en concurrence sournoise entre disciplines et même entre collègues. Le but est de rendre les enseignants plus corvéables, de renforcer leur flexibilité tout en les habituant aux “valeurs” du management et du marketing. Voilà le secret de cette réforme ! Or, que font les syndicats ? Ils s’efforcent de la faire passer en catimini et de glisser systématiquement de façon insidieuse que les salariés sont bien “demandeurs” et qu’ils sont “pour le principe de la réforme”. Ainsi, par exemple, le SNES parle d’un “rendez-vous attendu par les personnels”. Mais pour faire passer la pilule, les syndicats sont obligés d’ajouter un “oui mais” : celui de la possibilité d’adopter un contenu prétendument “différent”. L’essentiel est là, faire accepter de manière scélérate le principe de la réforme (faire des économies) en modifiant éventuellement légèrement l’emballage. Pour ce faire, ils agissent aussi directement sur le terrain en enfermant les plus combatifs sur le seul secteur de l’éducation par des manifestations totalement isolées des salariés des autres secteurs. Toute démarche de lutte collective est écartée au profit de propositions stériles et démoralisantes comme “boycotter les corrections du brevet des collèges” ou autres singeries qui ne peuvent qu’enfermer dans le corporatisme et servir à discréditer les enseignants.
Les difficultés aujourd’hui présentes au sein de notre classe le seront pour longtemps encore. Mais les perspectives de dépassement de ces difficultés sont elles aussi réelles du fait de l’enfoncement du système capitaliste dans une crise historique sans issue. Cette dynamique, dont le cœur sera la réflexion collective et le développement de la conscience, passera nécessairement par la confrontation aux réalités du capitalisme d’État : ses pièges idéologiques (de la droite comme de la gauche ; de l’extrême-droite comme de l’extrême-gauche) et les manœuvres de sabotage des luttes par les syndicats. Alors, l’individualisme, la mise en concurrence, l’esprit délétère que tente de nous imposer en permanence la bourgeoisie feront place à la solidarité, l’entraide, la confiance mutuelle, la combativité. Tout ce qui caractérise notre classe quand elle lutte pour l’avenir, le sien et celui de l’humanité.
Cerise, 6 juillet 2015
Le feuilleton à suspense qui dure au moins depuis le dernier cycle des négociations lancées en février dernier occulte en partie une situation économique catastrophique et des conditions de vies devenues dramatiques pour les prolétaires en Grèce. La paupérisation brutale, le chômage de masse et la chute vertigineuse des salaires et des retraites, les retards et les menaces de non-versement, le délabrement brutal des hôpitaux, l’effondrement des soins et des services, le rationnement drastique des derniers médicaments disponibles, la multiplication des suicides et des dépressions, la tension nerveuse, la clochardisation rampante et même la faim suite à la fermeture des banques et au rationnement, tout cela alimente une toile de fond terrible, celle d’un enfoncement du capitalisme dans sa phase ultime de décomposition. Sur fond de crise économique chronique, où pour la première fois un État occidental se retrouve en défaut de paiement, nous assistons à l’exploitation de cet événement transformé de manière indécente en un grand spectacle théâtral aux multiples rebondissements. Nous sommes une énième fois “tenus en haleine” avec cette fameuse “dette grecque” où les rivalités des grandes puissances à son propos se déchaînent et où chaque capital tente de défendre au mieux ses sordides intérêts nationaux. Toutes les chaînes de télévision se sont appliquées à faire durer le suspense autour du “Grexit” jusqu’au moment fatidique, celui de l’heure symbolique qui autrefois effrayait les enfants, celui ou la grande horloge allait sonner minuit : le mardi 30 juin. Et après ? La fée Carabosse grecque allait-elle se transformer en citrouille ? Non ! Le FMI “apprenait” qu’il ne serait pas remboursé des 1,5 milliards d’euros que devait lui verser l’État grec. Un secret de Polichinelle ! Pour pimenter le tout, il fallait aussi la magie d’un autre suspense, celui du référendum initié par le gouvernement Tsipras : les Grecs allaient-ils voter oui ou non ?
Finalement, c’est le non qui l’a emporté dimanche 5 juillet, après une série de sondages soigneusement mis en scène juste avant le scrutin.
Contrairement aux exagérations d’un “vent de panique” parfois évoqué par certains médias pour tenter d’effrayer les populations afin de mieux les asservir et porter les attaques, celle d’une trajectoire possible vers un “terrain inconnu pour la Grèce”, la réalité est plutôt celle d’une dégradation de l’économie grecque déjà exsangue depuis des années, aggravée par les mesures anti-ouvrières du gouvernement Syriza lui-même. Le résultat du référendum ne change donc rien à cela. C’est pour cette raison que le jeu des négociations engagées sur fond de crise entre d’un côté, le FMI, les instances politiques de l’UE, la BCE et de l’autre, le gouvernement grec défendant lui aussi ses intérêts nationaux, relève d’un bras de fer entre voyous qu’accompagne tout un manège politico-médiatique qui dépasse le scénario strictement limité de l’économie. Face à la gravité de la situation, la bourgeoisie a déjà été amenée à s’adapter et à s’organiser en anticipant les difficultés économiques de la Grèce et de la zone euro, comme elle avait été amenée à faire face aux secousses et aux conséquences de la précédente crise financière et bancaire dite des subprimes en 2008. Elle avait su réagir de manière concertée afin d’éviter les pires conséquences de la dégringolade des cours de la bourse. En prenant des mesures au niveau des États et des banques centrales (Banque centrale européenne ou la Banque fédérale américaine), elle soutint les marchés et évita l’assèchement trop brutal des liquidités. De fait, la situation de la Grèce reste parfaitement connue et suivie. Il est évident que les banques (notamment la BCE) et les États ont très largement anticipé pour s’organiser, prendre des mesures face aux difficultés de la Grèce. Tsipras ne voit d’ailleurs dans le résultat du non pas tant une rupture que “le renforcement de notre pouvoir de négociation”.
Le déclin historique du capitalisme a généré depuis un siècle maintenant une tendance universelle au capitalisme d’État, poussant ce dernier à devenir un acteur central au cœur de l’économie. Cette tendance initiée à la fois par les nécessités de faire face aux contradictions croissantes du système et aux besoins de mobilisation pour la guerre totale, s’est accentuée fortement suite au grand krach boursier de 1929 et n’a jamais cessé depuis. Toute une expérience s’est accumulée par la mise en place du keynésianisme et s’est perfectionnée au fur et à mesure des épreuves et des grands soubresauts économiques du xxe siècle. Depuis les années 1980-1990 et la “mondialisation”, des mécanismes toujours plus complexes à l’œuvre et toutes sortes de tricheries avec la loi de la valeur, de palliatifs, ont permis aux États capitalistes les plus puissants de ralentir les effets les plus désastreux de la crise économique et surtout de reporter ses effets les plus dévastateurs sur les États capitalistes rivaux les plus faibles. En quelque sorte, la Grèce est déjà une première périphérie au sein de l’UE. Elle se situe aux marges sud de l’Europe et présente toutes les faiblesses qu’exploitent paradoxalement et de manière hypocrite les États-requins qui se penchent à son chevet. Bien avant le cas de la Grèce, le FMI lui-même avait déjà dû faire face à d’autres situations catastrophiques, comme ce fut le cas au début des années 2000 en Argentine. Ajoutons cependant que le cas de la Grèce, pour préoccupant qu’il soit, ne représente en réalité que 1,8 % du PIB de la zone euro, ce qui limite d’autant les “risques de contagion”. Les banques privées se sont largement délestées par ailleurs de la “dette grecque” au profit de la BCE et des principaux acteurs publics que sont les États. Tout ceci montre que l’enjeu essentiel de la mise en scène possède bien aussi une dimension politique.
La principale raison de toute la mascarade médiatique exploitant la gravité de la situation est essentiellement de vouloir mystifier le prolétariat, enfumer les consciences, notamment pour tenter de masquer la nature bourgeoise et nationaliste de Syriza et du gouvernement Tsipras. C’est aussi pour accréditer l’idée d’une possible “alternative” crédible de la “gauche radicale” qui émerge progressivement en Europe (comme Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne, le NPA et le Front de gauche en France, etc.). Cela, face à des partis socialistes jugés “traîtres” abandonnant les “valeurs de la gauche”. Le but essentiel est aussi naturellement de faire passer la pilule de l’austérité et des attaques pour tous les ouvriers, et pas seulement en Grèce ! Exposer ainsi au pouvoir une fraction aussi “radicale” que l’extrême gauche de l’appareil politique bourgeois ne peut que porter un discrédit aux idéologies gauchistes nécessaires à l’encadrement politique du prolétariat. D’autant plus que ces idéologies sont relativement affaiblies depuis l’effondrement du mur de Berlin en raison de leur soutien, plusieurs décennies durant, aux régimes staliniens (certes de manière “critique”, mais non moins zélée). Toute la mise en scène, exprimant au passage les points de vue des protagonistes de la négociation en proie à quelques divergences et rivalités politiques bien réelles, n’en a pas moins constitué un soutien pour préserver l’image de gauche radicale de Syriza. Même si cela paraît paradoxal, l’attitude des uns et des autres n’a fait que conforter l’image “d’intransigeance” du gouvernement grec et valoriser sa volonté de “refuser les diktats de Bruxelles” qui se trouvent confortés par la victoire du non. La position très ferme de la Chancelière Angela Merkel, celle du FMI et la volonté de maintenir des négociations plus ouvertes de la part des instances européennes avec une attitude plus “compréhensive” du président Hollande, plus “ouvert à gauche” à l’égard de la Grèce tout en restant “ferme”, permettent en fin de compte de présenter le gouvernement Syriza comme “fidèle au peuple”, refusant de manière catégorique “l’austérité”. In fine, Syriza et Tsipras sont confirmés comme des “héros” et “victimes” de l’ex-Troïka, instance assimilée aux “méchants capitalistes”.1 Ainsi, malgré les attaques brutales et croissantes menées directement par l’État grec, ces dernières apparaissent comme imposées par “l’extérieur”. Le gouvernement grec qui réprime et pressure les prolétaires comme jamais, ce vrai bourreau à la tête de l’État bourgeois, retrouve là un statut de véritable “combattant” tenant tête aux “capitalistes” pour soi-disant atténuer la “souffrance du peuple grec”. Finalement, Syriza, confortée par ce coup de pouce et son “soutien populaire”, bénéficie toujours d’une image “ouvrière”. Et cette mystification est d’autant plus efficace qu’elle est très largement relayée et appuyée par les gauchistes de tous poils en Europe qui applaudissent la victoire du non pour mieux étayer leur discours sur une prétendue alternative possible à l’austérité : “Depuis le 25 janvier 2015 et la victoire électorale de Syriza en Grèce, la troïka UE-BCE-FMI use d’une brutalité inouïe pour faire capituler le gouvernement Tsipras, pour que le choix populaire d’en finir avec l’austérité soit bafoué”2.
Il s’agit en fait d’un véritable piège idéologique qui est en train de se déployer à l’échelle de l’Europe.
Une autre conséquence majeure de toutes ces manipulations idéologiques, c’est l’accentuation des divisions au sein de la classe ouvrière. Tout d’abord, en présentant les prolétaires grecs comme des parias et victimes “à part”, dont le sort est “étranger” aux autres “nantis” en Europe, les médias cherchent à couper les prolétaires grecs de leurs frères de classe. Seuls les ouvriers grecs auraient en fin de compte une “raison valable” de lutter, bien que, par “sagesse”, il leur est grandement recommandé d’accepter de faire les “sacrifices nécessaires” pour “sortir de la crise”. Cette perversion est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’une dénaturation complète de la solidarité par les gauchistes qui l’ont réduite au simple soutien électoral en faveur du non : “Il faut des mobilisations de solidarité massives, pour que la confiance augmente, pour que le Non gagne en Grèce” (ibid). Telle est la “solidarité” des gauchistes : ni plus ni moins qu’un soutien au gouvernement grec qui défend ses sordides intérêts capitalistes nationaux ! Enfin, par cette idéologie démocratique encadrant et motivant le référendum, les divisions au sein même du prolétariat grec se sont renforcées avec le clivage oui/non, même si le non l’emporte avec une nette majorité.
En fin de compte, comme nous le disions dans un de nos articles précédents, “Que les gauchistes décrivent Syriza comme une sorte d’alternative au capitalisme est totalement frauduleux. Juste avant les élections, un groupe de dix-huit économistes distingués (incluant deux lauréats du Prix Nobel et un ancien membre du Comité de politique monétaire d’Angleterre) a écrit au Financial Times en approuvant des aspects de la politique économique de Syriza (…) Comme le fait remarquer un commentaire sur le site du magazine The New Statesman : “le programme de Syriza (…), c’est de la macro-économie classique. Le parti Syriza a simplement l’intention d’appliquer ce que les manuels suggèrent.” Et donc, suivant les manuels, Syriza a négocié avec les créanciers européens de la Grèce, en premier lieu pour prolonger le plan de sauvetage et ses conditions (...)”.3
Syriza et les gauchistes qui les défendent, la fameuse troïka et consorts, les médias qui les mettent en scène, tous vont continuer leurs mystifications après ce référendum. Ils appartiennent au même monde. Leur monde est celui du capitalisme décadent. Ils sont les commissaires politiques défenseurs de l’État, d’un ordre bourgeois au service de l’exploitation la plus brutale.
WH, 6 juillet 2015
1 L’ex-ministre Varoufakis a même accusé les créanciers d’Athènes de “terrorisme” ! En démissionnant au lendemain du référendum malgré la victoire du “non”, il permet à l’appareil politique de préserver une aile gauche qui, face aux inévitables nouvelles mesures d’austérité du gouvernement Tsipras, pourra faire valoir sa “véritable” radicalité.
Pendant la période d’ascendance du capitalisme, le mouvement ouvrier a appuyé de manière critique le combat de la bourgeoisie contre la religion et le clergé tout en conservant son autonomie de classe. La revendication de la séparation de l’Église et de l’État ainsi que la liberté individuelle du culte ont longtemps été au programme des organisations révolutionnaires du xixe siècle.
Mais en devenant un acquis dans la majeure partie des pays centraux du capitalisme, la laïcité s’est transformée en une arme de mystification aux mains de la bourgeoisie. Cet article vise à souligner l’importance de cette question au sein du mouvement révolutionnaire, mais aussi à montrer l’usage qu’en fait la bourgeoisie pour semer la confusion et la division dans les rangs de la classe ouvrière.
“L’Eglise catholique pouvait être supportée par la société féodale (…) mais elle ne pouvait être tolérée par la démocratie bourgeoise dont les membres égaux devant la fortune et la loi, mais divisés par des intérêts, sont entre eux en perpétuelle guerre industrielle et commerciale et veulent toujours avoir le droit de critiquer les autorités constituées et de les rendre responsables de leurs malchances économiques”.1
Dans la société féodale, l’Église fait corps avec la société toute entière et constitue un rouage de la domination. Rosa Luxemburg a su identifier cette spécificité des structures féodales :
“Dans une monarchie, l’Église, monarchique par essence, comme doctrine autoritaire, entre dans le mécanisme de l’État sans en détruire l’harmonie ; c’est un simple appui, c’est la servante et l’instrument du monarchisme. En ce sens, elle ne constitue pas un pouvoir politique indépendant”.2
Ainsi, la bourgeoisie devait écarter le clergé de l’appareil d’État pour s’émanciper des carcans de l’ancienne société. Le premier assaut de la bourgeoisie fut la Révolution anglaise de 1648 : “à partir de ce moment-là, la bourgeoisie devint un élément modeste, mais officiellement reconnu, des classes dominantes de l’Angleterre, ayant avec les autres fractions un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation”.3 Les marchands et manufacturiers anglais soucieux de maintenir leurs ouvriers dans la soumission et l’ignorance découvrirent “les avantages que l’on pouvait tirer de la religion pour agir sur l’esprit de ses inférieurs naturels (…) et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres. (…) Bref, la bourgeoisie anglaise avait à prendre sa part dans l’oppression des classes inférieures, de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d’oppression fut l’influence de la religion” (idem).
Pour plusieurs raisons, l’offensive de la bourgeoisie anglaise se caractérisait par un penchant religieux :
En revanche, un siècle plus tard, l’instauration de la jeune république bourgeoise des États-Unis d’Amérique affirma la séparation de l’Église et de l’État ainsi que la liberté du culte au sein d’une société quasiment vierge de toute tradition féodale.
La question se posa avec beaucoup plus d’acuité lors de la Révolution française de 1789. En effet, l’inflexibilité de la noblesse et du clergé face à l’affirmation de la bourgeoisie déboucha sur une transformation radicale de la société.4 Friedrich Engels considère qu’elle fut le premier soulèvement de la bourgeoisie qui “rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique. (…) La Révolution française fut une rupture complète avec les traditions du passé”.5
Mais 1789 démontre aussi toute l’ambivalence de la bourgeoisie à l’égard de la religion et du clergé. Dans un premier temps, la bourgeoisie souhaita mettre au pas le pouvoir clérical sans le supprimer. Le 12 juillet 1790 fut proclamée la Constitution Civile du clergé. Les membres de l’Église continuaient à être rémunérés par l’État mais étaient choisis par le corps électoral et devaient prêter serment sur la constitution devant des officiers municipaux. La bourgeoisie modérée, favorable au maintien d’une monarchie parlementaire, avait trouvé un compromis salutaire. L’instauration de la République modifia la situation en cela que l’Église et l’État bourgeois républicain sont incompatibles : “adversaire par essence des principes fondamentaux de la République (nomination à l’élection de toutes les autorités de l’État et souveraineté du peuple), étrangère aux pouvoirs bourgeois, d’origine purement profane, portée par son propre esprit et par les liens personnels qui la rattachent à l’aristocratie, à revêtir un caractère féodal, survivance d’un passé monarchique, l’Église catholique devait naturellement, comme organe de l’État, tendre dans la république bourgeoise à l’indépendance politique. La lutte contre le cléricalisme est comme un fil rouge que l’on retrouve au cours de toute l’histoire de la république bourgeoise en France”.6
Dès lors, après le 10 août 1792, la Commune de Paris mit en application les premières mesures anticléricales. La politique de déchristianisation connaît son apogée dans l’an II de la République sous l’impulsion des sans-culottes qui exprimaient les revendications des artisans, des boutiquiers et d’une minorité ouvrière. Cette offensive populaire contre l’un des maîtres de l’ordre féodal prit des formes très radicales : fermeture des Églises, persécutions et massacres de clercs, instauration d’un culte de la Raison reposant sur l’athéisme. Le Comité central des sociétés populaires proposa de supprimer la subvention des cultes par l’État. Mais ces agitations populaires portaient atteinte au bon déroulement de la révolution. La Convention et le Comité de Salut public s’opposèrent à la déchristianisation. Voici ce que pouvait dire Robespierre au club des Jacobins le 28 novembre 1793 : “Nous déjouerons dans leurs marches contre-révolutionnaires ces hommes qui n’ont eu d’autre mérite que celui de se parer d’un zèle anti-religieux... Oui, tous ces hommes faux sont criminels, et nous les punirons malgré leur apparent patriotisme.”
Par la suite, la Convention enveloppa les acquis révolutionnaires d’un voile mystique par l’instauration du culte de “l’Être suprême”. Ce culte déiste visait à développer le civisme et la morale républicaine et ainsi ramener les couches populaires dans la modération. Un calendrier de fêtes républicaines se substitua aux fêtes catholiques. La bourgeoisie réussit à calmer l’ardeur populaire tout en instaurant un État laïque conforme à ses intérêts économiques et idéologiques. Le régime de séparation de l’Église et de l’État fut réglementé le 21 février 1795 : la République ne salarie aucun culte, la loi ne reconnaît aucun ministre, toute manifestation publique, tout signe extérieur sont interdits.7 La laïcité fut ancrée dans la loi dans les années qui suivirent. “À la fin de la période, la baisse de l’influence et du prestige de l’Église catholique était indéniable ; elle se marquait par la misère et la désorganisation d’un clergé divisé, par le recul de la pratique religieuse et les progrès de l’incroyance dans les classes populaires. L’Église et la Révolution, inconciliables sur le plan doctrinal, demeuraient ennemies” (idem).
L’État garantissait la liberté individuelle de la croyance. Tout en étant incapable de dissoudre complètement l’esprit religieux au sein de la société, il prenait rapidement le choix de s’en accommoder en sachant que la religion pouvait être utile pour anesthésier au moins en partie la population. La “religion civique” devenait le credo de la nouvelle classe dominante.
Avec la stabilisation du processus révolutionnaire, les acquis de 1793 furent donc en partie balayés sous l’Empire : “le besoin de stabilisation sociale, l’attachement de la majeure partie de la nation à la religion traditionnelle rendent compte cependant de la rapidité de la restauration religieuse sous le Consulat.8 Mais, concevant la religion comme un moyen de soumission sociale et l’Église comme un instrument de gouvernement (…) Bonaparte subordonna étroitement l’Église à l’État”.9
Avec l’Empire, le clergé devint un allié aux mains de la bourgeoisie ayant pour fonction de développer une propagande de la soumission, de la souffrance, de la culpabilité et de la résignation. Ainsi, la bourgeoisie a compris très vite l’utilité que pouvait détenir la religion et son administration pour briser l’élan de la classe ouvrière. Le Concordat entre l’Empire et la papauté instaure un système dans lequel le clergé est financé par l’État et se retrouve en totale harmonie avec celui-ci. Cette relation s’affermit au moment du retour de la monarchie en France entre 1815 et 1848.
Face à l’émergence du prolétariat sur la scène politique, la classe dominante rejeta son matérialisme et embrassa plus nettement l’esprit religieux : “Les ouvriers de France et d’Allemagne étaient devenus des révoltés. Ils étaient complètement contaminés par le socialisme ; et pour de bonnes raisons : ils n’avaient pas de préjugés sur la légalité des moyens permettant de conquérir le pouvoir. (…) Il ne restait aux bourgeoisies française et allemande, comme dernière ressource, qu’à jeter tout doucement par-dessus bord leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure du mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant : l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu’il était impossible d’éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s’étaient fourvoyés avec leur matérialisme. Malheureusement pour eux, ils ne firent cette découverte qu’après avoir travaillé de leur mieux à détruire la religion pour toujours” (idem).
Ainsi, la bourgeoisie n’est pas allée au bout de son entreprise de destruction du pouvoir religieux. Bien au contraire, elle s’est appropriée ce pouvoir. Ce recours à la religion devint plus pressant lors du premier véritable assaut du prolétariat lors des journées de juin 1848. La bourgeoisie répondit par la répression mais aussi par la propagande. Dès lors, le clergé fut utilisé pour distiller au sein du prolétariat les idées de résignation et de soumission afin de saper sa combativité et sa conscience. Le 18 juin 1848, Adolphe Thiers10 écrivait dans l’Écho des instituteurs : “Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : jouis…”
L’Église avait pris parti contre la classe ouvrière en 1848, elle fit de même en 1851 en soutenant le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Là encore, il s’agissait clairement de porter un coup au mouvement révolutionnaire. Des adeptes du catholicisme libéral comme Montalembert le revendiquaient ouvertement : “l’acte du 2 décembre a mis en déroute tous les révolutionnaires, tous les socialistes, tous les bandits de la France et de l’Europe (…) voter contre Louis-Napoléon, c’est donner raison à la révolution socialiste”.11
Dans le monde capitaliste d’alors, le clergé était l’allié indéfectible de la bourgeoisie. Il devint une arme pour tenter de freiner l’élan de la classe ouvrière porteuse d’une nouvelle perspective, celle d’abolir le régime capitaliste et toutes les forces utiles à la conservation de l’ordre social. Le discours religieux avait pour objectif d’endormir la conscience du prolétariat et de la réconcilier avec la réalité misérable dans laquelle devaient vivre tous les exploités. C’est ce que Marx condense dans ce célèbre passage de la Critique de la Philosophie du droit de Hegel : “La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.”
Ce penchant bourgeois à diffuser l’esprit religieux dans la société n’est pas seulement une offensive stratégique contre la classe ouvrière. Cela s’explique aussi par le fait que cette classe n’est qu’imparfaitement matérialiste. En son sein, réside un fort idéalisme, compte-tenu de son rôle historique limité. En définitive, la bourgeoisie garde une vision largement mystique du monde. Elle s’est émancipée de la religion dans le domaine de la connaissance de la nature par utilitarisme, en vue du développement de la production capitaliste. De par sa nature de classe exploiteuse, la bourgeoisie ne pouvait pas atteindre le même niveau de matérialisme dans les sciences sociales. Les scientifiques et les savants bourgeois étaient incapables de percer les mystères de l’évolution sociale. Paul Lafargue, qui s’est beaucoup intéressé à ce sujet, met bien en évidence cette contradiction : “Même si les savants étaient parvenus à créer dans les milieux bourgeois la conviction que les phénomènes du monde naturel obéissent à la loi de nécessité, de sorte que déterminés par ceux qui les précèdent, ils déterminent ceux qui les suivent, il resterait encore à démontrer que les phénomènes du monde social sont, eux aussi, soumis à la loi de la nécessité. Mais les économistes, les philosophes, les moralistes, les historiens, les sociologues et les politiciens, qui étudient les sociétés humaines et qui, même, ont la prétention de les diriger, ne sont pas parvenus et ne pouvaient pas parvenir à faire naître la conviction que les phénomènes sociaux relèvent de la loi de nécessité, comme les phénomènes naturels ; et c’est parce qu’ils n’ont pu établir cette conviction que la croyance en Dieu est une nécessité pour les cerveaux bourgeois, même les plus cultivés”.12 La science bourgeoise ne pouvait remettre en cause l’élément idéologique servant à légitimer l’exploitation des prolétaires au sein de la société capitaliste. Ce faisant, la classe ouvrière se devait de réagir en donnant ses propres réponses.
(A suivre)
Joffrey
1 Paul Lafargue, Le déterminisme économique de Karl Marx, 1909.
2 Rosa Luxemburg, “Enquête sur l’anticléricalisme et le socialisme”, Le Mouvement socialiste, janvier 1903.
3 F. Engels, Socialisme utopique, socialisme scientifique, Editions sociales, 1973.
4 Contrairement à la noblesse anglaise qui a su faire des compromis et s’intégrer à l’ordre bourgeois.
5 F. Engels, op. cit.
6 Rosa Luxemburg, “Enquête sur le cléricalisme”, janvier 1903.
7 Albert Soboul, Histoire de la Révolution française, Gallimard, 1962.
8 Régime politique qui succède au Directoire et issu du coup d’État du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte.
9 F. Engels, op. cit.
10 Républicain conservateur, président de la République française à partir d’août 1871. Auparavant, il fut le leader des Versaillais et l’un des instigateurs de la féroce et sanglante répression de la Commune de Paris.
11 L’Univers, 12 décembre 1851.
12 Paul Lafargue, op. cit., dans le chapitre “Origines économiques de la croyance en Dieu chez le bourgeois”.
Cinq mois après la tuerie de Charlie hebdo, Yassin Salhi, après la mise en scène répugnante de l’exécution de son patron, tentait de faire exploser une usine en Isère en fonçant avec son véhicule dans des bonbonnes de gaz. Le même jour, sur une plage de la station balnéaire tunisienne de Sousse, un terroriste abattait froidement 39 touristes (deux mois plus tôt, le musée du Bardo, dans la banlieue de Tunis, était déjà le théâtre d’un massacre similaire). Au même instant, une troisième attaque terroriste faisait 27 victimes et plus de 200 blessés dans une mosquée de Koweït-City. Quelques jours plus tard, des attaques à la voiture piégée étaient menées simultanément contre cinq positions de l’armée égyptienne dans le nord du Sinaï. Plusieurs attaques analogues ont eu lieu en Arabie saoudite et au Yémen, ces dernières semaines. Si l’attentat en Isère semble relever de l’initiative spontanée d’un individu vaguement en rapport avec la mouvance djihadiste (Salhi ayant envoyé une photographie de son odieux “exploit” à un certain Yunes-Sébastien qui a rejoint les rangs de l’État islamique en 2014), les massacres de Sousse et du Koweït ont immédiatement été revendiqués par l’État islamique qui sème la terreur dans plusieurs pays arabes.
Cette vague d’attentats s’inscrit dans la continuité de la période qui s’est ouverte avec ceux du 11 septembre 2001, à New York. La spectaculaire attaque du World Trade Center annonçait alors un enfoncement croissant dans la barbarie. Les récentes tueries de Charlie Hebdo et du supermarché cacher exprimaient quant à elles un pas de plus dans l’irrationalité : il ne s’agissait même pas de représailles ou de pression sur ces autres “machines à tuer” que sont les États, mais de “venger le prophète” pour des dessins ! Si l’attentat en Isère, aussi révoltant que puisse être une exécution à ce point macabre, est loin d’avoir l’ampleur symbolique des attaques de janvier 2015, il n’est pas moins vrai qu’il se situe également dans la continuité de ces derniers ; les motivations djihadistes se mêlant visiblement aux contentieux personnels et à une frustration profonde.1
Mais ce que symbolisent également ces derniers événements, c’est la fréquence accrue et même la banalisation d’une telle barbarie : dans certains pays, comme l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan ou la Libye, le terrorisme fait presque chaque jour des victimes. Désormais, après les récents attentats en France et au Danemark, il faut s’attendre de l’aveu même de la bourgeoisie, à une recrudescence des attaques terroristes dans les pays centraux du capitalisme. Même si tout cela est forcément utilisé contre la classe ouvrière dans une perspective policière et idéologique, il ne s’agit pas que de mots pour justifier la logique d’un flicage totalitaire. La situation commence à devenir véritablement incontrôlable bien au-delà des frontières où le terrorisme était jusque-là le plus souvent circonscrit.
Cette situation est encore aggravée par le fait que ces attentats, bien que sous l’égide de l’État islamique, ne semblent pas réellement coordonnés. Même s’il y a derrière des réseaux plus ou moins lâches, il s’agit visiblement d’actes individuels ou de groupes isolés qui ont pu surgir spontanément. Ainsi, à la racine de ces actes, il y a clairement l’abrutissement intellectuel et moral, l’obscurantisme, les délires fanatiques et la haine aveugle qui gangrènent la société capitaliste en décomposition. Comme nous l’écrivions dans notre article sur les attentats de Paris, Attentats sanglants à Paris: le terrorisme, une manifestation de la putréfaction de la société bourgeoise [55]: “Aujourd’hui, un peu partout (en Europe aussi et particulièrement en France), de nombreux jeunes sans avenir, au parcours chaotique, humiliés par des échecs successifs, par la misère culturelle et sociale, deviennent les proies faciles des recruteurs sans scrupules (souvent liés à des États ou expressions politiques comme Daesh) qui drainent dans leurs réseaux ces paumés aux conversions aussi inattendues que soudaines, les transformant en des tueurs à gages potentiels ou en chair à canon pour le ‘djihad’. Avec l’absence de perspective propre à la crise actuelle du capitalisme, une crise économique mais aussi sociale, morale et culturelle, avec le pourrissement sur pied de la société qui sue la mort et la destruction par tous les pores, la vie de bon nombre de ces jeunes est devenue à leurs propres yeux sans objet et sans valeur. Elle prend souvent et très rapidement la coloration religieuse d’une soumission aveugle et fanatisée qui inspire toutes sortes de comportements irrationnels et extrêmes, barbares, alimentés par un nihilisme suicidaire puissant. L’horreur de la société capitaliste en décomposition, qui a fabriqué ailleurs des enfants soldats en masse (par exemples en Ouganda, au Congo ou au Tchad particulièrement depuis le début des années 1990), génère maintenant au cœur même de l’Europe de jeunes psychopathes, tueurs professionnels au sang-froid, totalement désensibilisés et capable du pire sans même attendre une rétribution pour cela. Bref, cette société capitaliste en putréfaction, laissée à sa propre dynamique morbide et barbare, ne peut qu’entraîner progressivement toute l’humanité vers le chaos sanglant, la folie meurtrière et la mort. Comme le montre le terrorisme, elle ne cesse de fabriquer toujours plus nombreux des individus totalement désespérés, broyés et capables des pires atrocités ; fondamentalement ces terroristes, elle les façonne à son image. Si de tels ‘monstres’ existent c’est parce que la société capitaliste est devenue “monstrueuse”. Et si tous les jeunes qui sont affectés par cette dérive obscurantiste et nihiliste ne s’enrôlent pas dans le “djihad”, le fait que beaucoup d’entre eux considèrent comme des “héros” ou des “justiciers” ceux qui ont franchi ce pas constitue bien une preuve du caractère de plus en plus massif du désespoir et de la barbarie qui envahit la société”. Car, en effet, la montée en puissance du fanatisme religieux comme celle des populismes, les innombrables massacres perpétrés par des bandes armées fanatisées et mafieuses telles que l’État islamique, Boko Haram, AQMI et consorts, comme la fuite en avant guerrière et incontrôlable des grandes puissances impérialistes, tout cela est l’expression, avec bien d’autres manifestations, du pourrissement sur pied de la société capitaliste, de l’incapacité objective de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective conjuguée aux immenses difficultés que rencontre la classe ouvrière à défendre ouvertement la sienne.
Après les attentats de janvier 2015, les rassemblements gigantesques de solidarité étaient aussitôt récupérés par l’État sous le patronage des “valeurs républicaines” afin de mieux justifier les opérations militaires de l’impérialisme français et les mesures de flicage, tout cela au nom de la “liberté d’expression” et de la “sécurité des Français”. L’exécution perpétrée par Salhi et l’attaque de Sousse, où les touristes occidentaux étaient visés, ont pareillement été l’occasion d’une instrumentalisation sans vergogne par le gouvernement “socialiste”.
Alors que l’intense propagande autour de “l’esprit du 11 janvier”, où le Parti socialiste fit applaudir les forces de répression et vanta “l’unité nationale”, n’a pas complètement levé toute résistance face à l’offensive sécuritaire du gouvernement, l’attentat en Isère permettait de nouveau une même instrumentalisation à des fins idéologiques. Après le déploiement massif et ultra-médiatisé des forces de l’ordre et de l’armée dans les rues, la loi sur le renseignement devait fournir une légitimation “démocratique” au renforcement des mécanismes de surveillance que l’État utilise depuis de nombreuses années. Le critique démocratique ronronnait tranquillement avec, d’un côté, les défenseurs inconditionnels de la loi, de l’autre, ceux qui réclamaient un cadre juridique prétendument plus contraignant afin de protéger les “libertés individuelles”. Seulement, comme la loi sur le renseignement prévoit entre autres choses de prévenir “les atteintes à la forme républicaine des Institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ou de la reconstitution de groupements dissous”, ou encore la défense “des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la France”, le projet est apparu pour ce qu’il est : la légalisation de la surveillance généralisée et la criminalisation de toute expression de lutte contre la dictature capitaliste. Avec l’attentat de Yassin Salhi, la bourgeoisie a ainsi pu alimenter un peu plus le climat d’anxiété et de suspicion pour faire unanimement acclamer sa loi “difficile mais nécessaire” en jouant sur les émotions.
Cependant, c’est surtout sur le plan impérialiste que la bourgeoisie exploite à fond cette série d’attentats. Paré des hypocrites vertus démocratiques et civilisationnelles, le gouvernement a trouvé une nouvelle occasion à exploiter pour justifier un engagement guerrier plus marqué dans le monde. Que la France ait armé bien des groupes terroristes, qu’elle ait un rôle actif dans les nombreux conflits qui ont plongé la planète dans le chaos et le sang, tout cela est honteusement dissimulé. Ne reste que “la défense de la civilisation contre la sauvagerie terroriste”, c’est-à-dire la défense d’une abominable machine à tuer contre une autre. Ainsi, alors que l’État français s’implique militairement au Moyen-orient, il n’est pas anodin que le Premier ministre socialiste, Manuel Valls, ait repris la théorie des “faucons néo-conservateurs” américains selon laquelle nous assisterions au “choc des civilisations”. Ce mensonge éhonté vise à préparer les esprits aux aventures guerrières présentes et futures, mais en plus, il permet de façon plus immédiate de diviser davantage les ouvriers, en favorisant les replis communautaristes (bref, en stigmatisant ceux qui appartiennent à “l’autre civilisation à combattre”).
Il n’y a aucune illusion à se faire : au nom de la “lutte contre le terrorisme”, l’impérialisme français prépare la répression et sèmera encore la mort dans de nombreuses régions du monde. Seule la classe ouvrière internationale, en jetant tout son poids et sa volonté révolutionnaire dans la balance, pourra offrir une réelle perspective pour l’humanité.
S.W., 4 juillet 2015
1 Et pourtant, ceux qui commettent ces atrocités, ces humains et non ces “monstres” comme se plaisent à les nommer les médias, ont besoin d’être dans un état second pour appuyer sur la détente, comme lors d’un suicide. La mère du gamin-terroriste qui a frappé en Tunisie a ainsi parlé d’un véritable lavage de cerveau qui a poussé son fils à commettre le plus horrible. Un récent reportage sur France 5 soulignait que la plupart de ces meurtriers étaient sous l’emprise d’une drogue appelée “captalon” (ou “pilule de Daesh”). Il s’agit d’une sorte de “pare-balle chimique” qui permet d’aller au combat comme lobotomisé et en se sentant invincible.
Quelques faits suffisent à illustrer l’horreur de la situation actuelle des migrants :
– le 27 août, la découverte, en Autriche, à proximité de la frontière hongroise, de 71 corps (dont 8 femmes et 4 enfants) en état de décomposition avancée, enfermés dans un camion abandonné en bordure d’autoroute ;
– quelques jours après, le corps d’un garçonnet de trois ans, noyé en même temps que sa mère et son frère, gisait sur une plage de Bodrum en Turquie.
Il s’agissait dans les deux cas de migrants venus de Syrie fuyant l’horreur de quatre années de guerre. Ce phénomène des réfugiés, marqué par une mondialisation inédite, dépasse aujourd’hui en ampleur les exodes des heures les plus sombres du xxe siècle.
Une chose doit cependant attirer l’attention et poser question : les médias ne cherchent pas à dissimuler l’horreur insoutenable de la situation. Au contraire, ils l’étalent en “Une” des journaux et multiplient les images chocs, comme celle de ce jeune garçonnet de trois ans. Pourquoi ?
En fait, la bourgeoisie exploite, pour sa propagande, à la fois la barbarie dont elle est elle-même responsable et le sentiment d’indignation que cela suscite, tout comme les élans de solidarité spontanée entre les travailleurs (locaux et migrants) qui ont commencé à se développer ces derniers mois en plusieurs points d’Europe. Il s’agit non seulement de briser dans l’œuf toute possibilité de réflexion autonome, mais aussi de nourrir de façon insidieuse les idéologies nationalistes afin de pourrir les consciences. Aux yeux de la classe dominante, livrés à eux-mêmes, les travailleurs agissent “d’une curieuse façon”, voire de manière “irresponsable” : ils se serrent les coudes, s’entraident et se soutiennent. Ainsi, malgré le matraquage idéologique permanent et face aux pressions bourgeoises en tout genre, bien souvent, lorsque des prolétaires sont en contact direct avec les réfugiés, ils leur apportent de quoi survivre (boisson, nourriture, couvertures…) et les hébergent parfois. De tels exemples de solidarité se sont ainsi manifestés aussi bien à Lampedusa en Italie qu’à Calais en France ou dans plusieurs villes en Allemagne et en Autriche. Par exemple, à l’arrivée des trains de réfugiés, enfin libérés de leur séquestration par l’État hongrois, les migrants exténués ont été accueillis par des milliers de gens qui sont venus apporter réconfort et soutien matériel. Des cheminots autrichiens ont même proposé des heures supplémentaires gratuites pour transporter les réfugiés vers l’Allemagne. A Paris, des milliers de gens ont manifesté samedi 5 septembre pour protester contre le traitement des réfugiés. On pouvait lire des slogans comme : “Nous sommes tous des enfants de migrants”.
Sentant une réaction importante et internationale de solidarité portée par la population civile, alors que les États ne faisaient que retenir et terroriser les réfugiés, la classe dominante a dû finalement réagir. La bourgeoisie a été un peu partout contrainte de modifier son discours anti-immigrés de ces dernières années et de s’adapter. En Allemagne, le volte-face de la bourgeoisie lui a permis de renforcer son image politique de démocratie “très avancée” et de mieux conjurer les fantômes du passé face à ses concurrents qui ne manquaient jamais une occasion de les évoquer naguère. C’est d’ailleurs le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale qui explique la plus grande sensibilité du prolétariat en Allemagne face à la question des migrants et de la solidarité nécessaire. Les autorités allemandes ont ainsi dû suspendre l’application du règlement de Dublin qui prévoyait l’expulsion des demandeurs d’asile. Aux yeux des migrants et du monde, Merkel est devenue la “championne de l’ouverture” et l’Allemagne un “modèle d’humanité”. En Grande-Bretagne, Cameron a dû modifier son discours “intransigeant”, tout comme les pires tabloïds qui, peu avant, comparaient les migrants à des “cafards”. Pour la bourgeoisie, un des enjeux importants était de réagir et masquer le fait qu’il existe bien deux logiques totalement antagoniques qui s’affrontent : l’exclusion et le “chacun pour soi” de la concurrence capitaliste ou la solidarité prolétarienne ; l’enfoncement dans la barbarie de ce système mortifère ou l’affirmation d’une classe porteuse du futur épanouissement de l’humanité. La bourgeoisie ne pouvait faire autrement que de répondre aux vrais sentiments d’indignation et de solidarité qui se manifestent dans les pays centraux.
La situation n’est pas totalement nouvelle. En 2012, le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) comptabilisait déjà 45,2 millions de “déplacés” et tirait la sonnette d’alarme face à l’ampleur de la catastrophe humanitaire. En 2013, ils étaient 51,2 millions sur la planète à fuir l’horreur sous toutes ses formes. Le seuil des 50 millions était alors franchi pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale ! Le HCR explique cette terrible dynamique par “la multiplication de nouvelles crises” et “la persistance des vieilles crises qui semblent ne jamais vouloir mourir”. Résultat, l’année 2015 est en train de marquer un nouveau record : 60 millions de réfugiés pour la seule Europe. Depuis janvier, les demandes d’asile ont explosé, en augmentation de 78 %. En Allemagne, selon le ministre de l’Intérieur, les demandes d’asile sont quatre fois plus nombreuses que l’an dernier, atteignant le chiffre record de 800 000. La Macédoine a déclaré l’état d’urgence et a fermé un moment ses frontières. Officiellement, plus de 2800 exilés, hommes, femmes et enfants, se sont noyés en Méditerranée ces derniers mois. En Asie, le phénomène est tout aussi massif. Par exemple, un nombre croissant de personnes originaires du Myanmar fuient la répression et tentent désespérément d’atteindre d’autres pays d’Asie du Sud-Est. En Amérique latine, le niveau de criminalité et la pauvreté sont tels que des centaines de milliers de personnes cherchent refuge aux États-Unis pour survivre. Un train de marchandises qui traverse tout le Mexique du sud au nord surnommé “La Bête” se charge ainsi régulièrement de milliers de migrants. Ils courent non seulement le risque de tomber du toit des wagons ou d’être renversés dans les tunnels mais aussi de subir l’assaut des autorités, et sont encore davantage à la merci des narcotrafiquants ou de bandits qui les rançonnent, les violent, les livrent à des réseaux de prostitution et la plupart du temps les tuent. Et, pour ceux qui ont la chance d’en réchapper, tout le long de la frontière américaine se dresse un “mur”, des barbelés et des miradors que des gardes armés jusqu’aux dents surveillent en permanence pour leur tirer dessus comme des lapins !
En fait, l’attitude hypocrite des États démocratiques, au langage civilisé, s’accommode très bien des pires discours xénophobes alimentant des sentiments de peur chez les uns, d’impuissance chez les autres, paralysant la réflexion chez tous. Cette propagande de caniveau cherche en effet à casser tout élan de solidarité en soulignant l’impossibilité d’accueillir ces “trop nombreux migrants”, la seule solution présentée étant alors de les bloquer dès le départ afin de leur éviter charitablement les dangers du périple, quand elle n’encourage pas directement des réactions d’auto-défense et légitime les mesures de “protection efficaces” contre cette “invasion”. Ce battage vise donc à détourner les esprits de la compréhension des causes réelles de ce phénomène.
Désormais, des zones entières de la planète sont dévastées et sont devenues inhabitables. C’est particulièrement le cas pour la ceinture allant de l’Ukraine jusqu’à l’Afrique, en passant par le Moyen-Orient. Dans certaines de ces zones de guerre, c’est plus de la moitié de la population qui est en fuite et qui s’entasse dans de gigantesques camps, en proie aux passeurs sans scrupule, véritable trafic organisé à échelle industrielle. La cause réelle de cet enfer, c’est le pourrissement de ce système mondial fait d’exploitation et de guerres : celui du capitalisme décadent. L’ampleur du phénomène des réfugiés est aujourd’hui une claire expression de la déliquescence de la société capitaliste qui voit se multiplier les conflits, les pogroms et les violences de toutes sortes, la paupérisation grandissante liée à la crise économique et aux désastres écologiques. Bien entendu, les guerres, les crises et la pollution sont des phénomènes anciens. Toute guerre, par exemple, signifiait déjà que des gens devaient fuir pour sauver leur peau. Cependant, la portée et l’intensité de ces phénomènes n’ont fait que s’amplifier, alimentant une spirale infernale de barbarie et de destructions. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le nombre de réfugiés était resté relativement limité. Avec cette dernière, ont commencé les déplacements massifs : “réinstallations”, “transferts de populations” etc. Cette spirale de guerres et de destructions a pris ensuite une autre dimension lors de la Seconde Guerre mondiale, avec un nombre de réfugiés et de déplacés inédit. Ensuite, pendant la Guerre froide, les multiples conflits entre les deux blocs Est-Ouest, par puissances interposées, ont généré à leur tour une quantité importante de réfugiés, tout comme les grandes famines subsahariennes des années 1970 et 1980. Mais depuis l’effondrement du bloc de l’Est en 1990, une véritable boîte de Pandore s’est ouverte. En effet, l’opposition des blocs impérialistes Est-Ouest imposait un certain ordre et une certaine discipline : la plupart des nations obéissaient aux ordres de leur tête de bloc respective, les États-Unis ou la Russie. Les guerres de cette période ont ainsi été inhumaines et meurtrières, mais aussi “classiques” et “ordonnées”. Depuis que l’URSS s’est effondrée, l’instabilité et le développement du chaos ont progressivement engendré une multiplication des conflits locaux, marqués par l’instabilité des alliances et l’aspect sans fin et sans issue des combats, entraînant la désagrégation d’États, favorisant la montée des seigneurs de guerre et autres aventuriers mafieux, la dislocation de tout tissu social... Et les contradictions entre les puissances impérialistes (marquées par la montée du chacun pour soi, chaque nation jouant sa propre carte impérialiste et ce, d’ailleurs, avec des objectifs de plus en plus à courte-vue) ont conduit ces dernières à des interventions militaires d’une régularité croissante, voire aujourd’hui permanente. Les grandes puissances soutiennent chacune telle ou telle clique mafieuse, tel ou tel seigneur de la guerre, tel ou tel groupe fanatique dans la défense toujours plus irrationnelle de leurs intérêts impérialistes. Ce qui domine désormais la société capitaliste, c’est la désagrégation de régions entières où peuvent s’épanouir les expressions les plus criantes de la décomposition sociale : zones géographiques entièrement aux mains de narcotrafiquants, surgissement de l’État islamique avec ses exactions barbares, etc.
Principaux responsables de la désagrégation sociale, écologique et militaire du monde, ces États sont en même temps devenus de vraies “forteresses”. Dans un contexte de crise et de chômage massif, les mesures sécuritaires se sont en effet renforcées de manière drastique et les États se sont littéralement “bunkerisés”. Seuls les migrants les plus qualifiés sont acceptés pour être exploités, pour baisser les coûts de la force de travail et être utilisés pour diviser le prolétariat. La majorité des réfugiés et migrants, celle des “indésirables”, des affamés sans ressource, est cyniquement priée de bien vouloir rester chez elle pour y mourir sans gêner quiconque. Les États du Nord les chassent, littéralement, comme par exemple cet été encore en France près de la “jungle” de Calais, le long du tunnel sous la Manche (voir notre article sur ce site [61]). La société industrielle gangrenée par la crise économique de surproduction ne peut plus offrir de perspectives. Au lieu de s’ouvrir, elle se ferme littéralement ; les États barricadent leurs frontières, électrifient et multiplient les clôtures, construisent toujours plus de murs. Durant la Guerre froide, du temps du mur de Berlin, il existait une quinzaine de murs pour défendre les frontières. Aujourd’hui, c’est plus d’une soixantaine qui sont dressés ou en construction. Du “mur de l’apartheid” construit par Israël face aux Palestiniens, en passant par la barrière aux 4000 kilomètres de barbelés séparant l’Inde et le Bangladesh, les États sont en proie à une véritable paranoïa sécuritaire. En Europe, le front méditerranéen est lui-même garni de murs et de barrières. Durant le mois de juillet dernier, le gouvernement hongrois entamait la construction d’une nouvelle barrière haute de quatre mètres. Quant à l’espace Schengen en Europe, au travail de l’agence Frontex ou le dispositif Triton, leur efficacité militaro-industrielle est redoutable ; une flotte permanente de navires de surveillance et de guerre empêche les réfugiés de traverser la Méditerranée. Un dispositif similaire est mis en place le long des côtes australiennes. Tous ces obstacles augmentent ainsi très fortement la mortalité des migrants, condamnés à prendre de plus en plus de risques pour passer.
D’un côté, l’État bourgeois se barricade. Il alimente au maximum les discours catastrophistes des fractions populistes les plus xénophobes, attise toujours plus les haines, les peurs et les divisions. Face aux conditions de vie dégradées, les parties les plus faibles du prolétariat subissent cette propagande nationaliste et xénophobe de plein fouet. Les protestations, les attaques physiques ou incendies criminels contre des maisons de réfugiés par des gens d’extrême-droite ont été signalés dans de nombreux pays. Les réfugiés deviennent la cible de campagnes contre les “étrangers”, contre ceux qui “menacent nos conditions de vie”. L’État légitime ainsi ses actions de “protection” : organiser les internements dans les camps de rétention (plus de 400 en Europe), soutenir les pires tortionnaires pour contrôler et parquer les populations, assurer les déportations et aujourd’hui les reconduites aux frontières...
De l’autre, le même État bourgeois se paye le luxe d’une feinte indignation par la voix de ses politiciens, parle de “défi moral” face à la tragédie, se présente comme le garant de la “civilisation”, portant soi-disant “assistance” et favorisant au mieux “l’accueil des migrants”. Bref, l’État bourgeois, ce sinistre criminel, se drape de la vertu du sauveur.
Mais tant que durera le capitalisme, aucune solution réelle ne sera possible pour les réfugiés et les migrants. Si nous ne nous battons pas contre ce système, si nous n’allons pas à la racine du problème de façon critique, notre indignation et notre solidarité ne pourront dépasser le stade du réflexe du premier secours, ce profond et noble sentiment humain sera même ensuite récupéré par la bourgeoisie comme une simple action de charité, avec flonflons et caméras, noyé par l’esprit nauséabond d’un nationalisme insidieux. Nous devons donc essayer de comprendre, aller à la racine du problème pour pouvoir offrir un point de vue critique et révolutionnaire. Le prolétariat se doit de développer une telle réflexion critique sur ces questions.
Dans nos prochains articles, nous reviendrons plus en profondeur sur ce problème historique.
WH, 5 septembre 2015
Après quatre années de guerre en Syrie et environ un an après l’établissement du “Califat” de l’État islamique (EI), un nouveau virage de la Turquie, pleinement soutenue par les forces de l’OTAN, se manifeste par son entrée en guerre, abandonnant ses précédents alliés djihadistes et faisant feu sur ses “partenaires de paix” kurdes. Jusqu’à présent, la Turquie a, pour le moins, été extrêmement tolérante envers les forces djihadistes, leur permettant de traverser ses frontières pour combattre son ennemi, le régime d’Assad en Syrie. Les chefs de l’EI ont été vus se pavanant ouvertement autour de villes et de lieux de villégiatures turcs. Ses combattants blessés ont reçu des soins hospitaliers et ont été renvoyés sur les champs de bataille (tout comme le fait Israël pour al-Nosra (1) ; quant aux flics turcs ayant arrêté des membres de haut rang de l’EI, ils ont eux-mêmes été jetés en prison. De plus, en revenant quelques années en arrière, des rapports crédibles ont indiqué que, avec l’aide des services secrets turcs (le MIT), des avions chargés par la CIA de djihadistes et d’armes lourdes en provenance de Libye ont atterri en Turquie et ont traversé la frontière syrienne pour combattre les troupes d’Assad et ses alliés du Hezbollah. Bien que tout ceci ne fasse que rarement surface, il ne fait aucun doute que cela a causé des tensions considérables au sein de l’OTAN, dont la Turquie est membre et a grandement tendu les relations turco-américaines, même si les agences américaines ont aussi été impliquées dans le soutien aux djihadistes. Un certain nombre de questions sont posées par le nouveau front turc : pourquoi actuellement ce virage de la part de la Turquie ? Qu’est-ce que cela signifie pour le “processus de paix” turco-kurde et ses deux années de “cessez-le-feu” ? Y a-t-il des éléments au sein des forces du nationalisme kurde qui représentent d’une manière ou d’une autre les intérêts de la classe ouvrière ? Cette évolution mènera-t-elle à une quelconque espèce de pause ou d’atténuation dans la descente de toute la région dans l’instabilité et la guerre ?
Le 20 juillet, une attaque suicide à la bombe à Suruç, proche de la frontière turco-syrienne, a tué 32 jeunes activistes et blessé plusieurs autres travaillant pour, ou en liaison avec, le groupe gauchiste Fédération des associations de jeunesse socialistes. Le kamikaze, un Kurde partisan du djihad, a été rapidement identifié par le MIT, et il est tout à fait possible que les services secrets turcs eux-mêmes aient été impliqués dans l’attentat. Ils ont des antécédents en la matière (Reyhanli, 2013), et bien que la question “à qui profite le crime ?” ne fonctionne pas toujours, elle est efficace dans la plupart des cas. Et il ne fait aucun doute que, quelles que soient les personnes impliquées dans cet acte, la clique dirigeante de l’AKP du président Recip Erdogan a utilisé les attentats dans le but de renforcer sa position interne et la défense des intérêts impérialistes turcs tels qu’elle les voit. L’AKP d’Erdogan, comme tout gang nationaliste, essaie de protéger ses propres intérêts au sein de l’État ; mais il semble grandement avoir le soutien de l’armée turque et des services secrets, tous deux vitaux pour la pérennité de sa position au pouvoir. Clairement, l’EI n’est pas un allié fiable. Les discussions entre l’État turc et l’administration américaine sur une confrontation sérieuse avec un EI en expansion ont commencé peu après les élections turques en juin, suite au choc de la perte de sa majorité absolue par l’AKP et la montée du Parti démocratique des peuples (le HDP) pro-kurde, qui a obtenu 13 % des suffrages et semblait avoir le vent en poupe. D’autres tensions se sont accrues dans le parti d’Erdogan, de même que dans l’armée turque, alors qu’ils voyaient l’armée kurde de l’YPG) (2 (les “Unités de protection du peuple”, la branche armée du PYD) (3 et du PKK parmi l’organisation byzantine des forces nationalistes kurdes) agir en tant que plus proche alliée des États-Unis dans ses attaques contre l’EI. C’est probablement une combinaison de ces deux éléments (les problèmes électoraux de l’AKP à l’intérieur ainsi que la montée de l’YPG et le renforcement de ses positions le long de la frontière turco-syrienne) qui a focalisé les esprits turcs et qui les ont orientés vers une sorte d’entente avec les États-Unis sur la mise à disposition de leurs bases aériennes pour les chasseurs-bombardiers et les drones de combat américains, en particulier la base aérienne d’Incirlik, dans le but de poursuivre les missions de bombardement de l’EI en Syrie.
Dans les jours qui ont suivi l’attentat de Suruç, les chasseurs-bombardiers et l’artillerie turcs ont frappé une ou deux positions de l’EI et un grand nombre de positions du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie, dans le nord de l’Irak, ainsi que des positions de l’YPG à la frontière syrienne (BBC World News, 03/08/2015). La férocité des attaques turques contre les Kurdes et leur disproportion comparée aux attaques contre l’EI, montrent les intentions réelles de l’AKP. La situation d’ensemble est celle d’un véritable guêpier et exprime le pourrissement des relations internationales et l’affaiblissement de l’impérialisme américain : un membre de l’OTAN soutient ouvertement le Califat de l’EI, des éléments d’une organisation kurde étiquetée comme terroriste sont les plus proches alliés des Américains dans le combat contre l’EI, les forces djihadistes en croissance continue prennent pour la énième fois le dessus sur des forces entraînées et équipées par les États-Unis, la Turquie permet la libre circulation de l’EI des deux côtés de la frontière avec la Syrie ici, tandis que la Turquie et les “conseillers” américains entraînent des forces anti-EI ailleurs dans le pays. Ajoutons à cela les divergences et les tensions entre les nombreuses et variées factions kurdes – entre autres, le PKK, l’YPG et le gouvernement du Kurdistan irakien de Massoud Barzani en Irak du nord. La complète absurdité de la situation d’ensemble est aujourd’hui la caractéristique principale de la plupart des conflits impérialistes.
Comme tout “cessez-le-feu” ou “processus de paix” capitaliste, celui entre l’État turc et le PKK kurde ne sont que des moments de pause dans l’intensification de la guerre impérialiste et l’accroissement de la violence. Ceci a été confirmé par le fait que, juste après les attentats de Suruç, les autorités turques n’ont arrêté qu’une poignée de combattants de l’EI et n’ont lancé que quelques assauts aériens contre les positions de l’EI, alors que leurs attaques contre les intérêts kurdes et la répression générale consécutive contre la population ont été d’une bien plus grande ampleur. Quelques jours seulement après les attentats de Suruç, des hélicoptères militaires turcs ont appliqué la politique de la terre brûlée dans les zones kurdes bastions du PKK au sud de la Turquie, brûlant les cultures, le bétail et les maisons, tout en installant des postes de contrôle militaires et arrêtant quiconque considéré comme suspect (The Times, 05/08/2015). De leur côté, les forces du nationalisme kurde ont immédiatement lancé des attaques contre l’armée turque. Celles-ci incluent des actions de sabotage qui ont tué au moins un cheminot turc dans la province orientale de Kars (Agence AP, 31/07/2015). Et comme n’importe quelle action de “résistance”, ce genre d’attaques est intrinsèquement clivant et provoque des représailles générales sur la population kurde. Sous couvert d’une attaque contre l’EI, l’objectif réel des autorités turques est une attaque contre les intérêts kurdes dont elles attendent, entre autres, un possible renforcement du nationalisme turc et un accroissement des chances d’obtenir une probable majorité AKP en cas de nouvelles élections, donnant ainsi un mandat ouvert à la clique dirigeante. En tout cas, la dernière chose que l’État turc souhaite pour le long terme est la proclamation d’un nouvel État kurde, qui s’avérerait être un autre “Califat” ethnique, une autre abomination nationaliste, une autre structure étatique particulière, expression de la décomposition ambiante dans la région. Les clans ethniques et religieux ont certes leurs propres spécificités, mais ils ont en commun l’essentiel : celui d’être des entités capitalistes écrasant les intérêts de la classe ouvrière. Et cela s’applique de manière générale, bien au-delà du Moyen-Orient, dans l’ensemble du monde capitaliste. Regardons le dernier État-nation du capitalisme, la République du Soudan du Sud, qui a obtenu son indépendance en 2011. Le gang local, qui le dirige, a été soutenu et mis en place avec soutien, renseignement, assistance militaire et financement considérables de la part des principaux pays occidentaux et s’est presque immédiatement et brutalement effondré dans la guerre, les luttes intestines, la corruption et le gangstérisme.
Il existe des implications majeures de ces derniers événements pour l’OTAN. La Turquie possède la deuxième plus grande armée de l’OTAN, forte de 700 000 hommes ; son virage contre le “terrorisme”, l’EI et le PKK, a été salué par les forces dominées par les États-Unis qui ont conscience de l’aide que peut apporter la Turquie, non seulement en mettant à disposition ses bases mais aussi en libérant la zone contrôlée par l’EI entre la frontière turque et Alep en Syrie (), tout en affaiblissant l’influence kurde le long de la frontière. La Turquie agit ici en relative position de force en négociant avec les États-Unis, ces derniers étant à court d’options. L’OTAN, malgré quelques divergences et doutes en son sein, a fortement salué la décision de la Turquie lors d’une rencontre extraordinaire à Bruxelles le 28 juillet. En dépit de quelques paroles mitigées demandant de laisser les Kurdes tranquilles, paroles par la suite complètement ignorées par Ankara, le Secrétaire général de l’OTAN a résumé l’opinion des ambassadeurs de la réunion du 28 : “Nous sommes tous unis dans la condamnation du terrorisme, en solidarité avec la Turquie” (Jens Stoltenberg, The Independent, 29/07/2015). La contrepartie immédiate pour la Turquie pourrait très bien être l’obtention de plus de missiles Patriot, de renseignements et d’assistance logistique de la part des États-Unis. Une autre concession à prévoir de la part des États-Unis, après des résistances de la part de ces derniers pendant un temps, concession qui pourrait faire monter l’AKP, serait l’établissement d’une “zone de sécurité”, d’une “zone tampon” le long de la frontière turco-syrienne qui est actuellement largement contrôlée par l’YPG. Le territoire effectivement proposé scinderait en deux le territoire tenu par l’YPG et serait entièrement occupé par l’armée turque. Ce serait de facto une zone d’exclusion aérienne. Cela représenterait une invasion de la Syrie et une nouvelle escalade de la guerre ainsi qu’un possible tremplin pour d’autres “activités” turques en Syrie. À partir de cette potentielle annexion de territoire syrien (en réalité il n’existe plus de pays dénommé “Syrie”), il serait possible de lancer d’autres attaques, bien que ce ne soit pas à prévoir dans l’immédiat.
Tout comme les coopératives ouvrières et les usines autogérées qui, même avec la meilleure volonté du monde, ne peuvent échapper aux lois de la production capitaliste, les “luttes” de libération nationale tombent immédiatement dans la gueule de l’impérialisme ; aussi, tout mouvement nationaliste, proto-nationaliste ou ethnique ne peut qu’assumer les fonctions d’un État capitaliste. Et cela s’applique notamment au changement de cap “libertaire” du PKK et à ses idées d’une fédéralisation de “mini-États”, représentatives non d’une certaine cohérence mais, au contraire, du processus capitaliste global de dislocation et de fractionnement. En tant que tel, ce ne peut être que préjudiciable à toute expression indépendante de la classe ouvrière.
Sur le site web “libcom”, dans un fil sur la Turquie, un partisan des Kurdes ethniques, un certain Kurremkarmerruk, met en question l’existence d’une quelconque revendication ou quoi que ce soit d’autre en faveur d’un État de la part du mouvement de libération kurde. Nous nous sommes déjà penchés sur la question des nouveaux États dans un contexte plus large. Mais à la fin des années 1980, le PKK a évolué d’une prétendue “orientation prolétarienne” (par cette expression, le nationalisme kurde entendait un mode d’organisation de type stalinien), d’un modèle “d’État national avec son propre gouvernement”, vers une forme de “vie sociale communautaire avec la liberté pour les femmes”. Laissons de côté la prédation sexuelle des femmes répandue dans le PKK ; cette “liberté pour les femmes” récemment mise en avant s’exprime largement à travers leur “égalité” en tant que chair à canon et leur intégration aux troupes kurdes dans la guerre impérialiste. Les nouveaux concepts de “communautarisation dans laquelle l’individu est prépondérant” au sein d’une fédération et d’”anti-autoritarisme” revendiqué par les Kurdes ne sont rien qu’une autre forme de rapports capitalistes teintée d’anarchisme – parfaitement compatible avec un mouvement de libération nationale ou ethnique. Il n’y a absolument rien ici qui mette en question la société de classes ou la guerre impérialiste ; au contraire, tous deux sont renforcés par les désirs nationalistes kurdes d’une place dans le concert de la “communauté internationale”. Depuis la Première Guerre mondiale, le nationalisme et l’ethnicité ont fait des Kurdes les pions et la chair à canon de vastes enjeux impérialistes. Ce cadre ethnique n’a vraiment rien à voir avec le marxisme, ni avec aucune composante du mouvement ouvrier. Le PKK repose sur la terreur, notamment envers sa propre population. Il repose sur l’exclusion ethnique et a souvent joué un rôle sur l’échiquier impérialiste. Comme beaucoup de mouvements de “libération nationale”, il a été complètement déstabilisé, tant matériellement qu’idéologiquement, par l’effondrement du stalinisme à la fin des années 1980 ; et rien de tout cela n’a changé, étant donné que la composante “socialiste” YPG a été, jusque très récemment, le plus proche allié de l’impérialisme américain dans la région. Par le passé, les intérêts ethniques kurdes ont été utilisés par la Russie, la Syrie, l’Iran, l’Irak, l’Arménie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Grèce. Ils ont également adopté et développé les valeurs capitalistes de démocratie et de pacifisme. Tout mouvement nationaliste ou ethnique, même, ou tout particulièrement, “fédéralisé”, est essentiellement et fondamentalement une organisation étatique travaillant au sein du capitalisme et de ses forces impérialistes. La défense de l’ethnicité kurde, comme n’importe quelle autre, est basée sur l’exclusion. Quels que soient les mystifications et le langage gauchistes, la “patrie commune”, une structure entièrement capitaliste, reste l’objectif de l’ethnicité kurde.
Il semble maintenant que la clique Erdogan/AKP, avec l’armée derrière elle, en a eu assez de la montée “pacifique et démocratique” des Kurdes au sein de la “communauté internationale” (c’est-à-dire de l’échiquier impérialiste), et a décidé de passer à l’offensive contre elle tout en renforçant la position de son parti au sein de l’État. Et les forces kurdes à leur tour présenteront cela comme une attaque contre leurs soi-disant “principes socialistes” et iront plus avant dans leur “guerre d’auto-défense”, agissant ainsi en tant que facteur de division supplémentaire dans la classe ouvrière.
Pour la classe ouvrière des pays capitalistes majeurs de la région et d’ailleurs, la généralisation de cette guerre et les manifestations de celle-ci sont une grande source d’inquiétude, notamment à cause de l’implication de leur “propre” État et de l’expansion du militarisme en général. La situation d’ensemble, pour les populations locales et environnantes du Moyen-Orient, c’est la sombre certitude de plus de guerre, de violences, de chaos et d’instabilité. L’EI étend son Califat et des forces similaires lui font face, alors qu’à un autre niveau, l’affaiblissement de l’impérialisme américain persiste et c’est ce qui a permis à la Turquie de prendre cette attitude nouvelle et agressive. En premier lieu, c’était une faiblesse des États-Unis de devoir compter sur les forces kurdes, une situation qui, jusqu’à un certain point, a précipité ce stade présent de la crise. Et dans l’immédiat, les attaques turques contre les Kurdes ne peuvent qu’affaiblir le combat contre l’EI. Il existe de plus grands dangers encore. Après une année de bombardements de la part de la coalition jusqu’en juillet dernier, avec 5000 frappes aériennes, 17 000 bombes lâchées et au moins des centaines de civils tués à ajouter au carnage ainsi qu’un EI relativement indemne et davantage enraciné, Obama a maintenant autorisé une couverture aérienne complète pour ses forces terrestres en Syrie (World Socialist Website, 04/08/2015). Le problème pour les Américains est que les forces terrestres sur lesquelles ils peuvent compter en Syrie sont actuellement inexistantes. L’autre complication à cet égard est que le régime d’Assad possède un système de missiles de défense aérienne, de fabrication russe, très sophistiqué.
Dans ce mélange détonant d’irrationalité, de rivalités interethniques et religieuses supervisées par l’impérialisme et le développement du chacun pour soi, l’affaiblissement de l’influence et du rayonnement des États-Unis a contribué à forcer ces derniers à conclure un accord nucléaire avec l’Iran qui a aussi de bien plus lourdes conséquences et implications. L’accord aura un réel impact sur la Turquie, les autres puissances régionales, la Russie et bien d’autres. Nous reviendrons ultérieurement sur les composantes de l’accord irano-américain et ses implications.
World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne, 8 août 2015
1) En octobre dernier, l’analyste du Moyen-Orient Ehud Yaari a relaté les relations entre Israël et al-Nosra.
2) La page Wikipedia de l’YPG décrit un autoportrait tout en rose imprégné de “socialisme” et de tolérance. Ces mots mielleux sont démentis par sa cohérence ethnique et son “nettoyage” militaire des zones arabes, comme la ville de Tal Abyad où 50 000 personnes ont été expulsées par l’avancée militaire de l’YPG en juin de cette année et ont maintenant rejoint les millions de réfugiés devenus sans logis à cause de la guerre.
L’YPG est clairement membre d’une armée impérialiste et, en tant que tel, le “nettoyage ethnique” fait partie de son boulot.
3) Comme pour la guerre en Ukraine, de nombreux éléments de l’anarchisme soutenant l’YPG et la prétendue “Révolution du Rojava” montrent leur soutien ouvert à la guerre impérialiste.
() L’espoir particulier de forces “indépendantes” entraînées par les États-Unis se chargeant de cela a déjà souffert d’un autre revers : les combattants d’une force anti-Assad non-djihadiste basée en Turquie et entraînée par les États-Unis, la Division 30, ont été enlevés par les forces d’al-Nosra (The Independent, 31/07/2015). Nul doute qu’ils seront livrés à l’EI, qu’ils seront interrogés, torturés, et que leur sort est scellé.
La banalisation des conditions inhumaines vécues par les migrants avait fini par faire disparaître les “jungles” de Calais des colonnes de la presse française. Mais cet été, les voilà revenues à la “Une” de l’actualité. Alors que l’Europe dresse sur ses côtes sud des murs qu’elle espère infranchissables pour repousser les nombreux demandeurs d’asile qui viennent y chercher refuge, sur les côtes nord de l’espace Schengen, l’Angleterre tente elle aussi de repousser les migrants, attirés par “l’Eldorado” britannique. L’Angleterre a en effet l’atout d’offrir des conditions plus aisées qu’ailleurs pour le développement de l’emploi illégal et l’exploitation sans limites des immigrés clandestins.
Le dernier obstacle pour entrer dans ce “paradis”, c’est la Manche, qu’il faut franchir caché dans des camions, dans les soutes des ferries ou à pied dans le tunnel ferroviaire, avec peu d’espoir de réussite et beaucoup de risques d’y laisser la vie. Ils sont 1500 à 2000 à tenter chaque nuit de pénétrer sur le site du tunnel, repoussés par 470 policiers et 200 gardiens privés embauchés par la société qui gère Eurotunnel. Après des échecs successifs, ces misérables repartent dans la “new jungle”, un campement de fortune situé à deux heures et demi de marche. La “new jungle” regroupe les précédents campements médiatiquement démantelés. Elle a un peu plus éloigné les réfugiés des lieux stratégiques pour passer en Angleterre : les zones de fret, près du port et surtout, du tunnel. Désormais, trois à cinq mille migrants s’entassent dans des tentes et dans des abris construits avec les “kits cabane” (du bois et de la toile) fournis par les associations humanitaires à qui l’État délègue la gestion de la survie et des fragiles équilibres de cette communauté de désespérés.
Pourquoi ce soudain regain de publicité ? Partant par milliers à l’assaut de la Manche par le tunnel ferroviaire, de nombreux migrants sont refoulés et pour ceux qui franchissent les barrières de barbelés qui s’accumulent (jusqu’à quatre rangées à certains endroits), le pire finit par arriver. Les morts par électrocution, par étouffement dans une valise (sic), ou écrasés par les camions de fret ont rappelé à beaucoup que la région de Calais reste un lieu où la “misère du monde” – que craignait tant Michel Rocard 1 – s’accumule dans des conditions particulièrement horribles.
On pourrait ainsi croire que la mort violente de dizaines de migrants dans des conditions atroces est la cause de cette récente médiatisation mais il n’en est rien. La tragédie du tunnel n’est en fait qu’un prétexte pour relancer et exploiter une intense campagne d’intoxication idéologique.
Ce battage vise à semer la peur de l’autre, “de l’étranger” pour, finalement, ligoter les ouvriers aux intérêts du capital national. L’État et sa presse cherchent à diffuser l’image effrayante et menaçante de ses rues “envahies” de mendiants en haillons susceptibles “d’agresser” ou de “voler les honnêtes citoyens”, pour créer un climat d’insécurité et susciter des réflexes de xénophobie qui n’est qu’une tentative de semer la division au sein du prolétariat. Récemment, le directeur du port de Calais saluait avec émotion, dans une interview sur Europe 1, la “patience des Calaisiens” face à une “invasion des rues de la Ville-aux-Bourgeois” 2.
Mais cette opposition des “sauvages” contre les “civilisés”, au nom d’une prétendue défense des “citoyens” contre “les envahisseurs étrangers” s’inscrit dans une campagne idéologique plus large, à l’échelle nationale et internationale. La xénophobie, la méfiance, la peur et finalement le rejet de l’étranger sont un poison idéologique violent que la bourgeoisie sait toujours très bien manipuler. Ces campagnes ne cessent ainsi d’être alimentées sur un ton alarmant, une marée humaine risquant prétendument de déferler en Europe et causer les pires tourments, comme si les effets de la crise historique du capitalisme étaient la faute de ces migrants fuyant la misère et la guerre. C’est aussi une manière de réduire la classe ouvrière des “pays riches” à l’impuissance avec l’idée que les conditions d’existence pourraient être pires si elle ne se résigne pas à défendre les intérêts nationaux face aux migrants.
La peur du “misérable” que la bourgeoisie cherche à introduire dans les consciences 3 se double par ailleurs de la colère contre l’étranger d’Outre-Manche : on s’en prend à cette perfide Albion qui ne joue pas le jeu de la “coopération internationale”, cet Anglais qui refuse de “prendre sa part” à la gestion du phénomène. Finalement, tout cela serait aussi de sa faute et de son égoïsme. Cette misère serait plus tolérable s’il acceptait lui aussi d’assumer un peu plus équitablement cette “invasion barbare”.
En occultant les causes de ce drame aussi bien que les situations inhumaines qu’il provoque au quotidien, la bourgeoisie se dédouane et dédouane complètement son système, en faisant porter la responsabilité de la situation sur des questions “techniques”, en réduisant le problème migratoire à ses lois répressives. Mais son cynisme va plus loin. Dans son hypocrisie, elle cherche à montrer sa “bonne volonté humanitaire” en “organisant” l’hébergement des candidats au passage dans des locaux réaffectés pour l’occasion et pour les moins chanceux, dans la “new jungle”. Et d’un autre côté, elle exalte le sentiment nationaliste dans les populations, non seulement locales mais aussi à l’échelle nationale et internationale pour empêcher la réflexion sur les causes de tout cela et remettre en question l’incurie et la barbarie d’un système qui fait que des centaines de milliers de personnes n’ont pas d’autre choix que de partir de chez elles et s’embarquer dans une aventure dangereuse à l’issue le plus souvent dramatique.
Exemple frappant : contrainte de dérouler les barbelés et de planter des vigiles tout autour, obligée de faire ralentir ou arrêter les trains pendant que les cadavres sont évacués, la société Eurotunnel présente la facture et réclame son dû à l’État français : 9,7 millions d’euros de perte d’exploitation pour le premier semestre 2015. Au milieu de cette cohue, la logique primaire du capitalisme se fait toujours entendre et nous rappelle au final que c’est elle qui est au cœur du problème.
GD, 13 août 2015
1 Michel Rocard, alors Premier ministre, avait déclaré dans l’émission 7/7 d’Anne Sinclair sur TF1 : “je pense que nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde, que la France doit rester ce qu’elle est : une terre d’asile politique …), mais pas plus.” Ses déclarations plus nuancées un an plus tard devant la CIMAISE, ajoutant que la France devait “prendre sa part”, lui auront permis de sauver la face, mais le fond de sa pensée, traduisant celui de la bourgeoisie tout entière, avait déjà été publiquement exposé.
2 Evocation patriotique d’un épisode de la guerre de Cent Ans en 1347 où, suite à l’invasion des troupes anglaises et après dix mois de siège, des notables de la ville se sont livrés au roi d’Angleterre afin de préserver la cité de la destruction. Cet épisode a été illustré par une sculpture célèbre de Rodin qui trône au centre de la ville.
3 Face à cette campagne cherchant à saper les fondements de la solidarité ouvrière, on a vu, selon plusieurs sources, se manifester des élans spontanés parmi la population locale, hors des actions caritatives des ONG, pour fournir aux migrants de l’eau, de la nourriture, des couvertures...
Nous publions une prise de position sur la lutte récente des travailleurs techniciens de Movistar. Cette prise de position est le résultat d’un large débat entre des camarades proches du CCI. Ce débat a commencé par la contribution d’un camarade, qui constitue la trame de cet article, à laquelle se sont ajoutés d’autres apports pour la rédaction du texte final.
Les luttes immédiates en défense des conditions de vie des prolétaires constituent l’un des facteurs du processus de formation de la conscience, de la solidarité, de l’unité et de la détermination du prolétariat. Les révolutionnaires sont très attentifs à ces luttes en y participant dans la mesure de leurs moyens. Ils les soutiennent avec la plus grande énergie et ne dédaignent jamais les améliorations économiques qui pourraient être obtenues parce qu’elles sont nécessaires à la survie quotidienne des travailleurs et parce qu’elles sont la concrétisation du courage et de l’esprit d’initiative des prolétaires pour faire valoir leurs besoins face au capital, parce qu’elles sont une déclaration de guerre contre la logique marchande et nationale du capital.
Cette logique nous dit qu’il faut se sacrifier sur l’autel des impératifs de l’accumulation capitaliste et, par conséquent, qu’il faut travailler davantage, être moins payés, accepter les licenciements, le durcissement de conditions de travail, la perte d’allocations sociales et ainsi de suite, pour que les profits capitalistes prospèrent et, surtout, pour que la nation –qu’elle soit espagnole, grecque, allemande ou catalane– soit respectée dans le concert international et que son "label de qualité" soit "reconnu".
Contre une telle logique, en luttant pour la défense de leurs conditions de vie, les prolétaires mettent en avant implicitement que la vie humaine n’est pas là pour la production –cela, c’est la logique du capital– mais que la production de valeurs d’usage fait partie de la vie humaine –ce qui est la logique de la nouvelle société communiste que le prolétariat porte en lui.1
Mais rester limité à une telle réponse implicite n’est pas suffisant puisque la plupart de ces luttes n’obtiennent pas de résultats. Leur principal apport, ce sont les leçons –souvent négatives– en lien avec la lutte historique pour une nouvelle société. Aussi, il faut considérer ces luttes de façon critique pour pouvoir développer et approfondir les acquis théoriques, organisationnels et moraux du prolétariat.
La grève est le terrain traditionnel du départ de la prise de conscience des prolétaires sur la réalité de leur classe, parce qu’il met à nu tous les éléments de la lutte de classe et les intérêts diamétralement opposés qu’elle sous-tend : la lutte contre les attaques économiques du capital, la perception, ou du moins l’intuition immédiate du fait que tous les travailleurs salariés doivent se défendre et, tôt ou tard, entamer un combat contre le rapport social imposé par la production capitaliste.
Mais quel est le sens essentiel d’une grève ? Naguère, lors de la phase ascendante d’un capitalisme qui avait tout un monde à conquérir, on pouvait obtenir des améliorations économiques réelles et plus ou moins durables pour les prolétaires. Mais, même à cette époque-là, les révolutionnaires d’alors insistaient sur la nécessité de comprendre ce que les grèves signifiaient vraiment, ce qu’elles apprennent aux prolétaires, toutes les questions qu’elles soulèvent, l’expérience qu’elles donnent de se battre ensemble et tout le renforcement de la conscience politique qu’elles représentent. Aujourd’hui, dans un mode de production en décomposition, il y a peu de marge pour une amélioration réelle et durable de la situation des prolétaires, pour ne pas dire aucune. Si les révolutionnaires défendent la grève auto-organisée, c’est parce qu’elle met en œuvre les meilleures conditions pour la construction de liens de solidarité et de confiance entre ouvriers, et parce qu’aucune autre action ne les pousse autant au débat de masse, à l’organisation d’assemblées massives dans lesquelles chaque aspect de cette société est soumis au crible de la critique et de la discussion.
Il ne s’agit donc pas de défendre la grève comme étant une action "nuisible" en soi pour tel ou tel capitaliste ni parce qu’il faudrait entraver la production et empêcher les capitalistes de se remplir les poches, quoi qu’il en coûte. Pour nous, ce qui est primordial, c’est le débat, les assemblées en tant que moyen politiquement indépendant de l’Etat et du capital, le fait que la grève pousse en avant les prolétaires, pour que ceux-ci prennent en mains leur lutte, rompent avec leur atomisation individuelle et renouent avec leurs méthodes de lutte historiques en dehors de l’influence de la politique bourgeoise d’Etat.
La grève fait partie de l’ensemble des moyens dont dispose la lutte de classe prolétarienne. Elle combine la lutte économique, la lutte politique et la lutte idéologique, formant toutes les trois une unité qui nourrit la conscience prolétarienne.
La grève à durée indéterminée, que les travailleurs techniciens de Movistar ont menée, a connu deux versants presque depuis son début : le plus négatif a été, d’après ce que nous en connaissons, que la grève a été appelée par les syndicats Commissions ouvrières (CCOO) et l’UGT, ce qui a pu imprimer dans sa dynamique une forte tendance au corporatisme très présent dans cette grève.
Cependant, son versant le plus encourageant et prometteur a été l’effort notoire de la part des travailleurs de faire des assemblées en dehors et séparées de ces grandes centrales syndicales, de s’auto-organiser pour tenter d’aller de l’avant. C’est pour cela que nous pouvons affirmer que la lutte a eu, pendant toute une période, une véritable perspective de lutte prolétarienne auto-organisée et avec un certain potentiel.
Ces assemblées expriment, en premier lieu, un effort d’unification existant au sein de la classe ouvrière, en deuxième lieu, une tentative de prendre en main la lutte en se bagarrant pour l’arracher des mains des organisations de l’État capitaliste qui, en la contrôlant, ne peuvent que l’amener à la défaite. En troisième lieu, cela préfigure un nouveau mode d’organisation sociale – le communisme – basé sur la décision associée de l’humanité libérée de toute forme d’exploitation. Nous avons pu voir que de telles assemblées générales constituaient un des éléments vitaux et dynamiques les plus saillants lors du mouvement des Indignés et aussi dans la lutte à Gamonal.2
Toute lutte doit être considérée dans son contexte historique et international, parce que, sinon, on les regarderait avec les lorgnettes déformantes de l’empirisme et de l’immédiatisme, ce qui nous empêcherait d’en tirer la meilleure part. Ainsi, il faut prendre en compte que la lutte chez Movistar se produit à un moment historique de grande faiblesse du prolétariat avec une perte de son identité de classe, qui se caractérise par un grand manque de confiance en lui-même comme force sociale indépendante.
Cette lutte s’inscrit dans une suite de luttes qui, malgré ce qu’elles apportent, se trouvent bien en-deçà de ce que la gravité de la situation imposée par le capitalisme exigerait. Ces dernières années, il y a eu seulement d’un côté des mouvements de grève d’une certaine importance dans des entreprises dans les Asturies (2012), au Bangladesh, en Chine, en Afrique du Sud, au Vietnam, ou plus récemment en Turquie. D’un autre côté, il y a eu des occupations de places publiques ou des assemblées massives notamment dans le mouvement anti-CPE en France (2006) et lors du mouvement des Indignés en Espagne (2011), également au cours d’exemples plus récents mais avec des échos internationaux plus faibles au Brésil et en Turquie (2013) ou au Pérou (2015).3
Les forces politiques et syndicales de la bourgeoisie dans leur volonté de diviser et de contrer les prolétaires en lutte opposent ces deux types de mouvement, alors que, même avec leurs différences, ils sont inspirées par une unité profonde. C’est dans cette unité, et plus spécialement dans l’effort d’auto-organisation que s’inscrit la lutte de Movistar.
Nous avons vu ainsi des tentatives de solidarité. Il existe un fort sentiment de solidarité parmi les travailleurs... mais qui ne va pas plus loin comme expression de classe, autrement dit, une solidarité “extérieure” des travailleurs des autres secteurs, qui n’est pas vécue comme faisant partie d’un même mouvement de lutte, mais comme un soutien de sympathie (qui est toujours sincèrement bien accueilli) ; il y a donc un manque important de conscience d’appartenir à une même classe mondiale luttant pour les mêmes intérêts. Les gauchistes, qui dans leur verbiage empruntent volontiers le langage des prolétaires, favorisent cette vision biaisée en mettant en avant “l’action immédiate” en faisant appel au bon vieux “sens commun” qui prétend qu’il ne faut s’occuper que de ce qui est “urgent”, dans le sens le plus étroitement mesquin du terme.
La lutte elle-même a fait néanmoins ressortir un effort remarquable d’une unification encore plus louable dans le cas de Movistar, s’agissant d’une entreprise où les travailleurs techniciens travaillent dans une grande atomisation, sans concentration dans des centres de travail, avec des effectifs fragmentés et beaucoup d’entre eux n’apparaissent pas, y compris sur le terrain juridique, en qualité de travailleurs “pour le compte de quelqu’un d’autre”, mais sont faussement considérés comme “des travailleurs indépendants” (4).
Mais la lutte a montré que le piège principal était le corporatisme, en cherchant à résister d’une manière isolée et désespérée : c’est ce qui est arrivé aux travailleurs de Coca-Cola mais aussi à ceux de Panrico. Il y a une réaction contre les grandes centrales syndicales lorsqu’on les voit se pointer, mais cette réaction ne permet pas forcement de dépasser la logique syndicale. Il y a eu et il y a toujours une forte tendance dans les luttes à ne pas chercher explicitement l’unification, l’extension et le débat dans les assemblées, mais à se retrancher et à résister dans l’entreprise ou dans le secteur de production jusqu’à l’obtention d’un verdict judiciaire ou d’un hypothétique accord favorable.
Ces réactions qui poussent à s’enfermer chacun dans son trou, son secteur, son entreprise ou sa corporation, ont plusieurs causes. La première est claire, on vient de l’évoquer : la perte de l’identité de classe qui alimente un sentiment de vide, de ne pas savoir à qui l’on doit s’adresser pour chercher la solidarité, une volonté de s’accrocher désespérément au prétendu refuge protecteur de l’espace réduit et prétendument “proche” de l’entreprise, de la corporation, des “copains de boulot”...
Cela porte le sceau d’une situation historique que nous avons caractérisée comme celle de la décomposition du capitalisme, qui marque tous les composants de la société d’une tendance dangereuse à la dislocation, au chacun pour soi, a la dispersion. Comme nous le disons dans nos “Thèses sur la décomposition” : “le “chacun pour soi”, la marginalisation, l’atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l’exclusion des personnes âgées, l’anéantissement de l’affectivité et son remplacement par la pornographie, le sport commercialisé et médiatisé, les rassemblements de masse de jeunes dans une hystérie collective en guise de chanson et de danse, sinistre substitut d’une solidarité et de liens sociaux complètement absents. Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd’hui, à une échelle inconnue dans l’histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu’une chose : non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l’anéantissement de tout principe de vie collective au sein d’une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire".5” .
Voilà un terrain favorable à la pénétration des tendances et des organisations syndicalistes et gauchistes, toujours prêtes à ramener les luttes ouvrières vers la “zone sécurisée” de la légalité bourgeoisie, “pour leur propre bien” ou “pour la lutte” en tant que pure abstraction. Dans un climat d’isolement, de manque de réflexion, d’absence de débats et de contacts entre grévistes et travailleurs d’autres secteurs, la logique syndicale et réformiste trouve son bouillon de culture qui ouvre la voie aux organisations qui ne cherchent qu’à encadrer les ouvriers et à s’attirer leur vote.
Ces organisations disent qu’elles défendent les ouvriers, mais nous avons pu voir, avec Syriza par exemple, ce qu’elles font lorsqu’elles assument des responsabilités gouvernementales. Mais il faut aussi comprendre leur nature lorsqu’elles ne sont pas au gouvernement, quand elles n’arrêtent pas de pousser à rechercher des solutions auprès des organismes légaux des exploiteurs, de l’État, à surtout ne pas apprendre, ne pas réfléchir, ne pas débattre dans le feu de l’expérience de lutte, mais à confier la solution du conflit aux forces qui représentent le mode de production qui a provoqué et provoque tous les jours et partout ces mêmes conflits. Un exemple significatif, c’est celui de la tendance trotskiste “El Militante’’ qui applaudissait à tout rompre le fait que les ouvriers de Coca-Cola aient mis fin à la lutte en faisant appel à la Cour de cassation pour exiger la suspension de la fermeture de l’usine de Fuenlabrada, en lançant des slogans tels que “Faire appliquer la justice dans les tribunaux’’.
Dans le cas de Movistar, la suspension de la grève en faveur “d’autres formes de lutte” veut dire que la lutte s’arrête. Depuis quelques semaines déjà, on sentait jusqu’à quel point la perte de volonté d’unification et d’extension de la lutte faisait des ravages en son sein, avec l’entrée sur scène de “nouveaux protagonistes’’ tels que Cayo Lara, leader de Izquierda Unida, ou de Pablo Iglesias, de Podemos, qu’un groupe de travailleurs, certes réduit, a cherché à écarter avec des interpellations ironiques de “Président’’ à son égard lors d’un de ses discours dans une des manifestations des grévistes.
Il est évident que les luttes actuelles requièrent des éléments-clé, dont on a parlé, mais qui sont encore bien lointains : ce qui apparaît presque intuitivement (la solidarité et l’auto-organisation) exige une plus grande élaboration pour approfondir ce qui est essentiel : l’identité de classe, la conscience de classe (historique et internationale), l’extension de la lutte, qui nous aident à avancer vers la réappropriation de la théorie révolutionnaire par les masses elles-mêmes.
L’intervention contre tous les efforts pour crédibiliser l’État bourgeois auprès des ouvriers est une exigence première, contre sa démocratie et ses organes de représentation qui servent à venir à bout des conflits entre les travailleurs et leurs exploiteurs, contre les conceptions syndicalistes, ouvertement réformistes propres d’un temps révolu et dépassé, et que les organisations gauchistes instillent chez les ouvriers continuellement, particulièrement pernicieuses dans les pays où la bourgeoisie a su se doter d’un appareil démocratique bien huilé, avec une longue et profonde expérience politique face à des situations comme celle de ces luttes. Et, dans la mesure du possible, la nécessaire intervention des révolutionnaires dans ces grèves et leur participation en tant que facteur actif dans la prise de conscience et dans ce combat contre les conceptions réformistes et leurs représentants, démocratiques ou pas, à la solde de l’État, qui auront toujours une influence et une présence dans les luttes du prolétariat, étant elles-mêmes un facteur actif dans le sens contraire, celui de la désagrégation, de la dislocation et de la démoralisation, physique ou idéologique.
Il est important d’élaborer des critiques, des bilans et de les faire connaître dans les luttes en exprimant notre solidarité, non pas comme des groupes extérieurs, mais comme faisant partie d’une même classe qui lutte. Il est important d’être présents dans ces luttes parce qu’elles expriment la réalité vivante de la lutte de classe dans son niveau immédiat, elles nous apportent des éléments pour l’approfondissement du travail théorique à accomplir, elles nous aident à mettre en rapport les luttes immédiates avec la lutte révolutionnaire et à mettre en avant la perspective historique de notre classe.
AP, organe de presse du CCI en Espagne, 23 juillet 2015
1 Il va sans dire, mais c’est mieux en le disant, que le communisme n’a rien à voir avec la société capitaliste d’État et d’encasernement qui a régné sous l’ancienne URSS et qui, aujourd’hui, continue à régenter des pays faisant régner l’exploitation capitaliste tels que la Corée du Nord, Cuba ou la Chine.
2 https://fr.internationalism.org/icconline/201406/9097/assembl-es-et-solidarit-piliers-force-lutte-du-quartier-ouvrier-gamonal-burgos [63]
3 Sur toutes ces luttes et mouvements mentionnés ici, vous pouvez trouver des analyses sur notre site : https://fr.internationalism.org [64]
4 Pour les lecteurs hors de l’Espagne, il faut savoir que dans ce pays il y a des ouvriers prétendument “à leur compte” qui travaillent pour une entreprise. On les considère légalement comme "indépendants" et même comme de "petits entrepreneurs" : ce sont des ouvriers qui font des travaux typiques d’un ouvrier salarié mais chacun dans son coin et qui, en tant que techniciens hautement qualifiés, sont amenés à gérer plus "librement" et de manière faussement "autonome" leur emploi du temps et leur travail. Cette situation légale et sociale qui favorise une catégorisation sociologique confuse est significative d’une tendance idéologique qui pousse de façon générale les prolétaires à la perte de vue de leur identité de classe.
5 Revue Internationale n°107 [19], 4e trim. 2001.
Nous publions ci-dessous la réaction, traduite de l’espagnol, d’un de nos contacts qui exprime bien l’indignation et la colère que tous les prolétaires et les révolutionnaires doivent ressentir face aux explosions de produits toxiques qui ont récemment entraîné la mort ou intoxiqué des centaines d’ouvriers en Chine (où une autre explosion, le 23 août, dans une usine de produits chimiques, cette fois dans le sud du pays, près de la ville de Zibo, a allongé la liste des victimes : un mort et 9 blessés supplémentaires) et qui constituent bel et bien comme le dit notre sympathisant un assassinat odieux perpétré par le système capitaliste en phase de décomposition. Cette dénonciation est d’autant plus nécessaire que cet événement tragique vient alimenter une campagne idéologique pointant du doigt la responsabilité des seules autorités chinoises, comme ce fut le cas naguère, polarisant sur l’archaïsme et la vétusté des infrastructures, l’incurie et la négligence des “régimes des pays de l’Est” lors de la catastrophe de Tchernobyl de sinistre mémoire. C’est là-aussi compter sur “l’oubli des masses” en tentant d’évacuer le fait que les témoignages implacables des catastrophes intimement liées à la folie du capitalisme et à son avidité insatiable de profits jalonnent les drames de pays situés au cœur même du système capitaliste, de Fukushima à l’usine AZF de Toulouse en passant par Seveso ou Three Mile Island. Oui, dans leurs luttes et par leur détermination à se battre contre lui, les prolétaires doivent “apprendre de tout” et “ne rien oublier”…
Le 12 août dernier, à 22 h 50 se déclarait un petit incendie dans des entrepôts du quartier de Bihai, dans la ville portuaire de Tianjin, en Chine. Quelques pompiers se sont rendus sur les lieux. Une quarantaine de minutes plus tard, on enregistrait une terrifiante explosion, équivalente à celle de 3 tonnes de TNT et quelques secondes après, une autre explosion brutale équivalant cette fois à 21 tonnes de TNT qui a pu être observée même par les satellites qui tournent autour de la terre.
Pourquoi une explosion si terrible s’est-elle produite ? Ces entrepôts n’étaient pas des entrepôts quelconques, il s’agissait d’entrepôts où étaient stockés des produits dangereux abritant plus de trois mille tonnes de produits potentiellement nuisibles pour l’être humain. Tout cela étant situé dans une zone industrielle où, bien entendu, ne vivent seulement que des ouvriers.
Vraisemblablement, le carbure de calcium stocké là a pu provoquer une réaction de mélange détonant avec l’eau qu’ont déversé les pompiers qui essayaient d’éteindre l’incendie, le transformant ainsi en acétylène explosif. Une explosion de cet acétylène aurait été un détonateur suffisant pour une réaction en chaîne sur les autres produits stockés, provoquant une explosion beaucoup plus forte. Pour le moment, le bilan provisoire établi est de 114 morts et, initialement, 720 personnes ont été admises dans les hôpitaux. Il faut ajouter que l’entrepôt recelait 700 tonnes de cyanure de soude, une substance hautement toxique pour l’être humain qui s’est répandue et a contaminé toute la zone.
Mais bien au-delà des chiffres, des causes techniques de la catastrophe, des événements et des faits, une chose est soigneusement cachée : c’est la logique inhumaine du capital qui porte là un nouveau coup à la classe ouvrière et qu’elle paie de son sang, c’est un nouvel outrage contre toute l’humanité qui continue à vivre sur cette planète. En 1915, dans sa brochure L’ennemi est dans notre propre pays, le révolutionnaire Karl Liebknecht disait déjà : “Les ennemis du peuple comptent sur l’oubli des masses mais nous, nous combattons leur spéculation avec le mot d’ordre suivant : apprendre de tout, ne rien oublier, ne rien pardonner !”
Cette consigne reste aujourd’hui pleinement valide. Pourquoi des entrepôts de cette nature existent-ils, si ce n’est à cause de la nécessité de réduire les coûts de production de l’accumulation capitaliste ? Pourquoi des ouvriers sont-ils obligés de vivre à côté de ces monstrueuses bombes potentielles si ce n’est pour rentabiliser au maximum l’espace où entasser une population exploitable et sacrifiable à merci sur l’autel du Moloch capitaliste ?
Dans sa phase de décomposition, le capitalisme perd le peu de capacité de contrôle et de fonctionnement “raisonnable” qui lui restait. C’est pour cela qu’on envoie des pompiers éteindre un incendie avec des lances à eau dans un entrepôt rempli de substances ne pouvant que réagir avec violence à son contact.
Ainsi, le capitalisme a perdu à la fois ses lieux de stockage, ses infrastructures industrielles mais aussi s’est arrêtée l’activité d’un port par lequel transitaient 40 % des véhicules importés, le géant de l’entreprise minière BHP Billiton a dû suspendre toute son activité portuaire, Renault y a perdu 1500 voitures et Hyundai 4000, Toyota et John Deere ont été contraints d’interrompre leur production, il y a 17 000 bâtiments endommagés, etc. La folie capitaliste de l’accumulation s’est retournée comme un gigantesque boomerang et le capitalisme démontre chaque fois davantage son incapacité de perpétuer son mode de production.
Mais si la bourgeoisie a perdu dans cette catastrophe, provoquée par le propre monstre sanguinaire qu’elle chevauche, ceux qui ont perdu le plus, ce sont les prolétaires. Qu’est-ce que représente toute la production industrielle de Toyota, John Deere et BHP Billiton par rapport à la vie d’un seul prolétaire ? Avec tous les ouvriers qui se sont retrouvés sans foyer et, même pire, avec les ouvriers que l’infâme gouvernement chinois cherche à reloger dans un périmètre complètement contaminé par le cyanure ? Rien !
Face à cette dure réalité, face à ces humiliations continuelles de la part de la bourgeoisie et du gouvernement chinois ont surgi quelques faibles protestations. Mais ce sont des protestations plongées dans le bourbier du démocratisme et de la légalité qui mettent en avant qu’on ne connaissait pas la nature des produits stockés alors qu’on aurait dû la connaître, qu’ils étaient trop proches, ne respectant pas les normes de sécurité prévues par la loi…
Il reste encore à s’élever en Chine une véritable voix prolétarienne, une voix qui dise clairement : non à l’assassinat de nos frères de classe, non à ces conditions de vie, une vie asservie et humiliante dans des villes-usines et non à la logique immonde du capital !
Il reste à s’élever, en résumé, une voix qui parle de ce qui reste d’humain dans l’homme. Pourtant, nous voulons, nous devons être cette voix qui proclame : “Apprendre de tout, ne rien oublier ! Ne rien pardonner ! Tianjin est un assassinat !”
Comunero, 24 aoùt 2015
Et si le temps n’existait pas ?, le titre du livre 1 du physicien Carlo Rovelli 2 pose une question qui peut sembler de prime abord fort étrange, voire absurde. Chaque jour, l’homme perçoit, éprouve même, le temps qui passe. Les horloges, les réveils et les montres omniprésents et égrenant les secondes. Le train que l’on voit partir depuis le quai, tout essoufflé, plié en deux et les mains sur les hanches. Les enfants qui grandissent. Ou les rides aux coins des yeux. Tout, absolument tout, semble justifier sans discussion possible l’existence implacable du temps et de ses effets.
Vraiment ? Pour celui qui voyage peu, la terre ne semble-t-elle pas plate, ornée de quelques bosses et creux ? L’idée d’une terre ronde avec “dessous” des gens qui marchent “la tête en bas” sans “tomber”, n’est-elle pas également contraire à l’intuition ? Et que dire de cette terre qui tourne autour du soleil alors que nous voyons tous et chaque jour, le soleil se “lever” à l’est et se “coucher” à l’ouest ?
L’histoire de la science a confirmé ce que les philosophes grecs avaient déjà compris il y a plus de 2500 ans : nos sens peuvent nous tromper ; il est nécessaire d’aller au-delà de la perception sensible immédiate pour accéder à la vérité. Alors peut-être l’hypothèse de Carlo Rovelli vaut-elle la peine d’être considérée sérieusement. Pour quelles raisons ce scientifique affirme-t-il que le temps n’est fondamentalement qu’une illusion ?
Depuis Einstein, l’humanité sait qu’il y a un hic au tic-tac de nos pendules : le temps est relatif. Il ne s’écoule pas partout de la même manière. Plus la vitesse de déplacement est grande ou la gravité forte, plus l’écoulement du temps ralentit. Le film à très grand succès de Christopher Nolan sorti en 2014, Interstellar, a justement mis au centre de son histoire cette découverte scientifique : les protagonistes vieillissent différemment selon qu’ils sont sur terre ou qu’ils voyagent dans l’espace ou qu’ils s’installent sur telle ou telle autre planète pourvue d’une gravité différente. Le héros, un cosmonaute envoyé dans l’espace en début de film, retrouvera ainsi à la fin de l’aventure sa fille restée sur terre sous les traits d’une très vieille dame, alors que lui-même n’a vécu que quelques mois. S’il s’agit là de science-fiction, il est néanmoins exact et vérifié expérimentalement que le temps est effectivement relatif. Par exemple : si deux horloges atomiques (les plus précises à l’heure actuelle) sont déclenchées simultanément, puis que l’une reste sur la terre ferme alors que l’autre part faire un tour en avion afin de s’éloigner de 10 km de la masse de la terre et de sa gravité, alors les cadrans indiqueront deux résultats différents, celle qui s’est momentanément éloignée aura “vécu” moins longtemps de quelques milliardièmes de secondes que son homologue.
Le temps n’est donc pas ce tic-tac régulier, immuable et implacable. Mais Carlo Rovelli va plus loin encore en avançant l’hypothèse que le temps en réalité n’existe pas : “... nous ne mesurons jamais le temps lui-même. Nous mesurons toujours des variables physiques A, B, C… (oscillations, battements, et bien d’autres choses), et nous comparons toujours une variable avec une autre. Et pourtant, il est utile d’imaginer qu’il existe une variable t, le “vrai temps”, que nous ne pouvons jamais mesurer, mais qui se trouve derrière toute chose. [...] Plutôt que de tout rapporter au “temps”, abstrait et absolu, ce qui était un “truc” inventé par Newton, on peut décrire chaque variable en fonction de l’état des autres variables […]. Tout comme l’espace, le temps devient une notion relationnelle. Il n’exprime qu’une relation entre les différents états des choses.” Et donc : “L’espace et le temps usuel vont tout simplement disparaître du cadre de la physique de base, de la même façon que la notion de “centre de l’Univers” a disparu de l’image scientifique du monde” (pp. 100 à 103). Le temps n’existerait pas fondamentalement, mais proviendrait d’une illusion due à notre connaissance ou à notre perception limitée de l’Univers : “... le temps est un effet de notre ignorance des détails du monde. Si nous connaissions parfaitement tous les détails du monde, nous n’aurions pas la sensation de l’écoulement du temps.” (pp. 104-105).
Autrement dit, l’Univers est constitué d’interactions permanentes, d’une série infiniment complexe de causes et d’effets. A modifie B qui modifie à son tour C mais aussi peut-être A lui-même, etc. Ainsi l’Univers est en mouvement, se modifie sans cesse et ce sont ces changements, ces interactions que nous percevons. Seulement, notre existence se déroulant avec peu de variables fondamentales, toujours sur terre ou à proximité et à des vitesses extrêmement modestes comparées à celle de la lumière, toutes ces interactions nous apparaissent comme dictées selon une composante physique de l’Univers que l’homme a appelé “le temps”. A notre échelle, le tic-tac de la pendule est imperturbable ; nous ne percevons jamais les différences de quelques milliardièmes de seconde qui peuvent intervenir ici ou là sur terre selon notre vitesse de déplacement ou notre altitude. Newton lui-même a intégré cette notion “temps” comme une composante fondamentale de l’ensemble de sa physique. Seulement, ce que nous dit Carlo Rovelli, c’est que, lorsque nous observons le pendule de l’horloge se balancer, nous avons l’illusion d’observer l’écoulement de “secondes” alors que nous ne faisons que mesurer un enchaînement d’interactions au sein du mécanisme de l’horloge. Et c’est pourquoi la physique moderne peut se passer intégralement de la notion “temps” au sein de ses équations : “au lieu de prédire la position d’un objet qui tombe “au bout de cinq secondes”, nous pouvons prédire sa chute “après cinq oscillations du pendule”. La différence est faible en pratique, mais grande d’un point de vue conceptuel, car cette démarche nous libère de toute contrainte sur les formes possibles de l’espace-temps” (p. 115).
Il n’est ni de la compétence de l’auteur de cet article ni du rôle d’une organisation révolutionnaire comme le CCI de valider ou d’invalider une hypothèse en cours de débat dans le monde scientifique. En revanche, au-delà de l’intérêt nécessaire pour les avancées de la pensée en général, la méthode et l’approche de la science qui sous-tendent ces avancées sont aussi une base nécessaire à assimiler pour essayer de comprendre le monde et la société. Le temps existe-t-il ? Nous ne pouvons trancher mais la démarche de Carlo Rovelli est une source d’inspiration pour la réflexion. Car il y apparaît un trésor bien plus grand que le résultat de ses recherches, à savoir le chemin qui l’y a mené : une pensée en mouvement.
De la conception d’un univers en constante évolution constitué d’une série d’interactions d’une infinie complexité découle une vision dynamique de la science et de la vérité. Si l’Univers est en mouvement, pour le comprendre, la pensée doit l’être aussi : “Avec la science, j’ai découvert un mode de pensée qui d’abord établit des règles pour comprendre le monde, puis devient capable de modifier ces mêmes règles. Cette liberté, dans la poursuite de la connaissance, me fascinait. Poussé par ma curiosité, et peut-être par ce que Frederico Cesi, ami de Galilée et visionnaire de la science moderne, appelait “le désir naturel de savoir”, je me suis retrouvé, presque sans m’en rendre compte, immergé dans des problèmes de physique théorique” (p. 5). Carlo Rovelli s’inscrit donc en faux contre une vision figée de la science, qui établirait des vérités absolues et éternelles. Au contraire, pour lui, “... la pensée scientifique est consciente de notre ignorance. Je dirais même que la pensée scientifique est la conscience même de notre grande ignorance et donc de la nature dynamique de la connaissance. C’est le doute et non pas la certitude qui nous fait avancer. C’est là, bien sûr, l’héritage profond de Descartes. Nous devons faire confiance à la science non parce qu’elle offre des certitudes mais parce qu’elle n’en a pas” (pp. 70-71).
Carlo Rovelli nous montre ainsi que l’évolution de la pensée scientifique est absolument opposée à l’approche scientiste du xix siècle. Celle-ci a cru à une évolution continue jusqu’à la connaissance complète des lois de l’Univers. Ainsi dans la deuxième moitié du xixee siècle, la plupart des scientifiques pensaient que toutes les lois fondamentales de la nature avaient été, pour l’essentiel, découvertes. Il ne restait plus qu’à déterminer quelques constantes universelles pour faire le tour définitivement des sciences physiques. Deux théories fondamentales vont balayer de fond en comble ce bel édifice presque parfait à peine cinq ans après le tournant du siècle : la théorie de la relativité restreinte (complétée par celle de la relativité générale) d’Einstein et celle de la mécanique quantique encore plus profonde en termes de remise en cause de l’appréhension du monde. Ainsi Carlo Rovelli nous montre que la méthode scientifique commence toujours par prendre en compte puis remettre en cause les bases des anciennes théories pour en élaborer de nouvelles, plus larges, plus profondes et plus générales. Les avancées permises par les nouvelles théories permettent un progrès. Ce dernier nous amène dans un nouveau contexte qui devient lui-même contradictoire dans son développement. Ainsi la mécanique quantique et la relativité générale ont ouvert la possibilité de mieux comprendre la dynamique de l’Univers inaccessible à la physique classique, cette dernière ne pouvant décrire qu’un état stable et définitif. Mais ces deux grandes théories n’ont pas apporté pour autant, elles non plus, un point final à l’histoire de la physique ni une réponse totale et définitive aux mystères de l’Univers. Bien au contraire. De nouvelles contradictions sont apparues : “La mécanique quantique, qui décrit très bien les choses microscopiques, a bouleversé profondément ce que nous savons de la matière. La relativité générale, qui explique très bien la force de la gravité, a transformé radicalement ce que nous savons du Temps et de l’Espace. […] Or, ces deux théories mènent à deux manières très différentes de décrire le monde, qui apparaissent incompatibles. Chacune des deux semble écrite comme si l’autre n’existait pas. Nous sommes dans une situation de schizophrénie, avec des explications morcelées et intrinsèquement inconsistantes. Au point que nous ne savons plus ce que sont l’Espace, le Temps et la Matière. […] Il faut, d’une façon ou d’une autre, réconcilier les deux théories. Cette mission est le problème central de la gravitation quantique” (pp. 10-13). Et gageons que si la théorie de la gravitation quantique atteint un jour sa mission historique, que s’offre ainsi à l’humanité la possibilité de comprendre “la fin de la vie d’un trou noir ou les premiers moments de la vie de l’Univers” (p. 11), alors de nouvelles questions émergeront à la conscience humaine. Et c’est justement l’existence même de ces contradictions infinies qui ont mené Carlo Rovelli à sa passion pour la science, cette immense et perpétuelle énigme : “Je pense que c’est précisément dans la découverte des limites des représentations scientifiques du monde que se révèle la force de la pensée scientifique. Celle-ci n’est pas dans les “expériences”, ni dans les “mathématiques”, ni dans une “méthode”. Elle est dans la capacité propre de la pensée scientifique à se remettre toujours en cause. Douter de ses propres affirmations. N’avoir pas peur de nier ses propres croyances, même les plus certaines. Le cœur de la science est le changement” (pp. 56-57).
Mais cette approche relative de la vérité et de la science ne signifie nullement que Carlo Rovelli tombe dans le relativisme. Bien au contraire. Il montre dans quelles aberrations mène le relativisme en prenant l’exemple des États-Unis où le créationnisme fait d’énormes dégâts, en particulier dans l’enseignement : “Ces visions déformées de la science ont pour conséquences une diminution de son aura et la pensée irrationnelle gagne du terrain… Aux États-Unis par exemple (le Kansas “rural” mais aussi la très civilisée Californie), les enseignants n’ont pas le droit de parler correctement de l’évolution à l’école. Les lois qui interdisent d’enseigner les résultats de Darwin sont justifiées par le relativisme culturel : on sait que la science se trompe, et donc une connaissance scientifique n’est pas plus défendable qu’une connaissance biblique. Interrogé récemment sur ce sujet, un candidat à la présidence des États-Unis a déclaré “qu’il ne savait pas si les êtres humains ont vraiment des “ancêtres communs””. Sait-il seulement si c’est la terre qui tourne autour du soleil ou le soleil qui tourne autour de la terre ?” (pp. 53-54).
Plus généralement : “L’obsession scientifique de remettre toute vérité en question ne mène pas au scepticisme, ni au nihilisme, ni à un relativisme radical. La science est une pratique de la chute des absolus qui ne tombe pas dans le relativisme total ou le nihilisme. Elle est l’acceptation intellectuelle du fait que les connaissances évoluent. Le fait que la vérité puisse toujours être interrogée n’implique pas que l’on ne puisse pas se mettre d’accord. En fait la science est le processus même par lequel on arrive à se mettre d’accord” (p. 71).
(A suivre)
Ginette, juillet 2015
1 Voir aussi notre article sur le précédent livre de Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, disponible sur notre site Internet.
2 Carlo Rovelli est le principal auteur, avec Lee Smolin, de la théorie de la gravitation quantique à boucles.
Nous publions ci-dessous le courrier d’une camarade proche du CCI à propos de l’article que nous avons rédigé sur le film de Stéphan Brizé, La loi du marché, suivi de notre réponse.
Je voudrais dire que je ne suis pas d’accord avec “les limites idéologiques desquelles en dépit de ses qualités, le film ne peut pas s’extirper”, que vous y voyez.
Parler de limites idéologiques, c’est postuler une volonté de confiner la classe ouvrière dans l’individualisme et le chacun pour soi ainsi que d’enterrer la lutte de classe et marteler que le projet de la classe ouvrière appartient à un passé révolu et relève d’un rêve inaccessible. Pour moi, il n’y a rien de tout cela dans le film.
Ce n’est pas parce que le film ne débouche pas sur des débrayages qui s’étendent comme une traînée de poudre à toutes les grandes surfaces du groupe et des groupes équivalents et aux entreprises voisines géographiquement à partir de “la goutte d’eau qui fait déborder le vase” de la patience ouvrière, qu’il enterre la lutte de classe collective.
En creux, on voit justement la difficulté qui existe actuellement à s’unir, à communiquer, à exprimer sa colère et l’injustice subie ; dans le film, on ne voit pas le héros discuter avec ses collègues, on le voit subir l’atomisation, et on le voit “avoir des échanges” avec Pôle emploi, les syndicats, la banquière, les DRH, le supérieur hiérarchique… Le seul rapport qui est montré avec un pair est sur le terrain “marchand”, quand il essaie de vendre son mobil-home.
Après avoir vu le film, je pense finalement que le cinéma peut être un outil de prise de conscience de la réalité collectivement. À l’issue de la séance, des jeunes présents dans la salle ont dit ironiquement en s’adressant à tout le monde : “mais ça ne passe pas comme ça dans la réalité, ce n’est qu’une fiction !”
Il n’y a qu’un pas entre les sentiments d’indignation face à la réalité subie que suscite le film et le mûrissement de l’idée que cette situation qui nous est faite n’est pas inéluctable, on peut résister et dire : “non !” collectivement.
Il y a eu récemment un épisode de lutte importante qui a démarré à partir de la colère d’une salariée qui est partie en retraite sans bénéficier de la pension à laquelle elle avait droit. Je crois que c’était en Turquie, on pourrait suggérer au réalisateur du film de s’en inspirer pour sa prochaine œuvre…
L., 30 juin 2015
Nous tenons tout d’abord à saluer la démarche critique de la camarade. Le débat contradictoire est essentiel au développement de la conscience au sein de la classe. Aujourd’hui, les ouvriers conscients de cette nécessité sont encore trop peu nombreux. C’est pourquoi, l’exposition franche et constructive des divergences et questionnements est non seulement très positive mais s’inscrit aussi dans une démarche de responsabilité politique.
Nous tenons aussi à soutenir l’importance que la camarade donne à l’indignation. Refuser qu’une large partie de l’humanité soit réduite à l’état de rouages d’une machine correspond à un haut sentiment moral humain que porte en elle la classe ouvrière. Il s’agit non seulement d’une des bases sur lesquelles peut se développer un mouvement de lutte, mais également la perspective du communisme. Ce n’est nullement par hasard que le mouvement social né à la Puerta del Sol à Madrid en 2011 s’est donné pour nom : los Indignados. Et c’est justement parce que la bourgeoisie a parfaitement conscience de ce que peut engendrer l’indignation quand elle s’empare des masses qu’elle ne peut accepter de la laisser se développer sans son contrôle. En permanence, elle nous met sous les yeux les aspects les plus horribles et révoltants de son système afin de mieux orienter nos réactions et nos émotions vers des impasses. C’est exactement cette mécanique propagandiste qu’a illustré le battage médiatique autour du film de Stéphane Brizé.
Le film La loi du marché dénonce de manière saisissante le traitement inhumain infligé aux employés de la grande distribution. En cela, cette œuvre cinématographique soulève indéniablement une indignation forte et légitime. Alors pourquoi les médias de la bourgeoisie ont-ils fait tant de publicité pour ce film ? Pourquoi le “monde du cinéma” lui a-t-il décerné une palme (à Cannes) et l’a couvert de propos élogieux ? En fait, la camarade nous apporte elle-même la réponse : “En creux, on voit justement la difficulté qui existe actuellement à s’unir, à communiquer, à exprimer sa colère et l’injustice subie ; dans le film, on ne voit pas le héros discuter avec ses collègues, on le voit subir l’atomisation, et on le voit “avoir des échanges” avec Pôle emploi, les syndicats, la banquière, les DRH, le supérieur hiérarchique… Le seul rapport qui est montré avec un pair est sur le terrain “marchand”, quand il essaie de vendre son mobil-home.” Tout est là. Le film est le reflet des difficultés et des limites actuelles de notre classe : massivement, les ouvriers se sentent maltraités et éprouvent un véritable dégoût pour cette situation, mais ils éprouvent cela chacun dans leur coin, isolés et impuissants.
La conscience d’appartenir à une classe qui, unie, solidaire et organisée, représente une force gigantesque et historique, capable de renverser le capitalisme, s’est peu à peu éclipsée au fil des dernières décennies. La loi du marché constate ainsi l’impuissance de la classe ouvrière et le poids de l’individualisme ambiant. Il montre un héros qui “résiste”, un héros qui relève la tête et ose dire “non”, mais le “non” d’un individu isolé, le “non” d’un “citoyen humaniste” plus que d’un prolétaire. Son acte héroïque le renvoie à la case départ, dans le chômage et l’isolement, sans réelle opposition à la brutalité de l’exploitation capitaliste, ni perspective. Et c’est justement de son identité et de sa perspective que manque le prolétariat. Voilà pourquoi la bourgeoisie a braqué les projecteurs sur ce “héros” et qu’elle l’applaudit à tout rompre. Elle l’a utilisé et instrumentalisé pour alimenter sa propagande et attaquer une nouvelle fois la confiance que la classe ouvrière doit avoir en elle-même pour oser se dresser et lutter. Qu’un syndicaliste professionnel et particulièrement cynique ait pu tenir un rôle et se mouvoir dans ce film comme un poisson dans l’eau ne relève à ce titre pas non plus du hasard.
La camarade affirme que nous réduirions le film La loi du marché à “une volonté de confiner la classe ouvrière dans l’individualisme et le chacun pour soi ainsi que d’enterrer la lutte de classe.” L’article affirmait en fait que le film “va dans le sens de ce que se plaisent à marteler la bourgeoisie et ses politiciens qui profitent au maximum des faiblesses et des difficultés de la classe ouvrière aujourd’hui. C’est probablement là une des clefs permettant, au-delà de la valeur artistique du film et de la prestation de l’acteur, d’expliquer les raisons de sa promotion très médiatisée.” Ce que nous voulions dénoncer, c’est avant tout l’exploitation idéologique de ce film par la bourgeoisie, l’instrumentalisation de l’indignation d’un auteur, l’exploitation de ses préjugés, de sa vision limitée à l’individu, pour les retourner contre le prolétariat au moyen d’une intense promotion et d’un matraquage médiatique. L’article a effectivement le défaut de ne pas être suffisamment explicite de ce point de vue et la contribution de la camarade nous aura donc permis de le préciser ici davantage.
RI, 15 août 2015
Dans la première partie de cette série sur la laïcité, nous nous sommes attachés à montrer comment la bourgeoisie avait entretenu un rapport ambivalent à l’Église, d’abord en la combattant farouchement comme l’un des piliers à détruire du féodalisme, puis en la soutenant de plus en plus en tant qu’arme idéologique contre la classe ouvrière. Nous avions aussi souligné à quel point la religion était effectivement “l’opium du peuple”. L’appui du prolétariat à la bourgeoisie dans son combat contre l’Église a cependant contribué à entretenir une certaine ambiguïté et des confusions sur la question de la laïcité au sein du mouvement ouvrier. Dans cette deuxième partie, nous allons donc nous consacrer plus spécifiquement à la nature anti-ouvrière des fondements de la laïcité.
L’anticléricalisme ne s’illustre pas avec la même force selon les pays. Si la classe ouvrière anglaise ne se laisse pas réellement duper par ce piège, il en est autrement en France où l’héritage de la Révolution française influence encore fortement les ouvriers et les organisations révolutionnaires. Lors de l’insurrection de juillet 1830, les ouvriers parisiens se liguent avec la bourgeoisie libérale et saccagent l’archevêché et plusieurs églises, ce qui contraint les prêtres à se déguiser en civil 1. Mais cette réaction envers le clergé doit aussi se comprendre comme un instinct de classe nécessitant une maturation politique. En effet, l’identification de l’Église comme une arme de mystification utilisée par la classe dominante est un élément qui allait participer au développement de la conscience dans la classe durant la première partie du xix siècle 2. Au Moyen Âge, l’Église avait été l’ennemie de la classe bourgeoise révolutionnaire. Avec l’avènement de la société capitaliste, elle retourna sa veste et devint une alliée de la bourgeoisie. Kautsky a identifié les facteurs qui ont rendu possible une telle alliance 3 : “Les intérêts de la bourgeoisie et ceux de l’Église catholique se croisent de la façon la plus diverse. Ce résultat tient au rôle que joue cette dernière comme pouvoir organisé, grâce aux fonctions économiques qu’elle exerce, grâce à son caractère international et enfin à ses sympathies réactionnaires.” Ainsi, l’Église resta une puissance économique. De grand seigneur féodal elle se transforma en capitaliste à part entière.
Dans sa brochure intitulée Église et Socialisme, Rosa Luxemburg démontre que l’Église s’enrichit sur le dos de la classe ouvrière comme un propriétaire capitaliste : “L’Église catholique d’Autriche possédait, selon ses propres statistiques (en 1900), un capital de plus de 813 millions de couronnes, dont 300 millions en terres arables et en immeubles, 387 millions en obligations avec rente ; en outre, elle prêtait à usure la somme de 70 millions aux fabricants, hommes d’affaires, etc. Par ailleurs, le clergé continuait d’extorquer par tous les moyens l’argent de la classe travailleuse et notamment au moyen des messes, mariages, enterrements, baptêmes.”
Il ne faut pas non plus oublier que dans la plupart des pays capitalistes, l’Église touchait d’énormes sommes venues de l’État. C’était en particulier le cas en France où au début du xx siècle, “les appointements du clergé catholique s’élèvent jusqu’à 40 millions de francs par an” 4. Les immenses capitaux amassés par l’Église catholique durant tout le xix siècle (et jusqu’à aujourd’hui) sont le fruit du travail de la classe exploitée.
Ainsi, le rôle de l’Église s’est transformé depuis ses origines : “Mais tandis qu’alors l’Église catholique avait songé à porter secours au prolétariat romain par l’évangile du communisme, de la propriété commune, de l’égalité et de la fraternité, à l’époque capitaliste elle agit d’une tout autre façon. Elle se préoccupe avant tout de profiter de la misère du peuple pour attacher au travail la main-d’œuvre bon marché” 5.
Dès lors, le combat contre le clergé et la religion, parce qu’il fut un moment vecteur du développement de la conscience de classe, allait être instrumentalisé par la bourgeoisie contre le prolétariat. L’évolution de ce combat est le reflet d’un mouvement plus général où une maturité révolutionnaire au sein de laquelle le marxisme allait pouvoir démasquer les confusions entretenues par la classe dominante pouvait émerger.
Les premiers théoriciens socialistes dénoncèrent le rôle du clergé tout en entretenant des confusions sur la religion et notamment le christianisme. Ils percevaient le clergé comme une puissance exploiteuse tout en considérant que le message du Christ devait inspirer le prolétariat dans sa lutte révolutionnaire. Charles Fourier opposa au Dieu catholique de la souffrance un seigneur généreux ennemi de tout despotisme. Proudhon revendiqua son anticléricalisme tout en affirmant le caractère révolutionnaire et progressiste du christianisme primitif. Si ce constat était juste sur le plan historique, il ne pouvait sous cette forme renforcer la maturité politique de la classe ouvrière. Engels avait perçu cette faiblesse : “Il y a quelque chose de curieux, tandis que les sociologues anglais sont en général opposés au christianisme et ont à pâtir de tous les préjugés religieux d’un peuple réellement chrétien, les communistes français eux, alors qu’ils font partie d’une nation célèbre pour son incroyance, se trouvent être chrétiens. Un de leur axiomes favoris est que le “christianisme est le communisme”. C’est ce qu’ils s’efforcent de prouver par la Bible, par l’état communautaire dans lequel les premiers chrétiens sont dits avoir vécu…” Ces confusions, visibles dans le mouvement ouvrier international ne furent dépassées que par l’intervention critique de Karl Marx contre ces nouveaux prophètes, en particulier dans sa controverse avec Wilhlem Weitling. Ce dernier, fondateur de la Ligue des Justes, considéré par Engels comme “le fondateur du communisme allemand”, était un élément très influent du mouvement révolutionnaire. Voici en quels termes s’exprimait Marx à son égard : “La bourgeoisie, y compris philosophes et érudits, peut-elle nous présenter une œuvre semblable aux Garanties de l’harmonie et de la liberté de Weitling, concernant l’émancipation de la bourgeoisie, l’émancipation politique ?” Malgré sa combativité et son rejet de l’exploitation bourgeoise, Weitling développa une vision mystique et messianique de la révolution. Il en vint à considérer que la révolution communiste ne pourrait provenir que par l’agitation des déclassés et de tous les miséreux. Cette vision anarchisante fut vivement critiquée par Marx. Lors de la séance des Comités de Correspondance Communiste du 30 mars 1846, Marx rétorqua à Weitling que l’ignorance n’avait jamais servi à rien et que ce dernier avait sa place parmi les absurdes prophètes. Ce combat contre la vision religieuse du communisme se poursuivit par la critique à l’égard d’Hermann Kriege et de son journal fondé à New York et intitulé Der Volkstribun, dans lequel il développait une théorie du communisme comme une nouvelle religion. La circulaire contre Hermann Kriege fut adoptée à l’unanimité en mars 1846 à l’exception de Weitling au sein de la Ligue des Justes. Les communistes matérialistes s’attaquaient à une vision du prolétariat comme “objet biblico-mythologique”, comme “agneau de Dieu, portant les péchés du monde”.
Dans une Europe encore largement féodale, la religion devait être combattue et critiquée pour pouvoir critiquer la société et l’État bourgeois. C’est la tâche à laquelle s’attaqua Karl Marx afin de repousser l’esprit religieux au sein de la classe ouvrière : “L’émancipation politique du juif, du chrétien, de l’homme religieux en un mot, c’est l’émancipation de l’État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l’État s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’État, c’est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s’affirmant purement et simplement comme État. S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’émanciper d’une façon absolue et totale de la religion, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode absolu et total de l’émancipation humaine” 6. Marx soulignait ainsi les limites de la revendication politique de la séparation de l’Église et de l’État ainsi que de l’adoption du caractère privée de la religion. Marx ne considérait pas ces principes comme des armes politiques permettant au prolétariat de s’émanciper des carcans conservateurs et ainsi, de poursuivre la critique de la société bourgeoise. Si Marx savait bien que ce combat ne pourrait être mené sans la collaboration de la bourgeoisie progressive, il importait surtout de permettre à la classe ouvrière d’adopter une position autonome vis-à-vis de la bourgeoisie.
Dans la deuxième moitié du xixsiècle, la pression religieuse s’intensifia, ce qui poussa les organisations révolutionnaires à prendre davantage en compte cette question. Le premier Congrès de l’AIT qui se tint à Genève rédigea une déclaration de principe stipulant que la religion “est une des manifestations de la conscience humaine, respectable comme toutes les autres, tant qu’elle reste chose intérieure, individuelle, intime (…) chacun pensera sur ce point, ce qu’il jugera convenable, à la condition de ne point faire intervenir “son Dieu” dans les rapports sociaux et de pratiquer la justice et la morale.” Le combat n’était pas orienté contre la religion en soi mais contre la polarisation sur les pouvoirs religieux. Le développement des forces productives avait déjà permis un net recul de l’esprit religieux au sein de la classe ouvrière. Les marxistes considéraient qu’une propagande antireligieuse s’avérait stérile et laissait courir un risque de division au sein de la classe. C’est pourquoi ils se sont opposés aux blanquistes et aux anarchistes qui voulaient faire apparaître le principe d’athéisme dans le programme des organisations révolutionnaires. Dans une période de pleine expansion du capitalisme, les marxistes tracèrent donc une trajectoire claire en ce qui concernait la question religieuse : la séparation de l’Église et de l’État et la conception de la religion comme une affaire privée non seulement n’étaient pas au centre du combat mais elles étaient utilisées contre la classe ouvrière.
Il est important de souligner que les revendications constitutives de la laïcité ne faisaient pas consensus au sein de la bourgeoisie. Seule l’opposition républicaine à l’Empire revendiquaient la séparation de l’Église et de l’État mais sans une véritable structuration. Ainsi, jusqu’à l’avènement de l’État bourgeois républicain (entre les années 1871-1880) la classe ouvrière devait faire face à toute la propagande de la bourgeoisie libérale. La loi de 1868 sur le droit de réunion permit une offensive bourgeoise développant des assemblées publiques dans lesquelles participaient aussi bien des bourgeois, petits-bourgeois et des ouvriers, dont des membres de l’AIT. Si ces réunions étaient des lieux où les ouvriers pouvaient exprimer leurs positions, elles restaient contrôlées par la bourgeoisie, sclérosées par l’influence de la petite-bourgeoisie. Cependant, le discours anticlérical était présent dans les luttes ouvrières à la fin des années 1860 et encore davantage dans toute la période qui suivit l’écrasement de la Commune, exprimant les difficultés et les confusions du moment. Dès lors, lorsqu’elle prit le pouvoir pour la première fois de son histoire, la classe ouvrière mit en pratique des principes qui exprimaient l’héritage des confusions du passé. En effet, la Commune de Paris, par le décret du 3 avril 1871 énonce :
“Art 1e er. – L’Église est séparée de l’État.
Art 2. – Le budget des cultes est supprimé.
Art 3. – Les biens dits de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales.
Art 4. -Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la nature et les mettre à la disposition de la Nation.”
Dans les années qui suivirent, le SPD 7 et le Parti ouvrier français intégrèrent ces revendications dans leurs programmes, reprises ensuite au sein de la II Internationale.
Une question de principe : l’adhésion à l’anticléricalisme bourgeois ou l’autonomie du combat ?
L’accession au pouvoir de la bourgeoisie républicaine en France et dans une moindre mesure le Kulturkampf en Allemagne 8 permirent à la bourgeoisie libérale de mener sa politique de séparation de l’Église et de l’État. La légitimation de ces mesures était naturellement une attaque idéologique contre la classe ouvrière. Le discours anticlérical bourgeois avait vocation de faire de la laïcité une fin en soi, autrement dit, il s’agissait de détourner la classe ouvrière de son véritable objectif : la lutte contre le capitalisme. A partir de 1879 9, une séparation progressive s’effectua dans les domaines scolaire, judiciaire, militaire, hospitalier et privé. La campagne anticléricale fut renforcée par la lutte contre les congrégations. Rosa Luxemburg a souligné que ces mesures étaient avant tout des manœuvres contre la classe ouvrière : “L’incessante guérilla menée depuis des dizaines d’années contre la prêtraille est, pour les républicains bourgeois français, un des moyens les plus efficaces de détourner l’attention des classes laborieuses des questions sociales et d’énerver la lutte des classes, L’anticléricalisme est, en outre, restée la seule raison d’être du parti radical ; l’évolution de ces dernières trente années, l’essor pris par le socialisme a rendu vain tout son ancien programme. (…) Pour les partis bourgeois, la lutte contre l’Église n’est donc pas un moyen, mais une fin en soi ; on la mène de façon à n’atteindre jamais le but ; on compte l’éterniser et en faire une institution permanente. (…) La campagne, stérile à dessein, sans espoir, que les républicains bourgeois mènent depuis trente ans contre l’Église revêt un caractère particulier : ils s’obstinent à diviser artificiellement en deux questions différentes un problème qui, politiquement est un et indivisible ; ils séparent le clergé séculier du clergé régulier et portent des coups ridiculement impuissants aux congrégations qu’il est bien plus difficile d’atteindre, tandis que le nœud de la question est dans la réunion de l’Église et de l’État. Au lieu de trancher ces liens d’un seul coup par la suppression du budget des cultes et de toutes les fonctions administratives abandonnées au clergé, d’atteindre dans sa source l’existence des ordres religieux, on donne éternellement la chasse à des congrégations non autorisées. Au lieu de séparer l’Église de l’État, on cherche au contraire à rattacher les ordres à l’État. Tandis qu’on feint d’arracher l’école aux congrégations, on s’empresse d’enlever à ces tentatives toute efficacité politique en soutenant, en protégeant l’Église comme institution d’État” 10.
En soutenant activement le parti radical et le gouvernement, le courant réformiste, amené par le parti socialiste français, apporta un soutien actif à cette campagne idéologique menée par le gouvernement Combes (1902-1905). L’aile marxiste incarnée par le Parti ouvrier français de Jules Guesde considérait que les réformistes, en soutenant le gouvernement, faisait le jeu de la bourgeoisie et mettaient de côté la lutte de classes. Cette stratégie d’alliance provoqua des réactions chez les socialistes allemands : “Qu’ont donc les socialistes de France à se jeter dans l’anticléricalisme vulgaire ?” C’est dans ce contexte que Le Mouvement socialiste 11 lança une enquête internationale auprès des représentants des différents partis socialistes sur “l’anticléricalisme et le socialisme”. Il s’agissait surtout de se positionner sur la situation en France. Mais l’hétérogénéité des interventions, leur caractère trop général et l’incapacité de la plupart des intervenants à aller au-delà des positions programmatiques de l’Internationale Socialiste 12 n’ont pas permis d’apporter une réponse à la question posée. Les interventions de Bernstein ou de Bebel sont symptomatiques du routinisme, de la fossilisation de la pensée, de la perte d’esprit de combat dans le mouvement socialiste de l’époque. Si la contribution de Kautsky est d’une grande importance sur le plan historique, la tactique proposée repose sur la neutralité et souligne la position centriste du “pape du marxisme”. Seule Rosa Luxemburg a identifié la spécificité du combat des socialistes français en restant irrémédiablement sur le terrain de la lutte de classes : “Les socialistes sont précisément obligés de combattre l’Église, puissance antirépublicaine et réactionnaire, non pour participer à l’anticléricalisme bourgeois, mais pour s’en débarrasser. (…) Ainsi, ils ne doivent adopter ni la tactique de la démocratie socialiste allemande ni celle des radicaux français ; il leur faut à la fois faire front et contre la réaction de l’Église antirépublicaine et contre l’hypocrisie de l’anticléricalisme bourgeois” 14. Contrairement à l’hypothèse de Rosa, la séparation de l’Église et de l’État fut établie par la loi de 1905. Cette mesure a surtout marqué une étape supplémentaire dans l’affirmation de l’État bourgeois démocratique contre le mouvement ouvrier.
(A suivre)
Joffrey, 25 août 2015
1 Pierre Pierrard, L’Église et les ouvriers en France (1840-1940), Hachette, 1984.
2 Karl Kautsky fait du “cléricalisme capitaliste” l’apanage du clergé égulier. Alors que le clergé séculier détient une fonction beaucoup plus idéologique du fait de son incorporation dans l’État bourgeois.
3 Dans un précédent article, nous avons souligné les raisons internes à la bourgeoisie qui ont poussé celle-ci à utiliser le clergé et la religion pour préserver ses intérêts de classe.
4 R. Luxemburg, Église et socialisme, 1905.
5 Idem.
6 K. Marx, La question juive, 1843.
7 Le programme d’Erfurt du Parti Social-démocrate allemand adopté en 1891comporte le point suivant : “La religion déclarée chose privée. Suppression de toutes les dépenses faites au moyen des fonds publics pour des buts ecclésiastiques et religieux.
Les communautés ecclésiastiques et religieuses doivent être considérées comme des associations privées qui règlent leurs affaires en pleine indépendance.”
8 Combat entre l’Empire allemand appuyé par les libéraux et l’Eglise soutenue par le parti catholique (le Zentrum).
9 Date à laquelle les Républicains détiennent tous les rouages de l’Etat.
10 Rosa Luxemburg, “Réponse dans l’enquête internationale sur le socialisme et l’anticléricalisme”, Le Mouvement socialiste, 1903.
11 Revue fondée par l’anarcho-syndicaliste Hubert Lagardelle. Les grands théoriciens du socialisme international y collaborèrent.
12 Les paragraphes 6 et 7 du programme d’Erfurt.
13 Rosa Luxemburg, “Réponse dans l’enquête internationale sur le socialisme et l’anticléricalisme”, Le Mouvement socialiste, 1903.
Depuis la rédaction de cet éditorial, la situation n’a fait que s’aggraver pour les réfugiés toujours plus nombreux fuyant la spirale guerrière de zones dévastées. Alors que la Hongrie a totalement barré la route aux migrants depuis l’érection de son mur de barbelés, la nouvelle route empruntée vers la Slovénie s’avère une véritable catastrophe humaine. À son tour, la Slovénie cherche à endiguer le phénomène et entasse dans ses camps fermés des milliers de personnes dans des conditions dramatiques : sans aucune couverture, les gens dorment à même le sol, tentent de se chauffer en brûlant des plastiques toxiques. Depuis le 17 octobre, plus de 90 000 migrants ont transité par ce petit pays de l’UE. L’Autriche elle-même annonce sa volonté de dresser une clôture à la frontière slovène. Derrière le folklore du mini-sommet de l’Union européenne du 25 octobre à Bruxelles et les divisions bien réelles à propos des réfugiés, un point d’accord unanime transparaît au sein de la bourgeoisie : la nécessité de renforcer le flicage et de barricader, créer un nouveau mur et des camps en périphérie pour contenir “les indésirables”, ceux que bon nombre de ces mêmes États prétendent hypocritement vouloir accueillir. C’est ainsi qu’un véritable mur se met en place et qu’un vaste camp de 100 000 personnes est prévu en urgence dans les Balkans. Plus de 400 policiers seront sur le pied de guerre. En Grèce, le gouvernement de Tsipras lui-même participe à cette entreprise nauséabonde. Bref, les États capitalistes se blindent en même temps que sont attisés les populismes et la xénophobie. L’Allemagne durcit maintenant de façon drastique les conditions d’entrée sur son territoire et organise le refoulement à grande échelle de ceux qui sont taxés de “réfugiés économiques”. Plus que jamais, les paroles de Rosa Luxemburg expriment bien la réalité mortifère et barbare d’un capitalisme décadent dans sa phase de décomposition : “Rien n’est plus frappant aujourd’hui, rien n’a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les postes-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres” (1.
L’existence de frontières comme autant de délimitations de la propriété privée est aussi vieille que l’existence de la propriété elle-même. Il n’y a tout simplement pas de propriété reconnue sans la démarcation et la défense de celle-ci. Avec l’avènement des grands empires tels que Rome ou la Chine, des remparts marquant les frontières ont été érigés : le Mur d’Hadrien, les Limes, la Grande Muraille de Chine. Ainsi, l’existence de telles frontières pour défendre un empire contre l’invasion de rivaux n’est pas nouvelle.
Toutefois, aussi longtemps que la planète ne fut pas entièrement “partagée” entre les principaux rivaux capitalistes, les frontières n’étaient pas très protégées et leur délimitation pouvait changer au gré des traités signés “à la table des négociations”. Par exemple, en 1884, à la Conférence de Berlin, les frontières de l’Afrique pouvaient encore être fixées à la règle sur une carte. Au début du xix)e siècle, un territoire aussi grand que l’Alaska fut vendu par le tsar de Russie aux États-Unis. Au tournant du xixe siècle, la frontière entre le Mexique et les États-Unis était à peine gardée. Et, au moment de la Première Guerre mondiale, les frontières en Europe n’étaient pas encore surveillées étroitement.
Ce n’est qu’au début du xxe siècle, une fois que le monde fut partagé entre les principaux rivaux capitalistes, que la défense des territoires devint un enjeu plus important. Même si la Première Guerre mondiale a vu de grandes batailles pour les territoires (comme la guerre de tranchées en Belgique et en France, avec leur terrible coût en vies humaines et en matériel), les frontières sont restées remarquablement “ouvertes” après la guerre. Les réparations imposées aux pays vaincus par le traité de Versailles étaient soit une perte relativement mineure de territoire (la Sarre allemande “abandonnée” à la France, ou les anciennes colonies allemandes qui ont changé de propriétaire), soit une compensation financière conséquente. Mais il n’y avait pas encore de partition de pays entiers, ni de fortification des frontières comme cela se produisit après la Seconde Guerre mondiale.
Avec l’intensification des rivalités impérialistes, la défense des frontières et des territoires a qualitativement changé. Une lutte acharnée pour chaque pouce de territoire s’est mise en place. Après la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre des pays furent divisés (l’Allemagne, la Corée, la Chine, le Vietnam, l’Inde et le Pakistan). Tous ont militarisé leurs frontières, les hérissant de mines, de clôtures, de murs, de gardes armés et de chiens. La formation de l’État d’Israël en 1948 a entraîné le déplacement de centaines de milliers de Palestiniens et la nécessité de se retrancher derrière les murs les plus sophistiqués. Le mur frontalier d’Israël est maintenant l’un des mieux gardés au monde et fait symboliquement figure de nouveau mur de Berlin… en quatre fois plus long et deux fois plus élevé (huit mètres) que cette icône haïe de la Guerre froide. En construction depuis 2002, il est prévu qu’il s’étende sur 709 km à travers la Cisjordanie. “Une série de dalles de béton, de “zones-tampons” en barbelés, de tranchées, de clôtures électrifiées, tours de guet, caméras vidéo à imagerie thermique, tours de tireurs d’élite, des points de contrôle militaire et des routes pour les véhicules de patrouille, ont démembré les villes du côté Ouest et les ont séparées de Jérusalem-Est occupée (…). Le mur a coûté plus de 2,6 milliards de dollars à ce jour, pendant que le coût annuel d’entretien est de 260 millions”. En somme, depuis la Première Guerre mondiale, tous les pays sont impérialistes et doivent obéir à la loi de défense de leurs intérêts au moyen du contrôle strict de leurs frontières.
La récente série de guerres à travers la planète a montré que bien des frontières ont été fortifiées en prévision de l’infiltration des forces ennemies, souvent des bandes de terroristes soutenus par différents États. Tout un système a été mis en place pour contrôler les personnes en attente d’un visa et des institutions de surveillance similaires au monde décrit dans le livre 1984 de George Orwell ont été développées, comme l’Autorité de la Sécurité intérieure aux États-Unis pour traquer d’éventuels ennemis et les empêcher d’entrer dans le pays.
Parallèlement, alors que la migration au xixe siècle n’avait pas été significativement entravée par une législation complexe et un système policier sophistiqué, au xxe siècle, les frontières ont acquis une deuxième fonction, en plus de la fonction militaire “traditionnelle” : empêcher l’entrée de la force de travail non nécessaire. Cela contraste avec la demande permanente de force de travail aux États-Unis à la fin du xixe siècle, véritable raison de l’appel : “Envoyez-nous vos pauvres, vos masses déshéritées.” Aujourd’hui, les États-Unis ont rejoint la course pour sceller leurs frontières méridionales contre les vagues de prolétaires d’Amérique latine qui fuient la pauvreté et la violence.
Dans les années 1960, un nouveau phénomène est apparu : beaucoup de pays, dominés par le bloc de l’Est, connaissaient une pénurie de main-d’œuvre, en particulier en Allemagne de l’Est. L’État est-allemand érigea le mur de Berlin afin d’empêcher sa force de travail de quitter le pays : le “nain économique” fermait ainsi ses frontières pour enfermer ses ouvriers à l’intérieur.
Aujourd’hui, les frontières exercent plus que jamais cette double fonction simultanément : en plus de la défense militaire classique du territoire, on construit les murs les plus sophistiqués afin d’empêcher les réfugiés d’entrer et de prévenir ou de filtrer les “migrants économiques” indésirables.
Ainsi, bien que le Rideau de fer ait été détruit en 1989, la fin de la confrontation entre les anciens blocs ne signifie pas l’avènement d’un monde sans frontières : au contraire !
“Entre 1947 et 1991, onze murs ont été construits, qui ont survécu à la Guerre froide (Afrique du Sud-Mozambique, Corée du Nord-Sud, Inde-Pakistan, Israël, Maroc-Sahara occidental, Zimbabwe-Zambie). Entre 1991 et 2001, sept murs ont été érigés : autour des enclaves de Ceuta et Melilla, entre les États-Unis et le Mexique, la Malaisie et la Thaïlande, le Koweït et l’Irak, l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et le Kirghizistan. Depuis 2001, 22 murs sont sortis de terre : aux frontières de l’Arabie saoudite avec les Émirats Arabes Unis, l’Irak, l’Oman, le Qatar, le Yémen, entre la Birmanie et le Bangladesh, le Botswana et le Zimbabwe, entre Brunei et la Malaisie, la Chine et la Corée du Nord, l’Égypte et la Bande de Gaza, les Émirats Arabes Unis et l’Oman, l’Inde et le Bangladesh, la Birmanie et le Pakistan, l’Iran et le Pakistan, Israël et la Jordanie, la Jordanie et l’Irak, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, le Pakistan et l’Irak, la Thaïlande et la Malaisie, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, Israël et l’Égypte” 2. Il existe environ deux cents pays dans le monde et 250 000 km de frontières les séparent : il s’agit d’une société retranchée ! 3
Cela démontre le caractère totalement irrationnel du système capitaliste. Alors que le capitalisme ne peut “prospérer” que s’il y a une libre circulation des marchandises et du travail, le mouvement lié au travail humain est soumis aux contrôles et aux obstacles les plus impitoyables. Cela signifie non seulement un niveau inédit de violence le long des frontières, mais aussi des coûts financiers démesurés. Le système de protection massive des frontières entre le Mexique et les États-Unis coûte une fortune : “Mais cela finit par revenir cher. On estime généralement que les inspections, les patrouilles, et les infrastructures coûtent aux contribuables entre 12 et 18 milliards de dollars par an. Cela représente une augmentation d’environ 50 % depuis le début des années 2000, selon le Journal, qui ajoute que les dépenses incluent “tout, depuis les clôtures jusqu’aux avions militaires, les navires, les drones, les équipements de surveillance, les tours pour les caméras infra-rouge et les centres de détention.” Plus généralement, le coût de la sécurité aux frontières a grimpé jusqu’à 90 milliards entre 2002 et 2011, révèle l’Associated Press. L’agence de presse rapporte que les dépenses annuelles peuvent aussi comprendre des chiens renifleurs de drogues (5400 dollars chacun) ou des troupes de la garde nationale (environ 91 000 dollars par soldat)” 4.
Quand on imagine le nombre total de gardes déployés tout au long des frontières mondiales et leur coût, tout cela est absurde. Cela montre aussi concrètement à quel point cette société gaspille ses ressources ! 5
Parallèlement aux contrôles frontaliers toujours plus sophistiqués, des “résidences sécurisés” se construisent partout, avec des clôtures et des systèmes de protection armée pour les privilégiés. Des quartiers entiers sont devenus des “zones interdites” aux non-résidents.
Mais les pays industrialisés ne sont pas seulement en train de devenir de vraies forteresses. Ils sont aussi les plus grands “agents de déportation” de la force de travail. Alors que le nombre total d’esclaves enlevés de force sur le continent africain est monté à environ 10 ou 20 millions entre 1445 et 1850, la politique de déportation menée par les pays industrialisés atteindra probablement le même nombre en un temps beaucoup plus court. Quelques exemples : plus de 5 millions d’immigrés “illégaux” ont été déportés des États-Unis (sous G.W. Bush, environ 2 millions, sous Clinton presque 900 000 et sous Obama plus de 2 millions). En Europe, les mesures sont de plus en plus draconiennes, et il y a environ 400 centres de détention pour les clandestins en attente d’expulsion. Le Mexique lui-même déporte 250 000 étrangers par an vers l’Amérique centrale. L’Arabie saoudite déporte plus d’un million de personnes qui vivent et travaillent illégalement dans le royaume.
Face à la récente vague de réfugiés fuyant les zones de guerre au Moyen-Orient (Afghanistan, Syrie, Afrique du Nord…), le système de protection des frontières a franchi un nouveau palier. Les autorités déploient encore plus de troupes et de matériel pour détenir et déporter les réfugiés. Plus d’un quart de siècle après “l’ouverture” du Rideau de fer, la Hongrie a fermé sa frontière avec du fil de fer barbelé pour empêcher “les miséreux” d’atteindre des “lieux plus sûrs” et elle a l’intention de mettre en place un autre rideau de fer le long de la frontière roumaine. Des mesures similaires sont prises dans d’autres pays européens. Les frontières précédemment “ouvertes” de l’espace Schengen sont maintenant contrôlées par la police des frontières : des “hotspots” (des centres de sélection des réfugiés doivent être mis en place en Grèce et en Italie, avec la possibilité de les renvoyer vers l’enfer d’où ils viennent). On étend également des avant-postes pour récupérer les réfugiés jusqu’en Afrique. Des dispositions sont prises pour mettre en place des contrôles aux frontières sur les routes de transit des réfugiés en Afrique.
Les images de longue marche des réfugiés et des milliers de réfugiés détenus ou repoussés sur les Balkans et ailleurs, abandonnés sans nourriture et sans abri, nous rappellent la façon dont la population juive a été traitée sous le régime nazi ou le destin des réfugiés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elles montrent la continuité de la barbarie de ce système. Un siècle de réfugiés, de guerre, de camps, de déportations, de rideaux de fer, de migrations illégales et l’expulsion de ceux qui ont le culot de “venir seulement pour se remplir le ventre”.
Nous avons maintenant les murs les plus hauts et les plus longs de tous les temps pour empêcher les réfugiés de guerre et les migrants “économiques” désespérés d’entrer (mais ils ne pourront pas toujours endiguer le flot des victimes des effets combinés de la décomposition inexorable du capitalisme).
En créant une économie globale, le capitalisme a créé les conditions d’une communauté humaine mondiale. Mais son incapacité totale à réaliser celle-ci est illustrée aujourd’hui par la fortification internationale de ses frontières. Les appels bien intentionnés à “l’abolition des frontières” des groupes activistes sont donc entièrement utopiques. Les frontières ne pourront être abolies que par la révolution prolétarienne internationale qui démantèlera la prison inhumaine de l’État-nation.
Wold Revolution, organe de presse du CCI en GB, septembre 2015
1 Introduction à l’économie politique, dans les Œuvres complètes de Rosa Luxemburg, volume I, éd. Verso, Londres (2013), p. 121
2 dandurand.uqam.ca [69].
3 500 000 tonnes de fils de fer barbelés sont produites chaque année dans le monde, de quoi réaliser 8 millions de kilomètres de barbelés, soit 200 fois la circonférence de la terre.
4 www.fool.com [70].
5 Le montant des sommes que les réfugiés doivent payer aux trafiquants d’êtres humains a également atteint des chiffres astronomiques jamais vus.
Les “images choc” du comité central d’Air France du 5 octobre dernier, où deux membres de la direction fuyaient en catastrophe la colère des manifestants, le torse nu et la chemise déchirée, ont immédiatement fait le tour du monde. Tandis que le New York Times dénonçait “les manifestations de colère (…) lors desquelles des salariés ont pris en otage leur patron ou endommagé du matériel”, la Tribune de Genève titrait : “Le DRH d’Air France a failli se faire lyncher” et El Pais : “Rébellion à Air France !”. De son côté, The Guardian s’insurgeait contre cette “centaine de salariés [qui] sont entrés de force dans la réunion et ont arraché les chemises des dirigeants”. Les chaînes d’information continue multipliaient quant à elles les images de l’événement, commentant minute par minute, prise par prise, l’échappée des deux cadres agressés.
La bourgeoisie a ainsi profité de la situation pour faire passer un message très clair aux prolétaires du monde entier : la lutte de classe est une impasse et ne conduit qu’à des actions stériles et à la violence aveugle. Il n’y a donc rien d’hasardeux dans le fait que la presse bourgeoise internationale ait inscrit ces actes de violence dans la “longue tradition insurrectionnelle” française (Daily Mail). La bourgeoisie allemande, la plus expérimentée et la mieux organisée du monde, a condensé cette propagande à travers cette formule utilisée par le quotidien économique Handelblatt et publiée par Courrier international du 7 octobre : “En France, on sait faire la révolution, mais on ne sait pas réformer”. Il s’agit bien d’opposer la “révolution” et ses hordes de manifestants enragés à la “modernité” du “dialogue social” et de la “réforme négociée”. The Times était aussi explicite en qualifiant ces événements “d’efforts pour accompagner Air France dans le xxie siècle ayant tourné à la violence” dans un contexte où ces pratiques “n’ont rien d’exceptionnelles dans les relations au sein des entreprises françaises”. The Financial Times expliquait que la dureté des attaques prévues par le fameux “Plan B” était le résultat inéluctable de l’intransigeance des travailleurs les plus “radicaux” face à la “restructuration douce” 1 du projet prévu à l’origine par la direction d’Air France.
Lorsqu’il s’agit de faire passer des attaques et d’accroître l’exploitation des ouvriers, la bourgeoisie ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe quand. Elle a constamment à l’esprit la menace historique que représente la classe ouvrière et sait que sa capacité à faire accepter au plus grand nombre les effets de la crise de son système sans réaction collective et sans trop susciter la réflexion est déterminée par le niveau de déboussolement politique des ouvriers, en particulier leur difficulté à rechercher l’unité et la solidarité. C’est précisément pour ces raisons que la presse bourgeoise a déchaîné cette campagne aux quatre coins du globe, qu’elle a utilisé contre tous les ouvriers ce que représente encore, de par ses expériences historiques de 1848, 1871 et 1968, le prolétariat en France.
L’évolution du conflit à Air France est ainsi marquée par cette double nécessité : d’une part, assurer le succès d’une attaque contre les conditions de travail et multiplier les licenciements dans un secteur historiquement combatif et, d’autre part, utiliser la situation pour mener une attaque idéologique contre toute la classe ouvrière. C’est ainsi que le conflit à Air France a débuté par la tentative très médiatisée de casser la solidarité entre le personnel navigant et le personnel au sol en stigmatisant les pilotes comme des privilégiés égoïstes 2. La bourgeoisie pratique la division de la classe ouvrière en permanence, pointant du doigt les prétendues “privilèges” de telle ou telle catégorie. Une fois les tensions exacerbées, il est toujours plus aisé de dévoyer les éléments les plus combatifs vers des actions de désespoir sans réflexion. Ce faisant, les syndicats les plus en vue peuvent se targuer d’apparaître comme des organisations combatives et déterminées. La bourgeoisie sait toujours utiliser l’état de faiblesse de la classe ouvrière pour faire passer ses attaques. En particulier, elle mise sur l’activisme, l’immédiatisme dans lesquels baigne la société, sur la volonté d’agir pour agir sans prendre le temps de réfléchir aux buts et aux moyens de la lutte. Elle dispose d’un avantage de taille qu’elle exploite en permanence : l’absence d’une réelle identité de classe au sein du prolétariat. Les ouvriers ne se reconnaissent plus aujourd’hui comme appartenant à une même classe sociale ayant les mêmes intérêts face à la bourgeoisie, porteuse de la perspective communiste. Ils se conçoivent comme appartenant à telle ou telle couche ou groupe sociologique, où chacun se débrouille avec la situation particulière de “son” entreprise ou de “sa” situation individuelle.
Cette mobilisation très forte de la bourgeoisie est cependant significative d’une certaine combativité, certes encore très timide, d’un besoin de solidarité dans la classe ouvrière qui avait été dénaturé lors de l’échec du mouvement contre la réforme des retraites en 2010. Depuis 2011 et la vagues des Indignés, la classe ouvrière était restée relativement atone face aux attaques et à l’explosion de la barbarie dans le monde. En France, la “gauche” au pouvoir, malgré un discrédit généralisé, a donc su remarquablement appliquer son programme d’austérité en divisant et dévoyant sans relâche vers des impasses la moindre expression de contestation : éparpillements des attaques (non moins réelles et brutales) contre tel ou tel secteur, telle ou telle profession, telle ou telle “niche”…, polarisation de l’attention sur les mouvements petit-bourgeois des “bonnets rouges”, des homophobes de la “manif pour tous”, des “chauffeurs de taxis en colère”, des “agriculteurs en colère”... Mais l’efficacité du procédé à ses limites ; sous les coups de boutoirs de la crise économique et des attaques gouvernementales, un changement d’état d’esprit commence à se manifester dans la classe exploitée depuis quelques mois, et cela aussi à l’échelle internationale. Telle est la réelle signification profonde des expressions de solidarité spontanée en Europe envers les migrants ou les tentatives d’auto-organisation dans la lutte des techniciens de Movistar 3 en Espagne. Cette question de la solidarité, déjà présente par exemple en France dans la mobilisation contre le CPE en 2006, est au cœur de la situation actuelle et sera déterminante dans les combats à venir de la classe ouvrière. Dans la lutte à Air France, ceci s’est exprimé par un certain rejet de la division orchestrée par l’État, ses syndicats et ses médias : “… la direction fait le pari de la division et nous jette en pâture (…), nous ne sommes pas les seuls à protester. Les hôtesses de l’air, les stewards ainsi que le personnel au sol sont aussi à bout” 4. Ces propos d’un pilote d’Air France sont représentatifs de l’état d’esprit d’une partie des travailleurs de la compagnie mais aussi de la classe ouvrière dans son ensemble qui ressent de plus en plus la division comme un piège et la solidarité comme un besoin.
La bourgeoisie en a bien conscience. La résistance aux mots d’ordre corporatistes a donc poussé ses syndicats, ses précieux auxiliaires du maintien de l’ordre capitaliste, à adapter leur tactique afin de redorer l’image de combativité de certains d’entre eux à travers un discours “anti-division” et un activisme faussement radical. Et ceci afin de mieux… diviser ! Il s’agissait en effet de scinder “l’opinion publique” autour d’un faux dilemme : syndicats “radicaux” ou “syndicats responsables” ? Autrement dit, lutte sectorielle, stérile et démoralisante ou négociation mortifère sur le terrain de la légalité bourgeoise ? C’est bien en s’appuyant sur cette fausse alternative que les principaux partis de la gauche “radicale”, tels le NPA et le Front de gauche, se sont exprimés sur les “débordements” des employés d’Air France en affirmant que dans le fond, ce n’est pas grand-chose face à la violence sociale à laquelle se confrontent chaque jour des millions de travailleurs. S’en tenir à cette seule affirmation n’est rien d’autre qu’une manipulation destinée à dévoyer les consciences : cela revient à mettre dos-à-dos, d’un côté, la direction d’Air France et, de manière plus large, l’ensemble de la bourgeoisie, avec toute la violence sociale qu’elle fait subir, et, de l’autre, la violence des ouvriers qui “s’emportent” et passent les limites politiquement correctes du “dialogue social”. En somme, l’extrême-gauche du capital met sournoisement dans le même sac des ouvriers excédés et leurs exploiteurs sans scrupule, insinuant que la classe ouvrière a pour seule perspective de lutte les méthodes de la bourgeoisie. Bien sûr, les choses ne sont pas dites comme tel. Mais si les partis de “gauche” s’emparent avec autant d’empressement de la question de la violence sociale et de la violence de classe, c’est pour dénaturer entièrement cette dernière et l’amener directement sur le terrain de l’idéologie bourgeoise. S’il est vrai que, face à la violence sociale imposée par le capitalisme, le prolétariat international devra répondre par une violence de classe ferme et déterminée, cela ne peut se concevoir que de manière organisée, massive et unitaire. Des actes désespérés de violence individuelle sont une impasse et le soutien que témoignent les divers partis de gauche est une pure mystification idéologique qui ne peut mener qu’à à la défaite.
Bien évidemment, l’État, à travers la voix de son Premier ministre Manuel Valls, s’est empressé de condamner ces actes de “voyous” : “Ces agissements sont l’œuvre de voyous. Il faudra des sanctions lourdes à l’égard de ceux qui se sont livrés à de tels actes.” Et, effectivement, de lourdes sanctions sont tombées contre les cinq “responsables” mis à pied avec suspension immédiate de leur salaire avant leur jugement le 2 décembre. Nul doute que les sanctions seront exemplaires, car la bourgeoisie cherche également par ce moyen à adresser un message d’intimidation à l’ensemble de la classe ouvrière sous forme d’avertissement explicite : toute expression de lutte en dehors du cadre légal sera sévèrement punie !
Face à l’intimidation de la classe dominante, la réponse du prolétariat passe, non pas par la division corporatiste et nationale, mais par le développement de son unité internationale, sa solidarité de classe et la défense de sa propre perspective historique : le communisme !
Luc, 3 novembre 2015
1 Chacun pourra apprécier les vertus du “dialogue social” et du syndicalisme “fort”, “responsable” et “obligatoire” à travers deux chiffres : 3500 suppressions de postes en 2012 chez Lufthansa, suppression d’un poste de personnel de cabine sur quinze sur les vols long-courriers en 2010, chez British Airways.
Lire par exemple le livre de Sofia Lichani, “Bienvenue à bord !” : “Vu comme c’est parti, Ryanair devient le modèle. Il impose ce modèle du low-cost, des contrats de trtavail précaires, c’est ce qu’on voit avec Air France : travailler plus”, explique en plateau l’ancienne hôtesse de l’air. Sofia Lichani revient également sur le contrat travail à ses débuts chez Ryanair : “J’avais un contrat irlandais donc pas les mêmes garanties d’emploi qu’à Air France, pas les mêmes salaires. Nous, on était payé uniquement lorsqu’on volait. On n’était pas payé pour les astreintes. Quand j’étais malade, je n’étais pas payée...”” Soir 3 du vendredi 16 octobre).
2 Voir notre article : “Conflit des pilotes à Air France : direction, gouvernement et syndicats, tous complices pour dénaturer la lutte !”, disponible sur notre site internet.
3 Voir notre article : “Contribution pour un bilan de la grève des techniciens de Movistar en Espagne”, également disponible sur notre site internet.
4 Témoignage recueilli par Le Nouvel Observateur (in “Air France : pilote, je suis exaspéré. La direction doit cesser de se moquer de nous”).
Pourquoi des millions de réfugiés fuient-ils la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye et d’autres pays du Moyen-Orient, d’Asie centrale et d’Afrique ? La raison en est que la population est désespérée et cherche à échapper à un état de guerre permanent, à une spirale infernale de conflits meurtriers entre de multiples protagonistes comprenant les armées gouvernementales officielles et des gangs terroristes. La Syrie est l’expression la plus “avancée” de cette descente dans le chaos. Le gouvernement Assad, qui s’est montré prêt à bombarder la Syrie en ruines plutôt que de quitter le pouvoir, ne contrôle maintenant qu’environ 17 % du territoire. Des régions entières du nord et de l’est du pays sont sous le contrôle des djihadistes fanatiques de l’État islamique. D’autres espaces sont entre les mains de ce que les médias occidentaux appellent parfois les opposants “modérés”, mais qui sont eux-mêmes de plus en plus dominés par les forces djihadistes comme al-Nusra, filiale d’Al-Qaïda : les rebelles “laïques et démocratiques” de l’Armée syrienne libre, qui ont été ostensiblement soutenus par les États-Unis et la Grande-Bretagne, semblent avoir une influence de plus en plus marginale. Entre les forces anti-Assad, il existe un jeu sans fin d’alliances, de trahisons et de luttes armées.
Mais la situation en Syrie, comme pour les autres guerres dans la région, signifie aussi une confrontation entre les grandes puissances internationales, soumises à l’effet et aux conséquences de l’intervention directe des avions de guerre russes. Dès le début, la Russie a soutenu le régime d’Assad avec l’appui de ses “conseillers”. Aujourd’hui, ses propres combattants bombardent des cibles “terroristes” parce que le régime Assad a le dos au mur et qu’existe la menace que la base russe de Tartous, seul accès naval sur la Méditerranée pour la Russie, soit envahie par l’État islamique. Selon le point de vue de la Russie, toutes les forces d’opposition, y compris celles soutenues par les États-Unis, sont de nature terroristes et ses récentes frappes aériennes ont davantage atteint les rebelles que les djihadistes eux-mêmes. Les États-Unis, qui pourraient saluer l’aide russe et ses campagnes de bombardements contre les djihadistes en Syrie et en Irak, voient très clairement que l’objectif numéro un de la Russie n’est pas tant de battre l’État islamique que de soutenir Assad. Ces deux puissances agissent donc dans un même pays avec des intérêts opposés, même si elles ne s’affrontent pas directement. Quant à la France, elle vient également s’engager ouvertement par le biais de ses frappes aériennes. Si ces dernières peuvent se traduire par une efficacité immédiate et relative, elles ne font in fine qu’ajouter davantage de tensions et participent pleinement de la spirale infernale du chaos. Cela, tout comme l’action plus spectaculairement grossière de la Russie. Les actions de la Russie en Syrie marquent ainsi clairement une escalade, mais une escalade dans le chaos. Elles s’opposent aux possibilités envisagées par les autres grandes puissances d’aboutir pour leur compte à un règlement politique des quatre ans de guerre en Syrie et ainsi tout espoir d’endiguer la marée des réfugiés fuyant le pays. Comme après l’invasion américaine en Irak, les grandes puissances ne vont pas rétablir la stabilité dans la région, mais générer une instabilité accrue. Leur manque d’option politique ne va faire qu’ouvrir davantage la porte aux ambitions des puissances régionales. Au Yémen, par exemple, le gouvernement a été soutenu par le régime saoudien – qui a été à la lutte contre les rebelles soutenus par l’Iran et qui à son tour a envoyé des forces en Syrie pour soutenir Assad. Sur la frontière turco-syro-irakienne, la Turquie a utilisé le prétexte de la lutte contre Daesh pour intensifier ses attaques contre le PKK kurde. La Turquie soutient également le groupe Ahar al-Sham en Syrie, tandis que le Qatar et l’Arabie ont leurs propres protégés islamistes, dont certains ont également reçu le soutien de la CIA. Pendant des décennies après la Seconde Guerre mondiale, le monde a vécu sous la menace de destruction nucléaire par les deux blocs impérialistes contrôlés par les États-Unis et l’URSS. Cette “guerre froide” impliquait une certaine discipline, un certain ordre, la majorité des pays de moindre importance et les forces nationalistes devant obéir aux diktats de l’un ou l’autre bloc. L’effondrement du bloc russe au début des années 1990 a conduit à l’effritement rapide du bloc américain et les tentatives ultérieures des États-Unis pour imposer son ordre sur ces tendances centrifuges ont eu pour résultat de les accélérer.
Ses échecs en Afghanistan et en Irak sont une preuve claire de cela, surtout aujourd’hui où les talibans, chassés du pouvoir par l’invasion américaine de 2001, se renforcent en Afghanistan, où des régions entières de l’Irak s’effondrent au profit de l’État islamique ou tombent sous l’influence de l’Iran, qui n’est pas un ami des États-Unis en dépit des récentes tentatives de rapprochement. Après ces expériences très négatives, les États-Unis restent réticents à l’idée d’intervenir en envoyant ouvertement des “troupes au sol”. Mais la montée en puissance de l’État islamique les a contraints à recourir aux forces aériennes et à renforcer leur soutien aux combattants locaux comme le PKK (précédemment considéré comme un groupe terroriste) qui a prouvé son efficacité dans la lutte contre l’État islamique. Cette stratégie a aussi poussé la Turquie à faire monter les enchères dans sa guerre contre les Kurdes. L’intervention américaine en Syrie risque également de stimuler indirectement le régime d’Assad et les ambitions russes dans la région. Les contradictions s’amplifient sans qu’aucune solution n’apparaisse.
En somme, aucun “gendarme du monde” n’est en mesure de s’imposer. L’irrationalité de la guerre capitaliste est de plus en plus évidente : les guerres qui ravagent la planète apportent des bénéfices à court terme à une minorité de capitalistes et de gangsters, mais pèsent fortement sur le système et ne portent aucune perspective de réorganisation d’après-guerre et de reconstruction, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, aucune des forces capitalistes, des puissants États-Unis au plus insignifiant seigneur de la guerre, ne peut se permettre de rester en dehors de cette plongée à corps perdu dans le militarisme et la guerre. Les impératifs sous-jacents de la concurrence capitaliste et impérialiste sont trop forts. Le coût financier d’une intervention militaire peut être exorbitant, mais rien n’est pire que de perdre du terrain au profit des rivaux. Et il y aura toujours des rivaux.
Pour la population de ces régions, le prix qu’elle paye, c’est celui de sa chair et de son sang, en nombre de civils bombardés, violés et décapités par les armées gouvernementales et les milices de l’opposition, en habitations en ruine, en siècles de patrimoine culturel et historique parti en fumée, dans le choix entre la famine dans des camps de réfugiés à la frontière des zones de guerre ou bien entreprendre le voyage périlleux pour l’Europe, vers un supposé “havre de sécurité”. Pour l’humanité dans son ensemble, il semble n’exister d’autre perspective que la propagation du chaos militaire à travers le monde, la fuite en avant vers un point de non-retour fatidique.
Mais ce point n’a pas encore été atteint. Si l’Europe apparaît encore comme un havre de paix pour les réfugiés du monde entier, ce n’est sûrement pas à cause de la bonté de la bourgeoisie européenne, mais parce que la classe ouvrière de ces pays est toujours une force sur laquelle il faut compter. La classe dominante n’est pas en mesure de la broyer au point de la plonger dans l’extrême pauvreté ou de la mobiliser pour la guerre comme ce fut le cas dans les années 1930 quand la bourgeoisie faisait face à une classe ouvrière vaincue. La situation en Syrie illustre la barbarie de la classe dominante lorsque la classe ouvrière est faible et incapable de résister à la brutalité de l’État. Le problème pour la classe ouvrière des pays centraux est qu’elle ne reconnaît plus sa propre force, n’a plus confiance dans sa capacité à riposter, elle n’a pas encore retrouvé de perspective indépendante capable d’offrir un avenir aux exploités et aux opprimés. Mais cette perspective, celle de la lutte de classe par-delà les frontières pour une nouvelle société, reste le seul véritable espoir pour l’humanité.
D’après World Revolution, organe de presse du CCI en GB, 4 octobre 2015
La population des pays de la périphérie du capitalisme est confrontée au drame des déportations, des déplacements, de la fuite des populations face à des conditions violentes et inhumaines, comme c’est le cas des réfugiés du Moyen-Orient qui fuient vers l’Europe à la recherche de meilleures conditions de vie, terrorisés par l’État islamique, l’État syrien et toutes les bandes armées en conflit. S’y ajoutent les grands déplacements des marées humaines venant d’Afrique et de l’Europe de l’Est. C’est aussi le drame qu’on est en train de vivre à la frontière entre la Colombie et le Venezuela, où habitent depuis des années des milliers de réfugiés à cause du conflit à l’intérieur de la Colombie, entre l’État, la guérilla et les paramilitaires ; d’autres ont cherché au Venezuela de meilleures conditions de vie. Ils sont tous victimes d’un système capitaliste qui, depuis un siècle, est entré en décadence et sombre aujourd’hui dans la décomposition 1, en entraînant l’humanité dans la barbarie. Aujourd’hui, la population de la longue frontière colombo-vénézuélienne subit encore une fois les conséquences des conflits d’intérêts des classes dominantes des deux pays.
Le 21 août dernier, le président Nicolas Maduro a annoncé la fermeture de la frontière colombo-vénézuélienne 2, en décrétant l’état d’exception dans 10 municipalités de l’État de Tachira, étendu par la suite à 7 municipalités de l’État de Zulia et 3 de l’État d’Apure, toutes frontalières avec la Colombie 3. La raison donnée a été l’embuscade tendue contre trois militaires vénézuéliens et un civil qui réalisaient des opérations anti-contrebandes. Cette mesure a entraîné l’expulsion et la déportation de plus de 2000 Colombiens et la fuite d’autres milliers d’entre eux, provoquant une situation dramatique, parce que les militaires ont détruit dans la plupart des cas leurs habitations précaires, tout en leur interdisant d’emporter leurs affaires ; des familles ont été séparées et il y a eu des dénonciations pour les mauvais traitements et les extorsions par des militaires vénézuéliens. Le Procureur général de Colombie a menacé de saisir le Tribunal pénal international pour crime contre l’humanité contre le président Maduro. La ministre colombienne des Affaires étrangères, Ángela Holguín, a signalé que de telles mesures sont contradictoires avec les actions que le gouvernement vénézuélien a mises en place les années précédentes, lorsqu’il octroya des papiers d’identité à des milliers de Colombiens pour qu’ils puissent voter au Venezuela en faveur du régime chaviste, en leur promettant des maisons et des allocations sur le territoire vénézuélien, documents que ce régime considère maintenant comme illégaux.
Entre autres raisons que le gouvernement vénézuélien brandit pour justifier de telles mesures, il y a la contrebande d’essence et de produits alimentaires vers la Colombie ; et aussi l’approbation d’une résolution de la Banque de la République de Colombie qui favorise un lobby mafieux installé en Colombie qui fixe librement au marché noir les taux de change de la monnaie vénézuélienne (le bolivar) par rapport au dollar, poussant ainsi à la dévaluation de cette monnaie. Ces opérations de contrebande, unies à l’accaparement et à la revente d’aliments et d’autres produits à des prix spéculatifs 4, seraient à la base de ce que Maduro et son régime nomme la “guerre économique” qui est censée être la cause d’une grande partie de la pénurie et du désapprovisionnement dont souffre le pays. Par ailleurs, le gouvernement vénézuélien met en avant une augmentation d’agissements supposés des groupes paramilitaires colombiens pour planifier et exécuter des attentats et des assassinats sur des fonctionnaires vénézuéliens, sous la direction de l’ex-président colombien Álvaro Uribe en accord avec les États-Unis. C’est la quatrième fois en trois ans que Maduro a dénoncé des plans pour l’assassiner, et il affirme même que le dernier plan découvert a été planifié en toute connaissance de cause par le président colombien Juan M. Santos.
La réalité, c’est que les deux gouvernements connaissent parfaitement depuis des années les activités de contrebande, de racket (“cobro de vacuna”), de trafic de drogues, de prostitution et l’existence de bandes criminelles anciennes et nouvelles et de paramilitaires qui sévissent aussi bien en Colombie qu’au Venezuela. Les présidents Santos et Maduro agissent avec le cynisme et l’hypocrisie propres aux classes dominantes lorsqu’ils appellent à la “défense des Droits de l’homme” ou à la “protection de la vie des citoyens”, alors qu’ils essayent de tirer le plus grand profit politique de la situation, comme le font aussi les factions bourgeoises de l’opposition dans l’un comme l’autre des deux gouvernements. Ceux qui sont vraiment affectés par cette situation, ce sont les populations frontalières, des travailleurs pour la plupart d’entre eux, qui y habitent ou qui y sont de passage. Des milliers de personnes, autochtones ou immigrés, cherchent à survivre au milieu des différentes mafias de la contrebande, des cartels de la drogue, de la guérilla et des paramilitaires, coincées dans une dynamique infernale de décomposition sociale qui s’exprime dans l’affrontement entre bandes criminelles qui opèrent dans la région, commandées par des fonctionnaires et des militaires des deux pays.
Cette situation met en évidence le drame vécu dans différentes zones frontalières partout dans le monde, avec l’émigration illégale, les réfugiés, la plupart d’entre eux victimes de la crise économique mondiale et d’une de ses conséquences principales, le chômage ; poussés par le besoin de survie, supportant des rythmes brutaux d’exploitation, tentant de fuir les guerres et les conflits politiques, harcelés par les autorités, des familles entières risquant leur vie. Le conflit en Syrie illustre le plus crûment cette réalité, avec environ 7 millions de réfugiés à cause de la guerre civile dans ce pays depuis 2011, où des millions de personnes fuient terrorisées et formant des caravanes humaines qui essayent de traverser les frontières des pays voisins et d’ailleurs, subissant la répression policière et les mauvais traitements des trafiquants d’êtres humains, les maladies, la mort souvent pour essayer d’arriver dans les pays de l’Union européenne. De la même manière, plus de 400 000 réfugiés par le conflit en Libye sont venus grossir les chiffres de presque 60 millions de réfugiés dans le monde, selon l’ACNUR (Agence de l’ONU pour les réfugiés). La situation à la frontière colombo-vénézuélienne illustre, quant à elle, le degré d’autonomie des mafias dirigées par des civils, des paramilitaires, des guérilleros, des troupes des armées, et le chaos résultant de la lutte à mort entre elles ; elle illustre également le fait que les gouvernements de droite comme de gauche des pays pauvres ou développés ne sont nullement intéressés du sort de leurs populations. Ils sont seulement intéressés par la défense de leurs intérêts de classe. Il s’agit là d’une réalité qui montre la décomposition des rapports capitalistes de production, l’impossibilité pour ce système d’offrir la moindre perspective de bien-être à l’humanité.
Les stratégies développées par la bourgeoisie chaviste pour essayer d’enrayer l’épuisement de son projet politique ont mis le pays dans une situation de détérioration économique et sociale accélérée. La recherche incessante d’un bouc-émissaire, d’un agresseur extérieur, sert à détourner l’attention de la gravité de la crise économique et de la responsabilité des hauts bureaucrates de l’État dans la corruption sans limites qui y sévit. La marge de manœuvre du chavisme s’est réduite au fur et à mesure que déclinait sa capacité à alimenter son populisme politique et idéologique. Selon des chiffres officieux, le PIB pourrait se réduire cette année entre 7 et 10 % ; le déficit public se situerait autour du 20 % du PIB (très supérieur à celui de la Grèce en 2009 qui est monté à 15 %). La baisse de prix du pétrole a obligé à freiner le flux de devises d’environ 60 %. Plusieurs bureaux de conseil calculent que l’inflation atteindra entre 150 et 200 % à la fin de 2015. D’après les données de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, appartenant à l’ONU), la pauvreté a augmenté de 25 % à 32 % entre 2012 et 2013. La baisse de la capacité à faire face aux dépenses courantes et à l’endettement est évidente ; à elle seule, la dette du Venezuela envers la Chine dépasse les 56 milliards de dollars. Des institutions financières alertent sur le danger d’hyperinflation et même de défaut de paiement pour 2016 (selon la Bank of America).
La situation n’est pas moins grave sur le plan social. Le Venezuela se retrouve au rang des pays aux niveaux les plus élevés d’insécurité et de violence criminelle 5. Le crime organisé a atteint une telle envergure qu’il tient la population soumise. Les agissements des “Collectifs bolivariens” 6 armés et protégés par le régime chaviste et des méga-bandes criminelles dépassent souvent en puissance de feu et d’organisation les forces de répression de l’État. Un réseau de corruption généralisé et bandes criminelles implique les différentes polices et des fonctionnaires de l’État ; le gouvernement a favorisé l’action de ces “Collectifs” et des populations lumpenisées dans la répression des manifestations, créant ainsi un monstre à mille têtes qui exige maintenant sa part de pouvoir, en échappant au contrôle de l’État.
C’est la population qui subit les conséquences de l’exacerbation de la crise économico-sociale, une population qui doit faire de longues files d’attente pendant des heures pour acquérir quelques aliments, moment où elle exprime son indignation et sa rage contre les déclarations du gouvernement qu’elle considère non seulement comme mensongères, mais aussi comme une sinistre plaisanterie vis-à-vis de la précarisation de ses conditions de vie. L’usure politique de Nicolas Maduro et du parti officiel (PSUV), selon différentes enquêtes, accumulent plus de 80 % de rejet. Et dans ce contexte, ils sont contraints d’affronter simultanément plusieurs situations : l’accroissement des contestations sociales, avec des saccages de commerces dans certaines villes et la perspective d’une révolte sociale, la défaite électorale et politique lors des élections parlementaires de décembre prochain, les plaçant face à la possibilité de perdre la majorité à l’Assemblée nationale, ce qui troublerait de façon significative le futur de la faction chaviste au sein de la classe dominante. Face à une telle situation, cette faction utilise tous les artifices et les subterfuges juridiques pour barrer la route aux factions bourgeoises d’opposition, lesquelles accusent le chavisme d’avoir créé un choc avec la fermeture de la frontière pour ainsi suspendre ou retarder les élections parlementaires.
D’un autre côté, le chavisme se retrouve dans une situation où il est de plus en plus affaibli dans le domaine géopolitique parce qu’il a de moins en moins de moyens pour financer son clientélisme populiste basé sur les ressources pétrolières, en plus de la dégradation de son image en tant qu’État capable de garantir un minimum de stabilité gouvernementale et sociale, de ne pas apparaître comme un facteur d’affrontement et d’instabilité dans la région. Les déclarations de l’ONU, de l’Union européenne, de parlements nationaux (celui de l’Espagne récemment), d’anciens présidents et politiciens au niveau régional et mondial sur des sujets tels que les prisonniers politiques, l’exposent de plus en plus aux attaques de ses opposants, minant ses alliances passées et affaiblissant la stratégie impérialiste de la bourgeoisie vénézuélienne dans la région. Un exemple de ceci a été l’échec de ses revendications territoriales face au Guyana, un pays bien plus petit géographiquement et plus faible économiquement.
Dans un tel contexte, Maduro et son gouvernement essayent de renforcer la crédibilité de l’argument d’une “attaque extérieure contre l’économie vénézuélienne”, en tentant de convaincre la population (les secteurs qui ont soutenu le chavisme surtout) de ceci : ce ne sont pas les politiques économiques du gouvernement (contrôle du change, des prix, affrontement avec le capital privé) qui ont exacerbé la crise, mais “l’obsession de la droite internationale” d’en finir avec le projet du “socialisme du xxi siècle”. Il décide alors de mettre en place une campagne d’affrontement avec la Colombie, pour essayer de polariser la population, en utilisant le nationalisme et la “défense de la patrie”. La gravité de la crise socio-économique et la détermination de la bourgeoisie chaviste à se maintenir au pouvoir l’amènent à cette fuite en avant.
De son côté, le gouvernement colombien justifie ses revendications grâce aux violations des “droits de l’homme” vis-à-vis des réfugiés par les exactions du gouvernement vénézuélien. Mais le fait réel, c’est que tout cela le met dans une situation qui dessert les factions de la bourgeoisie colombienne qui soutiennent le président Santos pour les élections régionales et locales d’octobre 2015, parce que ce sont les forces qui soutiennent l’ancien président Álvaro Uribe qui tirent le plus grand profit politique du conflit frontalier faisant apparaître Santos comme un faible et un incapable pour affronter la “dictature vénézuélienne”.
Le conflit colombo-vénézuélien illustre de la plus claire des façons le fait que pour la bourgeoisie, quelles que soient ses tendances, de gauche ou de droite, d’un pays ou de l’autre, ce qui compte ce sont ses répugnants intérêts de classe, se moquant complètement des souffrances de la population. Nous, les travailleurs, devons rejeter cette exacerbation nationaliste et patriotarde promue par les bourgeoisies vénézuélienne et colombienne. Le prolétariat, dans des moments forts de son histoire, a su se dresser face au chaos nationaliste en défendant l’internationalisme prolétarien qui se fonde sur la nature internationale d’une classe qui a entre ses mains la possibilité de détruire le régime capitaliste et construire une nouvelle société communiste. L’établissement de l’État-Nation fut l’instrument principal de la bourgeoisie mondiale pour développer le capitalisme et instaurer l’exploitation des salariés : c’est la plate-forme sur laquelle la bourgeoisie structure la concurrence et règle ses conflits. Aussi, tel que les marxistes l’ont toujours défendu, le prolétariat n’a pas de patrie à défendre ; la lutte pour son émancipation se fait en dehors des intérêts de classe de la bourgeoisie. Par ailleurs, les relations capitalistes de production (celles que défendent Santos et Maduro) ne sont en rien humaines ; bien au contraire elles sont devenues antihumaines, niant aux êtres humains toute possibilité future de bien-être, condamnant les travailleurs et le reste des couches sociales à vivre dans une société dans laquelle ils ne possèdent pas le moindre contrôle de leur vie, soumis à l’exploitation, aux guerres, à une vie de misère.
La “défense des Droits de l’homme” n’est qu’une fumisterie utilisée par toutes les bourgeoisies, pour semer l’illusion selon laquelle l’État serait une entité capable de protéger l’intégrité et le bien-être des personnes. Nous, les travailleurs et leurs minorités révolutionnaires, devons développer une profonde réflexion et mener un débat politique qui permette de transformer l’indignation que nous ressentons et exprimons un jour après l’autre contre le chaos, la précarité et la barbarie auxquels le système nous soumet, en un renforcement de notre conscience de classe, en une plus grande compréhension de la nécessité de développer une lutte unie et internationale, qui permette d’intégrer les autres couches non-exploiteuses dans la tâche historique de démolir les relations capitalistes de production, seule possibilité pour construire une société véritablement humaine.
Internacionalismo, organe de presse du CCI au Venezuela, 20 septembre 2015
1 Voir nos thèses sur “La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme”, Revue Internationale no 62 (1990).
2 Qui s’étend sur plus de 2200 km.
3 Cet état d’exception a été décrété pour 60 jours renouvelables.
4 Ces produits sont revendus en Colombie de 10 à 100 fois plus chers. Selon les dires d’un journaliste pro-chaviste français en poste à Caracas dont les propos sont relayés sur le Web par une association tiers-mondiste (www.lecalj.com [75]), “un jerrican d’essence qui coûte un bolivar au Venezuela est revendu 15 000 bolivars et même 60 000 depuis la fermeture de la frontière et un litre de lait qui coûte 200 bolivars est revendu 14 000 bolivars en Colombie.”
5 Sur ce sujet, on peut lire notre article en espagnol “Incremento de la violencia delictiva en Venezuela – Expresión del drama de la descomposición del capitalismo”.
6 Milices composées de civils fortement armés, utilisées pour maintenir l’ordre du régime et assurer la répression.
On ne compte plus le nombre de fois où le mot “solidarité” est écrit depuis cet été dans les journaux, dit à la radio, prononcé le regard triste à la télévision... à propos du “drame des migrants”. La légitime indignation ressentie dans la population pour ces milliers de personnes perdues sur les côtes européennes, quand elles ne périssent pas avant de les atteindre, trouve là son écho médiatique qui relaie les gesticulations – pardon, les “efforts” – de la classe politique européenne pour les “accueillir dignement” et leur offrir un “avenir”. Au milieu de ce brouhaha, l’extrême-gauche fait entendre sa voix en relayant de son côté toutes les initiatives locales pour les soutenir et en saluer le caractère solidaire.
Le NPA comme les groupes anarchistes (CNT, FA, etc.), n’ont aussi que le mot “solidarité” à la bouche. Ils dénoncent l’hypocrisie et le cynisme de la classe dominante qui, il y a encore quelques mois, ne voulait pas voir un réfugié sur son sol et qui maintenant organise leur accueil au nom d’une “solidarité” inscrite dans les “valeurs de la démocratie et de la République”. On ne pouvait attendre moins de l’extrême-gauche qu’elle démasque la contradiction entre les intérêts de la classe dominante et son engagement à dépenser des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros pour loger, nourrir, équiper, former, éduquer les personnes accueillies sur son sol. On aurait été surpris qu’elle prenne pour argent comptant les discours émus de solidarité de Merkel ou de Hollande. Elle aurait bien été la seule !
Mais il ne faut pas se leurrer, cette dénonciation n’a de radicale que le nom. Elle cache en vérité un dessein tout autre que celui de l’éveil des consciences sur l’incapacité du capitalisme à offrir un avenir à ces réfugiés comme au reste de l’humanité.
Car que propose-t-elle ? Quelle solidarité oppose-t-elle à celle de l’ogre offrant un chocolat chaud aux enfants perdus dans la forêt pour mieux se les offrir en repas ?
C’est à ce moment précis qu’on tombe de notre chaise. Sur le site du NPA on peut ainsi découvrir la conception de la solidarité du mouvement trotskiste : “La solidarité, c’est-à-dire le combat pour l’ouverture des frontières et la liberté de circulation et d’installation est le seul antidote contre le poison raciste et xénophobe”. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il n’y a qu’à voir comment l’Union européenne, avec la disparition des postes frontières, la libre circulation et d’installation des ressortissants et des travailleurs, a mis fin aux nationalismes français, allemand ou anglais, comment désormais les Européens de l’espace Schengen nagent dans le bonheur et fraternisent dans une unité prospère et pacifique ! Ce n’est pas seulement nous qui tombons de notre chaise, c’est Trotski qui se retourne dans sa tombe !
La bourgeoisie n’a pas attendu le NPA pour ouvrir ses frontières, elle le fait déjà partout où elle y a un intérêt avec tous les contrôles nécessaires pour limiter les effets à ces intérêts et jamais cette ouverture des frontières n’a allégé en quoi que ce soit la défense des intérêts nationaux et la promotion du nationalisme. Bien au contraire, la bourgeoisie a toujours tourné le dos au protectionnisme pour mieux profiter des marchés du voisin et écraser sa concurrence. Seules quelques fractions extrémistes de la classe dominante croient encore que la fermeture des frontières constituerait une solution à la crise et renforcerait la puissance économique et impérialiste nationale.
Nous ne voulons pas croire que le NPA soit aussi limité que cela dans ses analyses. Il n’est pas concevable pour ce digne héritier de la LCR qui a donné à la bourgeoisie de si brillants éléments, économistes, politiques, stratèges... Non, si le NPA veut orienter la solidarité vers ces combats stériles et surtout idéologiquement dangereux pour la conscience de la classe ouvrière, c’est de façon totalement délibérée, pour nourrir l’espoir que le capitalisme peut, contre quelques aménagements qui peuvent paraître radicaux à première vue, être compatible avec la solidarité que beaucoup d’ouvriers ressentent au fond d’eux-mêmes comme une exigence. Ces ouvriers ne doivent surtout pas prendre conscience que combattre pour la solidarité implique combattre le capitalisme, s’attaquer aux racines même de ce système d’exploitation décadent. Le NPA indique volontairement une autre voie, ou plus précisément une impasse : celle de l’aménagement des règles et lois du capitalisme en prétendant que “bien géré”, il pourrait être plus humain. Dans le même article, le NPA conclut ainsi sur un appel au : “contrôle des travailleurs et de la population sur l’économie”. Cette vieille rengaine gauchiste est toujours là et toujours pour les mêmes raisons : laisser entendre de façon assez explicite que le capitalisme est en soi vertueux, à condition que ceux qui dirigent ne tirent pas la couverture à eux et pour cela, un “contrôle des travailleurs” (et de la population, jugent-ils utile de rajouter...) fera parfaitement l’affaire.
Du côté de bon nombre d’anarchistes, le discours est peu ou prou le même. Ainsi, la Fédération anarchiste, dans un article au titre évocateur (“Liberté de circulation et d’installation – Personne n’est illégal”), reprend-elle les mêmes axes d’intervention que le NPA en ajoutant des idées aussi affligeantes que “notre soutien doit aller vers les réfugié-e-s afin de les accueillir dans de bonnes conditions. C’est-à-dire sans les flics ! Il faut pouvoir les héberger, leur trouver de quoi s’installer et vivre dignement. Ne pas les parquer dans des cités miséreuses mais bien les accepter dans nos vies, dans nos quartiers, dans nos écoles. Et éviter qu’ils ne tombent entre les mains de patrons peu scrupuleux qui les exploiteraient”. C’est vrai qu’à l’issue de leur terrible périple, ne manquerait plus qu’ils atterrissent dans un monde où les ouvriers sont encadrés par des flics, sont parqués dans des cités miséreuses et se retrouvent exploités par des patrons peu scrupuleux. Et il est bien connu qu’un patron “scrupuleux” n’exploite pas ses employés...
De qui se moque-t-on ? Heureusement que nous n’avions pas eu le temps de remonter sur nos chaises, ça nous évite une chute de plus. À qui s’adresse la FA dans ce texte ? À chacun d’entre nous ? Mais qui a le pouvoir individuellement d’écarter les flics, ouvrir les maisons vides et des classes dans les écoles ? À l’État ? Dans ce cas, nous retrouvons exactement le même discours que le NPA : un capitalisme sans “patrons peu scrupuleux” et dirigeants mal intentionnés ne mènerait pas à ce désastre humain.
Bien plus grave que ces déclarations qui nagent dans le ridicule achevé, les sites et journaux de l’extrême-gauche en général laissent la plus grande place à la promotion d’initiatives locales, manifestations, recueils de dons, distributions de nourritures, etc., en reléguant, quand elle existe, l’analyse au second plan (et quelle analyse !). Ce qui peut paraître au premier regard comme une initiative louable pour donner plus d’écho aux bonnes volontés qui se développent poussées par l’indignation, est en fait une manœuvre répugnante. Elle maintient chaque élan de solidarité séparé des autres, elle stérilise l’inestimable instinct prolétarien de solidarité en le limitant à ces initiatives louables mais sans fin tant les besoins sont immenses et aboutit par laisser mourir ces bonnes volontés dans l’épuisement et le découragement. Quand les seuls mots d’ordre auxquels se raccrocher pour donner un sens plus large et plus politique à son action locale et immédiate sont “ouverture des frontières”, “libre circulation”, “des papiers pour tous” ou “dehors les flics”... comment trouver le lien entre toutes ces initiatives ? Comment les relier à un combat plus grand, plus large, plus historique, qui permette à la fois de comprendre d’où vient le problème qu’on essaie de combattre à son niveau et où se trouve sa véritable solution ?
Agissant en remparts idéologiques au profit de la bourgeoisie, l’extrême-gauche exploite à nouveau et sans scrupule la misère humaine et défend la légitimité du capitalisme. Ce ne sont pas seulement les flics qu’il faut éloigner des migrants, mais aussi tous ces prétendus défenseurs de la solidarité qui, au final, font le même boulot : défendre le système capitaliste !
GD, 23 octobre 2015
Vingt morts et deux disparus, maisons de retraite, parkings, tunnels, terrains de camping transformés en pièges mortels, des véhicules emportés jusqu’à la mer par la force des flots, 70 000 foyers privés d’électricité, des dégâts matériels estimés à 600 millions d’euros, tel est le bilan des inondations meurtrières qui ont frappé le sud-est de la France les 3 et 4 octobre, deux jours durant lesquels des pluies diluviennes équivalant à 10 % des précipitations annuelles sont tombées, entraînant notamment la crue du fleuve côtier de la Brague.
Les causes de cette catastrophe sont connues : d’un côté, le réchauffement climatique global occasionné par le mode de production capitaliste entraîne la multiplication et l’intensification d’événements météorologiques auparavant plus rares ou moins violents ; de l’autre, la spéculation immobilière et la cupidité de la bourgeoisie, des entrepreneurs du bâtiment aux élus locaux, débouchent sur le bétonnage d’espaces naturels ou agricoles (limitant ainsi l’absorption de l’eau par les sols et facilitant la circulation en surface de cette même eau) et la construction effrénée de bâtiments, y compris en zones inondables.
Ce genre de catastrophe, qui comme on peut le voir n’a de “naturelle” que le nom, ne constitue évidemment pas un cas isolé dans ce monde capitaliste gouverné par la recherche effrénée du profit, comme l’illustre la tragique actualité de ces derniers mois.
• En mai, dans le nord-ouest de la Colombie, un événement climatique similaire a provoqué un glissement de terrain, submergeant des villages de boue, de rochers et d’arbres déracinés, causant la mort d’au moins 61 personnes et faisant 37 blessés.
• En septembre, le typhon qui a frappé le Japon ainsi que les pluies record et les inondations consécutives ont fait au moins 2 morts et plusieurs disparus et nécessité l’évacuation de plus de 100 000 personnes. Le site de la centrale nucléaire de Fukushima a lui aussi été inondé, ce qui s’est traduit une nouvelle fois par la fuite de centaines de tonnes d’eau contaminée dans l’océan Pacifique.
• Début octobre, à une quinzaine de kilomètres de la capitale du Guatemala, un autre glissement de terrain a recouvert une centaine de maisons et fait 191 victimes et 150 disparus. Et ce alors même que “la Coordinadora nacional para la reducción de desastres (Conred) a fait parvenir un rapport aux autorités municipales pour prévenir d’un risque imminent en décembre 2014. “L’endroit du désastre était entouré de rouge”, affirme le Secrétaire exécutif de la Conred, Alejandro Maldonado, fils du président intérimaire du Guatemala. (…) Dans son rapport de 2014, la Conred relevait que le Rio Pinula provoquait une érosion sur les terres et les maisons de ses rives. Elle recommandait de reloger la communauté dans un endroit plus protégé.”
L’augmentation tant du nombre de ces catastrophes capitalistes pseudo-naturelles que du nombre de victimes ces dernières années ne fait plus aucun doute et peut dorénavant être statistiquement étudié.
“Entre 1994 et 2013, EM-DAT 1 a recensé 6873 catastrophes naturelles dans le monde, qui ont coûté 1,35 million de vies soit presque 68 000 vies en moyenne chaque année. En outre, 218 millions de personnes en moyenne ont été touchées par des catastrophes naturelles chaque année durant cette période de 20 ans.
La fréquence des catastrophes géophysiques (séismes, tsunamis, éruptions volcaniques et mouvements de masse rocheuse) est restée dans l’ensemble constante durant cette période, mais une hausse soutenue des événements liés au climat (principalement les inondations et les tempêtes) tire nettement à la hausse le nombre total d’événements. Depuis l’an 2000, EM-DAT a recensé une moyenne de 341 catastrophes liées au climat par année, une hausse de 44 % par rapport à la moyenne des années 1994-2000 et de bien plus du double du niveau de 1980-1989.
Du point de vue de l’analyse des catastrophes, la croissance de la population et les modèles de développement économique sont plus importants que le changement climatique ou les variations météorologiques cycliques pour ce qui est de l’explication de cette tendance à la hausse. Aujourd’hui, non seulement il y a plus de personnes en danger qu’il n’y en avait il y a 50 ans, mais les constructions dans des plaines inondables, des zones sismiques et d’autres régions à haut risque accroissent aussi la probabilité qu’un risque naturel habituel devienne une catastrophe majeure. (…)
Alors que les catastrophes sont devenues plus fréquentes durant les 20 dernières années, le nombre moyen de personnes touchées est tombé de 1 sur 23 pour la période 1994-2003 à 1 sur 39 pour la période 2004-2013. Ceci s’explique en partie par la croissance de population, mais le nombre de personnes touchées a également diminué en termes absolus.
Les taux de mortalité, en revanche, ont augmenté durant la même période, atteignant une moyenne de plus de 99 700 morts par an entre 2004 et 2013. Ceci reflète en partie les immenses pertes en vies humaines lors de trois grandes catastrophes (le tsunami asiatique de 2004, le cyclone Nargis de 2008 et le séisme haïtien de 2010). Cependant, la tendance reste à la hausse même en excluant ces trois événements des statistiques.
L’analyse des données d’EM-DAT montre également comment les niveaux de revenus impactent le nombre de morts lors de catastrophes. En moyenne, plus de trois fois plus de personnes meurent par catastrophe dans les pays à faible revenu (332 morts) que dans les nations à haut revenu (105 morts). (...) Pris ensemble, les pays à haut revenu enregistrent 56 % des catastrophes mais 32 % des pertes humaines, alors que les pays à faible revenu enregistrent 44 % des catastrophes mais 68 % des morts. Ceci démontre que les niveaux de développement économique, plus que l’exposition aux risques en soi, sont des déterminants majeurs de la mortalité” 2.
Cependant, même si le nombre de catastrophes augmente année après année sur toute la planète, toutes les classes sociales de la société ne sont pas logées à la même enseigne. Au niveau mondial, ce sont d’abord et avant tout les classes non-exploiteuses de la société, en particulier la paysannerie pauvre et le prolétariat, qui en sont les premières victimes ; des habitations englouties du Guatemala aux maisons de retraite submergées de la Côte d’Azur française, ce sont bien les membres des classes non-exploiteuses, et en particulier du prolétariat qu’on loge principalement dans les zones à risques, et c’est pourquoi ces classes sociales payent le plus lourd tribut à ces catastrophes capitalistes, tant en nombre de morts que de réfugiés.
Et c’est justement parce que ces catastrophes ne sont nullement naturelles mais bel et bien capitalistes que les appels à la responsabilité envers les représentants de la bourgeoisie, tant au niveau international au sujet du réchauffement climatique qu’au niveau local quant à l’hyper-urbanisation anarchique, ne peuvent aboutir qu’au dédouanement du seul et unique responsable de ces tragédies : le capitalisme.
“Le capitalisme n’est pas innocent non plus des catastrophes dites “naturelles”. Sans ignorer l’existence de forces de la nature qui échappent à l’action humaine, le marxisme montre que bien des cataclysmes ont été indirectement provoqués ou aggravés par des causes sociales. (...) Non seulement la civilisation bourgeoise peut provoquer directement ces catastrophes par sa soif de profit et par l’influence prédominante de l’affairisme sur la machine administrative (...), mais elle se révèle incapable d’organiser une protection efficace dans la mesure où la prévention n’est pas une activité rentable. (…) S’il est vrai que le potentiel industriel et économique du monde capitaliste s’accroît et ne s’infléchit pas, il est tout aussi vrai que plus grande est sa force, pires sont les conditions de vie des masses humaines face aux cataclysmes naturels et historiques” 3.
DM, 25 octobre 2015
1EM-DAT est la base internationale de données sur les situations d’urgence.
2Centre de recherches sur l’épidémiologie des désastres, Université catholique de Louvain, The human cost of natural disasters, 2015, A global perspective.
3Amadeo Bordiga, Espèce humaine et Croûte terrestre ; Petite Bibliothèque Payot,1978.
Dans la première partie [81] de cet article, nous nous étions attachés à souligner que, pour comprendre que le temps n’était qu’une illusion, Carlo Rovelli avait avant tout une vision dynamique de la science et de la nature. Dans cette seconde partie sera mise en évidence l’une des conséquences de cette approche : la nécessité du débat comme moteur du mouvement de la pensée.
Pour “se mettre d’accord”, pour que nos connaissances aient une “nature dynamique”, il est impératif que les hypothèses se confrontent, qu’un débat d’idées dans le seul but de faire progresser la vérité anime l’ensemble des sciences.
C’est pourquoi tout au long de son livre, Rovelli fustige tous les scientifiques qui sabotent ce débat, préférant défendre leurs intérêts particuliers, en ne partageant pas leurs travaux et hypothèses, en concevant la recherche comme un terrain de course vers la renommée individuelle, en étant animés par l’esprit de concurrence, avec toutes les bassesses, la mauvaise foi et autres procédés déloyaux que cela implique : “Le monde de la science, comme j’ai pu le découvrir ensuite avec tristesse, y compris à mes dépens, n’a rien à voir avec un conte de fée. Les cas de vol d’idées d’autrui sont permanents. Beaucoup de chercheurs sont extrêmement soucieux d’arriver à être les premiers à formuler des idées, quitte à les souffler aux autres avant que ceux-ci ne parviennent à les publier, ou à réécrire l’histoire de manière à s’attribuer les étapes les plus importantes. Cela génère un climat de méfiance et de suspicion qui rend la vie amère et entrave gravement les progrès de la recherche. J’en connais beaucoup qui refuseront de parler à qui que ce soit des idées sur lesquelles ils sont en train de travailler avant de les avoir publiées” (p. 44).
La démarche de Carlo Rovelli est toute différente. Lui qui, étudiant en Italie dans les années 1970, s’est d’abord révolté contre les injustices de cette société avant de prendre conscience, comme une très large partie de sa génération, que la révolution n’était pas encore à l’ordre du jour, a choisi de ne pas abdiquer, de ne pas renoncer à ses rêves, mais d’investir ses aspirations aux changements dans la science : “Pendant mes études universitaires à Bologne, ma confusion et mon conflit avec le monde adulte ont rejoint le parcours commun d’une grande partie de ma génération. (…) C’était une époque où l’on vivait de rêves. (…) Avec deux de ces amis, nous avons rédigé un livre qui raconte cette rébellion étudiante italienne de la fin des années soixante-dix. Mais rapidement les rêves de révolution ont été étouffés et l’ordre a repris le dessus. On ne change pas le monde si facilement. A mi-chemin de mes études universitaires, je me suis retrouvé encore plus perdu qu’avant, avec le sentiment amer que ces rêves partagés par la moitié de la planète étaient déjà en train de s’évanouir. (…) Rejoindre la course à l’ascension sociale, faire carrière, gagner de l’argent et grappiller des miettes de pouvoir, tout cela me semblait bien trop triste. (…) La recherche scientifique est alors venue à ma rencontre – j’ai vu en elle un espace de liberté illimité, ainsi qu’une aventure aussi ancienne qu’extraordinaire. (…) Aussi, au moment où mon rêve de bâtir un monde nouveau s’est heurté à la dure réalité, je suis tombé amoureux de la science. (…) La science a été pour moi un compromis qui me permettait de ne pas renoncer à mon désir de changement et d’aventure, de maintenir ma liberté de penser et d’être qui je suis, tout en minimisant les conflits que cela impliquerait avec le monde autour de moi. Au contraire, je faisais quelque chose que le monde appréciait” (pp. 2-6). Chez Carlo Rovelli, l’esprit subversif, le désir de changement et la science s’entremêlent ainsi constamment : “Tandis que j’écrivais avec mes amis mon livre sur la révolution étudiante (livre que la police n’a pas aimé et qui m’a valu un passage à tabac dans le commissariat de police de Vérone : “Dis-nous les noms de tes amis communistes !”), je m’immergeais de plus en plus dans l’étude de l’espace et du temps” (p. 30). (...) “Chaque pas en avant dans la compréhension scientifique du monde est aussi une subversion. La pensée scientifique a donc toujours quelque chose de subversif, de révolutionnaire” (p. 138).
Ce qui attire particulièrement Carlo Rovelli est la dimension internationale et cosmopolite de la “communauté” scientifique, se mettant parfois à rêver d’une association mondiale, désintéressée et s’enrichissant des différences : à l’Impérial Collège de Londres, “... j’ai rencontré pour la première fois le monde coloré et international des chercheurs de physique théorique : des jeunes en costume-cravate se mêlaient avec le plus grand naturel à des chercheurs aux pieds nus et aux longs cheveux sortant de bandeaux colorés ; toutes les langues et toutes les physionomies de monde se croisaient, et l’on y percevait une espèce de joie de la différence, dans le partage d’un même respect de l’intelligence” (p. 34).
Pourtant, les îlots paradisiaques ne peuvent exister dans ce capitalisme barbare. Si elle révèle une profonde aspiration pour un monde réellement humain, uni et solidaire, cette vision est idéaliste, comme le reconnaît Carlo Rovelli lui-même dans son livre.
Et donc, pour porter la connaissance de la vérité plus loin, il prône le débat ouvert et franc, la confrontation saine, désintéressée des hypothèses :
“Galilée et Newton, Faraday et Maxwell, Heisenberg, Dirac et Einstein, pour ne citer que les exemples les plus importants, se sont nourris de philosophie, et n’auraient jamais pu accomplir les sauts conceptuels immenses qu’ils ont accomplis s’ils n’avaient eu aussi une éducation philosophique.” Effectivement. Et Carlo Rovelli lui-même a une approche de la science fortement “nourrie de philosophie”. C’est pourquoi il n’a pas adopté une vision statique pour comprendre le monde tel qu’il est (comme s’il examinait une photo) mais, au contraire, il a adopté une vision en mouvement pour comprendre le monde tel qu’il devient. La première approche voit les choses exister indépendamment les unes des autres, pour elles-mêmes et pour toujours ; il s’agit là de l’une des sources du mysticisme. La seconde voit les choses en termes de relations contradictoires, donc dans leur dynamique et leur devenir, ce qui ouvre la voie à la dialectique.
Carlo Rovelli tente d’user de cette même méthode pour comprendre aussi la société humaine. En racontant au début du livre sa jeunesse, sa révolte face aux injustices de cette société, en s’affirmant “révolutionnaire”, il démontre qu’il ne croit pas en un capitalisme éternel. “Mon adolescence fut de plus en plus une période de révolte. Je ne me reconnaissais pas dans les valeurs exprimées autour de moi. (…) Le monde que je voyais autour de moi était très différent de celui qui m’aurait semblé juste et beau. (…) Nous voulions changer le monde, le rendre meilleur” (pp. 2 et 3). Nous ne partageons pas les propositions politiques concrètes que Carlo Rovelli avance ensuite dans son livre. D’ailleurs, sur ce plan et comme il l’avoue lui-même, Carlo Rovelli tente d’explorer quelques pistes pour évoluer vers un monde plus humain non pas en s’appuyant sur une rigoureuse démarche scientifique mais selon ses “rêves” et ses “fantasmes” (p. 146) )(2. Mais cela n’enlève rien à l’importance de ses recherches et de ses apports. User de la méthode scientifique pour comprendre l’homme et son organisation sociale est certainement ce qu’il y a de plus ardu ; toute réflexion sur la science, son histoire et sa méthode est donc pour cette raison aussi un bien extrêmement précieux. Voilà ce que nous dit à ce sujet Anton Pannekoek, astronome, astrophysicien et militant de la Gauche communiste de Hollande (1873-1960) : “La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire, à l’autre extrême, se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminées par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l’homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer, peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre “nature” (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature” )(3. Et là n’est pas la seule raison de la difficulté à comprendre l’âme humaine et la société, s’ajoute la pression idéologique permanente pour justifier le statu quo, le monde tel qu’il est. Le capitalisme a besoin du progrès scientifique pour le développement de son économie et l’encourage donc dans une certaine mesure (dans une “certaine mesure” seulement car la recherche n’échappe pas à l’esprit borné de la concurrence et de l’intérêt particulier). Mais l’avancée de la pensée en ce qui concerne l’homme et sa vie sociale rentre immédiatement et frontalement en conflit avec les intérêts de ce système d’exploitation, particulièrement depuis que celui-ci est devenu décadent, obsolète et que l’intérêt de l’humanité exige sa disparition et son dépassement. Ainsi, la science de l’homme est sans cesse contenue par l’idéologie dominante qui tente de lui imposer ses propres repaires. C’est aussi pourquoi l’humanité a besoin de chercheurs et de scientifiques comme Carlo Rovelli, car ils lui fourbissent les armes de la critique, leurs travaux constituant une partie des flammes du feu de Prométhée. Cet ouvrage (comme le précédent) participe au développement d’une connaissance indispensable de l’histoire de la science et de la philosophie et permet donc non pas seulement de passer du bon “temps” mais aussi de nourrir la réflexion critique et révolutionnaire.
Ginette, juillet 2015
1 Souligné par nous.
2 Les “rêves”, comme la démarche artistique et nombre d’autres aspects de l’activité et de la pensée humaine, font partie intégrante des sources d’inspiration de ceux qui veulent changer le monde. Mais ils ne peuvent être à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la conscience révolutionnaire ; ils doivent et peuvent s’intégrer et entrer en résonance avec la démarche scientifique. C’est alors que les rêves deviennent possibles.
3 Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in Origin of Man, 1944. Traduit de l’anglais par nous et déjà cité dans notre article “Marxisme et Éthique”.
Notre camarade Bernadette nous a quittés le mercredi 7 octobre, à l’issue d’une longue et douloureuse maladie : un cancer pulmonaire. Bernadette était née le 25 novembre 1949 dans le Sud-Est de la France. Son père était ouvrier mécanicien d’usine dans la métallurgie et sa mère n’avait pas d’activité salariée car elle a dû s’occuper de ses 8 enfants. C’est dire si les conditions de vie de la famille étaient modestes. C’était une authentique famille ouvrière. La réalité de la condition ouvrière, Bernadette en avait fait directement l’expérience dès son plus jeune âge. Très jeune, également, elle était animée d’une ardente passion intellectuelle, d’un désir de comprendre le monde et la société actuelle. Elle était attirée par la littérature et avait une passion pour la lecture en général. Après sa scolarité au lycée, elle est entrée à l’université de Toulouse où elle a obtenu une maîtrise de linguistique et de lettres. Puis elle a été embauchée comme employée de bureau au ministère de l’Éducation nationale.
Elle était encore étudiante quand elle a rencontré par hasard un militant du CCI, au milieu des années 1970. Celui-ci, voyant les préoccupations qui animaient Bernadette, lui a fait lire le Manifeste communiste. Ce fut pour elle une sorte de “révélation” : pour la première fois, elle trouvait une réponse claire et cohérente aux questions qu’elle se posait : “c’est ça, c’est exactement ça”, voilà comment elle exprimait 40 ans après ce qu’elle avait ressenti à la lecture de ce texte. La lecture des textes du CCI, dont elle a voulu prendre connaissance par la suite, lui a fait une impression semblable. Immédiatement, elle a été convaincue que le CCI (à la différence d’autres groupes qui se proclamaient révolutionnaires et même communistes, comme les maoïstes et les trotskistes) qu’elle avait aussi rencontrés, était un véritable héritier de la tradition marxiste. Une fois engagée dans les rangs du CCI en 1976, Bernadette n’a jamais dévié de sa conviction que le militantisme révolutionnaire, la construction de l’organisation révolutionnaire et du CCI en particulier, était un facteur absolument essentiel de la libération de la classe ouvrière.
C’est comme militante du CCI que Bernadette était présente à notre Deuxième congrès international.
Bernadette a apporté sa contribution à la vie du CCI à plusieurs niveaux. Elle avait une perception aiguë de la situation internationale, des manœuvres de la bourgeoisie et des avancées et des reflux de la lutte de classe, ses capacités rédactionnelles, sa bonne maîtrise du français, l’ont amenée à travailler dans le Comité de rédaction de la section du CCI en France. Elle était aussi experte dans l’explication très simple de nos idées au niveau le plus basique, “dans la rue”, mais aussi auprès des personnes qu’elle était amenée à rencontrer comme par exemple les ambulanciers qui, chaque semaine, la conduisaient à l’hôpital pour ses séances de chimiothérapie et qui nous ont dit : “Bernadette n’a pas un caractère facile, mais elle est sacrément intéressante quand on discute avec elle.” De même, dans les manifestations, elle sidérait les autres camarades qui diffusaient avec elle par le nombre de publications qu’elle réussissait à vendre, car elle savait accrocher en trouvant les mots et le ton pour convaincre les manifestants qu’il valait la peine de lire notre presse. Mais sa plus grande qualité, indiscutablement, était sa compréhension des principes organisationnels du CCI, et en particulier de la défense de notre organisation face à toutes les attaques et les calomnies contre le CCI. Bernadette a toujours été pleinement convaincue que l’organisation révolutionnaire est un corps étranger au capitalisme. C’est aussi pour cela qu’elle était intransigeante quant au respect des Statuts du CCI et notamment sur les questions concernant les mesures de sécurité de l’organisation.
Bernadette était une des camarades de la “vieille génération” parmi les plus ouvertes à s’approprier l’expérience politique du camarade MC, notre lien vivant avec les fractions communistes du passé. Bien que parfaitement capable de poser ses questionnements et d’affirmer ses désaccords avec MC, elle tournait résolument le dos à l’idéologie petite-bourgeoise de la contestation des “vieux” qui était une des faiblesses particulière du mouvement estudiantin de Mai 68. C’est pour cela, entre autres choses, que notre camarade MC avait la plus grande estime politique pour Bernadette. Ce qu’elle a appris de MC, c’était une compréhension de l’importance centrale de la défense de l’organisation en tant que question politique à part entière, et de la nécessité de l’adhésion à des principes rigoureux (en fait à une morale prolétarienne) dans les rapports des militants à l’organisation et des militants entre eux.
Bernadette avait milité dans plusieurs sections du CCI : Toulouse, Paris, Londres, Tours, Marseille et elle a aussi travaillé en lien étroit avec la section du CCI en Suisse pendant plusieurs années. Elle s’est toujours considérée d’abord et avant tout comme militante non pas de telle ou telle section locale mais du CCI comme organisation internationale. Les camarades des sections du CCI en Suisse et en Grande-Bretagne ont pu témoigner de sa capacité à combattre le localisme, l’esprit “bougnat maître chez soi” en ouvrant en permanence une fenêtre sur le CCI en tant qu’organisation internationale.
Comme tous les êtres humains et tous les militants, Bernadette avait évidemment des défauts qui pouvaient parfois exaspérer certains camarades. Par exemple quand ses facultés de critique semblaient échapper au contrôle et fonctionner comme une mitrailleuse, faisant feu dans toutes les directions, montrant en cela son tempérament fougueux et passionné.
Ses défauts étaient aussi ses qualités. Son entêtement, sa détermination trempée dans l’acier (qui a conduit les médecins qui se sont occupés d’elle à la décrire comme une “force de la nature”) l’ont rendue extrêmement tenace dans son combat contre le cancer qui a fini par l’emporter. Pendant les deux dernières années de sa vie, Bernadette a étonné le corps médical en restant en vie plus longtemps qu’il ne l’avait cru possible, et avec toute sa conscience, sa capacité de réflexion et sa volonté de comprendre. Elle luttait aussi contre la maladie non seulement pour continuer son combat militant mais aussi pour profiter du plus beau cadeau que son fils lui ait offert : sa petite-fille. La naissance de sa petite-fille, l’attachement que celle-ci avait pour sa grand-mère et la joie de vivre qu’elle lui procurait, a énormément aidé Bernadette à supporter les affres de sa maladie...
Bernadette n’a jamais conçu son militantisme comme quelque chose de strictement politique au “sens commun” du terme. Elle manifestait dans d’autres domaines de sa vie la même passion et le même engagement que dans sa vie militante. Elle avait choisi le nom de “Flora” comme nom de militante dans le CCI, du fait de son amour pour les fleurs et la nature et également parce qu’elle appréciait beaucoup les livres de Flora Tristan. Bernadette avait une sensibilité d’artiste : elle aimait la peinture, la littérature, la poésie. Elle était également très douée dans l’art culinaire qu’elle aimait partager avec les camarades du CCI et ses amis personnels qu’elle accueillait toujours avec beaucoup de générosité et de chaleur. Bernadette avait le sens du beau qui se reflétait dans la façon dont elle avait aménagé avec beaucoup de goût l’espace où elle vivait et également dans les cadeaux qu’elle choisissait pour sa famille, ses amis et ses camarades.
Tout au long de cette terrible maladie qui l’a emportée, Bernadette a gardé sa passion de la lecture et cela lui a permis de supporter la douleur du cancer et les traitements très lourds qui lui étaient administrés. Elle a continué jusqu’à la fin de sa vie à relire les classiques du mouvement ouvrier, Marx et Rosa Luxemburg en particulier. Elle s’est efforcée, tant que cela lui était possible, d’assimiler les textes théoriques et les contributions que généraient les débats internes dans le CCI, en prenant position (même brièvement) à chaque fois que ses forces le lui permettaient.
Bernadette avait un sens très profond de la solidarité. Alors qu’elle même souffrait du cancer et qu’elle se savait condamnée, elle continuait à se préoccuper de la santé de tous les camarades, en donnant même à certains d’entre eux des conseils, en les exhortant à faire des examens et à ne pas négliger leur santé. Aussi, ce n’était qu’un juste retour des choses que les camarades de toutes les sections du CCI se soient mobilisés pour lui apporter leur solidarité tout au long de sa maladie, en lui écrivant, en lui rendant visite, en l’aidant et lui apportant tout le soutien dont elle avait besoin pour partir dans la plus grande sérénité.
Bernadette n’avait pas peur de sa propre mort, même si elle aimait passionnément la vie. Elle savait que chaque être humain est un maillon de la longue chaîne de l’humanité et que ceux qui restent vont continuer le combat. Elle avait donné des directives anticipées aux médecins qui se sont occupés d’elle : elle a voulu partir dans la dignité physique, intellectuelle et morale en refusant tout “acharnement thérapeutique.” Elle a souhaité finir ses jours paisiblement, entourée par ses camarades de combat, et par l’affection que lui ont témoigné son fils et de sa petite fille. Sa volonté a été respectée. Bernadette nous a quittés avec toute sa conscience. Trois semaines avant son décès, elle s’efforçait encore de lire les journaux et de suivre la situation internationale. C’est parce qu’elle vivait dans sa chair les souffrances du prolétariat qu’elle a pu dire au médecin chargé du protocole de sa fin de vie : “Il faut arrêter ma douleur et il faut mettre fin à la barbarie du capitalisme !”.
Jusqu’au bout, Bernadette aura fait preuve d’un courage, d’une combativité et d’une lucidité exemplaires. C’était réellement une “force de la nature”. Et cette force, elle l’avait puisée dans la profondeur de sa conviction militante, dans son dévouement à la cause du prolétariat et dans sa loyauté inébranlable envers le CCI. À son fils, à sa petite-fille, à sa nièce et à l’ensemble de sa famille, le CCI adresse toute sa sympathie et sa solidarité.
CCI, 15 octobre 2015
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