Soumis par Révolution Inte... le
Le capitalisme, le mode de production qui règne sur tous les pays de la planète, se meurt. En déclin historique depuis plus d’un siècle, l’accélération de sa décomposition n’a cessé de se renforcer depuis ces trois dernières décennies et plus particulièrement depuis le début des années 2020, où ses multiples crises (économique, militaire, écologique) se conjuguent pour créer un tourbillon mortifère qui exacerbe considérablement la menace de destruction de l’humanité.
La classe dominante du capitalisme, la bourgeoisie, n’a pas de solution à ce scénario cauchemardesque. Incapable de proposer une perspective pour la société, elle est prise dans la logique désespérée d’une société en décomposition : celle du chacun pour soi !
C’est devenu la règle dominante des relations internationales, qui s’exprime par l’extension de guerres barbares à travers la planète. Mais c’est aussi la tendance dominante au sein de chaque nation : la classe dirigeante est de plus en plus divisée en cliques et en clans, chacun faisant passer ses propres intérêts avant les besoins du capital national. Cette situation fait que la bourgeoisie a de plus en plus de mal à se comporter comme une classe unifiée et à garder le contrôle global de son appareil politique. La montée du populisme au cours de la dernière décennie est le produit le plus clair de cette tendance : les partis populistes incarnent l’irrationalité et le « no future » du capitalisme, en promulguant les théories conspirationnistes les plus absurdes et une rhétorique de plus en plus violente à l’encontre de « l’establishment » politique. Les factions les plus « responsables » de la classe dirigeante s’inquiètent de la montée du populisme parce que leurs comportements et leurs politiques sont en contradiction directe avec ce qu’il reste du consensus traditionnel de la politique bourgeoise.
Pour prendre un exemple : la stratégie impérialiste. L’une des raisons pour lesquelles il y a une telle opposition, au sein même de la classe dirigeante américaine, au retour de Trump à la présidence, est qu’il saperait les principaux axes de la politique américaine sur des questions clés telles que le renforcement de l’OTAN et le soutien à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, tout en donnant carte blanche aux factions les plus agressives de la bourgeoisie israélienne au Moyen-Orient. Tout comme Trump, Le Pen, Farage et d’autres populistes en Europe sont eux aussi notoirement pro-russes dans leur vision internationale, ce qui va à l’encontre des politiques actuelles des plus importants pays occidentaux. Les démocrates américains ayant du mal à décider s’ils doivent ou non remplacer le vieillissant Joe Biden à temps pour les élections de novembre, un « second avènement » de Donald Trump semble de plus en plus probable, (1) ouvrant la perspective d’une nouvelle accélération du chaos dans les relations internationales.
Plus généralement, le populisme est le fruit d’une désillusion croissante à l’égard de la « classe politique ». Il se nourrit du mécontentement suscité par la vénalité et la corruption des politiciens en place, de leur litanie de promesses non tenues et de leur rôle dans la dégradation du niveau de vie de la majorité de la population. Ainsi, les populistes prétendent être les porte-parole d’une véritable rébellion du « peuple » contre les « élites » et réclament de manière démagogique l’amélioration du niveau de vie de la population « de souche » en désignant des boucs émissaires et en excluant les immigrés.
Résultats des élections en Grande-Bretagne et en France : un obstacle à la poussée populiste ?
Les résultats des élections en Grande-Bretagne et en France montrent que les parties « responsables » de la classe dominante ne sont pas prêtes à se laisser abattre et à s’avouer vaincues par les populistes.
La bourgeoisie britannique a depuis longtemps la réputation d’être la classe dominante la plus expérimentée et la plus intelligente au monde, une réputation qui a survécu au déclin de la Grande-Bretagne en tant que puissance mondiale. Dans les années 1980, par exemple, les politiques économiques du thatchérisme et la répartition des tâches entre la droite au pouvoir et la gauche dans l’opposition ont servi d’exemple à suivre dans l’ensemble du bloc occidental, et plus particulièrement aux États-Unis. Mais ces dernières années ont vu le parti conservateur, dans ses efforts pour « contenir » la montée du populisme, être de plus en plus infecté par celui-ci, en particulier à cause du désastre du Brexit ainsi que de l’incompétence et des mensonges éhontés des premiers ministres conservateurs qui se sont succédé. En moins de cinq ans, les Tories sont passés de l’immense victoire des élections de 2019 à leur quasi-anéantissement lors des élections de 2024, marquées par une victoire écrasante des travaillistes et par la plus grande défaite électorale de toute l’histoire des Tories. Les conservateurs ont perdu 251 sièges, parmi lesquels un certain nombre d’anciens ministres (tels que Grant Shapps et Jacob Rees-Mogg) et même une ancienne première ministre (Liz Truss). Dans de nombreuses circonscriptions, les conservateurs ont terminé en troisième position, derrière les libéraux-démocrates et, plus important encore, derrière le Reform UK populiste de Farage.
Dans l’un de ses premiers discours en tant que Premier ministre, Keir Starmer a proclamé que son gouvernement se battrait pour « vous faire croire à nouveau ». Pleinement conscient que la classe politique est largement considérée par la population comme cynique, le gouvernement travailliste vend l’image d’un gouvernement fort et stable, en contraste avec le chaos de ces dernières années. Il parle de « changement », mais il est extrêmement prudent dans les promesses qu’il fait, et plus prudent encore lorsqu’il s’agit de dépenser pour tenter de résoudre les problèmes économiques de la Grande-Bretagne. En matière de politique étrangère, il n’y aura pratiquement aucun changement par rapport au gouvernement précédent, qui soutenait les politiques des États-Unis et de l’OTAN à l’égard de l’Ukraine, du Moyen-Orient et de la Chine.
La capacité du parti travailliste à se présenter comme le nouveau parti de l’ordre et du gouvernement responsable est l’expression de l’intelligence restante de la classe dominante britannique, de sa compréhension de l’échec total de la politique conservatrice consistant à contrôler le populisme en injectant un grand nombre de thèmes populistes dans son propre corps. En ce sens, il a ajouté quelques pierres à la barrière érigée face à la poussée populiste. Mais même au Royaume-Uni, cette barrière est très fragile.
D’une part, l’écrasante victoire des travaillistes s’est fondée sur un taux de participation très faible : seuls 60 % des électeurs ont voté, ce qui montre que la défiance à l’égard du système politique reste très répandue. Deuxièmement, les sondages ont clairement montré que le vote travailliste n’était pas motivé par un grand enthousiasme pour leur programme, mais avant tout par le désir de se débarrasser des Tories. De plus, et c’est ce qui est sans doute le plus important, la défaite des Tories est en partie due à une défection massive en faveur du parti Reform UK, stimulée par la décision de Farage de prendre la tête du parti et de se présenter à l’élection. Bien que les réformistes n’aient obtenu que cinq sièges au Parlement, ils ont recueilli 14,3 % des voix, ce qui les place en troisième position sur le nombre total de suffrages exprimés. Farage a clairement indiqué qu’il ne s’attendait pas à gagner beaucoup de sièges et que la lutte contre le Labour (et le centre) ne faisait que commencer.
Le système bipartite britannique, avec son principe du « first past the post » (scrutin uninominal majoritaire), a longtemps été présenté comme la pierre angulaire de la stabilité politique britannique, une méthode permettant d’éviter les turbulences engendrées par les coalitions politiques qui règnent dans nombre de systèmes parlementaires fondés sur la représentation proportionnelle. Dans ce cas, l’approche britannique s’est avérée être un rempart efficace à la pénétration des petits partis comme le parti réformiste au sein du parlement. Mais le système bipartite repose également sur la stabilité des deux principaux partis, et les élections de 2024 ont abouti à un affaiblissement historique du Parti conservateur, un choc dont il pourrait ne pas se remettre.
Un autre élément clé qui laisse penser que le gouvernement travailliste ne restera pas « fort et stable » longtemps, c’est l’attitude du parti vis-à-vis de la lutte des classes. Starmer, Angela Rayner (vice-Première ministre) et d’autres peuvent souligner leurs origines ouvrières personnelles, mais il s’agit davantage d’une réponse aux déclarations des populistes qui affirment « parler au nom des gens ordinaires » que d’un moyen de présenter le parti travailliste comme un parti de la classe ouvrière, sans même parler de constituer un parti véritablement « socialiste ». Le Labour de Starmer est très proche du New Labour de Blair, qui prétend occuper le terrain du « centre-gauche », en opposition aux « excès de gauche » de Jeremy Corbyn, ce qui lui a coûté cher en 2019. Mais entre 2019 et 2024, la Grande-Bretagne a connu un renouveau important des luttes de classe qui ont servi de phare à la mobilisation des travailleurs dans le monde entier. Ces luttes se sont calmées, mais elles couvent toujours. Le gouvernement travailliste actuel n’est sans doute pas bien équipé idéologiquement pour répondre à une nouvelle flambée de lutte de classe et pourrait rapidement perdre sa crédibilité, étant donné qu’il est censé incarner un progrès par rapport aux conservateurs.
En France, comme en Grande-Bretagne, nous avons pu observer au sein de l’appareil politique bourgeois une réponse plutôt intelligente à la montée du populisme et au danger de voir le Rassemblement national (RN) de Le Pen remporter une majorité au parlement. Aussitôt après que Macron a déclaré des élections législatives anticipées, en réponse aux succès du RN aux européennes, le Nouveau Front populaire (NFP) a été concocté. Il a rassemblé toutes les principales forces de gauche : les partis socialiste et communiste, La France insoumise, les Verts et certains groupes trotskystes. Après la victoire du RN au premier tour des législatives, le NFP a conclu un accord avec le parti centriste de Macron, Renaissance, afin que les candidats de ces deux partis ne s’opposent pas l’un à l’autre au second tour, ceci dans le but de limiter la perte de terrain face au RN. Et la manœuvre a fonctionné : le RN n’a pas réussi à obtenir une majorité à l’Assemblée nationale.
Cela signifie-t-il que le pari de Macron de convoquer des élections anticipées a porté ses fruits ? En fait, cela a créé une situation extrêmement incertaine au sein de l’appareil politique bourgeois française. Bien que la gauche et le centre aient été en capacité de conclure un accord pour contrer le RN, Macron devra faire face à un parlement divisé, composé de trois groupes principaux, eux-mêmes divisés en plusieurs sous-groupes. Cette situation risque donc de rendre sa tâche bien plus difficile qu’auparavant. Contrairement à la Grande-Bretagne, la France ne dispose pas d’un parti de centre-gauche fort, car le Parti socialiste a été totalement discrédité par ses années au pouvoir, au cours desquelles il a multiplié les attaques contre la classe ouvrière. Le Parti communiste français n’est plus que l’ombre de lui-même. La force la plus dynamique du Nouveau Front populaire est La France insoumise (LFI), qui se réclame de la classe ouvrière et du socialisme, vante ses liens aux ouvriers en lutte contre les politiques néolibérales de Macron (par exemple, elle appelle à l’abandon de la réforme de la retraite à 64 ans, une préoccupation majeure lors des récentes grèves et manifestations en France, et réclame le rétablissement de l’âge de départ à 60 ans). LFI est également très critique à l’égard de l’OTAN et de la guerre au Moyen-Orient, ce qui n’en fait pas un soutien fiable de la politique étrangère de Macron. Tout cela nous amène à conclure que le « barrage » français contre le populisme et le chaos politique est peut-être encore plus fragile que le barrage britannique.
Dans une certaine mesure, l’incertitude à laquelle est confronté l’appareil politique français est le reflet d’une faiblesse plus historique de la bourgeoisie française, qui n’a pas bénéficié de la même stabilité politique que son homologue britannique et qui a été en proie à des tensions entre intérêts particuliers pendant beaucoup plus longtemps. L’une des raisons pour lesquelles le Parti socialiste a perdu ses lettres de noblesse en tant que parti de la classe ouvrière a été son accession prématurée au pouvoir dans les années 80, où il a été obligé de mener des attaques féroces contre la classe ouvrière, plutôt que de rester dans l’opposition comme le Parti travailliste au Royaume-Uni. Et cette incapacité à se conformer à une stratégie internationale de la classe dominante était une indication de cette incohérence historique de la classe dominante française et de son appareil politique.
La gauche du capital contre la classe ouvrière
En France, la « défaite » du RN a suscité plus d’enthousiasme dans les rues que le « triomphe » des travaillistes au Royaume-Uni. L’exclusion du RN du gouvernement a empêché la mise en œuvre de certaines de ses politiques les plus ouvertement répressives et racistes à l’encontre des immigrés et des musulmans, ce qui a sans aucun doute été ressenti comme un soulagement par de nombreuses personnes, en particulier celles issues de l’immigration. Mais cet enthousiasme comporte de réels dangers, notamment l’idée que la gauche est vraiment du côté des travailleurs et que le capitalisme n’est représenté que par l’extrême droite ou le néolibéralisme de Macron.
Le fait même que les partis de gauche aient joué un rôle aussi crucial dans l’effort de blocage du RN est la preuve de la nature bourgeoise de la gauche. Le populisme est certes un ennemi de la classe ouvrière, mais il n’est pas le seul, et s’associer à d’autres partis pour stabiliser l’appareil politique existant est une action au service du capitalisme et de son État. De plus, comme cette action est menée au nom de la défense de la démocratie contre le fascisme, c’est un moyen de renforcer l’idéologie frauduleuse de la démocratie. N’oublions pas le rôle que la gauche a joué dans le passé pour sauver le capitalisme dans ses moments difficiles : de la Première Guerre mondiale, lorsque les opportunistes de la social-démocratie ont placé les intérêts de la nation au-dessus des intérêts de la classe ouvrière internationale et ont aidé à recruter les travailleurs pour les fronts de guerre ; à la révolution allemande de 1918, lorsque le gouvernement social-démocrate a agi comme le « limier » de la contre-révolution, en utilisant les corps francs proto-fascistes pour écraser les travailleurs insurgés ; et, de façon plus révélatrice encore, lorsque les fronts populaires « originaux » des années 1930 ont contribué à préparer la classe ouvrière à la boucherie de la Seconde Guerre mondiale, précisément dans le but de défendre la démocratie contre le fascisme.
La classe ouvrière ne doit pas avoir l’illusion que ceux qui participent à la machine politique bourgeoise, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont là pour protéger les travailleurs des attaques contre leur niveau de vie. Au contraire, la seule option pour un gouvernement bourgeois et les partis qui le composent, face à un système capitaliste qui s’effondre, est d’exiger des sacrifices de la part de la classe ouvrière au nom de la défense de l’économie nationale et de ses intérêts impérialistes, jusqu’à se sacrifier sur l’autel de la guerre. Le gouvernement New Labour de Blair en Grande-Bretagne et le gouvernement du Parti socialiste de Mitterrand en France l’ont déjà amplement démontré. (2)
La défense des intérêts des ouvriers ne passe pas par les urnes ou par la confiance dans les partis de la classe ennemie. Elle ne peut être fondée que sur les luttes indépendantes et collectives des ouvriers en tant que classe contre toutes les attaques contre nos conditions de vie et de travail, et contre nos vies mêmes, que ces attaques viennent de l’aile droite ou de l’aile gauche de la classe dominante.
Amos, 12 juillet 2024
1 À l’heure où nous traduisons en français ces lignes, l’ex-Président Trump a été victime d’une tentative d’assassinat. Un de ses supporters a perdu la vie. Trump a été blessé à l’oreille mais ses jours ne semblent pas en danger. Bien sûr, les attentats ne sont pas une nouveauté et les États-Unis ont connu leur lot d’assassinats politiques. Mais cet assaut, qui fait suite à plusieurs autres (Bolsonaro au Brésil, Shinzo Abe au Japon…), illustre l’aggravation des tensions au sein de la bourgeoisie américaine et la réalité de l’approfondissement de l’instabilité politique.
2 Voir en anglais sur notre site : « Blair’s legacy : A trusty servant of capitalism », World Revolution n° 304 (Mai 2007).