L’attitude des communistes face à la guerre a toujours constitué une frontière de classe nette entre le camp du prolétariat et celui de la bourgeoisie. Face à la plongée sans commune mesure dans la barbarie guerrière, face au torrent ininterrompu de propagande nationaliste et aux mensonges éhontés du pacifisme bourgeois, les véritables révolutionnaires ne transigent pas avec les principes politiques du mouvement ouvrier, ils ne tergiversent pas avec la défense sans faille de l’internationalisme prolétarien. Lorsque le prolétariat fut trahi à la veille de la Première Guerre mondiale et conduit dans les tranchées par la social-démocratie, les révolutionnaires, peu nombreux, qui étaient restés fidèles à l’internationalisme, ne cédèrent pas aux appels à "l’Union sacrée" contre "le militarisme allemand" pour les uns, ou contre "le tsarisme autocratique" pour les autres.
Bien au contraire ! Alors que l’hystérie chauvine était à son comble, y compris dans les rangs du prolétariat, ils se réunirent à Zimmerwald, en 1915, en dépit des confusions de beaucoup d’entre eux, puis à Kienthal l’année suivante. Les révolutionnaires les plus clairs sur la nouvelle situation qui s’ouvrait avec la guerre, la "gauche de Zimmerwald", en particulier les bolcheviques, s’engagèrent dans un combat acharné au sein de ces conférences pour clarifier la voie à suivre et maintenir bien haut la bannière de l’internationalisme et de l’autonomie du prolétariat dans sa lutte : la classe ouvrière n’a pas à choisir un camp et elle n’a pas à se ranger derrière les intérêts de telle ou telle classe sociale ; la seule issue possible pour stopper la guerre, c’est la lutte autonome et internationale du prolétariat sur la base de ses intérêts spécifiques !
Lors de la Seconde Guerre mondiale, pinacle atroce de plusieurs décennies de contre-révolution, les forces révolutionnaires, celles de la Gauche communiste, bien que maigres et dispersées, ne cessèrent jamais de dénoncer la guerre et d’intervenir au sein de leur classe pour lui rappeler, dans un contexte extrêmement difficile, qu’elle devait développer ses luttes contre tous les impérialismes. Là encore, les organisations révolutionnaires n’ont pas attendu les bras croisés que le prolétariat se mobilise en masse contre la guerre. Elles ont plutôt cherché à agir comme un fer de lance déterminé dans la défense de l’internationalisme, mettant en évidence la nécessité de renverser le système capitaliste, alors même que le prolétariat n’était, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, absolument pas en mesure de réaliser cette tâche titanesque.
C’est donc dans les pas de nos prédécesseurs que plusieurs organisations révolutionnaires, dont le CCI, se sont inscrites, en diffusant, suite à l’invasion de l’armée russe en Ukraine, une "Déclaration commune [3]"[1] qui commençait par ces mots : "Les prolétaires n’ont pas de patrie ! À bas toutes les puissances impérialistes ! À la place de la barbarie capitaliste : le socialisme !".
Ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ne manqueront pas (et n’ont pas manqué !) de tourner en dérision cet appel d’une poignée de petites organisations inaudibles et inconnues de la classe ouvrière. Nous ne nous faisons aucune illusion, nous savons parfaitement qu’une infime partie de la classe seulement a eu accès à cette déclaration, que son influence dans les rangs du prolétariat reste très minoritaire.
Mais nous savons aussi d’où nous venons, nous nous rappelons les leçons de Zimmerwald, de Kienthal et du combat de la Gauche communiste pendant la Seconde Guerre mondiale : les "poignées de petites organisations inaudibles et inconnues" d’alors avaient su s’élever à la hauteur de leurs responsabilités, conscientes de la nécessité de regrouper les forces révolutionnaires sur la base d’une sérieuse clarification politique, pour une intervention déterminée et aussi claire que possible au sein du prolétariat. Comme le souligne la "Déclaration commune" : "face à l’accélération du conflit impérialiste en Europe, les organisations politiques basées sur l’héritage de la Gauche communiste continuent à brandir la bannière d’un internationalisme prolétarien cohérent et de fournir un point de référence à ceux qui défendent les principes de la classe ouvrière. C’est pourquoi les organisations et groupes de la Gauche communiste, aujourd’hui peu nombreux et peu connus, ont décidé de publier cette déclaration commune et de diffuser le plus largement possible les principes internationalistes qui ont été forgés contre la barbarie des deux guerres mondiales". Voilà la tâche que doivent se donner aujourd’hui les révolutionnaires conséquents ! Il ne s’agit pas de regarder l’histoire passer depuis le balcon en dissertant savamment sur l’état du monde : les révolutionnaires sont des combattants, pas des académiciens ! Il ne s’agit pas, non plus, de nous lancer à corps perdu dans une agitation politique artificielle, de nous inventer une influence au sein de la classe ouvrière en pensant balayer ses immenses difficultés par le pouvoir de nos mots et la justesse de nos positions. Une telle démarche immédiatiste ne peut conduire qu’à la démoralisation ou, pire, à l’opportunisme le plus éhonté pour tenter de gagner, par des concessions sur les principes, une influence que nous n’avons pas et ne pouvons pas avoir dans la situation actuelle.
Or, d’ores et déjà, le prolétariat, s’il n’est pas encore en mesure de se dresser contre la guerre impérialiste, a démontré sa capacité à relever la tête face aux conséquences de la guerre et de la crise économique. Depuis des mois, le prolétariat au Royaume-Uni est en lutte. Bien sûr, la bourgeoisie, ses partis de gauche et ses syndicats, font tout leur possible pour canaliser la colère et l’orienter vers des impasses, celles du corporatisme ou de l’électoralisme, des luttes parcellaires ou interclassistes. Mais des millions d’ouvriers sont néanmoins descendus dans la rue pour exprimer leur colère, discuter et refuser de garder la tête baissée. Cela, dans un pays qui n’avait connu aucune lutte significative depuis 40 ans ! Dans bien d’autres pays, la colère s’exprime, les luttes se multiplient pour refuser l’inflation, les licenciements et les "réformes" de la bourgeoisie. Ces luttes sont un ferment pour le développement de la conscience de classe. Il revient donc aux révolutionnaires, non seulement d’y défendre l’autonomie du combat de la classe contre les pièges tendus par la bourgeoisie, mais aussi de faire le lien entre les attaques que subit le prolétariat dans tous les pays et la crise historique du capitalisme, dont la guerre est une expression caricaturale en même temps qu’un puissant accélérateur.[2] Plus les révolutionnaires seront politiquement armés pour défendre cette orientation, plus leur influence sera réellement décisive, au moins, dans un premier temps, auprès des ouvriers en recherche des positions de classe.
Car l’autre leçon de l’expérience des conférences de Zimmerwald et de Kienthal, c’est la nécessité de construire l’organisation révolutionnaire. Sans Parti mondial du prolétariat, sans cette partie la plus consciente et déterminée de la classe ouvrière, il ne peut y avoir de lutte révolutionnaire victorieuse contre la crise et les guerres du capitalisme. À Zimmerwald et à Kienthal, comme au sein de la Gauche communiste, les révolutionnaires, malgré les difficultés, les confusions, les erreurs parfois, ont toujours cherché à confronter leurs points de vue, à défendre la nécessité du débat au sein du camp prolétarien autour des questions en divergence. Lors des conférences de 1915 et 1916, en dépit de profonds désaccords, ils n’ont pas non plus hésité à se rassembler et à publier un Manifeste pour défendre ce qu’ils avaient en commun : l’internationalisme prolétarien !
EG, 30 décembre 2022
[1] Cf. Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [3]
[2] Cf. notre tract international : « La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte [2] », page XXX de ce numéro de la Revue internationale.
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Il y a 130 ans, alors que les tensions entre les puissances capitalistes s’intensifiaient en Europe, Friedrich Engels avait posé le dilemme de l’humanité : socialisme ou barbarie.
Cette alternative s’est concrétisée par la Première Guerre mondiale qui a éclaté en 1914 et a causé 20 millions de morts, 20 millions d’invalides et, dans le chaos de la guerre, la pandémie de grippe espagnole qui a fait plus de 50 millions de morts.
La révolution en Russie en 1917 et les tentatives révolutionnaires dans divers pays ont mis fin au carnage et montré l’autre côté du dilemme historique posé par Engels : le renversement du capitalisme au niveau mondial par la classe révolutionnaire, le prolétariat, ouvrant la possibilité de l’avènement d’une société communiste. Cependant, suivirent :
Depuis lors, la guerre n’a cessé de faire des victimes sur tous les continents. Il y a d’abord eu la confrontation entre les blocs américain et russe, la guerre froide (1945-89), avec une chaîne sans fin de guerres localisées et la menace d’un déluge de bombes nucléaires pesant sur la planète entière.
Après l’effondrement de l’URSS en 1989-1991, des guerres chaotiques ont ensanglanté la planète : Irak, Yougoslavie, Rwanda, Afghanistan, Yémen, Syrie, Ethiopie, Soudan… La guerre en Ukraine est la plus grave crise guerrière depuis 1945.
La barbarie de la guerre s’accompagne d’une multiplication et d’une interaction de forces destructrices se renforçant mutuellement : la pandémie de Covid-19 qui est encore loin d’être vaincue et annonce la menace de nouvelles pandémies ; le désastre écologique et environnemental qui s’accélère et s’amplifie en se conjuguant avec des dérèglements climatiques, provoquant des catastrophes de plus en plus incontrôlables et meurtrières : sécheresse, inondations, ouragans, tsunamis, etc., degré de pollution inégalé des terres, des eaux, de l’air, de l’espace ; la grave crise alimentaire qui provoque des famines aux proportions bibliques. Il y a quarante ans, l’humanité risquait de périr dans une Troisième Guerre mondiale, aujourd’hui elle peut être anéantie par cette simple agrégation et combinaison mortelle des forces de destruction actuellement à l’œuvre : « Être anéanti brutalement par une pluie de bombes thermonucléaires dans une guerre généralisée ou bien par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres de multiples conflits guerriers (où l’arme atomique pourrait aussi être utilisée), tout cela revient, à terme, au même. La seule différence entre ces deux formes d’anéantissement, c’est que la première est plus rapide alors que la seconde est plus lente et provoquerait d’autant plus de souffrances ».([2]) Le dilemme posé par Engels prend une forme beaucoup plus pressante : communisme ou destruction de l’humanité. Le moment est grave, et il est nécessaire que les révolutionnaires internationalistes le disent sans équivoque à notre classe car elle seule, à travers une lutte permanente et acharnée, peut ouvrir la perspective communiste.
Les « médias de masse » falsifient et sous-estiment la réalité de la guerre. Au début, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils ne parlaient que de la guerre en Ukraine. Mais au fil du temps, la guerre s’est banalisée, elle ne fait même plus les gros titres des journaux, ses échos ne vont pas au-delà de quelques déclarations menaçantes, d’appels aux sacrifices pour « envoyer des armes en Ukraine », de campagnes de propagande martelées contre les rivaux, de fake news, le tout assaisonné de vaines illusions de « négociations »…
Banaliser la guerre, s’habituer à son odeur répugnante de cadavres et de ruines fumantes, c’est la pire des perfidies, c’est cacher le grave danger qu’elle fait peser sur l’humanité, c’est être aveugle à toutes les menaces qui sont suspendues en permanence au-dessus de nos têtes.
Des millions de personnes en Afrique, en Asie ou en Amérique latine ne connaissent pas d’autre réalité que la guerre ; de la naissance à la mort, elles vivent dans un océan de barbarie où prolifèrent les atrocités de toutes sortes : enfants-soldats, opérations punitives, prises d’otages, attentats terroristes, déplacements massifs de populations entières, bombardements aveugles…
Alors que les guerres du passé se limitaient aux lignes de front et aux combattants, les guerres des XXe et XXIe siècles sont des guerres totales qui englobent toutes les sphères de la vie sociale et dont les effets se propagent au monde entier, touchant tous les pays, y compris ceux qui ne sont pas des belligérants directs. Aucun habitant ou lieu de la planète ne peut désormais échapper à leurs effets mortels.
Sur les lignes de front, qui peuvent s’étendre sur des milliers de kilomètres, sur terre, sur mer, dans les airs et dans l’espace, des vies sont fauchées par des bombes, des tirs, des mines et même dans de nombreux cas par des « tirs amis »… Saisis par une folie meurtrière, contraints par la terreur imposée par leurs supérieurs ou piégés dans des situations extrêmes, tous les participants sont contraints aux actions les plus suicidaires, criminelles et destructrices.
Sur une partie du front militaire, c’est la « guerre à distance », avec le déploiement incessant de machines de destruction ultramodernes : avions larguant des milliers de bombes sans discontinuer ; drones télécommandés vers toutes les « cibles » de l’ennemi ; artillerie mobile ou fixe pilonnant sans relâche l’adversaire ; missiles couvrant des centaines ou des milliers de kilomètres…
Le prétendu « arrière » de ce front devient lui aussi un théâtre de guerre permanent dans lequel les populations sont prises en otages. N’importe qui peut mourir dans le bombardement périodique de villes entières… Dans les centres de production, les gens travaillent avec des armes dans le dos, puissamment encadrés par la police, les partis politiques, les syndicats et toutes les autres institutions mises au service de la « défense de la Patrie », alors qu’en même temps ils courent le risque d’être éventrés par les bombes de l’ennemi. Le travail devient un enfer encore plus grand que l’enfer quotidien de l’exploitation capitaliste.
La nourriture dramatiquement rationnée est une soupe immonde et puante. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas de chauffage. Des millions d’êtres humains voient leur existence réduite à la survie comme des bêtes. Les obus tombent du ciel, tuant des milliers de personnes ou leur causant d’horribles agonies. Au sol, des contrôles policiers ou militaires incessants, le danger d’être arrêté par des sbires armés, mercenaires de l’État qualifiés de « défenseurs de la Patrie ». Il faut sans cesse courir se réfugier dans des caves immondes, infestées de rats. Le respect, la solidarité la plus élémentaire, la confiance, la pensée rationnelle sont balayées par l’atmosphère de terreur imposée non seulement par le gouvernement, mais aussi par l’Union nationale à laquelle les partis et les syndicats participent avec un zèle impitoyable. Les rumeurs les plus absurdes, les nouvelles les plus invraisemblables, circulent sans cesse, provoquant une atmosphère hystérique de délation, de suspicion aveugle, de tension brutale et de pogrom.
La guerre, cette barbarie voulue et planifiée par les gouvernements qui l’aggravent en propageant consciemment la haine et la terreur de « l’autre », les fractures et les divisions entre les êtres humains, la mort pour la mort, l’institutionnalisation de la torture, de la soumission, des rapports de force, est présentée comme la seule logique possible d’évolution sociale. Les violents combats autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia en Ukraine montrent que les deux parties n’ont aucun scrupule à prendre le risque de provoquer une catastrophe radioactive bien pire que Tchernobyl et aux conséquences dramatiques pour les populations européennes. La menace de l’utilisation d’armes nucléaires se profile de manière inquiétante.
Le capitalisme est le système le plus hypocrite et le plus cynique de l’histoire. Tout son « art » idéologique consiste à faire passer ses intérêts pour les « intérêts du peuple », parés des « idéaux les plus nobles » : justice, paix, progrès, droits de l’homme !
Tous les États fabriquent une idéologie de guerre destinée à la justifier et à transformer leurs « citoyens » en hyènes prêtes à tuer. « La guerre est un meurtre gigantesque, méthodique et organisé. Chez les êtres humains, ce meurtre systématique n’est possible que si un certain degré d’ivresse a été atteint au préalable. L’action bestiale doit être accompagnée de la même bestialité de la pensée et du sens ; elle la prépare et l’accompagne[3] » (Rosa Luxemburg).
Les grandes démocraties font de la paix un pilier de leur idéologie guerrière. Les manifestations « pour la paix » ont toujours préparé les guerres impérialistes. À l’été 1914 et en 1938-1939, des millions de personnes ont manifesté « pour la paix » en poussant des cris de protestation stérile d’« hommes de bonne volonté », exploiteurs et exploités se tenant la main, que le camp « démocratique » n’a cessé d’utiliser pour justifier l’accélération des préparatifs de guerre.
Lors de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne avait mobilisé ses troupes pour « défendre la paix », « rompue par l’attentat de Sarajevo contre son allié autrichien ». Mais de l’autre côté, la France et la Grande-Bretagne se sont livrées au massacre au nom de la paix « brisée par l’Allemagne ». Lors de la Seconde Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne avaient feint un effort de « paix » à Munich face aux prétentions d’Hitler, tout en se préparant frénétiquement à la guerre, et l’invasion de la Pologne par l’action combinée d’Hitler et de Staline leur a donné l’excuse parfaite pour entrer en guerre… En Ukraine, Poutine a déclaré jusqu’à quelques heures avant l’invasion du 24 février 2022 qu’il voulait la « paix », tandis que les États-Unis dénonçaient sans relâche le bellicisme de Poutine…
La nation, la défense nationale et toutes les armes idéologiques qui gravitent autour (racisme, religion, etc.) sont l’hameçon pour mobiliser le prolétariat et toute la population dans le massacre impérialiste. La bourgeoisie proclame en temps de « paix » la « coexistence des peuples », mais tout s’évanouit avec la guerre impérialiste. Alors les masques tombent et tout le monde répand la haine de l’étranger et la défense acharnée de la nation !
Tous présentent leurs guerres comme « défensives ». Il y a cent ans, les ministères en charge de la barbarie guerrière s’appelaient « ministère de la guerre », aujourd’hui, avec la pire des hypocrisies, ils s’appellent « ministère de la défense ». La défense est la feuille de vigne de la guerre. Il n’y a pas de nations attaquées et de nations agresseuses, elles sont toutes des participants actifs à l’engrenage mortel de la guerre. Dans la guerre contre l’Ukraine, la Russie apparaît comme l’« agresseur » car c’est elle qui a pris l’initiative d’envahir l’Ukraine, mais avant cela, les États-Unis ont machiavéliquement étendu l’OTAN en intégrant en son sein plusieurs pays membres de l’ancien « pacte de Varsovie ». Il n’est pas possible de considérer chaque maillon isolément, il est nécessaire d’examiner la chaîne sanglante de la confrontation impérialiste qui, depuis plus d’un siècle, saisit l’humanité entière.
Ils parlent tous de « guerre propre », qui suivrait (ou devrait suivre) des « règles humanitaires », « conformes au droit international ». C’est une vile tromperie, doublée d’un cynisme et d’une hypocrisie sans bornes ! Les guerres du capitalisme décadent ne peuvent obéir à aucune autre règle que la destruction absolue de l’ennemi, ce qui implique de terroriser les populations dans le camp adverse par des bombardements impitoyables… Dans la guerre s’établit un rapport de force où tout est permis, du viol aux châtiments les plus brutaux de la population du rival à la terreur la plus aveugle exercée sur les « citoyens » du pays eux-mêmes. Le bombardement de l’Ukraine par la Russie suit les traces du bombardement de l’Irak par les États-Unis, des gouvernements américain comme russe en Afghanistan ou en Syrie et, avant cela, du Vietnam ; du bombardement par la France de ses anciennes colonies, comme Madagascar et l’Algérie ; du bombardement de Dresde et de Hambourg par les « alliés démocratiques » ; et de la barbarie nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki. Les guerres du XXe et du XXIe siècles se sont accompagnées de méthodes d’extermination massive employées par tous les camps, même si le camp démocratique prend le soin de les confier souvent à des personnalités qui en assument l’impopularité.
Ils osent parler de « guerres justes » ! La partie de l’OTAN qui soutient l’Ukraine dit qu’il s’agit d’une bataille pour la démocratie contre le despotisme et le régime dictatorial de Poutine. L’État russe dit qu’il va « dénazifier » l’Ukraine. Les deux sont des mensonges flagrants. Le camp des « démocraties » a pourtant tout autant du sang sur les mains : le sang des innombrables guerres qu’il a provoquées directement (Vietnam, Yougoslavie, Irak, Afghanistan) ou indirectement (Libye, Syrie, Yémen…) ; le sang des milliers de migrants tués en mer ou aux « frontières chaudes » des États-Unis ou en Europe, dans les eaux de la Méditerranée. L’État ukrainien utilise la terreur pour imposer la langue et la culture ukrainiennes ; il assassine des travailleurs pour le seul crime de parler russe ; il enrôle de force tout jeune surpris dans les rues ou sur les routes ; il utilise la population, y compris dans les hôpitaux, comme boucliers humains ; il déploie des gangs néo-fascisants pour terroriser la population. Pour sa part, l’État russe, outre les bombardements, les viols et les exécutions sommaires, déplace des milliers de familles dans des contrées reculées ; il impose la terreur dans les territoires « libérés » et enrôle les Ukrainiens dans l’armée en les envoyant à l’abattoir en première ligne du front.
Il y a dix mille ans, l’un des moyens de dissolution du communisme primitif était la guerre tribale. Depuis lors, sous l’égide des modes de production basés sur l’exploitation, la guerre est l’un des pires fléaux. Mais certaines guerres ont pu jouer un rôle progressif dans l’histoire, par exemple, dans le développement du capitalisme, en formant de nouvelles nations, en étendant le marché mondial, en stimulant le développement des forces productives.
Or, depuis la Première Guerre mondiale, le monde est totalement divisé entre les puissances capitalistes, de sorte que la seule issue pour chaque capital national est d’arracher à ses rivaux des marchés, des sphères d’influence, des zones stratégiques. Cela fait de la guerre et de tout ce qui l’accompagne (militarisme, accumulation gigantesque d’armements, alliances diplomatiques…) le mode de vie permanent du capitalisme. Une tension impérialiste constante s’empare du monde et entraîne toutes les nations, grandes ou petites, quels que soient leur masque et leur alibi idéologique, l’orientation des partis au pouvoir, leur composition raciale ou leur héritage culturel et religieux. Toutes les nations sont impérialistes. Le mythe des nations « pacifiques et neutres » est une pure mystification. Si certaines nations adoptent une politique « neutre », c’est pour essayer de profiter de l’opposition entre les camps les plus résolument adversaires déclarés, pour se tailler eux-mêmes une zone d’influence impérialiste. En 2022, la Suède, un pays officiellement « neutre » depuis plus de 70 ans, a posé sa candidature pour rejoindre l’OTAN mais elle n’a « trahi aucun idéal » pour cela, elle n’a fait que poursuivre sa propre politique impérialiste « par d’autres moyens ».
La guerre est certes une affaire pour les entreprises impliquées dans la fabrication d’armements ou elle peut même favoriser un pays particulier pendant un certain temps, mais, pour le capitalisme dans sa globalité, c’est une catastrophe économique, un gaspillage irrationnel, un moins qui pèse inévitablement de manière négative sur la production mondiale et provoque l’endettement, l’inflation et la destruction écologique, jamais un plus qui permettrait d’accroître l’accumulation capitaliste.
Nécessité inéluctable pour la survie de chaque nation, la guerre est un fardeau économique mortel. L’URSS s’est effondrée parce qu’elle n’a pas pu résister à la folle course aux armements qu’impliquait la confrontation avec les États-Unis et que ces derniers ont poussé au maximum avec le fameux déploiement de la « guerre des étoiles » dans les années 1980. Les États-Unis, qui ont été le grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et ont connu un essor économique spectaculaire jusqu’à la fin des années 1960, ont rencontré de nombreux obstacles pour préserver leur hégémonie impérialiste, bien entendu depuis la dissolution de la politique de blocs qui a favorisé l’émergence d’une dynamique de réveil de nouveaux appétits impérialistes (en particulier au sein de ses anciens « alliés »), de contestation et de chacun pour soi, mais aussi en raison du gigantesque effort de guerre que la puissance américaine a dû fournir pendant plus de 80 ans et des opérations militaires coûteuses qu’elle a dû engager pour maintenir son statut de première puissance mondiale.
Le capitalisme porte dans ses gènes, dans son ADN, la concurrence la plus exacerbée, le tous contre tous et le chacun pour soi, pour chaque capitaliste, comme pour chaque nation[4]. Cette tendance « organique » du capitalisme n’est pas apparue clairement dans sa période ascendante parce que chaque capital national disposait encore de zones suffisantes pour son expansion sans avoir besoin d’entrer en conflit avec des rivaux. Entre 1914 et 1989, elle a été atténuée par la formation de grands blocs impérialistes. Avec la fin brutale de cette discipline, les tendances centrifuges façonnent un monde de désordre meurtrier, où tant les impérialismes aux ambitions d’hégémonie mondiale, que les impérialismes aux prétentions régionales ou les impérialismes plus locaux s’efforcent tous de satisfaire leurs appétits et leurs intérêts propres. Dans ce scénario, les États-Unis tentent d’empêcher quiconque de leur faire de l’ombre en déployant sans relâche leur écrasante puissance militaire, en s’efforçant toujours de la renforcer et en lançant constamment des opérations militaires fortement déstabilisantes. La promesse, en 1990, après la fin de l’URSS, d’un « nouvel ordre mondial de paix et de prospérité » a été immédiatement démentie par la guerre du Golfe, puis par les guerres dans l’ex-Yougoslavie, au Moyen-Orient, en Irak et en Afghanistan, qui ont alimenté les tendances bellicistes de telle sorte que l’« impérialisme le plus démocratique du monde », les États-Unis, est désormais le principal agent de propagation du chaos guerrier et de déstabilisation de la situation mondiale.
La Chine s’est imposée comme un concurrent de premier ordre pour contester le leadership américain. Son armée, malgré sa modernisation, est encore très loin d’avoir acquis la force et l’expérience de son rival américain ; sa « technologie de guerre », base d’un armement et d’un déploiement de guerre efficaces, est encore limitée et fragile, bien loin de la puissance américaine ; la Chine est entourée dans le Pacifique par une chaîne de puissances hostiles (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Australie, etc.), ce qui bloque son expansion impérialiste maritime. Face à cette situation défavorable, elle s’est lancée dans une gigantesque entreprise économico-impérialiste, appelée les « Nouvelles routes de la soie », qui vise à établir une présence mondiale et une expansion terrestre à travers l’Asie centrale, dans l’une des régions les plus déstabilisées du monde. Il s’agit d’un effort dont l’issue est très incertaine et qui nécessite un investissement économique et militaire total et incommensurable ainsi qu’une mobilisation politico-sociale au-dessus de ses moyens d’encadrement qui reposent essentiellement sur la rigidité politique de son appareil d’État, lourd héritage du stalinisme maoïste : le recours systématique et brutal à ses forces de répression, à la contrainte et à la soumission à un gigantesque appareil d’État ultra-bureaucratisé, comme on l’a vu avec la multiplication de protestations face à la politique gouvernementale du « zéro Covid ». Cette orientation aberrante et l’accumulation des contradictions qui minent en profondeur son développement pourraient finir par ébranler ce colosse aux pieds d’argile qu’est la Chine. De même que la réponse brutale et menaçante des États-Unis illustre le degré de folie meurtrière, de fuite aveugle dans la barbarie et le militarisme (y compris la militarisation grandissante de la vie sociale), que le capitalisme a atteint comme les symptômes d’un cancer généralisé qui ronge le monde et menace directement désormais l’avenir de la terre et la vie de l’humanité.
Le tourbillon de destruction qui menace le monde
La guerre en Ukraine n’est pas une tempête dans un ciel bleu, elle fait suite à la pire pandémie jusqu’à présent du XXIe siècle, le Covid, avec plus de 16 millions de morts, et dont les ravages se poursuivent avec les confinements draconiens en Chine. Cependant, les deux font partie, tout en la stimulant, d’une chaîne de catastrophes qui frappent l’humanité : la destruction environnementale ; le dérèglement climatique et ses conséquences multiples ; la famine qui revient avec violence en Afrique, en Asie et en Amérique latine ; la vertigineuse vague de réfugiés qui, en 2021, a atteint le chiffre sans précédent de 100 millions de personnes déplacées ou migrantes ; le désordre politique qui s’empare des pays centraux comme nous le voyons avec les gouvernements en Grande-Bretagne ou le poids du populisme aux États-Unis ; la montée des idéologies les plus obscurantistes…
La pandémie a mis à nu les contradictions qui minent le capitalisme, un système social qui se targue d’avancées scientifiques impressionnantes mais qui n’a pas d’autres recours que la méthode moyenâgeuse de la quarantaine, tandis que ses systèmes de santé s’effondrent et que son économie a été paralysée pendant près de deux ans, aggravant ainsi une crise économique qui monte en flèche. Un ordre social qui prétend avoir le progrès pour bannière produit les idéologies les plus arriérées et irrationnelles qui ont explosé autour de la pandémie avec des théories de conspiration ridicules, dont beaucoup sortent de la bouche de « grands leaders mondiaux ».
Une cause directe de la pandémie réside dans le pire désastre écologique qui menace l’humanité depuis des années. Mû par le profit et non par la satisfaction des besoins humains, le capitalisme est un prédateur des ressources naturelles, comme il l’est du travail humain, mais, en même temps, il tend à détruire les équilibres et les processus naturels, en les modifiant de manière chaotique, comme un apprenti sorcier provoquant toutes sortes de catastrophes aux conséquences de plus en plus destructrices : réchauffement climatique à l’origine de sécheresses, inondations, incendies, fonte des glaciers et des icebergs, disparition massive d’espèces végétales et animales aux conséquences imprévisibles et annonciatrices de la disparition même de l’espèce humaine à laquelle conduit le capitalisme. Le désastre écologique est exacerbé par les nécessités de la guerre, par les opérations de guerre elles-mêmes (l’utilisation possible d’armes nucléaires en est une expression évidente) et par l’aggravation d’une crise économique mondiale qui oblige chaque capital national à dévaster davantage un grand nombre de régions dans une recherche désespérée de matières premières. L’été 2022 est une illustration criante des graves menaces qui pèsent sur l’humanité dans le domaine écologique : hausse des températures en moyenne et en maximum (l’été le plus caniculaire depuis qu’elles font l’objet de relevés météorologiques à l’échelle internationale), sécheresse généralisée affectant des fleuves comme le Rhin, le Pô ou la Tamise, incendies de forêts dévastateurs, inondations comme celle du Pakistan affectant un tiers de la surface du pays, glissements de terrains… et, au milieu de ce panorama désastreux et dévasté, les gouvernements qui retirent leurs ridicules engagements de « protection de l’environnement » au nom de l’effort de guerre !
« Le résultat final du processus de production capitaliste est le chaos », déclarait le Premier congrès de l’Internationale Communiste en 1919. Il est suicidaire et irrationnel, contraire à tous les critères scientifiques, de penser que tous ces ravages ne seraient qu’une somme de phénomènes passagers, chacun enfermé dans des causes particulières. Il y a une continuité, une accumulation de contradictions, qui constituent un fil rouge sanglant, qui les relie, convergeant dans un tourbillon mortel qui menace l’humanité.
Nous assistons à une accélération de toutes les contradictions du capitalisme qui se combinent entre elles et provoquent un effet démultiplicateur des facteurs de destruction et de chaos.
L’économie est plongée non seulement dans la crise mais aussi dans un désordre croissant (blocages constants de l’approvisionnement, situations combinées de surproduction et de pénurie de biens et de main-d’œuvre).
Les pays les plus industrialisés, censés constituer des oasis de prospérité et de paix, sont déstabilisés et deviennent eux-mêmes des facteurs majeurs dans l’aggravation vertigineuse d’une instabilité internationale.
Comme nous l’avons dit dans le Manifeste [6] de notre 9e congrès (1991) : « Jamais la société humaine n’avait connu des boucheries de l’ampleur de celles des deux guerres mondiales. Jamais les progrès de la science n’avaient été utilisés à une telle échelle pour provoquer la destruction, les massacres et le malheur des hommes. Jamais, une telle accumulation de richesses n’avait côtoyé, n’avait provoqué de telles famines et de telles souffrances comme celles qui se sont déchaînées dans les pays du tiers-monde depuis des décennies. Mais il apparaît que l’humanité n’avait pas encore touché le fond. La décadence du capitalisme signifie l’agonie de ce système. Mais cette agonie elle-même a une histoire : aujourd’hui nous avons atteint sa phase terminale, celle de la décomposition générale de la société, celle de son pourrissement sur pied ».([5])
La réponse du prolétariat
De toutes les classes de la société, la plus affectée et la plus durement touchée par la guerre est le prolétariat. La guerre « moderne » est construite sur une gigantesque machine industrielle qui exige l’exploitation décuplée du prolétariat. Le prolétariat est une classe internationale qui n’a pas de patrie, mais la guerre est le meurtre des travailleurs pour la patrie qui les exploite et les opprime. Le prolétariat est la classe de la conscience ; la guerre est l’affrontement irrationnel, le renoncement à toute pensée et réflexion consciente. Le prolétariat a pour intérêt de rechercher la vérité la plus claire ; dans les guerres, la première victime est la vérité, enchaînée, bâillonnée, asphyxiée par les mensonges de la propagande impérialiste. Le prolétariat est la classe de l’unité au-delà des barrières de la langue, de la religion, de la race ou de la nationalité ; la confrontation mortelle dans la guerre érige en règle le déchirement, la division, l’affrontement entre les nations et les populations. Le prolétariat est la classe de l’internationalisme, de la confiance et de la solidarité mutuelle ; la guerre exige comme moteur la suspicion, la peur de l’« étranger », la haine la plus odieuse « de l’ennemi ».
Parce que la guerre atteint et mutile la fibre la plus profonde de l’être chez le prolétaire, la guerre généralisée nécessite la défaite préalable du prolétariat. La Première Guerre mondiale a été possible parce que les partis de la classe ouvrière de l’époque, les partis socialistes, ainsi que les syndicats, ont trahi notre classe et ont rejoint leur bourgeoisie dans le cadre de l’union nationale contre l’ennemi. Mais cette trahison ne suffit pas, en 1915, la Gauche de la social-démocratie se regroupe à Zimmerwald et lève la bannière de la lutte pour la révolution mondiale. Cela a contribué à l’émergence de luttes de masse qui ont ouvert la voie à la Révolution en Russie en 1917 et à la vague mondiale de l’assaut prolétarien de 1917-1923 non seulement contre la guerre en défense des principes de l’internationalisme prolétarien mais contre le capitalisme en affirmant sa capacité en tant que classe unie à renverser un système d’exploitation barbare et inhumain. Une leçon impérissable de 1917-1918 ! Ce ne sont pas des négociations diplomatiques ou les conquêtes de tel ou tel impérialisme qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale. C’est le soulèvement révolutionnaire international du prolétariat. Seul le prolétariat peut mettre fin à la barbarie guerrière en orientant sa lutte de classe vers la destruction du capitalisme.
Afin d’ouvrir la voie à la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie a dû s’assurer de la défaite non seulement physique mais aussi idéologique du prolétariat. Le prolétariat a été soumis à une terreur impitoyable partout où ses tentatives révolutionnaires sont allées le plus loin : en Allemagne sous le nazisme, en Russie sous le stalinisme. Mais, en même temps, il a été enrôlé idéologiquement, brandissant les bannières de l’antifascisme et de la défense de la « patrie socialiste », l’URSS. « De “victoire en victoire”, [la classe ouvrière] était menée pieds et poings liés à la Seconde Guerre impérialiste qui, à l’opposé de la première, ne devait pas lui permettre de surgir de façon révolutionnaire mais dans laquelle elle devait être embrigadée dans les grandes “victoires” de la “résistance”, de “l’antifascisme” ou bien des “libérations” coloniales et nationales ».([6])
Depuis la reprise historique de la lutte de classe en 1968, et pendant toute la période où le monde était divisé en deux blocs impérialistes, la classe ouvrière des pays centraux a refusé les sacrifices exigés par la guerre, sans parler d’aller au front mourir pour la patrie, ce qui a fermé la porte à une troisième guerre mondiale. Cette situation n’a pas changé depuis 1989.
Cependant, la « non-mobilisation » du prolétariat des pays centraux pour la guerre n’est pas suffisante. Une deuxième leçon se dégage de l’évolution historique depuis 1989 : ni le simple refus de s’engager dans les opérations guerrières, ni une simple résistance à la barbarie capitaliste ne suffisent. En rester à ce stade n’arrêtera pas le cours vers la destruction de l’humanité.
Le prolétariat doit passer sur le terrain politique de l’offensive internationale générale contre le capitalisme. Seules « la conscience des enjeux considérables de la situation historique présente, en particulier des dangers mortels que fait courir la décomposition à l’humanité ; sa détermination à poursuivre, développer et unifier son combat de classe ; sa capacité à déjouer les multiples pièges qu’une bourgeoisie, même affectée par sa propre décomposition, ne manquera pas de semer sur son chemin, permettront à la classe ouvrière de répondre coup pour coup aux attaques de tout ordre déchaînées par le capitalisme, pour finalement passer à l’offensive et mettre à bas ce système barbare ».([7])
La toile de fond de l’accumulation de destructions, de barbarie et de catastrophes que nous dénonçons est la crise économique irréversible du capitalisme qui est à la base de tout son fonctionnement. Depuis 1967, le capitalisme est entré dans une crise économique dont, cinquante ans plus tard, il n’arrive pas à sortir. Au contraire, comme le montrent les bouleversements économiques qui ont lieu depuis 2018 et l’escalade croissante de l’inflation, elle s’aggrave considérablement, avec ses séquelles de misère, de chômage, de précarité et de famine.
La crise capitaliste touche les fondements mêmes de cette société. Inflation, précarité, chômage, rythmes infernaux et conditions de travail qui détruisent la santé des travailleurs, logements inabordables…, témoignent d’une dégradation inexorable de la vie de la classe ouvrière et, bien que la bourgeoisie tente de créer toutes les divisions imaginables, en accordant des conditions « plus privilégiées » à certaines catégories de travailleurs, ce que nous voyons dans l’ensemble est, d’une part, ce qui va probablement être la pire crise de l’histoire du capitalisme, et, d’autre part, la réalité concrète de la paupérisation absolue de la classe ouvrière dans les pays centraux, confirme totalement la justesse de cette prévision que Marx avait faite concernant la perspective historique du capitalisme et dont les économistes et autres idéologues de la bourgeoisie se sont tant moqués.
L’aggravation inexorable de la crise du capitalisme est un stimulant essentiel à la lutte et à la conscience de classe. La lutte contre les effets de la crise est la base du développement de la force et de l’unité de la classe ouvrière. La crise économique affecte directement l’infrastructure de la société ; elle met donc à nu les causes profondes de toute la barbarie qui pèse sur la société, permettant au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de détruire radicalement le système et de ne plus s’illusionner sur les possibilités d’en améliorer certains aspects.
Dans la lutte contre les attaques brutales du capitalisme, et surtout contre l’inflation qui frappe l’ensemble des travailleurs de manière générale et indiscriminée, les travailleurs développeront leur combativité, ils pourront commencer à se reconnaître comme une classe ayant une force, une autonomie et un rôle historique à jouer dans la société. Ce développement politique de la lutte de classe lui donnera la capacité de mettre fin à la guerre en mettant fin au capitalisme.
Cette perspective commence à se dessiner : « face aux attaques de la bourgeoisie, la classe ouvrière au Royaume-Uni montre qu’elle est de nouveau prête à lutter pour sa dignité, à refuser les sacrifices imposés sans cesse par le capital. Et une nouvelle fois, elle est le reflet le plus significatif de la dynamique internationale : l’hiver dernier, des grèves avaient commencé à éclater en Espagne et aux États-Unis ; cet été, l’Allemagne et la Belgique ont elles-aussi connu des débrayages ; pour les mois à venir, tous les commentateurs annoncent “une situation sociale explosive” en France et en Italie. Il est impossible de prévoir où et quand la combativité ouvrière va de nouveau se manifester massivement dans l’avenir proche, mais une chose est certaine, l’ampleur de la mobilisation ouvrière actuelle au Royaume-Uni constitue un fait historique majeur : c’en est fini de la passivité, de la soumission. Les nouvelles générations ouvrières relèvent la tête ».([8])
Nous constatons une rupture avec la passivité et la désorientation des années antérieures. Le retour de la combativité ouvrière en réponse à la crise peut devenir un foyer de conscience animé par l’intervention des organisations communistes. Il est clair que chaque manifestation de l’enfoncement dans la décomposition de la société parvient à ralentir les efforts de combativité des travailleurs, voire à la paralyser dans un premier temps comme ce fut le cas avec le mouvement en France de 2019 qui a subi le coup du déclenchement de la pandémie. Cela signifie une difficulté supplémentaire pour le développement des luttes. Cependant il n’y a pas d’autre voie que la lutte, la lutte elle-même étant déjà une première victoire. Le prolétariat mondial, même à travers un processus forcément heurté, semé d’embûches et de pièges tendus par les appareils politiques et syndicaux de son ennemi de classe, de défaites amères, garde intacte ses capacités pour pouvoir retrouver son identité de classe et enfin lancer une offensive internationale contre ce système moribond.
Les années vingt du XXIe siècle seront donc d’une importance considérable dans l’évolution historique de la lutte de classe et du mouvement ouvrier. Elles montreront (comme nous l’avons déjà vu depuis 2020) plus clairement que par le passé la perspective de destruction de l’humanité que porte la décomposition capitaliste. À l’autre pôle, le prolétariat va commencer à faire les premiers pas, souvent hésitants et avec encore beaucoup de faiblesses, vers sa capacité historique à poser la perspective communiste. Les deux pôles de la perspective, destruction de l’humanité ou révolution communiste mondiale, seront posés, bien que cette dernière soit encore très éloignée et rencontre d’énormes obstacles pour pouvoir s’affirmer.
Il serait suicidaire pour le prolétariat de se cacher ou de sous-estimer les obstacles gigantesques émanant tant de l’action du Capital et de ses États que du pourrissement de la situation elle-même qui empoisonne l’atmosphère sociale dans le monde entier :
1) La bourgeoisie a su tirer les leçons de la grande frayeur que lui ont apporté le triomphe initial de la Révolution en Russie et la vague révolutionnaire mondiale de l’assaut prolétarien entre 1917 et 1923, qui ont prouvé « en pratique » ce que le Manifeste du Parti communiste annonçait en 1848 : « Un spectre plane sur l’Europe : le spectre du communisme. La bourgeoisie crée son propre fossoyeur : le prolétariat ».
Cette immensité des dangers ne doit pas nous pousser au fatalisme. La force du prolétariat est la conscience de ses faiblesses, de ses difficultés, des obstacles que l’ennemi ou la situation elle-même dressent contre sa lutte : « Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! »([11])
Dans des situations historiques graves, telles que des guerres à grande échelle comme celle en Ukraine, le prolétariat peut voir qui sont ses amis et qui sont ses ennemis. Les ennemis ne sont pas seulement les grands leaders, comme Poutine, Zelensky ou Biden, mais aussi les partis d’extrême droite, de droite, de gauche et d’extrême gauche qui, avec les arguments les plus divers, y compris le pacifisme, soutiennent et justifient la guerre et la défense d’un camp impérialiste contre l’autre.
Depuis plus d’un siècle, seule la Gauche communiste a été et est capable de dénoncer de manière systématique et constante la guerre impérialiste, en défendant l’alternative de la lutte de classe du prolétariat, de son orientation vers la destruction du capitalisme par la révolution prolétarienne mondiale.
La lutte du prolétariat ne se limite pas seulement à ses luttes défensives ou à des grèves de masse. Une composante indispensable, permanente et indissociable de celle-ci est la lutte de ses organisations communistes et concrètement, depuis un siècle, de la Gauche communiste. L’unité de tous les groupes de la Gauche communiste est indispensable face à la dynamique capitaliste de destruction de l’humanité. Comme nous l’affirmions déjà dans le Manifeste publié lors de notre premier congrès [7] en 1975 : « Tournant le dos au monolithisme des sectes, [ce Manifeste] appelle les communistes de tous les pays à prendre conscience des responsabilités immenses qui sont les leurs, à abandonner les fausses querelles qui les opposent, à surmonter les divisions factices que le vieux monde fait peser sur eux. Il les appelle à se joindre à cet effort afin de constituer, avant les combats décisifs, l’organisation internationale et unifiée de son avant-garde. Fraction la plus consciente de la classe, les communistes se doivent de lui montrer son chemin, en faisant leur le mot d’ordre : “Révolutionnaires de tous les pays, unissez-vous !” ».
CCI, décembre 2022
[1]) Face à la tentative révolutionnaire de 1918 en Allemagne, le social-démocrate Noske assumait le rôle de « chien sanglant » de la contre-révolution.
[2]) « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107 [8] (2001).
[3] "La crise de la social-démocratie, ou "brochure de Junius [9]".
[4] Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. (Marx, Le Capital - Livre premier, III° section [10] : la production de la plus-value absolue, Chapitre X : La journée de travail
[5] Manifeste du 9e [6] congrès du CCI : « Révolution communiste ou destruction de l’humanité » (1991).
[6] Manifeste du 1er congrès du CCI (1975).
[7] « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107.
[8]) « La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte » (Tract international [2] du CCI, août 2022).
[9]) Les armées réunies des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et du Japon ont collaboré à partir d’avril 1918 avec les vestiges de l’ancienne armée tsariste dans une horrible guerre civile qui a fait 6 millions de morts.
[10] « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107 [8] (2001).
[11] Karl Marx, Le 18 Brumaire [11] de Louis Bonaparte (1852).
La guerre en Ukraine n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Ses ravages interviennent alors que se multiplient les phénomènes catastrophiques : dérèglement climatique, dégradation de l’environnement, aggravation accélérée de la crise économique, convulsions politiques affectant jusqu’au plus vieux pays du capitalisme (le Royaume-Uni), retour de famines épouvantables à grande échelle, migrations massives de populations fuyant les zones de guerre, les massacres, les persécutions ou la misère… Cette combinaison de phénomènes, leur interdépendance et leur interaction, ont amené le Courant Communiste International à adopter le document que nous publions ci-dessous, qui s'efforce de les intégrer dans un cadre historique plus ample en prenant en compte l'événement également très important constitué par le surgissement d'un mouvement de grèves de grande ampleur qui a secoué le Royaume-Uni résultant d'un profond mécontentement : "l’été de la colère".
1. Les années 20 du XXIe siècle s’annoncent comme une des périodes parmi les plus convulsives de l’histoire et accumulent déjà des catastrophes et des souffrances indescriptibles. Elles ont commencé par la pandémie du Covid-19 (qui se poursuit encore) et une guerre au cœur de l’Europe, qui dure déjà depuis plus de 9 mois et dont personne ne peut prévoir l’issue. Le capitalisme est entré dans une phase de graves troubles sur tous les plans. Derrière cette accumulation et imbrication de convulsions se profile la menace de destruction de l’humanité. Comme nous le soulignons déjà dans nos "Thèses sur la Décomposition [8]"[1] le capitalisme "est la première [société] à menacer la survie même de l’humanité, la première qui puisse détruire l’espèce humaine" (thèse 1).
2. La décadence du capitalisme n’est pas un processus homogène et régulier : elle a, au contraire, une histoire qui s’exprime à travers plusieurs phases. La phase de la décomposition a été identifiée dans nos Thèses, comme "une phase spécifique, la phase ultime de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société" (thèse 2). Il est clair que si le prolétariat n’était pas capable de renverser le capitalisme, nous assisterions à une terrible agonie débouchant sur la destruction de l’humanité.
3. Avec l’irruption foudroyante de la pandémie de Covid, nous avons mis en évidence l’existence de quatre caractéristiques propres à la phase de décomposition :
– La gravité croissante de ses effets. La pandémie a provoqué entre 15 et 20 millions de morts, la paralysie générale de l’économie pendant plus d’une année, l’effondrement des systèmes nationaux de santé, l’incapacité des États à se coordonner internationalement pour combattre le virus et produire des vaccins, chaque État s’enfonçant au contraire dans la politique du chacun pour soi. Une telle situation traduit non seulement l’impossibilité du système d’échapper à ses lois dictées par la concurrence, mais aussi l’exacerbation des rivalités dont ont résulté l’incurie, l’aberration et le chaos de la gestion bourgeoise, et cela au cœur même des pays les plus puissants ou développés de la planète.
- l’irruption des effets de la décomposition sur le plan économique. Cette tendance, déjà constatée au 23e congrès du CCI, s’est pleinement confirmée et constitue une "nouveauté" parce que depuis les années 1980, la bourgeoisie des pays centraux était parvenue à protéger l’économie des principaux effets de la décomposition.[2]
– L’interaction croissante de ses effets, ce qui aggrave les contradictions du capitalisme à un niveau jamais atteint auparavant. En effet, dans les trente années précédentes, la bourgeoisie avait plus ou moins réussi (notamment dans les pays centraux) à isoler ou limiter les effets de la décomposition, permettant généralement d’éviter qu’ils n’interagissent entre eux. Ce qui apparaît au contraire clairement depuis deux ans, c’est l’interaction et l’imbrication de la barbarie guerrière, d’une crise écologique phénoménale, du chaos dans l’appareil politique d’un bon nombre de bourgeoisies importantes, de la pandémie actuelle et du risque croissant de nouvelles crises sanitaires, des famines, de l’exode gigantesque de millions de personnes, de la propagation des idéologies les plus rétrogrades et irrationnelles, etc., tout cela au milieu d’une aggravation virulente de la crise économique qui fragilise encore davantage des pans entier de la population, en particulier les prolétaires exposés à une paupérisation croissante et à une détérioration accélérée de leurs conditions de vie (chômage, précarité, difficulté à se nourrir, à se loger…).
– La présence croissante de ses effets dans les pays centraux. Si, pendant les trente dernières années, les pays centraux ont été relativement protégés des effets de la décomposition, aujourd’hui, ils sont frappés de plein fouet et, pire encore, ils tendent à devenir ses plus grands propagateurs, comme aux États-Unis où l’on a assisté début 2021 à la tentative de prise d’assaut du Capitole par les partisans du populiste Trump comme s’il s’agissait d’une vulgaire république bananière.
4.- L’année 2022 a été une illustration éclatante de ces quatre caractéristiques, à travers :
Or, l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouche sur un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs. Certains scientifiques entrevoient cela de façon plus ou moins claire, comme Marine Romanello de l’University College de Londres : "Notre rapport pour cette année révèle que nous nous trouvons à un moment critique. Nous voyons comment le changement climatique affecte gravement la santé dans le monde entier, en même temps que la dépendance globale persistante envers les combustibles fossiles aggrave ces dommages pour la santé au milieu d’une multiplicité de crises mondiales". Or, cet "effet tourbillon" constitue un changement qualitatif dont les conséquences seront de plus en plus manifestes dans la période qui vient.
Dans ce cadre, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et de destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et de destruction, impliquant :
Dans ce contexte, il faut comprendre dans toute sa gravité l’expansion de la crise environnementale qui se hisse à des niveaux jamais vus auparavant :
Une autre donnée liée à la crise environnementale qui en même temps l’aggrave, est la situation de délabrement des centrales nucléaires [6] dans un contexte de crise énergétique (résultant de la crise économique) mais aussi comme conséquence de la guerre en Ukraine. Il y a là, clairement, le risque de catastrophes sans précédents s’ajoutant à celui résultant de bombardements des centrales nucléaires ukrainiennes.
Nous ne sommes pas les seuls à constater la gravité de la situation, et c’est même une personnalité ne pouvant en rien être soupçonnée d’être un ennemi du capitalisme qui proclame que "la crise climatique est en train de nous tuer. Ce qui en finirait non seulement avec la question de la santé de notre planète, mais aussi avec celle de l’ensemble de sa population à travers la contamination atmosphérique…" (dixit Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU dans un message devant son assemblée générale en septembre 2022).
5. En toile de fond de cette évolution catastrophique se trouve l’aggravation considérable de la crise économique qui se développe depuis 2019 et que la pandémie d’abord et la guerre ensuite, n’ont fait qu’aiguiser. Cette crise se profile comme étant une crise plus longue et plus profonde que celle de 1929. D’abord, parce que l’irruption des effets de la décomposition sur l’économie tend à semer la pagaille dans le fonctionnement de la production, provoquant de constants goulots d’étranglement et des blocages dans une situation de développement du chômage se combinant, de façon paradoxale, avec des situations de pénurie de main-d’œuvre. Elle s’exprime surtout par un déchaînement de l’inflation que les divers plans de sauvetage successifs, déployés à la hâte par les États face à la pandémie et à la guerre, n’ont fait qu’alimenter à travers une fuite en avant dans l’endettement. L’augmentation des taux d’intérêt des banques centrales pour tenter de freiner l’inflation risquent de précipiter une récession très violente en étranglant à la fois les États et les entreprises. C’est un véritable tsunami de misère, une paupérisation brutale du prolétariat dans les pays centraux qui est désormais en marche.
6. En conséquence, des pays importants se trouvent dans une situation de plus en plus dangereuse, ce qui peut avoir des graves répercussions sur l’ensemble du monde :
– Il y aura forcément de grandes convulsions en Russie. Il est peu probable qu’une simple destitution de Poutine se fasse sans effusion de sang et sans affrontements sanglants entre factions rivales. L’éventuelle fragmentation de certaines parties de la Russie, l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, aurait des conséquences imprévisibles pour le monde entier.
– La Chine est de plus en plus affectée par les coups répétés de la pandémie (et possiblement d’autres à venir), par la fragilisation de l’économie, les catastrophes environnementales à répétition et l’énorme pression impérialiste des États-Unis. L’effort économique et stratégique que représentent les "nouvelles routes de la soie" ne peut qu’encore aggraver la situation difficile du capitalisme chinois. Comme le souligne la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI : "la Chine est une bombe à retardement […]. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auquel se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État, dont la cohésion est mise en péril par l’existence de forces centrifuges au sein de la société et d’importantes luttes de cliques au sein de la classe dominante".
- Les États-Unis eux-mêmes sont la proie de conflits au sein de la bourgeoisie, les plus graves depuis la Deuxième Guerre mondiale, "l’étendue des divisions au sein de la classe dirigeante américaine a été mise à nu par les élections contestées de novembre 2020, et surtout par la prise d’assaut du Capitole par les partisans de Trump le 6 janvier 2021, poussés par Trump et son entourage. Ce dernier événement démontre que les divisions internes qui secouent les États-Unis traversent l’ensemble de la société. Bien que Trump ait été évincé du gouvernement, le trumpisme reste une force puissante, lourdement armée, qui s’exprime aussi bien dans la rue que dans les urnes".[7] Cela n’a fait que se confirmer récemment avec les élections de la mi-mandat de Biden où les divisions entre chaque bande rivale (démocrates et républicains) n’ont jamais été si profondes et exacerbées, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps, alors même que le poids du populisme comme celui des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle, cohérente, construite, loin d’être enrayé par les tentatives de mise à l’écart d’une nouvelle candidature de Trump, n’a fait que s’ancrer de plus en plus profondément et durablement dans la société américaine, comme dans le reste du monde. Cela constitue un révélateur du degré de putréfaction des rapports sociaux.
7.- La dégradation à un niveau encore jamais atteint de la situation mondiale se voit encore aggravée par deux facteurs très importants liés à la maîtrise insuffisante par les États capitalistes, notamment les plus puissants, des rapports sociaux dans leur ensemble :
– Comme nous l’avons remarqué avec la crise du Covid-19 et même avant (lors de notre 23e congrès), la capacité de coopération entre les grands États pour retarder et amoindrir l’impact de la crise économique et pour limiter ou reporter les effets de la décomposition vers les pays les plus faibles, s’est considérablement affaiblie et la tendance n’est pas au "retour" des politiques de "coopération internationale", c’est plutôt l’inverse. Une telle difficulté ne peut qu’aggraver le chaos mondial.
– D’autre part, au sein des grandes bourgeoisies mondiales, on ne peut pas raisonnablement déceler l’émergence de politiques pouvant enrayer, même partiellement ou temporairement, une telle érosion destructrice et rapide. Sans sous-estimer la capacité de réponse de la bourgeoisie, on ne voit pas, au moins pour le moment, la mise en place de politiques semblables à celles des années 1980 et 1990 qui avaient atténué et retardé les pires effets de la crise et de la décomposition.
8. Cette évolution, même si elle peut nous surprendre par sa rapidité et son ampleur, avait été largement prévue par l’actualisation de notre analyse sur la décomposition, faite par le 22e congrès (rapport sur la décomposition aujourd’hui).[8] D’un côté, le rapport avait reconnu clairement la montée du populisme dans les pays centraux comme une manifestation importante de la perte de contrôle par la bourgeoisie sur son appareil politique. De même, nous y évoquions comme autre manifestation, l’irruption des vagues de réfugiés et l’exode de populations vers les centres du capitalisme et nous soulignions, en particulier, le désastre environnemental et son ampleur.
Dans le même temps, le rapport avait identifié des problèmes qui, aujourd’hui, n’occupent pas la première place dans les médias mais qui n’ont pas cessé de s’aggraver : le terrorisme, le problème du logement dans les pays centraux, la famine et notamment "la destruction des relations humaines, des liens familiaux et affectifs qui n’ont fait qu’empirer, comme le démontre la consommation d’antidépressifs, l’explosion de la souffrance psychologique au travail, comme l’apparition d’authentiques hécatombes, comme celle qui s’est produite en France durant l’été 2003, où 15 000 personnes âgées supplémentaires sont mortes pendant la période de canicule". Il faut noter que la pandémie a durci de façon considérable cette tendance jusqu’à l’extrême et que les suicides et les maladies psychologiques au cours de cette période ont été considérés comme "une deuxième pandémie".
9. La perspective que nous posons découle de façon cohérente du cadre d’analyse dégagé par les "Thèses sur la décomposition", trente ans auparavant :
– "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s’affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l’histoire ne saurait pourtant s’arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l’ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de “gel”, de “stagnation” de la vie sociale" (thèse 4). Pendant trente ans, le pourrissement n’a fait que s’approfondir et débouche aujourd’hui sur une aggravation qualitative manifestant d’une façon jamais vue auparavant ses conséquences destructrices.
– "Aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s’il n’est pas capable de présenter une perspective à l’ensemble de la société qu’il domine. Et c’est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l’histoire" (thèse 5). La situation actuelle est le prolongement de plus de cinquante ans d’aggravation sans répit de la crise capitaliste sans que la bourgeoisie ait été capable d’offrir une perspective, alors que le prolétariat n’a pas encore été capable d’avancer la sienne : la révolution communiste. Elle entraîne le monde dans une spirale de barbarie et de destruction dont les pays centraux qui, pendant toute une période, avaient joué un rôle de frein relatif à la décomposition, deviennent désormais un facteur aggravant de celle-ci.
– La décomposition "ne mène à aucun type de société antérieur, à aucune phase précédente de la vie du capitalisme […]. Aujourd’hui, la civilisation humaine est en train de perdre un certain nombre de ses acquis. Le cours de l’histoire est irréversible : la décomposition mène, comme son nom l’indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant" (thèse 11).
10. Devant cette situation, les "Thèses sur la Décomposition", bien qu’elles avertissent que, "contrairement à la situation existante dans les années 1970, le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière" (thèse 16) et qu’il y a le danger d’une lente mais finalement irréversible érosion des bases mêmes du communisme, établissent cependant clairement que "la perspective historique reste totalement ouverte" (thèse 17).
En effet, "Malgré le coup porté par l’effondrement du bloc de l’Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n’a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c’est là l’élément qui détermine en dernier ressort l’évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l’origine du développement de la décomposition, l’aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. Sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe" (thèse 17).
"La crise économique est un phénomène qui affecte directement l’infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l’ensemble de la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d’en améliorer certains aspects" (thèse 17).
Cette perspective commence en fait à s’ébaucher : "Face aux attaques de la bourgeoisie, la classe ouvrière au Royaume-Uni montre qu’elle est de nouveau prête à lutter pour sa dignité, à refuser les sacrifices imposés sans cesse par le capital. Elle est le reflet le plus significatif de la dynamique internationale : l’hiver dernier, des grèves avaient commencé à éclater en Espagne et aux États-Unis ; cet été, l’Allemagne et la Belgique ont elles-aussi connu des débrayages ; Il est impossible de prévoir où et quand la combativité ouvrière va de nouveau se manifester massivement dans l’avenir proche, mais une chose est certaine, l’ampleur de la mobilisation ouvrière actuelle au Royaume-Uni constitue un fait historique majeur : c’en est fini de la passivité, de la soumission. Les nouvelles générations ouvrières relèvent la tête".[9]
Nous avons mis en évidence que les luttes au Royaume-Uni constituaient une rupture face à la passivité et à la désorientation qui prévalaient jusque-là. Le retour de la combativité ouvrière en réponse à la crise peut devenir une source de prise de conscience, de même que notre intervention, qui est essentielle face à une telle situation. Il est évident que chaque accélération de la décomposition réussit à porter un coup d’arrêt aux efforts de combativité des ouvriers : le mouvement en France 2019 a subi un coup d’arrêt lors de l’éclatement de la pandémie. Cela signifie une difficulté additionnelle non négligeable face au développement des luttes et à la reprise de confiance du prolétariat en lui-même et en ses propres forces. Cependant, il n’y a pas d’autre chemin que la lutte. La reprise de la lutte est en elle-même une première victoire. Le prolétariat mondial dans un processus très tourmenté, avec beaucoup de défaites amères, peut finalement récupérer son identité comme classe et se lancer à terme dans une offensive internationale contre ce système moribond.
11. Les années 20 du XXIe siècle vont donc, dans ce contexte, avoir une importance considérable sur l’évolution historique. Elles vont montrer avec une netteté encore plus grande que dans le passé, la perspective de destruction de l’humanité contenue dans la décomposition capitaliste. À l’autre pôle, le prolétariat va commencer à faire ses premiers pas, comme ceux ébauchés à travers la combativité des luttes en Grande-Bretagne, pour défendre ses conditions de vie face à la multiplication des attaques de chaque bourgeoisie et les coups de boutoir de la crise économique mondiale avec toutes ses implications. Ces premiers pas seront souvent hésitants et pleins de faiblesses, mais ils sont indispensables pour que la classe ouvrière soit capable de réaffirmer sa capacité historique à imposer sa perspective communiste. Ainsi, les deux pôles de la perspective vont globalement s’opposer dans l’alternative : destruction de l’humanité ou révolution communiste, même si cette dernière alternative reste encore très lointaine et se trouve confrontée à des obstacles énormes. Clarifier ce contexte historique constitue une tâche immense mais absolument nécessaire et vitale pour les organisations révolutionnaires du prolétariat. Elle leur impose d’être les meilleurs défenseurs et propagateurs d’une perspective générale. Elle constitue aussi un test crucial de leur capacité à analyser et apporter des réponses aux enjeux posés par les différents aspects de la situation actuelle : guerre, crise, lutte de classe, crise environnementale, crise politique, etc.
CCI, 28 octobre 2022
[1] Adoptées en 1990
[2] Voir Rapport sur la crise économique pour le 24e Congrès du CCI [15] rapport-juillet-2020 (Rapport sur la crise économique au 24e Congrès du CCI (juillet 2020).
[3] De façon globale, le risque pour la santé humaine dans tous les pays y compris ceux les « plus développés" s’est aggravé de façon considérable alors que les scientifiques annoncent aussi la possibilité de nouvelles pandémies. L’étude d’une équipe du London University College publié dans la Revue The Lancet, montre aussi comment la crise climatique a augmenté de 12 % la propagation de la dengue entre 2018 et 2021 et que "les décès provoqués par la canicule ont augmenté de 68 % entre 2017 et 2021, en comparaison de la période située entre 2000 et 2004".
[4] The Lancet (2022). Il faut noter que si bien l’énorme détérioration écologique le facteur majeur dans la crise alimentaire n’est pas le seul facteur, la concentration de la production dans très peu de pays et la forte spéculation financière avec le blé et d’autres aliments basiques aggravent encore davantage le problème.
[5] À sa façon, le Fonds monétaire international reconnaît la réalité de la situation : « il est plus probable que la croissance ralentisse encore et que l’inflation soit plus élevée que prévue. Dans l’ensemble, les risques sont élevés et largement comparables à la situation au début de la pandémie – une combinaison sans précédent de facteurs façonne les perspectives, les éléments individuels interagissant de manière intrinsèquement difficile à prévoir. Bon nombre des risques décrits ci-dessous sont essentiellement une intensification des forces déjà présentes dans le scénario de base. En outre, la réalisation des risques à court terme peut précipiter les risques à moyen terme et rendre plus difficile la résolution des problèmes à long terme".
[6] En France, un géant de la production nucléaire mondiale, 32 de ses 56 réacteurs nucléaires sont à l’arrêt.
[8] Voir Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017) [17], Revue Internationale n°164.
Certains événements ont une portée qui ne se limite pas au niveau local ou immédiat, mais ont une signification au niveau international. De par le nombre de secteurs affectés, la combativité des ouvriers engagés dans la lutte et le soutien très large envers les grèves parmi la population ouvrière, la vague de grèves qui s’est propagée en Grande-Bretagne depuis l’été est un événement d’une importance incontestable sur le plan britannique. Mais la signification historique de ces combats dépasse largement leur dimension locale ou encore leur déroulement ponctuel.
Depuis des dizaines d’années, la classe ouvrière des métropoles européennes subit la pression étouffante de la décomposition du capitalisme. Plus concrètement, depuis 2020, elle a subi plusieurs vagues de Covid et ensuite l’horreur de la barbarie guerrière en Europe avec l’invasion russe et la guerre en Ukraine. Bien qu’ayant affecté la combativité ouvrière, ces évènements ne l’avaient pas fait disparaître, comme l’ont souligné encore des luttes aux États-Unis, en Espagne en Italie, en France, en Corée et en Iran fin 2021 et début 2022.
Cependant, la vague de grèves en Grande-Bretagne en réponse aux attaques contre le niveau de vie causées par l’approfondissement de la crise économique, accentuée par les conséquences de la crise sanitaire et surtout par la guerre en Ukraine, est d’une autre ampleur. Dans des circonstances difficiles, les ouvriers britanniques envoient un signal clair aux travailleurs du monde entier : nous devons nous battre même si, jusqu’à présent, nous avons subi des attaques et accepté des sacrifices sans être capable de réagir, aujourd’hui, « enough is enough » (« trop, c’est trop »), nous n’acceptons plus cela, il faut lutter. Voici la teneur du message envoyé aux ouvriers des autres pays.
Dans ce contexte, l’entrée en lutte du prolétariat britannique constitue un événement de signification historique sur différents plans.
Cette vague de luttes est menée par une fraction du prolétariat européen qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis 1990. En effet, si dans les années 1970, bien qu’avec un certain retard par rapport à d’autres pays comme la France, l’Italie ou la Pologne, les travailleurs britanniques avaient développé des luttes très importantes culminant dans la vague de grèves de 1979 (« l’hiver de la colère » ; « the winter of discontent »), le Royaume-Uni a été le pays européen où le recul de la combativité durant ces 40 dernières années a été le plus marqué.
Durant les années 1980, la classe ouvrière britannique a subi une contre-offensive efficace de la bourgeoisie qui a culminé dans la défaite de la grève des mineurs de 1985 face à Margaret Thatcher, la « dame de fer » de la bourgeoisie britannique. Par ailleurs, la Grande-Bretagne a été particulièrement touchée par la désindustrialisation et le transfert d’industries vers la Chine, l’Inde ou l’Europe de l’est. Aussi, lorsque la classe ouvrière subit un recul généralisé sur le plan mondial en 1989, celui-ci a été particulièrement marqué en Grande-Bretagne.
De plus, au cours de ces dernières années, les travailleurs britanniques ont subi la déferlante de mouvements populistes et surtout la campagne assourdissante du Brexit, stimulant la division en leur sein entre « remainers » et « leavers », et ensuite la crise du Covid qui a lourdement pesé sur la classe ouvrière, en particulier en Grande-Bretagne. Enfin, plus récemment encore, elle a été confrontée dans le cadre de la guerre en Ukraine à un battage démocratique pro-ukrainien intense et un à discours belliciste particulièrement abject.
La « génération Thatcher » avait subi une défaite importante, mais aujourd’hui, une nouvelle génération de prolétaires apparaît sur la scène sociale, qui n’est plus affectée, comme l’avaient été leurs aînés, par le poids de ces défaites et relève la tête en montrant que la classe ouvrière est capable de riposter par la lutte à ces attaques importantes. Toute proportion gardée, nous constatons un phénomène assez comparable (mais non identique) à celui qui a vu la classe ouvrière française surgir en 1968 : l’arrivée d’une jeune génération moins affectée que ses aînés par le poids de la contre-révolution.
« L’été de la colère » ne peut que constituer un encouragement pour l’ensemble des travailleurs de la planète et cela pour plusieurs raisons : il s’agit de la classe ouvrière de la cinquième puissance économique mondiale, et d’un prolétariat anglophone, dont l’impact des luttes ne peut être qu’important dans des pays comme les États-Unis, le Canada ou encore dans d’autres régions du monde, comme en Inde ou encore en Afrique du Sud. L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celui que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. Dans la perspective des luttes futures, la classe ouvrière britannique pourra ainsi servir de trait d’union entre le prolétariat d’Europe occidentale et le prolétariat américain.
Cette importance se mesure également à la réaction inquiète de la bourgeoisie, en particulier en Europe occidentale, par rapport aux dangers que recèle l’extension de la « dégradation de la situation sociale ». C’est en particulier le cas en France, en Belgique ou en Allemagne où la bourgeoisie, contrairement à l’attitude de la bourgeoisie britannique, a pris des mesures pour plafonner les hausses de pétrole, de gaz et d’électricité ou bien pour compenser au moyen de subventions ou de baisses d’impôts l’impact de l’inflation et de la hausse des prix et clame haut et fort qu’elle veut protéger le « pouvoir d’achat » des travailleurs. De même, le large écho accordé dans les médias au décès de la reine Élisabeth et aux cérémonies des obsèques est destiné à flouter les images de lutte de classe et diffuser au contraire le tableau d’une population britannique unie, communiant dans la ferveur nationale et respectueuse de l’ordre constitutionnel bourgeois. La bourgeoisie sait parfaitement que l’approfondissement de la crise et les conséquences de la guerre iront crescendo. Or, le fait que, dès à présent, un mouvement massif se développe face aux premières attaques, qui sont similaires pour toutes les fractions du prolétariat non seulement au Royaume-Uni, mais aussi en Europe et même dans le monde, ne peut qu’inquiéter profondément la bourgeoisie alors qu’elle devra irrémédiablement en porter de nouvelles dans le contexte actuel.
Bien que le prolétariat ouest européen n’ait pas été vaincu durant ces quarante dernières années (contrairement à ce qui s’était passé avant les deux guerres mondiales), le recul au niveau de sa conscience de classe après 1989 (résultant en particulier de la campagne sur la « mort du communisme ») avait cependant été significatif. Ensuite, l’approfondissement de la décomposition à partir des années 1990 avait affecté de plus en plus son identité de classe, et cette tendance n’avait pu être inversée par des mouvements de lutte ou des expressions de réflexion minoritaires dans les deux premières décennies du XXIe siècle, tels que la lutte contre le Contrat Première Embauche (CPE) en France en 2006, le mouvement des « Indignados » en Espagne en 2011, les luttes à la SNCF et à Air France en 2014 et le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en 2019-2020 en France ou encore le « Striketober » aux États-Unis en 2021.
De plus, tout au long des deux premières décennies du XXIe siècle, la classe ouvrière mondiale a été confrontée dans ses luttes au danger de mouvements interclassistes, comme en France avec les actions des « gilets jaunes », au poids de mobilisations populistes comme le mouvement MAGA (« Make America great again ») aux États-Unis, ou encore aux luttes parcellaires comme les « marches pour le climat » ou le mouvement « Black lives matter » et les mobilisations en faveur de la liberté d’avortement aux États-Unis. Plus récemment, face aux premières conséquences de la crise, de nombreuses révoltes populaires ont éclaté dans différents pays d’Amérique latine contre la hausse des prix des carburants et autres denrées de première nécessité. L’ensemble de ces mouvements constitue un danger pour les travailleurs qui risquent ainsi d’être entraînés dans des luttes interclassistesou carrément bourgeoises dans lesquelles ils sont noyés dans la masse des « citoyens ».
Or, seul le prolétariat propose une alternative face aux désastres qui marquent notre société. Et justement, contre ces mouvements qui entraînent les travailleurs sur de faux terrains, l’apport fondamental de la vague de grèves des travailleurs britanniques est l’affirmation que la lutte contre l’exploitation capitaliste doit se situer sur un clair terrain de classe et poser de claires revendications ouvrières contre les attaques visant le niveau de vie des travailleurs : « Mais en outre, et c’est là l’élément qui détermine en dernier ressort l’évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l’origine du développement de la décomposition, l’aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe ». (1) Le développement de cette combativité massive dans des luttes pour la défense du « pouvoir d’achat » est pour le prolétariat mondial une condition incontournable pour engager le processus permettant de surmonter le profond recul qu’il a subi depuis l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens et de recouvrer son identité de classe et sa perspective révolutionnaire.
Bref, autant du point de vue historique que du contexte actuel auquel est confrontée la classe ouvrière, cette vague de grèves en Grande-Bretagne constitue dès lors une rupture dans la dynamique de la lutte de classe, capable de provoquer un « changement d’atmosphère » sociale.
L’importance de ce mouvement ne se limite pas au fait qu’il met fin à une longue période de relative passivité. Ces luttes se développent à un moment où le monde est confronté à une guerre impérialiste de grande ampleur, une guerre qui oppose, en Europe, la Russie à l’Ukraine mais qui a une portée mondiale avec, en particulier, une mobilisation des pays membres de l’OTAN. Une mobilisation en armes mais aussi économique, diplomatique et idéologique. Dans les pays occidentaux, le discours des gouvernements appelle aux sacrifices pour « défendre la liberté et la démocratie ». Concrètement, cela veut dire qu’il faut que les prolétaires de ces pays se serrent encore plus la ceinture pour « témoigner leur solidarité avec l’Ukraine », en fait avec la bourgeoisie ukrainienne et celle des pays occidentaux.
Face au conflit en Ukraine, appeler à une mobilisation directe des travailleurs contre la guerre est illusoire ; cependant, le CCI a mis en évidence dès février 2022 que la réaction ouvrière allait se manifester sur le terrain des attaques contre leur « pouvoir d’achat », qui sont le produit de l’accumulation et de l’interconnexion des crises et catastrophes de la période passée. De telles luttes iraient aussi à l’encontre de la campagne appelant à accepter des sacrifices pour soutenir « l’héroïque résistance du peuple ukrainien ».
Par ailleurs, la mobilisation contre l’austérité capitaliste contient à terme aussi une opposition contre la guerre. Voilà aussi ce que les grèves du prolétariat au Royaume-Uni portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas toujours pleinement conscience : le refus de se sacrifier encore et toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers la catastrophe et, finalement, à sa destruction.
Bref, même si les luttes se limitent pour le moment à un seul pays, si elles s’épuisent et s’il ne faut sans doute pas s’attendre dans l’immédiat à une série de développements majeurs similaires dans différents pays, un jalon est posé. L’acquis essentiel de la lutte des ouvriers britanniques est de relever la tête et de se battre, la pire défaite étant de subir sans se battre. C’est sur cette base que des leçons peuvent être tirées et que la lutte peut avancer. Dans cette perspective, elles représentent un changement qualitatif et annoncent un changement dans la situation de la classe ouvrière face à la bourgeoisie : elles marquent un développement de la combativité sur un terrain de classe qui peut être l’amorce d’un nouvel épisode de la lutte, car c’est à travers ses luttes économiques massives que la classe ouvrière pourra recouvrer progressivement son identité de classe, érodée par la pression de plus de trente années de décomposition, le reflux des luttes et de la conscience, les sirènes des mouvements interclassistes, le populisme et les campagnes écologistes, et qu’elle pourra ouvrir une perspective pour l’ensemble de la société. De ce point de vue, il y a un « avant » et un « après » été 2022.
R. Havanais, 22 septembre 2022
1) « Thèses sur la décomposition », Revue internationale n° 62 (1990).
L'irruption du populisme dans la première puissance mondiale qui a été couronnée par le triomphe de Donald Trump en 2016 a apporté 4 années de décisions contradictoires et erratiques, de dénigrement des institutions et des accords internationaux qui ont encore accéléré le chaos mondial et conduit à un nouvel affaiblissement et discrédit de la puissance américaine , accélérant ainsi son déclin historique. La situation devient de plus en plus grave et les difficultés internes et les divisions de la vie sociale américaine apparaissent ouvertement. A cela s'ajoute une pandémie dont la gestion a montré l'énorme irresponsabilité de l'approche populiste, appelant à faire fi des mesures préventives proposées par les équipes de scientifiques, au point que les Etats-Unis concentrent le triste record de décès par Covid-19 dans le monde. Terreur d'État, violence dans les manifestations antiracistes (BLM), montée des groupes armés suprématistes, augmentation de la criminalité et dans le cadre de cette escalade féroce des événements, le 6 janvier 2021, les troupes trumpistes ont pris le Capitole, le "symbole de l'ordre démocratique", pour tenter de renverser la légalisation du résultat favorable à la faction Biden. La pandémie a accéléré les tendances à la perte de contrôle de la situation sociale, les divisions internes de la bourgeoisie américaine se sont aiguisées dans une élection où, pour la première fois dans l'histoire, le même président et candidat à la réélection accuse le système du pays le plus démocratique du monde de "fraude électorale", dans le meilleur style d'une "république bananière". Les États-Unis sont maintenant à l'épicentre de la décomposition sociale.
Afin d'expliquer, à partir d'une analyse marxiste, cette "nouvelle" situation de l'ancienne superpuissance, nous devons adopter une approche historique. Il faut d'abord expliquer comment se fait-il que les Etats-Unis soient devenus la première puissance mondiale, le pays qui domine le commerce, la politique, la guerre et que sa monnaie devienne la monnaie mondiale. Dans la première partie de cet article, nous examinerons le parcours historique des États-Unis, de leur fondation à leur apogée, leur ascension en tant que gendarme mondial incontesté, c'est-à-dire que nous traiterons des événements de la fin du XVIIIe siècle à la chute du bloc de l'Est en 1989. C'est la période historique qui a été marquée par la primauté du capitalisme américain au niveau mondial. L'effondrement du bloc de l'Est marque le début d'une phase terminale dans l'évolution du capitalisme : la décomposition sociale. Avec elle commence aussi le déclin du leadership américain et le naufrage de l'ensemble du système bourgeois dans le chaos et la barbarie. La deuxième partie de cet article portera sur la période allant du début des années 1990 à l'année en cours. En 30 ans de pourrissement de la société bourgeoise, les Etats-Unis sont devenus un facteur d'aggravation du chaos, leur leadership mondial ne sera pas récupéré, peu importe que l'équipe Biden le proclame dans ses discours, ce n'est pas une question de souhaits, ce sont les caractéristiques de cette phase finale du capitalisme qui déterminent le cours des tendances et l'abîme vers lequel le capitalisme nous mène si le prolétariat n'y mettait pas fin par la révolution communiste mondiale.
Lorsque Marx a écrit "Travail salarié et capital", et surtout la grande œuvre du marxisme "Le Capital", il a pris comme référence le processus interne du pays capitaliste le plus développé de son époque : l'Angleterre, pays de la révolution industrielle et berceau du capitalisme moderne. Au XVIIIe siècle, les États-Unis commençaient tout juste à se consolider en tant que pays sur le nouveau continent. L'indépendance des 13 colonies le 4 juillet 1776 et l'élaboration de la Constitution de l'"Union américaine" allaient amorcer un développement vertigineux du capitalisme en Amérique du Nord.
Dans le cadre de cet article, nous n'allons pas développer l'histoire de l'indépendance des "13 colonies anglaises". Cependant, nous voudrions souligner que l'un des grands mécontentements des colons s'est développé à partir des augmentations d'impôts et du manque de "représentation", c'est pourquoi le slogan était "Un homme = un vote" ou "Pas d'imposition sans représentation". La démocratie commençait à apparaître comme le meilleur cadre pour le développement de la "libre entreprise et de la propriété privée", ce n'est pas une coïncidence si les États-Unis ont commencé à se considérer comme le garant de la démocratie dans le monde.
Le XVIIIe siècle a été dominé par les grands pays colonialistes : l'Angleterre, la France, l'Espagne et, dans une moindre mesure, la Hollande et le Portugal. C'est pourquoi la reconnaissance de l'indépendance des États-Unis a été reconnue dans un climat de rivalités et de luttes territoriales entre ces puissances. Le "Traité de Paris" (1783) reconnaît l'indépendance des États-Unis et leur droit de s'étendre jusqu'au Mississippi. La France possède la Louisiane et l'ensemble du bassin du Mississippi, l'Espagne domine la Floride et conserve une domination absolue sur la "vice-royauté de Nouvelle-Espagne" qui deviendra plus tard le Mexique.
En 1787, la Convention décide de créer une Constitution pour les nouveaux "13 États", éliminant ainsi les affrontements entre eux (entre le New Jersey et New York par exemple) et résolvant le problème des caisses vides pour faire face aux invasions de l'ouest entretenues par la Grande-Bretagne et l'Espagne. En même temps que l'approbation de la Constitution en 1789, la "Déclaration des droits de l’Homme" a également été approuvée. Comme la bourgeoisie montante était une nouvelle classe exploiteuse et que le capitalisme était un système d'extraction de la plus-value de la classe ouvrière, toutes ces déclarations de "droits" comme dans la devise de la révolution française "Lliberté, égalité et fraternité" n'étaient que des couvertures idéologiques pour justifier les relations modernes d'exploitation capitaliste, un programme pour achever la consolidation du capitalisme contre l'ancien régime féodal et ses séquelles. Ces "déclarations" grandioses ne devaient bientôt plus être qu'une couverture pour une exploitation rapace sans aucun semblant de traitement humain : l'esclavage, le racisme et la lutte pour les droits civils aux États-Unis sont une démonstration du fossé entre les "postulats" de la démocratie et la réalité de la vie sous le capitalisme.
Les navires arrivaient dans les ports de l'Est américain remplis d'émigrants qui aspiraient à des terres nouvelles et fertiles, à créer leurs propres entreprises, en d'autres termes, le "rêve américain" était une possibilité pour des millions d'émigrants d'améliorer leur situation. Les lois autorisent l'émigration et de nombreux Européens partent coloniser l'Ouest américain. La population américaine a énormément augmenté grâce à l'émigration. En 1850, il y avait 23 millions d'habitants et en 1910, il y en avait 92 millions, soit plus que la population de l'Angleterre et de la France réunies. Dans le stade ascendant du capitalisme, l'émigration avait une nature différente de celle des émigrations d'aujourd'hui. À l'époque de l'expansion du capitalisme, la possibilité d'améliorer les conditions de vie était réelle, aujourd'hui il s'agit simplement d'une fuite aveugle et suicidaire, d'une véritable impasse. Ainsi, les caravanes de milliers de migrants qui quittent l'Amérique centrale et tentent de rejoindre les États-Unis par voie terrestre sont confrontées à la faim, aux gangs de trafiquants et à la répression de l'État, la plupart d'entre eux n'y trouvant que des souffrances indicibles ou la mort pure et simple.
L'expansion du capitalisme vers l'Ouest est connue sous le nom de "Destinée manifeste", le capitalisme s'est étendu et a ouvert la voie à la pointe du canon et avec la Winchester en main, les indigènes ont été déplacés ou exterminés et les survivants qui ont résulté de cette expropriation violente et forcée ont fini confinés dans des "réserves". "La Frontière" s'étend tout au long du XVIIIe siècle au nom d’une soi-disant prédestination investie " d’une mission dictée par une volonté divine ". La « Destinée manifeste » exprimait l'idéologie des premiers colons, protestants et puritains, de se concevoir comme une nation "élue" destinée à s'étendre de l'Atlantique au Pacifique. Cette expansion s'accompagne de l'arrivée du train[1], du télégraphe et d'un besoin accru d'approvisionnement en marchandises. Il semblerait que le capitalisme ait vécu une ascension sans limites temporelles, d'où les positions isolationnistes historiques reposaient sur cette idée d'un progrès permanent dans un Etat vivant quasiment en autarcie. Cette "expansion interne" s'est achevée et consolidée au début du 20e siècle.
Au début du XVIIIe siècle, la jeune république américaine adopte une doctrine qui marquera son histoire : la doctrine Monroe. Élaborée en 1823 par Quincy Adams et présentée au Congrès de l'Union par James Monroe, cette doctrine a été une pierre angulaire de la politique étrangère américaine se résume à cette simple phrase ¨l'Amérique aux Américains". Il était déjà clair que, depuis lors, les États-Unis proclamaient leur volonté de mettre un terme à la présence des Européens sur le sol des Amériques mais aussi que l’appui sur cette doctrine était en fait insuffisante par rapport aux territoires que les États-Unis allaient dominer sur la planète.
Cette "frontière" mythique a connu une expansion vertigineuse au XIXe siècle. Napoléon Bonaparte avait revendu la Louisiane et tout le bassin du Mississippi, puis les Américains ont acheté la Floride à l'Espagne (1821) et ont gagné la guerre contre le Mexique en 1846, gagnant plus de la moitié de l’ex-territoire mexicain et atteignant ainsi la côte Pacifique. Plus tard, en 1898, la guerre entre les États-Unis et l'Espagne s'est terminée par la victoire des Américains, qui ont pris le contrôle de Cuba, d'autres îles des Caraïbes et des lointaines Philippines. Cela montrait déjà le net déclin de l'"empire espagnol" et la montée en puissance des États-Unis en tant que puissance régionale[2]. « L'année même où George Washington accédait à la présidence des États-Unis, quinze navires chargés de soie et de thé arrivaient du port asiatique exotique et légendaire de Canton, tandis que les navires de New York, Boston et Philadelphie pénétraient hardiment dans la zone du monopole de la Compagnie des Indes orientales. Et en moins de quinze ans, les navires battant pavillon américain, armés par leurs courageux marins, faisaient escale à Batavia, Calcutta, aux Philippines, au Japon, en Turquie, en Égypte et au Maroc. L'histoire du commerce extérieur des États-Unis a commencé de manière spectaculaire »[3] . Dans le Pacifique, à partir du milieu du XIXe siècle, les États-Unis ont commencé à faire sentir leur présence en contribuant à "l'ouverture" du Japon au capitalisme. À la même époque, la Grande-Bretagne pénètre en Chine et établit ses relations dans ce pays asiatique. Cependant, à ce stade, les États-Unis ne sont pas encore poussés à étendre leur présence et à défendre leurs possessions, ce qui commence à se produire surtout au début du XXe siècle.
Le long processus d'intégration des États de l'Union a débuté en 1787 jusqu'aux dernières intégrations en 1959. L'Alaska a été acheté aux Russes en 1867, mais ce n'est qu'en janvier 1959 que l'Alaska est devenu le 49e État et qu'Hawaï est devenu le 50e État en août de la même année. Nous parlons de plus de 170 ans, période pendant laquelle le territoire a été étendu jusqu'à la conquête de la "dernière frontière", c'est-à-dire jusqu'à la côte Pacifique de la Californie. Dans l'avancée frénétique du capitalisme sur l'immense territoire de l'Amérique du Nord, il était nécessaire d'affronter les États esclavagistes du Sud pour deux raisons : consolider l'unité de l'État national en mettant un terme aux sécessionnistes qui menaçaient constamment de devenir indépendants et, d'autre part, éliminer le système esclavagiste archaïque qui ne permettait pas l'existence de " citoyens libres "... libres de vendre leur force de travail salariée ! C'était d'autant plus nécessaire que les États-Unis, au moins jusqu'à la Première Guerre mondiale, souffraient presque en permanence d'une pénurie de main-d'œuvre.
Au XIXe siècle, les États-Unis sont devenus le plus grand importateur d'esclaves. Le travail des esclaves agricoles était concentré dans les États du Sud. D'autre part, le Nord industrialisé a fondé son développement sur l'exploitation du travail salarié, ce qui pose un problème au capitalisme : l'industrie domine les campagnes et la main-d'œuvre doit "circuler librement" pour que le capital puisse l'utiliser sans discernement. Les propriétaires d'esclaves résistent à cette logique du capital et tentent de se détacher du Nord industriel. La sanglante guerre civile (1861-1865) a été le triomphe total du capitalisme et une dure leçon pour les prochaines tentations séparatistes. Cette avancée du capitalisme a été saluée par le marxisme car les rapports de production bourgeois apportent avec eux leurs fossoyeurs : le prolétariat moderne. C'est pourquoi "dans notre message de salutation à M. Lincoln à l'occasion de sa réélection à la présidence, nous avons exprimé notre conviction que la guerre civile en Amérique aurait une aussi grande importance pour le progrès de la classe ouvrière que la guerre d'indépendance américaine pour le progrès de la bourgeoisie"[4].
Alors que les États-Unis sont engagés dans leur guerre de Sécession, au Mexique, la France a imposé un membre de la maison des Habsbourg comme empereur mexicain. Napoléon III a l'intention de contester l'arrière-cour des États-Unis. Il ne s'agissait pas de la complaisance de "l'Oncle Sam" ou du fait que la doctrine Monroe était une chimère, non, ils étaient simplement occupés par leur guerre interne, mais une fois la guerre de Sécession terminée, Washington a été en mesure d'expulser les Français de leur zone d'influence naturelle. Afin de donner une leçon aux Européens et de garder leurs futures prétentions sous clé, les États-Unis ont fait fusiller Maximilien de Habsbourg malgré les supplications de l'aristocratie européenne et d'artistes comme Victor Hugo. Un épisode de plus qui a montré qui, désormais, donnerait le ton de la politique mondiale.
Au début du XXe siècle, « les États-Unis avaient constitué la société capitaliste la plus vigoureuse du monde et organisé la production industrielle la plus puissante (...) La productivité du travail a augmenté plus fortement qu'ailleurs, de même que les profits, les salaires et le revenu national". "Mais à partir de l'époque de la mort de Marx, au cours des années1880, le capitalisme américain a atteint et dépassé les chiffres de la production industrielle anglaise, à partir de ce moment l'Amérique a donc assumé le premier rang parmi les pays industrialisés. (...) La Première Guerre mondiale, en même temps qu'elle provoquait une forte réduction de la production européenne, allait accentuer encore plus les progrès de l'économie américaine, de sorte qu'au moment où éclatait la Révolution d'Octobre, les États-Unis produisaient déjà presque davantage de biens et de marchandises que toute l’Europe réunie »[5]
Pour la bourgeoisie américaine et tous ses idéologues, il semblait que la manne capitaliste était presque une "caractéristique naturelle" du système, cependant, la réalité était basée sur la conquête d'un vaste territoire qui, à mesure que " la frontière" avançait vers l'ouest, la demande de toutes sortes de fournitures et de biens augmentait, un processus capable d'absorber également un grand nombre d'émigrants et de faire grimper tous les chiffres de la croissance, les prêts qui soutenaient cette expansion provenaient d'Europe. En 1893, Chicago devient le site de l'"Exposition universelle", qui place directement les États-Unis sur la liste des puissances industrielles. Le "rêve américain" a toutefois atteint ses limites, le début du XXe siècle et la Première Guerre mondiale ont annoncé l'entrée du capitalisme dans sa décadence historique et de nouvelles conditions allaient entrer en scène pour expliquer l'évolution des États-Unis qui commençaient à émerger comme une puissance mondiale.
La Première Guerre mondiale a marqué la nécessité d'une "nouvelle répartition du monde". Les puissances industrielles comme l'Allemagne sont arrivées tardivement à la distribution du marché mondial. Alors que la France et l'Angleterre s'étaient servies avec une grande cuillère au niveau de la conquête des colonies, alors que les Etats-Unis dominaient le continent américain et consolidaient leur expansion d'Est en Ouest, l'Allemagne n'avait quasiment rien et aspirait à un nouveau repartage du monde. Sous le capitalisme, il n'y a pas d'autre moyen de faire face à la recherche d'un "espace vital" que la guerre et, à partir de 1914, la guerre devient le mode de vie du capitalisme décadent[6].
Le conflit de "La Grande Guerre" a entraîné toute l'Europe dans la destruction, les massacres, la barbarie pure et simple. L'Allemagne déclenche les hostilités. Pour la première fois dans l'ère moderne, l'Europe est confrontée à une situation aussi dramatique.
Les États-Unis ont maintenu la "neutralité" jusqu'en 1917. Rappelons le poids énorme de l'illusion d'un développement capitaliste illimité, loin des problèmes européens. Malgré le naufrage du RMS Lusitania coulé par des sous-marins allemands en 1915, le président Woodrow Wilson maintient la "neutralité". Une neutralité très commode, les États-Unis augmentent leur production de façon remarquable, ils commencent à devenir les grands fournisseurs de l'Entente en munitions, fournitures militaires de toutes sortes, nourriture, etc. Les navires américains n'ont pas cessé de transiter par l'Atlantique chargés de marchandises pour approvisionner le front de la guerre. C'est pourquoi les Allemands savaient qu'il fallait faire la guerre aux États-Unis pour mettre un terme à cet énorme soutien logistique à l'Angleterre et à la France. L'Allemagne déclare à nouveau en 1917 la reprise des attaques sous-marines sans restriction. A cela, s'ajoute l'ingérence allemande au Mexique profitant des bouleversements sociaux dans ce pays et Berlin propose au gouvernement mexicain de déclarer la guerre aux USA et fait miroiter que la victoire du camp allemand signifierait pour le Mexique la récupération des territoires perdus[7]. Afin de maintenir son rôle de grand fournisseur et de défendre ses navires, son canal de Panama et son arrière-cour en proie à des convulsions, la "neutralité" était déjà inutile et l'entrée en guerre était une nécessité impérieuse pour la bourgeoisie américaine... malgré les tentatives de Wilson d'empêcher cette voie. En fin de compte, la logique du capital a prévalu contre les intentions puritaines et candides du maintien de la paix.
« L'entrée en guerre des États-Unis a entraîné un changement fondamental dans les rapports de force industriels et militaires entre les belligérants. Sans les États-Unis, le potentiel industriel anglo-français et celui des puissances centrales restaient plus ou moins en équilibre ; avec l'Amérique, les puissances occidentales possédaient sur leurs adversaires une supériorité à proportion de trois contre un, qui rendait la victoire impossible pour ces derniers »[8]. Les États-Unis ont envoyé un million d'hommes au front, sur le seul front où ils se sont battus, leur industrie a été la grande arme stratégique pour que l'Allemagne se rende et le traité de Versailles a établi les conditions pour que les vaincus paient les dommages de guerre. Ce sont les États-Unis qui ont poussé à la création de la Société des Nations sur la base des "Quatorze points" mis en avant par Woodrow Wilson. Cependant, les États-Unis n'ont pas adhéré à cette organisation afin de maintenir leur "neutralité" face aux conflits futurs.
Alors que les centres industriels de l'Europe et sa population ont été grandement touchés par les destructions et les massacres, les États-Unis, situés à des milliers de kilomètres des champs de bataille, ont conservé une industrie en pleine croissance travaillant à plein régime et une population loin des souffrances directes produites par la guerre. Les pays "vainqueurs" comme la France et l'Angleterre n'ont pas retrouvé leur force industrielle. En 1919, tous les belligérants européens avaient diminué leur production de plus d'un tiers, tandis que les États-Unis sont sortis de cette guerre renforcés et avec une concentration d'or dans leurs coffres comme jamais auparavant. Au milieu du XIXe siècle, l'Angleterre était la puissance mondiale incontestée et son empire, "là où le soleil ne se couche jamais", était là pour le prouver, mais après la Première Guerre mondiale, elle devait se ranger à contrecœur derrière les Américains. Les États-Unis sont passés du statut de débiteurs à celui de plus grands créanciers et prêteurs de l'Europe au cours de la première période d'après-guerre. Le déclin du capitalisme a inauguré une nouvelle organisation dans les constellations impérialistes.
En réalité, après la guerre, il n'y a pas eu de relance de l'économie mondiale ni d'expansion de nouveaux marchés. Pour les Etats-Unis, c'est grâce à la guerre qu'ils ont augmenté leurs exportations massives vers l'Europe et le fait d'avoir conservé intact leur outil industriel a renforcé la pensée de la bourgeoisie américaine de "croissance illimitée". Cependant, 1929 et la Grande Dépression ont fait voler en éclats cette idéologie des "20 ans heureux" et ont rappelé à tous que le capitalisme était entré dans sa décadence et que les crises et les guerres étaient désormais son mode de vie.
Tels des fléaux bibliques, les fléaux de la Grande Dépression frappent le sol américain. Chômage de masse, faillites d'entreprises, faim dans les rues... les images de désolation se sont répétées dans tout le pays et les ravages se sont étendus au reste du monde, bien sûr, avec des niveaux d'affectation différents. L'État américain, sous la direction de Franklin D. Roosevelt, décide d'intervenir. Le capitalisme d'État, qui avait pris forme depuis la Première Guerre mondiale, est devenu omniprésent et est intervenu pour sauver l'économie. Le "New Deal" n'est rien d'autre que du keynésianisme, l'État doit investir dans les infrastructures pour revitaliser l'ensemble de l'industrie. La mise en œuvre du plan a pris du retard et les effets positifs attendus ont mis du temps à arriver. Ainsi, dans les années 1930, la bourgeoisie mondiale cherchera une issue à cette situation, la seule issue que le capital puisse mettre en œuvre : une nouvelle guerre mondiale rendue uniquement possible grâce à l'écrasement du prolétariat. Cette fois, la guerre sera plus dévastatrice et plus cruelle et les États-Unis en sortiront encore mieux positionnés en tant que puissance mondiale incontestée.
Une fois de plus, c'est l'Allemagne qui a dû remettre en question le statu quo. L'annexion de l'Autriche d'abord et la blitzkrieg pour envahir la Pologne en 1939 ouvrent à nouveau les hostilités. Les États-Unis, dont le territoire est à l'abri des champs de bataille, maintiennent à nouveau leur neutralité. Alors que la France est envahie par les troupes d'occupation et que l'Angleterre est soumise aux bombardements allemands, les États-Unis réactivent leur rôle de fournisseur du front, le chômage est résorbé et l'industrie américaine retrouve une production frénétique. Ce n'est pas le New Deal mais bien la guerre qui permet à l'appareil industriel américain de retrouver sa vigueur.
L'Allemagne semblait inarrêtable. À l'intérieur des États-Unis, il y a une forte résistance à une éventuelle entrée des États-Unis dans le conflit mondial, l'aile "isolationniste" normalement concentrée dans le parti républicain n'est pas d'accord avec l'entrée des États-Unis dans le conflit et il y a une forte sympathie des secteurs de la société américaine envers les puissances de l'Axe, en particulier envers l'Allemagne. La bourgeoisie américaine savait que l'Allemagne prendrait le contrôle de l'Europe si elle n'intervenait pas. Contrairement à la Première Guerre mondiale, cette fois-ci, le Japon, qui avait déjà étendu ses ambitions impérialistes à la Mandchourie et occupé de grandes parties de la Chine, entre immédiatement en guerre du côté de l'Axe (Berlin-Rome-Tokyo) et tente de dominer le Pacifique.
Pour pouvoir entrer en guerre, il fallait non seulement briser les isolationnistes, mais aussi convaincre la population et neutraliser la classe ouvrière derrière la bannière étoilée. Il fallait pour cela une attaque qui justifierait, sans résistance, l'entrée en guerre. Les provocations de la bourgeoisie américaine contre les Japonais ont porté leurs fruits et, en décembre 1941, l'empire de Hirohito a mordu à l'hameçon et attaqué Pearl Harbour à Hawaï. Le machiavélisme de la bourgeoisie américaine est digne d'être étudié ; la vie de chacun compte et les pertes matérielles sont secondaires lorsqu'il s'agit d'atteindre des objectifs impérialistes.[10] Une fois encore, l'entrée en guerre des États-Unis a fait pencher la balance en faveur des Alliés et toute leur industrie s'est consacrée à la fourniture d'armes et de matériel aux Alliés. Le New Deal n'a pas tenu sa promesse de plein emploi : en 1938, il y avait 11 millions de chômeurs et en 1941, ils étaient encore plus de 6 millions. Ce n'est que lorsque l'ensemble de l'appareil industriel a été mis en place pour répondre aux exigences de la guerre que le chômage a finalement diminué. Le mirage d'avoir surmonté la crise est réapparu à l'horizon américain.
La bourgeoisie américaine avait construit une armée moderne capable d'intervenir partout dans le monde et ses scientifiques expérimentaient déjà l'utilisation de la fission nucléaire. La "neutralité" pacifique était armée jusqu'aux dents. Être une puissance économique est intimement lié à la capacité de l'État-nation à défendre ces intérêts et à les diffuser dans le monde.
La Seconde Guerre mondiale a évidemment été beaucoup plus dévastatrice que la Première Guerre mondiale. Le nombre de morts dans le monde a atteint 50 millions, dont un grand nombre de civils. La destruction des usines et des quartiers ouvriers de l'ennemi est un nouvel élément pour affaiblir la capacité de l'adversaire, il était essentiel de détruire les centres de forces de travail et les usines de denrées alimentaires, de médicaments, de munitions, etc. La dévastation de l'Europe a provoqué la montée en puissance d'une puissance de second rang comme l'URSS dont les appétits impérialistes semblaient insatiables. Les États-Unis devaient utiliser leur nouvelle puissance militaire, la bombe atomique, pour négocier avec Staline en position de force. C'est pourquoi à Yalta, en février 1945, alors que les Américains n'avaient pas encore fini de construire leurs armes atomiques, Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill ont laissé des questions ambiguës devant l'URSS, les Russes voulant envahir le Japon avant le mois de mai. Déjà sous Harry S. Truman, l'accord de Potsdam a été conclu au début du mois d'août 1945, mais Truman a reçu des télégrammes confirmant le succès des essais de la bombe atomique au Nouveau Mexique et Truman a pu parler plus fort aux Soviétiques, il savait qu'ils avaient déjà l'arme qui les mettait au-dessus de l'URSS. Les États-Unis ont largué leurs armes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki alors qu'en fait, ils n’avaient pas à vaincre le Japon, qui ne représentait plus une menace pour les Alliés mais à impressionner les Russes. Les bombardements atomiques devaient mettre un terme aux ambitions soviétiques. La Seconde Guerre mondiale n'était pas encore terminée et la Guerre froide avait déjà pointé le bout de son nez.
Les États-Unis ont obtenu le contrôle du monde à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La création de l'ONU, les accords de Bretton Woods (en 1945, 80 % de l'or mondial se trouvait aux États-Unis), la Banque mondiale, le FMI, le GATT, l'OTAN... toute une architecture organisationnelle qui a assuré la supériorité mondiale américaine en matière économique, politique et, surtout, militaire. Des bases américaines multipliées autour de la planète, 800 bases militaires plus les bases secrètes qu'il y a probablement dans des pays comme Israël et l'Arabie Saoudite. Pendant la Seconde Guerre mondiale, « 12 millions d'hommes servaient dans l'armée, les États-Unis ont doublé leur produit national brut (PNB) et, à la fin de la guerre, "ils détenaient "la moitié de la capacité de production manufacturière mondiale, la plus grande partie de ses surplus en nourriture et presque toutes ses réserves financières. Les Etats-Unis occupaient la première place dans toute une série de technologies de pointe essentielles à la guerre moderne et à la prospérité économique. La possession d'importantes réserves pétrolières nationales et le contrôle de celles d'Amérique latine et du Moyen-Orient ont contribué à sa domination mondiale globale " (DS Painter, Encyclopedia of US Foreign Policy) »[12].
Ainsi, "la puissance américaine était favorisée par les avantages dus à son relatif isolement géographique. Éloignée des théâtres centraux des deux guerres mondiales, la nation nord-américaine n'a pas subi de destruction massive de ses principaux centres de production comme l'Europe, et sa population civile n'a pas eu à subir la terreur des raids aériens, des bombardements, des déportations et des camps de concentration qui ont causé la mort de millions de civils en Europe (on estime qu'en Russie seulement, plus de 20 millions de civils ont péri).elle est devenue le mode de vie du capitalisme décadent"[13].
Pendant la Guerre froide, le grand axe de la politique étrangère américaine depuis 1945 était celui de "l'endiguement de l'URSS" et de son bloc faussement nommé "communiste". Les prétentions de l'URSS ne tardent pas à se manifester ouvertement : elle avale littéralement les pays baltes, installe un gouvernement en Pologne, négocie avec la Turquie un accès à la mer Noire, alimente la guerre civile en Grèce et ne cache pas ses prétentions à l'égard du Japon et des îles Kouriles, avec lesquelles elle dominera de l'Europe au Pacifique. Ce n'est qu'en 1947 que les États-Unis ont conçu la stratégie du "Plan Marshall", plus de 12,5 milliards de dollars à l'époque pour reconstruire les villes, soulager la faim, fournir des biens à toute l'Europe, bref, une grande partie des crédits du Plan Marshall serait pour que les Européens continuent à consommer des biens américains. Toutefois, l'objectif principal était d'empêcher le développement en Europe de conditions permettant à l'URSS et aux partis communistes fidèles à Moscou de perturber l'environnement social convulsif et d'obtenir de nouveaux membres pour le bloc russe, le cas de la Tchécoslovaquie étant une leçon éloquente qui ne pouvait être répétée.[14]
A la fin de la guerre, George Marshall arrive en Chine pour tenter de former une coalition, cependant, Mao Tse Toung du PCC et Chiang Kai-Shec du Koumitang, conseillés par Moscou, mettent de côté leurs rivalités pour faire front commun contre les Américains et rompent les négociations au printemps 46.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'URSS et les États-Unis ont convenu de diviser la Corée à partir du 36e parallèle, mais en 1950, le Nord, soutenu par les Russes, a envahi la Corée du Sud, qui était sous tutelle américaine. L'horreur de la guerre froide a montré son macabre destin, la guerre a duré 3 ans avec 3 millions de morts, des familles divisées et une angoisse permanente dans la population coréenne. Les États-Unis ont réussi à prendre le dessus, en repoussant les forces nord-coréennes vers la frontière initialement convenue. Cette guerre marquera le début d'une escalade dans laquelle les États-Unis s'affirmeront pendant les 40 prochaines années comme la première puissance mondiale incontestée.
L'Europe était divisée par le "rideau de fer". L'OTAN a été créée en 1949 pour la protection militaire de l'Europe occidentale, puis les Russes ont répondu avec le Pacte de Varsovie (1955). Le monde était plongé dans une menace permanente de conflit, les missiles et toutes sortes d'armements ne disparaissaient plus du paysage, la paix du capitalisme était la nouvelle épée de Damoclès.
Petit à petit, les Etats-Unis imposent leur loi. En 1956, lorsque le Royaume-Uni et la France, de connivence avec Israël, veulent mettre en pratique leurs petits caprices et reprendre le contrôle du canal de Suez, les Américains imposent la discipline et relèguent la France et le Royaume-Uni au rôle de seconds rôles derrière les USA.
La seule confrontation directe entre les deux chefs du bloc USA-URSS fut la "crise des missiles de Cuba" en 1962, qui se termina par un accord secret entre l'administration Kennedy et Nikita Khrouchtchev. Le reste des confrontations de cette période s'est fait par le biais d'intermédiaires.
La pierre d'achoppement la plus importante du "siècle américain" a été la guerre du Vietnam. Le Vietnam est divisé entre le Nord et le Sud, le Sud étant sous l'influence de Washington et le Nord soutenu par l'URSS et la Chine. Cette guerre a suscité de nombreuses divisions au sein de la bourgeoisie américaine et l'"impasse" dans le bourbier vietnamien, ainsi que les progrès de l'influence de Moscou au Moyen-Orient, ont contraint les Américains à renoncer à cette guerre et à réorienter leur politique étrangère. Bien qu'ils aient envoyé plus de 500 000 hommes au Vietnam en 1968, ils ont dû abandonner des territoires autrefois contrôlés par la France coloniale, et en 1973, les "accords de Paris" ont été signés, stipulant le départ des Américains du Sud-Vietnam. Cela se traduira bientôt par la reprise de Saigon par le Nord-Vietnam (1976) et une réunification sous l'égide "communiste" avec le nom pompeux de République socialiste du Vietnam (1976).
Mis à part ce fiasco, qui n'était pas "la guerre du riz", les Américains ont réussi à atteindre la lune et à prendre la tête de la technologie et de la recherche scientifique dans le domaine militaire. Dans cette course contre le bloc "communiste", ils ont réussi à contenir l'URSS sur tout le continent américain. Cuba était une exception dont Washington allait s'assurer qu'elle ne se reproduirait pas ; la doctrine Monroe était appliquée à la lettre. L'influence cubaine se limite alors au romantisme autour de "la révolution des barbus" pour alimenter la guérilla gauchiste grâce à son emblème, Che Guevara. Au Moyen-Orient, ils ont fait d'Israël leur tête de pont pour contenir les flirts arabes avec Moscou. En Extrême-Orient, cependant, l'échec de la guerre du Viêtnam a apporté quelque chose de positif pour Washington : il a réussi à attirer la Chine dans le bloc occidental et cette dernière a définitivement rompu avec les Russes. Bien entendu, les États-Unis ont dû abandonner leur position consistant à reconnaître Taïwan comme le "gouvernement continental" ; dans la politique impérialiste, le remords et la honte sont des sentiments qui n’ont pas cours, ce qui prévaut, c'est le calcul froid des intérêts les plus sordides afin de continuer à assurer le pouvoir et le contrôle sur les autres. La Guerre froide a connu quatre décennies de jonglerie impérialiste, de l'"endiguement" à la détente et enfin à l'encerclement de l'URSS.
Les États-Unis ne sont pas intervenus dans le soulèvement hongrois de 1956, mais lorsque l'URSS a envahi l'Afghanistan au début des années 1980, ils ont été contraints de soutenir et de subventionner la "résistance" contre l'invasion soviétique, donnant ainsi naissance à la résistance des moudjahidines et à ce qui deviendra plus tard Al-Qaïda et Oussama Ben Laden, qui ont servi aux côtés des Américains. Au début du XXIe siècle, tous ces "alliés" ont commencé à jouer cavalier seul au point d'oser se rebeller et attaquer leurs anciens maîtres.
La formation des États-Unis leur a permis, dès le XVIIIe siècle, de conquérir un immense territoire et d'accueillir une émigration constante. L'industrialisation du Nord l'emporte sur l'anachronique système esclavagiste du Sud et, avec elle, le capitalisme consolide les bases de son expansion. À la fin du XIXe siècle, les États-Unis étaient déjà un pays dont le territoire s'étendait de l'Atlantique au Pacifique. Il convient de noter que l'"Union américaine" est littéralement une somme d'États, ce qui génère une unité nationale maintenue sous la contrainte. Mais la "destinée manifeste" était que les États-Unis s'étendent au monde entier car, après tout, cette "destinée" était celle du capitalisme américain et s'exprimait en filigrane dans l'illusion des premiers pionniers. La fin de l'expansion américaine sur son territoire et la délimitation de sa zone d'influence (doctrine Monroe) sur le continent avant le reste des puissances européennes ont coïncidé avec l'entrée dans le XXe siècle et le début de la décadence du capitalisme. La Première Guerre mondiale a été l'expression ouverte de la fin de la phase progressive du capitalisme et du début de son déclin historique.
Les États-Unis sortent renforcés de la Première Guerre mondiale, les prêteurs d'hier sont désormais endettés, contrairement à l'Europe où même les vainqueurs, la Grande-Bretagne et la France, n'ont jamais retrouvé leur place dans le concert des nations, les États-Unis vont se positionner comme première puissance mondiale en devenant le grand fournisseur de l'Entente et, étant géographiquement éloignés des champs de bataille, leur outil industriel et leur population restent intacts et se consacrent à produire pour approvisionner le front. La Grande Dépression a montré à quel point le capitalisme d'État était déjà le maître de toute la vie économique, politique, sociale et militaire. Bien que le New Deal n'ait pas résolu la crise, il a mis en évidence le rôle de l'État. La Seconde Guerre mondiale a plus que confirmé le rôle des États-Unis en tant que puissance mondiale. Cette fois, leur rôle de fournisseur s'est accru, les réserves d'or se sont concentrées dans les coffres américains et leur armée a montré des signes de présence sur toute la planète par le ciel, la mer et la terre. Tout son appareil productif et scientifique était subordonné aux exigences de la guerre. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons assisté au couronnement du grand vainqueur des deux guerres mondiales : les États-Unis. La Guerre froide était complètement dominée par les Américains, le bloc russe a implosé en 1989 sans coups de feu ni missiles de l'Ouest. Mais la domination américaine était basée sur des sables mouvants, tout son empire était gangréné par le cancer du militarisme. Alors que le bloc soviétique, avec la Russie à sa tête, était épuisé et disloqué en raison de l'épuisement de son appareil productif soumis pendant des décennies à la course aux armements, les États-Unis eux-mêmes sapaient leur suprématie sous le poids d'une économie soumise aux exigences de la guerre. La place de première puissance mondiale ne se défend pas par la poésie mais par le maintien et l'expansion d'une armée puissante. C'est même dans cette période que se termine le "siècle américain". Tout comme les dépenses militaires ont fini par couler l'URSS puisque l'industrie de l'armement est un domaine de gaspillage pur et simple pour le capital mondial, nous analyserons dans la deuxième partie comment ce poste a également joué négativement sur la capacité concurrentielle du capital américain.
Les États-Unis peuvent être considérés comme le pays emblématique de la décadence du capitalisme. Si la Grande-Bretagne et la France étaient les puissances de l'ascension du capitalisme, les États-Unis sont devenus la plus grande puissance en raison des conditions créées par la décadence du capitalisme, en particulier, les guerres comme "mode de vie" d'un système en déclin. Cette décadence a déjà bien entamé sa phase terminale, la décomposition sociale, qui marque depuis la fin des années 1980 une accentuation qualitative des contradictions de ce mode de production. Trente ans de décomposition sociale ont conduit les pays centraux du capitalisme, mais surtout les Etats-Unis, à devenir le moteur de l’accélération du chaos.
Marsan
[1] Le 1er juillet 1862, le président Abraham Lincoln signe la loi sur le chemin de fer du Pacifique. La loi confie à deux compagnies, l'Union Pacific Railroad et la Central Pacific Railroad, la responsabilité d'achever le chemin de fer transcontinental.
[2] Le prétexte de cette guerre est le naufrage du cuirassé américain Le Maine à La Havane le 15 février 1898. L'Espagne refuse de vendre Cuba aux Américains et l'opération qui consiste à envoyer le Maine sans préavis à l'Espagne est une provocation ouverte. Il y a toujours des spéculations sur "qui a coulé le Maine". Ce qui est certain, c'est que "le crime a profité" aux États-Unis et qu'après la guerre contre l'Espagne, ils ont contrôlé Cuba, Porto Rico et même les Philippines. Le machiavélisme de la bourgeoisie américaine a une longue histoire.
[3] En espagnol : Eugenio Pereira Salas : Los primeros contactos entre Chile y los Estados Unidos. 1778-1809 (Santiago : Ed. Andrés Bello, 1971).
[4] Le "Message adressé à au syndicat national des travailleurs des Etats-Unis " a été écrit par Marx et lu par lui-même lors d'une réunion du Conseil général de l'AIT en mai 1869.
Voir également la lettre écrite par Marx et adressée à Abraham Lincoln, au nom de l’AIT, parue dans Der Social-Demokrat, 30 décembre 1864.
[6] Revue Internationale n° 52 - 1er trimestre 1988 : "Guerres, militarisme et blocs impérialistes dans la décadence du capitalisme [20]".
Cet article explique, sur la base des analyses de la Gauche communiste de France, la différence de nature entre les guerres dans la période d'ascendance du capitalisme et celles dans sa période de décadence.
[7] Voir l’article "Comment est organisée la bourgeoisie : La bourgeoisie mexicaine dans l'histoire de l'impérialisme [21]" dans la Revue Internationale n°77, 2e trimestre 1994 et en espagnol le livre La guerra secreta en México de Friedrich Katz, ediciones ERA..
[8] Le Conflit du siècle : capitalisme et socialisme à l'épreuve de l'histoire de Fritz Sternberg (Ed. Le Seuil, Paris, 1958).
[9] Revue Internationale n° 146 de 2011. « Décadence du capitalisme (X) - Pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l'obsolescence du capitalisme [22] »
[10] Pour mieux comprendre comment les médias américains ont comparé les événements du 11 septembre 2001 et de Pearl Harbor, voir dans la Revue Internationale n° 108, 1er trimestre 2002, l’article « Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie [23]»
[11] Rapport de la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France, recueilli dans le Rapport sur le Cours Historique adopté lors du 3e Congrès du CCI, Revue Internationale n° 18, 3ème trimestre 1979 et cité dans la Revue Internationale n° 52 - 1er trimestre 1988 "Guerres, militarisme et blocs impérialistes dans la décadence du capitalisme".
[12] Revue internationale nº 113, 2ème trimestre 2003 "Notes sur l'histoire de la politique étrangère des Etats-Unis depuis la deuxième guerre mondiale [24]"
[13] Revue internationale nº 113, idem.
[14] Les traités de Yalta (1944) décident d'unir les Tchèques et les Slovaques en une seule république. Avec un gouvernement approuvé par les Alliés (Edouard Benes). L'idée était que les Soviétiques permettraient à la Tchécoslovaquie de servir de "pont" mais Staline a agi pour radicaliser le parti social-démocrate tchèque (KSC), ils ont occupé le ministère de l'intérieur et le poste de premier ministre (Gottwald), entre autres. Ils organisent un "coup d'État légal", il y a des intrigues, des "suicides" (Jan Masaryk, ministre des affaires étrangères), des milices, etc. et finalement, en février 1948, les staliniens prennent le pouvoir total. Les États-Unis n'ont pas réagi à temps, ce dont Winston Churchill s'est toujours plaint.
Le tonnage des bombes atomiques dépassait déjà celui de la Seconde Guerre mondiale et l'utilisation de produits chimiques comme le napalm au Viêtnam confirmait de façon spectaculaire une guerre froide dont la barbarie s'intensifiait.
Depuis 1989 et l'effondrement des régimes faussement nommés "communistes" de l'ancien bloc impérialiste autour de l'URSS, le marxisme authentique a dû se défendre contre une campagne intensifiée et basée sur des déformations et mensonges, prétendant que le marxisme est une idéologie dépassée, discréditée, qui, mise en pratique, ne pouvait que préparer le terrain pour le goulag totalitaire stalinien. Ces campagnes ont été favorisées non seulement par l'existence de régimes qui ont maintenu l'exploitation et la répression des travailleurs sous un drapeau rouge, mais aussi par toutes les anciennes expressions du mouvement ouvrier qui, après être passées du côté de la bourgeoisie, continuent à invoquer une version défigurée du marxisme comme un prétexte à leur participation aux guerres impérialistes et leur défense de formes plus étatiques de domination capitaliste ; et ceci a été une caractéristique des 100 dernières années et plus. Ainsi, la mobilisation de la classe ouvrière sur les champs de bataille de 1914-18 a été menée par d'anciens socialistes qui ont utilisé des passages de Marx et Engels applicables à l'époque où les guerres nationales étaient encore possibles pour justifier leur soutien à une guerre mondiale impérialiste et réactionnaire. Plus tard, les staliniens et les trotskystes ont démontré leur adhésion au camp du capital en peignant la Seconde Guerre mondiale sous un faux vernis marxiste, notamment en appelant à la défense de la "patrie socialiste" ou de "l'État ouvrier dégénéré" en URSS.
Mais la contre-révolution qui a englouti la classe ouvrière après les luttes héroïques de 1917-23 n'a pas seulement pris les formes manifestes du stalinisme et du fascisme. Elle a également eu besoin de son côté "démocratique", surtout dans l'idéologie de l'antifascisme qui a été conçue pour attirer des travailleurs et même d'anciens militants révolutionnaires malades des horreurs de la répression fasciste et du meurtre de masse. Mais sur un plan plus théorique, cette contre-révolution démocratique a également donné naissance à une nouvelle déformation du marxisme, que l'on a appelé le "marxisme occidental" et qui a été une composante clé de ce que nous appelons le modernisme[1]. Contrairement aux staliniens et aux trotskistes, cette tendance était plus amorphe et ne proposait pas de programme défini pour l'étatisation du capital (bien qu'elle ait généralement accepté qu'il y avait effectivement quelque chose de non capitaliste dans ce que Marcuse et d'autres ont appelé le "marxisme soviétique"). Elle était principalement basée sur les universités ou les "instituts de recherche sociale" reconnus par l'État, notamment l'École de Francfort, principale source d'inspiration intellectuelle du "marxisme occidental".
Ce courant peut être considéré comme la source du modernisme parce qu'il prétend offrir une critique des "dogmes dépassés" du marxisme, qui étaient peut-être valables autrefois mais ne sont plus applicables dans le "capitalisme moderne". Bien sûr, le marxisme authentique est loin d'être un dogme statique et doit constamment analyser les changements sans fin apportés par la société la plus dynamique et la plus expansive jamais vue dans l'histoire humaine. Mais l'essence du modernisme consiste à invoquer le nom de Marx pour dépouiller le marxisme de ses principes fondateurs, de tous ses traits révolutionnaires. Il se caractérise donc par tout ou partie des éléments suivants :
- Tout d'abord, le rejet de la nature révolutionnaire de la classe ouvrière. L'échec des tentatives révolutionnaires de 1917-23 a démontré, pour le modernisme, l'échec historique de la classe ouvrière, voire son enthousiasme pour la contre-révolution -que ce soit en raison de sa soumission au fascisme (un élément fort dans les écrits d'Adorno, par exemple) ou parce que le marxisme "traditionnel" lui-même était considéré comme responsable du stalinisme (ce qui alignera plus tard ces idéologies "postmarxistes" sur les principaux thèmes des campagnes idéologiques qui ont suivi l'"effondrement du communisme" de 1989). Dans la période du boom d'après-guerre, Marcuse, ayant conclu que la classe ouvrière de l'Ouest avait été achetée par la prospérité économique et des idéologies "unidimensionnelles" comme le consumérisme, a commencé à chercher d'autres sujets "révolutionnaires", comme les étudiants protestant contre la guerre du Vietnam ou les paysans menant prétendument la "lutte anti-impérialiste" dans les périphéries du système[2] ;
- le rejet de toute continuité avec le développement historique progressif, à la fois en général et plus particulièrement celui du mouvement prolétarien : Marx est accepté, mais Engels est souvent rejeté comme étant au mieux un vulgarisateur ; la Deuxième Internationale ne joue aucun rôle dans le développement du marxisme et est entièrement identifiée à son aile opportuniste ; le même traitement peut également être réservé à l'Internationale communiste, considérée comme n'étant rien d'autre que la source du "marxisme soviétique" des temps modernes ;
- dans la lignée de ce qui précède, le rejet de l'objectif de la dictature du prolétariat et de la construction d'un parti révolutionnaire de classe. En effet, le militantisme révolutionnaire est souvent présenté comme la forme la plus élevée de l'aliénation.
Le marxisme est ainsi transformé en un rejet utopique individuel du capitalisme au niveau de l'idéologie culturelle, déformant à cette fin le jeune Marx et son approche du problème de l'aliénation, ou transformant la critique de l'économie politique en un argument sophistiqué en faveur de la nature pérenne et immuable du capitalisme et en un rejet de la théorie de la décadence du capitalisme.
Dans notre article "Modernisme : Du gauchisme au néant [25]", publié dans le numéro 18 de Révolution Internationale en avril 1975, nous avons identifié l'école de Francfort comme l'une des principales sources du modernisme, et montré que ses principaux partisans s'étaient ouvertement identifiés à la classe dominante et à la guerre impérialiste de 1939-45 :
"Dans les années 30 et 40, les compagnons de route staliniens de l'Institut de recherche sociale de Francfort (Marcuse, Horkheimer, Adorno) ont commencé à poser le cadre utilisé par les modernistes aujourd'hui. Selon eux, le marxisme et le prolétariat échouaient parce qu'ils n'étaient pas assez "révolutionnaires". Par exemple, les travailleurs ne s'étaient pas ralliés avec ferveur à la défense de l'Espagne républicaine en 1936-38... Incapables de voir que l'écrasement des soulèvements ouvriers de 1917-23 a finalement permis une nouvelle guerre impérialiste, ces dilettantes ont "choisi" avec enthousiasme de soutenir le camp des Alliés pendant ce même conflit impérialiste".
L'article souligne, par exemple, que, pendant la guerre, Marcuse a travaillé pour l'Office of Intelligence Research du département d'État américain et est devenu le chef par intérim de sa section d'Europe de l'Est.
Le titre de l'article, qui situe les origines du modernisme dans l'aile gauche du capital, est parfaitement approprié dans ce cas. Cependant, les expériences ultérieures ont confirmé que le modernisme, comme les diverses déformations du socialisme critiquées dans le Manifeste communiste, pouvait également prendre racine dans des courants qui avaient initialement cherché à se placer sur le terrain du prolétariat. Dans les années 1960, face au boom économique de l'après-guerre, le groupe Socialisme ou Barbarie entend prouver que Marx s'est trompé sur l'inévitabilité des crises économiques dans le capitalisme. En 1948, après avoir rompu avec le trotskisme, S ou B avait insisté sur le fait que le capitalisme était devenu un système décadent et avait été salué par la Gauche Communiste de France comme un développement potentiellement positif, même si la GCF les avait explicitement mis en garde contre les difficultés d'une rupture complète avec le trotskisme et contre l'arrogance intellectuelle de se considérer comme seuls capables de résoudre les problèmes auxquels la classe ouvrière et le mouvement révolutionnaire sont confrontés, sans aucune référence à la tradition communiste de gauche qui avait déjà posé des questions profondes sur la défaite des révolutions de 1917-23 et sur la nature du système "socialiste" en URSS et ailleurs[3]. En réalité, S ou B devait prouver qu'il n'était pas moins fasciné par la croissance capitaliste dans les années 50 et 60 qu'une figure comme le social-démocrate Bernstein ne l'avait été dans les années 1890. Et comme ils en venaient de plus en plus à considérer les dogmes du stalinisme et du trotskisme comme enracinés dans le marxisme lui-même, ils ont commencé à remettre en question non seulement les contradictions économiques du système mais même la contradiction fondamentale entre la classe ouvrière et le capital, la remplaçant par un conflit nébuleux entre "donneurs d'ordre et exécutants" qui reproduisait l'obsession anarchiste classique pour "l'autorité". Une conséquence logique de la négation des contradictions internes du capital était l'élaboration d'une conception du socialisme comme un système d'"autogestion" qui pourrait coexister avec la production de marchandises -une autre régression vers l'anarchisme présenté comme une alternative nouvelle et radicale au "marxisme traditionnel" [26][4].
S ou B, et en particulier sa vision de l'autogestion généralisée, a eu une influence majeure sur le courant situationniste dont l'heure de gloire se situe dans les événements de mai-juin 1968. Un article de Marc Chirik dans Révolution Internationale n° 2, 1969[5] , montre que l'influence de S ou B s'étendait aussi au rejet par les situationnistes de la conception marxiste du lien profond entre la lutte des classes et une crise capitaliste objective. Pour eux, les grands mouvements de classe de 68 et des années suivantes étaient avant tout la conséquence de facteurs subjectifs : au niveau général, l'ennui et l'aliénation de la "vie quotidienne" sous le capitalisme, mais aussi, plus spécifiquement, de l'intervention exemplaire des situationnistes eux-mêmes. Les situationnistes étaient donc ancrés dans la vision moderniste du monde, mais ayant participé à un véritable mouvement de classe, et malgré le caractère classiquement "artistique" -en fait petit-bourgeois- de slogans comme "Ne travaillez jamais", ils étaient beaucoup moins hostiles à la lutte de la classe ouvrière que certains de ceux qui leur ont succédé.
Au début des années 1970, tant S ou B que l'Internationale situationniste avaient cessé d'exister, et la majorité des courants modernistes -dont certains étaient passés par l'école de S ou B et du situationnisme, et même la branche bordiguiste de la Gauche communiste- avaient développé un langage plus "marxiste", capable de discerner les erreurs de l'autogestion (même si, comme nous le verrons, ils ont souvent ressuscitée celle-ci sous de nouvelles formes) et d'insister sur le fait que le communisme signifiait l'éradication de la totalité des relations sociales capitalistes, basées sur le travail salarié et la production de marchandises. C'est ainsi qu'est né le courant "communisateur" qui est devenu depuis la principale forme de l'idéologie moderniste. Ce n'est pas un hasard si cette évolution a coïncidé avec le renouveau de la gauche communiste. Les communisateurs, comme le groupe Invariance autour de Jacques Camatte, le groupe Mouvement Communiste autour de Barrot/Dauvé [6], ou l'Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires autour de Dominique Blanc, se présentent beaucoup plus volontiers comme les héritiers de la Gauche communiste historique mais aussi comme les critiques de ses limites, et surtout du "conservatisme" des groupes de la gauche communiste renaissante avec leur insistance sur la nécessité d'une organisation politique militante et sur la lutte défensive de la classe ouvrière comme condition préalable à une future révolution communiste. Les éléments de cette nouvelle tendance se sont qualifiés de "communisateurs" parce qu'ils prétendent être les seuls vrais communistes, les seuls à avoir compris ce que Marx voulait dire dans L'Idéologie allemande lorsqu'il définissait le communisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses". En ce sens, bien qu'il y ait eu quelques débats initiaux entre les communisateurs et les nouveaux groupes communistes de gauche[7] cette expression actualisée du modernisme est devenue de plus en plus une force destructrice contre la Gauche communiste, comme en témoigne le rôle de la tendance dite de Bérard ou ex-Lutte Ouvrière qui s'est séparée de Révolution Internationale en 1974 et a très rapidement disparu de la vie politique.
Comme nous l'avons dit, le renouveau de la gauche communiste à la fin des années 60 et au début des années 70 était profondément lié au séisme de la lutte de classe internationale qui a secoué une grande partie de l'Europe et des Amériques, et aussi au retour de plus en plus évident de la crise économique ouverte. Dans cette période, alors que les communisateurs, et surtout Camatte, remettaient de plus en plus en question l'importance centrale de la lutte de classe des travailleurs, l'idée que la classe ouvrière n'était qu'une "classe pour le capital", et que son avenir résidait dans sa négation plutôt que dans son affirmation en tant que classe, avait beaucoup moins de poids qu'elle n'en avait après les difficultés de la lutte de classe dans les années 1980 et surtout qu'elle n'en aura avec le début de la phase de décomposition capitaliste après l'effondrement du bloc de l'Est en 1989. Comme nous l'avons soutenu ailleurs[8] , cette période a été marquée par un réel affaiblissement de l'identité de classe, de la conscience du prolétariat de se considérer comme une force distincte et antagoniste au sein de la société capitaliste. Ces conditions ont fourni un terrain plus fertile aux communisateurs, qui ont en général soutenu que c'est précisément cette identité de classe que le prolétariat doit abolir, non pas comme le résultat ultime d'une lutte révolutionnaire, mais comme sa condition préalable. Et dans une période où la crise du système donne de plus en plus lieu à des révoltes populaires dans lesquelles la classe ouvrière n'a pas de rôle distinct, il peut sembler que les idées des communisateurs soient justifiées, et que nous commencions à voir la "révolte de l'humanité" contre le capital que Camatte et d'autres avaient prédite dans les années 1970.
Parallèlement à cela, les premiers signes d'un renouveau de la lutte des classes dans la première décennie du nouveau siècle s'accompagnent d'une certaine résurgence de l'anarchisme, attirant des éléments jeunes en quête d'idées révolutionnaires mais pour la plupart incapables de se rattacher à la véritable tradition marxiste, qu'ils ont encore tendance à associer à la défaite de la révolution russe et à la dégénérescence du bolchevisme. Face à l'indigence du cadre théorique de l'anarchisme, les communisateurs, notamment des individus comme Dauvé et des groupes comme Théorie Communiste, Aufheben et Endnotes, ont pu offrir au milieu anarchiste une apparence de profondeur théorique, affichant leur familiarité avec la terminologie marxiste sans pour autant remettre en cause la plupart des préjugés centraux de l'anarchisme, notamment le rejet de l'organisation politique centralisée. Vu sous un autre angle, le courant de la communisation est lui-même une nouvelle variante de l'anarchisme, comme nous chercherons à le démontrer dans les articles suivants de cette série. Mais comme beaucoup de ses adhérents se réfèrent non seulement à Marx, mais aussi à Bordiga, au KAPD et à d'autres composantes de la tradition de la gauche communiste, ils peuvent souvent être confondus avec la véritable tradition communiste de gauche, ce qui peut constituer un facteur extrêmement négatif dans l'évolution politique des nouveaux éléments en quête de clarté communiste.
C'est précisément pour cette raison qu'il est essentiel que la gauche communiste se démarque nettement de la tendance à la communisation autour des questions les plus importantes qui les séparent.
Nous considérons cette série comme un prolongement de notre série déjà ancienne sur le développement historique du programme communiste[9]. Ainsi, en reprenant les points qui nous distinguent des communisateurs énumérés ci-dessus, nous adopterons également une approche historique, en nous concentrant sur certains des textes "classiques" de la théorie de la communisation des années 1970 et sur la trajectoire de certaines des principales figures du développement de la théorie de la communisation. Ainsi, nos projets d'articles comprendront :
Dans le cadre de ce travail, nous republierons également certains des textes du CCI en réponse à la conception moderniste du communisme et de la lutte des classes, dont la plupart ne sont plus disponibles depuis de nombreuses années.
CDW
[1] Dans le langage courant, le terme "modernisme" est utilisé pour décrire certaines des tendances artistiques apparues à la fin du 19e et au début du 20e siècle, et en particulier au lendemain de la Première Guerre mondiale, par exemple l'écriture expérimentale de James Joyce et Virginia Wolf, la musique atonale de Schoenberg, ou l'expressionnisme et le cubisme en peinture. Il serait bien sûr intéressant d'analyser ces mouvements artistiques dans leur contexte historique (voir par exemple Notes pour une histoire de l'art dans le capitalisme ascendant et décadent [27]), mais nous voulons ici préciser que notre utilisation du terme modernisme pour décrire un courant politique particulier a un sens très différent.
[2] Voir Critique de Marcuse par Paul Mattick : One-dimensional man in class society, Merlin Presse, 1972 pour une réponse prolétarienne à la théorisation de Marcuse sur l'intégration de la classe ouvrière dans le capitalisme. Nous ne tenterons pas ici une critique plus développée des principales figures et idéologies de l'école de Francfort, bien que cela reste une tâche importante pour l'avenir. Il est évident que cette école était dirigée par des intellectuels érudits, voire brillants, qui se penchaient sur de vraies questions, notamment la manière dont l'idéologie capitaliste pénètre la masse de la population et la classe ouvrière en particulier. Ce faisant, ils ont tenté de réunir des éléments du marxisme et de la psychanalyse de Freud. Mais, parce que cette tentative de synthèse était envisagée non pas d'un point de vue communiste, du point de vue de "l'humanité sociale", pour reprendre la terminologie des Thèses sur Feuerbach, mais du point de vue du professeur isolé, non seulement elle n'a pas réussi à réaliser cette "théorie critique" globale, mais, par sa sophistication même, elle a servi à attirer les esprits curieux dans un projet qui ne pouvait qu'être instrumentalisé par l'idéologie dominante.
[3]Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire : Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme [28] (I) Revue internationale n° 161.
[4] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire : Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme - Sur le contenu de la révolution communiste [29] ; Revue internationale n° 162.
[5] Comprendre Mai [30]
[6] Ne pas confondre avec le groupe ouvriériste actuel, Mouvement Communiste.
[7] Par exemple, le Mouvement Communiste a envoyé une contribution à la conférence de Liverpool de 1973 organisée par Workers Voice suite à l'appel lancé par Internationalism aux États-Unis pour un réseau de discussion international.
[8] Voir le Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI (2019) : Formation, perte et reconquête de l’identité de classe prolétarienne [31] ; Revue internationale n° 164.
[9] Thèmes de réflexion et de discussion. Le communisme : une nécessité matérielle [32]
Le précédent article de cette série a présenté les "communisateurs" et montré leur parenté avec un courant apparu à la fin des années 1960 que le CCI appelle : le modernisme. L’article a démontré l’origine bourgeoise de l’idéologie moderniste à travers la genèse et l’évolution de ce courant. Cette deuxième partie va se concentrer sur l’une de ses premières expressions, la tendance Bérard, qui s’est constituée en 1973 au sein du groupe Révolution internationale (RI), la future section du CCI en France.
Même s’il existait alors une surestimation de la dynamique vers la révolution, la plupart des groupes du milieu politique prolétarien présents à l’époque, avaient en général compris que Mai 68 en France et l’Automne chaud l’année suivante en Italie, ne pouvaient aucunement être compris comme expressions d'une situation révolutionnaire. La classe ouvrière, malgré sa combativité et sa prise de conscience, était encore dominée par les illusions sur le capitalisme et la démocratie bourgeoise. Il lui fallait encore longtemps pour se transformer en profondeur et être en mesure de lancer l’assaut révolutionnaire. Cependant, il fallait expliquer concrètement pourquoi l’effervescence ouvrière était retombée au milieu des années 1970 dans la plupart des pays.[1]
Pour tenter d’expliquer ce reflux, un militant de RI, Bérard (ou Hembé), mit en avant l’idée que les luttes de résistance menées jusqu’alors par le prolétariat avaient abouti à une impasse, que celui-ci était animé par l’illusion que de grandes réformes en faveurs des ouvriers étaient possibles, ce qui l'empêchait de radicaliser ses luttes. Pour que le prolétariat puisse reprendre sa marche en avant, il lui fallait, affirmait Bérard, rejeter non seulement ces illusions mais les luttes revendicatives elles-mêmes. Son article fut accepté comme contribution à la discussion et parut dans le journal RI (nouvelle série) n° 8 (mars-avril 1974) sous le titre : "Leçons de la lutte des ouvriers anglais [35]". Il y défendait les mots d’ordre suivants : "Impasse des luttes partielles, impossibilité du réformisme, nécessité d’un saut qualitatif vers l’unification révolutionnaire de la classe". Tout le monde était d’accord sur la fin historique de la période des réformes lorsque éclate la Première Guerre mondiale. D’autre part, Marx avait bien souligné l’insuffisance des seules luttes de résistance mais sans pour autant nier leur nécessité. Or il y avait bien chez Bérard une négation des luttes de résistance. "Les luttes revendicatives ne deviennent pas révolutionnaires ; c’est la classe qui, en dépassant et niant sa lutte immédiate, devient révolutionnaire". Plus encore, le prolétariat devait nier non seulement ses luttes immédiates mais aussi son être de classe exploitée. Le prolétariat se présentait d’abord comme "classe-pour-le-capital", mais au cours de la lutte "la classe doit commencer à se poser comme négation de son rapport avec le capital, donc non plus comme une catégorie économique, mais comme une classe-pour-soi. Elle brise alors les divisions qui sont propres à son état antérieur et se présente non plus comme somme de travailleurs salariés, mais comme un mouvement d’affirmation autonome, c’est-à-dire de négation de ce qu’elle était auparavant". L’article de Bérard reprenait une position classique du marxisme : "le prolétariat est une classe exploitée et révolutionnaire", mais pour l’annuler immédiatement dans la phrase suivante : "C’est donc l’être même de la classe qui constitue le lien dynamique entre les différentes phases transitoires, le mouvement qui se pose et se nie à travers les divers moments de la lutte". Selon cette conception, les défaites répétées de ses luttes de résistance devaient faire comprendre au prolétariat la nécessité de nier celles-ci. "Il y a des défaites fécondes en ce qu’elles mettent à nu les institutions contre-révolutionnaires et sapent la crédibilité du réformisme". Et Bérard jubilait dès qu’une lutte ouvrière significative surgissait sans aucune revendication.
C’était en fait une vision volontariste qui ignorait les forces matérielles permettant la transformation des luttes partielles en luttes révolutionnaires. Rosa Luxemburg, qui a participé à la révolution de 1905 et qui sait de quoi elle parle, expliquait que la grève de masse est un enchevêtrement de luttes économiques et de luttes politiques, une dynamique faite d’allers et retours, où les ouvriers politisent et organisent leurs luttes, conquièrent une plus grande unité et une conscience plus profonde. En réalité, les ouvriers n’ont jamais repris leurs luttes à la fin des années 1970 selon le schéma de Bérard. En juillet 1980, c’est la suppression des subventions des prix à la consommation (la viande vendue directement aux ouvriers sur leur lieu de travail augmente brutalement de 60 %) qui provoque des grèves dans la banlieue de Varsovie et dans la région de Gdansk. Ainsi démarre la grève de masse en Pologne, la lutte la plus importante de la deuxième vague internationale de luttes ouvrières.
La discussion commence dans les sections de RI qui, les unes après les autres, prennent position contre les trouvailles de Bérard. Mais il faut alors répondre rapidement aux positions modernistes de Bérard qui représentent une rupture complète avec le marxisme. La réponse à son article paraît dans le n° 9 de RI (nouvelle série) de mai-juin 1974, sous le titre : Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire [36]. Elle réaffirme la position classique du marxisme : "Le processus à travers lequel la classe ouvrière s’élève à la hauteur de sa tâche historique n’est pas un processus distinct, extérieur à sa lutte économique quotidienne contre le capital. C’est au contraire dans ce conflit et à travers lui que la classe salariée forge les armes de son combat révolutionnaire". Il n’y a donc pas deux classes ouvrières mais une seule qui est à la fois exploitée et révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle les luttes révolutionnaires sont toujours préparées par une longue période de luttes revendicatives, et c’est pourquoi celles-ci réapparaissent encore au cours de la période révolutionnaire.[2] "Et comment pourrait-il en être autrement puisqu’il s’agit de la lutte révolutionnaire d’une classe, donc d’un ensemble d’hommes économiquement déterminés, unis par leur situation matérielle commune ?"
Nouveau prophète de la communisation[3], Bérard affirmait dans RI n° 8 que dans les luttes révolutionnaires, "ce n’est pas le travail salarié qui s’affronte alors au capital, mais le travail salarié en train de devenir autre chose, de se dissoudre. L’affirmation du prolétariat n’est que ce mouvement de négation". Cette dissolution du salariat, présente dès la phase de généralisation internationale de la révolution, est typique des spéculations modernistes qui confondent le point de départ et l’aboutissement, le résultat final. Pour obtenir une dissolution de la valeur, il faut pouvoir disposer d’un organe politique suffisamment puissant à l’échelle internationale pour être en mesure de bouleverser de fond en comble le système, détruire les catégories économiques et remplacer la régulation du marché par une planification de la production. La réponse dans RI n° 9 est obligée de rappeler, "qu’étant donné que la production capitaliste se fait à l’échelle mondiale, qu’on trouve aujourd’hui dans chaque marchandise des biens venant des quatre coins du monde, l’abolition du salariat ne pourra devenir effective que lorsque l’échange marchand aura été éliminé sur toute la surface de la planète. Tant qu’il y aura des parties du monde auxquelles il faudra acheter et vendre les produits du travail, l’abolition du salariat ne pourra être réalisée nulle part intégralement". Pour les modernistes, l’abolition du travail salarié reste un vœu pieux puisqu’ils rejettent les trois conditions qui la rendent possible :
C’est bien l’affirmation du prolétariat et non son auto-négation qui permet la dissolution des classes et la disparition de la loi de la valeur. Le conflit entre travail et capital est constamment présent dans la lutte de classe, depuis la plus petite lutte partielle où s’affirme timidement la solidarité ouvrière, jusqu’à la grève de masse où les ouvriers ont acquis une conscience politique et une unité qui leur permet d’imposer leurs revendications et cela y compris durant la période de transition où ils sont en train de modifier la production si radicalement que nous pouvons dire comme Marx et Engels : "Les prolétaires doivent, eux, pour faire valoir leur personnalité, abolir la condition d’existence qui fut jusqu’ici la leur, et qui est en même temps celle de toute l’ancienne société : ils doivent abolir le travail".[4]
La discussion va très vite s’envenimer. La minorité, saisie d’un sentiment d’orgueil blessé, enrage de ne trouver aucun écho au sein de l’organisation. Dans le n° 9 de RI parait un nouvel article, "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi [37]", qui, cette fois, est présenté comme un "texte de tendance". Cet article confirme quelle est la démarche de la minorité : face aux difficultés de la lutte de classe, il faut inventer une recette magique pour dépasser les divisions et renverser l’encadrement syndical. On s’éloigne toujours plus du monde réel. "Les luttes revendicatives existent et sont nécessaires. Nous l’avons assez rabâché pour ne plus avoir à le répéter. Mais notre tâche est de comprendre et d’exprimer [que la classe ouvrière] doit les dépasser en les niant et en détruisant l’organisation qui y correspondait (les syndicats)". Les syndicats resteront dans les pattes des ouvriers encore longtemps, jusqu’à la révolution, ce n’est pas en décrétant leur dissolution qu’on s’en débarrassera. L’article se trompe totalement sur la nature des syndicats : ils ne sont pas les défenseurs des revendications ouvrières, ou ceux qui négocient à bon prix la force de travail. Leur fonction est précisément d'encadrer et de saboter les luttes revendicatives en rejetant les moyens permettant leur victoire (même si celle-ci est toujours provisoire) : l’extension géographique et la politisation des luttes.
La démarche matérialiste de la minorité est singulière : "Ou bien il n’y a pas de revendication ou bien tout le monde se fout des “revendications” ; ce n’est pas que les besoins matériels ne s’expriment pas, au contraire, la révolte sociale, générale, exprime la seule véritable nécessité matérielle que peut ressentir la classe en tant que classe face à la dégradation de toute la vie sociale, c’est-à-dire la transformation des rapports sociaux". La contestation, la révolte, nous avons là tout l’horizon de la petite bourgeoisie en Mai 68. Pour nous la nécessité matérielle est représentée, il est vrai, par le besoin du communisme comme seule résolution possible des contradictions du capitalisme. Mais elle est aussi représentée par la volonté de vaincre dans les luttes immédiates, comme condition pour la généralisation du combat. Du fait de son idéalisme, la minorité est incapable de comprendre la dynamique décrite dans le Manifeste du Parti communiste : "Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que la solidarité croissante des travailleurs."
Au cours de la discussion, la "tendance" adopte un ton de plus en plus agressif, elle intervient de façon irresponsable dans une réunion publique de RI et finalement publie à l’extérieur (elle se dénomme désormais "Une Tendance communiste") une brochure, La révolution sera communiste ou ne sera pas. La démarche est typique de gens qui cherchent à se sauver eux-mêmes individuellement et non pas à avancer collectivement dans la clarification des questions politiques.
La moitié de cette brochure est consacrée à répondre à l’article paru dans RI n° 9 (Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire). La tendance essaie à nouveau de démontrer que c’est sa position qui est matérialiste. Voyons comment. "Personne ne peut nier que travail salarié et travail associé sont, d’un point de vue purement descriptif et statique, les deux faces de la situation du prolétariat en tant que “catégorie économique”. Mais justement, dans notre débat, cette “description” ne nous dit rien sur “comment la classe est révolutionnaire” (titre de l’article de [RI]) parce que, pour comprendre la constitution du prolétariat en sujet révolutionnaire par cette “activité humaine concrète” dont parle Marx, il faut comprendre la situation objective comme une contradiction et non comme une juxtaposition d’attributs figés. [RI] ne nous dit pas que la classe est contrainte de devenir révolutionnaire parce que les rapports matériels et sociaux objectifs dans lesquels elle vit sont entrés dans une contradiction, mais il nous explique qu’elle est révolutionnaire parce que 1) elle est exploitée (salariés) ; 2) elle est associée (par le capital)"[5]. On peut reprendre tel quel le jugement de Marx sur Proudhon : "Un tel petit bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n’est que la contradiction sociale mise en action."[6] La contradiction, telle qu’elle est conçue ici, est totalement stérile et les notions de saut qualitatif et de négation, si importantes dans la dialectique marxiste, sont ici utilisées dans un sens totalement métaphysique, ils sont une baguette magique que l’intellectuel va brandir pour prétendument résoudre les problèmes sociaux sur lesquels il se casse les dents.
Si on veut poser correctement la contradiction et la résoudre, il est indispensable de faire la part entre ce qui est rejeté, ce qui est conservé et ce qui prend un sens nouveau. Sinon la continuité du mouvement d’ensemble est brisée. C’est ce que la dialectique marxiste appelle un dépassement. Écoutons Rosa Luxemburg sur le sens que le marxisme donne à la négation et au saut qualitatif : "Le socialisme est le premier mouvement populaire dans l’histoire mondiale qui se fixe comme but, et qui est chargé par l’histoire, d’introduire dans l’action sociale des hommes un sens conscient, une pensée méthodique et, par-là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels qualifie la victoire définitive du prolétariat socialiste de bond de l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce “bond” lui-même reste lié aux lois d’airain de l’histoire, aux milliers d’échelons d’une évolution antérieure très douloureuse et bien trop lente. Et il ne saurait jamais être accompli si, de toute la substance réunie par l’évolution des conditions matérielles, ne surgit pas l’étincelle stimulante de la volonté consciente de la grande masse du peuple".[7]
Bérard a commencé par rejeter les luttes revendicatives du prolétariat, puis sa nature de classe exploitée, la seule façon qu’il a de résoudre sa "contradiction" consiste tout simplement à nier le prolétariat lui-même. Il a beau vouloir se démarquer de Camatte (qui avait déjà ouvertement rejeté la "théorie du prolétariat") et réaffirmer le prolétariat comme sujet révolutionnaire, l’idée d’une communisation immédiate sans période de transition conduit forcément à rejeter l’autonomie de classe et à noyer le prolétariat dans les autres classes. "Il y a bien un noyau matériellement déterminé, une avant-garde pratique de la classe-pour-soi (ouvriers des grandes entreprises), mais ce noyau, en sortant du rapport capitaliste, tend, d’emblée, à précipiter “l’imminence du passage des classes moyennes au prolétariat” (Marx). […] Le “danger” de dissolution du prolétariat dans la population n’existe pas".[8] Depuis 1848, l’autonomie de classe est un principe intangible du combat prolétarien. Elle est le fil conducteur qui relie les luttes partielles des ouvriers à la dictature du prolétariat. Avec la perte de l’identité de classe que l’on peut constater aujourd’hui, le poison de l’interclassisme est d’autant plus dangereux. On peut voir ici comment le modernisme fait le travail de la bourgeoisie.
Les tendances ont été nombreuses dans l’histoire du mouvement ouvrier, mais la tendance Bérard est une fausse tendance dont la dynamique s’explique aisément. Parmi ses sept membres, tous (sauf un) venaient de l’organisation trotskiste Lutte ouvrière. Il s’agissait en fait d’un regroupement affinitaire autour d’un élément possédant un certain charisme, regroupement qui va représenter pour ses membres un véritable obstacle dans le processus de rupture avec le trotskisme.[9] Bérard, dans la foulée de sa rupture avec LO au début de l’année 1973, rédige la brochure : Rupture avec LO et le trotskisme, qui montre comment le trotskisme est passé dans le camp de la bourgeoisie après une longue dérive opportuniste et sa trahison de l’internationalisme durant la Deuxième Guerre mondiale. Cette brochure très efficace a connu un grand succès avec trois éditions successives. La dernière date de 1976 et comporte une introduction qui corrige certaines ambiguïtés du texte.[10] Mais il est certain que ce travail révélait les talents de son auteur. On peut également le constater à la lecture d’un article sur "La période de transition", en particulier la deuxième partie qui paraît dans Révolution internationale (nouvelle série) n° 8 (mars-avril 1974), et qui aborde la question des bons de travail. Emporté par la polémique contre les lassalliens, Marx envisage la possibilité d’utilisation des bons de travail[11] dans la période de transition du capitalisme au communisme comme moyen de rétribution individuelle en fonction du temps de travail fourni à la société.[12] Bérard démontre très bien que cette forme salariale qui ne dit pas son nom est une contradiction dans les termes et représente plus une entrave qu’autre chose sous la dictature du prolétariat. Sa démonstration s’appuie sur les critiques de Marx lui-même contre les bons de travail prônés par Proudhon (Misère de la philosophie) ou par Bray et Gray (Grundrisse). Dans les Grundrisse, Marx porte l’estocade à cette panacée : "Parce que le prix n’est pas égal à la valeur, l’élément qui détermine la valeur (le temps de travail) ne peut pas être l’élément en quoi s’expriment les prix"[13] Autrement dit, on ne peut mesurer le temps de travail par lui-même. Cette critique des illusions sur les bons de travail faite à l’époque par RI est aujourd’hui celle du CCI.[14] Bérard, intégré dans le travail de réappropriation des acquis historiques du courant de la Gauche communiste, va jouer un rôle souvent positif, également dans les discussions entre les différents groupes apparus au Royaume uni.
Mais ces qualités militantes peuvent se transformer de facteur de renforcement de l’organisation en facteur de destruction de celle-ci. Très rapidement, Bérard et ses acolytes vont exprimer les plus grandes confusions et préjugés sur la question organisationnelle.
Au printemps 1973, après cinq ans d’existence, après le regroupement réalisé en France[15], le groupe RI considère qu’un nouveau pas en avant est nécessaire dans la construction de l’organisation avec la réappropriation du principe prolétarien de la centralisation. Jusqu’ici existait une Commission internationale chargée de coordonner les discussions qui allaient aboutir à la formation du CCI, la création d’une Commission d’organisation, chargée de structurer et d’orienter les activités du groupe, est proposée. Les débats vont être très vifs, une importante minorité étant encore marquée par les conceptions contestataires et conseillistes de Mai 68. C’est pourquoi la nouvelle Commission va être nommée à une courte majorité à la rencontre nationale de novembre 1973. Ceci dit, la discussion a permis de clarifier un principe central du marxisme : la question organisationnelle est une nécessité vitale et une question politique à part entière.
C’est sur cette question que la tendance de Bérard s’est constituée (donc très vite après l’intégration à RI), criant au danger de la bureaucratisation et demandant des garde-fous pour se protéger contre ce danger diabolique. Elle exprimait ainsi une réelle hostilité envers la continuité du mouvement ouvrier et se méprenait totalement sur les mesures organisationnelles proposées en les confondant avec les pratiques (réellement) staliniennes des trotskistes. À l’opposé du caractère désintéressé et du dévouement des militants de la classe du travail associé, la tendance ex-LO était profondément marquée par l’individualisme. "Il suffit de signaler le fait que quelques jours après le vote instaurant la Commission d’organisation, auquel Bérard s’était opposé, le même Bérard est allé trouver MC pour lui proposer le marché suivant : “Je change mon vote en faveur de la CO si tu me proposes pour en faire partie, sinon je la combattrai”. Autant dire que Bérard s’est fait envoyer sur les roses, MC s’étant seulement engagé à ne pas faire état de cette proposition afin de ne pas “enfoncer” Bérard publiquement et de permettre au débat d’être mené sur le fond. Ainsi la CO ne présentait de “danger de bureaucratisation” que parce que Bérard n’en faisait pas partie… Sans commentaires !".[16]
Après l’article "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi" publié dans RI nouvelle série n° 9 (mai-juin 1974), la tendance publia "Fractions et parti" dans le n° 9 du Bulletin d’étude et de discussion (septembre 1974). Elle y dévoilait sa propre vision du prolétariat et de l’organisation d’avant-garde communiste. La rupture dans la continuité du mouvement ouvrier y est d’emblée annoncée. "Pour comprendre ce qu’ont été les fractions communistes au cours de cette période [de contre-révolution], il ne faut pas partir d’une “continuité” organique qui n’existe pas ; il faut repousser toutes les images “d’héritage”, “d’acquis” qui embrouillent la question. Il faut cesser de chercher une continuité purement idéologique (des idées produisant des idées). Il faut partir de l’expérience réelle que vit le prolétariat, la nécessité pour la classe d’épuiser pratiquement toutes les conséquences de la crise historique du salariat. Nous disons bien pratiquement car les ouvriers se battent, sont “organisés” à l’intérieur du rapport capitaliste et ils se heurtent très concrètement, à travers des défaites sanglantes, à une réalité nouvelle qu’ils ne parviennent pas encore à saisir : le prolétariat ne peut plus s’affirmer en restant travail salarié". On reconnaît bien Proudhon qui rejetait les grèves ouvrières qui, d’après lui, conduisaient à reconnaître une légitimité au patron. Et la tendance conclut à la façon des conseillistes : "L’ancien mouvement ouvrier est mort".
Dans sa réponse,[17] le camarade MC commence par rétablir toute l’importance de la continuité. "Pas très fiers de leurs géniteurs, ils préfèrent encore se dire bâtards, aussi bien organiquement que politiquement. Et pour être tout à fait à l’aise, ils souhaiteraient que le prolétariat et tout le mouvement communiste en fassent autant. Cette hantise de la “continuité”, du “passé”, de “l’acquis” est le cauchemar de ces camarades qui sans cesse y reviennent pour y mettre encore et encore des garde-fous. Ils enveloppent le tout, comme c’est leur habitude, dans un fatras de mots, où il y a du “pour” et du “contre”, un peu pour tous les goûts, mais ne parviennent pas à cacher complètement toute l’aversion qu’ils éprouvent à la seule évocation du mot “acquis”, presqu’autant que pour le mot “organisation”. Cela se comprend : continuité, acquis, organisation imposent des cadres et des frontières rigoureuses qui conviennent fort mal aux bavards et aux bavardages, à ceux qui touchent à tout et connaissent peu, aux fantaisies de “chasseurs d’originalité”. “Ne rien avoir à faire avec le passé” était le cri de ralliement de tous les contestataires de France et de partout, et ce n’était pas pour rien ! Parler d’une nouvelle cohérence sans préciser d’où elle vient, sur quelles positions acquises elle se fonde et parler d’une nouvelle cohérence “sans passé” est le propre d’une prétention mégalomane digne d’un Dühring. Les sages paroles sur les “dépassements nécessaires” ne servent en l’occurrence que de feuilles de vigne ; le dépassement n’est jamais un effacement, il contient toujours un passé. Parler de dépassement sans d’abord répondre à la question “quelle partie du passé conserver et pourquoi” n’est qu’escamotage et le pire des empirismes".
Il aborde ensuite la question de la contribution vitale de la Gauche communiste et de la tradition bien vivante qu’elle incarne malgré les divergences qui existent entre les groupes qui s’en réclament aujourd’hui. Cette question de l’héritage de la Gauche communiste, les scissions ou les éléments provenant du gauchisme ont toujours eu énormément de mal à la comprendre et ne voient que des Gauches communistes hétérogènes et confuses.[18] Ils révèlent ainsi leur aveuglement par rapport à l’immense pas en avant représenté par l’Internationale communiste (IC) et l’immense contribution apportée par tous ceux qui, tout en se réclamant de l’IC, ont pu déceler sa dérive opportuniste et en tirer des leçons. Les conditions de l’époque ont rendu impossible l’unification des Gauches, mais elles étaient en réalité unies, par-delà les frontières et les divergences, dans le travail de fraction contre l’opportunisme et la liquidation de l’ancien parti. C’est pourquoi il existe aujourd’hui une tradition de la Gauche communiste, c’est-à-dire une méthode, une combativité, une série de positions qui la distinguent et qui forment comme un pont lancé sur l’abîme du temps vers le futur parti communiste mondial. "Hembé se trompe de maison. Il croit parler encore dans et à LO. Les différents courants de communistes de gauche ont eu bien des faiblesses et des insuffisances. Ils ont souvent tâtonné et balbutié. Mais ils ont eu le mérite impérissable d’avoir les premiers sonné l’alarme contre la dégénérescence de l’IC, d’avoir défendu, diversement mais avec force, les principes fondamentaux du marxisme révolutionnaire, d’avoir été à la pointe du combat du prolétariat révolutionnaire, et leurs balbutiements étaient et demeurent toujours une immense contribution à la théorie et à la pratique du prolétariat, répondant aux problèmes et tâches de la révolution prolétarienne".
En publiant sa brochure à l’extérieur de RI et en refusant de participer à la Rencontre nationale de novembre 1974, qui devait faire le point sur l’état des divergences, la tendance ex-LO se plaçait d’elle-même en dehors de l’organisation. Cependant, étant donnée l’importance de la question organisationnelle et du rôle destructeur joué par la "tendance", cette réunion générale de RI a décidé d’exclure formellement ses membres. On retrouve Bérard à la fin des années 1980 avec les Cahiers du doute puis il disparaît dans le néant après avoir été pendant un moment un adepte des thèses primitivistes. Trajectoire somme toute logique, le doute ici invoqué n’étant pas le doute scientifique créateur mais le reflet d’une grande faiblesse dans la conviction révolutionnaire.
La première des leçons à tirer est donc la nécessité d’une discussion approfondie avec les éléments qui posent leur candidature sur le sens profond de la culture du débat dans les organisations communistes, à l’opposé du démocratisme qui prône le bavardage et adore la divergence comme un fétiche.
La deuxième leçon à tirer est l’importance de la question organisationnelle et des principes qui doivent nous guider dans la construction de l’organisation et la perspective du futur Parti mondial. Une compréhension en profondeur de la question organisationnelle doit permettre, en particulier, d’éviter lors des discussions des regroupements, même informels, entre un certain nombre de camarades sur la base, non pas d’un accord politique, mais sur des critères hétéroclites comme les affinités personnelles, le mécontentement vis-à-vis de telle orientation de l’organisation ou la contestation d’un organe central. L’organisation des communistes est basée sur la loyauté envers l’organisation, envers les principes révolutionnaires et non pas sur la loyauté envers les copains.
La troisième leçon découle de l’erreur commise par RI à l’époque, le manque d’attention face à des éléments rompant collectivement avec une organisation gauchiste. Une telle rupture n’est pas destinée à échouer systématiquement, mais l’expérience a montré qu’elle est très difficile à mener à son terme. La rupture avec une cohésion contre-révolutionnaire ne conduit pas automatiquement à comprendre et rejoindre la cohérence des positions révolutionnaires.
Il faut encore mentionner une dernière leçon. Le militantisme communiste s’appuie sur le dévouement à la cause, sur la vigilance théorique et sur une conviction révolutionnaire qui nous préservent contre les sirènes de l’empirisme et de l’immédiatisme. Le modernisme et son avatar communisateur aujourd’hui représentent au contraire un immense danger de dissolution du prolétariat dans les eaux glacées du doute et de l’ignorance, reflet du monde actuel de la décomposition capitaliste.
L’article de RI n° 3 (ancienne série), "De l’organisation", qui avait été préparé pour une rencontre organisée par Informations et correspondance ouvrières en 1969, ne pouvait que poser les prémisses de la question organisationnelle, en rappelant notamment cette banalité : de la dégénérescence et de la trahison des organisations révolutionnaires du passé ne découlent nullement l’inutilité ou le danger de celles-ci. En 1973-74 la question organisationnelle se repose beaucoup plus crûment et concrètement avec le processus de construction de l’organisation en cours (regroupements dans différents pays, création du CCI). C’est face à cet enjeu pratique que s’élevèrent différentes oppositions comme la tendance Bérard. Du fait d’une rupture inachevée avec le trotskisme et d’une dérive affinitaire, la tendance Bérard a levé l’étendard de la révolte contre la centralisation et contre la nécessité vitale de passer d’un cercle d’amis à un groupe politique, de passer de l’esprit de cercle à l’esprit de parti. Elle était ainsi l’expression classique de la pénétration de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein du prolétariat, ce qui s’est concrétisé chez elle par une explosion de l’individualisme et une impatience opportuniste cherchant des raccourcis vers le but communiste. La rage des communisateurs contre l’organisation révolutionnaire et le programme communiste les rend aujourd’hui bien plus dangereux que ces intellectuels en mal d’originalité qui ont empoisonné le mouvement durant les années 1970.
Laissons la parole au camarade MC pour la conclusion : "Que penser des petits messieurs qui se promènent avec cette désinvolture dans l’histoire du mouvement ouvrier comme s’ils étaient au café du commerce. De toutes ces proclamations gratuites et fanfaronnes, la seule chose à retenir est cette conclusion : “La nécessité désormais de rompre de façon critique avec le passé”. RI a toujours énoncé la nécessité, après cinquante ans de réaction et de contre-révolution, de renouer, de continuer, et de dépasser de façon critique le passé, ce point culminant de l’assaut révolutionnaire du prolétariat. [Il mettait] aussi l’accent sur l’unité fondamentale du mouvement historique de la classe, [alors que] les contestataires “rénovateurs” de tous bords n’ont, eux, d’autre désir que de rompre, effacer, faire table rase du passé, afin de partir d’un présent vierge, d’un nouveau “commencement”, c’est-à-dire d’eux-mêmes".([19])
Elberg.
[1] La "Résolution sur le rapport de forces entre les classes [38]" adoptée au 23e congrès du CCI en 2019, décrit et analyse à la fois le marais politique apparu à la fin des années 1960 et les trois vagues de luttes ouvrières qui se sont succédé jusqu’à 1989.
[2] Y compris durant la période de transition, alors que les antagonismes de classe n'ont pas encore disparu. La nécessité pour la classe de défendre ses intérêts immédiats durant la dictature du prolétariat a été mise en lumière par Lénine lors du débat au sein du parti bolchevik sur la question syndicale en 1921. Cette position a été reprise et développée par la Gauche communiste d’Italie dans les années 1930 et par la Gauche communiste de France (GCF) après la Deuxième Guerre mondiale. Voir notre article "Comprendre la défaite de la révolution russe, II. 1921 : le prolétariat et l’État de transition [39]", dans la Revue internationale n° 100, 1er trimestre 2000.
[3] Proudhon était, d’après certains doctrinaires, le père de l’anarchisme. Le père de la communisation n’est pas Bérard mais plutôt Jacques Camatte, de la revue Invariance, qui s’était séparé du Parti communiste international en 1966. Nous y reviendrons dans les prochains articles.
[4] Marx et Engels, L’Idéologie allemande (1845-1846).
[5] La brochure de la tendance ex-Lutte ouvrière (la plupart des membres de cette "tendance" étaient d’anciens militants trotskistes) a été republiée dans l’anthologie de François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975 (2003).
[6] Marx, lettre du 28 décembre 1846 à Annenkov.
[7] Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (1915).
[8] Article de la tendance, "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi [37]", Révolution internationale n° 9, (mai-juin 1974).
[9] Voir la Revue internationale nos 161 (2e semestre 2018) et 162 (1er semestre 2019) : "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme".
[10] Le CCI a depuis publié une autre brochure sur le même sujet, Le trotskisme contre la classe ouvrière [40].
[11] L’hypothèse de Marx se situe dans le cadre du processus de socialisation qui suit la prise du pouvoir par le prolétariat, dans le cadre non pas de la société communiste mais d’une société "qui vient d’émerger de la société capitaliste". Elle n’a rien à voir avec la position de Proudhon sur les bons du travail.
[12] Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1891). Ce texte est plus connu sous le nom de Critique du programme de Gotha.
[13] Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits "Grundrisse".
[14] Le Groupe des communistes internationalistes (GIC), dans les années 1930, avait repris cette position en faveur des bons de travail, en particulier dans la brochure Principes de la production et de la distribution communiste. Voir nos critiques dans la Revue internationale n° 152, (2e semestre 2013) : "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme, II [41]".
[15] Trois groupes communistes ont fusionné en 1973 sous le nom de Révolution internationale. À cette occasion, une nouvelle plateforme politique a été adoptée et parait dans le numéro 1 de RI (nouvelle série).
[16] "La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI [42]", Revue internationale n° 109 (2e trimestre 2002).
[17] "En réponse à l’article “Fractions et parti”", dans le même numéro du Bulletin d’étude et de discussion, la deuxième revue publiée par RI. Elle sera bientôt remplacée par la Revue internationale lors de la création du CCI en 1975.
[18] L’un des meilleurs exemples est celui de l’Éveil internationaliste qui participa à la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste en 1980. Après avoir rompu avec le maoïsme, il a voulu conserver une cohérence ex-maoïste, pour finalement sombrer dans le néant. Pour tenter encore de gommer leur passé stalinien, certains de ses éléments n’ont pas trouvé d’autres solutions que de rejoindre l’anarchisme ou la Ligue des droits de l’homme, le tout assaisonné du verbiage situationniste habituel.
[19] Marc Chirik, "En réponse à l’article “Fractions et parti”", Bulletin d’étude et de discussion n° 9, septembre 1974, p. 9.
Comme nous l’avons esquissé dans les précédents articles de cette série, la dégénérescence de l’IC ne resta pas sans réponse. Face à celle-ci, se dressèrent des Fractions de Gauche qui défendirent énergiquement les principes abandonnés par l'IC et, en même temps, essayèrent de répondre aux nouvelles questions posées par l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Ces groupes furent tous exclus et réprimés les uns après les autres, à mesure que la dégénérescence opportunisme gagnait les rangs de l’Internationale et que les partis communistes trahissaient le camp prolétarien.
L’ultime article de cette série vise à mettre en exergue la trajectoire de ces principaux groupes et surtout les leçons fondamentales que l’on peut tirer de leur combat.
Dans la deuxième partie de cette série nous avons mis en évidence les bases sur lesquelles surgirent les groupes de gauche au sein de l’Internationale communiste. Comme nous l’avons rappelé, le congrès de fondation fut marqué par des avancées fondamentales dans la compréhension des conditions de la nouvelle période historique. Cependant, dans leur majorité, les révolutionnaires restaient marqués par le poids du passé et déjà des régressions se faisaient jour dans les congrès suivants sur un certain nombre de questions. Cette évolution annonciatrice de la dégénérescence opportuniste de l’IC eut des conséquences désastreuses sur la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière internationale.
Mais, de la même manière que le développement de l’opportunisme au sein de la Deuxième Internationale avait suscité une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, la montée de l’opportunisme dans la Troisième Internationale allait rencontrer la résistance de la Gauche communiste – dont beaucoup de ses porte-paroles, tels que Pannekoek et Bordiga, avaient déjà prouvé, dans l'ancienne Internationale, qu’ils faisaient partie des meilleurs défenseurs du marxisme. La Gauche communiste était essentiellement un courant international et avait des expressions dans de nombreux pays, depuis la Bulgarie jusqu’à la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à l’Afrique du Sud. Cependant, ses représentants les plus importants allaient se trouver précisément dans les pays où la tradition marxiste était la plus forte : l’Allemagne, l’Italie et la Russie.
Et si ces groupes n'atteignirent pas le même niveau de clarté et de cohérence, tous cherchaient une alternative à la dégénérescence de l’IC en s’efforçant de défendre les principes et le programme communistes tout en se confrontant aux questions nouvelles induites par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence : est-ce que les syndicats restaient des organes de la classe ouvrière ou bien étaient-ils happés dans l'engrenage de l'Etat bourgeois ? Fallait-il en finir avec la tactique "parlementaire"? Comment comprendre la lutte de libération nationale dans l'ère globale de l'impérialisme ? Quelle était la perspective pour le nouvel État russe ? La mise en évidence de tous ces problèmes exprimait la volonté d’armer l’Internationale, alors que celle-ci ne parvenait pas à comprendre toutes les implications de la nouvelle période de "guerres et de révolutions".
Mais ces gauches au sein de l’IC demeuraient dispersées, ayant peu de liens les unes entre les autres. Par conséquent, elles ne furent pas en mesure de s’assumer réellement en tant que courant international de la Gauche communiste et ainsi mener une réelle lutte de fraction au sein de l’IC. Ces gauches se virent d’ailleurs éliminées peu à peu des rangs de l’IC sous le joug de la répression stalinienne. Ce fut particulièrement le cas, du Groupe ouvrier, formé en 1922, qui était la seule véritable réaction au sein du Parti communiste de Russie à s’apparenter à une fraction conséquente en formulant ces critiques, non pas dans le cadre russe, mais à l’encontre de l’IC en tant que telle.[1], exprimant ainsi une claire volonté d'inscrire son combat à l'échelle internationale. Mais il fut très vite victime de la répression puisque dès 1923, ses principaux animateurs furent emprisonnés par la Guépéou, ce qui ne permit pas au groupe de se développer et de continuer à jouer son rôle par la suite.
Cette fragmentation s’accrut davantage à mesure de l’exclusion des différents groupes : "Quand l'IC est morte, la Gauche allemande est déjà dispersée en plusieurs morceaux, tombant dans l'activisme, l'aventurisme, et est éliminée sous les coups d'une répression sanglante; la Gauche russe est dans les prisons de Staline ; les faibles Gauches anglaise et américaine ont disparu depuis longtemps. En dehors du trotskysme, c'est essentiellement la Gauche italienne, et ce qui restait de la Gauche hollandaise qui vont, à partir de 1928, maintenir une activité politique prolétarienne, sans Bordiga et sans Pannekoek, en partant chacune de bilans différents de l'expérience vécue."[2] On voit bien à quel point, le reflux de la vague révolutionnaire au cours des années 20 et les premiers coups de boutoir de la contre-révolution furent une épreuve terrible qui décima une large partie des minorités révolutionnaires. Mais quelles que soient les forces et les faiblesses des contributions des Gauches, il est néanmoins essentiel de les considérer toutes comme des efforts du prolétariat pour développer, à l'échelle de l'histoire, la conscience des conditions de son combat révolutionnaire pour le renversement du capitalisme. De plus, elles ont toutes en commun la caractéristique de s'inscrire dans la défense intransigeante du terrain de classe du prolétariat. De même, le communisme de gauche ne surgit pas ex nihilo au mouvement révolutionnaire de l’époque. Au contraire, il constitue une réaction organique à l’abandon des principes de la part de l’IC et de son ancienne avant-garde, le parti bolchevik. Il est donc normal qu’en Russie, en Italie, en Allemagne et ailleurs les différents groupes de la Gauche communiste aient surgi à l’intérieur même des partis communistes. L’heure était donc à la lutte de fraction afin de redresser l’IC en train de ployer sous le poids grandissant de l’opportunisme : "C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La Fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de l’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manœuvres sordides."[3]
Il ne s’agit pas ici de se demander pourquoi les fractions de Gauche n’ont pas été en mesure de "gagner" ce combat. Ou encore pourquoi, alors que l’IC constatait le reflux de la vague révolutionnaire, la nécessité de se replier en bon ordre et préparer les conditions pour le surgissement d’un futur parti n’a pas été comprise plus largement dans les rangs de l’IC. Avec des si, on mettrait Paris en bouteille comme on dit ! Ce qui nous importe concerne plutôt la manière dont les fractions de Gauche vont mener la lutte contre la dégénérescence opportuniste de l’IC. Comme nous le savons, toutes ne vont pas apporter la même contribution à la lutte historique du prolétariat contre l’exploitation capitaliste et la domination de la bourgeoisie.
Il est donc indispensable de pouvoir tirer toutes les leçons de leurs trajectoires et de l’évolution que chacune d’elle va connaître au cours de la période contre-révolutionnaire qui s’ouvrait à la fin des années 1920.
"Face à la mort de l’I.C. se pose le problème de la formation des cadres capables de reconstruire l’organisation internationale du prolétariat. Dans ce but il est nécessaire de fonder des fractions de gauche dans chaque pays. La base politique de celles-ci doit être trouvée, en tout premier lieu, dans les fondements mêmes de l’I.C. et se parfaire, à la suite d’une critique de tous les événements d’après-guerre. Cette critique représenterait l’apport spécifique de chaque prolétariat aux problèmes que l’I.C. n’a pu résoudre lors de sa fondation."[4] Telle était l’orientation préconisée par la Fraction de gauche du PC d’Italie à toutes les forces d’opposition prolétariennes. Nous étions alors en 1933, et la Fraction italienne, constatant la mort de l’IC, appelait à tirer toutes les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire afin d’armer le prolétariat pour les batailles futures et assumer la continuité politique jusqu’à ce que les conditions favorables au surgissement du nouveau parti de classe soient réunies. Autrement dit, il s’agissait d’assumer un véritable travail de fraction. Parmi tous les groupes de gauche s’orientant, dès le début des années 20, dans le combat contre la dégénérescence opportuniste de l’IC, la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie, apporta de très loin la plus riche contribution. Pourquoi ? Parce qu'elle fut la seule à assimiler en profondeur l’apport de la fraction bolchevik au sein de la IIe Internationale entre 1903 et 1917. Et qu’elle comprit qu’il s’agissait de mettre en œuvre un travail similaire face à l’évolution suicidaire que prenait l’IC. Il s’agissait donc de se présenter comme "une organisation à l’intérieur du parti, qui est unie non par le lieu de travail, par la langue ou par quelque autre condition objective, mais par un système de conceptions communes sur les problèmes qui se posent au parti." Ce qui nous paraît essentiel ici ne réside pas dans le contenu même des débats mais plutôt dans la méthode avec laquelle la gauche italienne tenta de défendre ses positions dans le but de "redresser" l’Internationale. Les désaccords entre l’IC et le PC d’Italie surgissent très tôt, dès 1920-1921, au moment où l’IC décréta les mots d’ordre de "Front unique", de "gouvernement ouvrier" et la création de "partis de masses" par la fusion des PC avec le courant centriste. Jusqu’en 1925, la majorité du PC d’Italie animée notamment par A. Bordiga s’avéra la plus déterminée pour contrer toute cette politique opportunisme. Mais la mise en œuvre de la "bolchévisation" des partis communistes changea les conditions dans lesquelles la Gauche allait pouvoir mener le combat puisque l’Exécutif élargi de l’IC de mars-avril 1925 mit à l’ordre du jour l’élimination de la "tendance bordiguiste" pour le IIIe congrès du PC d’Italie. Malgré cette politique manœuvrière totalement scandaleuse, la nouvelle "minorité" du PC d’Italie allait essayer de se donner tous les moyens de poursuivre le combat AU SEIN de l’IC. C’est ce qu’elle fit lors du congrès de Pantin en avril 1928 en se constituant en "Fraction de gauche de l’Internationale communiste" et non pas seulement du PC d’Italie. Face aux pressions, aux manœuvres, aux dénigrements en passe de devenir la norme au sein des partis communistes, la Fraction n’abdiqua jamais et fut en mesure de défendre les principes et le programme communiste tant par voie de presse, qu'à travers la publication tous les 15 jours (tous les mois à partir de 1933) du journal Prometeo mais aussi à travers des interventions dans les usines ou les manifestations. Elle fut aussi très active pour œuvrer au travail en commun des groupes de gauche à l’échelle internationale à travers la confrontation des positions en vue du regroupement des forces révolutionnaires sur la base de principes et d’un programme clairs. Ce travail devint même d’autant plus crucial à partir de 1933 où le désarmement du prolétariat international face à la victoire du nazisme en Allemagne consacrait d’une certaine manière la victoire de la contre-révolution. L’heure n’était plus à lutter pour le redressement de l’IC mais à tirer les leçons de la défaite de la révolution et de la dégénérescence de l’IC afin de renforcer le prolétariat mondial et préparer les conditions pour le surgissement du futur parti. Pour cela, il s’agissait de ne mettre de côté aucune question et d’aborder de front les problèmes fondamentaux auxquels s’étaient confrontés le prolétariat et ses organisations depuis Octobre 1917. Ce travail théorique et politique, incarné par Bilan n’aurait pas été possible sans une compréhension profonde des exigences du travail de fraction. En 1935, prenant acte du passage définitif des PC dans le camp contre-révolutionnaire, elle se concevait désormais comme une fraction externe afin de continuer à mener le combat pour le communisme : "Cette situation spéciale de la Troisième Internationale a déjà déterminé grand nombre de capitulations qui viennent surtout de ce que les militants croient que l’essentiel c’est de garder la liaison organique avec les partis communistes, et qui n’ont pas compris que l’essentiel c’est de construire l’organisme qui est appelé, par la nouvelle situation, à établir la solution communiste aux mêmes problèmes qui ont donné naissance au centrisme[5]."[6]
La contribution théorique et politique de la Fraction italienne jusqu’en 1944-1945 sera par la suite poursuivie et enrichie par la Gauche communiste de France jusqu’en 1952 et par le Courant Communiste International depuis 1975[7]!
Malheureusement, la Gauche allemande n’a pas été en mesure de suivre la même trajectoire. Si le KAPD a très tôt défendu des positions très claires sur le rejet du travail parlementaire ou la participation aux syndicats[8], il n’a pas été en mesure de mettre en œuvre la même cohérence organisationnelle que la gauche italienne, ni de se considérer comme une organisation ayant une continuité organique avec l’ancien parti. Au contraire, toute sa trajectoire après son exclusion de l’IC lors du IIIe congrès en septembre 1921, allait même se caractériser par une remise en cause de la nature purement prolétarienne de la révolution en Russie (et du parti bolchevik) au profit de la vision d’une "révolution double" : à la fois bourgeoise et prolétarienne. Bourgeoise car elle supprimait le féodalisme pour introduire le capitalisme à la campagne. Prolétarienne car elle supprimait le capitalisme dans les villes. La même incompréhension du processus graduel de dégénérescence se retrouvait dans l’analyse de la IIIe Internationale considérée déjà comme totalement absorbée par l’État russe. Ce faisant, le KAPD considérait toutes les sections de l’IC (les partis communistes) comme définitivement perdues. Ceci impliquait qu’il ne pouvait naître de fractions révolutionnaires en son sein comme au sein des partis communistes. Tout cet échafaudage théorique permettait en fait de justifier la proclamation d’une Internationale communiste ouvrière (KAI). Cette fondation totalement artificielle et volontariste d’une internationale alternative entraîna la scission du parti (entre partisans et opposants à cette KAI) et sa désagrégation numérique. Révélant par là une incompréhension du rôle du parti au sein de la classe et du rapport parti-fraction, elle ne pouvait mener qu’à la déroute. Cette politique suicidaire fut très lourde de conséquences pour le mouvement révolutionnaire puisqu’elle affaiblit considérablement la capacité des fractions communistes de gauche à se regrouper afin de mener jusqu’au bout le combat contre la dégénérescence de l’IC.[9] La gauche hollandaise, qui reprit par la suite l’héritage théorique de la gauche allemande, allait amplifier ces errements sur la question organisationnelle. Le courant conseilliste, à l’image du Groupe des communistes internationalistes ( GIK, fondé en 1927), en vint donc à nier purement et simplement la nécessité de l’organisation des révolutionnaires comme facteur actif de la lutte de classe et du développement de la conscience. Ceci au profit d’une fédération de "groupes de travail" réduite à un simple rôle d’opinion. Il s’agissait là d’une véritable régression de la conception de l’organisation au sein du communisme de gauche, puisque celle-ci était réduite à un simple objet de décor au sein de la classe. D’ailleurs, le dernier siècle écoulé est là pour témoigner de la faillite du courant conseilliste face aux défis posés aux révolutionnaires dans la décadence du capitalisme.
"Dans le passé, nous avons défendu la notion fondamentale de la "fraction" contre la position dite "d’opposition". Par fraction nous entendions l’organisme qui construit les cadres devant assurer la continuité de la lutte révolutionnaire, et qui est appelée à devenir le protagoniste de la victoire prolétarienne. Contre nous, la notion dite "d’opposition" a triomphé au sein de l’Opposition Internationale de gauche. Cette dernière affirmait qu’il ne fallait pas proclamer la nécessité de la formation des cadres : la clef des évènements se trouvant entre les mains du centrisme et non entre les mains de la fraction. Cette divergence prend actuellement un aspect nouveau, mais il s’agit toujours du même contraste, bien qu’à première vue il semble que le problème consiste aujourd’hui en ceci : pour ou contre les nouveaux partis. Le camarade Trotsky néglige totalement, et pour la deuxième fois, le travail de formation des cadres, croyant pouvoir passer immédiatement à la construction de nouveaux partis et de la nouvelle internationale". Ce constat établit par la Fraction de gauche du parti communiste d’Italie dans le premier numéro de sa revue théorique Bilan contient la question centrale se posant à toutes les organisations engagées dans la réaction à la dégénérescence de l’IC : "Quelle était la tâche de l’heure ? Le combat de fraction ou la création d’un nouveau parti ?" Ces deux voies discordantes exprimaient la grande divergence entre la Fraction de gauche et l’Opposition de gauche emmenée par Trotsky.
Comme nous l’avons décrit dans le précédent article, les années 1921-1922 sont marquées par le combat mené par Lénine contre l’affirmation, au sein du Parti communiste de Russie, puis de l’IC, de la fraction bureaucratique dirigée par Staline. Bien que les moyens utilisés exprimaient une claire impuissance pour redresser la situation, Lénine comprenait bien que la direction prise par le PCR s’éloignait chaque jour un peu plus du camp prolétarien.
Il mit cependant toute son énergie politique dans cette bataille désespérée contre la montée du stalinisme et proposa à Trotsky de faire bloc avec lui contre le bureaucratisme en général et Staline en particulier.[10]
Mais à partir de 1923, et son retrait forcé de la vie politique, une véritable crise ouverte éclata dans le PCR. D’un côté, la fraction bureaucratique consolidait son emprise, initialement sous la forme d’un “triumvirat” formé par Staline, Zinoviev et Kamenev, dont le principal ciment était la volonté d’isoler Trotsky. Cette entreprise se manifestant sous la forme d’une véritable cabale à l’encontre du "meilleur des bolcheviks" comme il le raconte lui-même dans son autobiographie : "Lénine était couché à Gorki ; moi au Kremlin. Les épigones élargissaient les cercles du complot [...] Toute une science nouvelle fut créée : fabrication de réputations artificielles, rédaction de biographies fantaisistes, de réclames pour des leaders désignés d’avance. [...] Lorsque plus tard, Zinoviev et Kamenev combattirent Staline, les secrets de cette première période furent révélés par les complices mêmes du complot. Car c’était bien un complot. Un bureau politique secret fut créé, dont firent partie tous les membres du bureau politique officiel, sauf moi [...] Les responsables dans le parti et dans l’Etat, étaient systématiquement choisis d’après un seul critère : "contre Trotsky". [...] C’est ainsi que fut déterminé un certain genre de "carriérisme" qui plus tard s’appela ouvertement "l’anti-trotskisme". [...] Le même travail se fit, depuis la fin de 1923, dans toutes les sections de l’Internationale communiste : des leaders furent destitués, d’autres occupèrent leurs places, selon l’attitude qu’ils avaient pu prendre à l’égard de Trotsky."[11]
Dès lors, une opposition se fit jour dans les rangs du PCR au cours de l’année 1923. Elle prit la forme d’une plate-forme politique, signée par 46 militants, soit proches de Trotsky, soit émanant du groupe Centralisme démocratique. Cette "Plate-forme des 46" exprimait avant toute chose deux préoccupations :
Mais dans le même temps, la plate-forme prenait publiquement ses distances avec les groupes de la Gauche communiste au sein du PCR, les qualifiant de "malsains".[12]
Bien que Trotsky n’ait pas signé la plate-forme, il prit part ouvertement à cette opposition de gauche tout en montrant à plusieurs reprises des hésitations à engager la lutte contre la fraction stalinienne de manière déterminée et intransigeante, révélant par là une tendance au centrisme le rendant de plus en plus incapable de défendre les principes. Cette indécision se manifesta par exemple au Ve congrès de l’IC (juin 1924) lorsque Bordiga le pressa de devenir le porte-parole d’une Opposition de gauche au niveau international. Trotsky refusa, demandant même à Bordiga d’approuver la motion du 13e congrès du PCUS condamnant l’opposition, afin de ne pas se faire exclure.
Si l’on peut toujours invoquer des caractéristiques individuelles, la raison essentielle de la frilosité de Trotsky demeure dans son incapacité :
Autrement dit, Trotsky et l’opposition en Russie ne comprenaient absolument pas le sens du combat à mener, à savoir un travail de fraction en vue de redresser le parti de son cours opportuniste. Au lieu de ça, l’Opposition continuait à défendre bec et ongles "l’interdiction des fractions" adopté au XIe congrès du PCR en 1921. Par conséquent, "dans la mesure où elle se conçoit elle-même, non comme une fraction révolutionnaire cherchant à sauvegarder théoriquement et organisationnellement les grandes leçons de la Révolution d’Octobre, mais comme une opposition loyale au Parti Communiste Russe, elle ne sortira pas d’un certain "manœuvrièrisme" fait d’alliances sans principes en vue de changer le cours d’un Parti presque totalement gangrené (c’est ainsi que Trotsky cherchera le soutien de Zinoviev et de Kamenev qui ne cessent de le calomnier depuis 1923). Pour toutes ces raisons, on peut dire que l’ "Opposition de gauche" de Trotsky en Russie restera toujours en deçà des oppositions prolétariennes qui s’étaient manifestées dès 1918."[13]
La tendance oppositionnelle parvient cependant à s’organiser internationalement mais de façon dispersée et sans une véritable rigueur sur le plan organisationnel. Ce n’est qu’à partir de 1929 et l’expulsion de Trotsky d’URSS qu’une Opposition Internationale de Gauche (OGI) s’organise de façon plus centralisée sans pour autant être en mesure de dépasser les erreurs et les confusions véhiculées au sein de l’IC[14].
Par conséquent, elle "constitue à plus d’un titre le prolongement de ce qu’avait représenté la constitution et la lutte de l’"Opposition de Gauche" en Russie. Elle en reprend les principales conceptions et se réclame des quatre premiers congrès de l’I.C. Par ailleurs elle perpétue le "manœuvrièrisme" qui caractérisait déjà l’"Opposition de Gauche" en Russie. Par beaucoup d’aspects cette "Opposition" est un regroupement sans principes de tous ceux qui, notamment, veulent faire une critique "de gauche" du stalinisme. Elle s’interdit toute véritable clarification politique en son sein et laisse à Trotsky, en qui elle voit le symbole vivant de la Révolution d’Octobre, la tâche de s’en faire le porte-parole et le "théoricien". Elle s’avérera rapidement incapable dans ces conditions de résister aux effets de la contre-révolution qui se développe à l’échelle mondiale sur la base de la défaite du prolétariat international."[15]
L’incapacité du courant trotskiste à s’inscrire dans un travail de fraction de gauche au profit d’une simple "opposition" au stalinisme l’amena également à concevoir la construction du parti comme une simple affaire de "volonté" sans prendre en considération "les conditions de la lutte de classes telles qu’elles se trouvent données contingentement par le développement historique et le rapport de forces des classes existantes"[16].
Ainsi, loin d’apporter une contribution crédible dans les rangs de la classe ouvrière, alors que celle-ci subissait de plein fouet les assauts de la contre-révolution, le trotskisme reprenant à son compte un bon nombre de positions opportunistes développées au sein de l’IC, participa activement au déboussolement du prolétariat mondial pour finir par capituler en abandonnant l’internationalisme prolétarien au cours de la IIe Guerre mondiale au nom de l’antifascisme et la défense de "l’Etat prolétarien".[17]
La fondation de l’Internationale communiste en mars 1919 fut l’expérience la plus profonde entreprise par les révolutionnaires afin de doter la classe ouvrière d’une organisation susceptible de la mener à la victoire. Un siècle après, l’histoire de ce moment héroïque de la lutte du prolétariat et les leçons que les révolutionnaires en ont tiré, ne doivent pas être rangées au magasin des accessoires. Bien au contraire, tout ce patrimoine doit être au cœur de la préoccupation des révolutionnaires d’aujourd’hui afin d’être en mesure de défendre la conception la plus claire avec laquelle l’on doit entreprendre la construction du parti de demain. Nous espérons que l’effort d’approfondissement entrepris tout au long de cette série d’articles offre une contribution pertinente à la réflexion et à la discussion dans l’ensemble du milieu révolutionnaire sur ce sujet d’une si grande importance pour les combats futurs. Pour l’heure, nous pensons pouvoir affirmer quelques grandes leçons en ce qui concerne les conditions politiques dans lesquelles le parti devra surgir :
Nadjek (11 novembre 2022).
[1] Pour une vision plus complète et globale des Fractions de Gauche en Russie voir :
[2] "Convulsions dans le milieu révolutionnaire : le PCI (Programme Communiste) à un tournant de son histoire [48]", Revue internationale n°32 (1er trimestre 1983).
[3] "Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, I - La fraction italienne et la gauche communiste de France [49]", Revue internationale n°90, (3e trimestre 1997).
[4] "Projet de Constitution d’un bureau international d’information", Bilan n°1, novembre 1933.
[5] À cette époque, ce qui est appelé improprement le "centrisme" au sein de l’IC est représenté par la fraction bureaucratique stalinienne qui dans la réalité était l'incarnation de la contre-révolution.
[6] "La nécessité de la fraction de gauche du Parti communiste", Bulletin d’information de la Fraction de gauche italienne n°6.
[7] Voir notamment "Rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction"" [50], Revue internationale n°156, (hiver 2016).
[8] Voir "Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ? (2e partie) [51]", Revue internationale n°163, (deuxième semestre 2019).
[9] Il ne s’agit pas ici de s’arrêter en détails sur l’histoire du KAPD. Pour de plus amples développements voir :
[10] Pour plus de détails voir l’article "Comprendre la défaite de la révolution russe, 1922-1923 : les Fractions communistes contre la montée de la contre-révolution." [53], Revue internationale n°101,
[11] Léon Trotsky, Ma vie, "Chapitre XL : Le complot des épigones", Gallimard, 2013.
[12] En réalité, la Gauche communiste russe, en particulier le Groupe ouvrier de Miasnikov exprimait en Russie la vision la plus claire du combat à mener contre la dégénérescence du PCR et de l’IC.
[13] "Le trotskisme, fils de la contre-révolution [54]" in Le trotskisme contre la classe ouvrière, brochure du CCI.
[14] L’Opposition de gauche se réclamant notamment des quatre premiers congrès de l’IC.
[15] "Le trotskisme, fils de la contre-révolution [54]" in Le trotskisme contre la classe ouvrière, brochure du CCI.
[16] "Les méthodes de la Gauche communiste et celle du trotskisme", Internationalisme n°23, (juin 1947).
[17] Pour plus de précisions sur l’évolution du courant trotskiste voir notre Brochure : "Le trotskisme contre la classe ouvrière [40]."
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_169_1_jo_kra_yv_arkra_from_manifeste_1.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/content/10804/bourgeoisie-impose-nouveaux-sacrifices-classe-ouvriere-repond-lutte-tract
[3] https://fr.internationalism.org/content/10735/declaration-commune-groupes-gauche-communiste-internationale-guerre-ukraine
[4] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/internationalisme
[5] https://fr.internationalism.org/files/fr/trois_manifeste_cci_v4.pdf
[6] https://fr.internationalism.org/manifeste9
[7] https://fr.internationalism.org/manifeste1
[8] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[9] https://www.marxists.org/francais/luxembur/junius/index.html
[10] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-10-5.htm
[11] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.htm
[12] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
[13] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/manifestes
[14] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decomposition
[15] https://fr.internationalism.org/content/10523/rapport-crise-economique-24e-congres-du-cci
[16] https://fr.internationalism.org/content/10545/resolution-situation-internationale-2021
[17] https://fr.internationalism.org/content/9937/rapport-decomposition-aujourdhui-mai-2017
[18] https://fr.internationalism.org/tag/5/37/grande-bretagne
[19] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/ete-colere
[20] https://fr.internationalism.org/rinte52/guerre.htm
[21] https://fr.internationalism.org/rinte77/mexique.htm
[22] https://fr.internationalism.org/rint146/pour_les_revolutionnaires_la_grande_depression_confirme_l_obsolescence_du_capitalisme.html
[23] https://fr.internationalism.org/french/rint/108_machiavel.htm
[24] https://fr.internationalism.org/french/rint/113_pol_imp_US.html
[25] https://fr.internationalism.org/content/10171/modernisme-du-gauchisme-au-neant
[26] https://en.internationalism.org/content/17242/part-one-introduction-series-communisers#_ftn4
[27] https://en.internationalism.org/icconline/201206/4977/notes-toward-history-art-ascendant-and-decadent-capitalism
[28] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201712/9621/communisme-a-lordre-du-jour-lhistoire-castoriadis-munis-et-probleme
[29] https://fr.internationalism.org/content/9762/castoriadis-munis-et-probleme-rupture-trotskysme
[30] https://en.internationalism.org/node/3417
[31] https://fr.internationalism.org/content/9932/rapport-lutte-classe-23e-congres-international-du-cci-2019-formation-perte-et
[32] https://fr.internationalism.org/series/209
[33] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/communisateurs
[34] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/anarchisme-modernisme
[35] https://fr.internationalism.org/content/10879/lecons-lutte-des-ouvriers-anglais
[36] https://fr.internationalism.org/content/10867/comment-proletariat-classe-revolutionnaire
[37] https://fr.internationalism.org/content/10868/luttes-revendicatives-et-surgissement-classe-soi
[38] https://fr.internationalism.org/content/9921/resolution-rapport-forces-entre-classes-2019
[39] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_communisme_ideal
[40] https://fr.internationalism.org/brochures/trotskysme
[41] https://fr.internationalism.org/content/8652/bilan-gauche-hollandaise-et-transition-au-communisme-ii
[42] https://fr.internationalism.org/rinte109/fonctionnement.htm
[43] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/berard
[44] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/hembe
[45] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/alienation
[46] https://fr.internationalism.org/rinte8/russie.htm
[47] https://fr.internationalism.org/rinte9/russie.htm
[48] https://fr.internationalism.org/rinte32/pci.htm
[49] https://fr.internationalism.org/rinte90/bipr.htm
[50] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201601/9305/rapport-role-du-cci-tant-fraction
[51] https://fr.internationalism.org/content/9954/cent-ans-apres-fondation-linternationale-communiste-quelles-lecons-combats-du-futur-2e
[52] https://fr.internationalism.org/rinte37/gall.htm
[53] https://fr.internationalism.org/rinte101/communisme.htm
[54] https://fr.internationalism.org/Brochure/trotski1
[55] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne
[56] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-germano-hollandaise
[57] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/lopposition-gauche
[58] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/parti-et-fraction
[59] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire