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Revue Int. 1993 - 72 à 75

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Revue Internationale no 72 - 1e trimestre 1993

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Situation internationale : un tournant

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De la Somalie à l'Angola, du Venezuela à la Yougoslavie, de fa­mines en massacres, de coups d'Etats en guerres « civiles », le tourbillon de la décomposition accélérée de tous les rouages de la société capitaliste n'engendre que des ravages. Partout, non seulement la prospérité et la li­berté promises ne sont pas au rendez-vous, mais de plus, le capitalisme porte partout le fer et le feu, déchaîne le milita­risme, réduit les masses de l'immense majorité de la popu­lation mondiale à la déchéance, la misère et la mort, et porte des attaques massives aux condi­tions d'existence du prolétariat dans les grands centres urbains et industrialisés.

Chaos, mensonges et guerre impérialiste

Que le « nouvel ordre mondial » se révèle n'être qu'un chaos généra­lisé, même les plus ardents défen­seurs de l'ordre existant sont de plus en plus forcés de le recon­naître. Mieux, ne pouvant plus ca­cher la détérioration, dans tous les pays, de tous les aspects de la vie politique, économique et sociale, les journaux, les radios, les télés, porte-voix des classes dominantes, rivalisent désormais pour «dévoiler» la réalité. Scandales politiques, génocides ethniques, déportations, répressions et raton­nades, pogroms et catastrophes en tous genres, épidémies et famines, tout y est. Mais les événements, bien réels, au lieu d'être expliqués pour ce qu'ils sont, au fond, c'est-à-dire la conséquence de la crise mondiale du capitalisme ([1]), sont chaque fois présentés comme une sorte de fatalité.

En montrant la famine en Somalie, les massacres de la « purification ethnique » en Yougoslavie, les dé­portations et martyrs des popula­tions dans les républiques du sud de l'ex-URSS, les magouilles poli­ticiennes, la propagande rend compte du pourrissement actuel. Mais elle le fait en présentant les phénomènes sans aucun lien entre eux, distillant ainsi un sentiment d'impuissance, entravant la prise de conscience que c'est le mode de production capitaliste dans son en­semble qui est responsable de la si­tuation, dans tous ses aspects les plus corrompus, et que, au premier rang, se trouvent les bourgeoisies des grands pays capitalistes.

La décomposition est le résultat du blocage de tous les rouages de la société : une crise générale de l'économie mondiale, ouverte de­puis plus de vingt-cinq ans, et l'absence d'une perspective de sor­tie de cette crise. Et les grandes puissances, qui, avec la fin du sta­linisme, prétendaient ouvrir une « ère de paix et de prospérité » pour le capitalisme, sont entraînées dans un chacun pour soi débridé, qui entretient et amplifie cette désagrégation sociale, sur les plans intérieur et international.

Sur le plan de la situation inté­rieure des pays industrialisés, les bourgeoisies nationales s'efforcent de contenir les manifestations de la décomposition, tout en les utilisant pour renforcer l'autorité de l'Etat ([2]). C'est ce qu'a fait la bourgeoisie américaine lors des émeutes de Los Angeles au prin­temps 1992, dont elle a même pu se permettre d'en contrôler le mo­ment et l'extension ([3]). C'est ce que fait la bourgeoisie allemande qui, depuis l'automne, développe un énorme battage sur la « chasse aux étrangers». Elle contrôle, et pro­voque parfois en sous-main, les événements, pour faire passer des mesures de renforcement du « contrôle de l'immigration », c'est-à-dire en fait sa propre « chasse aux étrangers». Elle essaie d'embrigader dans la politique de l'Etat la population en général, et la classe ouvrière en particulier, par l'orchestration de manifesta­tions en défense de la « démo­cratie».

Sur le plan international, depuis l'éclatement de la discipline du bloc de l'Ouest, qui leur avait été imposée face au bloc impérialiste russe, avec l'accélération de la crise qui frappe en leur sein, au coeur de l'économie mondiale, les pays industrialisés sont de moins en moins des « alliés ». Ils sont en­traînés dans une confrontation acharnée entre leurs intérêts capi­talistes et impérialistes opposés. Ils ne vont pas vers la « paix » mais ai­guisent les tensions militaires.

Somalie : un prélude à des interventions plus difficiles

Depuis plus d'un an et demi, l'Allemagne a mis de l'huile sur le feu en Yougoslavie, rompant le statu quo qui assurait la domina­tion américaine en Méditerranée, par un soutien à la constitution d'une Slovénie et d'une Croatie «indépendantes». Les Etats-Unis cherchent, depuis le début du conflit, à résister à l'extension d'une zone d'influence dominée par l'Allemagne. Après leur appui voilé à la Serbie, avec le sabotage des « initiatives européennes » qui auraient consacré l'affaiblissement relatif de leur hégémonie, les Etats-Unis passent la vitesse supérieure. L'intervention militaire américaine n'apportera pas la «paix» en So­malie, pas plus qu'elle ne permet­tra d'enrayer la famine qui ravage ce pays entre autres, parmi les ré­gions du monde les plus déshéri­tées. La Somalie n'est que le ter­rain d'entraînement d'opérations militaires de plus grande envergure que préparent les Etats-Unis et qui sont dirigées en premier lieu contre les grandes puissances susceptibles de lui disputer sa suprématie sur la scène mondiale, au premier rang desquelles l'Allemagne.

L' « action humanitaire » des grandes puissances n'est encore une fois qu'un prétexte servant à «masquer les sordides intérêts im­périalistes qui animent leur action et pour lesquels elles se déchirent, (...) pour couvrir d'un écran de fu­mée leur propre responsabilité dans la barbarie actuelle et justifier de nouvelles escalades dans celle-ci. » ([4]). Le raid de forces armées des Etats-Unis en Somalie n'a que faire de la misère, de la famine et des massacres qui sévissent dans ce pays, tout comme la guerre du Golfe il y a deux ans n'avait rien à voir avec le sort des populations locales, dont la situation n'a fait qu'empirer depuis cette première « victoire » du « nouvel ordre mon­dial».

La mise au pas qui avait été impo­sée à tous, par la « coalition » sous la férule américaine dans la guerre du Golfe, s'est effritée depuis deux ans, et les Etats-Unis ont du mal à maintenir leur « ordre mondial », qui tourne de plus en plus à la ca­cophonie. Pressée par l'essoufflement et la faillite de pans entiers de son économie, la bour­geoisie américaine a besoin d'une nouvelle offensive d'ampleur, réité­rant sa supériorité militaire, afin de pouvoir continuer à imposer ses diktats à ses anciens « alliés ».

La première phase de cette offen­sive consiste à porter un coup aux prétentions de l'impérialisme fran­çais, en imposant sans partage le contrôle américain dans les opéra­tions en Somalie, en cantonnant dans le rôle de petit comparse in­ efficace les forces militaires fran­çaises de Djibouti sans aucun rôle réel à Mogadiscio. Mais cette pre­mière phase n'est qu'un round de préparation à côté des besoins d'une intervention dans l'ex-Yougoslavie, en Bosnie, qui doit être massive pour pouvoir être efficace comme l'ont déclaré depuis l'été 1992 les chefs d'Etat-major de l'armée américaine, notamment Colin Powell, un des patrons de la guerre du Golfe ([5]). Car si la corne de l'Afrique constitue par sa posi­tion géographique une zone straté­gique d'un intérêt non négligeable, l'ampleur de l'opération US ([6]), et   sa médiatisation à outrance, ser­vent surtout à justifier et préparer des opérations plus importantes, dans les Balkans, en Europe au coeur de tous les enjeux de l'affrontement impérialiste, comme l'ont montré les deux guerres mondiales.

Les USA n'ont pas pour objectif de noyer la Somalie sous un tapis de bombes comme ce fut le cas en Irak ([7]), mais ils ne feront rien pour autant pour arrêter les massacres et endiguer la famine dans la région. L'objectif est d'abord de tenter d'établir une image de « guerre propre», nécessaire pour obtenir suffisamment d'adhésion de la po­pulation à des interventions diffi­ciles, coûteuses et durables. Elle vise ensuite à lancer un avertisse­ment à la bourgeoisie française, et derrière elle à la bourgeoisie alle­mande et japonaise, quant à la dé­termination des Etats-Unis à main­tenir leur leadership. Prévue de longue date, elle sert enfin, comme toute action de « maintien de l'ordre », à renforcer les préparatifs de guerre, en l'occurrence le dé­ploiement de l'action militaire américaine en Europe.

L'alliance franco-allemande ne s'y trompe pas qui réclame, par la voix de Delors notamment, un accrois­sement de la participation de troupes des pays d'Europe à l'intervention en Yougoslavie, ceci non pour rétablir la paix comme il le prétend, mais pour être présent militairement sur le terrain face à l'initiative des Etats-Unis. Quant à l'Allemagne, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, elle envoie 1 500 militaires hors de ses frontières. C'est en fait, sous couvert de 1'« acheminement des vivres » en Somalie, un premier pas vers une participation directe dans les conflits. Et c'est un message aux Etats-Unis sur la volonté de l'Allemagne d'être bientôt présente militairement sur le champ de ba­taille de l'ex-Yougoslavie. C'est une nouvelle étape que va franchir cette confrontation, notamment sur le plan militaire, mais égale­ment sur l'ensemble des aspects de la politique capitaliste. Et l'élection de Clinton aux Etats-Unis, si elle ne modifie pas les principaux choix de la stratégie de la bourgeoisie américaine, est une manifestation du tournant qui s'opère dans la situation mondiale.

Clinton : une politique plus musclée

En 1991, quelques mois après la « victoire » de la « tempête du dé­sert », malgré une chute de popularité liée à l'aggravation de la crise aux USA, Bush était promis à une réélection sans problème. Clinton a finalement gagné parce qu'il a reçu petit à petit l'appui de frac­tions significatives de la bourgeoi­sie américaine, qui s'est manifesté, entre autres, par le soutien d'organes de presse influents, puis par le sabotage délibéré de la cam­pagne de Bush par la candidature Perot. Cette dernière a été relancée dans un deuxième temps pour s'exercer directement contre Bush. Avec la révélation du scandale de l’« Irakgate » ([8]) et Bush accusé, de­vant des dizaines de millions de té­léspectateurs, d'avoir encouragé l'Irak à envahir le Koweït, la bour­geoisie américaine signifiait son choix au vainqueur de la « tempête du désert » : la porte. Le score rela­tivement confortable que Clinton a obtenu face à Bush, a montré la volonté de changement largement majoritaire au sein de la bourgeoi­sie américaine.

C'est en premier lieu face à l'ampleur de la catastrophe éco­nomique, que la bourgeoisie amé­ricaine dans sa majorité s'est réso­lue, après quelques tergiversations, à remiser son discours idéologique sur un libéralisme impuissant à enrayer le déclin économique, et pire, perçu comme responsable de celui-ci. Avec la récession ouverte depuis 1991, la bourgeoisie a été obligée de prononcer la faillite de cet ultralibéralisme inadéquat pour justifier l'intervention croissante de l'Etat rendue nécessaire pour sauvegarder les restes d'un appareil productif et financier pre­nant l'eau de toutes parts. Elle s'est ralliée dans sa grande majorité au discours sur la nécessité de « plus d'Etat» promu par Clinton, s'accordant mieux à la réalité de la situation que celui de Bush, resté dans la continuité des « reaganomics»([9]).

En deuxième lieu, l'administration Bush n'est pas parvenue à mainte­nir l'initiative des USA sur l'arène mondiale. Elle a pu, au moment de la guerre du Golfe, faire l'unanimité de la bourgeoisie américaine autour du rôle incontesté de super-puissance militaire mondiale joué dans le montage et l'exécution de cette guerre, mais elle s'est essoufflée depuis, et n'a plus pu trou­ver les moyens d'une intervention aussi spectaculaire et efficace pour s'imposer face aux rivaux potentiels des Etats-Unis.

En Yougoslavie, alors que, dès l'été 1992, les Etats-Unis avaient envisagé une intervention de l'aviation en Bosnie, les européens leur ont mis des bâtons dans les roues. Le voyage-« surprise » de Mitterrand à Sarajevo permit no­tamment de couper court au bat­tage « humanitaire » américain préparant les bombardements à ce moment-là. De plus, l'imbroglio des fractions armées et la géogra­phie des lieux, rendent beaucoup plus dangereuse toute opération militaire, en diminuant notamment l'efficacité de l'aviation, pièce maîtresse de l'armée américaine. L'administration Bush n'a pas pu déployer les moyens nécessaires. Et si une nouvelle action en Irak a eu lieu, avec la neutralisation d'une partie de l'espace aérien de ce pays, elle n'a pas pu fournir l'occasion d'une nouvelle démons­tration de force, Saddam Hussein n'ayant cette fois-ci pas cédé à la provocation.

Bush, en perdant les élections, peut ainsi servir de bouc émissaire pour les revers de la politique des Etats-Unis, aussi bien sur le bilan économique alarmant que sur le bilan mitigé du leadership militaire mondial. En étant désigné comme le responsable, il rend un dernier service en permettant de cacher qu'il ne pouvait en fait pas exister d'autre politique et que c'est le sys­tème lui-même qui est définitive­ ment gangrené. Qui plus est, pour la bourgeoisie confrontée à une « opinion publique » désenchantée par les résultats économiques et sociaux désastreux des années 1980, et plus que sceptique sur le « nouvel         ordre                      mondial », l'alternance avec Clinton après douze années de Parti républicain donne un ballon d'oxygène à la crédibilité de la « démocratie » américaine.

Et pour ce qui est d'assumer l'accélération des interventions militaires, la bourgeoisie peut faire pleine confiance au Parti démo­crate qui en a une expérience plus éprouvée encore que le Parti répu­blicain, puisque c'est lui qui a gou­verné le pays avant et pendant la seconde guerre mondiale, qui a dé­clenché et mené la guerre du Viet­nam, et qui a relancé la politique d'armement sous Carter à la fin des années 1970.

Avec Clinton, la bourgeoisie amé­ricaine essaie de négocier un tour­nant, d'abord face à la crise éco­nomique, et pour tenter de garder son leadership mondial, sur le ter­rain impérialiste, face à la ten­dance à la constitution d'un bloc rival emmené par l'Allemagne.

L' « Europe de 1993 » avortée

Avant l'effondrement du bloc de l'Est, les divers accords et institu­tions garantissant un certain degré d'unité entre les différents pays d'Europe étaient cimentés, sous le « parapluie » américain, par un in­térêt commun de ces pays contre la menace du bloc impérialiste russe. Avec la disparition de cette me­nace, P « unité européenne » a perdu ce ciment et la fameuse « Europe de 1993 » est en train d'avorter.

A la place de l’« union économique et monétaire », dont le « traité de Maastricht » devait constituer une étape décisive, regroupant tous les pays de la « Communauté écono­mique européenne » d'abord, pour en intégrer d'autres ensuite, on voit se dessiner une « Europe à deux vi­tesses». D'un côté c'est l'alliance de l'Allemagne avec la France, vers laquelle penchent l'Espagne, la Belgique, en partie l'Italie, qui pousse à prendre des mesures pour affronter la concurrence améri­caine et japonaise et essaye de s'affranchir sur le plan militaire de la tutelle américaine ([10]). De l'autre, ce sont les autres pays, Grande-Bretagne en tête, Hollande également, qui résistent à cette montée en puissance de l'Allemagne en Europe, et jouent l'alliance avec les Etats-Unis, qui sont déterminés pour leur part à s'opposer par tous les moyens à l'émergence d'un bloc rival.

De conférences en sommets euro­péens, de ratifications parlemen­taires en référendums, ce n'est pas une plus grande unité et une plus grande harmonie entre les bour­geoisies nationales des différents pays d'Europe qui se dessine. C'est une empoignade de plus en plus aiguë qu'engendre la nécessité de choisir entre l'alliance avec les Etats-Unis qui restent la première puissance mondiale, et son chal­lenger, l'Allemagne, le tout sur fond d'une crise économique sans précédent et d'une décomposition sociale qui commence à faire sentir ses conséquences désastreuses au coeur même des pays développés. Et si cette empoignade garde l'apparence d'une joute entre « démocraties » soucieuses de « dialogue » pour « trouver une ter­rain d'entente», la guerre meur­trière dans l’ex-Yougoslavie, ali­mentée par l'affrontement entre grandes puissances derrière les ri­valités entre les nouveaux Etats « indépendants» ([11]), fournit une première mesure du mensonge de l’« unité » des « grandes démocra­ties » et de la barbarie dont elles sont capables pour défendre leurs intérêts impérialistes ([12]). Non seu­lement, la guerre se poursuit en Bosnie, mais elle risque de gagner le Kosovo et la Macédoine où les populations là aussi se trouveront emportées dans le tourbillon de cette barbarie.

L'Europe, confluent des rivalités entre principales puissances, tient évidemment une place centrale dans la tendance à la formation d'un bloc allemand, et l’ex-Yougo­slavie en est le « laboratoire » mili­taire européen. Mais c'est la pla­nète entière qui est le théâtre des tensions entre les nouveaux pôles impérialistes, tensions qui contri­buent à attiser les conflits armés dans le « tiers-monde » et dans l'ex-bloc « soviétique ».

La multiplication des « conflits locaux »

Avec l'effondrement de l'ancien « ordre mondial », non seulement les anciens conflits locaux n'ont pas cessé, comme en témoigne la situation en Afghanistan ou au Kurdistan par exemple, mais en­core de nouveaux conflits, de nou­velles « guerres civiles », surgissent entre fractions locales de la bour­geoisie auparavant obligées de collaborer pour un même intérêt national. Mais l'éclatement de nouveaux foyers de tensions ne se limite jamais à la situation stricte­ment locale. Tout conflit attire immédiatement la convoitise de fractions de la bourgeoisie de pays voisins et, au nom d'oppositions ethniques, de contentieux fronta­liers, de querelles religieuses, du « danger du désordre », ou tout autre prétexte, du plus petit poten­tat local aux grandes puissances, tous sont poussés à s'engouffrer dans la spirale de l'affrontement armé. N'importe quelle guerre « civile » ou « locale » débouche inévitablement sur un affrontement entre grandes puissances impéria­listes.

Les tensions ne sont pas toutes au départ nécessairement liées aux in­térêts de ces grandes puissances (capitalistes. Mais celles-ci, par l'enchaînement de cette « logique » de la guerre capitaliste, finissent toujours par s'en mêler, ne serait-ce que pour essayer d'empêcher leurs concurrents de le faire et de marquer ainsi des points pouvant peser sur le rapport de forces géné­ral.

Ainsi, les Etats-Unis interviennent ou suivent de près des situations « locales » qui peuvent servir leurs intérêts face à leurs rivaux poten­tiels. En Afrique, au Libéria, la guerre, entre bandes rivales au dé­ part, est devenue aujourd'hui un fer de lance de l'offensive améri­caine pour évincer la présence française de ses « chasses gardées » que sont la Mauritanie, le Sénégal et la Côte d'Ivoire. En Amérique du Sud, les Etats-Unis ont observé une neutralité bienveillante lors du coup d'Etat au Venezuela, visant à renverser Carlos Andres Perez, ami de Mitterrand et du défunt Willy Brandt, membre de l'Internationale Socialiste, et fa­vorable au maintien d'une in­fluence de la France et de l'Espagne, ainsi que de l'Allemagne. En Asie, les Etats-Unis s'intéressent de près à la politique prochinoise des Khmers rouges, escomptant garder la Chine dans leur orbite, plutôt que de la voir jouer le jeu du Japon.

Les grandes puissances sont éga­lement amenées à s'immiscer dans les confrontations entre des sous-impérialismes régionaux qui, par leur situation géographique, leur dimension et l'armement nucléaire qu'ils possèdent, pèsent dangereu­sement sur le rapport de forces im­périaliste mondial. C'est le cas du sous-continent indien, où règne une situation catastrophique, pro­voquant toutes sortes de rivalités au sein de chaque pays entre frac­tions de la bourgeoisie, comme en témoignent les récents massacres des «musulmans» en Inde. Ces rivalités sont exacerbées par la confrontation entre Inde et Pakis­tan, le Pakistan soutenant les « musulmans » en Inde, l'Inde fo­mentant la révolte contre le gou­vernement pakistanais au Cache­mire. La remise en question des anciennes alliances internationales ; de l'Inde avec l'URSS et du Pakistan avec la Chine et les USA, conduit ces derniers, non à calmer les conflits mais à risquer de les embraser.

Les grandes puissances sont aussi aspirées par les conflits nouveaux, qu'ils n'ont, au départ, ni souhai­tés, ni fomentés. Dans les pays de l'Est, sur le territoire de l'ex-URSS en particulier, les tensions entre républiques ne cessent de s'aggraver. Chaque république est confrontée à des minorités natio­nales qui se proclament « indépen­dantes » et forment des milices, en recevant l'appui ouvert ou déguisé d'autres républiques : les armé­niens d'Azerbaïdjan, les tchétchènes de Russie, les russes de Moldavie et d'Ukraine, les factions da la « guerre civile » en Géorgie, etc. Les grandes puissances répu­gnent à s'immiscer dans le bourbier de ces situations locales, mais le fait que des puissances secon­daires, comme la Turquie, l'Iran, le Pakistan lorgnent sur ces parties de l'ancienne URSS, ou le fait qu'aujourd'hui, c'est la Russie même qui se déchire de plus en plus dans la lutte farouche entre « conservateurs » et « réforma­teurs », ouvrent la voie à l'élargissement des conflits.

A la décomposition qui aiguise les contradictions, engendre rivalités et conflits, les fractions de la bour­geoisie, des plus petites aux plus puissantes,   ne  peuvent  répondre que par le militarisme et les guerres.

Guerre et crise

Les régimes  capitalistes  de type j stalinien, issus de la contre-révolution des années 1920-30 en Russie, qui avaient instauré une forme ri­gide et totalement militarisée du capitalisme, se sont effondrés. Les bureaucrates d'hier repeignent leur   nationalisme de toujours de la phraséologie de « indépendance » et de  la « démocratie »,  mais ils  n'ont, pas     plus aujourd'hui          qu'auparavant, autre chose à offrir que la corruption, le gangstérisme et la guerre.

C'est au tour des régimes capitalistes de type occidental, qui pré­ tendaient avoir fait la preuve, par leur suprématie économique, de la «victoire du capitalisme», de se trouver entraînés dans l'effondrement du système : ralentissement sans précédent de leurs économies,  purge drastique de leurs profits, avec le chômage pour des dizaines de millions d'ouvriers     et d'employés, une dégradation sans cesse grandissante des conditions de travail, de logement, d'éducation, de santé, et de sécurité.

Mais dans ces pays, à la différence de ceux du « tiers-monde » ou de l'ex-« bloc de l'Est », le prolétariat n'est pas prêt à subir sans réagir les conséquences dramatiques de cet effondrement pour ses conditions de vie, comme l'a montré le formidable coup de colère de la classe ouvrière en Italie à l'automne 1992.

Vers une reprise des luttes de la classe ouvrière.

Après trois années de passivité, les manifestations,  les débrayages et les grèves de centaines de milliers d'ouvriers et employés en Italie, à l'automne 1992, ont constitué les premiers signes d'un changement d'une importance considérable. Face aux attaques les plus brutales depuis la seconde guerre mondiale, la classe ouvrière a réagi. Tous sec­teurs et toutes régions confondues, pendant  quelques  semaines, elle est venu rappeler que, non seulement la crise économique loge à la       même enseigne tous les travailleurs en attaquant partout les conditions d'existence, mais surtout que, tous ensemble, au-delà des divisions qu'impose le capitalisme, ceux-ci constituent une force sociale qui peut s'opposer aux conséquences de cette crise.

Les initiatives ouvrières dans les grèves, la participation massive aux manifestations de protestation contre le plan d'austérité du gou­vernement, et la bronca contre les syndicats officiels qui appuient ce plan, ont montré une potentialité de riposte intacte de la part du prolétariat. Même si la bourgeoisie a gardé l'initiative et si le mouve­ment massif de départ s'est ensuite émietté, il reste un acquis de ces premières luttes importantes du prolétariat depuis 1989 dans les pays industrialisés : un retour de la combativité ouvrière.

Les événements en Italie marquent ainsi une étape pour que la classe ouvrière, en reprenant la lutte, sur le terrain commun à tous de résis­tance à la crise, prenne confiance dans sa capacité à répondre aux attaques du capitalisme, et à ouvrir une perspective.

Le black-out de l'information en­tretenu sur les événements en Ita­lie, au contraire de la publicité qu'ont eu la « grève des sidérur­gistes », la « grève des transports », la « grève du secteur public », lors des grandes manoeuvres syndicales en Allemagne du printemps 1992([13]), est significatif d'une vé­ritable poussée ouvrière dans le mouvement en Italie. Lorsque la bourgeoisie allemande parvenait l'an dernier à étouffer toute initia­tive ouvrière, son opération avait la faveur des médias de la bourgeoisie internationale. A l'automne 1992, la bourgeoisie italienne a eu, par le black-out de cette même propa­gande, le soutien de la bourgeoisie internationale, car cette dernière s'attendait et craignait la réaction des ouvriers aux mesures d'austérité, que ne pouvait plus se permettre de reporter l'Etat italien.

Cependant, ce mouvement n'est qu'un premier pas vers une reprise de la lutte de classe internationale. L'Italie est le pays du monde où le prolétariat a la plus grande expé­rience des luttes ouvrières et la plus grande méfiance envers les syndi­cats, ce qui est loin d'être le cas dans les autres pays européens. Sur ce plan, des réactions ouvrières ailleurs en Europe, ou aux Etats-Unis, ne prendront pas immédiate­ment un caractère aussi radical et massif qu'en Italie.

Par ailleurs, en Italie même, le mouvement a trouvé ses limites. D'un côté, le rejet massif des grands syndicats par la majorité des ouvriers dans ce mouvement, a montré que, malgré la rupture des trois dernières années, l'expérience de longue date de la classe ouvrière de la confrontation au syndica­lisme n'était pas perdue. Mais de l'autre, la bourgeoisie aussi s'attendait à ce rejet. Elle en a joué pour focaliser la colère ouvrière dans des actions spectaculaires, contre les dirigeants syndicaux, au détriment d'une riposte plus large contre les mesures et l'ensemble de l'appareil d'Etat et de tous ses ap­pendices syndicaux.

Au lieu de la prise en mains de la lutte dans les assemblées générales où, collectivement, les ouvriers peuvent décider des objectifs et des moyens de leurs actions, les orga­nismes « radicaux», de type syndi­caliste de base, ont organisé un défoulement du mécontentement. En lançant boulons et pierres à la tête des dirigeants syndicaux, ils ont entretenu le piège de la fausse opposition entre le syndicalisme de base et les syndicats officiels, semé le désarroi et cassé la mobilisation massive et l'unité, qui seules permettent de développer une effi­cacité face aux attaques de l'Etat.

Les luttes ouvrières en Italie mar­quent ainsi une reprise de la com­bativité avec les difficultés qui par­tout attendent la classe ouvrière, au premier rang desquelles le syn­dicalisme, officiel et de base, et le corporatisme.

L'atmosphère de déboussolement et de confusion répandu dans la classe ouvrière par les campagnes idéologiques sur la « faillite du communisme », la fin du marxisme et la fin de la lutte de classe, pèse encore, et la combativité n'est qu'une première condition pour sortir de cette atmosphère. La classe ouvrière doit aussi prendre conscience que sa lutte passe par une remise en question générale, que c'est au capitalisme comme système mondial qui domine la planète, qu'elle doit s'affronter, un système en crise, porteur de mi­sère, de guerre et de destruction.

Aujourd'hui, la passivité face aux promesses de « paix » du capita­lisme triomphant commence à s'effriter. La « tempête du désert » a contribué à dévoiler le mensonge de cette « paix».

La participation des armées des grands pays « démocratiques » aux guerres, comme en Somalie et dans l'ex-Yougoslavie, est moins évi­dente à dévoiler. Elle prétend in­tervenir pour « protéger les popula­tions » et « acheminer de la nourri­ture ». Mais la pluie d'attaques sur les conditions de vie de la classe ouvrière crée une ambiance où le prétexte « humanitaire » pour l'envoi de troupes, bardées d'armes les plus coûteuses, sophistiquées et meurtrières, va contribuer à faire comprendre ce mensonge « huma­nitaire », et le vrai « sale boulot » des armées « démocratiques », au même titre que celui de tous les gangs, milices et armées de toutes sortes et de tous horizons, qu'elles prétendent combattre.

Quant à la promesse de « prospé­rité », partout la catastrophe et l'accélération sans précédent de la crise économique sont en train de faire voler en éclats les derniers exemples-refuges où les conditions de vie étaient relativement épargnées, dans les pays comme l'Allemagne, la Suède ou la Suisse par exemple. Le chômage massif se répand maintenant dans des sec­teurs à main d'oeuvre hautement qualifiée, les moins touchés jusqu'à présent, qui viennent rejoindre par dizaines de milliers la cohorte des dizaines de millions de chômeurs dans les régions du monde où le prolétariat est le plus nombreux et groupé.

Le réveil de la lutte de classe en Italie à l'automne 1992 a marqué une reprise de la combativité ou­vrière. Le développement de la crise, avec le militarisme de plus en plus omniprésent dans le climat social des pays industrialisés, vont contribuer à ce que les prochaines luttes d'importance, qui ne vont pas manquer de surgir, débouchent sur un développement de la conscience dans la classe ouvrière de la nécessité de renforcer son unité, et, avec les organisations ré­volutionnaires, de reforger ainsi sa perspective vers un véritable communisme.

OF


[1] Voir l'article  sur la  crise  économique dans ce numéro.

[2] La bourgeoisie essaie de s'opposer à la décomposition qui perturbe son ordre so­cial. Mais elle est une classe totalement in­capable d'en éradiquer la cause profonde, puisque c'est son propre système d'exploitation et de profit qui est à la racine de celle-ci. Elle ne peut pas scier la branche sur laquelle elle est assise.

[3] Voir Revue Internationale n° 71.

[4] Voir Revue Internationale n°71. Et comme le mentionne Libération du 9/12/92: «C'est ainsi que sous couvert d'anonymat, un très haut responsable de la mission des Nations-Unies en Somalie (Onusom) a livré hier le fond de sa pensée : "L'intervention américaine pue l'arrogance. Ils n'ont consulté personne. Ce débarquement a été préparé de longue main, l'humanitaire ne sert que de prétexte. En fait ils testent ici, comme d'autres un vaccin sur une bête, leur doctrine pour là résolution de futurs conflits locaux. Or cette opération coûtera de leur propre aveu, entre 400 et 600 millions de dollars dans sa première phase. Avec la moitié de cette somme, sans un seul soldat, je rendrais sa stabilité prospère à la Somalie''.

[5] Colin Powell s'est prononcé contre l'intervention en Yougoslavie en septembre 1992.

[6] Selon des sources proches de Boutros Ghali, secrétaire de l'ONU, les besoins de l'intervention pour acheminer la nourriture s'élèveraient à 5000 hommes. Les USA en envoient 30 000...

[7] Près de 500 000 blessés et morts sous les bombardements.

[8] Ce scandale, ainsi nommé par analogie avec celui du « Watergate » qui fit tomber Nixon, puis celui de l’« Irangate » qui dé­stabilisa Reagan, dévoile, parmi d'autres révélations, l'importance de l'aide financière consentie par les USA à l'Irak, par l'intermédiaire d'une banque italienne, au cours de l'année précédant la guerre du Golfe, aide utilisée par ce pays pour déve­lopper ses recherches et infrastructures en vue de se doter de l'arme atomique...

[9] Voir dans ce numéro l'article sur la crise.

[10] Voir la constitution d'un corps d'armée franco-allemand ainsi que le projet de for­mation d'une force aéronavale italo-franco-espagnole.

[11] Sur la guerre en Yougoslavie et la res­ponsabilité des grandes puissances, voir les n° 70 et 71 de la Revue Internationale.

[12] Quant aux accords économiques, ils ne sont en rien une manifestation d'une coopé­ration véritable, ou d'une d'entente entre bourgeoisies nationales, tout comme la concurrence économique n'engendre pas mécaniquement des divergences politiques et militaires. Avant l'effondrement du bloc de l'Est, Etats-Unis et Allemagne étaient de très sérieux concurrents sur le terrain éco­nomique, cela ne les empêchait pas d'être totalement alliés sur le terrain politique et militaire. L'URSS n'a jamais été un concur­rent sérieux des Etats-Unis sur le plan éco­nomique et leur rivalité militaire a pourtant fait peser pendant quarante ans la menace de la destruction de la planète. Aujourd'hui, l'Allemagne peut très bien passer des ac­cords avec la Grande-Bretagne sur le plan économique, dans le cadre de l'Europe, y compris parfois au détriment des intérêts de la France, cela n'empêche pas que la Grande-Bretagne et l'Allemagne se trouvent en complète opposition sur le plan politique et militaire, alors que la France et l'Allemagne jouent la même politique.

[13] Voir Revue Internationale n° 70.

 

Questions théoriques: 

  • Décomposition [1]
  • Guerre [2]

Crise économique mondiale : Un peu plus d’Etat ?

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Au lieu de connaître la « reprise » tant annoncée, l'économie mondiale continue de s'enfoncer dans le marasme. Au coeur du monde industrialisé, les ravages du capitalisme en crise se traduisent par des millions de nouveaux chômeurs et par la dé­gradation accélérée des condi­tions d'existence des prolétaires qui ont encore du travail.

On nous annonce pourtant du « nouveau ». Devant l'impuis­sance des anciennes recettes pour relancer l'activité produc­tive, les gouvernements des grands pays industrialisés (Clinton en tête), proclament une « nouvelle » doctrine : le retour au fameux « plus d'Etat ». De « grands travaux », financés par les Etats nationaux, telle serait la nouvelle potion magique qui de­vrait redonner vie à la machine d'exploitation capitaliste décré­pite.

Qu'y a-t-il derrière ce change­ment de langage des gouverne­ments occidentaux ? Quelles chances de réussite ont ces « nouvelles » politiques ?

Nous devrions être eh pleine re­prise de l’économie mondiale. De­puis deux ans, les «experts» nous avaient régulièrement promis celle-ci pour «dans six mois» ([1] [3]). L'année 1992 s'achève cependant dans une situation catastrophique. Au centre du système, dans cette partie de la planète qui avait été jusqu'ici relativement épargnée, l'économie des premiers pays frap­pés par la récession depuis 1990 (Etats-Unis, Grande-Bretagne et Canada) ne parvient toujours pas à se relever réellement ([2] [4]) , alors que celle des autres puissances (Japon et pays Européens) s'effondre.

Depuis 1990, le nombre de chô­meurs a augmenté de trois millions et demi aux Etats-Unis, d'un mil­lion et demi en Grande-Bretagne. Dans ce dernier pays, qui connaît sa récession la plus profonde et la plus longue depuis les années 1930, le nombre de faillites, au cours de Tannée 1992, a augmenté de 40 %. Le Japon vient d'entrer « officiellement » en récession, pour la première fois depuis 18 ans ([3] [5]). Il en est de même pour l'Allemagne, où Kohl vient de reconnaître, lui aussi « officiellement », la réces­sion. Les prévisions gouvernemen­tales y annoncent un demi-million de chômeurs de plus pour 1993, alors qu'on estime que dans l'ex-Allemagne de l'Est 40 % de la population active ne dispose pas d'un emploi stable.

Mais, indépendamment des prévi­sions officielles, les perspectives pour les années qui viennent sont clairement tracées par les suppres­sions d'emplois massives, annon­cées dans des secteurs aussi impor­tants que la sidérurgie et l'automobile, ou dans des do­maines aussi avancés que l'informatique et la construction aéronautique. Eurofer, l'organisme responsable de la sidérurgie dans la CEE, annonce la suppression de 50 000 emplois dans ce secteur au cours des trois prochaines années. General Motors, la première entre­prise industrielle du monde, qui avait déjà annoncé la fermeture de 21 de ses usines dans le monde vient de faire savoir qu'elle portait ce chiffre à 25. IBM, le géant de l'informatique mondiale, qui a déjà supprimé 20 000 emplois en 1991 et avait annoncé la suppression de 20 000 autres au début de 1992, vient d'informer qu'il s'agira en fait de 60 000. Tous les grands constructeurs d'avions civils annoncent des licenciements (Boeing, un des moins touchés par la crise, prévoit la suppression de 9 000 emplois au cours de la seule année 1992).

C'est dans tous les pays ([4] [6]) et dans tous les secteurs, classiques ou de pointe, industriels ou de services, que la réalité de la crise s'impose de façon impitoyable. Le capitalisme mondial connaît bien une récession sans précédent par sa profondeur, son étendue géographique et sa du­rée. Une récession qui, comme nous l'avons développé à plusieurs reprises dans ces colonnes, est qualitativement différente des quatre autres qui l'ont précédée depuis la fin des années 1960. Une récession qui traduit, bien sûr, l'incapacité chronique du capita­lisme à dépasser ses contradictions historiques fondamentales (son im­puissance à créer des débouchés suffisants pour permettre l'écoulement de sa production), mais aussi les difficultés nouvelles, engendrées par les « remèdes » utili­sés au cours de deux décennies de fuite en avant dans le crédit et l'endettement massif ([5] [7]).

Le gouvernement américain s’est efforcé depuis deux ans de refaire partir la machine économique en appliquant la vieille politique consistant à faciliter le crédit par la baisses des taux d'intérêt. Ainsi, aux Etats-Unis, les taux d'intérêt de la Banque fédérale ont été diminués à plus de 20 reprises, au point d'arriver à une situation où, compte tenu de l'inflation, une banque privée peut emprunter de l'argent sans quasiment payer d'intérêts en termes réels. Malgré tous ces efforts, l'électro-encéphalogramme de la croissance reste désespérément plat. L'état d'endettement de l'économie américaine est tel que les prêts « gratuits » ont été utilisés par les banques privées et les entreprises, non pas pour investir, mais pour rembourser un peu de leurs dettes antérieures ([6] [8]).

Jamais les perspectives écono­miques ne sont apparues aussi sombres pour le capitalisme. Ja­mais le constat d'impuissance n'avait été aussi flagrant. Le mi­racle des « reagannomics », le mi­racle du retour au capitalisme « pur », triomphant sur les ruines du « communisme » s'achève dans un fiasco total.

Plus d'Etat ?

Mais voilà que le nouveau prési­dent, Clinton, se présente avec une solution pour les Etats-Unis et pour le monde :

« La seule solution pour le président (Clinton) est celle qu'il a évoquée dans ses grandes lignes, tout au long de sa campagne. A savoir, relancer l’économie en augmentant les dé­penses publiques dans les infra­structures (réseau routier, ports, ponts), dans la recherche et la for­mation. Ainsi des emplois seront créés. Tout aussi important, ces dépenses contribueront à accélérer la croissance de la productivité à long terme et les salaires réels. » (Lester Thurow, un des conseillers écono­miques les plus écoutés dans le parti démocrate américain) ([7] [9]). Clinton promet ainsi de faire injec­ter par l'Etat entre 30 et 40 mil­liards de dollars dans l'économie.

En Grande-Bretagne, le très conservateur Major, aux prises avec les premières manifestations d'un retour de la combativité ou­vrière, confronté lui aussi à la ban­queroute économique, abandonne soudain son credo libéral, « anti­étatique » et entonne le même hymne keynésien en annonçant une « stratégie pour la croissance» et l'injection de 1,5 milliards de dol­lars. Puis, c'est le tour de Delors, représentant de la CEE, qui insiste en outre sur la nécessité d'accompagner cette nouvelle poli­tique d'une forte dose de « coopération entre Etats » : « Cette initiative de croissance n'est pas une relance keynésienne classique. Il ne s'agit pas seulement d'injecter de l'argent dans le circuit. Nous vou­lons surtout envoyer un signal que la coopération entre Etats est à l'ordre du jour. » ([8] [10])

Au même moment, le gouverne­ment japonais décide de fournir une aide massive au* principaux secteurs de l'économie (90 milliards de dollars, soit l'équivalent de 2,5% du PIB).

De quoi s'agit-il exactement ?

La propagande démocrate aux Etats-Unis, tout comme celle de certains partis de gauche en Eu­rope, présente cela comme un changement par rapport aux poli­tiques trop « libérales » du temps des «reagannomics». Après le « moins d'Etat », ce serait un retour à plus de justice par un recours ac­cru à l'action de cette institution qui est supposée représenter «r les intérêts communs de toute la na­tion».

En fait il ne s'agit que de la pour­suite de cette tendance, caractéris­tique du capitalisme décadent, à recourir à la force étatique pour faire fonctionner une machine éco­nomique qui spontanément, laissée à elle-même, est de plus en plus condamnée à la paralysie du fait du développement de ses contradic­tions internes.

En réalité, depuis la première guerre mondiale, depuis que la sur­vie de chaque nation dépend de sa capacité à se faire une place par la force dans un marché mondial de­venu définitivement trop étroit, l'économie capitaliste n'a cessé de s'étatiser en permanence. Dans le capitalisme décadent, la tendance au capitalisme d'Etat est une ten­dance universelle. Suivant les pays, suivant les périodes historiques, cette tendance s'est concrétisée à des rythmes et sous des formes plus ou moins accentués. Mais elle n'a cessé de progresser, au point de faire de la machine étatique le coeur même de la vie économique et sociale de toutes les nations.

Le militarisme allemand du début du siècle, le stalinisme, le fascisme des années 1930, les grands travaux du New Deal aux Etats-Unis au lendemain de la dépression écono­mique de 1929, ou ceux du Front populaire en France à la même époque, ne sont que des manifesta­tions d'un même mouvement d'étatisation de la vie sociale. Cette évolution ne s'arrête pas après la seconde guerre mondiale. Au contraire. Et les «reagannomics», supposées constituer un retour à un capitalisme « libéral », moins éta­tisé, n'ont pas interrompu cette tendance. Le «miracle» de la re­prise américaine au cours des an­nées 1980 n'a pas eu d'autre fonde­ment qu'un doublement du déficit de l'Etat et une augmentation spec­taculaire des dépenses d'armement. Ainsi, au début des années 1990, après trois mandats républicains, la dette publique brute représente près de 60 % du PIB américain (alors que ce chiffre était de 40 % au début des années 80). Et le seul fi­nancement de cette dette absorbe la moitié de l'épargne nationale ([9] [11]).

Les politiques de « dérégulation » et « privatisations », appliquées au cours des années 1980 dans l'ensemble des pays industrialisés, ne  traduisaient  pas  un  recul  du poids de l'Etat dans la gestion éco­nomique ([10] [12]). Ces politiques ont surtout servi de justificatif à une ré­orientation des aides de l’Etat vers des secteurs plus compétitifs, à l'élimination d'entreprises moins rentables par la réduction de cer­taines subventions publiques, à une incroyable concentration de capi­taux (ce qui a entraîné inévitable­ment une fusion croissante, au ni­veau de la gestion, entre Etat et grand capital « privé »).

Sur le plan social, elles ont facilité le recours aux licenciements, la précarisation de l'emploi en géné­ral, ainsi que la réduction des dé­penses dites «sociales». Au bout d'une décennie de « libéralisme anti-étatique», l'emprise de l'Etat sur la vie économique de la société ne s'est pas amoindrie. Au contraire, elle s'est renforcée en devenant plus effective.

A ce niveau, le « plus d'Etat » an­noncé aujourd'hui ne constitue donc pas un retournement, mais un renforcement de tendance.

En quoi consiste alors le changement proposé ?

L'économie capitaliste vient de vivre, au cours des années 1980, la plus grande orgie spéculative de son histoire. Au moment du dégon­flement de « la bulle » que celle-ci a engendrée, un renforcement du corset bureaucratique est néces­saire pour tenter de limiter les effets de la gueule de bois dévasta­trice ([11] [13]).

Mais il s'agit aussi d'un recours ac­cru aux planches à billets des Etats. Puisque le système financier « privé » ne peut plus assurer une expansion du crédit, du fait de son état d'endettement outrancier et du dégonflement de toutes les valeurs spéculatives  dont  il s'était  porté acquéreur, l'Etat se propose de re­lancer la machine en injectant de l'argent, en créant un marché arti­ficiel. L'Etat achèterait des « infrastructures (réseau routier, ports, ponts) », etc. Ce qui oriente­rait l'activité économique vers des secteurs plus productifs que la spé­culation. Et il paierait avec... du papier, avec de la monnaie émise par les banques centrales, sans au­cune couverture.

En fait, la politique de « grands tra­ vaux» proposée aujourd'hui, est dans une grande mesure celle ap­pliquée par l'Allemagne depuis deux ans dans son effort de « reconstruction » de l’ex-RDA. Et l'on peut avoir une certaine idée des effets de cette politique en regardant ce qui s'y est produit. Ces effets sont particulièrement significatifs dans deux domaines : celui de l'inflation et celui du commerce extérieur. En 1989, l'Allemagne fédérale connaissait un des taux d'inflation les plus bas du monde, en tête des pays industrialisés.   Aujourd'hui, l'inflation y est la plus élevée des sept grands ([12] [14]), exception faite de l'Italie. Il y a deux ans, la RFA jouissait du plus important excédent commercial de la planète, dépassant même le Japon. Au­jourd'hui, celui-ci a fondu sous le poids d'un accroissement de plus de 50 % de ses importations.

Mais le cas de l'Allemagne est celui d'une des économies les plus puis­santes et « saines » financièrement du monde ([13] [15]). Dans le cas de pays tels que les Etats-Unis, en particu­lier, une même politique aura, à court ou moyen terme, des effets beaucoup plus dévastateurs ([14] [16]). Le déficit de l'Etat et le déficit com­mercial, ces deux maladies chro­niques de l'économie américaine depuis deux décennies, y atteignent des niveaux beaucoup plus élevés qu'en Allemagne. Même si ces dé­ficits sont actuellement relative­ment inférieurs à ceux du début des politiques « reaganiennes », les accroître aura des répercussions dra­matiques, non seulement pour les Etats-Unis, mais aussi pour l'économie mondiale, en particu­lier au niveau de l'inflation et de l'anarchie des taux de change des monnaies. Par ailleurs, la fragilité de l'appareil financier américain est telle qu'un accroissement des déficits étatiques risque de le faire s'effondrer définitivement. En effet, c'est l'Etat qui depuis des années a pris systématiquement en charge les faillites de plus en plus impor­tantes et nombreuses des banques et caisses d'épargne, incapables de rembourser leurs dettes. En relan­çant une politique de déficits d'Etat, le gouvernement affaiblit le dernier et faible garant d'un ordre financier que tout le monde sait lé­zardé de toutes parts.

Plus de coopération entre Etats ?

Ce n'est pas par hasard si Delors insiste sur la nécessité que ces poli­tiques de grands travaux s'accompagnent d'une plus grande « coopération entre Etats ». Comme le démontre l'expérience alle­mande, de nouvelles dépenses de l'Etat entraînent inévitablement une relance des importations et donc une aggravation des déséqui­libres commerciaux. Au cours des années 1930, les politiques de grands     travaux s'étaient accompagnées d'un violent renforcement du protectionnisme, jusqu'à l'autarcie de l'Allemagne hitlérienne. Ces mêmes tendances se font jour aujourd'hui. Aucun pays ne veut accroître ses déficits pour relancer l'économie de ses voisins et concurrents. Le langage de Clinton et de ses conseillers, réclamant un puissant renforcement du protectionnisme américain, est particulièrement clair dans ce domaine.

L'appel de Delors est un vœu pieux. Devant l'aggravation de la crise économique mondiale, ce qui est à l'ordre du jour ce n'est pas la tendance à plus de « coopération entre Etats » mais, au contraire, la guerre de tous contre tous. Toutes les politiques de coopération, des­tinées pourtant à faire des alliances partielles pour être mieux en me­ sure d'affronter d'autres concur­rents, se heurtent en permanence au renforcement de ces forces cen­trifuges internes. Les convulsions croissantes qui déchirent la CEE, et dont le récent éclatement du SME constitue une des manifestations les plus spectaculaires, en attestent. Il en est de même des tensions au sein du Traité de libre-échange des Etats-Unis avec le Canada et le Mexique ou des tentatives mort-nées de mar­ché commun entre les pays du cône sud de l'Amérique latine ou des pays du « Pacte andin ».

Le protectionnisme n'a cessé de se développer au cours des années 1980. Malgré tous les discours sur « la libre circulation des marchan­dises », ce principe que le capita­lisme occidental a tellement clai­ronné comme concrétisation des « droits de l'homme » (bourgeois), les entraves au commerce mondial n'ont cessé de se multiplier ([15] [17]).

La guerre impitoyable qui oppose les grandes puissances commer­ciales, et dont les « négociations » du GATT ne sont qu'une toute pe­tite partie, n'a pas tendance à s'atténuer mais à s'exacerber. Le renforcement des tendances au ca­pitalisme d'Etat, stimulé par les politiques de « grands travaux », ne pourra que l'aiguiser.

Les gouvernements ne peuvent évi­demment jamais rester inactifs de­vant la situation catastrophique de leur économie. Tant que le proléta­riat ne parviendra pas à détruire définitivement le pouvoir politique de la bourgeoisie mondiale, celle-ci gérera d'une façon ou d'une autre la machine d'exploitation capitaliste, aussi décadente et décomposée soit-elle.

Les classes exploiteuses ne se suici­dent pas. Mais les «solutions» qu'elles peuvent trouver ont inévi­tablement deux caractéristiques majeures. La première c'est qu'elles ont de plus en plus recours à l'action de l'Etat, force organisée du pouvoir de la classe dominante, seule capable d'imposer par la vio­lence la survie de mécanismes qui,  spontanément, tendent à la paraly­sie et l'autodestruction. C'est le «plus d'Etat» d'aujourd'hui. La deuxième c'est que ces « solutions » comportent toujours une part croissante   d'absurdités et d'aberrations. C'est ainsi que l'on peut voir aujourd'hui les différentes fractions du capital mondial s'affronter dans les négociations du GATT, regroupées autour de leurs Etats respectifs, pour savoir com­bien de millions d'hectares de terres cultivables devront être stéri­lisés en Europe (« solution » au pro­blème de la « surproduction » agri­cole), alors qu'au même moment on étale sur tous les écrans du monde, pour les besoins de la pro­pagande guerrière, une des nom­breuses famines d'Afrique, en So­malie.

Pendant des décennies, les idéologies staliniennes et « socialistes » ont inculqué, parmi les travailleurs, le mensonge d'après lequel l'étatisation de l'économie était sy­nonyme d'amélioration de la condi­tion ouvrière. Mais l'Etat, dans une société capitaliste, ne peut être que l'Etat du capital, l'Etat des capita­listes (qu'il s'agisse de riches pro­priétaires ou de grands bureau­crates). L'inéluctable renforcement de l'Etat qu'on nous annonce, n'apportera rien aux prolétaires, sinon plus de misère, plus de ré­pression, plus de guerres.

RV.



[1] [18] En décembre 1991, on pouvait lire dans le n° 50 des Perspectives économiques de l'OCDE : « Chaque pays devrait voir sa de­mande progresser d'autant plus qu'une ex­pansion comparable interviendra de façon plus ou moins simultanée dans les autres pays : une reprise du commerce mondial est en vue (...). L'accélération de l'activité de­vrait se confirmer au printemps de l'année 1992 (...). Cette évolution entraînera pro­gressivement un accroissement de l'emploi et une reprise des investissements des entre­prises... ». Il faut noter que, déjà à cette date, les mêmes « experts » avaient dû constater que «La croissance de l'activité dans la zone de l'OCDE au second semestre de 1991 apparaît plus faible que ne le pré­voyaient les Perspectives économiques de juillet... »

[2] [19] Les quelques signes de reprise qui se sont manifestés jusqu'à présent aux Etats-Unis sont très fragiles, et apparaissent plus comme un ralentissement momentané de la chute, effet des efforts désespérés de Bush pendant la campagne électorale, que comme l'annonce d'un véritable retournement de tendance.

[3] [20] La définition technique d'entrée en réces­sion (suivant les critères américains) est de deux trimestres consécutifs de croissance négative pour le PIB (produit intérieur brut, c'est-à-dire l'ensemble de la production, y compris le salaire de la bureaucratie éta­tique, supposée produire l'équivalent de son salaire). Au 2e et 3e trimestres de 1992, le PIB japonais a baissé de 0,2 et 0,4 %. Mais au cours de la même période, la chute de la production industrielle par rapport à l'année précédente était de plus de 6 %.

[4] [21] Nous ne reviendrons pas ici sur l'évolution de la situation dans les pays du « tiers-monde » dont les économies ne ces­sent de s'enfoncer depuis le début des an­nées 80. Il est intéressant cependant de don­ner quelques éléments sur ce qu'a été l'évolution des pays anciennement dits « communistes », ces pays que l'accès à « l'économie de marché » devait rendre pros­pères et transformer en riches marchés pour les économies occidentales. La dislocation de l'ancienne URSS s'est accompagnée d'une catastrophe économique sans pareil dans l'histoire. A la fin 1992, le nombre de chômeurs y atteint déjà 10 millions et l'inflation y avance à un rythme annuel de 14 000%, un chiffre qui se passe de tout commentaire. Quant aux pays de l'Europe de l'Est, leurs économies sont toutes en ré­cession et le plus avancé d'entre eux, la Hongrie, celui qui avait commencé le pre­mier des « réformes capitalistes » et qui de­vait le plus facilement jouir des vertus du li­béralisme, est balayé par une vague dévasta­trice de faillites. Le taux de chômage y at­teint déjà officiellement 11 % et il est prévu qu'il double au cours de l'année prochaine. Quant au dernier bastion du soi-disant « socialisme réel », Cuba, la production an­nuelle en 1992 y est tombée à la moitié de celle de 1989 ! Seule la Chine fait encore fi­gure d'exception : partant d'un niveau parti­culièrement bas, (la production industrielle de la Chine populaire est à peine supérieure à celle de la Belgique), elle connaît actuelle­ment des taux de croissance relativement élevés, traduisant l'expansion des zones « ouvertes à l'économie capitaliste » où l'on brûle la masse de crédits qu'y déverse le Ja­pon.

Quant aux quatre petits dragons de l'Asie « capitaliste » (Corée du Sud, Taiwan, Hong­kong et Singapour), leurs croissances excep­tionnelles commencent à décliner à leur tour.

[5] [22] Voir, en particulier, « Une récession pas comme les autres » et « Catastrophe au coeur du monde industrialisé » dans Revue Interna­tionale, n° 70 et 71.

[6] [23] L'endettement total de l'économie améri­caine (Gouvernement plus entreprises, plus particuliers) équivaut à près de deux années de production nationale.

[7] [24] Le Monde, 17 novembre 1992.

[8] [25] Libération, 24 novembre 1992.

[9] [26] En termes concrets, le développement de la dette publique, phénomène qui a particu­lièrement marqué cette décennie, veut dire que l'Etat prend en charge la responsabilité de fournir un revenu régulier, une part de la plus-value sociale, sous forme d'intérêts au nombre croissant de capitaux qui s'investit sous forme de « Bons du trésor». Cela veut dire que, de plus en plus, les capitalistes ti­rent leurs revenus, non plus du résultat de l'exploitation d'entreprises leur apparte­nant, mais des impôts prélevés par l'Etat. Il faut noter que, pour la CEE, le montant de la dette publique, en pourcentage du PIB, est supérieur à celui des Etats-Unis (62%).

Revue Internationale n° 72

[10] [27] Même en se situant du point de vue pu­rement quantitatif, si l'on mesure le poids de l'Etat dans l'économie par le pourcentage que représentent les dépenses des adminis­trations publiques dans le produit intérieur brut, ce taux est plus élevé aujourd'hui qu'au début des années 80. Lorsque Reagan est élu, ce chiffre est de l'ordre de 32 %, lorsque Bush quitte la présidence, il dépasse les 37 %.

[11] [28] Les faillites des caisses d'épargne et de banques américaines, les difficultés des banques japonaises, l'effondrement de la bourse de Tokyo (équivalent déjà au krach de 1929), la faillite d'un nombre croissant de compagnies chargées de la gestion de capi­taux en bourse, etc., sont les premières conséquences directes de ces lendemains de folie spéculative. Seuls les Etats peuvent faire face aux désastres financiers qui en dé­coulent

[12] [29] Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne, Canada.

[13] [30] En outre, le gouvernement s'y est appli­qué à financer le déficit de l'Etat par le re­cours aux emprunts internationaux tout en s'efforçant de maintenir sous contrôle l'inflation par la limitation (certes, de moins en moins effective) de l'expansion des masses monétaires et le maintien de taux d'intérêts très élevés.

[14] [31] Dans le cas de pays comme l'Italie, l'Espagne ou la Belgique, l'endettement de l'Etat a atteint de tels niveaux (plus de 100 % du PIB pour l'Italie, 120 % pour la Belgique) que de telles politiques sont tout simplement impensables.

[15] [32] Ces entraves au commerce ne prennent pas tant la forme de tarifs douaniers que de restrictions pures et simples : quota d'importations, accords d'auto-restriction, législations « anti-dumping », réglementa­tions sur les qualités des produits, etc., <r... la part des échanges donnant lieu à des me­sures non-tarifaires s’ est fortement accrue tant aux Etats-Unis que dans la Communauté eu­ropéenne, qui représentent ensemble près de 75 % des importations de la zone OCDE (hors combustibles). » OCDE, Progrès de la ré­forme structurelle : une vue d'ensemble, 1992.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Capitalisme d'Etat [34]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [5°partie]

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Le communisme comme programme politique

Les deux précédents articles de cette série ([1] [35]) ont été en grande partie centrés sur les Manus­crits Economiques et Philoso­phiques de 1844 car ceux-ci constituent un filon très riche sur le problème du travail aliéné et des buts ultimes du commu­nisme, tel que Marx l'envisageait quand il a commencé à adhérer au mouvement prolétarien. Mais bien que, dès 1843, Marx eût déjà reconnu le prolétariat mo­derne comme l'agent de la trans­formation communiste, les Ma­nuscrits ne sont pas encore précis sur le mouvement social pratique qui mènera de la so­ciété d'aliénation à la commu­nauté humaine authentique. Ce développement fondamental dans la pensée de Marx devait se faire jour à travers la conver­gence de deux éléments vitaux : l'élaboration de la méthode ma­térialiste historique, et la politi­sation ouverte du projet com­muniste.


Le mouvement réel de l'histoire
 

Les Manuscrits contiennent diverses réflexions sur les différences entre le féodalisme et le capita­lisme, mais dans certaines parties, ils présentent de la société capita­liste une image quelque peu sta­tique. Parfois dans le texte, le capi­tal et les aliénations qui s'y rattachent, apparaissent simplement comme un état de fait, sans explica­tion réelle de leur genèse. Aussi le processus réel de la faillite du capi­talisme reste-t-il également plutôt nébuleux. Mais, un an plus tard, dans L'Idéologie Allemande, Marx et Engels ont développé une vision cohérente des bases pratiques et objectives du mouvement de l'histoire (et donc des différentes étapes de l'aliénation humaine). L'histoire se présentait maintenant clairement comme une succession de modes de production, depuis la communauté tribale, en passant par la société antique jusqu'au féo­dalisme et au capitalisme ; et ce qui constituait l'élément dynamique de ce mouvement n'était pas les idées ou les sentiments humains, mais la production matérielle des besoins vitaux :

« (...) force nous est de constater d'emblée que la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c'est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de "faire l'histoire". Or, pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir et maintes autres choses encore. Le premier acte historique, c'est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. » ([2] [36])

Cette vérité toute simple était la base pour comprendre le passage d'un type de société à un autre, pour comprendre « qu'un mode de production ou un stade industriel déterminé est toujours lié à un mode de coopération ou à un stade social bien défini, et ce mode de coopéra­tion est lui-même une "force pro­ductive" ; que la quantité de forces productives accessibles aux hommes détermine l'état social, de sorte que "l'histoire de l'humanité" doit être étudiée et traitée en liaison avec l'histoire de l'industrie et du com­merce. » ([3] [37])

Avec ce point de vue, les idées et la lutte entre les idées, la politique, la morale et la religion cessent d'être les facteurs déterminants du déve­loppement historique :

« (...) on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se re­présentent, ni non plus de ce que l'on dit, pense, s'imagine et se re­présente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os; c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l'on expose le développement des re­flets et des échos idéologiques de ce processus... Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. »([4] [38])

L'Idéologie allemande souligne qu'au bout de ce vaste mouvement historique, à l'instar des modes de production            précédents,      le capitalisme, est condamné à disparaître, non pas à cause de sa faillite morale, mais parce que ses contradictions internes le contraignent à s'autodétruire, et parce qu'il a fait surgir une classe capable de le remplacer par une forme supérieure d'organisation sociale :

« A un certain stade de l'évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des malheurs. Ce ne sont plus des forces de production, mais des forces de destruction (machinisme et argent). Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages, une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste (...) ». ([5] [39])

Le résultat, en contradiction com­plète avec toutes les visions uto­pistes qui voyaient le communisme comme un idéal statique sans au­cun rapport avec le processus réel de l'évolution historique, c'était que « le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. » ([6] [40])

Ayant établi cette méthode et ce cadre général, Marx et Engels pu­rent procéder alors à un examen plus détaillé des contradictions spécifiques de la société capitaliste. De nouveau, la critique de l'économie bourgeoise contenue dans les Manuscrits, a fourni beaucoup de matière pour le faire, et Marx devait y revenir sans cesse. Mais une étape décisive fut mar­quée par le développement du concept de plus-value, puisqu'il permettait d'enraciner la dénoncia­tion de l'aliénation capitaliste dans les faits économiques les plus tan­gibles, dans les mathématiques mêmes de l'exploitation quoti­dienne. Ce concept devait évidem­ment préoccuper Marx dans la plupart de ses travaux ultérieurs (les Grundrisse, Le Capital, les Théories de la Plus-Value) qui contiennent d'importantes clarifications sur ce sujet - en particulier la distinction entre le travail et la force de travail. Néanmoins, l'essentiel du concept est déjà élaboré dans Misère de la Philosophie et dans Travail Salarié et Capital, rédigés en 1847.

Les écrits ultérieurs devaient éga­lement se pencher de plus près sur le rapport entre l'extraction et la réalisation de la plus-value, et sur les crises périodiques de surproduc­tion qui ébranlaient, tous les dix ans ou à peu près, la société capi­taliste jusqu'en ses fondements. Mais Engels avait déjà saisi la si­gnification des « crises commer­ciales » dans sa Critique de l'Economie Politique en 1844, et avait rapidement convaincu Marx de la nécessité de les comprendre comme les signes avant-coureurs de l'effondrement du capitalisme - manifestations concrètes des contradictions insolubles de celui-ci.

 L'élaboration du programme : la formation de la Ligue des communistes
 

Puisque désormais, le communisme avait été appréhendé comme mou­vement et non simplement comme but - de façon spécifique comme le mouvement de la lutte de classe du prolétariat - il ne pouvait mainte­nant que se développer comme programme pratique pour l'émancipation du travail - comme programme politique révolution­naire. Même avant qu'il eût for­mellement adopté une position communiste, Marx avait rejeté tous les « nobles critiques » qui refu­saient de se salir les mains dans les sordides réalités de la lutte politique. Comme il le déclarait dans sa lettre à Ruge en septembre 1843 : « Rien ne nous empêche de rattacher notre critique à la critique de la po­litique, et de prendre parti dans la politique, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à elles. » ([7] [41]) En fait, la nécessité de s'engager dans les luttes politiques, afin de réaliser une transformation sociale plus totale, faisait partie in­tégrante de la nature même de la révolution prolétarienne : « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique » ([8] [42]), écri­vait Marx dans sa polémique contre l'« anti-politique » Proudhon : «Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonismes de classes, que les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques. » ([9] [43])

Autrement dit, le prolétariat se différenciait de la bourgeoisie en ce qu'il ne pouvait, en tant que classe exploitée et sans propriété, édifier la base économique d'une nouvelle société dans la coquille de l'ancienne. La révolution qui mettrait fin à toutes les formes de do­mination de classe ne pouvait donc commencer que comme assaut po­litique contre le vieil ordre ; son premier acte serait la prise du pouvoir politique par une classe sans propriété qui, sur cette base, procéderait aux transformations éco­nomiques et sociales menant à une société sans classe.

Mais le programme politique préci­sément défini de la révolution communiste ne pouvait naître spontanément : il devait être éla­boré par les éléments les plus avan­cés du prolétariat, ceux qui s'étaient organisés dans des groupes communistes distincts. Aussi, dans les années 1845-48, Marx et Engels furent-ils de plus en plus impliqués dans la construction d'une telle organisation. Là encore, leur démarche était dictée par la re­connaissance de la nécessité de s'insérer dans un « mouvement réel » déjà existant. C'est pourquoi, au lieu de construire une organisa­tion « ex nihilo », ils cherchaient à se relier aux courants prolétariens les plus avancés, dans le but de les gagner à une conception plus scien­tifique du projet communiste. Cela les a menés, concrètement, à un groupe principalement composé d'ouvriers allemands exilés, la Ligue des Justes. Pour Marx et Engels, l'importance de ce groupe ré­sidait dans le fait qu'à la différence de diverses branches de « socialisme » des couches moyennes, la Ligue était une réelle expression du prolétariat combattant. Formée à Paris en 1836, elle avait des liens étroits avec la So­ciété des Saisons de Blanqui et avait participé, avec cette dernière, au soulèvement défait de 1839. Elle était donc une organisation qui re­connaissait la réalité de la guerre de classe et la nécessité d'une bataille révolutionnaire violente pour le pouvoir. Il est vrai que, tout comme Blanqui, elle tendait à voir la révolution en termes de conspira­tion, comme l'action d'une mino­rité déterminée, et sa nature même de société secrète était le reflet de cette conception. Elle fut également influencée, au début des années 1840, par les conceptions à demi-messianiques de Wilhelm Weitling.

Mais la Ligue avait aussi fait la preuve de ses capacités de dévelop­pement théorique. L'un des effets de son caractère « émigré » devait la confirmer, selon les termes d'Engels, comme « le premier mou­vement ouvrier international de tous les temps ». Ceci signifiait qu'elle était ouverte aux plus importants développements internationaux de la lutte de classe. Dans les années 1840, le principal centre de la Ligue s'était déplacé à Londres et, à tra­vers ses contacts avec le mouve­ment Chartiste, ses chefs avaient commencé à s'éloigner des an­ciennes conceptions conspiratrices pour adopter une vision de la lutte prolétarienne comme mouvement massif, auto conscient et organisé, dans lequel le rôle clé serait joué par le prolétariat industriel.

Les conceptions de Marx et Engels tombèrent donc sur un sol fertile, non sans qu'un dur combat ait dû être mené contre les influences de Blanqui et Weitling. Mais en 1847, la Ligue des Justes était devenue la Ligue des Communistes. Elle avait changé sa structure organisation­nelle, caractéristique d'une secte conspiratrice, en une organisation centralisée aux statuts clairement définis et dirigée par des comités élus. Et elle avait délégué à Marx la tâche de rédiger la prise de position des principes politiques de l'organisation - le document connu comme Manifeste du Parti Com­muniste ([10] [44]), d'abord publié en al­lemand, à Londres en 1848, juste avant l'explosion de la révolution de Février en France.

 
Le Manifeste communiste

L'ascension et le déclin de la bourgeoisie

Le Manifeste du Parti Communiste - ainsi que son premier brouillon les Principes du communisme - repré­sente la première prise de position détaillée du communisme scientifique. Bien que rédigé pour les grandes masses, dans un style en­thousiasmant et passionné, il n'est jamais grossier ou superficiel. Au contraire, il mérite un réexamen continuel parce qu'il condense, en relativement peu de pages, les lignes générales de la pensée marxiste sur toute une série de questions reliées entre elles.

La première partie du texte souligne la nouvelle théorie de l'histoire, annoncée dès le début par la fameuse phrase « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. » ([11] [45]) Elle traite brièvement des diffé­rents changements dans les rap­ports de classes, de l'évolution depuis la société antique jusqu'au féodalisme et au capitalisme, afin de montrer que « la bourgeoisie mo­derne est elle-même le produit d'un long processus de développement, de toute une série de révolutions survenues dans les modes de production et d'échange. » ([12] [46]) S'abstenant de toute condamnation morale abstraite du surgissement de l'exploitation capitaliste, le texte souligne le rôle éminemment révolutionnaire de la bourgeoisie qui a balayé toutes les vieilles formes « paroissiales », bornées de société, et les a remplacées par le mode de production le plus dynamique et expansif jamais connu ; un mode de production qui, en conquérant et unifiant la planète si rapidement, et en mettant en mouvement des forces productives si énormes, jetait les bases d'une forme supérieure de société qui soit finalement capable de se débarrasser des antagonismes de classes. Tout aussi exempte de subjectivisme est, dans le texte, l'identification des contradictions internes qui mèneront à la chute du capitalisme.

D'un côté la crise économique : « Les conditions bourgeoises de pro­duction et de commerce, les rapports de propriété bourgeois, la société bourgeoise moderne, qui a fait éclore de si puissants moyens de production et de communication, ressemble à ce magicien, désormais incapable d'exorciser les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis plusieurs décennies, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes, contre le système de propriété qui est la condition d'existence de la bour­geoisie et de son régime. Il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Dans ces crises, une grande partie, non seulement des produits déjà créés, mais encore des forces productives existantes, est livrée à la destruction. Une épidémie sociale éclate qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction. Brusquement, la société se voit re­jetée dans un état de barbarie mo­mentané ; on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle lui ont coupé les vivres ; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de vivres, trop d'industrie, trop de com­merce. » ([13] [47])

Les Principes du communisme sou­lignent que la tendance inhérente du capitalisme aux crises de surproduction, non seulement indique le chemin de sa destruction, mais explique également pourquoi celui-ci crée les conditions du commu­nisme dans lequel «Au lieu de créer la misère, la production au-delà des besoins actuels de la société assurera la satisfaction des besoins de tous. » ([14] [48])

Pour le Manifeste, les crises de surproduction sont, bien sûr, les crises cycliques qui ont ponctué toute la période ascendante du capitalisme. Mais, bien que le texte reconnaisse que ces crises peuvent encore être surmontées « en s'emparant de mar­chés nouveaux et en exploitant mieux les anciens » ([15] [49]), il tend aussi à tirer la conclusion que les rapports bourgeois sont déjà deve­nus une entrave permanente au dé­veloppement des forces productives - en d'autres termes, que la société capitaliste a déjà achevé sa mission historique et est entrée dans sa pé­riode de déclin. Immédiatement après le passage où sont décrites les crises périodiques, le texte conti­nue : « Les forces productives dont (la société) dispose ne jouent plus en faveur de la propriété bourgeoise ; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver (...). Les institutions bour­geoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée. » ([16] [50])

Cette appréciation de l'état atteint par la société bourgeoise n'est pas complètement cohérente avec d'autres formulations du Manifeste, en particulier sur les notions tactiques qui apparaissent à la fin du texte. Mais elles devaient avoir une très grande influence sur les at­tentes et les interventions de la mi­norité communiste lors des grands soulèvements de 1848, qui furent considérés comme les précurseurs d'une révolution prolétarienne im­minente. Ce n'est que plus tard, en tirant les leçons de ces soulève­ments, que Marx et Engels devaient revoir l'idée que le capitalisme avait déjà atteint les limites de sa courbe ascendante.

 Les fossoyeurs du capitalisme

« Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui lui donne­ront la mort ; elle a en outre produit les hommes qui manieront ces armes - les travailleurs modernes, les pro­létaires. » ([17] [51])

Ceci résume la seconde contradic­tion fondamentale menant au ren­versement de la société capitaliste : la contradiction entre le capital et le travail. Et, en continuité avec l'analyse matérialiste de la dyna­mique de la société bourgeoise, le Manifeste poursuit en soulignant l'évolution historique de la lutte de classe du prolétariat, depuis ses tout débuts rudimentaires jusqu'au présent et au futur.

Il rend compte de toutes les étapes principales de ce processus : la première réponse des « Luddistes » à la montée de l'industrie moderne, quand les ouvriers sont encore en grande partie dispersés dans de pe­tits ateliers et fréquemment « dirigent leurs attaques, non seulement contre le système bourgeois de production, mais contre les instru­ments de production eux-mêmes» ([18] [52]) ; le développement d'une orga­nisation de classe pour la défense des intérêts immédiats des ouvriers (les syndicats) comme condition de l'homogénéisation et de l'unification de la classe ; la parti­cipation des ouvriers aux luttes de la bourgeoisie contre l'absolutisme qui a fourni au prolé­tariat une éducation politique et donc « met dans leurs mains des armes contre elle-même » ([19] [53]) ; le développement d'une lutte politique prolétarienne distincte, menée, au début, pour la mise en oeuvre de réformes - telles que la Loi des 10 heures - mais assumant peu à peu la forme d'un défi politique aux fondements mêmes de la société bourgeoise.

Le Manifeste défend l'idée que la si­tuation révolutionnaire naîtra des contradictions économiques du ca­pitalisme ayant atteint leur pa­roxysme, un point où la bourgeoisie ne pourra même plus « assurer l'existence de l'esclave à l'intérieur même de son esclavage : elle est for­cée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. » ([20] [54])

En même temps, le texte envisage une polarisation croissante de la société entre une petite minorité d'exploiteurs et une majorité prolé­tarienne appauvrie, toujours crois­sante : « de plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement » ([21] [55]), puisque le développement du capi­talisme projette toujours plus la pe­tite-bourgeoisie, la paysannerie, et même des parties de la bourgeoisie elle-même, dans les rangs du prolé­tariat. La révolution est donc le ré­sultat de cette combinaison de mi­sère économique et de polarisation sociale.

De nouveau, il semble parfois, dans le Manifeste, que cette grande simplification de la société a déjà été accomplie ; que le prolétariat constitue déjà la majorité écrasante de la population. En fait, ce n'était le cas que dans un seul pays à l'époque où le texte a été écrit (la Grande-Bretagne). Et puisque, comme nous l'avons vu, le texte laisse la place à l'idée que le capi­talisme a déjà atteint son apogée, il tend à donner l'idée que la confron­tation finale entre les « deux grandes classes » est vraiment pour bientôt. Par rapport à l'évolution réelle du capitalisme, c'était loin d'être le cas. Mais malgré ça, le Manifeste est un travail extraordinairement prophétique. A peine quelques mois après sa publica­tion, le développement de la crise économique globale avait engendré une série de soulèvements révolu­tionnaires dans toute l'Europe. Et, bien que la plupart de ces mouve­ments aient plus constitué les der­niers souffles du combat de la bourgeoisie contre l'absolutisme féodal que les premières échauffou­rées de la révolution prolétarienne, le prolétariat de Paris, en menant son propre soulèvement indépen­dant contre la bourgeoisie, démontrait en pratique tous les arguments du Manifeste sur la nature révolu­tionnaire de la classe ouvrière comme négation vivante de la so­ciété capitaliste. Le caractère « prophétique » du Manifeste est le témoignage de la justesse fondamentale, pas tant des pronostics immédiats de Marx et Engels, que de la méthode historique générale avec laquelle ils ont analysé la réalité sociale. Et c'est pourquoi, dans son essence et contrairement à toutes les affirmations arrogantes de la bourgeoisie sur la façon dont l'histoire aurait prouvé l'erreur de Marx, le Manifeste Communiste ne date pas.

 De la dictature du prolétariat au dépérissement de l'Etat

Le Manifeste prévoit donc que l'être du prolétariat sera poussé à la révolution sous le fouet de la misère économique croissante. Comme on l'a noté, le premier acte de cette ré­volution est la prise du pouvoir po­litique par le prolétariat. Celui-ci devait se constituer en classe domi­nante pour accomplir son programme économique et social.

Le Manifeste envisage explicitement cette révolution comme « le renversement violent de la bourgeoi­sie », la culmination d'une «guerre civile plus ou moins occulte » ([22] [56]). Inévitablement cependant, les dé­tails de la manière dont le proléta­riat renverserait la bourgeoisie, res­tent vagues puisque le texte a été écrit avant la première apparition ouverte de la classe comme force indépendante. Le texte parle en fait du prolétariat qui fait « la conquête de la démocratie » ([23] [57]) ; les Prin­cipes disent que la révolution « établira un régime démocratique et, par là même, directement ou indirectement, la domination politique du prolétariat » ([24] [58]). Si nous regar­dons certains écrits de Marx sur le mouvement Chartiste ou sur la République bourgeoise, nous pouvons voir que, même après l'expérience des révolutions de 1848, il envisa­geait toujours la possibilité que le prolétariat arrive au pouvoir à tra­vers le suffrage universel et le pro­cessus parlementaire (par exemple dans son article sur les Chartistes dans The New York Daily Tribune du 25 août 1852, dans lequel Marx défend l'idée qu'accorder le suf­frage universel en Angleterre signi­fierait « la suprématie politique de la classe ouvrière »). Ceci a, à son tour, ouvert la porte à des spécula­tions sur une conquête totalement pacifique du pouvoir, dans certains pays du moins. Comme nous le ver­rons, ces spéculations furent ensuite saisies par les pacifistes et les réformistes dans le mouvement ou­vrier, dans la dernière partie du siècle, pour prendre et justifier toutes sortes de libertés idéolo­giques. Néanmoins, les principales lignes de la pensée de Marx vont dans un sens tout à fait différent, et surtout l'expérience de la Com­mune de Paris de 1871 qui a démon­tré la nécessité, pour le prolétariat, de créer ses propres organes de pouvoir politique et de détruire l'Etat bourgeois, et non de s'en emparer, que ce soit de façon vio­lente ou « démocratique ». En fait, d'après les préfaces au Manifeste écrites plus tard par Engels, ce fut le changement le plus important que l'expérience historique ait ap­porté au programme communiste : « (...) en face des expériences pra­tiques, d'abord de la révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris, où, pour la première fois, le prolétariat a pu te­nir entre ses mains le pouvoir politique pendant deux mois, ce programme a perdu, par endroits, son actualité. La Commune notamment a démontré que la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre posses­sion de la machine d'Etat telle quelle et l'utiliser pour ses propres fins. » ([25] [59])

Mais ce qui reste valable dans le Manifeste, c'est l'affirmation de la nature violente de la prise du pouvoir et la nécessité que la classe ou­vrière établisse sa propre domina­tion politique - la « dictature du prolétariat », telle qu'elle est pré­sentée dans d'autres écrits de la même époque.

Tout aussi valable jusqu'aujour­d'hui est le projet de dépérissement de l’Etat. Depuis ses premiers écrits en tant que communiste, Marx a souligné que l'émancipation véritable de l'humanité ne pouvait se restreindre à la sphère politique. « L'émancipation politique » avait constitué la réalisation la plus haute de la révolution bourgeoise, mais pour le prolétariat, cette

«émancipation» ne signifiait qu'une nouvelle forme d'oppression. Pour la classe exploi­tée, la politique n'était qu'un moyen pour arriver à une fin, à sa voir une émancipation sociale to­tale. Le pouvoir politique et l'Etat n'étaient nécessaires que dans une société divisée en classes ; puisque le prolétariat n'avait aucun intérêt à se constituer en nouvelle classe exploiteuse, mais était contraint de lutter pour l'abolition de toutes les divisions de classe, il s'ensuivait que l'avènement du communisme signifiait la fin de la politique en tant que sphère particulière, et la fin de l'Etat. Comme le dit le Manifeste :

« Lorsque, dans le cours du dévelop­pement, les antagonismes de classes auront disparu et que toute la pro­duction sera concentrée entre les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique au sens strict du terme, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s'unir en une classe ; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit violemment les anciens rapports de production - c'est alors qu'il abolit en même temps que ce système de production les conditions d'existence de l'antagonisme des classes ; c'est alors qu'il abolit les classes en géné­ral, et, par là même, sa propre do­mination en tant que classe. » ([26] [60])

 Le caractère international de la révolution prolétarienne

Le Manifeste concevait-il la possi­bilité d'une révolution ou même du communisme, dans un seul pays ? Il est certainement vrai qu'il y a des phrases ambiguës ici et là dans le texte ; par exemple quand il dit que « le prolétariat doit tout d'abord s'emparer du pouvoir politique, s'ériger en classe nationale, se constituer lui-même en tant que na­tion. Par cet acte, il est, sans doute, encore national mais nullement au sens de la bourgeoisie. » ([27] [61]) En fait, l'amère expérience historique a montré que le terme national n'a qu'un sens bourgeois et que, pour sa part, le prolétariat est la néga­tion de toutes les nations. Mais ceci est avant tout l'expérience de l'époque décadente du capitalisme, quand le nationalisme et les luttes de nationalités auront perdu le ca­ractère progressiste qu'ils pou­vaient avoir à l'époque de Marx où le prolétariat soutenait encore cer­tains mouvements nationaux comme moment de la lutte contre l'absolutisme féodal et d'autres ves­tiges réactionnaires du passé. En général, Marx et Engels étaient clairs sur le fait que de tels mouve­ments étaient de caractère bour­geois, mais des ambiguïtés se glis­saient inévitablement dans leur langage et leur pensée car c'était une époque où la totale incompati­bilité entre les intérêts nationaux et les intérêts de classe n'avait pas en­core été portée à son terme.

Ceci dit, l'essence du Manifeste n'est pas contenue dans la phrase ci-dessus, mais dans une autre juste avant : « Les prolétaires n'ont pas de patrie. On ne peut leur dérober ce qu'ils ne possèdent pas » ([28] [62]) et dans la conclusion finale du texte : « Prolétaires de tous les pays, unis­sez-vous ! » ([29] [63]) De même, le Manifeste insiste sur le fait que : « Une des premières conditions de son émancipation, c'est l'action unifiée, tout au moins des travailleurs des pays civilisés. » ([30] [64])

Les Principes sont même plus expli­cites là-dessus :

« Question : cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays ?

Réponse : Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend de ce qui se passe chez les autres. Elle a, en outre, uniformisé dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes décisives de la société, et que la lutte entre ces deux classes est devenue la principale lutte de notre époque. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne (...). Elle est une révo­lution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel. » ([31] [65])

Donc, dès le départ, la révolution prolétarienne était considérée comme une révolution internatio­nale. L'idée que le communisme, ou même la prise du pouvoir révolutionnaire, puisse avoir lieu dans les limites d'un seul pays, était aussi éloignée des idées de Marx et Engels qu'elle l'était de l'esprit des Bolcheviks qui ont dirigé la révolu­tion d'Octobre 1917, et de celui des fractions internationalistes qui ont mené la résistance à la contre-ré­volution stalinienne qui justement s'identifiait à la théorie mons­trueuse du « socialisme en un seul pays»
 

Le communisme et le chemin pour y parvenir

Comme nous l'avons vu dans l'article précédent, le courant marxiste était, dès ses débuts, tout à fait clair sur les caractéristiques d'une société communiste pleinement développée pour laquelle il luttait. Le Manifeste la définit briè­vement, mais de façon significative, dans le paragraphe qui suit celui sur le dépérissement de l'Etat :

« L'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de cha­cun est la condition du libre épa­nouissement de tous. » ([32] [66])

Le communisme n'est donc pas seulement une société sans classes et sans Etat : il est aussi une société qui a dépassé (et c'est sans précé­dent dans toute l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours) le conflit entre les besoins sociaux et les besoins individuels et qui dédie, de façon consciente, ses ressources au développement illimité de tous ses membres - tout ceci faisant clai­rement écho aux réflexions sur la nature d'une activité authentiquement libre parues dans les écrits de 1844 et 1845. Les passages dans le Manifeste qui traitent des objec­tions de la bourgeoisie au commu­nisme, montrent aussi à l'évidence que le communisme signifie non seulement la fin du travail salarié, mais de toutes les formes d'achat et de vente. La même partie insiste sur le fait que la famille bourgeoise, qui est caractérisée comme une forme de prostitution légalisée, est aussi condamnée à disparaître.

Les Principes du communisme trai­tent, plus longuement que le Manifeste, d'autres aspects de la nou­velle société. Par exemple, ils soulignent que le communisme remplacera l'anarchie du marché par l'organisation des forces produc­tives de l'humanité « d'après un plan établi en fonction des res­sources disponibles et des besoins de toute la collectivité ». ([33] [67]) En même temps, le texte développe le thème selon lequel l'abolition des classes sera possible dans le futur parce que le communisme sera une so­ciété d'abondance :

« Le développement de l'industrie mettra à la disposition de la société une masse de produits suffisante pour satisfaire les besoins de tous. De même l'agriculture » en utilisant les x perfectionnements et les progrès scientifiques déjà réalisés connaîtra un essor tout nouveau et mettra à la disposition de la société une quantité tout à fait suffisante de produits. Ainsi la société fabriquera suffi­samment de produits pour pouvoir organiser la répartition de façon à satisfaire les besoins de tous ses membres. La division de la société en classes différentes, mutuellement hostiles, sera rendue ainsi superflue. » ([34] [68])

De nouveau, si le communisme est consacré au « libre développement de tous », ce doit alors être une so­ciété qui s'est débarrassée de la division du travail telle que nous la connaissons : « La gestion commune de la production ne peut être assurée par des hommes tels qu'ils sont au­jourd'hui, alors que chaque individu est subordonné à une seule branche de la production, enchaîné à elle, exploité par elle, n'ayant développé qu'une de ses facultés aux dépens des autres... L'industrie exercée en commun, et suivant un plan, par l'ensemble de la société suppose des hommes dont les facultés sont déve­loppées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de production. » ([35] [69])

Une autre division qui doit être supprimée, c'est celle entre la ville et la campagne :

« La dispersion dans les campagnes de la population agricole, à côté de la concentration de la population industrielle dans les grandes villes, est un phénomène qui correspond à une étape de développement encore inférieure de l'agriculture et de l'industrie, un obstacle à tout progrès ultérieur qui se fait fortement sentir dès maintenant. » ([36] [70])

Ce point était considéré comme si important que la tâche de mettre fin à la division entre ville et cam­pagne a été incluse comme l'une des mesures de « transition » vers le communisme, à la fois dans les Principes et dans le Manifeste. Et il reste une question brûlante dans le monde d'aujourd'hui avec ses mé­gapoles en croissance constante et la pollution grandissante. (Nous reviendrons sur cette question plus en détail dans un autre article, quand nous devrons considérer comment la révolution communiste traitera la « crise écologique »).

Ces descriptions générales de la so­ciété communiste future sont en continuité avec celles contenues dans les premiers écrits de Marx, et ne requièrent pas beaucoup, sinon pas du tout, de modifications au­jourd'hui. Par contre, les mesures sociales et économiques spécifiques défendues dans le Manifeste en tant que moyens d'atteindre ces buts sont - comme Marx et Engels l'ont reconnu eux-mêmes à leur propre époque - bien plus marquées par la période, pour deux raisons fondamentales et intimement liées :

- le fait que le capitalisme, à l'époque où le Manifeste a été écrit, était encore dans sa phase ascendante et n'avait pas encore jeté les bases des conditions  objectives de la révolution communiste ;

- le fait que la classe ouvrière n'avait pas eu d'expérience concrète d'une situation révolu­tionnaire, ni de ce fait des moyens par lesquels elle pourrait assumer le pouvoir politique, ni des premières mesures économiques et sociales qu'elle devrait prendre une fois au pouvoir.

Voici les mesures que le Manifeste envisage comme pouvant « assez généralement être mises en applica­tion » une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir :

«1° Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.

2° Impôt sur le revenu fortement progressif.

3° Abolition du droit d'héritage.

4° Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

5° Centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale à capital d'Etat et à monopole exclusif

6° Centralisation entre les mains de l'Etat de tous les moyens de trans­port et de communication.

7° Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des ter­rains incultes conformément à un plan d'ensemble.

8° Travail obligatoire pour tous, constitution d'armées industrielles, particulièrement dans l'agriculture.

9° Combinaison de l'exploitation agricole et industrielle ; mesures tendant à faire disparaître graduel­lement la différence entre la ville et la campagne.

10° Education publique gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques, tel qu'il existe aujourd'hui ; éducation combinée avec la production maté­rielle, etc. » ([37] [71])

Dès le début, il est évident que la majorité de ces mesures se sont avé­rées, dans sa phase de décadence, tout à fait compatibles avec la survie du capitalisme - en fait beaucoup d'entre elles ont été adaptées par le capital précisément pour survivre dans cette dernière période. L'époque de décadence est celle du capitalisme d'Etat universel : la centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, la formation des armées industrielles, la nationalisa­tion des transports et de la commu­nication, l'éducation libre dans des écoles d'Etat ... A un degré plus ou moins grand, et à différents mo­ments, chaque Etat capitaliste a adopté de telles mesures depuis 1914, et les régimes staliniens, ceux qui proclament mettre en oeuvre le programme du Manifeste Commu­niste, les ont pratiquement toutes adoptées.

Les staliniens basaient leurs réfé­rences « marxistes » en partie sur le fait qu'ils avaient mis en pratique la plupart des mesures défendues dans le Manifeste. Les anarchistes, pour leur part, ont également souligné cette continuité, bien qu'évidem­ment, dans un sens totalement né­gatif, et ils peuvent se réclamer de certaines diatribes « prophétiques » de Bakounine pour « prouver » que Staline était l'héritier logique de Marx.

En fait, cette façon de voir les choses est complètement superfi­cielle, et ne sert qu'à justifier des attitudes politiques bourgeoises particulières. Mais avant d'expli­quer pourquoi les mesures écono­miques et sociales défendues dans le Manifeste ne sont, en général, plus applicables, nous voulons souligner la validité de la méthode qui les sous-tend.
 

La nécessité d'une période de transition
 

Des éléments aussi profondément enracinés dans la société capitaliste que le travail salarié, les divisions de classes ou l'Etat, ne pouvaient pas être abolis en une nuit, comme les anarchistes du temps de Marx le prétendaient et comme leurs des­cendants ultérieurs (les diverses branches de conseillisme et de mo­dernisme) le prétendent encore. Le capitalisme a créé le potentiel pour l'abondance, mais cela ne signifie pas que l'abondance apparaisse, de façon magique, le lendemain de la révolution. Au contraire, la révolu­tion est une réponse à une profonde désorganisation de la société et, dans sa phase initiale tout au moins, tendra encore à intensifier cette désorganisation. Un immense travail de reconstruction, d'éducation et de réorganisation at­tend le prolétariat victorieux. Des siècles, des millénaires d'habitudes enracinées, tous les vieux débris idéologiques du vieux monde, de­vront être supprimés. La tâche est vaste et sans précédent, et les colporteurs de solutions instantanées sont des marchands d'illusions. C'est pourquoi le Manifeste a raison de parler du besoin, pour le prolétariat victorieux, d'« accroître le plus rapidement possible la masse des forces productives » ([38] [72]) et, pour ce faire, au début, « (en attentant) despotiquement au droit de pro­priété et aux rapports de production bourgeois, donc (en prenant) des mesures apparemment insuffisantes et inconsistantes du point de vue économique. Mais au cours du mou­vement, ces mesures se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyens de bouleverser le mode de production tout entier. » ([39] [73])

 

Cette vision générale du prolétariat mettant en mouvement une dyna­mique vers le communisme, plutôt que d'introduire ce dernier par dé­cret, reste parfaitement correcte, même si nous pouvons, rétrospecti­vement, reconnaître que cette dy­namique ne découle pas du fait de placer l'accumulation du capital entre les mains de l'Etat, mais dans le prolétariat auto-organisé qui renverse les principes mêmes de l'accumulation (c'est-à-dire en soumettant la production à la consommation ; en « attentant de façon despotique » à l'économie de marché et à la forme du travail sala­rié ; à travers le contrôle direct par le prolétariat de l'appareil produc­tif, etc.)

Le principe de centralisation

De nouveau, et contrairement aux anarchistes qui, en épousant la cause de la « fédération », reflètent le localisme et l'individualisme pe­tit-bourgeois de ce courant, le marxisme a toujours insisté sur le fait que le chaos et la concurrence capitaliste ne peuvent être dépassés qu'à travers la centralisation la plus stricte à l'échelle globale - centrali­sation des forces productives par le prolétariat, centralisation des or­ganes économiques et politiques propres du prolétariat. L'expérience a certainement mon­tré que cette centralisation est très différente de la centralisation bu­reaucratique de l'Etat capitaliste ; plus encore, le prolétariat doit se méfier du centralisme de l'Etat post-révolutionnaire. Mais l'Etat capitaliste ne peut être renversé, et les tendances contre-révolution­naires de l'Etat de « transition » contrecarrées, sans la centralisa­tion des forces du prolétariat. A ce niveau encore une fois, la démarche générale contenue dans le Manifeste reste valable aujourd'hui.
 

Les limites posées par l'histoire

Néanmoins, comme Engels le dit dans son introduction à l'édition de 1872, si « les principes généraux énoncés dans le Manifeste gardent aujourd'hui encore, dans leurs grandes lignes, toute leur validité... Ainsi que le déclare le Manifeste lui-même, l'application pratique de ces principes dépend partout et toujours des conditions historiques du mo­ment ; il ne faut donc pas attribuer trop d'importance aux mesures ré­volutionnaires proposées à la fin du chapitre II. A bien des égards, il faudrait aujourd'hui remanier ces passages ». ([40] [74]) Il mentionne ensuite les  « immenses progrès de la grande industrie au cours de ces vingt-cinq dernières années » et, comme nous l'avons déjà vu,            l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière en 1848 et 1871.

La référence au développement de l'industrie moderne est particuliè­rement valable ici, puisqu'elle in­dique que, en ce qui concerne Marx et Engels, le but premier des mesures économiques proposées dans le Manifeste était de développer le capitalisme à une époque où nombre de pays n'avaient pas achevé leur révolution bourgeoise. On peut le vérifier en regardant les Revendications du Parti communiste d'Allemagne que la Ligue des communistes a distribuées sous forme de tract durant les soulève­ments de 1848 en Allemagne. Nous savons que Marx était tout à fait explicite à l'époque sur la nécessité que la bourgeoisie prenne le pouvoir en Allemagne comme pré condition de la révolution prolétarienne. Les mesures proposées dans ce tract avaient donc pour but de pousser l'Allemagne hors de son ar­riération féodale et d'étendre les rapports bourgeois de production aussi vite que possible : mais beaucoup de ces mesures - lourd impôt progressif sur le revenu, banque d'Etat, nationalisation de la terre et des transports, libre éducation - sont exactement les mêmes que celles du Manifeste. Nous examine­rons dans un autre article jusqu'à quel point les perspectives de Marx sur la révolution en Allemagne ont été confirmées ou infirmées par les événements ; mais le fait reste que, si Marx et Engels voyaient les mesures proposées dans le Manifeste comme étant déjà dépassées à leur époque, elles sont encore moins valables dans la période de déca­dence, quand le capitalisme a, depuis longtemps, établi sa domina­tion mondiale et, depuis longtemps, ne s'est plus manifesté comme force de progrès où que ce soit dans le monde.

Ce n'est pas pour dire qu'à l'époque de Marx et Engels, ou dans le mouvement révolutionnaire qui s'est développé après eux, il y ait eu une véritable clarté sur le genre de mesures que le prolétariat victorieux devrait prendre afin d'enclencher une dynamique vers le communisme. Au contraire, les confusions sur la possibilité, pour la classe ouvrière, d'utiliser les na­tionalisations, le crédit d'Etat et autres mesures capitalistes d'Etat comme pas en avant vers le com­munisme, ont persisté durant le 19e siècle et joué un rôle très négatif durant la révolution en Russie. Il a fallu la défaite de cette révolution, la transformation du bastion prolé­tarien en une effrayante tyrannie capitaliste d'Etat et beaucoup d'autres réflexions et débats parmi les révolutionnaires avant que de telles ambiguïtés soient finalement rejetées. Mais nous traiterons aussi de cette question dans d'autres ar­ticles.

Le jugement de la pratique
 

La partie finale du Manifeste concerne les tactiques à suivre par les communistes dans les différents pays, en particulier ceux où ce qui était à l'ordre du jour, ou ce qui semblait l'être, était la lutte contre l'absolutisme féodal. Dans le pro­chain article, nous examinerons comment l'intervention pratique des communistes dans les soulève­ments européens de 1848 a clarifié les perspectives de la révolution prolétarienne et confirmé ou in­firmé les considérations tactiques contenues dans le Manifeste.

 

CDW



[1] [75]  Voir « l’aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation » dans la Revue Internationale n°70 et « Le communisme, véritable commencement de la société humaine » dans la Revue internationale n°71.

[2] [76] L'Idéologie allemande, Ed. La Pléiade, T.III, p. 1058

[3] [77] Ibid. p. 1060

[4] [78] Ibid. p. 1056

[5] [79] Ibid. p. 1122

[6] [80] Ibid. p. 1067

 

[7] [81] Ecrits de Jeunesse, Ed. Spartacus, p. 46

[8] [82] Misère de la philosophie, Ed. La Pléiade, Tome I, p. 136

[9] [83] Ibid.

 

[10] [84] Ici, le terme « parti » ne se réfère pas à la Ligue des Communistes elle-même : bien que le Manifeste fût le travail collectif de cette organisation, son nom n'apparaissait pas dans la première édition de ce texte, essentiellement pour des raisons de sécurité. Le terme « parti », à ce stade, ne se référait pas à une organisation spécifique mais à une tendance ou un mouvement général.

[11] [85] Le Manifeste, Ed. La Pléiade, Tome I, p. 161. Dans les dernières éditions de ce texte, Engels a précisé que cette prise de position s'appliquait à toute « l'histoire écrite » mais pas aux formes communautaires de société qui ont précédé l'apparition des divisions en classes.

[12] [86] Ibid., p. 163

 

[13] [87] Ibid., p. 167

[14] [88] Principes du communisme, Ed. Beijing, p. 19

[15] [89] Le Manifeste, ibid.

[16] [90] Ibid.

[17] [91] Ibid. p. 168

 

[18] [92] Ibid. p. 169

[19] [93] Ibid. p. 171

[20] [94] Ibid. p. 173

[21] [95] Ibid. p. 162

 

[22] [96] Ibid. p. 173

[23] [97] Ibid. p. 181

[24] [98] Principes du communisme, Ed. Beijing, p. 15

[25] [99] Préface du Manifeste Communiste à la réédition allemande, 1872, Ed.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • 1848 [100]

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [101]

Questions théoriques: 

  • Communisme [102]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [103]

Comprendre le développement du chaos et des conflits impérialistes

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Jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est, en 1989, l'alternative posée par le mouvement ouvrier au début du siècle – Guerre ou Révolution – résumait clairement les enjeux de la situation : dans une course aux armements vertigineuse, les deux blocs rivaux se préparaient pour une nouvelle guerre mondiale, seule réponse que le capitalisme puisse apporter à sa crise économique. Aujourd'hui, l'humanité est confrontée, non à un “nouvel ordre mondial”, comme annoncé en 1989, mais à un désordre mondial où le chaos et la barbarie se développent jusque dans les régions qui avaient vu la première révolution prolétarienne de l'histoire, en 1917. Les militaires des grandes puissances “démocratiques”, préparés pour la guerre avec le bloc de l'Est, seraient maintenant sur le terrain au nom de “1'aide humanitaire” dans les pays ravagés par les guerres civiles. Face à ce bouleversement de la situation mondiale et à toutes les campagnes mensongères qui l'accompagnent, la responsabilité des communistes est de dégager une analyse claire, une compréhension en profondeur des nouveaux enjeux des conflits impérialistes. Malheureusement, comme on va le voir dans cet article, la plupart des organisations du milieu politique prolétarien sont bien loin d'être à la hauteur de cette responsabilité.

 

Il est évident que, dans la confusion que la bourgeoisie s'emploie à entretenir, les révolutionnaires ont pour tâche de réaffirmer que la seule force capable de changer la société, c'est la classe ouvrière, que le capitalisme ne saurait être porteur de paix et se soucie fort peu du bien-être des populations, que le seul “nouvel ordre mondial” sans guerre, sans famine, sans misère, c'est celui que peut instaurer le prolétariat en détruisant le capitalisme : le communisme. Cependant, le prolétariat attend de ses organisations politiques, si petites soient-elles, plus que de simples déclarations de principe. Il doit pouvoir compter sur elles pour opposer à toute l'hypocrisie, toute la propagande de la bourgeoisie, leur capacité d'analyse de la situation et des indications claires sur ses véritables enjeux.

 

Nous avons montré dans notre revue (n°61) que les groupes politiques sérieux, qui publient une presse régulière comme Battaglia Comunista, Workers Voice, Programma Comunista, Il Partito Comunista, Le Prolétaire, avaient réagi avec vigueur à toute la campagne sur la “fin du communisme” en réaffirmant la nécessité de celui-ci et la nature capitaliste de l'ex-URSS stalinienne (<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> [104]). De même, ces groupes ont répondu au déchaînement de la guerre du Golfe en prenant position clairement pour dénoncer tout soutien à un camp ou à l'autre et appeler les ouvriers à engager le combat contre le capitalisme sous toutes ses formes et dans tous les pays (voir Revue Internationale n°64). Cependant, au delà de ces positions de principe, de ce minimum que l'on peut attendre de groupes prolétariens, on chercherait en vain un cadre de compréhension de la situation aujourd'hui. Alors que, depuis la fin de l'année 1989, notre organisation a fait l'effort, comme c'était sa responsabilité élémentaire (et il n'y a pas lieu de nous en glorifier comme s'il s'agissait d'un exploit exceptionnel pour des révolutionnaires), d'élaborer un tel cadre, et de s'y tenir (<!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]--> [105]), un des traits des “analyses” de ces groupes c'est leur tendance à zigzaguer de façon inconsidérée, à se contredire d'un mois à l'autre.

 

Les zigzags du milieu politique prolétarien

 

Pour se rendre compte de cette inconstance des groupes du milieu politique prolétarien, il suffit, par exemple, de suivre leur presse régulière dans la période de la guerre du Golfe.

 

Ainsi, le lecteur attentif de Battaglia Comunista a pu lire en novembre 90, en pleins préparatifs de l'intervention militaire que « celle ci [la guerre] n'est certainement pas provoquée par la folie de Saddam Hussein mais qu'elle est le produit d'un affrontement entre cette partie de la bourgeoisie arabe qui revendique plus de pouvoir pour les pays producteurs de pétrole et la bourgeoisie occidentale, en particulier la bourgeoisie américaine, qui prétend dicter sa loi en matière de prix du pétrole comme il est advenu jusqu'à présent ». Il faut noter que, au même moment, défilait à Bagdad une multitude de personnalités politiques occidentales (notamment Willy Brandt et toute une brochette d'anciens premiers ministres japonais) venues ouvertement négocier, au grand dam des États-Unis, la libération d'otages. Dès cette époque, il était clair que cette puissance et ses “alliés” occidentaux étaient très loin de partager les mêmes objectifs, mais ce qui était déjà un évidence, le fait que, depuis l'effondrement du bloc de l'Est, il n'existait plus les mêmes convergences d'intérêts au sein de la “bourgeoisie occidentale”, qu'au contraire, les antagonismes impérialistes partageaient de façon croissante celle-ci dès ce moment, échappe complètement à l'analyse “marxiste” de BC.

 

Par ailleurs, dans ce même numéro, il est affirmé, à juste titre, et c'est bien le moins à deux mois de l'éclatement d'une guerre annoncée, que « le futur, même le plus immédiat, sera caractérisé par un nouvel embrasement des conflits ». Toutefois, cette perspective n'est pas le moins du monde évoquée dans le journal de décembre.

 

Avec le numéro de janvier 1991, quelle n'est pas la surprise du lecteur de découvrir, en première page, que « la troisième guerre mondiale a commencé le 17 janvier » ! Cependant, le journal ne consacre qu'un article à un tel événement : on peut se demander si les camarades de BC eux-mêmes sont vraiment convaincus de ce qu'ils écrivent dans leur presse.

 

En février, une grande partie de BC est dédiée à la question de la guerre : il y est réaffirmé que le capitalisme c'est la guerre et que toutes les conditions sont réunies pour que la bourgeoisie en arrive à sa “solution”, la troisième guerre mondiale. « En ce sens, affirmer que la guerre qui a commencé le 17 janvier dernier marque le début du troisième conflit mondial n'est pas un accès de fantaisie, mais prendre acte que s'est ouverte la phase dans laquelle les conflits commerciaux, qui se sont accentués à partir du début des années 70, n'ont plus guère de possibilités de s'arranger si ce n'est en prévoyant la guerre généralisée ». Dans un autre article, l'auteur est beaucoup moins affirmatif et dans un troisième, qui montre “la fragilité du front anti-Saddam”, on s'interroge sur les protagonistes des futurs conflits : « avec ou sans Gorbatchev, la Russie ne pourrait tolérer la présence militaire américaine à la porte de sa maison, chose qui se vérifierait dans le cas d'une occupation militaire de l'Irak. Elle ne pourrait pas plus tolérer... un bouleversement des équilibres actuels en faveur de la traditionnelle coalition arabe pro-américaine ». Ainsi, ce qui était déjà évident dès les derniers mois de 1989, la fin de l'antagonisme entre les États-Unis et l'URSS par KO de cette dernière puissance, l'incapacité définitive de celle-ci de contester la supériorité écrasante de son ex-rivale, et particulièrement au Moyen-Orient, n'apparaît pas encore dans le champ de vision de BC. Avec le recul, alors que le successeur de Gorbatchev est devenu un des meilleurs alliés des États-Unis, on peut constater l'absurdité de l'analyse et des “prévisions” de BC. A la décharge de BC, il faut signaler que, dans ce même numéro, elle déclare que la fidélité aux USA de l'Allemagne devient absolument douteuse. Cependant, les raisons qu'elle donne pour étayer cette affirmation sont pour le moins insuffisantes : il en serait ainsi parce cette dernière puissance serait « engagée dans la construction d'une nouvelle zone d'influence à l'Est et dans l'établissement de nouveaux rapports économiques avec la Russie (grand producteur de pétrole) ». Si le premier argument est tout à fait valable, le second, en revanche, est plutôt faible : franchement, les antagonismes entre l'Allemagne et les États-Unis vont bien au delà de la question de savoir qui pourra bénéficier des réserves de pétrole de la Russie.

 

En mars, et on a envie de dire “enfin” (le mur de Berlin s'est écroulé depuis un an et demi...), BC annonce qu'avec « l'écroulement de l'empire russe, le monde entier sera entraîné dans une situation d'incertitude sans précédent ». La guerre du Golfe a engendré de nouvelles tensions, l'instabilité devient la règle. Dans l'immédiat, la guerre se poursuit dans le Golfe avec le maintien des USA dans la zone. Mais ce qui est considéré comme une source de conflits, ce sont les rivalités autour de la gigantesque “affaire” que serait la reconstruction du Koweït. C'est ce qui s'appelle regarder le monde par le petit bout de la lorgnette : les enjeux de la guerre du Golfe étaient d'une autre dimension que le petit émirat, ou que les marchés de sa reconstruction.

 

Dans le numéro de Prometeo (revue théorique de BC) de novembre 91, un article est consacré à l'analyse de la situation mondiale après la “fin de la guerre froide”. Cet article montre que le bloc de l'Est ne peut plus jouer le même rôle qu'auparavant et que le bloc de l'ouest, lui-même, vacille. L'article fait le point sur la guerre du Golfe et réaffirme que c'était une guerre pour le pétrole et le contrôle de la “rente pétrolière”. Cependant, il poursuit : « Mais cela en tant que tel, ne suffit pas à expliquer le déploiement colossal de forces et le cynisme criminel avec lesquels les USA ont pilonné l'Irak. Aux raisons économiques fondamentales, et à cause de celles ci, on doit ajouter des motifs politiques. En substance, il s'agissait pour les USA d'affirmer leur rôle hégémonique grâce à l'instrument de base de la politique impérialiste (l'exhibition de la force et de la capacité de destruction) aussi face aux alliés occidentaux, appelés tout simplement à coopérer dans la coalition de tous contre Saddam ». Ainsi, même si elle s'accroche encore à “l'analyse du pétrole”, BC commence à percevoir, avec un an de retard cependant, les véritables enjeux de la guerre du Golfe. Il n'est jamais trop tard pour bien faire !

 

Dans ce même article, la troisième guerre mondiale paraît toujours inévitable, mais, d'une part, « la reconstruction de nouveaux fronts est en cours selon des axes encore confus » et d'autre part, il manque encore « la grande farce qui devra justifier aux yeux des peuples la conduite de nouveaux massacres entre les États centraux, aujourd'hui si unis et solidaires en apparence ».

 

L'émotion de la guerre du Golfe passée, la troisième guerre mondiale commencée le 17 janvier devient seulement la perspective qui est devant nous. Après s'être mouillée imprudemment au début de 1991, BC a décidé, sans le dire, d'ouvrir un grand parapluie. Cela lui évite d'avoir à examiner, de façon précise, dans quelle mesure cette perspective est en train de se concrétiser dans l'évolution mondiale et notamment dans les conflits qui embrasent le monde et l'Europe même. En particulier, le lien entre le chaos qui se développe dans le monde et les affrontements impérialistes est loin d'être analysé comme le CCI a essayé de le faire, pour sa part. (<!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> [106])

 

En général les groupes du milieu prolétarien ne pouvaient pas ne pas voir le chaos grandissant et ils en font même des descriptions très justes, mais on chercherait en vain dans leurs analyses quelles sont les tendances à l'oeuvre, soit dans le sens d'une aggravation du chaos, indépendamment même des conflits impérialistes, soit dans le sens de l'organisation de la société en vue de la guerre.

 

Ainsi, en novembre 91, Programma Comunista (PC) n° 6, dans un long article, affirme que les vrais “responsables” de ce qui arrive en Yougoslavie « ne doivent pas être cherchés à Ljubljana ou à Belgrade, mais, le cas échéant, dans les capitales des nations plus développées. En Yougoslavie s'affrontent en réalité par personnes interposées, les exigences, les nécessités, les perspectives du marché européen. Ce n'est que si on voit dans la guerre intestine un aspect de la lutte pour la conquête des marchés, en tant que contrôle financier de vastes régions, qu'exploitation de zones économiques, que nécessité des pays plus avancés du point de vue capitaliste, de trouver toujours de nouveaux débouchés économiques et militaires, ce n'est qu'ainsi qu'aux yeux des travailleurs n'apparaîtra plus "justifiée" une lutte pour se libérer du "bolchevik Milosevic" ou de l'''oustachi Tudjman" ».

 

En mai 92, dans PC n° 3, l'article “Dans le marais du nouvel ordre social capitaliste” fait un constat lucide des tendances au “chacun pour soi” et du fait que le « Nouvel ordre mondial n'est que l'arène d'une explosion de conflits à jet continu », que « l'émiettement de la Yougoslavie a été autant un effet qu'un facteur de la grande poussée expansionniste de l'Allemagne ». Dans le numéro suivant, PC reconnaît que « une fois de plus, on assiste à la tentative américaine de faire valoir l'ancien droit de préemption sur les possibilités de défense (ou d'autodéfense) européenne, conféré à Washington à la fin de la deuxième guerre mondiale, et d'une tentative analogue (en sens inverse) de l'Europe, ou au moins de l'Europe "qui compte", d'affirmer son propre droit à agir par elle même, ou – si vraiment elle ne peut pas faire plus – à ne pas dépendre totalement dans chaque mouvement de la volonté des USA ». On trouve donc, dans cet article, les éléments essentiels de compréhension des affrontements en Yougoslavie: le chaos résultant de l'effondrement des régimes staliniens d'Europe et du bloc de l'Est, l'aggravation des antagonismes impérialistes divisant les grandes puissances occidentales.

 

Malheureusement, PC ne sait pas se maintenir sur cette analyse correcte. Dans le numéro d'après (septembre 92), alors qu'une partie de la flotte américaine basée en Méditerranée croise au large des côtes yougoslaves, on a une nouvelle version : « Il y a deux ans que la guerre fait rage en Yougoslavie : les USA manifestent à l'égard de celle-ci la plus souveraine des indifférences; la CEE se donne bonne conscience avec l'envoi d'aides humanitaires et de quelques contingents armés pour les protéger et avec la convocation de rencontres périodiques, ou plutôt de conférences de paix, qui laissent chaque fois les choses dans l'état où elles les trouvent. (...) Faut-il s'en étonner? Il suffit de penser à la course frénétique, après l'écroulement de l'empire soviétique, des marchands occidentaux, en particulier austro-allemands, pour accaparer la souveraineté économique, et donc aussi politique, sur la Slovénie et, si possible, sur la Croatie ». Ainsi, après avoir fait un pas en direction d'une clarification, PC en revient au thème du “business”, cher au milieu politique prolétarien, pour expliquer les grands enjeux impérialistes de la période actuelle.

 

C'est sur ce même thème que BC intervient à propos de la guerre en Yougoslavie, pour nous expliquer à longueur de pages les raisons économiques qui ont poussé les différentes fractions de la bourgeoisie yougoslave à vouloir s'assurer par les armes « ces quotas de plus-value qui allaient auparavant à la Fédération ». « Le morcellement de la Yougoslavie faisait le jeu surtout de la bourgeoisie allemande d'une part et italienne de l'autre. Et même les destructions d'une guerre peuvent rendre service quand il s'agit ensuite de reconstruire : adjudications lucratives, commandes juteuses qui, ma foi, commencent à se faire rare en Italie ou en Allemagne ». « C'est pourquoi, en contradiction avec les principes de la maison commune européenne, les États de la CEE ont reconnu le "droit des peuples". En même temps, ils ont mis en route leurs opérations économiques : l'Allemagne en Croatie et, en partie, en Slovénie, l'Italie en Slovénie. Parmi les opérations, la vente d'armes et l'approvisionnement en munitions consommées pendant la guerre ». Bien sûr, souligne BC, çà ne plaît pas trop aux USA qui ne voient pas d'un bon oeil les pays européens se renforcer. (BC n° 7/8, juillet-août 92).

 

On ne peut manquer de s'interroger sur les “fabuleuses affaires” que le capitalisme pourrait réaliser en Yougoslavie, dans un pays qui s'est écroulé en même temps que l'empire russe et qui est, de plus, ravagé par la guerre. On avait déjà eu les “grandes affaires” de la reconstruction du Koweït, à l'horizon se profilent celles de la “reconstruction de la Yougoslavie”, avec, en prime, une flèche décochée aux ignobles marchands de canon, fauteurs de guerre.

 

On ne peut pas continuer l'énumération chronologique des prises de position et des méandres du milieu politique prolétarien, ces exemples étant suffisamment parlants et affligeants en eux-mêmes. Le prolétariat ne peut se contenter pour mener son combat quotidien d'actes de foi du style : « A travers des secousses continues, et nous ne savons pas quand, nous arriverons à l'aboutissement que la théorie marxiste et l'exemple de la révolution russe nous indiquent » (Programma). On ne peut même pas saluer le fait que la plupart des organisations du milieu identifient les nouveaux “fronts” potentiels d'une troisième guerre mondiale autour de l'Allemagne d'une part et des USA de l'autre. Comme une montre arrêtée, cela fait des décennies qu'elles voient comme seul possible la situation qui prévalait à l'éclatement des deux premières guerres mondiales. Il se trouve qu'après l'effondrement du bloc de l'est, la situation tend à se présenter comme cela, mais c'est, en quelque sorte, par hasard que ces organisations donnent “l'heure juste” aujourd'hui : une montre arrêtée en fait de même deux fois par jour, mais elle ne sert à rien ! Les raisons de ce bouleversement de l'histoire, la perspective ouverte – ou non – de la troisième guerre mondiale sont floues ou totalement ignorées. Qui plus est, les tentatives d'explication données au déchaînement des guerres, quand elles ne sont pas carrément incohérentes et variables d'un mois à l'autre, sont quasiment surréalistes et dénuées de toute vraisemblance. Comme le dit Programma, c'est bien la théorie marxiste qui doit nous guider, qui doit nous servir de boussole pour comprendre comment évolue le monde que nous devons changer et, notamment, quels sont les enjeux de la période. Malheureusement, pour la plupart des organisations du milieu politique, le marxisme, tell qu'elles l'entendent, ressemble à une boussole rendue folle par la proximité d'un aimant.

 

En réalité, à l'origine de la désorientation qui afflige ces groupes on trouve, pour une bonne part, une incompréhension de la question du cours historique, c'est-à-dire du rapport de forces entre les classes qui détermine le sens d'évolution de la société plongée dans la crise insoluble de son économie : ou bien l'aboutissement bourgeois, la guerre mondiale, ou bien la réponse prolétarienne, l'intensification des combats de classe devant déboucher sur une période révolutionnaire. L'histoire des fractions révolutionnaires à la veille de la deuxième guerre mondiale nous a montré que l'affirmation des principes de base ne suffit pas, que la difficulté à comprendre autant la question du cours que celle de la nature de la guerre impérialiste a profondément secoué et plus ou moins paralysé celles-ci (<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]--> [107]). Pour aller à la racine des incompréhensions du milieu politique, il nous faut donc revenir, une fois de plus, sur la question du cours historique et des guerres en période de décadence.

 

Le cours historique

 


 

Il est pour le moins surprenant que BC qui se refusait à voir la possibilité d'une troisième guerre mondiale tant qu'il y avait des blocs militaires constitués, annonce celle-ci comme imminente dès qu'un des deux blocs s'est effondré. Les incompréhensions de BC sont à la base de cette volte-face. Le CCI avait déjà, à plusieurs reprises (Revue Internationale n°50 et 59), démontré la faiblesse des analyses de cette organisation et insisté sur le risque d'en arriver à éliminer toute perspective historique.

 

Depuis la fin des années 60, l'écroulement de l'économie capitaliste ne pouvait que pousser la bourgeoisie vers une nouvelle guerre mondiale et ceci d’autant plus que les blocs impérialistes étaient déjà constitués. Depuis plus de deux décennies, le CCI défend le fait que la vague de luttes ouvrières qui a débuté en 1968 marque une nouvelle période dans le rapport de forces entre les classes, l'ouverture d'un cours historique de développement des luttes prolétariennes. Pour envoyer le prolétariat à la guerre, le capitalisme a besoin d'une situation caractérisée par « l'adhésion croissante des ouvriers aux valeurs capitalistes et une combativité qui tend soit à disparaître, soit apparaît au sein d'une perspective contrôlée par la bourgeoisie » (Revue Internationale n°30, “Le cours historique”).

 

Face à la question : « Pourquoi la troisième guerre mondiale ne s'est-elle pas déclenchée alors que toutes ses conditions objectives sont présentes ? », le CCI a mis en avant, depuis le début de la crise ouverte du capitalisme, le rapport de forces entre les classes, l'incapacité pour la bourgeoisie de mobiliser le prolétariat des pays avancés derrière les torchons nationalistes. Quelle réponse apportait BC qui, par ailleurs, reconnaissait que « au niveau objectif, sont présentes toutes les raisons pour le déclenchement d'une nouvelle guerre généralisée » ? Se refusant à prendre en considération la question du cours historique, cette organisation nous servait toutes sortes “d'analyses” : La crise économique n'aurait pas été suffisamment développée (ce qui contredisait son affirmation sur la présence de toutes les “raisons objectives”), le cadre des alliances encore « assez fluide et plein d'inconnues » et enfin, les armements auraient été... trop développés, trop destructeurs. Le désarmement nucléaire aurait constitué une des conditions nécessaires pour que la guerre mondiale puisse éclater. Nous avons répondu en leur temps à ces arguments.

 

La réalité d'aujourd'hui confirme-t-elle l'analyse de BC pour qu'elle nous annonce qu'on va, cette fois, vers la guerre mondiale ?

 

La crise n'était pas assez développée ? À cette époque, nous mettions en garde BC contre la sous-estimation de la gravité de la crise mondiale. Or, si BC a reconnu que les difficultés de l'ex-bloc de l'Est étaient dues à la crise du système, pendant tout un temps, et contre toute vraisemblance, elle s'est illusionnée sur les opportunités ouvertes à l'Est, la “bouffée d'oxygène” qu'elles étaient sensées représenter pour le capitalisme international... ce qui ne l'empêchait pas, en même temps, de voir l'éclatement de la troisième guerre mondiale comme perspective de l'heure. Pour BC, lorsque la crise capitaliste s'atténue, la guerre mondiale devient plus proche : comme les voies du Seigneur, les méandres de la logique de BC sont impénétrables.

 

En ce qui concerne les armements, nous avions déjà montré en quoi cette affirmation manquait de sérieux, mais aujourd'hui que les armements nucléaires sont toujours présents et, qu'en outre, ils sont entre les mains d'un nombre supérieur d’États, la guerre mondiale deviendrait possible.

 

Lorsque le monde était entièrement divisé en deux blocs, le cadre des alliances, pour BC, était “fluide”. Aujourd'hui que ce partage a pris fin et que nous sommes encore loin d'un nouveau partage (même si la tendance à la reconstitution de nouvelles constellations impérialistes s'affirme de façon croissante) les conditions pour une nouvelle guerre mondiale seraient déjà mûres. Un peu de rigueur, camarades de BC !

 

Notre souci n'est pas de prétendre que BC dit en permanence n'importe quoi (bien que cela lui arrive aussi), mais bien de montrer que, malgré l'héritage du mouvement ouvrier (dont se revendique cette organisation), en l'absence de méthode, de prise en compte de l'évolution du capitalisme et du rapport de forces entre les classes, on en arrive à être incapable de fournir des orientations à la classe ouvrière. N'ayant pas compris la raison essentielle pour laquelle la guerre généralisée n'avait pas eu lieu dans la période précédente : la sortie de la contre-révolution, le cours historique aux affrontements de classe, n'étant pas capable, en conséquence, de constater que ce cours n'avait pas été remis en cause, puisque la classe ouvrière n'a pas subi de défaite décisive, BC nous annonce l'imminence d'une troisième guerre mondiale alors que les bouleversements de ces dernières années en ont justement éloigné la perspective.

 

C'est, en particulier, cette incapacité à prendre en compte le resurgissement de la classe ouvrière, à la fin des années 60, dans l'examen des conditions de l'éclatement de la guerre mondiale qui interdit de voir les réels enjeux de la période actuelle, le blocage de la société et son pourrissement sur pied. « Si le prolétariat avait la force d'empêcher le déchaînement d'une nouvelle boucherie généralisée, il n'avait pas encore celle de mettre en avant sa propre perspective : le renversement du capitalisme et l'édification de la société communiste. Ce faisant, il n'a pu empêcher la décadence capitaliste de faire sentir toujours plus ses effets sur l'ensemble de la société. Dans ce blocage momentané, l'histoire ne s'est pas arrêtée pour autant. Privée du moindre projet historique capable de mobiliser ses forces, même le plus suicidaire comme la guerre mondiale, la société capitaliste ne pouvait que s'enfoncer dans le pourrissement sur pied, la décomposition sociale avancée, le désespoir généralisé... Si on laisse le capitalisme en place, il finira, même en l'absence d'une guerre mondiale, par détruire définitivement l'humanité : à travers l'accumulation des guerres locales, des épidémies, des dégradations de l'environnement, des famines et autres catastrophes qu'on prétend “naturelles”. » (Manifeste du IXe Congrès du CCI).

 

BC n'a malheureusement pas l'apanage de cette méconnaissance complète des enjeux de la période qui s'est ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est. Le Prolétaire l'écrit clairement : « En dépit de ce qu'écrivent, non sans une certaine touche d'hypocrisie, certains courants politiques, sur l'effondrement du capitalisme, le "chaos", "la décomposition", etc., nous n'en sommes pas là. » En effet, « même s'il faut attendre des années pour détruire sa domination (du capitalisme), sa destinée reste tracée ». Que Le prolétaire ait besoin de se rassurer, c'est triste pour lui, mais qu'il masque au prolétariat la gravité des enjeux, c'est beaucoup plus grave.

 

En effet, si la guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour à l'heure actuelle, cela ne retire rien à la gravité de la situation. La décomposition de la société, son pourrissement sur pieds constitue une menace mortelle pour le prolétariat comme nous l'avons mis en évidence dans cette même revue (<!--[if !supportFootnotes]-->[5]<!--[endif]--> [108]). Il est de la responsabilité des révolutionnaires de mettre leur classe en garde contre cette menace, de lui dire clairement que le temps est compté et que, si elle attend trop avant d'engager les combats en vue du renversement du capitalisme, elle risque d'être emportée par la putréfaction de ce système. Le prolétariat attend autre chose qu'une totale incompréhension de ces enjeux, voire une ironie stupide à leur propos, de la part des organisations qui se veulent constituer son avant-garde.

 

Décadence et nature des guerres

 


 

A la racine des incompréhensions des enjeux de la période actuelle par la plupart des groupes du milieu politique, il n'y a pas seulement l'ignorance de la question du cours historique. On trouve également une incapacité à comprendre toutes les implications de la décadence du capitalisme sur la question de la guerre. En particulier, on continue de penser que, à l'image du siècle dernier, la guerre continue d'avoir une rationalité économique. Même si, évidemment, c'est en dernière instance la situation économique du capitalisme décadent qui engendre les guerres, toute l'histoire de cette période nous montre à quel point, pour l'économie capitaliste elle-même (et pas seulement pour les exploités transformés en chair à canon) la guerre est devenue une véritable catastrophe, et pas seulement pour les pays vaincus. De ce fait, les antagonismes impérialistes et militaires ne sauraient recouvrir les rivalités commerciales existant entre les différents États.

 

Ce n'est pas par hasard si BC tendait à considérer le partage du monde entre le bloc de l'Est et celui de l'Ouest comme “fluide”, non achevé en vue de la guerre puisque les rivalités commerciales les plus importantes n'opposaient pas les pays de ces deux blocs mais les principales puissances occidentales. Ce n'est sans doute pas par hasard non plus si, aujourd'hui, les rivalités commerciales, éclatant au grand jour entre les États-Unis et les grandes puissances ex-alliées comme l'Allemagne ou le Japon, BC voit la guerre beaucoup plus proche. Comme les groupes qui ne reconnaissent pas la décadence du capitalisme, BC – qui n'en a pas vu toutes les implications – identifie guerres commerciales et guerres militaires.

 

La question n'est pas nouvelle et l'histoire s'est déjà chargée de donner raison à Trotsky lorsque, au début des années 20, il combattait la thèse majoritaire dans l'IC selon laquelle la deuxième guerre mondiale aurait pour têtes de blocs les États-Unis et la Grande-Bretagne, les grandes puissances commerciales concurrentes. Plus tard, la Gauche communiste de France devait, à la fin de la deuxième guerre mondiale, réaffirmer que « il existe une différence entre les deux phases ascendante et décadente de la société capitaliste et, partant, une différence de fonction de la guerre dans les deux phases respectives. (...) La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l'activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente)... La guerre prenant un caractère de permanence est devenue le mode de vie du capitalisme » (« Rapport sur la situation internationale », 1945, republié dans la Revue Internationale n° 59). Au fur et à mesure que le capitalisme s'enfonce dans sa crise, la logique du militarisme s'impose à lui de façon croissante, irréversible et incontrôlable, même si celui-ci n'est pas plus capable que les autres politiques de proposer la moindre solution aux contradictions économiques du système (<!--[if !supportFootnotes]-->[6]<!--[endif]--> [109]).

 

En se refusant à admettre qu'entre le siècle dernier et le nôtre, les guerres ont changé de signification, en ne voyant pas le caractère de plus en plus irrationnel, suicidaire de la guerre, en voulant à tout prix voir dans la logique des guerres celle des guerres commerciales, les groupes du milieu politique prolétarien se privent de tout moyen de comprendre ce qui est réellement à l'oeuvre derrière les conflits où sont impliqués, ouvertement ou non, les grandes puissances et, plus généralement, dans l'évolution de la situation internationale. Au contraire, ils sont amenés à développer des positions à la limite de l'absurde sur la “course aux profits”, aux “gigantesques affaires” qu'offriraient aux pays développés des régions aussi ruinées, ravagées par la guerre que la Yougoslavie, la Somalie, etc. Alors que la guerre est une des questions les plus décisives qu'ait à affronter le prolétariat parce qu'il en est la principale victime, comme chair à canon et force de travail soumise à une exploitation sans précédent, mais aussi parce qu'elle est un des éléments essentiels de la prise de conscience de la faillite du capitalisme, de la barbarie dans laquelle il entraîne l'humanité, il est de la plus haute importance que les révolutionnaires fassent preuve du maximum de clarté. La guerre constitue « la seule conséquence objective de la crise, de la décadence et de la décomposition que le prolétariat puisse dès à présent limiter (à l'opposé des autres manifestations de la décomposition) dans la mesure où, dans les pays centraux, il n'est pas à l'heure actuelle embrigadé derrière les drapeaux nationalistes. » (« Militarisme et décomposition », Revue Internationale, n°64).

 

Le cours historique n'a pas changé (mais encore faut-il, pour s'en rendre compte, admettre qu'il existe des cours historiques différents suivant les périodes), la classe ouvrière, même si elle a été paralysée, déboussolée par les énormes bouleversements de ces dernières années, est de plus en plus contrainte de repartir à l'assaut, comme le démontrent les luttes de septembre-octobre en Italie. Le chemin va être long et difficile et ne pourra se faire sans que toutes les forces de la classe ouvrière ne soient mobilisées dans un combat dont les enjeux sont décisifs. La tâche des révolutionnaires est primordiale, sinon ils seront non seulement balayés par l'histoire mais porteront leur part de responsabilité dans l'anéantissement de toute perspective révolutionnaire.

 

 

Me.

 

 

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<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> [110] Pour une analyse plus détaillée, on peut se reporter à l'article « Le vent d'Est et la réponse des révolutionnaires » dans la Revue Internationale n°61.

 

<!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]--> [111] Pour le CCI, « il faut affirmer clairement que l'effondrement du bloc de l'est et les convulsions économiques des pays qui le constituaient n'augurent nullement une quelconque amélioration de la situation économique de la société capitaliste. La faillite économique des régimes staliniens, conséquence de la crise générale de l'économie mondiale, ne fait qu'annoncer et précéder l'effondrement des secteurs les plus développés de cette économie. (...) L'aggravation des convulsions de l'économie mondiale ne pourra qu'attiser les déchirements entre les différents États, y compris et de plus en plus sur le plan militaire. La différence avec la période qui vient de se terminer, c'est que ces déchirements et antagonismes, qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. Ces rivalités et affrontements ne peuvent, à l'heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (même en supposant que le prolétariat ne soit plus en mesure de s'y opposer). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d'être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible. » (« Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos », Revue Internationale n°60, février 1990). La réalité est venue amplement confirmer ces analyses.

 

 

<!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> [112] Pour le CCI, la guerre du Golfe, « malgré l'ampleur des moyens mis en oeuvre, n'a pu que ralentir, mais sûrement pas inverser les grandes tendances qui s'affirmaient dès la disparition du bloc russe : la dislocation du bloc occidental, les premiers pas vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste dirigé par l'Allemagne, l'aggravation du chaos dans les relations impérialistes. La barbarie guerrière qui s'est déchaînée en Yougoslavie quelques mois après la fin de la guerre du Golfe constitue une illustration particulièrement irréfutable de ce dernier point. En particulier, les événements qui se trouvent à l'origine de cette barbarie, la proclamation de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, s'ils sont eux-mêmes une manifestation du chaos et de l'exacerbation des nationalismes qui caractérisent l'ensemble des zones dirigées auparavant par les régimes staliniens, n'ont pu avoir lieu que parce que ces nations étaient assurées du soutien de la première puissance européenne, l'Allemagne). (...) L'action diplomatique de la bourgeoisie allemande dans les Balkans qui visait à lui ouvrir un débouché stratégique sur la Méditerranée via une Croatie "indépendante" sous sa coupe, constitue' le premier acte décisif de sa candidature à la direction d'un nouveau bloc impérialiste. » (« Résolution sur la situation internationale », Revue internationale n°70). « Consciente de la gravité de l'enjeu, la bourgeoisie américaine a tout fait, au delà de son apparente discrétion. pour contrer et briser, avec l'aide de l'Angleterre et des Pays-Bas, cette tentative de percée de l'impérialisme allemand. » (Revue Internationale n°68). On se reportera à la presse du CCI pour une analyse plus détaillée.

<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]--> [113] Le lecteur peut se référer à notre brochure Histoire de la Gauche Communiste d'Italie et au bilan tiré par la Gauche Communiste de France en 1945, publié dans la Revue Internationale n°59.

 

 

<!--[if !supportFootnotes]-->[5]<!--[endif]--> [114] Voir en particulier « La décomposition du capitalisme » et « La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », respectivement dans les n°57 et 62 de la Revue Internationale.

 

<!--[if !supportFootnotes]-->[6]<!--[endif]--> [115] Le lecteur pourra se reporter aux nombreux articles consacrés à ce sujet dans cette même revue (n°19, n°52, n°59).

 

 

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [116]

Approfondir: 

  • Polémique dans le milieu politique : sur la guerre [117]

Questions théoriques: 

  • Le cours historique [118]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [119]

Mémoires d'un révolutionnaire (A. Stinas, Grèce) : nationalisme et antifascisme

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Les extraits du livre de A. Stinas, révolutionnaire communiste de Grèce ([1] [120]), que nous publions ici, s'attaquent à la résistance antifas­ciste de la seconde guerre mon­diale. Ils contiennent ainsi une impitoyable dénonciation de ce qui reste l'incarnation de la fusion de trois mystifications particulièrement meurtrières pour le proléta­riat : la « défense de l'URSS », le nationalisme et « l'antifascisme démocratique ».

L'explosion des nationalismes dans ce qui fut l'URSS et son em­pire d'Europe de l'est, tout comme le développement de gigantesques campagnes idéologiques « antifascistes » dans les pays d'Europe Occidentale, en particu­lier, donnent à ces lignes, écrites à la fin des années 40, toute leur actualité ([2] [121]).

Il est aujourd'hui de plus en plus difficile, pour l'ordre établi, de justifier idéologiquement sa domination. Le désastre que ses lois engendre le lui interdit. Mais face à la seule force capable de l'abattre et d'instaurer un autre type de société, face au proléta­riat, la classe dominante dispose encore d'armes idéologiques ca­pables de diviser son ennemi et de le maintenir soumis à des frac­tions nationales du capital. Le na­tionalisme et « l'antifascisme » sont,   actuellement,   en   première ligne de cet arsenal contre-révolu­tionnaire de la bourgeoisie.

A. Stinas reprend ici l'analyse marxiste de Rosa Luxembourg sur la question nationale, en rappelant que dans le capitalisme, arrivé à sa phase l'impérialiste, «... la nation s'est acquittée de sa mission historique. Les guerres de libération nationale et les révolutions bourgeoises-démo­cratiques sont désormais vides de sens ». A partir de cette base il dénonce et détruit l'argumentation de tous ceux qui ont appelé à participer à la « résistance antifasciste » pendant la seconde guerre mondiale, sous prétexte que sa dynamique propre, « populaire » et « antifasciste » pouvait conduire à la révolution.

Stinas et l'UCI (Union Communiste Internationaliste) font partie de cette poignée de révolutionnaires qui, pendant la deuxième guerre mondiale, surent aller à contre-courant de tous les nationalismes, refusèrent de soutenir « la démocratie » contre le fascisme et d'abandonner l'internationalisme prolétarien au nom de « la dé­fense de l'URSS. » ([3] [122])

Peu connus, même dans le milieu révolutionnaire, en partie du fait que leurs travaux n'existaient qu'en langue grecque, il est utile de donner ici quelques éléments sur leur histoire.

Stinas appartenait à la génération des communistes qui connurent la grande période de la vague révolu­tionnaire internationale qui mit fin à la première guerre mondiale. Il resta fidèle toute sa vie aux es­poirs soulevés par l'Octobre rouge de 1917 et par la révolution alle­mande de 1919. Membre du Parti communiste grec (dans une pé­riode où les Partis communistes n'étaient pas encore passés dans le camp bourgeois) jusqu'à son exclusion en 1931, il fut ensuite membre de l'Opposition léniniste, qui publiait l'hebdomadaire Dra­peau du Communisme et qui se réclamait de Trotsky, symbole international de la résistance au sta­linisme.

En 1933, Hindenburg donne le pouvoir à Hitler en Allemagne. Le fascisme y devient le régime offi­ciel. Stinas soutient que la victoire du fascisme sonne le glas de l'Internationale communiste, tout comme le 4 août 1914 avait signé la mort de la 2e Internationale, que ses sections sont dé­finitivement, et sans retour pos­sible, perdues pour la classe ou­vrière, que d'organes de lutte à l'origine, elles se sont muées en ennemies du prolétariat. Le devoir des révolutionnaires dans le monde entier est donc de consti­tuer de nouveaux partis révolu­tionnaires, hors de l'Internationale et contre elle.

Un débat aigu provoque une crise dans l'organisation trotskiste, et Stinas la quitte, après avoir été en minorité. En 1935, il rejoignit une organisation, Le Bolchevik, qui s’était détachée de l’archéo-marxisme et devait constituer, à partir de celle-ci, une nouvelle organisation qui prit le nom d'Union communiste interna­tionaliste. L'UCI était à l'époque la seule section reconnue en Grèce de la Ligue communiste interna­tionaliste (LCI) - la 4e Internatio­nale ne sera créée qu'en 1938.

L'UCI avait, dès 1937, rejeté le mot d'ordre, fondamental pour la 4e Internationale, de la « défense de l'URSS ». Stinas et ses camarades n'étaient pas arrivés à cette posi­tion à l'issue d'un débat sur la nature sociale de l'URSS, mais après l'examen critique des mots d'ordre et de la politique devant l'imminence de la guerre. L'UCI voulait supprimer tous les aspects de son programme par lesquels le social-patriotisme pouvait s'infil­trer, sous le couvert de la défense de l'URSS.

Durant la deuxième guerre impé­rialiste, Stinas, en internationaliste intransigeant, resta fidèle aux principes du marxisme révolutionnaire, tels que Lénine et Rosa Luxemburg les avaient formulés et appliqués pratiquement dans la première guerre mondiale.

L'UCI était, depuis 1934, la seule section du courant trotskyste en Grèce. Pendant toutes les années de la guerre et de l'occupation, isolé des autres pays, ce groupe était convaincu que tous les trots­kistes luttaient comme lui, sur les mêmes idées et à contre-courant.

Les premières informations sur la position de l'Internationale trots­kiste laissèrent Stinas et ses compagnons bouche bée. La lec­ture de la brochure française Les trotskystes dans la lutte contre les nazis leur apportait les preuves que les trotskistes avaient combattu les Allemands, comme tous les bons patriotes. Puis ils apprirent l'attitude honteuse de Cannon et du Socialist Workers Party aux USA.

La 4e Internationale dans la guerre, c'est-à-dire dans ces conditions qui mettent à l'épreuve les organisations de la classe ou­vrière, était tombée en poussière. Ses sections, les unes ouverte­ment avec la « défense de la pa­trie », les autres sous couvert de la « défense de l'URSS », étaient passées au service de leurs bour­geoisies respectives et avaient contribué, à leur niveau, aux mas­sacres.

L'UCI rompit, à l'automne 1947, tout lien politique et organisationnel avec la 4e Internationale. Dans les années qui suivirent, la pire période contre-révolutionnaire sur le plan politique, alors que les groupes révolutionnaires étaient réduits à de minuscules minorités et que beaucoup de ceux qui res­taient fidèles aux principes de base de l'internationalisme prolé­tarien et de la révolution d'octobre étaient complètement isolés, Sti­nas deviendra le principal repré­sentant en Grèce du courant So­cialisme ou Barbarie. Ce cou­rant, qui ne parvint jamais à clari­fier la nature sociale pleinement capitaliste des rapports sociaux en URSS, développant la théorie d'une sorte de troisième système d'exploitation fondé sur une nou­velle division, entre « dirigeants » et « dirigés », s'écarta de plus en plus du marxisme et finit par se disloquer dans les années 1960. A la fin de sa vie, Stinas n'eut plus de véritable activité politique orga­nisée. Il se rapprocha des anar­chistes et mourut en 1987.

CR.

 

Marxisme et nation

 

La nation est le produit de l'histoire, comme la tribu, la fa­mille, la cité. Elle a un rôle historique nécessaire et devra dispa­raître une fois celui-ci rempli.

La classe porteuse de cette organi­sation sociale est la bourgeoisie. L'Etat national se confond avec l'Etat de la bourgeoisie et, histori­quement, l'oeuvre progressiste de la nation et du capitalisme se rejoi­gnent : créer, avec le développe­ment des forces productives, les conditions matérielles du socialisme.

Cette oeuvre progressiste prend fin à l'époque de l'impérialisme, des grandes puissances impérialistes, avec leurs antagonismes et leurs guerres.

La nation s'est acquittée de sa mis­sion historique. Les guerres de libé­ration nationale et les révolutions bourgeoises-démocratiques sont désormais vides de sens.

La révolution prolétarienne est maintenant à l’ordre du jour. Elle n'engendre ni ne maintient mais abolit les nations et les frontières et unit tous les peuples de la terre dans une communauté mondiale. La défense de la nation et de la pa­trie n’est à notre époque rien d’autre que la défense de l’impérialisme, du système social qui provoque les guerres, qui ne peut vivre sans guerre et qui mène l'humanité au chaos et à la barba­rie. C'est vrai aussi bien pour les grandes puissances impérialistes que pour les petites nations, dont les classes dirigeantes sont et ne peuvent être que les complices et les associés des grandes puissances.

« Le socialisme est à cette heure le seul espoir de l'humanité. Au-dessus des remparts du monde capitaliste qui s'écroulent enfin, brillent en lettres de feu ces mots du Manifeste communiste : socialisme ou chute dans la barbarie. » (R. Luxemburg, 1918)

Le socialisme est l'affaire des ou­vriers du monde entier, et le terrain de son édification, toute l'étendue du globe terrestre. La lutte pour le renversement du capitalisme et pour l'édification du socialisme unit tous les ouvriers du monde. La géographie y fixe une répartition des tâches : l'ennemi immédiat des ouvriers de chaque pays est leur propre classe dirigeante. C'est leur secteur du front international de lutte des ouvriers pour renverser le capitalisme mondial.

Si les masses travailleuses de chaque pays n'ont pas pris conscience qu'elles ne forment que la section d'une classe mondiale, jamais elles ne pourront s'engager sur le chemin de leur émancipation sociale.

Ce n'est pas le sentimentalisme qui fait de la lutte pour le socialisme, dans un pays donné, la partie inté­grante de la lutte pour la société so­cialiste mondiale, mais l'impossibilité du socialisme dans un seul pays. Le seul « socialisme» aux couleurs nationales et à l'idéologie nationale que nous a donné l'histoire est celui de Hitler, et le seul « communisme » national, celui de Staline.

La lutte à l'intérieur du pays contre la classe dirigeante et la solidarité avec les masses travailleuses du monde entier, tels sont à notre époque les deux principes fonda­mentaux du mouvement des masses populaires pour leur libération économique, politique et sociale. Cela vaut pour la « paix » comme pour la guerre.

La guerre entre les peuples est fra­tricide. La seule guerre juste est celle des peuples qui fraternisent par-delà les nations et les frontières contre leurs exploiteurs. La tâche des révolutionnaires, en temps de « paix » comme en temps de guerre, est d'aider les masses à prendre conscience des fins et des moyens de leur mouvement, à se débarrasser de la tutelle des bu­reaucraties politiques et syndicales, à prendre leurs propres affaires en mains, à ne faire confiance à d'autre «direction» que celle des organes exécutifs qu'elles ont elles-mêmes élus et qu'elles peuvent ré­voquer à tout moment, à acquérir la conscience de leur propre res­ponsabilité politique et, d'abord et surtout, à s'émanciper intellectuel­lement de la mythologie nationale et patriotique.

Ce sont les principes du marxisme révolutionnaire tels que Rosa Luxemburg les a formulés et appli­qués pratiquement et qui ont guidé sa politique et son action dans la Première Guerre mondiale. Ces principes ont guidé notre politique et notre action dans la Seconde Guerre mondiale.(...)

 

La résistance anti-fasciste : un appendice de l'impérialisme

 

Le « mouvement de résistance », c'est-à-dire la lutte contre les Alle­mands sous toutes ses formes, du sabotage à la guerre de partisans, dans les pays occupés, ne peut s'envisager hors du contexte de la guerre impérialiste, dont elle est partie intégrante. Son caractère progressiste ou réactionnaire ne peut être déterminé ni par la parti­cipation des masses, ni par ses ob­jectifs antifascistes ni par l'oppression par l'impérialisme al­lemand, mais en fonction du carac­tère soit réactionnaire soit progres­siste de la guerre.

L'ELAS comme l'EDES ([4] [123]) étaient des armées qui continuèrent, à l'intérieur du pays, la guerre contre les Allemands et les Italiens. Cela seul détermine strictement notre position à leur égard. Participer au mouvement de résistance, quels que soient les mots d'ordre et les justifications, signifie participer à la guerre.

Indépendamment des dispositions des masses et des intentions de leur direction, ce mouvement, en raison de la guerre qu'il a conduite dans les conditions du second massacre impérialiste, est l'organe et l'appendice du camp impérialiste allié. (...)

Le patriotisme des masses et leur attitude à l'égard de la guerre, si contraire à leurs intérêts histo­riques, sont des phénomènes très connus depuis la guerre précé­dente, et Trotsky, dans une foule de textes, avait inlassablement pré­venu du danger que les révolutionnaires soient surpris et qu'ils se laissent entraîner par le courant. Le devoir des révolutionnaires interna­tionalistes est de se tenir au-dessus du courant, et de défendre contre le courant, les intérêts historiques du prolétariat. Ce phénomène ne s'explique pas seulement par les moyens techniques utilisés, la pro­pagande, la radio, la presse, les défilés, l'atmosphère d'exaltation créée au début de la guerre, mais aussi par l'état d'esprit des masses, qui résulte de l'évolution politique antérieure, des défaites de la classe ouvrière, de son découragement, de la ruine de sa confiance en sa propre force et dans les moyens d'action de la lutte des classes, de la dispersion du mouvement inter­national et de la politique opportu­niste de sape menée par ses partis. Il n'existe aucune loi historique fixant le délai au bout duquel les masses, d'abord entraînées dans la guerre, finiraient par se ressaisir. Ce sont les conditions politiques concrètes qui éveillent la conscience de classe. Les consé­quences horribles de la guerre pour les masses font disparaître l'enthousiasme patriotique. Avec la montée du mécontentement, leur opposition aux impérialistes et à leurs propres dirigeants, qui en sont les agents, s'approfondit sans cesse et réveille leur conscience de classe. Les difficultés de la classe dirigeante augmentent, la situation évolue vers la rupture de l'unité in­térieure, l'écroulement du front in­térieur et la révolution. Les révolu­tionnaires   internationalistes contribuent à l'accélération des rythmes de ce processus objectif par la lutte intransigeante contre toutes les organisations patrio­tiques et social-patriotiques, ou­vertes ou cachées, par l'application conséquente de la politique du dé­faitisme révolutionnaire.

Les suites de la guerre, dans les conditions de l'Occupation, ont eu une influence entièrement diffé­rente sur la psychologie des masses et leurs relations avec leur bour­geoisie. Leur conscience de classe a sombré dans la haine nationaliste, constamment renforcée par le comportement barbare des Alle­mands, la confusion s'est aggravée, l'idée de la nation et de son destin a été placées au-dessus des diffé­rences sociales, l'union nationale s'est renforcée, et les masses se sont davantage soumises à leur bour­geoisie, représentée par les organisations de résistance nationale. Le prolétariat industriel, brisé par les défaites précédentes, son poids spécifique exceptionnellement di­minué, s'est trouvé prisonnier de cette situation effrayante pendant toute la durée de la guerre.

Si la colère et le soulèvement des masses contre l'impérialisme alle­mand dans les pays occupés étaient «justes», ceux des masses alle­mandes contre l'impérialisme allié, contre les bombardements bar­bares des quartiers ouvriers l'étaient tout autant. Mais cette colère justifiée, qui est renforcée par tous les moyens par les partis de la bourgeoisie de toute nuance, seuls les impérialistes peuvent l'exploiter et l'utiliser pour leurs propres intérêts. La tâche des ré­volutionnaires restés au-dessus du courant est de diriger cette colère contre «leur» bourgeoisie. Seul ce mécontentement contre notre « propre » bourgeoisie peut devenir une force historique, le moyen de débarrasser une fois pour toute l'humanité des guerres et des des­tructions.

Du moment que le révolutionnaire, dans la guerre, fait simplement al­lusion à l'oppression par l'impérialisme « ennemi » dans son propre pays, il devient victime de la mentalité nationaliste étroite et de la logique social-patriotique, et coupe les liens qui unissent la poi­gnée des ouvriers révolutionnaires qui sont restés fidèles à leur dra­peau dans les différents pays, dans l'enfer où le capitalisme en décom­position a plongé l'humanité. (...)

La lutte contre les nazis dans les pays occupés par l'Allemagne était une tromperie et un des moyens qu'utilisa l'impérialisme allié pour tenir les masses enchaînées à son char de guerre. La lutte contre les nazis était la tâche du prolétariat allemand. Mais elle n'était possible que si les ouvriers de tous les pays combattaient contre leur propre bourgeoisie. L'ouvrier des pays oc­cupés qui combattait les nazis combattait pour le compte de ses exploiteurs, pas pour le sien, et ceux qui l'ont entraîné et poussé dans cette guerre étaient, quels que soient leurs intentions et leurs jus­tifications, des agents des impéria­listes. L'appel aux soldats alle­mands à fraterniser avec les ou­vriers des pays occupés dans la lutte commune contre les nazis était, pour le soldat allemand, un artifice trompeur de l'impérialisme allié. Seul l'exemple de la lutte du prolétariat grec contre sa « propre » bourgeoisie qui, dans les conditions de l'Occupation, signifiait lut­ter contre les organisations nationalistes, aurait pu réveiller la conscience de classe des ouvriers allemands enrégimentés et rendre possible la fraternisation, et la lutte du prolétariat allemand contre Hitler.

L'hypocrisie et la tromperie sont des moyens aussi indispensables à la conduite de la guerre que les tanks, les avions ou les canons. La guerre n'est pas possible sans la conquête des masses. Mais pour les conquérir, il faut qu'elles croient combattre pour la défense de leurs biens. Tous les mots d'ordre, toutes les promesses de « libertés, prospé­rité, écrasement du fascisme, ré­formes socialistes, république po­pulaire, défense de l'URSS etc. », visent ce but. Ce travail est surtout réservé aux partis « ouvriers », qui utilisent leur autorité, leur in­fluence, leurs liens avec les masses travailleuses, les traditions du mouvement ouvrier pour qu'elles se laissent mieux tromper et égorger. Les illusions des masses sur la guerre, sans lesquelles elle est im­possible, ne la rendent pas pour au­tant progressiste, et seuls les plus hypocrites social-patriotes peuvent s'en servir pour la justifier. Toutes les promesses, toutes les proclama­tions, tous les mots d'ordre des PS et des PC dans cette guerre n'ont été que des leurres. (...)

La transformation d'un mouvement en combat politique contre le ré­gime capitaliste ne dépend pas de nous et de la force de conviction de nos idées mais de la nature même de ce mouvement. «Accélérer et faciliter la transfor­mation du mouvement de résistance en mouvement de lutte contre le capitalisme» aurait été possible si ce mouvement, dans son dévelop­pement, avait pu de lui-même créer en permanence, à la fois dans les rapports des classes, les consciences et dans la psychologie des masses des conditions plus fa­vorables à sa transformation en lutte politique générale contre la bourgeoisie, donc en révolution prolétarienne.

La lutte de la classe ouvrière pour ses revendications économiques et politiques immédiates peut se transformer, au cours de sa crois­sance, en lutte politique d'ensemble pour renverser la bourgeoisie. Mais elle est rendue possible par la forme même de cette lutte : les masses, par leur opposi­tion à leur bourgeoisie et son Etat et par la nature de classe de leurs revendications, se débarrassent de leurs illusions nationalistes, réfor­mistes et démocratiques, se libèrent de l'influence des classes ennemies, développent leur conscience, leur initiative, leur esprit critique, leur confiance en elles-mêmes. Avec l'extension du champ de la lutte, les masses sont toujours plus nom­breuses à y participer, et plus pro­fondément est creusé le sol social, plus les fronts de classe se distin­guent strictement et plus le proléta­riat révolutionnaire devient l'axe principal des masses en lutte. L'importance du parti révolution­naire est énorme à la fois pour ac­célérer les rythmes, pour la prise de conscience, pour l'assimilation de l'expérience, la compréhension de la nécessité de la prise révolutionnaire du pouvoir par les masses, pour organiser le soulèvement et en assurer la victoire. Mais c'est le mouvement lui-même, de par sa na­ture et sa logique interne, qui donne sa force au parti. C'est un processus objectif dont la politique du mouvement révolutionnaire est l'expression consciente. La crois­sance du « mouvement de résis­tance » eut, également par sa nature même, le résultat exactement in­verse : il ruina la conscience de classe, renforça les illusions et la haine nationalistes, dispersa et atomisa encore plus le prolétariat dans la masse anonyme de la na­tion, le soumit encore plus à sa bourgeoisie nationale, porta à la surface et à la direction les élé­ments les plus farouchement natio­nalistes.

Aujourd'hui, ce qui reste du mou­vement de résistance (la haine et les préjugés nationalistes, les souvenirs et les traditions de ce mouvement qui fut si habilement utilisé par les staliniens et les socialistes) est le plus sérieux obstacle à une orienta­tion de classe des masses. S'il avait existé des possibilités ob­jectives qu'il se transforme en lutte politique contre le capitalisme, celles-ci auraient dû se manifester sans notre participation. Mais nulle part nous n'avons vu une ten­dance prolétarienne surgir de ses rangs, même la plus confuse. (...)

Le déplacement des fronts et l'occupation militaire du pays, comme de presque toute l'Europe, par les armées de l'Axe, ne chan­gent pas le caractère de la guerre, ne créent pas de question nationale et ne modifient pas nos objectifs stratégiques ni nos tâches fondamentales. La tâche du parti prolétarien dans ces conditions est d'aiguiser sa lutte contre les organi­sations nationalistes et de protéger la classe ouvrière de la haine anti­allemande et du poison nationa­liste.

Les révolutionnaires internationa­listes participent aux luttes des masses pour leurs revendications économiques et politiques immé­diates, tentent de leur donner une claire orientation de classe et s'opposent de toutes leurs forces à l'exploitation nationaliste de ces luttes. Au lieu de s'en prendre aux Italiens et aux Allemands, ils expli­quent pourquoi la guerre a éclaté, guerre dont la barbarie dans la­quelle nous vivons est la consé­quence inévitable, dénoncent avec courage les crimes de leur « propre » camp impérialiste et de la bourgeoisie, représentée par les différentes organisations nationa­listes, appellent les masses à la fra­ternisation avec les soldats italiens et allemands pour la lutte commune pour le socialisme. Le parti prolé­tarien condamne toutes les luttes patriotiques, si massives qu'elles soient et quelle que soit leur forme, et appelle ouvertement les ouvriers à s'en abstenir.

Le défaitisme révolutionnaire, dans les conditions de l'Occupation, rencontra des obstacles effrayants et jamais vus auparavant. Mais les difficultés ne peuvent changer nos tâches. Au contraire, plus le cou­rant est fort, plus l'attachement du mouvement révolutionnaire à ses principes doit être rigoureux, plus il doit s'opposer au courant avec in­transigeance. Seule cette politique le rendra capable d'exprimer les sentiments des masses révolution­naires demain et de se trouver à leur tête. La politique de la soumission au courant, c'est-à-dire la politique du renforcement du mouvement de résistance, aurait ajouté un obs­tacle supplémentaire aux tentatives d'orientation de classe des ouvriers et aurait détruit le parti.

Le défaitisme révolutionnaire, la politique internationaliste juste contre la guerre et contre le mou­vement de résistance, montre au­jourd'hui, et montrera toujours plus , dans les événements révolutionnaires à venir, toute sa force et toute sa valeur.

A. Stinas



[1] [124] Tirés de ses Mémoires d'un révolution­naire. Cet ouvrage, qu'il écrivit dans la der­nière période de sa vie, couvre essentielle­ment les événements des années 1912 à 1950 en Grèce, placées sous le signe de la guerre : des guerres balkaniques qui annoncent la première guerre impérialiste de 1914-18 à la guerre civile,   prolongement du deuxième holocauste de 1939-45.

L'ironie de l'histoire veut que ce soit les édi­tions « La Brèche », liées à la IVe Internatio­nale de Mandel, qui ont édité en français ces mémoires. Leur publication est certaine­ment due à celui qui fut le « pape de la IVe Internationale» de 1943 à 1961, Pablo, et à son nationalisme, lui même étant grec. Car le livre dénonce sans ambiguïtés les agisse­ments des trotskistes pendant la deuxième guerre mondiale et après.

[2] [125] La Grèce, le pays de Stinas, est secoué, au moment où nous publions ce texte, par une vague de nationalisme orchestrée par le gouvernement  et  tous  les  grands   partis «démocratiques». Ceux-ci      ont, en décembre 1992, fait défiler un million de personnes dans  les rues  d'Athènes pour défendre le  nom  de  Macédoine  pour la province grecque contre la « reconnaissance »  de  la  Macédoine  dans l'ex-Yougoslavie en décomposition !

[3] [126] Stinas ignora que d'autres groupes que le sien défendirent la même attitude dans d'autres pays : les courants de la Gauche communiste : italienne (en France et en Bel­gique en particulier), germano-hollandaise (le Communistenbond Spartacus, en Hol­lande) ; des groupes en rupture avec le trots­kisme, comme celui de Munis, exilé au Mexique, ou les RKD, composé de militants autrichiens et français.
 

[4] [127] Noms des années de résistance, contrô­lées essentiellement par les partis staliniens et socialistes.

 

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [116]

Approfondir: 

  • La question nationale [128]

Questions théoriques: 

  • Internationalisme [129]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La mystification parlementaire [130]

Revue Internationale no 73 - 2e trimestre 1993

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Situation internationale : le nouveau désordre mondial du capitalisme

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 « The new world (dis)order », le nouveau (dés)ordre mondial, voilà comment la presse anglo-saxonne qualifie maintenant le « nouvel ordre mondial » que lègue l'ex-président Bush à son successeur. Le panorama est ef­frayant et catastrophique. La liste des malheurs qui frappent l'humanité, est longue. La presse bourgeoise et la télévision en rendent compte. Voudraient-elles cacher les faits, qu'elles ne le pourraient pas et se déconsidé­reraient complètement. Mais, au service de l'idéologie bour­geoise, elles séparent les évé­nements tragiques qui se multi­plient, refusent de voir le lien, la racine commune, c'est-à-dire l'impasse historique du capita­lisme et sa putréfaction, qui unit la multiplication des guerres im­périalistes, l'aggravation brutale de la crise économique mon­diale et les ravages qu'elle pro­voque. Reconnaître l'unité entre toutes ces caractéristiques du capitalisme d'aujourd'hui, re­connaître la concomitance de leur aggravation respective, met à nu la barbarie sans fin dans laquelle le capitalisme nous en­traîne, le gouffre sans fond dans lequel il plonge l'espèce hu­maine.

La reconnaissance du lien, de la cause, et de l'unité entre ces dif­férents éléments de la réalité du capital facilite aussi la prise de conscience des enjeux histo­riques qui se présentent à l'humanité. Il existe une alterna­tive à la catastrophe irréversible, et une seule. Détruire la société capitaliste et en instaurer une autre, radicalement différente. Il existe une force sociale, et une seule, capable d'assumer une telle tâche. Le prolétariat qui est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, est cette force. Lui seul peut mettre à bas le capital, en terminer avec toutes ces catastrophes, et faire naître le communisme où les hommes ne seront plus conduits à s'entretuer sauvagement et où ils pourront vivre en harmonie.

Les mots et les phrases sont de peu de poids pour dénoncer la barbarie et la multitude de conflits locaux meurtriers qui ensanglantent la planète. Pas un seul continent n'est épargné. Ces conflits ne sont pas le résultat de haines ancestrales qui les rendraient fatals, inévitables, ni d'une loi naturelle selon laquelle l'homme serait foncièrement mau­vais, toujours en quête d'affrontements et de guerres. Cette dynamique barbare de chute dans la guerre impérialiste n’est pas une fatalité naturelle. Elle est produite par l’impasse historique dans laquelle se trouve le capita­lisme. La décomposition qui frappe la société capitaliste, l'absence de perspective et d'espoir autres que celui de la survie individuelle, ou comme bandes armées, contre tous les autres, est respon­sable de l'explosion des guerres lo­cales entre populations qui vi­vaient, pour la plupart, en bonne harmonie, ou cohabitaient, depuis des décennies ou des siècles.

La putréfaction du capitalisme est responsable des milliers de morts, des tueries, des viols et des tor­tures, des famines et des privations qui touchent les populations, les hommes, les femmes, les vieillards. Elle est responsable des millions de réfugiés terrorisés, obligés de quit­ter leur maison, leur village, leur région, sans doute pour toujours. Elle est responsable de la sépara­tion des familles endeuillées, des enfants qu'on envoie ailleurs en es­pérant qu'ils échapperont à l'horreur, au massacre, à la mort, ou à l'enrôlement forcé, et qu'on ne reverra plus. Elle est respon­sable aussi du fossé de sang et de vengeances qui va séparer pour longtemps des peuples, des eth­nies, des régions, des villages, des voisins, des parents. Elle est res­ponsable du cauchemar quotidien dans lequel vivent des milliards d'êtres humains.

La décomposition du capitalisme est responsable aussi du rejet hors de la production capitaliste, et de toute production, de centaines de millions d'hommes et de femmes dans le monde, réduits à s'entasser dans les immenses bidonvilles des mégalopoles, les plus chanceux trouvant de temps en temps un tra­vail surexploité qui parvient à peine à les nourrir (et encore) ; et les autres, poussés par la faim, obligés de mendier, de voler, de trafiquer, de fouiller dans les dé­charges publiques pour trouver leur pitance, inexorablement ame­nés à la délinquance, à la drogue et à l'alcool, poussés à abandonner ou vendre leurs enfants encore bé­bés qui sont achetés comme es­claves pour travailler dans les mines, dans les innombrables pe­tits ateliers, ou bien contraints de se prostituer dès leur plus jeune âge. Le pire n'est-il pas la multipli­cation des enlèvements de gamins à qui l'on prélève des organes, qui un rein, qui un oeil, ou les deux, pour les revendre ? Comment s'étonner après, que cette déchéance maté­rielle et morale, qui touche des millions d'être humains, fournisse en quantité, des hommes, des adolescents, des mômes qui n'ont pas 10 ans, prêts à toutes les horreurs et infamies, « libres » de toute morale, de toute valeur, de tout respect, pour qui la vie des autres n'est rien puisque la leur n'est rien depuis leur plus jeune âge, prêts à devenir mercenaires de n'importe quelle armée, guérilla ou bande, dirigée par n'importe quel caïd, général, colonel, sergent, chef mafieux, s'abaissant à la torture, aux tueries, aux viols systéma­tiques, au service du «nettoyage ethnique » et autres horreurs ?

Il y a une cause et un responsable à cette folie croissante : l'impasse historique du capitalisme.

La décomposition du capitalisme pousse aux guerres et aux conflits locaux

La décomposition du capitalisme est responsable des guerres ef­froyables qui se propagent dans le territoire de l'ex-URSS, au Tadji­kistan, en Arménie, en Géorgie... Elle est responsable de la poursuite sans fin des affrontements entre milices, hier alliées, en Afghanis­tan, qui balancent à tour de rôle leurs missiles et leur obus à l'aveuglette sur Kaboul. Elle est responsable de la continuation de la guerre au Cambodge qui met le pays à feu et à sang. Elle est res­ponsable de la propagation drama­tique des guerres et des affronte­ments inter-ethniques sur tout le continent africain. Elle est respon­sable du renouveau des petites guerres, si l’on peut dire, entre ar­mées, guérillas et mafias au Pérou, en Colombie, en Amérique cen­trale. Si les populations manquent de tout, ces bandes armées, éta­tiques ou non, ont des stocks considérables d'armes, provenant bien souvent de l'argent du trafic de drogue, en pleine expansion mondiale, qu'elles contrôlent et pratiquent elles-mêmes.

La décomposition du capitalisme est responsable de l'éclatement de la Yougoslavie et du chaos qui s'y est développé. Les ouvriers qui tra­vaillaient dans les mêmes usines, qui luttaient et faisaient grève en­semble, au coude à coude, contre l'Etat capitaliste yougoslave, les paysans qui cultivaient les terres voisines, les enfants qui allaient à la même école, les nombreuses fa­milles, fruits de mariages a mixtes »y sont aujourd'hui séparés par un abîme de sang, de tueries, de tortures, de viols, de vols.

« Les combats entre Serbes et Croates ont fait quelques 10 000 morts. Ceux qui se sont déroulés en Bosnie-Herzégovine plusieurs di­zaine de milliers (le président bos­niaque parle de 200 000), dont plus de 8 000 à Sarajevo. (...) Sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, on estime à 2 millions le nombre de ré­fugiés et des victimes du "nettoyage ethnique". »([1] [131])

Des millions d'hommes et de femmes, de familles, voient leur vie et leurs espoirs ruinés, sans retour en arrière possible. Sans aucune pers­pective sinon le désespoir, voire, pire, la vengeance aveugle.

Les antagonismes impérialistes exacerbent les conflits locaux

Il faut dénoncer avec force les mensonges de la bourgeoisie qui affirme que cette période de chaos est passagère. Elle serait le prix à payer pour la mort du stalinisme dans les pays de l'Est. Nous, com­munistes, disons que le chaos et les guerres vont encore se développer et se multiplier. La phase de décomposition du capitalisme ne meut offrir ni paix, ni prospérité, bien au contraire, elle exacerbe, encore plus que par le passé les appétits impérialistes de tous les Etats capitalistes qu'ils soient puissants ou faibles. Le « chacun pour soi » et le «  tous contre tous » s'imposent à tous, petits ou grands. Il n'est pas un conflit dans lequel des intérêts impérialistes ne soient absents. La nature a horreur du vide, dit-on. Ainsi en va-t-il de l'impérialisme. Chacun, quelle que soit sa force, ne peut laisser une ré­gion, un pays « à sa portée» à l'abandon, sous peine de voir un rival s'en emparer. La logique in­fernale du capitalisme pousse inévitablement à l'intervention des différents impérialismes.

Aucun Etat, quel qu'il soit, grand ou petit, puissant ou faible, n'échappe à la logique implacable des rivalités et des affrontements impérialistes. Simplement, les pays les plus faibles, en essayant de dé­fendre leurs intérêts particuliers au mieux, s'alignent comme ils peu­vent, de gré ou de force, en fonc­tion de l'évolution des grands an­tagonismes impérialistes mon­diaux. Ils participent ainsi tous au développement ravageur des guerres locales.

Cette période de chaos n'est pas passagère. L'évolution des aligne­ments impérialistes globaux autour des principales puissances impé­rialistes mondiales, telles les USA bien sûr, mais aussi l'Allemagne, le Japon, et, à des degrés moindres, la France, la Grande-Bretagne, la Russie ([2] [132]), la Chine, met de l'huile sur le feu des guerres locales. En fait, c'est le coeur même du capitalisme mondial, particulièrement es vieilles puissances impérialistes occidentales, qui alimente le feu des affrontements et des guerres locales. C'est le cas en Afghanistan, dans les républiques asiatiques de l’ex-URSS,  au Moyen-Orient, en Afrique tel en Angola, au Rwanda, en Somalie, et bien sûr en Yougoslavie.

En Yougoslavie, les difficultés croissantes de l'impérialisme américain pour imposer son leadership sur les autres puissances

L'ex-Yougoslavie est  devenue le  point central des rivalités impérialistes globales, le lieu où, à travers l'effroyable guerre qui s'y déroule, se cristallisent les principaux enjeux impérialistes de la période actuelle. Si l’impasse historique du capitalisme décadent, sa phase de décomposition, est responsable de l'éclatement de la Yougoslavie (tout comme de celui de l'URSS) et de l'aggravation des tensions entre les peuples qui en faisaient partie, ce sont les intérêts impérialistes des grandes puissances qui sont responsables de l'éclatement et de l'aggravation dramatique de la  guerre. La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne a provoqué la guerre, comme le dit et le répète, non sans arrière-pensées, la presse anglo-saxonne. Les USA bien sûr, mais aussi la France et la Grande-Bretagne, ont sciemment poussé la Serbie, qui n'attendait que ça, à corriger militairement la Croatie. Et à partir de là, les intérêts impérialistes divergents des grandes puissances déjà citées, ont déterminé la chute dans la barbarie guerrière.

Les atrocités commises par les uns et les autres, et particulièrement l'horrible «  nettoyage ethnique » dont les milices serbes se sont rendues coupables en Bosnie, sont cyniquement utilisées par la propagande médiatique des puissances occidentales pour justifier leurs interventions politiques, diplomatiques et militaires, et pour masquer leurs intérêts impérialistes divergents. En fait, derrière les discours humanitaires, les grandes puissances s'affrontent et entretiennent l'incendie tout en se faisant passer pour les pompiers.

Depuis la fin de la guerre froide et la disparition des blocs impéria­listes qui l'a accompagnée, l'allégeance à l'impérialisme américain de la part de puissances comme l'Allemagne, la France et le Japon, pour ne citer que les plus  hardies, a disparu inévitablement, un pays comme l'Allemagne est destiné à se poser en pôle, exerçant une attraction impérialiste alternative au pôle américain. Depuis la fin de la guerre du Golfe, ces puis­sances ont de plus en plus défendu leurs intérêts propres, remettant en cause le leadership US.

L'éclatement de la Yougoslavie et l'influence croissante de l'Allemagne dans la région, en Croatie particulièrement, donc sur la Méditerranée, représente un re­vers pour la bourgeoisie améri­caine, en termes stratégiques,([3] [133]) et un mauvais exemple de ses capaci­tés d'intervention politique, di­plomatique et militaire. Tout le contraire de la leçon qu'elle avait administrée, à dessein, lors de la guerre du Golfe.

« Nous avons échoué » a affirmé Eagleburger, l'ex-secrétaire d'Etat (le ministre des Affaires étrangères) de Bush. «Depuis le début jusqu'à maintenant, je vous dis que je ne connais aucun moyen de stopper (la guerre), sinon au moyen d'un usage massif de la force militaire. » ([4] [134]) Comment se fait-il que l'impérialisme américain, si prompt à utiliser une incroyable armada contre l'Irak il y a deux ans, n'ait pas eu recours jusqu'à maintenant à l'usage massif de la force militaire ?

Depuis l'été dernier, à chaque fois que les américains étaient sur le point d'intervenir militairement en Yougoslavie, quand ils voulaient bombarder les positions et les aé­roports serbes, à chaque fois un grain de sable déposé à propos par les rivaux impérialistes européens, est venu enrayer la machine de guerre américaine. En juin dernier, le voyage de Mitterrand à Sarajevo, au nom de « l’ingérence humani­taire », a permis aux Serbes de dé­bloquer l'aéroport tout en sauvant la face devant les menaces d'intervention US ; l'envoi de forces françaises et britanniques parmi les soldats de l'ONU, puis leur renforcement, puis les négo­ciations du Plan Owen-Vance entre toutes les parties en conflit, ont enlevé les justifications et, surtout, affaibli considérablement les ga­ranties de succès d'une interven­tion militaire US. Par contre, elles ont aggravé les combats et les mas­sacres. Comme on l'a vu lors des négociations de Genève du Plan Owen-Vance mises à profit par les Croates pour relancer la guerre contre la Serbie en Krajina.

Les hésitations de la nouvelle ad­ministration Clinton pour appuyer le Plan Owen-Vance au nom de la CEE et de l'ONU, révèlent les dif­ficultés américaines. Lee H. Hamilton, Président démocrate du Comité des affaires étrangères pour la Chambre des représentants résume bien le problème auquel se trouve confrontée la politique impérialiste US : «Le fait saillant ici est qu'aucun leader n'est prêt à intervenir massivement dans l’ex-Yougoslavie avec le genre de moyens que nous avons utilisé dans le Golfe pour repousser l'agression, et si vous n'êtes pas prêts à intervenir de cette façon, alors vous devez vous arranger avec des moyens plus faibles et travailler dans ce cadre. » ([5] [135])

Suivant les conseils réalistes d'Hamilton, le gouvernement Clin­ton s'est rendu à la raison et a dé­cidé finalement de soutenir le Plan Owen-Vance. Comme dans une partie de poker, il a aussitôt décidé de relancer la mise sur le terrain des convois humanitaires et d'envoyer son aviation parachuter des vivres aux populations affa­mées de Bosnie. ([6] [136]) A l'heure où nous écrivons, les containers de nourritures largués dans la nature, n'ont toujours pas été retrouvés ! Apparemment, les parachutages «humanitaires» sont aussi précis que les bombes de la guerre «chirurgicale» en Irak. En re­vanche, ils ont eu comme résultat de relancer la guerre autour des villes assiégées. Le nombre de vic­times augmente dramatiquement, les exactions se multiplient encore plus, et des milliers de vieillards, d'hommes, de femmes et d'enfants sont contraints à la fuite déses­pérée dans la neige et le froid, sous les bombardements, les tirs des « snippers » isolés. Mais, pour la bourgeoisie américaine, l'important est de pouvoir commencer à imposer sa présence militaire sur le terrain. D'ailleurs les ri­vaux ne s'y trompent pas. « Devant la recrudescence des combats et à titre humanitaire», bien sûr, les bourgeoisies allemande et russe parlent ouvertement d'intervenir à leur tour en participant au para­chutage de vivres, et même à l'envoi de troupes sur le terrain. La population peut être inquiète, elle n'est pas au bout de son calvaire.

L'impérialisme mène aux affrontements militaires

Tous les propos des dirigeants américains le confirment : les Etats-Unis sont amenés de plus en plus à faire usage de la force mili­taire. Et donc à attiser les conflits et les guerres. Les campagnes hu­manitaires ont été la justification des démonstrations de force que les USA ont réalisées en Somalie et en Irak dernièrement. Ces démonstra­tions « humanitaires » avaient pour but de réaffirmer la puissance mili­taire US aux yeux du monde, et conséquemment l'impuissance eu­ropéenne en Yougoslavie. Elles avaient aussi pour but de préparer l'intervention militaire en Yougoslavie vis-à-vis des autres impérialismes rivaux (ainsi qu'aux yeux de la population américaine). Comme on vient de le voir, le résultat n'a pas été à la hauteur de leurs espé­rances, jusqu'à présent. Par contre, la famine et les affronte­ments militaires entre fractions ri­vales se poursuivent en Somalie. Par contre, les tensions impéria­listes régionales s'exacerbent au Moyen-Orient, et les populations kurdes et chiites continuent de subir la terreur des Etats de la région.

 

L'utilisation croissante de la carte militaire par l'impérialisme US a pour conséquence de pousser ses rivaux à développer leur propre force militaire. C'est le cas du Japon et de l'Allemagne qui veulent changer leurs Constitutions respectives, héritées de la défaite de 1945, qui limitent leur capacité d'intervention armée. Elle a pour conséquence aussi la montée de la rivalité entre les USA et l'Europe sur le plan militaire. Bien sûr la constitution du corps d'armée franco-allemand en a été une ma­nifestation. En Yougoslavie, une véritable bataille politique est en­gagée pour savoir si «l'ingérence humanitaire » doit être réalisée sous commandement de l'ONU ou de l'OTAN. De manière plus géné­rale, « une situation critique se développe entre le gouvernement de Bonn et l'OTAN » ([7] [137]) ce qu'affirme aussi l'ancien Président français Giscard d'Estaing : « Quant à la dé­fense, c'est le point de blocage des relations euro-américaines.» ([8] [138])

L'hypocrisie répugnante de la bourgeoisie n'a pas de borne. Toutes les interventions militaires américaines, ou sous couvert de l'ONU, Somalie, Irak, Cambodge, Yougoslavie, se sont faites au nom de l'aide et de l'ingérence humanitaire. Elles ont toutes relancé et aggravé l'horreur, les guerres, les massacres, les réfugiés fuyant les combats, la misère et la famine. Elles ont aussi manifesté, et porté à un point plus élevé, les rivalités im­périalistes entre petites, moyennes, et surtout grandes puissances. Toutes sont poussées à développer leurs dépenses d'armement, à réor­ganiser leurs forces militaires en fonction des nouveaux antago­nismes. Telle est la signification réelle du «devoir d'ingérence hu­manitaire» que s'attribue la bour­geoisie, tels sont les résultats des campagnes sur l'humanitaire et la défense des droits de l'homme.

La décomposition et les rivalités impérialistes accrues sont le produit de l'impasse économique du capitalisme

A l'origine de l'impasse historique du capitalisme qui provoque la multiplication et l'horrible aggra­vation des tueries impérialistes, se trouve son incapacité à dépasser et à résoudre les contradictions in­surmontables  que  rencontre  son économie. La bourgeoisie est im­puissante à résoudre la crise éco­nomique. S'inquiétant de l'avenir des habitants du Bangladesh, et du capital voilà comment un économiste bourgeois présente cette contradiction :

« Même si, par quelque miracle de la science (sic), on pouvait produire assez de nourriture pour qu'ils puis­sent manger, comment trouveraient-ils l'emploi rémunéré nécessaire pour l'acheter ? » ([9] [139])

D'abord, quel culot ce type ! Af­firmer aujourd'hui qu'il est impos­sible, sauf miracle dit-il, de nourrir la population du Bangladesh, (et nous, nous disons du monde entier) est scandaleuse. Et c'est le capital lui-même qui le prouve, en incitant et en payant les paysans des pays industrialisés pour qu'ils limitent leur production et mettent en ja­chère chaque fois plus de terres. Il n'y a pas sous-production, mais surproduction de biens. Ce n'est évidemment pas une surproduction de biens, de nourriture en particu­lier, par rapport aux besoins des hommes, mais, comme le souligne notre éminent professeur d'univer­sité, impuissant (car il ne peut ré­soudre la contradiction) et hypo­crite (car il fait comme si elle n'existait pas en éliminant les ca­pacités immenses de production), c'est une surproduction parce que la plus grande partie de la popula­tion mondiale ne peut acheter. Parce que les marchés sont saturés.

Aujourd'hui, le capitalisme mon­dial, c'est des millions d'être hu­mains qui meurent faute de pouvoir se procurer de la nourriture, des milliards qui ont à peine de quoi manger alors que les principales puissances industrialisées, les mêmes qui dépensent des milliards de dollars pour leurs interventions militaires impérialistes, imposent à leurs paysans de diminuer leur production. Non seulement le ca­pitalisme est barbare et meurtrier, mais en plus il est totalement ab­surde et irrationnel. D'un côté, surproduction qui oblige à fermer les usines, à laisser les terres culti­vables à l'abandon, et des millions d'ouvriers sans travail, de l'autre des milliards d'individus sans res­sources et torturés par la faim.

Le capitalisme ne peut plus sur­monter cette contradiction comme il le faisait au siècle dernier en conquérant de nouveaux marchés. Il n'en reste plus sur la planète. Il ne peut pas non plus, pour le mo­ment, s'engager dans la seule pers­pective qu'il puisse offrir à la so­ciété, une 3e guerre mondiale, comme il a pu le faire déjà à deux reprises depuis 1914, lors des deux guerres mondiales, au prix de plu­sieurs dizaines de millions de morts. D'une part, il n'y a plus de blocs impérialistes constitués né­cessaires pour un tel holocauste depuis la disparition de l'URSS et du Pacte de Varsovie ; d'autre part la population, et tout spécialement le prolétariat, des principales puis­sances impérialistes d'Occident, n'est pas prête pour un tel sacri­fice. Alors le capitalisme s'enfonce dans une situation sans issue dans laquelle il pourrit sur pied.

Dans ces conditions d'impasse his­torique, les rivalités économiques s'exacerbent autant que les rivalités impérialistes. La guerre commer­ciale s'aggrave tout comme les guerres impérialistes. Et la décom­position de l'URSS, qui a marqué une étape importante dans le dé­veloppement dramatique du chaos généralisé au plan impérialiste, marque aussi une étape importante dans l'accélération de la concur­rence entre toutes les nations capi­talistes, et tout spécialement entre les grandes puissances: «Avec la chute de la menace soviétique, les inégalités et les conflits écono­miques entre les pays riches sont plus difficiles à maîtriser. »([10] [140]) D'où l'impossibilité, jusqu'à main­tenant, de clore les négociations du GATT, d'où les disputes et les me­naces de protectionnisme entre les USA, l'Europe et le Japon.

Le capitalisme fait faillite et la guerre commerciale se déchaîne. La récession ravage jusqu'aux éco­nomies les plus fortes, les USA, l'Allemagne, le Japon, tous les Etats européens. Aucun pays n'est à l'abri. Elle oblige chacun à dé­fendre avec acharnement ses inté­rêts. C'est un facteur supplémen­taire de tensions entre les grandes puissances.

A partir de la décomposition du capitalisme, du chaos qui l'accompagne et, en particulier, à partir de l'explosion de l'URSS, les guerres impérialistes sont devenues plus sauvages, plus barbares et en même temps plus nombreuses. Aucun continent n'est épargné. De même, aujourd'hui, la crise éco­nomique prend un caractère plus profond, plus irréversible que ja­mais, plus dramatique, et elle touche tous les pays du globe. L'un et l'autre viennent aggraver dramatiquement la catastrophe générali­sée que représente la survie du ca­pitalisme. Chaque jour qui passe est une tragédie de plus pour des milliards d'êtres humains. Chaque jour qui passe est aussi un pas de plus vers la chute irréversible du capitalisme dans la destruction de l'humanité. Les enjeux sont ter­ribles : chute définitive dans la barbarie, sans retour, ou bien ré­volution prolétarienne et ouverture de la perspective d'un monde dans lequel les hommes vivront en une communauté harmonieuse.

Ouvriers de tous pays, au combat contre le capitalisme !

RL, 4mars 1993.

 

Le réveil de la combativité ouvrière.

 

La crise économique pousse le prolétariat à lutter

La faillite économique du capita­lisme a des conséquences terribles pour le prolétariat mondial. Les fermetures d'entreprises, les licen­ciements, se multiplient partout dans le monde. Et particulière­ ment, dans les principales puissances économiques et impéria­listes, aux USA, en Europe occi­dentale, et même au Japon ; dans les secteurs centraux tels l'automobile, la construction d'avions, la sidérurgie, l'informatique, les banques et les assurances, les secteurs publics, etc. Juste pour donner une maigre illustration de ce qui est officielle­ment prévu : 30 000 licenciements à Volkswagen, 28 000 à Boeing, 40 000 dans la sidérurgie alle­mande, 25 000 à IBM alors qu'il y en a déjà eu 42 900 en 1992... Ces coupes massives dans les rangs des ouvriers actifs, s'accompagnent d'une baisse des salaires, de réduc­tions drastiques du «salaire social », de la Sécurité sociale, des aides, allocations diverses, des retraites, etc. Les conditions de travail pour ceux qui ont encore «la chance» de travailler se détériorent gravement. Les allocations chômage pour les autres se réduisent considérable­ment, quand elles existent encore. Le nombre de sans-abri, de fa­milles ouvrières réduites aux soupes populaires, de mendiants, explose dans tous les pays industrialisés. Les ouvriers d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale souffrent de la paupérisation ab­solue comme, avant eux, leurs frères de classe des pays dits du «tiers-monde» et d'Europe de l'Est.

Tout comme les conflits impéria­listes éclatent sur tous les conti­nents en même temps, avec une in­croyable sauvagerie, les attaques contre les ouvriers tombent avec une dureté inimaginable il y a peu encore, dans tous les secteurs et dans tous les pays, en même temps.

Mais à la différence des conflits guerriers produits par la décompo­sition du capitalisme, la catas­trophe économique du capitalisme et ses conséquences pour la classe ouvrière, peuvent permettre le ré­veil de l'espoir et de la perspective de l'alternative communiste à ce monde de misères effroyables et d'atrocités inouïes.

Déjà, depuis l'automne 1992 et la réaction ouvrière massive en Italie, le prolétariat recommence à lutter. Malgré leurs faiblesses, les mani­festations des mineurs en Grande-Bretagne, les signes de colères en France, en Espagne, et les mani­festations de rue des ouvriers de la sidérurgie en Allemagne, expri­ment le retour de la combativité ouvrière. Inévitablement, le prolétariat international doit ré­pondre aux attaques dont il fait l'objet. Inévitablement, il reprend le chemin du combat de classe. Mais la voie est encore longue avant qu'il puisse présenter claire­ment à l'humanité souffrante, la perspective de la révolution prolé­tarienne et du communisme. Non seulement il doit lutter bien sûr, mais il doit aussi apprendre com­ment se battre. Dans la défense de ses conditions d'existence, dans ses luttes économiques, dans la re­cherche de son unité chaque fois plus large, il va devoir s'affronter aux manoeuvres et aux obstacles des syndicats, il va devoir déjouer les pièges corporatistes et de division des syndicalistes radicaux, «de base», et rejeter les impasses politiques faussement radicales des gauchistes. Il va devoir développer ses capacités d'organisation, se regrouper, tenir des assemblées gé­nérales ouvertes à tous, travailleurs actifs ou chômeurs, constituer des comités de lutte, manifester dans la rue en appelant à la solidarité ac­tive. Bref, il va devoir mener un combat politique, difficile et acharné, pour le développement de ses luttes et l'affirmation de sa perspective révolutionnaire. Pour les ouvriers, il n'y a pas de choix, sinon la lutte et le combat poli­tique. Il en va de leurs conditions générales d'existence. Il en va de leur futur. Il en va du futur de l'humanité toute entière.

RL, 5 mars 1993.



[1] [141] Le Monde des débats, février 1993.

[2] [142] Après la fin de l'URSS, allons-nous voir l'éclatement de la Fédération de Russie ? En tout cas, la situation se détériore rapide­ment tant sur le plan économique que poli­tique. Le chaos se développe, l'anarchie, les violences et les mafias règnent, la gabegie et la récession brutale frappent, la misère et le désespoir s'étendent, Eltsine semble ne plus gouverner grand chose et son pouvoir est de plus en plus affaibli et remis en cause. L'aggravation de la situation en Russie ne manquera pas, par ailleurs, d'avoir de graves conséquences au niveau internatio­nal.

[3] [143] L'intérêt   directement   économique, le gain d'un marché particulier, est de plus en plus secondaire dans le développement des rivalités impérialistes. Par exemple, le contrôle du Moyen-Orient, et donc du pé­trole, par les USA, correspond plus à un intérêt stratégique vis-à-vis des autres puis­sances rivales, l'Allemagne et le Japon tout particulièrement,    qui   sont   dépendantes pour leur approvisionnement de cette région, plutôt que par les bénéfices financiers A qu'ils pourraient en tirer.

[4] [144] International Herald Tribune, 9/2/93.

[5] [145] International Herald Tribune, 5/2/93.

[6] [146] Au moment où nous écrivons, l'attentat du World Trade Center de New-York, n'est toujours pas élucidé. Il est fort probable qu'il s'inscrive dans l'exacerbation des riva­lités impérialistes. Soit qu'il soit le fait d'un Etat qui essaie de faire pression sur la bour­geoisie US (comme c'était le cas lors des at­tentats terroristes de septembre 1986 à Pa­ris), soit une provocation, ce qui est tout à fait possible aussi. En tout cas, le crime est utilisé par la bourgeoisie américaine pour créer un sentiment de peur dans la popula­tion, pour amener celle-ci à resserrer les liens autour de l'Etat, et pour justifier les in­terventions militaires à venir.

[7] [147] Die Welt, 8 février 1993.

[8] [148] Le Monde, 13 février 1993.

[9] [149] M.F. Perutz de l'Université de Cam­bridge cité par Y International Herald Tri­bune, 20 février 1993.

[10] [150] Washington Post cité par l’International Herald Tribune, 15 février 1993.

Questions théoriques: 

  • Décomposition [1]
  • Impérialisme [151]

Crise économique mondiale : le capital allemand a bout de souffle.

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Le texte ci-dessous est extrait d'un Rapport sur la situation en Allemagne, réalisé par Welt-révolution, section du CCI dans ce pays. Même si cet article traite de la situation dans un seul pays, il n'en traduit pas moins la situation généralisée de crise du capitalisme que traversent tous les pays du monde. Naguère exemple vertueux de la bonne santé du capitalisme, constam­ment exhibé par la propagande bourgeoise, l'économie alle­mande est devenue un symbole de la gravité de l'effondrement du système.

Avec sa plongée dans la pire crise qu'elle ait connue depuis les années 1930, c'est un pôle essentiel du capitalisme mondial qui vacille, celui qui, il y a quelques années, paraissait le plus solide. Cette situation est non seulement significative de la gravité présente de la crise éco­nomique mondiale, mais est aussi le signe annonciateur des tempêtes futures qui promettent d'ébranler l'ensemble de l'édifice économique du capitalisme.

La bourgeoisie n'a plus de mo­dèle d'un capitalisme en bonne santé à offrir pour accréditer l'illusion selon laquelle, pour sor­tir de la crise, il suffit de mettre en place une gestion rigoureuse. La situation en Allemagne montre aujourd'hui que même les pays qui se distinguaient par une gestion économique « vertueuse », et dont les ou­vriers étaient salués pour leur discipline, n'échappent pas à la crise. Cela montre l'inanité des appels constants de la classe dominante à la rigueur. Aucune politique de la bourgeoisie n'est capable d'apporter une solution à la faillite généralisée du sys­tème capitaliste. Les sacrifices imposés partout au prolétariat n'annoncent pas des lendemains meilleurs, mais au contraire, un accroissement de la misère sans que se profile une quelconque solution à l'horizon, y compris dans les pays les plus industria­lisés.

 

La brutale accélération de la crise

La récession aux USA à la fin des années 80, bien qu'éclipsée par l'effondrement de l'Est et la célé­bration par les médias de « la vic­toire de l’économie de marché», n'était pas simplement conjonctu­relle  mais  avait  une  importance historique. Après l'effondrement final et définitif du « Tiers-monde » et de l'Est, elle signifiait la chute de l'un des trois principaux moteurs de l'économie mondiale, paralysé par une montagne de dettes. A ce ni­ veau, 1992 fut une année véritablement historique : l'affaissement  économique officiel  et  spectaculaire des deux géants restants, le Japon et l'Allemagne.

Au lendemain de l'unification, qui avait engendré un boom ponctuel, l'endettement de l'Allemagne n'a pas permis d'éviter la récession. Cela signifie que, comme pour les USA, cette récession est, pour l'Allemagne, d'une importance sans précédent. L'augmentation de la dette publique empêche l'Allemagne de financer sa sortie du marasme actuel. Non seulement elle est entrée en récession de façon officielle et spectaculaire, mais elle a échoué en tant que pôle de crois­sance de l'économie mondiale et de pilier de la stabilité économique en Europe.

La bourgeoisie allemande est la dernière et la plus spectaculaire victime de l'explosion du chaos économique et de la crise incontrô­lable.

La récession en Allemagne

Par rapport au boom de ces trois dernières années, l'économie s'est littéralement effondrée durant le troisième trimestre de 1992. La croissance annuelle du PNB, qui à la fin de 1990 atteignait presque 5 %, a soudain chuté aux environs de 1 % machines-outils a chuté de 20 % en ; 1991 et de 25% en 1992. La production industrielle totale a baissé de 1 % l'année dernière et on s'attend à une baisse de 2% cette année. La production textile est tombée de 12%. L'exportation, moteur tradi­tionnel de l'économie allemande, capable d'ordinaire de la faire sortir de chaque effondrement, n'est plus capable d'engendrer le moindre effet positif face à l'énorme récession mondiale, alors que les importations s'accroissent pour les besoins de l'unification. La balance des paiements, encore excèdentaire de 57,4 milliards de dollars en 1989, a atteint, en 1992, un déficit record de plus de 25 milliards de dollars. La dévaluation des devises britannique, italienne, espagnole, portugaise, suédoise et norvégienne à l'automne a rendu les marchandises allemandes plus chères d'environ 15 % en quelques jours. Le nombre de compagnies ayant fait faillite l'année dernière a augmenté de presque 30 %. L'industrie automobile a déjà planifié des réductions de la production d'au moins 7 % pour cette année. Les autres piliers industriels tels que l'acier, les produits chimiques, l'électronique et la mécanique ont planifié des réductions semblables. L'un des plus grands producteurs d'acier et de machines, Klôckner, est au bord de la banqueroute.

La conséquence de tout cela est une explosion des suppressions d'emplois. Volkswagen, s'attendant à une réduction des ventes de 20 % cette année, projette de licencier un employé sur dix : 12 500. Daimler Benz (Mercedes, AEG, DASA Aérospatial) licenciera 11 800 personnes cette année et supprimera 40 000 postes d'ici à 1996. D'autres réductions d'emplois importantes sont prévues : Poste télécommunication: 13 500; Veba : 7 000 ; MAN : 4 500 ; Lufthansa : 6 000 ; Siemens : 4 000, etc.

Le chiffre officiel du chômage était I à la fin 1992 de 3 126 000 chômeurs, 1 soit 6,6 % en Allemagne de l'Ouest et 13,5% (1,1 million) en Allemagne de l'Est. Le travail à temps partiel touche 649 000 personnes à l'Ouest, 233 000 à l'Est. A l'Est 4 millions de postes ont été éliminés ces trois dernières années et près d'un demi million de travailleurs sont en stages de reclassement par l'Etat. Et ce n'est que le début. Même les prédictions officielles s'attendent à 3,5 millions de chô­meurs à la fin de cette année pour l'Allemagne dans son ensemble. Dans l'ex-RDA, la production de biens et de services devrait augmen­ter de 100 % pour maintenir l'emploi au niveau actuel. Officiel­lement, trois millions de logements manquent dans les grandes villes, tandis que 4,2 millions de per­sonnes vivent en dessous du revenu minimum (460 % de plus qu'en 1970). Même les organisations semi-officielles admettent que le nombre réel de chômeurs atteindra les 5,5 millions cette année. Et ceci n'inclue pas les 1,7 millions de per­sonnes en apprentissage dans les nouvelles provinces de l'Est, en création de travail, en travail à temps partiel et en retraite antici­pée une opération qui a coûté à elle seule 50 milliards de DM.

L'explosion des dettes

Lorsque Kohl devint chancelier en 1982, la dette publique s'élevait à 615 milliards de DM,  39% du PNB, soit 10 000 DM par habitant. Depuis lors, elle a atteint le chiffre de 21 000 DM par tête, plus de 42 % du PNB. Et on s'attend à ce qu'elle dépasse rapidement 50% du PNB. Pour la rembourser, chaque alle­mand  devrait travailler six mois sans salaire. La dette publique a désormais atteint 1 700 milliards, et il est prévu qu'elle dépasse les 2 500 milliards à la fin du siècle. Cela a pris 40 ans, jusqu'en 1990, pour que l'Etat allemand atteigne le premier millier de milliards de dette. Le se­cond millier est prévu pour la fin de 1994 ou,  au plus  tard, 1995. A chaque minute l'Etat prélève 1,4 millions de DM de taxes et engage 217 000 DM  de nouvelles  dettes. Plus de 100 milliards de DM ont été prêtés par les banques et les caisses contrôlées par l'Etat (Kreditanstalt fur Wiederaufbau, Deutsche Aus-gleichsbank, Berliner Industrie-bank) aux entreprises d'Allemagne de l'Est entre 1989 et 1991. La ma­jeure partie de cet argent est perdue à jamais. 41 milliards ont été don­nés à l'ex-URSS dans la même pé­riode et subiront certainement le même sort. Ainsi, en peu de temps, les énormes ressources financières accumulées sur des décennies, et qui ont non seulement fait de l'Allemagne la puissance la plus insolvable mais aussi le principal prêteur de capitaux sur les marchés mondiaux, ont fondu comme neige au soleil. Des outils essentiels de contrôle de l'économie ont été dé­finitivement gaspillés. Et la réces­sion rend tout cela encore pire. Chaque point de pourcentage de croissance perdu coûte à Bonn 10 milliards de DM, aux provinces et aux communes 20 milliards de DM de revenus en moins au travers de la diminution des entrées d'impôts. En même temps, les taxes et les prélèvements sociaux ont atteint un niveau record. Sur 2 DM gagnés de revenu, 1 va à l'Etat ou au fonds so­cial. De nouvelles taxes sont plani­fiées : une augmentation drastique du prix de l'essence ; une taxe spé­ciale pour financer la reconstruc­tion de l'Est. La part du paiement des intérêts dans le budget fédéral, qui atteignait 18 % en 1970 et 42 % en 1990, est prévue à plus de 50 % en 1995.

L'effondrement de l'économie al­lemande, le rétrécissement de ses marchés, sa fin en tant que finan­cier international, sont une catas­trophe réelle non seulement pour l'Allemagne mais pour le monde entier et plus particulièrement pour l'économie européenne.

Le chaos économique, le capitalisme d'Etat et la politique économique

Nous pouvons difficilement trouver de meilleur exemple de l’in contrôlabilité croissante de la crise économique mondiale que la manière avec laquelle la bourgeoi­sie la plus puissante d'Europe est contrainte d'agir. Elle aggrave la crise et se trouve contrainte d'ignorer les principes auxquels elle était le plus attachée. Un exemple : la politique inflationniste de l'endettement public, pour financer une consommation improductive, et qui va de pair avec un accroisse­ment constant de la monnaie en circulation une politique qui a pris une dimension spectaculaire lors de l'union économique et mo­nétaire avec la RDA et qui continue depuis. La croissance de l'indice annuel des prix, traditionnellement l'un des plus bas des principaux pays industrialisés, tend actuelle­ment à être l'un des plus élevés. Tournant autour de 4 % à 5 %, ce niveau n'a pu être maintenu jusqu'à présent que grâce à une politique anti-inflationniste impitoyable des taux d'intérêts de la Bundesbank. La plongée dans une dette toujours plus grande constitue en elle-même une grave rupture avec la politique précédente qui maintenait cet en­dettement dans certaines propor­tions. La politique allemande anti­ inflationniste classique des qua­rante dernières années (la stabilité des prix et une relative autonomie de la Bundesbank sont inscrits dans la constitution) reflétait non seule­ment les intérêts économiques im­médiats mais toute une « philosophie » politique issue, à la fois des expériences de la grande inflation de 1923, du désastre éco­nomique de 1929, et des tradition­nels penchants du « caractère na­tional» allemand vers l'ordre, la stabilité et la sécurité. Alors que dans les pays anglo-saxons, les hauts taux d'intérêts sont habituel­lement considérés comme la prin­cipale barrière à l'expansion éco­nomique, « l'école allemande » af­firme que les entreprises rentables ne seront jamais mises en difficulté par les taux d'intérêts, mais plutôt par l'inflation. De même, la croyance profondément enracinée en une politique de « Deutschemark fort» est sous-tendue théorique­ment par l'idée selon laquelle les avantages de la dévaluation (pour l'exportation) sont toujours effacés par l'inflation qui en résulte (à tra­vers des importations plus chères). Le fait  que ce soit l’Allemagne qui, parmi tous les pays mène une telle politique inflationniste est donc autant plus significatif d'une perte de contrôle.

Il en va de même pour les convul­sions du SME qui constituent une véritable catastrophe pour les inté­rêts allemands. Des rapports stables entre les devises sont cru­ciaux pour l'industrie allemande, puisque les grandes, mais aussi-la plupart des petites entreprises, non seulement exportent principale­ment vers les pays de la Commu­nauté européenne mais y réalisent également une partie de leur pro­duction. Sans cette stabilité, aucun calcul des prix ne devient possible, et la vie économique devient encore plus hasardeuse qu'auparavant. A ce niveau, le SME avait réellement constitué un succès, en rendant l'Allemagne largement indépen­dante des fluctuations et des mani­pulations du dollar. Mais même la Bundesbank, avec ses gigantesques réserves de devises, fut impuissante face au mouvement de spéculation qui a atteint 500 à 1000 milliards de dollars par jour sur le marché des devises. En tant que puissance éco­nomique opérant à l'échelle mon­diale, l'Allemagne est la plus vulné­rable face la fragilisation des mar­chés, y compris les marchés finan­cier et monétaire. Et pourtant, elle se voit contrainte de mener une po­litique économique nationale qui quotidiennement sape les fonda­tions de ces marchés.

L'unification et le rôle de l'Etat

Que ce soit aux USA avec Clinton, au Japon, ou dans la Communauté européenne avec les propositions de Delors, des politiques d'intervention de l'Etat plus bru­tales et plus ouvertes au travers du financement de travaux publics et de programmes d'infrastructure (qui dans une certaine mesure igno­rent les besoins réels du marché) reviennent au premier plan dans tous les pays industrialisés. Cela va de pair avec un changement idéo­logique. Les mystifications sur le « laisser faire » des années 1980, particulièrement développées dans les pays anglo-saxons sous Reagan et Thatcher, sont abandonnées. Ces politiques ne sont pas une solution ou même un palliatif à moyen terme. Elles sont simplement le signe que la bourgeoisie n'est pas en train de se suicider et se prépare à différer une catastrophe plus grande, même si cela implique que la catastrophe n'en sera que plus dramatique. Le niveau à la fois des dettes et de la surproduction empêche toute stimulation réelle de l'économie capitaliste.

L'aboutissement de ces politiques est parfaitement illustré par le pays qui, pour des raisons particulières, fut obligé d'initier la reprise de telles politiques : l'Allemagne. Avec son programme de recons­truction de l'Est, celle-ci a transféré chaque année des centaines de mil­liards de DM dans ses provinces de l'Est. Le résultat aujourd'hui est éloquent : explosion de la dette, re­prise de l'inflation, gaspillage des réserves, déficit de la balance des paiements et, finalement, la réces­sion.

Mais bien qu'étant le précurseur, les buts et les motivations de cette politique ne sont pas identiques à ceux des USA ou du Japon dont la principale préoccupation est d'arrêter l'effondrement de l'activité économique. Nous ne de­vons pas perdre de vue le fait que le but principal de cette orientation a été d'ordre politique (unification, stabilisation, élargissement du pouvoir de l'Etat allemand, etc.). De ce fait elle possède une dyna­mique différente de celle annoncée pour les USA sous Clinton. D'un côté cela implique que des investis­sements peuvent être politiquement « profitables », même s'ils engen­drent des pertes économiques im­médiates. Mais, d'un autre côté, cela signifie aussi que la bourgeoi­sie allemande ne peut pas simple­ment arrêter et renverser ses poli­tiques si ces opérations se montrent trop chères, ce qui est précisément lie cas. C'est une opération où il n'y a pas de retour en arrière possible, même face au danger de la banque­route. Au niveau économique la bourgeoisie a mal calculé le prix de la réunification. Elle a sous-estimé, à la fois, le coût général et le degré de dégradation de l'industrie d'Allemagne de l'Est. Elle ne pré­voyait pas un effondrement aussi rapide des marchés d'exportation de l'ex-RDA vers l'Est. La stratégie a, de ce fait, été changée. Le terri­toire de l'ex-RDA doit être trans­formé en tremplin pour conquérir les marchés de l'Ouest. Ceci n'est bien sûr possible que si elle ac­quiert des avantages compétitifs sur ses rivaux, en particulier dans la Communauté européenne. Les trois piliers de cette stratégie sont les suivants :

Le programme de développement des infrastructures de l’Etat : à une époque où les méthodes de production et les technologies de­ viennent de plus en plus uni­ formes, l'infrastructure (transport, communications etc.) constitue potentiellement un avantage compétitif décisif. Il n'y a pas de doute au sujet de la dé­termination de la bourgeoisie allemande à équiper les provinces de l'Est de l'infrastructure la plus moderne d'Europe, à faire avan­cer ce programme à pas de géant et à l'achever avant la fin du siècle... si le capital allemand ne fait pas faillite avant.

 

Les bas salaires : selon les accords signés, les salaires de l'Est devraient normalement rattraper bientôt ceux de l'Ouest. Cependant les syndicats ont passé un accord non officiel selon lequel des salaires plus bas pourraient être payés dans les entreprises luttant pour leur survie (c'est le cas de 80 % d'entre elles).

Les investissements pour des raisons politiques : la précédente politique économique vis-à-vis de l'Est impliquait que l'Etat crée les infrastructures et le cadre économique, tandis que les employeurs privés s'occupent des investisse­ments. Cependant, les employeurs ne l'ont pas fait, car ils se sont tenus à ce qu'on appelle « l'économie de marché ». Le résultat : personne ne voulait acheter l'industrie de la RDA, qui, pour l'essentiel, a complètement disparu dans ce qui fut la plus rapide et la plus spectaculaire désindustrialisation de l'histoire. Finalement, l'Etat devra réaliser directement les investissements à long terme que les investisseurs privés ont eu peur d'engager.

Les attaques contre la classe ouvrière

Toute la politique du gouvernement de Kohl consistait à mener à bien l'unification sans attaquer trop brutalement la population, de façon à ne pas décourager l'enthousiasme national. Mais cela s'est traduit par un accroissement massif de     l'endettement au lieu d'une attaque massive contre les ouvriers. Même les taxes spéciales de «solidarité         avec l'Est», prélevées sur les salaires, furent annulées. Au début, l'unification s'est accompagnée d'impôts et de prélèvements spéciaux à l'Ouest, mais cela dans le contexte d'un boom économique et d'une relative baisse du chômage.

Maintenant nous sommes à un tournant dramatique de la situation. Le boom de l'unification a été rattrapé par la récession mondiale. Et les dettes sont devenues si gigantesques qu'elles menacent non seulement la stabilité  allemande mais celle du monde entier. Via les faux d'intérêts élevés, le système monétaire, mais aussi d'autres systèmes de stabilisation en Europe, dont l'Allemagne est si dépendante, sont menacés. Ainsi alors qu  de toute évidence la poussée de l'endettement ne va pas s'arrêter, le temps est venu où toute la population, particulièrement la classe ouvrière, doit payer de façon directe et brutale au travers d'attaques massives, frontales et généralisées. Ceci a déjà commencé sur le plan des salaires en 1992, quand de façon générale des accords salariaux inférieurs à l'inflation ont été négociés grâce à la manoeuvre de la grève dans le secteur public. Cette attaque contre les salaires va continuer à s'intensifier, puisque les syndicats ne cessent d'étaler leur volonté de modération et leur sens des responsabilités sur ce plan. Le second aspect est bien sûr l'explosion du chômage, du travail à temps partiel, et des licencie­ments massifs, plus particulièrement dans les secteurs clés de l'industrie. Ceci a été le cas, depuis trois ans, à l'Est, mais cela prend un développement nouveau et dra­matique à l'Ouest. Des suppres­sions d'emplois et des «sacrifices particuliers » se préparent, y com­pris dans le secteur public. Last but not least, le gouvernement a concocté un gigantesque pro­gramme de coupes claires dans les services sociaux. Nous ne connais­sons pas encore les détails de ce plan. Des rumeurs parlent d'une réduction de 3 % pour commencer dans tous les services tels que les allocations de chômage, les alloca­tions de logement, les allocations familiales, etc.

Sans connaître encore tous les dé­tails, nous pouvons être sûrs que 1993 apportera un changement qualitatif dans les conditions de vie du prolétariat, une avalanche d'attaques sans précédent depuis la guerre, à une échelle au moins comparable à celle endurée dans d'autres pays d'Europe occiden­tale.

Les conditions des ouvriers à l'Est

Au niveau des licenciements et du chômage, les ouvriers de l'ancienne Allemagne de l'Est ont été plus bru­talement touchés que toute autre fraction du prolétariat d'Europe occidentale ces trois dernières an­nées. En fait, l'éjection de plus de 4 millions de personnes hors du processus de production en un temps très court, et pour une po­pulation totale de 17 millions, dépasse même la dimension de la crise économique mondiale après 1929. Ceci s’est accompagné d'un processus de paupérisation absolue particulièrement pour les per­sonnes âgées et les malades, de lumpénisation, surtout parmi les jeunes, et, de façon générale, d'un développement de l'insécurité.

Pour ceux qui gardent encore un emploi ou ceux qui font des stages de formation, le niveau des revenus a relativement augmenté, suivant la politique d'unification qui prévoit à terme un alignement des salaires de l'Est sur ceux de l'Ouest. Mais ces augmentations qui touchent une partie restreinte des travailleurs (surtout des hommes, à condition de n'être ni jeunes, ni vieux, ni ma­lades) sont encore loin de l'égalisation. Quant à l'objectif de l'égalisation des niveaux de salaires il est loin d'être atteint : en termes réels on estime que le niveau des salaires des ouvriers à l'Est reste inférieur de près de la moitié par rapport à celui des ouvriers à l'Ouest. En outre, le patronat vient d'annoncer qu'il ne pourra respec­ter les augmentations qui étaient prévues dans les contrats signés avec les syndicats l'année dernière, étant donné le marasme écono­mique général. Quatre ans après l'effondrement du mur de Berlin, les ouvriers de l’ex-RDA restent des étrangers sous-payés dans « leur pa­trie».

Comme souvent dans l'histoire du capitalisme décadent, l'Allemagne constitue un lieu privilégié d'explosion des contradictions qui déchirent le capitalisme mondial. L'économie la plus « saine » de la planète subit aujourd'hui de plein fouet les vents dévastateurs de la récession            mondiale, de l'endettement à outrance, de la perte de contrôle sur la machine économique, de l'anarchie finan­cière et monétaire internationale. Et, comme dans tous les pays, la classe dominante répond par le renforcement du rôle de sa machine étatique et par des attaques sans précédent sur la classe ouvrière.

Au-delà des spécificités dues à la réunification, le problème en Alle­magne n'est pas une question alle­mande mais celle la faillite du capi­talisme mondial.

 

 « Le pouvoir de consommation des travailleurs est limité en par­tie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'ils ne sont em­ployés qu'aussi longtemps que leur emploi est profitable pour la classe capitaliste. La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à dévelop­per les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolue de la société. »

Marx, Le capital.

Géographique: 

  • Allemagne [152]

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]

Questions théoriques: 

  • Décadence [153]

Décadence du capitalisme : l'impossible « unité de l'Europe »

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La bourgeoisie est-elle capable de donner un début de solution à la question de la division du monde en nations, source de di­zaines de millions de morts dans les guerres mondiales et locales qui ont ensanglanté la planète depuis le début du siècle ? C'est en tout cas ce qu'ont largement suggéré, à différents niveaux, di­verses tendances politiques pro européennes.

La réalité démontre aujourd'hui, dans les faits, qu'une Europe unie, regroupant en son sein les anciens pays de la CEE, et même au-delà, n'était qu'une utopie, comme l'attestent en particulier les dissensions qui traversent ces pays et leur incapacité à influencer le règlement d'événements internationaux aussi tragiques que ceux de Yougoslavie se déroulant à proximité des principaux pays industrialisés d'Europe. Cepen­dant, il n'en demeure pas moins que la bourgeoisie pourra de nouveau à l'avenir, en d'autres circonstances et en particulier pour les besoins des alliances impérialistes, être amenée à mettre au goût du jour l'idée d'une unité européenne, avec d'autres contours. La bourgeoi­sie tentera alors de nouveau, comme elle l'a toujours fait dans le passé, d'utiliser les cam­pagnes sur l'Europe pour pola­riser les préoccupations de la classe ouvrière sur un problème tout à fait étranger à ses intérêts de classe, et surtout pour la di­viser en lui faisant prendre parti dans ce faux débat.

C'est pourquoi, il est nécessaire de démontrer en quoi tout projet de construction de l'unité euro­péenne  ne fait en  réalité  que .participer de la mise en place des ententes dans la guerre |économique que se livrent sans merci tous les pays du monde, ou de la constitution des alliances impérialistes en vue de la guerre des armes à laquelle les pousse l'impasse de la crise économique.

Les différentes tentatives de construction européenne ont par­fois été présentées comme des étapes vers la création d'une « nouvelle nation Europe » ayant un poids économique et politique considérable dans le monde. Cha­cune de ces étapes, et la dernière en particulier, devant, selon leurs partisans, constituer des facteurs de paix et de justice dans le monde. Une telle idée a pu avoir un impact d'autant plus grand qu'elle a illu­sionné des secteurs entiers de la bourgeoisie qui s'en sont ainsi fait des porte-parole convaincus. Ces derniers ont souvent donné à leur projet la forme d'« Etats-Unis d'Europe », à l'image, par exemple, de ce que sont le Etats-Unis d'Amérique.

L'impossibilité d'une nouvelle nation viable dans la décadence du capitalisme

En fait, un tel projet est utopique parce qu'il escamote deux facteurs indispensables de sa réalisation.

Le premier facteur concerne le fait que la constitution d'une nouvelle nation digne de ce nom, est un processus qui n'est réalisable que dans certaines circonstances histo­riques données. Or la période ac­tuelle, par opposition à certaines autres antérieures, est sur ce plan totalement défavorable.

Le second facteur est celui de la violence auquel ne peuvent se substituer la « volonté politique des gouvernements » et 1'« aspiration des peuples » , contrairement à ce que présente la propagande de la bourgeoisie. L'existence de la bourgeoise étant indissolublement liée à celle de la propriété privée, individuelle ou étatique, un tel projet passe nécessairement par l'expropriation ou la soumission violente de fractions nationales de la bourgeoisie par d'autres.

L'histoire de la formation des na­tions depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours illustre cette situation.

Au Moyen Age, la situation so­ciale, économique et politique peut être résumée par cette caractérisation qu'en fait Rosa Luxemburg : «r Au Moyen Age, alors que le féodalisme était dominant, les liens entre les parties et régions d'un même Etat étaient extrêmement lâches. Ainsi, chaque ville impor­tante et ses environs produisait, pour satisfaire ses besoins, la majorité des objets d'usage quotidien; elle avait également sa propre législation, son propre gouvernement, son armée ; les villes les plus grosses et plus prospères, à l'Ouest, parfois menaient elles mêmes des guerres et concluaient des traités avec des puissances étrangères. De la même manière, les communautés les plus importantes avaient leur propre vie isolée, et chaque parcelle du do­maine d'un seigneur féodal ou même chacune des propriétés des chevaliers constituaient en elles mêmes un petit Etat quasi indépen­dant. » ([1] [154])

Bien qu'à un rythme et à  une échelle très inférieurs à ce qu'ils se­ront par la suite, lors de la domina­tion du mode de production capi­taliste, déjà à cette époque le pro­cessus de transformation de la so­ciété est à l'oeuvre : « La révolution dans la production et dans les rela­tions  commerciales  à la fin  du Moyen Age, l'augmentation des moyens de production et le dévelop­pement  de l'économie basée sur l'argent, avec également le développement du commerce international et,  simultanément à la révolution dans le système militaire, le déclin de la royauté et le développement des armées permanentes, tout cela constitua des facteurs qui, dans les relations politiques, favorisèrent le développement du pouvoir du mo­narque  et la montée  de l'absolutisme. La tendance principale de l'absolutisme fut de créer un appareil d'Etat centralisé. Les 16e et 17° siècles sont une période de luttes incessantes entre la tendance centralisatrice de  l'absolutisme  contre les restes des particularismes féodaux. »([2] [155])

C'est évidemment à la bourgeoisie qu'il revient de donner l'impulsion décisive à ce processus de constitu­tion des Etats modernes et de le mener à son terme: «L'abolition des douanes et de l'autonomie, en matière d'impôts dans différentes municipalités et propriétés de la pe­tite noblesse,       et dans l'administration des cours de justice, furent les premières réalisa­tions de la bourgeoisie moderne. Avec cela vint la  création  d'une grosse machine étatique qui combi­nait toutes les fonctions : l'administration aux mains d'un  gouvernement central ; la législation entre celles d'un organe législatif le parlement; les forces armées re­groupées au sein d'une armée cen­ tralisée sous les ordres d'un gouvernement central; les droits de douane uniformisés face à l'extérieur; une monnaie unique dans l'ensemble de l'Etat, etc. Dans le même sens, l'Etat moderne a in­troduit dans le domaine de la cul­ture,le plus possible, l'homogénéisation dans l'éducation et les écoles, dans le domaine ecclé­siastique, etc., à organisé selon les mêmes principes l'Etat dans son en­ semble. En un mot, la centralisation la plus étendue possible est la ten­dance dominante du capita­lisme. »([3] [156])

Au sein de ce processus de forma­tion des nations modernes la guerre a toujours joué un rôle de premier ordre, pour éliminer les résistances intérieures émanant des secteurs réactionnaires de la société, et face aux autres pays pour délimiter ses propres frontières en faisant pré­valoir par les armes son droit à l'existence. C'est pour cette raison que, parmi les Etats qui sont légués par le Moyen Age, ne sont viables que ceux présentant les conditions d'un développement économique suffisant leur permettant d'assumer leur indépendance.

Ainsi, l'exemple de l'Allemagne illustre-t-il, parmi d'autres, le rôle de la violence dans la constitution d'un Etat fort : Après avoir battu l'Autriche et soumis les princes al­lemands, c'est la victoire contre la France en 1871 qui permet à la Prusse d'imposer de façon stable l'unité allemande.

De même, la constitution des Etats-Unis d'Amérique en 1776, bien que ses prémisses ne se déve­loppent pas au sein de la société féodale -cette colonie ayant conquis son indépendance par les armes face à la Grande-Bretagne - fournit également une telle illustra­tion : « Le premier noyau de l'Union des colonies Anglaises en Amérique du Nord, qui jusque là avaient été indépendantes les unes des autres, qui différaient largement les unes des autres socialement et politique­ment, et qui sur beaucoup de plans avaient des intérêts divergents, fut créé par la révolution. » ([4] [157]) Mais il faut attendre la victoire du Nord sur le Sud lors de la guerre de sé­cession de 1861 pour que soit par­achevé, à travers une constitution lui permettant la cohésion qu'il a aujourd'hui, l'Etat moderne que sont les Etats-Unis : «  C'est en tant qu'avocats du centralisme que les Etats du Nord agirent, représentant ainsi le développement du grand ca­pital moderne, le machinisme in­dustriel, la liberté individuelle et la liberté devant la loi, c'est-à-dire les corollaires véritables du travail sa­larié, de la démocratie et du progrès bourgeois. »([5] [158])

Le 19e siècle a pour caractéristique la constitution de nouvelles nations (Allemagne, Italie) ou bien la lutte acharnée pour celles-ci (Pologne, Hongrie). Cela «n'est nullement un fait fortuit, mais correspond à la poussée exercée par l'économie ca­pitaliste en plein essor qui trouve dans la nation le cadre le plus ap­proprié à son développement. »([6] [159])

L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, au début du siècle,            interdit  désormais l'émergence de nouvelles nations capables de s'insérer dans le pelo­ton de tête des nations les plus in­dustrialisées et de rivaliser avec elles. ([7] [160]) Ainsi les six plus grandes puissances industrielles dans les années 1980 (USA, Japon, Russie, Allemagne, France, Angleterre) l'étaient déjà, bien que dans un ordre différent, à la veille de la première guerre mondiale. La satu­ration des marchés solvables, qui est à la base de la décadence du capitalisme, engendre la guerre commerciale entre nations, et le développement de l'impérialisme qui n'est autre que la fuite en avant dans le militarisme face à l'impasse de la crise économique. Dans un tel contexte, les nations arrivées avec retard sur l'arène mondiale ne peuvent surmonter celui-ci, tout au contraire, l'écart tend à se creuser. Marx soulignait déjà au siècle pré­cédent l'antagonisme permanent qui existe entre toutes les fractions nationales de la bourgeoisie : « La bourgeoise vit dans un état de guerre perpétuel ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoise même dont les intérêts entrent en contra­ diction avec les progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étran­gers.» ([8] [161]) Si la contradiction qui l'opposait aux restes féodaux a été dépassée par le capitalisme, par contre, celle concernant l'antagonisme entre les nations n'a fait que s'exacerber dans la déca­dence. Cela souligne à quel point est utopique ou hypocrite et men­songère cette idée de l'union paci­fique de différents pays, fussent ils européens.

Toutes Les nations qui naîtront dans cette période résulteront, comme par exemple la Yougoslavie (le 28 octobre 1918), de la modifi­cation des frontières, du dépeçage des pays vaincus ou de leurs em­pires dans les guerres mondiales. Dans ces conditions elles se trou­vent d'emblée privées des attributs d'une grande nation.

La phase actuelle et ultime de la décadence, celle de la décomposi­tion de la société, non seulement est elle aussi défavorable au surgissement de nouvelles nations, mais encore exerce une pression à l'éclatement de celles d'entre elles présentant le moins de cohésion. L'éclatement de l'URSS a résulté en partie de ce phénomène, et de­puis il agit à son tour comme fac­teur de déstabilisation et particu­lièrement sur les républiques issues de cet éclatement, mais également à l'échelle du continent européen. La Yougoslavie, entre autre, n'y a pas résisté.

L'Europe ne s'étant pas constituée en entité nationale avant le début de ce siècle, à une époque pourtant favorable au surgissement de nou­velles nations, parce qu'elle n'en présentait pas les conditions, il était impossible qu'elle le fît ensuite. Cependant, vu l'importance de cette région -la plus forte den­sité industrielle du monde- consti­tuant de ce fait un enjeux impéria­liste de premier ordre, il était inévi­table qu'elle soit le théâtre où se sont nouées et dénouées les alliances impérialistes déterminantes dans le rapport de force interna­tional entre les nations. Ainsi, depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est, elle a constitué face à celui-ci un avant-poste du bloc occidental, doté d'une cohé­sion politique et militaire à la me­sure de la menace adverse. Ainsi également, depuis l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution du bloc de l'Ouest, elle est le théâtre de la lutte d'influence entre essentiellement l'Allemagne et les Etats-Unis, qui seront à la tête des deux futurs blocs impérialistes si ces derniers voient jamais le jour.

A ces alliances et rivalités impéria­listes, et pas toujours en corres­pondance avec elles, voir antago­niques à elles, se sont superposées des ententes économiques des pays européens pour faire face à la concurrence internationale.

L'Europe : un instrument de l'impérialisme américain

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, déstabilisée par la crise économique et la désorganisation sociale, l'Europe constitue alors une proie facile pour l'impérialisme Russe. De ce fait, il y a nécessité pour la tête du bloc adverse de mettre tout en oeuvre pour remettre sur pied, dans cette partie du monde, une organisation économique et sociale, afin de la rendre moins vulnérable aux visées russes : «  L'Europe occidentale, sans avoir subi les immenses ra­vages qui avaient affecté la partie orientale du continent, souffrait, près de deux ans après la conclusion du conflit, d'un marasme dont elle ne paraissait pas capable de sortir ... prise dans son ensemble, elle se trouve, en ce début de 1947, au bord du gouffre... tous ces éléments risquent d'entraîner, à bref délai, un effondrement général des éco­nomies, tandis que s'accentuent les tensions sociales qui menacent de faire basculer l'Europe occidentale dans le camp de l'URSS en voie de constitution rapide. » ([9] [162])

Le plan Marshall, voté en 1948, qui prévoit pour la période de 1948-1952 une aide de 17 milliards de dollars, est tout entier au service de cet objectif impérialiste des USA. ([10] [163]) Il s'inscrit ainsi dans la dynamique de renforcement des deux blocs et de développement des tensions entre eux, auxquels participent également d'autres événements marquants. En faveur du bloc de l'Ouest il y a la même année : la rupture de la Yougosla­vie avec Moscou, empêchant ainsi la formation, avec la Bulgarie et l'Albanie, d'une fédération Balka­nique sous influence soviétique ; la création du Pacte d'Assistance de Bruxelles (liant sur un plan mili­taire les Etats du Benelux, la France, la Grande-Bretagne), suivi l'année suivante par le Pacte Atlan­tique qui débouche lui-même sur la création de l'OTAN en 1950. Ce faisant, le Bloc de l'Est ne reste pas passif: il initie la «guerre froide » marquée en particulier par le blocus de Berlin et le coup d'Etat prosoviétique en Tchécoslovaquie de 1948 ; Il met en place en 1949 le Comecon (Conseil d'entraide éco­nomique) entre les pays de ce bloc. L'antagonisme entre les deux blocs ne se limite d'ailleurs pas à l'Europe mais déjà polarise les ten­sions impérialistes dans le monde. Ainsi, de 1946 à 1954, se déroule une première phase de la guerre d'Indochine qui se terminera avec la capitulation des troupes fran­çaises à Dien Bien Phu.

La mise en oeuvre du plan Mar­shall est un puissant facteur du res­serrement des liens entre les pays bénéficiaires, et la structure qui en a la charge, l’ « Organisation Euro­péenne de Coopération Econo­mique», est le précurseur des « ententes » qui, par la suite, ver­ront le jour. Cependant ce sont en­core les nécessités impérialistes qui constituent le moteur et l'aiguillon de telles ententes et de la suivante en particulier, la «  Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier» . Le parti européen qu'il [Robert Schumann] anime s'affermit vers 1949, 1950, au mo­ment où l'on craint le plus une of­fensive de l'URSS, et où Von désire consolider la résistance économique de l'Europe, tandis que, dans le domaine politique, s'édifient le Conseil de l'Europe et l'OTAN. Ainsi se précise le désir de renoncer aux particularismes et de procéder à la mise en commun des grandes ressources européennes, c'est à dire les         bases de la puissance que sont, à l'époque, le charbon et l'acier. » ([11] [164]). Ainsi, en 1952, voit le jour la CECA, marché commun pour le charbon et l'acier entre la France, l'Allemagne, l'Italie, le  Benelux. Bien que formellement plus autonome des Etats-Unis que ne l'était l'OECE, cette nouvelle communauté va cependant encore dans le sens de leurs intérêts par un renforcement économique, et donc politique, de cette partie du bloc occidental qui fait directement face au bloc russe. Pour des raisons qui lui     sont propres, liées au souci de son « indépendance » vis à vis des autres        pays européens, et de l'intégrité de la « zone sterling » la Livre étant à l'époque la seconde monnaie mondiale, la Grande Bretagne n'entre pas dans la CECA. Une telle exception est cependant tout à fait tolérable pour le bloc occidental car elle n'affaiblit pas sa cohésion, vu la situation géographique de la Grande Bretagne et la force de ses liens avec les USA.

La création de la CEE en 1957 visant à « la suppression graduelle des droits de douane, l'harmonisation des politiques économiques, monétaires, financières et sociales, la libre  circulation  de  la  main d'oeuvre, le libre jeu de la concurrence » ([12] [165]) constitue une étape supplémentaire dans le renforcement de la cohésion européenne, et donc du bloc occidental. Bien que, sur le plan économique, elle constitue un concurrent potentiel des USA, pendant un premier temps, la CEE est au contraire un facteur de leur propre développement : «L'ensemble géographique le plus favorisé par les investissements directs américains depuis  1950 est l'Europe : il y ont été multipliés par 15 environ. Le mouvement est demeure relativement modeste jusqu'en 1957, pour s'accélérer ensuite.

L'unification du marché continental européen amena les Américains à repenser leur stratégie en fonction de plusieurs impératifs : La création d'un tarif économique commun risquait de les exclure, s'ils n'étaient pas représentés sur place. Les anciennes  implantations  étaient  remises en question, car, à l'intérieur d'un marché unifié, les avantages en matière de main d'oeuvre, d'impôts ou de subventions pou­vaient l'emporter en Belgique ou en Italie, par exemple. En outre des duplications devenaient sans objet entre deux pays. Enfin et surtout le nouveau marché européen représentait un ensemble comparable, en population, en puissance indus­trielle et, à moyen terme, en niveau de vie, à celui des Etats-Unis et comportait donc des potentialités non négligeables. » ([13] [166])

En fait le développement de l'Europe fut tel -au cours des an­nées 1960 elle devient la première puissance commerciale de la pla­nète- que ses produits vinrent di­rectement concurrencer les USA. Cependant, et malgré ses succès économiques, elle ne pouvait pas transcender les divisions en son sein, relevant d'intérêts écono­miques opposés et d'options poli­tiques différentes qui, sans re­mettre aucunement en question l'appartenance au bloc occidental, néanmoins divergeaient sur les modalités de cette appartenance. L'opposition d'intérêts écono­miques s'exprime par exemple entre d'une part l'Allemagne qui, pour écouler ses exportations, sou­haitait un élargissement de la CEE et le développement de relations plus étroites avec les Etats-Unis, et d'autre part la France qui, au contraire, souhaitait la CEE plus fermée sur elle même, afin de pro­téger son industrie de la concur­rence internationale. L'opposition politique se cristallise entre la France et les autres pays membres à propos des demandes réitérées de candidature de la Grande Bretagne qui, jusque là, n'avait pas voulu en­trer dans la CEE. Le gouvernement De Gaulle, soucieux d'alléger le poids de la tutelle américaine, allé­guait alors l'incompatibilité d'une participation à la Communauté et de relations « privilégiées » avec les Etats-Unis.

Ainsi « la CEE ne réussit que très partiellement et n'arriva pas à im­poser une stratégie commune. L'échec de l’EURATOM, en 1969-1970, le demi-succès de l'avion Concorde, en portent témoi­gnage.»([14] [167]) Cela n'a pas lieu de nous surprendre dans la mesure où une stratégie commune et auto­nome de l'Europe sur le plan politique et partant, en bonne partie sur le plan économique, se heurtait nécessairement aux limites impo­sées par la discipline du bloc à la tête duquel se trouvaient les USA.

Cette discipline de bloc disparaît avec l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution, dans les faits, de celui de l'Ouest, car dispa­raît aussi le ciment principal de l'unité européenne qui relevait, on l'a vu, de considérations impérialistes.

Le  seul  facteur  de  cohésion  de l'Europe telle qu'elle se présente avec a disparition du  bloc de l'Ouest se situe au niveau écono­mique, dans une entente destinée à affronter dans les conditions les moins défavorables possibles la concurrence  américaine  et japonaise. Or ce facteur de cohésion est bien faible à lui seul, au regard des tensions  impérialistes  croissantes qui traversent et  déchirent 1'Europe.

Le terrain de la lutte d'influence des grands impérialismes

Les accords qui définissent, sur le plan économique, l'actuelle Com­munauté européenne concernent essentiellement le libre échange entre les pays adhérents pour une majorité de marchandises, avec cependant des clauses de sauve­garde permettant à certains pays, moyennant l'accord des autres membres, de protéger pendant un certain temps et sous certaines conditions une production natio­nale. De tels accords vont de pair avec des mesures protectionnistes ouvertes ou dissimulées vis à vis d'autres pays qui n'appartiennent pas à la Communauté. Même si ces accords n'éliminent évidemment pas la concurrence entre les pays signataires, et ce n'est d'ailleurs pas leur but, ils sont cependant d'une certaine efficacité face, par exemple, à la concurrence améri­caine et japonaise. En témoignent les entraves hypocrites imposées à l'importation de véhicules japonais dans certains pays de la CEE, pour protéger l'industrie automobile eu­ropéenne /En témoigne également, à contrario cette fois, l'acharnement dont ont fait preuve les USA, dans les négociations du GATT, pour battre en brèche l'unité européenne, et y parvenir, entre autres, sur la question de la production agricole. Les mesures de libre échange sont complétées, sur le plan économique, par l'adoption de certaines normes communes, relatives par exemple à l'établissement des taxes, ayant pour but de faciliter les échanges et la coopération économique entre les pays concernés.

Au delà de ces mesures strictement économiques, il en existe d'autres, en projet ou déjà en vigueur, dont le but évident est un resserrement des liens entre les différents pays concernés.

Ainsi, pour se «protéger contre l'immigration massive », et par la même occasion contre les «facteur intérieurs de déstabilisation », fu­rent adoptés les accords de Schen­gen signés par la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, le Luxembourg, les Pays Bas aux­quels doivent se joindre ultérieu­rement l'Espagne et le Portugal.

De même, les accords de Maas­tricht, malgré leur flou, constituent une tentative d'aller de l'avant dans le resserrement de ces liens.

La portée de tels accords va au-delà de la seule défense en commun de certains intérêts autres qu'économiques, puisque avec l'accroissement de l'inter­dépendance qu'ils impliquent entre les pays signataires, ils ouvrent la voie à la possibilité d'une plus grande autonomie politique vis à vis des Etats-Unis. Une telle pers­pective prend toute son importance quand, parmi les pays européens concernés, le plus puissant d'entre eux, l'Allemagne, se trouve juste­ment être le pays susceptible de prendre la tête d'un futur bloc im­périaliste opposé aux USA. C'est la raison pour laquelle on assiste, en particulier de la part de la Grande-Bretagne et de la Hollande, qui demeurent en Europe des fidèles alliés des USA, à des tentatives évidentes de sabotage de la construction d'une Europe plus « politique ».

La question impérialiste s'affirme encore plus nettement lorsque sont noués des accords de coopération militaire, impliquant un nombre restreint de pays européens qui constituent le « noyau dur » du projet visant à vouloir s'affirmer de plus en plus nettement face à l'hégémonie des USA. Ainsi l'Allemagne et la France ont-elles constitué un corps d'armée com­mun. A un niveau moindre, mais cependant significatif, la France, l'Italie et l'Espagne ont conclu un accord pour un projet de force aéronaval commune. ([15] [168])

La réprobation de la Grande-Bretagne à la création du corps d'armée franco-allemand, la réac­tion Hollandaise à ce propos, « l'Europe ne doit pas être soumise au consensus franco-allemand», sont tout à fait significatives des camps en présence et de leur anta­gonisme.

De même les USA, malgré quelques déclarations favorables discrètes et purement « diplomatiques » sont réti­cents à la conclusion des accords de Maastricht, même si, en usant de leur droit de veto, leurs alliés anglais ou hollandais peuvent pa­ralyser l'institution européenne. ([16] [169])

La tendance est évidemment à ce que la France et l'Allemagne ten­tent toujours d'utiliser davantage la structure communautaire pour rendre l'Europe plus autonome vis à vis des USA. Inversement, la Grande Bretagne et la Hollande se­ront contraintes de répondre à de telles poussées en paralysant les initiatives européennes.

Cependant, une telle action de la part de la Hollande ou de la Grande Bretagne connaît des li­mites dont le franchissement parti­cipera de « marginaliser » ces deux pays vis-à-vis de la structure com­munautaire.

Si une telle perspective, qui consti­tuerait l'amorce d'une rupture de la Communauté européenne, n'est évidemment pas sans inconvé­nients, au niveau des relations éco­nomiques, pour tous les pays qui la composent. Elle stimulerait par ailleurs une accélération, en Eu­rope même, du renforcement des bases pour la construction d'un bloc opposé aux USA.

Un terrain propice aux campagnes idéologiques contre la classe ouvrière

Le «projet européen » n'étant autre qu'un mythe qui, de plus, est le pa­ravent à l'intégration dans un bloc impérialiste, la classe ouvrière n'a évidemment pas à prendre parti dans la querelle qui oppose des fractions de la bourgeoise sur les différentes options impérialistes en présence. Elle doit rejeter à la fois les appels des nationalistes « chauvins » qui se présentent comme les «garants de l'intégrité nationale »y ou encore comme les «défenseurs des intérêts des ou­vriers menacés par l'Europe du ca­pital » et celui des non moins na­tionalistes partisans de la «construction européenne». Elle a tout à perdre à se laisser embar­quer sur ce terrain qui ne peut la conduire qu'à la division en son sein et aux pires illusions. Parmi les mensonges employés par la bour­geoisie pour tromper les ouvriers, on en trouve un certain nombre de «classiques» que les ouvriers doi­vent savoir démasquer.

«L'union d'une majorité de pays d'Europe est un facteur de paix dans le monde, ou pour le moins en Europe». Une telle idée s'appuie souvent sur l'idée que si la France et l'Allemagne se trouvent alliées dans une telle structure, on évitera la répétition du scénario des deux guerres mondiales. Il est possible que ce soit là un moyen d'éviter un conflit entre ces deux pays, si tou­tefois la France ne change pas de camp au dernier moment pour re­joindre celui des USA. Cependant, cela ne règle strictement en rien le problème crucial de la guerre. En effet, si les liens politiques entre certains pays européens venaient à se développer au delà de ce qui existe actuellement, cela serait né­cessairement le produit d'une dy­namique à la formation d'un nou­veau bloc impérialiste autour de l'Allemagne, et opposé aux USA. Or, si la classe ouvrière laisse les mains libres à la bourgeoisie, l'aboutissement d'une telle dyna­mique n'est autre qu'une nouvelle guerre mondiale.

« Une telle union permettrait à ses habitants d'éviter les calamités, telles que la misère, les guerres eth­niques, les famines, (...) qui rava­gent une majorité des autres parties du monde». Cette idée est com­plémentaire de la précédente. Outre le mensonge consistant à faire croire qu'une partie de la pla­nète pourrait échapper à la crise mondiale du système, cette idée fait partie d'une propagande ayant comme objectif d'amener la classe ouvrière en Europe à s'en remettre à ses bourgeoisies pour le règle­ment du problème fondamental de sa survie, indépendamment et, ce qui n'est pas dit ouvertement, au détriment de la classe ouvrière du reste du monde. Elle vise ainsi à terme à l'enchaîner à la bourgeoi­sie dans la défense de ses intérêts nationaux. Elle n'est en fait que l'équivalent, à l'échelle d'un bloc impérialiste en formation, de toutes les campagnes nationalistes et chauvines que déploie la bour­geoisie dans tous les pays. En ce sens, elle peut être comparée, par exemple, aux campagnes que dé­ployait le bloc occidental contre le bloc adverse qu'il appelait, pour la circonstance, « l'empire du mal ».

« La classe ouvrière est en fait, en bonne partie, assimilable aux frac­tions les plus nationalistes de la bourgeoisie, puisque, comme elles, elle se positionne majoritairement contre l'union européenne». C'est vrai que, face au battage de la bourgeoisie, des ouvriers ont été amenés, en certaines circons­tances, notamment lors du réfé­rendum de 1992 en France portant sur la ratification des accords de Maastricht, à prendre part massi­vement au «débat sur l'Europe». Cela relève évidemment d'une fai­blesse de la classe ouvrière. C'est également vrai que, dans ce contexte, des ouvriers ont été sen­sibles aux arguments mêlant, à différents niveaux, la soi-disant défense de ses intérêts au nationa­lisme, au chauvinisme, à la xéno­phobie. Une telle situation est le produit du fait que la classe ou­vrière subit globalement le poids de l'idéologie dominante, dont le na­tionalisme, sous toutes ses formes. Mais, de plus, cette situation est exploitée par la bourgeoisie pour rendre la classe ouvrière coupable de générer en son sein de telles « monstruosités », pour la diviser  entre fractions soi-disant «réactionnaires» et d'autres soi-disant « progressistes ».

Face au mensonge du « dépassement des frontières par la construction européenne », où à celui de «l'Europe sociale», tout comme face aux appels au repli na­tionaliste pour soi-disant « se pro­téger des méfaits sociaux de l'Union européenne », les ouvriers n'ont pas à choisir. Leur seule voie, c'est celle de la lutte intransigeante contre toutes les fractions de la bourgeoisie, pour la défense de leurs conditions d'existence et le développement de  la perspective révolutionnaire, à travers le déve­loppement de leur solidarité et unité internationales de classe. Leur seul salut, c'est la mise en pratique du vieux et toujours actuel mot d'ordre du mouvement ouvrier «Les ouvriers n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! ».

M, 20 février 1993



[1] [170] Rosa Luxemburg in The nation state and the prolétariat. Publié dans La question na­tionale, sélection de textes de Rosa Luxem­burg, Editeur Horace B. Davis, p. 187.

[2] [171] Idem.

[3] [172] Idem p. 189.

[4] [173] Idem p. 195.

[5] [174] Idem p. 196.

[6] [175] « La lutte du prolétariat dans la décadence du Capitalisme. Le développement de nou­velles unités capitalistes », Revue Internatio­nale n°23.

[7] [176] Lire l'article: «Des nations mort-nées», Revue internationale n° 69.

[8] [177] Le manifeste communiste.

[9] [178] Le Second XXe siècle, T. 6, p 241, Pierre Léon, Histoire économique et sociale du monde.

[10] [179] Ce n'est évidemment pas un hasard si ce plan fut initié par Marshall, le chef d'état-major de l'armée américaine durant la se­conde guerre mondiale.

[11] [180] Idem p.255

[12] [181] Idem p.258

[13] [182] Idem p. 508.

[14] [183] Idem.

[15] [184] Une telle initiative est également signifi­cative du besoin de la France, mais égale­ment de l'Espagne et de l'Italie, de ne pas se trouver démunies face au puissant voisin et allié allemand.

[16] [185] Les Etats-Unis, de leur côté font tout leur possible non seulement pour faire échec aux tentatives de l'Allemagne et de la France de jouer leur propre carte, mais en­core pour créer leur «propre marché com­mun» afin de se préparer à une situation mondiale plus difficile. L'ALENA (Association de libre-échange nord-améri­caine), marché commun avec le Mexique et le Canada, n'est pas simplement une en­tente économique, mais une tentative de renforcer la stabilité et la cohésion de leur zone immédiate d'influence, tant face à la décomposition que face aux <r incursions » de l'influence d'autres puissance européennes ou du Japon.

 

Géographique: 

  • Europe [186]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [119]

Qui peut changer le monde ? (1ere partie) : Le prolétariat est bien la classe révolutionnaire

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« Le  communisme est mort ! Le  capitalisme l'a  vaincu parce qu'il est le seul système qui puisse fonctionner ! Il est inutile, et même dangereux, de vouloir rêver à une autre société ! » C'est une campagne sans précédent que la bourgeoi­sie a  déchaînée  avec l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes prétendument « communistes ». En  même temps, et pour enfoncer le clou, la propagande bourgeoise s'est appliquée,  une nouvelle fois,  à démoraliser la classe ouvrière en essayant de  la  persuader  que, désormais,  elle  n'est  plus  une force dans la société, qu'elle ne compte plus, voire qu'elle n'existe plus. Et, pour ce faire, elle s'est empressée de monter en épingle la baisse générale de la combativité résultant du désar­roi que les bouleversements de ces dernières années ont provo­qué dans les rangs ouvriers. La reprise des combats de classe, qui déjà s'annonce, viendra dé­mentir dans la pratique de tels mensonges, mais la bourgeoisie n'aura de cesse, même au cours des grandes luttes ouvrières, de marteler l'idée que ces luttes ne peuvent en aucune façon se donner comme objectif un ren­versement du capitalisme, l'instauration d'une société  débarrassée des plaies que ce système impose à l'humanité. Ainsi, contre tous les mensonges bourgeois, mais aussi contre le scepticisme de certains qui se veulent  des  combattants de la révolution, l'affirmation du ca­ractère révolutionnaire du prolé­tariat   reste   une   responsabilité des communistes. C'est l'objectif de cet article.

Dans les campagnes que nous avons subies ces dernières années, un des thèmes majeurs est la «réfutation» du marxisme. Ce der­nier, au dire des idéologues appoin­tés par la bourgeoisie, aurait fait faillite. Sa mise en pratique et son échec dans les pays de l'Est consti­tueraient une illustration de cette faillite. Dans notre Revue, nous avons mis en évidence à quel point le stalinisme n'avait rien à voir avec le communisme tel que Marx et l'ensemble du mouvement ouvrier l'ont envisagé.([1] [187]) Concernant la ca­pacité révolutionnaire de la classe ouvrière, la tâche des communistes est de réaffirmer la position marxiste sur cette question, et en premier lieu, de rappeler ce que le marxisme entend par classe ré­volutionnaire.

Qu'est-ce qu'une classe révolutionnaire pour le marxisme ?

«L'histoire de toutes les sociétés jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe. »([2] [188]) C'est ainsi que débute un des textes les plus impor­tants du marxisme et du mouve­ment ouvrier : le Manifeste commu­niste. Cette thèse n'est pas propre au marxisme ([3] [189]) mais un des apports fondamentaux de la théorie com­muniste est d'avoir établi que l'affrontement des classes dans la société capitaliste a comme pers­pective ultime le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat et l'instauration du pouvoir de ce der­nier sur l'ensemble de la société, thèse qui a toujours été rejetée, évidemment, par les défenseurs du sys­tème capitaliste. Cependant, si des bourgeois de la période ascendante de ce système avaient pu découvrir (de façon incomplète et mystifiée, évidemment) un certain nombre de lois de la société,([4] [190]) cela ne risque pas de se reproduire aujourd'hui : la bourgeoisie de la décadence ca­pitaliste est devenue totalement in­capable d'engendrer de tels pen­seurs. Pour les idéologues de la classe dominante, la priorité fon­damentale de tous leurs efforts de «pensée» est de démontrer que la théorie marxiste est erronée (même si certains se réclament de tel ou tel apport de Marx). Et la pierre an­gulaire de leurs « théories » est F affirmation que la lutte de classe ne joue aucun rôle dans l'histoire, quand ce n'est pas de nier, pure­ment et simplement, l'existence d'une telle lutte ou, pire encore, l'existence des classes sociales.

Il ne revient pas aux seuls défen­seurs avoués de la société bourgeoise d'avancer de telles affirma­tions. Certains «penseurs radi­caux», qui font carrière dans la contestation de l'ordre établi, les ont rejoints depuis un certain nombre de décennies. Le gourou du groupe Socialisme ou Barbarie (et inspirateur du groupe Solidarity en Grande-Bretagne), Cornélius Castoriadis, en même temps qu'il pré­voyait le remplacement du capita­lisme par un « troisième système », la «société bureaucratique », avait annoncé, il y a près de 40 ans, que l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, entre exploiteurs et ex­ploités, était destiné à céder la place à un antagonisme entre « dirigeants et dirigés. »([5] [191]) Plus près d'aujourd'hui, d'autres «penseurs» qui ont connu leur heure de gloire, tel le professeur Marcuse, ont af­firmé que la classe ouvrière avait été « intégrée » dans la société capi­taliste et que les seules forces de contestation de celle-ci se trou­vaient, désormais, parmi des caté­gories sociales marginalisées tels les noirs aux Etats-Unis, les étu­diants ou encore les paysans des pays sous-développés. Ainsi, les théories sur la «fin de la classe ou­vrière » qui recommencent à fleurir aujourd'hui, n'ont même pas l'intérêt de la nouveauté : une des caractéristiques de la « pensée » de la bourgeoisie décadente, et qui exprime bien la sénilité de cette classe, est l'incapacité de produire la moindre idée nouvelle. La seule chose qu'elle soit capable de réaliser est de fouiller dans les poubelles de l'histoire pour en ressortir de vieux poncifs qu'on repeint au goût du jour et qu'on présente comme la « découverte du siècle ».

Un des moyens favoris utilisés au­jourd'hui par la bourgeoisie pour escamoter la réalité des antago­nismes de classe, et même la réalité des classes sociales, est constitué par les «études» sociologiques. A grand renfort de statistiques, on «démontre» que les véritables cli­vages sociaux n'ont rien à voir avec des différences de classes mais avec des critères comme le niveau d'instruction, le lieu d'habitation, la tranche d'âge, l'origine eth­nique, voire la pratique reli­gieuse. ([6] [192]) A l'appui de ce type d'affirmations on s'empresse d'exhiber le fait, par exemple, que le vote d'un « citoyen » en faveur de la droite ou de la gauche dépend moins de sa situation économique que d'autres critères. Aux Etats-Unis, la Nouvelle-Angleterre, les noirs et les juifs votent tradition­nellement démocrate, en France, les catholiques pratiquants, les Al­saciens et les habitants de Lyon vo­tent traditionnellement à droite. On s'évite cependant de souligner que la majorité des ouvriers améri­cains ne votent jamais et que, dans les grèves, les ouvriers français qui vont à l'église ne sont pas nécessai­rement les moins combatifs. De fa­çon plus générale, la « science » so­ciologique «oublie» toujours de donner une dimension historique à ses affirmations. Ainsi, on refuse de se souvenir que les mêmes ouvriers russes qui allaient se lancer dans la première révolution prolétarienne du 20e siècle, celle de 1905, avaient débuté, le 9janvier (le «dimanche rouge») par une manifestation conduite par un pope et réclamant la bienveillance au Tzar pour qu'il soulage leur misère. ([7] [193])

Lorsque les « experts » en sociologie font référence à l'histoire, c'est pour affirmer que les choses ont ra­dicalement changé depuis le siècle dernier. A cette époque, selon eux, le marxisme et la théorie de la lutte de classe pouvaient avoir un sens car les conditions de travail et de vie des salariés de l'industrie étaient effectivement épouvantables. Mais, depuis, les ouvriers se sont « embourgeoisés » et ont accédé à la « société de consommation » au point de «perdre leur identité ». De même, les bourgeois en haut de forme et à gros ventre ont cédé la place à des «managers» salariés. Ce que toutes ces considérations veulent occulter c'est que, fonda­mentalement, les structures pro­fondes de la société n'ont pas changé. En réalité, les conditions qui, au siècle dernier, donnaient à la classe ouvrière sa nature révolu­tionnaire sont toujours présentes. Le fait que le niveau de vie des ou­vriers d'aujourd'hui soit supérieur à celui de leurs frères de classe des générations passées ne modifie en aucune façon leur place dans les rapports de production qui domi­nent la société capitaliste. Les classes sociales continuent d'exister et les luttes entre celles-ci consti­tuent toujours le moteur fondamental du développement historique.

C'est vraiment une ironie de l'histoire que les idéologies offi­cielles de la bourgeoisie préten­dent, d'un côté, que les classes ne jouent plus aucun rôle spécifique (voire n'existent plus) et reconnais­sent, de l'autre, que la situation économique du monde constitue la question essentielle, cruciale, à la­quelle est confrontée cette même bourgeoisie.

En réalité, l'importance fondamen­tale des classes dans la société dé­coule justement de la place pré­pondérante qu'y occupe l'activité économique des hommes. Une des affirmations de base du matérialisme historique c'est que, en dernière instance, l'économie détermine les autres sphères de la so­ciété : les rapports juridiques, les formes de gouvernement, les modes de pensée. Cette vision matérialiste de l'histoire vient battre en brèche, évidemment, les philosophies qui voient dans les événements histo­riques, soit le pur fruit du hasard, soit l'expression de la volonté di­vine, soit le simple résultat des pas­sions ou des pensées des hommes. Mais, comme le disait Marx déjà en son temps, « la crise se charge de faire entrer la dialectique dans la tête des bourgeois ». Le fait, au­jourd'hui évident, de cette prépon­dérance de l'économie dans la vie de la société se trouve à la base de l'importance des classes sociales, justement parce que celles-ci sont déterminées, contrairement aux autres catégories sociologiques, par la place occupée vis-à-vis des rapports économiques. Cela a toujours été vrai depuis qu'il existe des sociétés de classe, mais c'est dans le capitalisme que cette réalité s'exprime avec le plus de clarté.

Dans la société féodale, par exemple, la différenciation sociale était consignée dans les lois. Il exis­tait une différence juridique fon­damentale entre les exploiteurs et les exploités : les nobles avaient, par la loi, un statut officiel de privilégiés (dispense de payer des im­pôts, perception d'un tribut versé par leurs serfs, par exemple) alors que les paysans exploités étaient at­tachés à leur terre et étaient tenus de céder une part de leur revenu au seigneur (ou bien de travailler gra­tuitement les terres de celui-ci). Dans une telle société, l'exploitation, si elle était facile­ment mesurable (par exemple sous la forme du tribut payé par le serf), semblait découler du statut juri­dique. En revanche, dans la société capitaliste, l'abolition des privi­lèges, l'introduction du suffrage universel, l'Egalité et la Liberté proclamées par ses constitutions, ne permettent plus à l'exploitation et à la différenciation en classes de s'abriter derrière des différences de statut juridique. C'est la posses­sion, ou la non-possession, des moyens de production,([8] [194]) ainsi que leur mode de mise en oeuvre, qui détermine, pour l'essentiel, la place dans la société des membres de celle-ci et leur accession à ses richesses, c'est-à-dire l'appartenance à une classe sociale et l'existence d'intérêts communs avec les autres membres de la même classe. A grands traits, le fait de posséder des moyens de production et de les mettre en oeuvre individuellement détermine l'appartenance à la petite-bourgeoisie (artisans, exploi­tants agricoles, professions libé­rales, etc.).([9] [195]) Le fait d'être privé de moyens de production et d'être contraint, pour vivre, de vendre sa force de travail à ceux qui les dé­tiennent et qui mettent à profit cet échange pour s'accaparer une plus-value, détermine l'appartenance à la classe ouvrière. Enfin, font par­tie de la bourgeoisie, ceux qui dé­tiennent (au sens strictement juri­dique ou au sens global de leur contrôle, de manière individuelle ou collective) des moyens de pro­duction dont la mise en oeuvre fait appel au travail salarié et qui vivent de l'exploitation de ce dernier sous forme d'une appropriation de la plus-value qu'il produit. Pour l'essentiel, cette différenciation en classes est aujourd'hui aussi pré­sente qu'elle l'était au siècle der­nier. De même, ont subsisté les intérêts de chacune de ces diffé­rentes classes et les conflits entre ces intérêts. C'est pour cela que les antagonismes entre les principales composantes de la société, déter­minées par ce qui constitue le squelette de celle-ci, l'économie, continuent de se trouver au centre de la vie sociale.

Cela dit, même si l'antagonisme entre exploiteurs et exploités constitue un des moteurs princi­paux de l'histoire des sociétés, ce n'est pas de façon identique pour chacune d'entre elles. Dans la so­ciété féodale, les luttes, souvent fé­roces et de très grande envergure, entre les serfs et les seigneurs n'ont jamais abouti à un bouleversement radical de celle-ci. L'antagonisme de classe qui a conduit au renver­sement de l'ancien régime, aboli les privilèges de la noblesse, n'était pas celui qui opposait celle-ci et la classe qu'elle exploitait, la paysan­nerie asservie, mais l'affrontement entre cette même noblesse et une autre classe exploiteuse, la bour­geoisie (révolution anglaise du mi­lieu du 17e siècle, révolution fran­çaise de la fin du 18e). De même, la société esclavagiste de l'antiquité romaine n'a pas été abolie par la classe des esclaves (malgré les combats quelques fois formidables que celle-ci a menés, comme la ré­volte de Spartacus et des siens en 73 avant Jésus-Christ), mais bien par la noblesse qui allait dominer l'Occident chrétien pendant plus d'un millénaire.

En réalité, dans les sociétés du passé, les classes révolutionnaires n'ont jamais été des classes exploi­tées mais de nouvelles classes ex­ploiteuses. Un tel fait ne devait rien au hasard, évidemment. Le marxisme distingue les classes ré­volutionnaires (qu'il appelle éga­lement classes «historiques») des autres classes de la société par le fait que, contrairement à ces der­nières, elles ont la capacité de prendre la direction de la société. Et tant que le développement des forces productives était insuffisant pour assurer une abondance de biens à l'ensemble de la société, in­fligeant à celle-ci le maintien des inégalités économiques et donc des rapports d'exploitation, seule une classe exploiteuse était en mesure de s'imposer à la tête du corps so­cial. Son rôle historique était de fa­voriser l'éclosion et le développe­ment des rapports de production dont elle était porteuse et qui avaient comme vocation, en sup­plantant les anciens rapports de production devenus caducs, de ré­soudre les contradictions, désor­mais, insurmontables engendrées par le maintien de ces derniers.

Ainsi, la société esclavagiste ro­maine en décadence était travaillée à la fois par le fait que «  l'approvisionnement » en esclaves, basé sur la conquête de nouveaux territoires, se heurtait à la difficulté pour Rome de contrôler des fron­tières de plus en plus éloignées et par l'incapacité d'obtenir de la part des esclaves le soin qu'exigeait la mise en oeuvre des nouvelles tech­niques agricoles. Dans une telle si­tuation, les rapports féodaux, où les exploités n'avaient plus un sta­tut identique à celui du bétail (comme c'était le cas des esclaves),([10] [196]) où ils étaient étroite­ment intéressés à une plus grande productivité du sol qu'ils travail­laient puisqu'ils devaient en vivre, se sont imposés comme les plus aptes à sortir la société de son ma­rasme. C'est pour cela que ces rap­ports se sont développés, no­tamment par un affranchissement croissant des esclaves (ce qui fut accéléré, en certains lieux, par l'arrivée des «barbares» dont cer­tains, d'ailleurs, vivaient déjà dans une forme de société féodale).

De même, le marxisme (à commencer par le Manifeste communiste) insiste sur le rôle éminemment ré­volutionnaire joué par la bourgeoi­sie au cours de l'histoire. Cette classe, qui est apparue et s'est dé­veloppée au sein de la société féodale, a vu son pouvoir s'accroître vis-à-vis d'une noblesse et d'une monarchie qui dépendaient de plus en plus d'elle, tant pour leurs fournitures en biens de toutes sortes (étoffes, mobilier, épices, armes), que pour le financement de leurs dépenses. Alors qu'avec l'épuisement des possibilités de défrichement et d'extension des terres cultivées se tarissait une des sources de la dynamique des rap­ports de production féodaux, qu'avec la constitution de grands royaumes, le rôle de protecteur des populations, qui était initialement la vocation principale de la no­blesse, perdait sa raison d'être, le contrôle, par cette classe, de la so­ciété tendait à devenir une entrave pour le développement de cette dernière. Et cela était amplifié par le fait que ce développement était de plus en plus tributaire de la croissance du commerce, de la banque et de l'artisanat dans les villes qui faisaient connaître un progrès considérable au niveau des forces productives

Ainsi, en prenant la tête du corps social, d'abord dans la sphère éco­nomique, puis dans la sphère poli­tique, la bourgeoisie libérait la so­ciété des entraves qui l'avaient plongée dans le marasme, elle créait les conditions du plus formi­dable accroissement de richesses que l'histoire humaine ait connu. Ce faisant, elle substituait une forme d'exploitation, le servage, par une autre forme d'exploitation, le salariat. Pour y parvenir, elle a été conduite, lors de la période que Marx appelle l'accumulation primi­tive, à prendre des mesures d'une barbarie, qui valait bien celle im­posée aux esclaves, afin que les paysans soient contraints de venir vendre leur force de travail dans les villes (voir, à ce sujet, les pages admirables dans le livre I du Capi­tal). Et cette barbarie elle-même ne faisait qu'annoncer celle avec la­quelle le capital allait exploiter le prolétariat (travail des enfants en bas âge, travail de nuit des femmes et des enfants, journées de travail allant jusqu'à 18 heures, parcage des ouvriers dans les «  work-houses », etc.) avant que les luttes de celui-ci ne parviennent à contraindre les capitalistes à atté­nuer la brutalité de leurs méthodes.

La classe ouvrière a mené, dès son apparition, des révoltes contre l'exploitation. De même, ces ré­voltes se sont accompagnées de la mise en avant d'un projet de boule­versement de la société, d'abolition des inégalités, de mise en commun des biens sociaux. En cela, elle ne se distinguait pas fondamentale­ment des précédentes classes ex­ploitées, notamment des serfs qui, eux aussi, dans certaines de leurs révoltes, pouvaient se rallier à un projet de transformation sociale. I Ce fut le cas notamment lors de la Guerre des paysans au 16e siècle, en Allemagne, où les exploités c’étaient donnés comme porte parole Thomas Munzer qui préconisait une forme de communisme ([11] [197]). Cependant, contrairement au projet de transformation sociale des autres classes exploi­tées, celui du prolétariat n'est pas une simple utopie irréalisable. Le rêve d'une société égalitaire, sans maîtres et sans exploitation, que pouvaient faire les esclaves ou les serfs, n'était qu'une simple chimère car le degré de développement éco­nomique atteint par la société de leur temps ne permettait pas l'abolition de l'exploitation. En re­vanche, le projet communiste du prolétariat est parfaitement réa­liste, non seulement parce que le capitalisme a créé les prémisses d'une telle société, mais aussi parce qu'il est le seul projet qui puisse sortir l'humanité du marasme dans lequel elle s'enfonce.

Pourquoi le prolétariat est la classe révolutionnaire de notre temps

Dès que le prolétariat a commencé à mettre en avant son propre pro­jet, la bourgeoisie n'a eu que mé­pris pour ce qu'elle considérait comme des élucubrations de pro­phètes en mal de public. Lorsqu'elle se donnait la peine de dépasser ce simple mépris, la seule chose qu'elle pouvait imaginer c'est qu'il en serait des ouvriers comme il en avait été des autres exploités aux époques antérieures : ils ne pour­raient que rêver des utopies impos­sibles. Evidemment, l'histoire sem­blait donner raison à la bourgeoisie et celle-ci résumait sa philosophie dans les termes : «Toujours il y a eu des pauvres et des riches, il y en aura toujours. Les pauvres ne ga­gnent rien à se révolter: ce qu'il convient défaire, c'est que les riches n'abusent pas de leur richesse et se préoccupent de soulager la misère des plus pauvres». Les curés et les dames patronnesses se sont faits les porte-parole et les praticiens de cette «philosophie». Ce que la bourgeoisie se refusait à voir, c'est que son système économique et so­cial, pas plus que les précédents, ne pouvait être éternel, et que, au même titre que l'esclavagisme ou la féodalité, il était condamné à lais­ser la place à un autre type de so­ciété. Et de même que les caracté­ristiques du capitalisme avaient permis de résoudre les contradic­tions qui avaient terrassé la société féodale (comme il en avait été déjà le cas de cette dernière vis-à-vis de la société antique), les caractéris­tiques de la société appelée à résoudre les contradictions mortelles qui assaillent le capitalisme dé­coulent du même type de nécessité. C'est donc en partant de ces contradictions qu'il est possible de définir les caractéristiques de la fu­ture société.

On ne peut, évidemment, dans le cadre de cet article, revenir en dé­tail sur ces contradictions. Depuis plus d'un siècle, le marxisme s'y est employé de façon systématique et notre propre organisation y a consacré de nombreux textes.([12] [198]) Cependant, on peut résumer à grands traits les origines de ces contradictions. Elles résident dans les caractéristiques essentielles du système capitaliste : c'est un mode de production qui a généralisé l'échange marchand à tous les biens produits alors que, dans les sociétés du passé, seule une partie, souvent très minime, de ces biens était transformée en marchandise! Cette colonisation de l'économie! Par la marchandise a même affecté, dans le capitalisme, la force de travail mise en oeuvre par les hommes dans leur activité productive. Privé de moyens de production, le pro­ducteur n'a d'autre possibilité, pour survivre, que de vendre sa force de travail à ceux qui détien­nent ces moyens de production : la classe capitaliste, alors que dans la société féodale par exemple, où existait déjà une économie mar­chande, c'est le fruit de son travail que l'artisan ou le paysan vendait. Et c'est bien cette généralisation de la marchandise qui est à la base des contradictions du capitalisme : la (prise de surproduction trouve ses racines dans le fait que le but de ce système n'est pas de produire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'échange qui doivent trouver des acheteurs. C'est dans l'incapacité de la société à acheter la totalité des marchandises produites (bien que les besoins soient très loin d'être satisfaits) que réside cette calamité qui apparaît comme une véritable absurdité : le capitalisme s'effondre non parce qu'il produi­rait trop peu, mais parce qu'il pro­duit trop. ([13] [199])

La première caractéristique du communisme sera donc l'abolition de la marchandise, le développe­ment de la production de valeurs d'usage et non de valeurs d'échange.

En outre, le marxisme, et particu­lièrement Rosa Luxembourg, a mis en évidence qu'à l'origine de la sur­production réside la nécessité pour le capital, considéré comme un tout, de réaliser, par la vente en de­hors de sa propre sphère, la part des valeurs produites correspon­dant à la plus-value extirpée aux prolétaires et destinée à son accu­mulation. A mesure que cette sphère extra-capitaliste se réduit, les convulsions de l'économie ne peuvent prendre que des formes de plus en plus catastrophiques.

Ainsi, le seul moyen de surmonter les contradictions du capitalisme réside dans l'abolition de toutes les formes de marchandise, et en parti­culier de la marchandise force de travail, c'est-à-dire du salariat.

L'abolition de l'échange marchand suppose que soit aboli également ce qui en constitue la base : la pro­priété privée. Ce n'est que si les ri­chesses de la société sont appro­priées par celle-ci de façon collec­tive que pourra disparaître l'achat et la vente de ces richesses (ce qui existait déjà, sous une forme em­bryonnaire, dans la communauté primitive). Une telle appropriation collective par la société des ri­chesses qu'elle produit, et en pre­mier lieu, des moyens de produc­tion, signifie qu'il n'est plus pos­sible à une partie d'elle-même, à une classe sociale (y compris sous la forme d'une bureaucratie d'Etat), de disposer des moyens d'en exploiter une autre partie. Ainsi, l'abolition du salariat ne peut être réalisée sur la base de l'introduction d'une autre forme (l'exploitation, mais uniquement par l'abolition de l'exploitation sous toutes ses formes. Et, contrai­rement au passé, non seulement le type de transformation qui puisse aujourd'hui sauver la société ne peut désormais aboutir sur de nou­veaux rapports d'exploitation, mais le capitalisme a réellement créé les prémisses matérielles d'une abon­dance permettant le dépassement de l'exploitation. Ces conditions d'une abondance, elles aussi, se ré­vèlent dans l'existence des crises de surproduction (comme le relève le Manifeste communiste).

La question qui est posée est donc : quelle force dans la société est en mesure d'opérer cette transforma­tion, d'abolir la propriété privée, de mettre fin à toute forme d'exploitation ?

La première caractéristique de cette classe est d'être exploitée car seule une telle classe peut être inté­ressée à l'abolition de l'exploitation. Si, dans les révolu­tions du passé, la classe révolution­naire ne pouvait, en aucune façon, être une classe exploitée, dans la mesure où les nouveaux rapports de production étaient nécessairement des rapports d'exploitation, c'est exactement le contraire qui est vrai aujourd'hui. En leur temps, les so­cialistes utopistes (tels Fourier, Saint-Simon, Owen) ([14] [200]) avaient ca­ressé l'illusion que la révolution pourrait être prise en charge par des éléments de la bourgeoisie elle-même. Ils espéraient qu'il se trou­verait, au sein de la classe domi­nante, des philanthropes éclairés et fortunés qui, comprenant la supé­riorité du communisme sur le capi­talisme, seraient disposés à finan­cer des projets de communautés idéales dont l'exemple ferait ensuite tâche d'huile. Comme l'histoire n'est pas faite par des individus mais par des classes, ces espé­rances furent déçues en quelques décennies. Même s'il s'est trouvé quelques rares membres de la bourgeoisie pour adhérer aux idées généreuses des utopistes, ([15] [201]) l'ensemble de la classe dominante, comme telle, s'est évidemment dé­tournée, quand elle n'a pas com­battu, de telles tentatives qui avaient pour projet sa propre dis­parition.

Cela dit, le fait d'être une classe exploitée ne suffit nullement, comme on l'a vu, pour être une classe ré­volutionnaire. Par exemple, il existe encore aujourd'hui, dans le y\monde, et particulièrement dans les pays sous-développés, une multi­tude de paysans pauvres subissant l'exploitation sous forme d'un pré­lèvement sur le fruit de leur travail qui vient enrichir une partie de la classe dominante, soit directement, soit à travers les impôts, soit par les intérêts qu'ils versent aux banques ou aux usuriers auprès desquels ils sont endettés. C'est sur le constat de la misère, souvent insuppor­table, de ces couches paysannes que reposaient toutes les mystifica­tions tiers-mondistes, maoïstes, guévaristes, etc. Lorsque ces pay­sans ont été conduits à prendre les armes, c'était comme fantassins de telle ou telle clique de la bourgeoi­sie qui s'est empressée, une fois au pouvoir, de renforcer encore l'exploitation, souvent sous des formes particulièrement atroces (voir, par exemple, l'aventure des Khmers rouges au Cambodge, dans  la seconde moitié des années 70). Le recul de ces mystifications (que diffusaient tant les staliniens que les trotskistes et même certains «penseurs radicaux» comme Marcuse) n'est que la sanction de l'échec patent de la prétendue « perspective révolutionnaire » qu'aurait porté la paysannerie pauvre. En réalité, les paysans, bien qu'ils soient exploités de mul­tiples façons et qu'ils puissent me­ner des luttes parfois très violentes pour limiter leur exploitation, ne peuvent jamais donner pour objec­tif à ces luttes l'abolition de la pro­priété privée puisqu'ils sont eux-mêmes de petits propriétaires ou que, vivant aux côtés de ces derniers, ils aspirent à le devenir.([16] [202])

Et, même lorsque les paysans se do­tent de structures collectives pour augmenter leur revenu à travers une amélioration de leur productivité ou de la commercialisation de leurs produits, c'est, en règle générale, sous la forme de coopératives, les­quelles ne remettent en cause ni la propriété privée, ni l'échange mar­chand ([17] [203]) . En résumé, les classes et couches sociales qui apparaissent comme des vestiges du passé (exploitants agricoles, artisans, professions libérales, etc.), ([18] [204]) qui ne subsistent que parce que le capi­talisme, même s'il domine totale­ment l'économie mondiale, est incapable de transformer tous les producteurs en salariés, ne peuvent porter de projet révolutionnaire. Bien au contraire, la seule perspec­tive dont elles puissent éventuelle­ment rêver est celle d'un retour à un mythique «âge d'or» du passé : la dynamique de leurs luttes spéci­fiques ne peut être que réaction­naire.

En réalité, dans la mesure où l'abolition de l'exploitation se confond, pour l'essentiel, avec l'abolition du salariat, seule la classe qui subit cette forme spéci­fique d'exploitation, c'est-à-dire le prolétariat, est en mesure de porter un projet révolutionnaire. Seule la classe exploitée au sein des rap­ports de production capitalistes, produit du développement de ces rapports de production, est ca­pable de se doter d'une perspective de dépassement de ces derniers.

Produit du développement de la grande industrie, d'une socialisa­tion comme jamais l'humanité n'en a connue du processus productif, le prolétariat moderne ne peut rêver d'aucun retour en arrière.([19] [205]) Par exemple, alors que la redistribution ou le partage des terres peut être une revendication «réaliste» des paysans pauvres, il serait absurde que les ouvriers, qui fabriquent de façon associée des produits incor­porant des pièces, des matières premières et une technologie qui proviennent du monde entier, se proposent de découper leur entre­prise en morceaux pour se la parta­ger. Même les illusions sur l'autogestion, c'est-à-dire une pro­priété commune de l'entreprise par ceux qui y travaillent (ce qui consti­tue une version moderne de la co­opérative ouvrière) commencent à avoir fait leur temps. Après de mul­tiples expériences, y compris ré­centes (comme l'usine LIP en France, au début des années 1970) qui, en général, se sont soldées par un affrontement entre l'ensemble des travailleurs et ceux qu'ils avaient nommés comme gérants, la majorité des ouvriers est bien consciente que, face à la nécessité de maintenir la compétitivité de l'entreprise dans le marché capita­liste, autogestion veut dire auto-ex­ploitation. C'est uniquement vers l'avant que peut regarder le prolé­tariat lorsque se développe sa lutte historique : non pas vers un mor­cellement de la propriété et de la production capitalistes, mais vers l'achèvement du processus de leur socialisation que le capitalisme a fait avancer de façon considérable mais qu'il ne peut, par nature, achever, même lorsqu'elles sont concentrées entre les mains d'un Etat national (comme c'était le cas dans les régimes staliniens).

Pour accomplir cette tâche, la force potentielle du prolétariat est considérable.

D'une part, dans la société capita­liste développée, l'essentiel de la richesse sociale est produite par le travail de la classe ouvrière même si, encore aujourd'hui, celle-ci est minoritaire dans la population mondiale. Dans les pays industria­lisés, la part du produit national qu'on peut attribuer à des travail­leurs indépendants (paysans, arti­sans, etc.) est négligeable. C'est même le cas dans les pays arriérés ou, pourtant, la majorité de la po­pulation vit (ou survit) du travail de la terre.

D'autre part, par nécessité, le capi­tal a concentré la classe ouvrière dans des unités de production géantes, qui n'ont rien à voir avec ce qui pouvait exister du temps de Marx. En outre, ces unités de pro­duction sont elles-mêmes, en géné­ral, concentrées au coeur ou à proximité de villes de plus en plus peuplées. Ce regroupement de la classe ouvrière, tant dans ses lieux d'habitation que de travail, consti­tue une force sans pareil dès lors qu'elle sait le mettre à profit, en particulier par le développement de sa lutte collective et de sa solida­rité.

Enfin, une des forces essentielles du prolétariat est sa capacité de prise de conscience. Toutes les classes, et particulièrement les classes ré­volutionnaires, se sont données une forme de conscience. Mais celle-ci ne pouvait être que mystifiée, soit que le projet mis en avant ne puisse aboutir (cas de la guerre des pay­sans en Allemagne, par exemple), soit que la classe révolutionnaire se trouve obligée de mentir, de mas­quer la réalité à ceux qu'elle voulait entraîner dans son action mais qu'elle allait continuer à exploiter (cas de la révolution bourgeoise avec ses slogans «Liberté, Egalité, Fraternité »). N'ayant, comme classe exploitée et porteuse d'un projet révolutionnaire qui abolira toute exploitation, à masquer ni aux autres classes, ni à lui-même, les objectifs et les buts ultimes de son action, le prolétariat peut dé­velopper, au cours de son combat historique, une conscience libre de toute mystification. De ce fait, celle-ci peut s'élever à un niveau de très loin supérieur à celui qu'a ja­mais pu atteindre la classe enne­mie, la bourgeoisie. Et c'est bien cette capacité de prise de conscience qui constitue, avec son organisation en classe, la force dé­terminante du prolétariat.

Dans la seconde partie de cet ar­ticle nous verrons comment le pro­létariat d'aujourd'hui conserve, malgré toutes les campagnes qui évoquent sa «r disparition » ou son «r intégration », toutes les caractéris­tiques qui en font la classe révolu­tionnaire de notre temps.

FM.

 « Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages ; une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes grâce à l'appréhension du rôle de cette classe. »

MARX, L'Idéologie Allemande.


[1] [206] Voir notamment l'article « L'expérience russe, propriété privée et propriété collec­tive » dans la Revue internationale n°61, 2e trimestre 1990, ainsi que notre série d'articles « Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle ».

[2] [207] Marx et Engels sont revenus par la suite sur cette affirmation en précisant qu'elle n'était valable qu'à partir de la dissolution de la communauté primitive dont l'existence fut confirmée par des travaux d'ethnologie de la seconde partie du 19è siècle, comme ceux de Morgan sur les indiens d'Amérique.

[3] [208] Certains « penseurs » de la bourgeoisie (tel le politicien français du 19e siècle Guizot, qui fut chef du gouvernement sous le règne de Louis-Philippe) sont aussi parvenus à une telle idée.

[4] [209] C'est valable également pour les écono­mistes «classiques», tels Smith ou Ricardo, dont les travaux ont été particulièrement utiles pour le développement de la théorie marxiste.

[5] [210] Il faut rendre à César ce qui est à César, et a Cornélius ce qui lui revient : avec une grande persévérance, les prévisions de ce dernier ont été démenties par les faits : n'avait-il pas «prévu» que, désormais, le ca­pitalisme avait surmonté ses crises éco­nomiques (voir notamment ses articles sur «La dynamique du capitalisme» au début des années 1960 dans Socialisme ou Barba­rie) ? N'avait-il pas annoncé à la face du monde, en 1981 (voir son livre Devant la guerre dont on attend toujours la seconde partie annoncée pour l'automne 1981), que l'URSS avait remporté de façon définitive la « guerre froide » («  déséquilibre massif en fa­veur de la Russie », « situation pratiquement impossible à redresser pour les Américains » ? De telles formules étaient vraiment les bien­venues à une époque où Reagan et la CIA es­sayaient de nous faire peur à propos de «  L'empire du mal. ») Cela n'a pas empêché les médias de continuer à lui demander son avis d’expert face aux grands événements de notre époque : malgré sa collection de gaffes, il conserve la gratitude de la bour­geoisie pour ses convictions et ses discours péremptoires contre le marxisme, convictions qui sont justement à l'origine de ses échecs chroniques.

[6] [211] Il est vrai que, dans beaucoup de pays, ces caractéristiques recouvrent partielle­ ment l'appartenance à des classes. Ainsi, dans beaucoup de pays du tiers-monde, no­tamment en Afrique, la classe dominante re­crute la plupart de ses membres dans telle ou telle ethnie : cela ne signifie pas, cependant, que tous les membres de cette ethnie soient des exploiteurs, loin de là. De même, aux Etats-Unis, les WASP (White Anglo-Saxon Protestants) sont proportionnellement les plus représentés dans la bourgeoisie : cela n'empêche pas l'existence d'une bourgeoisie noire (Colin Powel, chef d'Etat-major, est noir) ni d'une multitude de « petits blanc » qui se débattent contre la misère.

[7] [212] «  Souverain,... nous sommes venus vers toi pour demander justice et protection. (...) Or­donne et jure de les [nos principaux besoins] satisfaire, et tu rendras la Russie puissante et glorieuse, tu imprimeras ton nom dans nos coeurs, dans les coeurs de nos enfants et petits enfants, à tout jamais. » Voici en quels termes la pétition ouvrière s'adressait au Tzar de toutes les Russies. Il faut préciser tout de même que cette pétition affirmait aussi : « La limite de la patience est atteinte; pour nous, voici venu le terrible moment où la mort vaut mieux que le prolongement d'insupportables tourments. (...) Si tu re­fuses d'entendre notre supplication, nous mourrons ici, sur cette place, devant ton pa­lais. »

[8] [213] Cette possession ne prend pas nécessai­rement, comme on l’a vu avec le dévelop­pement du capitalisme d'Etat, et notamment sous sa version stalinienne, la forme d'une propriété individuelle, personnelle (et par exemple transmissible par héritage). C'est de plus en plus collectivement que la classe capitaliste «  possède » (au sens où elle en dis­pose, les contrôle, en bénéficie) les moyens de production, y compris lorsque ces der­niers sont étatisés.

[9] [214] La petite bourgeoisie n'est pas une classe homogène. Il en existe de multiples va­riantes qui ne possèdent pas toutes des moyens matériels de production. Ainsi, les acteurs de cinéma, les écrivains, les avocats, par exemple, appartiennent à cette catégorie sociale sans pour autant disposer d'outils spécifiques. Leurs «moyens de production» résident dans un savoir ou un « talent » qu'ils mettent en oeuvre dans leur travail.

[10] [215] Le serf n'était pas la simple « chose» du seigneur. Attaché à sa terre, il était vendu avec elle (ce qui est un point commun avec l'esclave). Cependant, il existait à l'origine un «  contrat » entre le serf et le seigneur : ce dernier, qui possédait des armes, lui assurait protection en contrepartie du travail, par le serf, des terres seigneuriales (les corvées) ou du versement d'une partie de ses récoltes.

[11] [216] Voir « Le communisme n'est pas un idéal..., I, Du communisme primitif au so­cialisme de l'utopie », Revue Internationale n°68, 1er trimestre 1992.

[12] [217] Voir notamment notre brochure sur La décadence du capitalisme.

[13] [218] A ce sujet, voir dans l'article « Le com­munisme n'est pas un bel idéal... » dans la Revue internationale n° 72, la façon dont la crise de surproduction exprime la faillite du capitalisme.

[14] [219] Voir à ce sujet, « Le communisme n'est pas un bel idéal... » dans la Revue internatio­nale n°68.

[15] [220] Owen en faisait partie qui, initialement grand industriel du textile, fit plusieurs ten­tatives, tant en Grande-Bretagne qu'aux Etats-Unis, pour créer des communautés qui finirent par se briser devant les lois capitalistes. Il contribua néanmoins à l'apparition des Trade-unions, les syndicats britanniques. Les utopistes français eurent encore moins de succès dans leurs entreprises. Pendant des années, Fourier attendit tous les jours à son bureau, en vain, que se présente le mécène qui allait financer sa cité idéale, et les tentatives de construction de «  phalanstères » de ses disciples (notamment aux Etats-Unis) aboutirent à des faillites économiques désastreuses. Quant aux doctrines de Saint-Simon, si elles eurent plus de succès, c'est en tant que credo de toute une série d'hommes de la bourgeoisie tels les frères Pereire, fondateurs d'une banque, ou Ferdinand de Lesseps, le constructeur du canal de Suez.

[16] [221] Il existe un prolétariat agricole dont le seul moyen d'existence est de vendre contre salaire sa force de travail aux propriétaires des terres. Cette partie de la paysannerie appartient à la classe ouvrière et consti­tuera, au moment de la révolution, sa tête de pont dans les campagnes. Cependant, vi­vant son exploitation comme conséquence d'une <r malchance » qui l'a privé de l'héritage d'une terre, ou qui lui a attribué une parcelle trop petite, le salarié agricole, qui souvent est saisonnier ou commis dans une exploita­tion familiale, tend, la plupart du temps, à se rallier au rêve d'une accession à la pro­priété et d'un meilleur partage des terres. Seule la lutte, à un stade avancé, du proléta­riat urbain lui permettra de se détourner de ces chimères en lui proposant comme pers­pective la socialisation de la terre au même titre que des autres moyens de production.

[17] [222] Cela n'empêche pas que, au cours de la période de transition du capitalisme au communisme, le regroupement des petits propriétaires terriens dans des coopératives pourra constituer une étape vers la socialisa­tion des terres, notamment en leur permet­tant de surmonter l'individualisme résultant de leur cadre de travail.

 [18] Ce qui est vrai pour les paysans Test en­core plus pour les artisans dont la place dans la société s'est réduite de façon bien plus ra­dicale encore que pour les premiers. Pour ce qui concerne les professions libérales (médecins privés, avocats, etc.), leur statut social et leurs revenus (qui les font regarder avec envie du côté de la bourgeoisie) ne les incitent en aucune manière à remettre en cause Tordre existant. Quant aux étudiants, dont la définition même indique qu'ils n'ont encore aucune place dans l'économie, leur destin est de se scinder entre les différentes classes dont ils proviennent par leurs ori­gines familiales ou auxquelles ils se desti­nent.

[19] [223] A l'aube du développement de la classe ouvrière, certains secteurs de celle-ci, mis au chômage à cause de l'introduction de nou­velles machines, avaient dirigé leur révolte contre ces machines en les détruisant. Cette tentative de retour en arrière n'était qu'une forme embryonnaire de la lutte ouvrière qui fut vite dépassée par le développement éco­nomique et politique du prolétariat.

Géographique: 

  • Europe [186]

Questions théoriques: 

  • Le cours historique [118]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [103]
  • La Révolution prolétarienne [224]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [6°partie]

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Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie.
 

Comme on l'a vu dans l'article précédent ([1] [225]), le Manifeste communiste prévoyait une explosion révolutionnaire imminente. Il n'était pas seul à l'attendre :

« ... il était assez significatif que la conscience d'une révolution sociale imminente... ne se limitât pas aux révolutionnaires qui l'exprimaient de la façon la plus élaborée, ni aux classes dominantes dont la peur des masses appauvries n'est jamais bien loin sous la surface aux époques de changement social. Les pauvres eux-mêmes la sentaient. Les couches instruites l'exprimaient. "Tous les gens bien informés", écrivait d'Amsterdam le consul américain durant la famine de 1847, rappor­tant les sentiments des émigrants allemands qui traversaient la Hol­lande, "pensent que la crise est si inextricablement mêlée aux évène­ments de l'époque actuelle qu"elle' n'est que le commencement de cette grande Révolution qu'ils considèrent être appelée, tôt ou tard, à dissoudre l'état de choses existant". »([2] [226])

Confiant dans le fait que d'énormes soulèvements sociaux étaient sur le point d'éclater, mais conscient du fait que les nations d'Europe n'étaient pas toutes à la même étape de         développement historique, le Manifeste communiste, dans sa dernière partie, met en avant certaines considérations tactiques pour l'intervention de la minorité communiste.

La démarche générale reste la même dans tous les cas : « Les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans ce mouvement du présent, ils représentent en même temps l'avenir. (...) les communistes appuient partout les mouvements révolutionnaires contre les institutions sociales et politiques existantes. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la ques­tion de la propriété, quel que soit le degré de développement qu'elle ait pu atteindre : c'est la question fondamentale. »([3] [227])

Plus concrètement, reconnaissant que la majorité des pays d'Europe n'avait même pas encore atteint l'étape de la démocratie bour­geoise, que l'indépendance natio­nale et l'unification constituaient encore la question centrale dans des pays comme l'Italie, la Suisse et la Pologne, les communistes s'engageaient dans la lutte aux cô­tés des partis démocrates bourgeois et des partis de la petite-bourgeoise radicale, contre les vestiges de la stagnation féodale et de l'absolutisme.

La tactique est expliquée particu­lièrement en détail en ce qui concerne l'Allemagne : «  C'est sur l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise. Cette révolu­tion, l'Allemagne l'accomplit donc dans des conditions plus avancées de civilisation européenne, et avec un prolétariat plus développé que l'Angleterre et la France n'en possé­daient au XVII° et au XVIII° siècles. Par conséquent, en Allemagne, la révolution bourgeoise sera forcément le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne. »([4] [228])

Donc, la tactique consistait à soutenir la bourgeoisie dans la mesure où elle menait la révolution anti­féodale, mais de toujours défendre l'autonomie du prolétariat, par dessus tout dans l'attente d'une ré­volution prolétarienne qui suivrait immédiatement. Dans quelle mesure les événements de 1848 ont-ils donné raison à ces pronostics ? Et quelles leçons Marx et son « parti » ont-ils tiré, au lendemain de ces évènements ?

 
La révolution bourgeoise et le spectre du prolétariat

Comme on l'a dit, les pays d'Europe se trouvait, en 1848, à des niveaux sociaux et politiques diffé­rents. C'est seulement en Grande-Bretagne que le capitalisme était pleinement développé et que la classe ouvrière constituait la majo­rité de la population. En France, la classe ouvrière avait acquis une ex­périence de base considérable, à travers la participation à une série de soulèvements révolutionnaires depuis 1789. Mais sa maturité politique relative se restreignait quasiment totalement au prolétariat de Paris, et, même à Paris, la produc­tion industrielle à grande échelle n'en était encore qu'à ses débuts, ce qui signifiait que les fractions politiques de la classe ouvrière (Blanquistes, Proudhoniens, etc.) tendaient à refléter le poids des préjugés et des conceptions obso­lètes de l'artisanat. Quant au reste de l'Europe - l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, les régions centrales et orientales - les conditions politiques et sociales y étaient extrê­mement arriérées. Ces régions étaient, pour leur plus grande par­tie, divisées en une mosaïque de pe­tits royaumes et n'existaient pas comme Etats nationaux centralisés. Des vestiges féodaux de toutes sortes pesaient lourdement sur la société et la structure de l'Etat.

Aussi, dans la majorité de ces pays, l'achèvement de la révolution bourgeoise était-il la première chose à l'ordre du jour : se débar­rasser des vieux restes de féodalité, établir des Etats nationaux unifiés, instaurer le régime politique de la démocratie bourgeoise. Et cepen­dant, bien des choses avaient changé depuis l'époque de la révo­lution bourgeoise « classique » de 1789, introduisant toute une série de complications et de contradic­tions dans la situation. Au départ, les soulèvements révolutionnaires de 1848 ne furent pas tant provo­qués par une crise de la « féodalité »que par l'une des grandes crises cycliques du capita­lisme juvénile : la grande dépres­sion de 1847 qui, arrivant dans le sillage d'une série de moissons dé­sastreuses, avait réduit le niveau de vie des masses à un niveau intolé­rable. Deuxièmement, ce sont, avant tout, les masses urbaines de prolétaires ou de semi-prolétaires de Paris, Berlin, Vienne et d'autres villes qui ont mené les soulèvements contre le vieil ordre. Et comme le Manifeste l'avait montré, le prolétariat était déjà devenu une force distincte, bien plus qu'il ne l'avait été en 1789 ; non seulement au niveau social mais également sur le plan politique. La montée du mou­vement Chartiste en Grande-Bre­tagne l'avait confirmé. Mais c'est, d'abord et avant tout, le grand soulèvement de juin 1848 à Paris qui a vérifié la réalité du prolétariat tel qu'il est défini dans le Mani­feste : une force politique indépen­dante irrévocablement opposée à la domination du capital.

En février 1848, la classe ouvrière parisienne avait constitué la force principale derrière les barricades, dans le soulèvement qui avait ren­versé la monarchie de Louis-Phi­lippe et instauré la République. Mais au cours des mois suivants, l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie « démocratique » était devenu ouvert et aigu, au fur et à mesure que cette dernière montrait clairement qu'elle était incapable, pratiquement, de faire quoi que ce soit pour soulager la détresse économique du premier. La résistance du prolétariat fut formulée dans la revendication confuse du « droit au travail », lorsque le gouvernement ferma les Ateliers nationaux qui avaient apporté aux ouvriers un minimum de secours face au chômage. Néanmoins, comme le défend Marx dans Les luttes de classe en France, écrit en 1850, derrière ce slogan dérisoire s'expriment les débuts d'un mouvement pour la sup­pression de la propriété privée. Il est certain que la bourgeoisie elle-même était consciente de ce dan­ger ; lorsque les ouvriers parisiens firent des barricades pour défendre les Ateliers nationaux, le soulèvement fut réprimé avec la plus grande férocité : « On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart manquant d'armes, tinrent en échec cinq jours durant l'armée, la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la province. On sait que la bourgeoisie se dédommagea de ses transes mor­telles par une brutalité inouïe et massacra plus de 3 000 prison­niers.»([5] [229])

En fait, ce soulèvement confirma les pires craintes de la bourgeoisie dans toute l'Europe, et son issue devait avoir de profondes consé­quences sur le développement ulté­rieur du mouvement révolution­naire. Traumatisée par le spectre du prolétariat, l'assurance de la bourgeoisie s'affaiblit et elle se trouva incapable de poursuivre sa propre révolution contre l'ordre établi. Ceci fut bien sûr amplifié par des facteurs matériels : dans les pays dominés par l'absolutisme, l'appréhension de la bourgeoisie était aussi le produit de son déve­loppement économique et politique tardif. De toutes façons le résultat fut que, plutôt que de faire appel à l'énergie des masses pour mener sa bataille contre le pouvoir féodal, comme elle l'avait fait en 1789, la bourgeoisie se compromit de plus en plus avec la réaction afin de contenir le danger qui venait « d'en bas » . Ce compromis prit des formes diverses. En France, il pro­duisit l'étrange anomalie d'un se­cond Bonaparte qui s'infiltra dans la brèche du pouvoir parce que les mécanismes « démocratiques » de la bourgeoisie semblaient uniquement ouvrir la porte aux vents froids de l'agitation sociale et de l'instabilité politique. En Allemagne, il fut incarné par la timidité et la mollesse particulières de la bourgeoisie dont le manque de résistance face à la réaction absolutiste fut si souvent stigmatisé par Marx, en particulier dans l'article « La bourgeoisie et la contre-révolution » publié dans la Neue Reinische Zeitung du 15 dé­cembre 1848: « La bourgeoisie al­lemande avait évolué avec tant d'indolence, de lâcheté, de lenteur qu'au moment où elle se dressa me­naçante en face du féodalisme et de l'absolutisme, elle aperçut en face d'elle le prolétariat menaçant ainsi que toutes les fractions de la bour­geoisie dont les idées et les intérêts sont apparentés à ceux du proléta­riat. » Cela la rendait « indécise face à chacun de ses adversaires pris sé­parément parce qu'elle les voyait toujours tous les deux devant ou der­rière elle ; encline dès l'abord à tra­hir le peuple et à tenter des compromis avec le représentant couronné de l'ancienne société... sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, montrant les dents à ceux d'en haut, tremblant devant ceux d'en bas... telle un vieillard maudit, affaibli par l'âge, elle se voyait condamnée à diriger et à détourner, dans son propre intérêt, les premières mani­festations de jeunesse d'un peuple robuste - sans yeux ! Sans oreilles ! Sans dents ! Sans rien - c'est ainsi que la bourgeoisie prussienne se trouva après la révolution de mars à la barre de l'Etat prussien. »([6] [230])

Mais bien que la bourgeoisie fût « mortellement terrorisée » par le prolétariat, ce dernier n'était pas assez mûr, historiquement parlant, pour assumer la direction politique des révolutions. Déjà la puissante classe ouvrière britannique se trou­vait quelque peu isolée des événe­ments qui se déroulaient sur le continent européen ; et le Char­tisme, en dépit de l'existence d'une tendance consistante sur son aile gauche, cherchait avant tout à faire une place à la classe ouvrière à l'intérieur de la société « démocratique », c'est-à-dire bour­geoise. Il est certain que la bour­geoisie britannique fut assez intelli­gente pour trouver un moyen d'intégrer graduellement la reven­dication du suffrage universel de telle sorte que, loin de menacer le règne politique du capital, comme Marx lui-même l'avait pensé, elle en devint l'un des piliers. A côté de cela, au moment même où l'Europe continentale était traversée par tous ces soulèvements, le capitalisme britannique se trouvait à la veille d'une nouvelle phase d'expansion. En France, bien que la classe ouvrière y ait fait les plus grands progrès politiques, elle n'avait pas été capable d'échapper aux pièges de la bourgeoisie, et encore moins de se poser comme porteuse d'un nouveau projet social. Le soulèvement de juin 1848 avait, en fait, été pratiquement provoqué par la bourgeoisie, et les aspirations communistes qu'il contenait, étaient restées plus implicites qu'explicites. Comme le dit Marx dans Les luttes de classe en France : « Ce fut la bourgeoisie qui contraignit le prolétariat de Paris à l'insurrection de Juin. De là son arrêt de condamnation. Ni ses besoins immédiats avoués ne le poussaient à vouloir obtenir par la violence le renversement de la bourgeoisie, il n'était pas encore de taille à accomplir cette tâche. Force fut au Moniteur de lui apprendre officiellement que le temps n'était plus où la République jugeait à propos de rendre les honneurs à ses illusions, et seule la défaite le convainquit de cette vérité que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu'elle veut se réaliser. »([7] [231])

Aussi, loin d'arriver rapidement à une révolution prolétarienne comme le Manifeste l'avait espéré, les mouvements de 1848 aboutirent-ils à peine à l'achèvement par la bourgeoisie de sa propre révolu­tion.

 
L'intervention de la Ligue des Communistes

Les révolutions de 1848 soumirent ainsi très tôt la Ligue des Commu­nistes à l'épreuve du feu. Rarement a été accordée à une organisation communiste, si rapidement après sa naissance, la récompense parfois incertaine d'être plongée dans le grand bain d'un gigantesque mou­vement révolutionnaire. Marx et Engels, ayant opté pour l'exil politique loin du régime débilitant des Junkers, retournèrent en Allemagne pour prendre part aux événements vers lesquels les guidaient nécessai­rement leurs convictions. Etant donnée l'absence totale d'expérience directe de la Ligue des Communistes dans des événements d'une telle échelle, il aurait été surprenant que le travail mené par cette organisation durant cette pé­riode - y compris celui des ses élé­ments les plus avancés théoriquement - fût exempt d'erreurs ; il y en eut parfois de très sérieuses. Mais la question de fond, ce n'est pas de savoir si la Ligue des Communistes a commis des erreurs, mais si l'ensemble de son intervention était cohérent avec les tâches fondamentales qu'elle s'était donnée dans sa prise de position sur les principes politiques et la tactique, dans le Manifeste Communiste.

L'une des caractéristiques les plus frappantes de l'intervention de la Ligue des Communistes dans la ré­volution allemande de 1848, c'est son opposition à l'extrémisme ré­volutionnaire facile. Aux yeux de la bourgeoisie - ou tout au moins dans ses organes de propagande - les communistes constituaient le nec plus ultra du fanatisme et du terro­risme, de féroces facteurs de des­truction et de nivellement social forcé. Durant cette période, on parlait de Marx lui-même comme du « Docteur Terreur Rouge » et il fut constamment accusé de prépa­rer de sournois complots pour as­sassiner les têtes couronnées de l'Europe. En réalité, l'activité du « parti de Marx » dans cette période fut remarquable pour sa sobriété.

D'abord, durant les premiers jours grisants de la révolution, Marx s'opposa publiquement au roman­tisme révolutionnaire des « lé­gions » créées en France par des ré­volutionnaires expatriés et , qui avaient pour but de ramener la ré­volution en Allemagne à la pointe de la baïonnette. A l'encontre de cela, Marx souligna que la révolu­tion n'était pas en premier lieu une question militaire, mais surtout une question sociale et politique ; il mit sèchement en évidence que la bour­geoisie française K démocrati­que» ne serait que trop heureuse de voir ces troublions révolutionnaires allemands partir combattre les ty­rans féodaux d'Allemagne - et qu'elle n'avait pas négligé d'avertir comme il convient les autorités al­lemandes de leur arrivée. Dans le même ordre d'idées, Marx prit po­sition contre un soulèvement isolé et intempestif à Cologne dans la phase déclinante de la révolution, puisqu'il aurait encore une fois mené les masses dans les bras ten­dus de la réaction qui avait pris des mesures explicites pour provoquer ce soulèvement.

Au niveau politique plus global, Marx a dû également combattre les communistes qui croyaient que la révolution des ouvriers et l'avènement du communisme étaient à l'ordre du jour à court terme ; ceux qui dédaignaient la lutte pour la démocratie politique bourgeoise et considéraient que les communistes ne devaient parler que des conditions de la classe ou­vrière et de la nécessité du commu­nisme. A Cologne où Marx passa la plus grande partie de la période ré­volutionnaire comme éditeur du journal démocrate radical, la Neue Reinische Zeitung, le principal dé­fenseur de ce point de vue était le bon Dr Gotteschalk qui se considé­rait comme un véritable homme du peuple et critiquait sévèrement Marx de n'être rien d'autre qu'un terroriste de salon, puisque celui-ci défendait de façon si opiniâtre que l'Allemagne n'était pas mûre pour le communisme, que la bourgeoisie devait d'abord venir au pouvoir et faire sortir l'Allemagne de son ar­riération féodale, et que, par conséquent, la tâche des commu­nistes était de soutenir la bourgeoi­sie « sur la gauche », de participer au mouvement populaire pour faire en sorte qu'il pousse sans cesse la bourgeoisie à aller jusqu'aux limites extrêmes de son opposition à l'ordre féodal.

En termes d'organisation pratique, cela signifiait la participation aux Unions démocratiques qui surgi­rent, comme leur nom l'indique, en vue de rassembler tous ceux qui lut­taient de façon décidée et sincère contre l'absolutisme féodal et pour l'instauration de structures politiques démocratiques bourgeoises. Mais l'on peut dire qu'en réagissant contre les excès volontaristes de ceux qui voulaient sauter d'un seul coup par dessus la phase démocra­tique bourgeoise, Marx est allé trop loin dans l'autre direction et a ou­blié certains des principes établis dans le Manifeste. A Cologne, la tendance de Gotteschalk consti­tuait la majorité de la Ligue, et pour contrer son influence, à un moment donné, Marx a dissous complètement la Ligue Politiquement la Neue Reinische Zeitung continua pendant toute une période sans rien dire sur les conditions de la classe ouvrière, et en particulier sur la nécessité que les ouvriers gardent leur autonomie politique face à toutes les fractions de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. C'était à peine compatible avec les notions d'indépendance du prolétariat mises en avant dans le Manifeste et, comme nous le ver­rons, Marx fit son autocritique sur cette question, en particulier dans ses premières tentatives de dresser un bilan de l'activité de la Ligue des communistes dans le mouvement. Mais la question fondamentale reste : ce qui a guidé Marx durant cette période, comme pendant toute sa vie, c'était la reconnais­sance que le communisme était plus qu'une nécessité en termes de be­soin humain fondamental : il devait aussi être une possibilité réelle étant données les conditions objec­tives atteintes par le développement social et historique. Ce débat de­vait aussi ressurgir dans la Ligue au lendemain de la révolution.

 
Leçons de la défaite : la nécessité de l'autonomie du prolétariat

Par bien des aspects, les contribu­tions politiques les plus impor­tantes de la Ligue des Commu­nistes, à part évidemment le Mani­feste lui-même, sont les documents élaborés au lendemain des mouve­ments de 1848 ; le « bilan » que l'organisation tira concernant sa propre participation aux révoltes. Cela est vrai, même si les débats que ces documents expriment ou provoquent ont amené à une scis­sion fondamentale et à la dissolu­tion, dans les faits, de l'organisation.

Dans la circulaire du Comité cen­tral de la Ligue des Communistes, publiée en mars 1850, il y a une critique - en fait une autocritique puisque c'est Marx lui-même qui l'a rédigée - des activités de la Ligue durant les événements révolution­naires. Le document, tout en re­connaissant sans hésitation que les pronostics politiques généraux de la Ligue avaient été amplement confirmés par les événements ré­volutionnaires, et que ses membres avaient été les combattants les plus déterminés de la cause révolution­naire, montre que l'affaiblissement organisationnel de la Ligue - en fait sa dissolution dans les premières étapes de la révolution en Alle­magne - avait gravement exposé la classe ouvrière à la domination po­litique des démocrates petit-bour­geois : « ...l'ancienne et solide or­ganisation de la Ligue s'est considé­rablement relâchée. Beaucoup de membres, directement engagés dans le mouvement révolutionnaire, se sont imaginé que le temps des socié­tés secrètes était passé et que l'action publique pouvait suffire seule. Un certain nombre de cercles et de communes (les unités de base de l'organisation de la Ligue) ont laissé leurs relations avec le conseil central se relâcher et s'assoupir peu à peu. Tandis que le parti démocra­tique, le parti de la petite-bourgeoi­sie, s'organisait donc de plus en plus en Allemagne, le parti ouvrier per­dait son seul lien solide ; c'est tout au plus s'il conservait dans quelques localités, son organisation en vue de buts locaux ; et c'est pour cela que, dans le mouvement général, il est tombé complètement sous la domi­nation et la direction des démocrates petits-bourgeois. Il faut mettre fin à cet état de choses et rétablir   l'autonomie des ouvriers. » ([8] [232]). Il n'y a aucun doute sur le fait que, dans ce texte, l'élément le plus important est la claire défense de la nécessité de lutter pour l'indépendance organisationnelle et politique la plus totale de la classe ouvrière, même durant les révolutions menées par d'autres classes.

C'était une nécessité pour deux raisons.

D'abord, si comme en Allemagne, la bourgeoisie se montrait inca­pable d'accomplir ses propres tâches révolutionnaires, le proléta­riat devait agir et s'organiser de fa­çon indépendante pour accélérer la révolution malgré les réticences et le conservatisme de la bourgeoisie : ici, le modèle est constitué, dans une certaine mesure, par la pre­mière Commune de Paris, celle de 1793 où les masses « populaires» s'étaient organisées en assemblées et en sections lo­cales, centralisées au niveau de la ville dans la Commune, afin de pousser la bourgeoisie jacobine à poursuivre l'élan de la révolution.

En même temps, même si les élé­ments démocrates les plus radicaux venaient au pouvoir, ils seraient contraints, par la logique de leur position, de se retourner contre les ouvriers et de les soumettre à l'ordre et à la discipline bour­geoise, dès qu'ils seraient devenus les nouveaux timoniers de l'Etat. Cela s'était avéré en 1793 et après, quand la bourgeoisie s'était mise à découvrir de plus en plus d' « ennemis à gauche » ; ça avait été démontré dans le sang par les journées de juin 1848 à Paris ; et selon Marx, cela aurait encore lieu lors de la prochaine reprise révolution­naire en Allemagne. Marx prévoyait qu'à la suite de l'échec de la bourgeoisie libérale, de son inca­pacité à s'affronter au pouvoir ab­solutiste, les démocrates petit-bourgeois seraient portés à la direc­tion du prochain gouvernement ré­volutionnaire mais qu'ils tenteraient aussi sur le champ de désar­mer et d'attaquer la classe ouvrière. Et pour cette raison même, le pro­létariat ne pouvait se défendre de telles attaques qu'en maintenant son indépendance de classe. Cette indépendance comportait trois di­mensions :

- L'existence et l'action d'une orga­nisation communiste en tant que fraction politique la plus avancée de la classe :

« En ce moment, où les petits-bour­geois démocratiques sont partout opprimés, ils prêchent en général au prolétariat l'union et la réconci­liation ; ils lui tendent la main et s'efforcent de constituer un grand parti d'opposition, qui embrasse toutes les nuances du parti démo­cratique ; en d'autres termes, ils s'efforcent d'enrôler les ouvriers dans une organisation de parti où prédominent les lieux communs généraux de la social-démocratie servant de paravent à leurs intérêts particuliers, et où défense est faite, pour ne pas troubler la bonne entente, de mettre en avant les reven­dications précises du prolétariat. Une telle union tournerait uniquement à l'avantage des petits-bour­geois démocratiques et tout à fait au désavantage du prolétariat. Le prolétariat perdrait en totalité sa situation indépendante, achetée par tant de peines, et retomberait au rang de simple annexe de la démocratie bourgeoise officielle. Cette union doit donc être repous­sée de la façon la plus catégorique. Au lieu de se ravaler une fois en­core à servir de claque aux démo­crates bourgeois, les ouvriers, et surtout la Ligue, doivent travailler à constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation autonome, secrète et publique, du parti ouvrier, et à faire de chaque com­mune le centre et le noyau de grou­pements ouvriers où la position et les intérêts du prolétariat seront discutés indépendamment d'in­fluences bourgeoises. »([9] [233]).

- Le maintien des revendications autonomes de classe, soutenues par des organisations unitaires de la classe, c'est-à-dire des organes regroupant tous les ouvriers en tant qu'ouvriers :

« Pendant la lutte et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occa­sion formuler leurs propres reven­dications à côté des revendications des démocrates bourgeois. Il faut qu'ils exigent des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois dé­mocratiques se disposent à prendre le gouvernement en mains. Il faut, au besoin, qu'ils obtiennent ces ga­ranties de haute lutte et s'arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et à toutes les promesses possibles ; c'est le plus sûr moyen de les compromettre. L'ivresse du triomphe et l'engouement pour le nouvel état de choses, conséquence de toute vic­toire remportée dans la rue, il faut qu'ils s'ingénient à les amortir le plus possible, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l'égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu'à côté des nou­veaux gouvernements officiels, ils établissent en même temps leurs propres gouvernements ouvriers ré­volutionnaires, soit sous forme de municipalités ou de conseils muni­cipaux, soit par des clubs ou des comités ouvriers, de telle façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement perdent aussitôt l'appui des ouvriers, mais se sentent, de prime abord, surveillés et menacés par des autorités ayant derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot : aussitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploi­ter seul la victoire commune. »([10] [234]).

- Ces organes doivent être armés ; à aucun moment le prolétariat ne doit se faire piéger en rendant ses armes au gouvernement officiel :

« Mais pour pouvoir prendre une attitude énergique et menaçante à l'égard de ce parti, dont la trahison envers les ouvriers commencera dès la première heure de la victoire, il faut que les ouvriers soient armés et organisés. Il faut faire immédia­tement le nécessaire pour que tout le prolétariat soit armé de fusils, de carabines, de canons et qu'il ait des munitions ; et il faut, par contre, s'opposer au rétablissement de l'ancienne garde nationale diri­gée contre les ouvriers. Là où ce rétablissement ne peut être empê­ché, les ouvriers doivent essayer de s'organiser en garde prolétarienne autonome, avec des chefs élus par eux-mêmes et son propre état-ma­jor également élu par eux, et sous les ordres, non pas du pouvoir pu­blic, mais des conseils municipaux révolutionnaires formés par les ou­vriers. Là où les ouvriers sont oc­cupés au compte de l'Etat, il faut qu'ils fassent en sorte d'être armés et organisés en un corps spécial avec des chefs de leur choix ou un détachement de la garde proléta­rienne. Il ne faut, sous aucun prétexte, se dessaisir des armes et des munitions, et il faut empêcher, au besoin par la force, toute tentative de désarmement. »([11] [235]).

Ces conclusions, ces définitions de ce qu'entraîne pratiquement l'indépendance de classe dans une situation révolutionnaire, ne revê­tent pas tant une importance comme prescription pour un type de révolution qui n'était plus véri­tablement à l'ordre du jour, mais en tant qu'anticipation historique d'un futur facilement reconnaissable - celui des grands conflits ré­volutionnaires de 1871, 1905 et 1917, où la classe ouvrière a dû créer ses propres organes de combat politique et se présenter comme candidat possible au pouvoir. Dans la circulaire de la Ligue, on trouve toute la notion de la dualité de pouvoir, dans une situation sociale dans laquelle la classe ouvrière commence à atteindre un degré d'autonomie politique et organisa­tionnelle tel qu'elle constitue une menace directe envers la direction bourgeoise de la société ; et au-delà de l'instabilité inhérente à toute si­tuation de dualité de pouvoir, la notion de dictature du prolétariat, de prise et d'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière or­ganisée. Dans le texte de la Ligue, apparaît l'idée que les formes em­bryonnaires de ce pouvoir proléta­rien surgissent en dehors et contre les organes officiels de l'Etat bour­geois. Elles sont (Marx se réfère ici spécifiquement aux clubs ouvriers) une « coalition de toute la classe ou­vrière contre toute la classe bour­geoise - la formation d'un Etat ou­vrier contre l'Etat bourgeois. »([12] [236]) Ces lignes contiennent par consé­quent les germes de la position se­lon laquelle la prise du pouvoir par la classe ouvrière n'implique pas la prise de l'appareil d'Etat existant, mais sa destruction violente par les propres organes ouvriers de pouvoir. Les germes seulement car cette position n'avait été aucunement clarifiée par une expérience historique décisive : bien que Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte fasse, en passant, explicitement référence à la nécessité de détruire l'Etat plutôt que de le contrôler - « Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser, »([13] [237]) -, à la même époque Marx était encore convaincu que les ouvriers pourraient parvenir au pouvoir dans cer­tains pays (comme en Grande-Bre­tagne) à travers le suffrage univer­sel. La question était traitée en fonction des conditions nationales particulières et non comme un pro­blème de principe général.

Cette question ne fut pas pleinement clarifiée tant que le mouve­ment historique réel n'est pas intervenu de façon décisive dans la dis­cussion : c'est la Commune de Paris qui la tranchera. Mais nous pouvons déjà voir la continuité entre les conclusions tirées à partir de la Commune, selon lesquelles le pouvoir politique du prolétariat re­quiert l'apparition d'un nouveau réseau d'organes de classe, un «État» révolutionnaire centralisé qui ne peut vivre à côté de l'appareil d'Etat existant. On voit ici        la profondeur de vue « prophétique » de Marx ; mais ces prévisions ne sont pas de simples spéculations. Elles sont solidement enracinées dans l'expérience pas­sée ; l'expérience de la première Commune de Paris, des clubs et des sections révolutionnaires de 1789-95 et surtout des journées de juin 1848 en France où le prolétariat a surgi et s'est armé comme force so­ciale distincte, mais fut écrasé, dans une grande mesure, parce qu'il était insuffisamment armé po­litiquement. Si l'on ne tient pas compte des limites historiques au sein desquelles ces textes de la Ligue furent rédigés, les leçons qu'ils contiennent sur la nécessité d'une action et d'une organisation indépendantes de la classe ouvrière restent toujours aussi essentielles ; sans cela, la classe ouvrière ne prendra jamais le pouvoir et le communisme ne sera vraiment rien de plus qu'un rêve.

 
La révolution permanente : de façon permanente non réalisée.

Néanmoins, nous ne pouvons igno­rer le fait que ces appels à l'autonomie prolétarienne furent lancés dans une perspective histo­rique particulière : celle de la « révolution permanente ».

Le Manifeste avait envisagé une transition rapide de la révolution bourgeoise en révolution proléta­rienne en Allemagne. Comme nous l'avons dit, l'expérience réelle de 1848 avait convaincu Marx et sa tendance du fait que la bourgeoisie allemande était congénitalement incapable de mener sa propre ré­volution ; que lors de la prochaine explosion révolutionnaire, que la Circulaire de mars 1850 voyait en­core comme une perspective à court terme, les démocrates petit-bourgeois, les «social-démo­crates » comme on les appelait parfois à l'époque, viendraient au pouvoir. Mais cette couche sociale se montrerait également incapable de mener la destruction complète des rapports féodaux et allait être, de toutes façons, forcée d'attaquer et de désarmer le prolétariat dès qu'elle assumerait une fonction gouvernementale. La tâche d'achever véritablement la révolu­tion bourgeoise reviendrait donc au prolétariat, mais ce faisant, ce dernier serait contraint d'aller de l'avant, vers sa propre révolution communiste.

Le fait que ce schéma était inappli­cable aux conditions très arriérées de l'Allemagne, fut ensuite, comme nous le verrons, rapidement re­connu par Marx, lorsqu'il prit conscience que le capitalisme eu­ropéen se trouvait encore dans sa phase pleinement ascendante. Ceci est également reconnu par les commentateurs et les historiens gauchistes. Mais selon ces derniers, « la tactique de la révolution permanente, bien qu'inapplicable dans l'Allemagne de 1850, a constitué un legs politique valable pour le mouvement ouvrier. Elle fut proposée par Trotski dans la Russie de 1905, bien que Lénine ait encore considéré comme prématurée la tentative de transformer la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. En 1917 cependant, dans le contexte de la crise européenne apportée par la guerre mondiale,  Lénine  et  le parti  bolchevik furent capables d'appliquer victorieusement la tactique de la révolution permanente, menant la révolution russe cette année là, du renversement du tsarisme au renversement du capitalisme lui-même. »([14] [238]).

En réalité, c'est l'idée même de la révolution permanente qui était ba­sée sur une insoluble énigme : l'idée qu'en même temps que la révolu­tion prolétarienne serait possible dans certains pays, d'autres parties du monde auraient (ou ont) encore des tâches bourgeoises à achever ou des étapes à franchir. C'était un problème authentique pour Marx, mais il fut dépassé par l'évolution historique elle-même qui démontra que le capitalisme ne pouvait poser les conditions de la révolution pro­létarienne qu'à l'échelle mondiale. C'est en tant que système interna­tional unique que le capitalisme, avec l'éclatement de la première guerre mondiale, est entré dans sa phase de décadence, dans l' « époque de guerres et de révolu­tions ». La tâche qui se présentait au prolétariat en Russie n'était pas l'achèvement de quelque étape bourgeoise, mais la prise du pouvoir politique comme premier pas vers la révolution prolétarienne mondiale. Contrairement aux ap­parences, Février 17 ne fut pas une « révolution bourgeoise», et ne re­présenta pas l'accession au pouvoir d'une couche sociale intermédiaire. Février 1917 fut une révolte proléta­rienne face à laquelle toutes les forces de la bourgeoise firent tout ce qui était en leur pouvoir pour la dévoyer et la défaire ; ce qui fut très rapidement prouvé c'est que toutes les fractions de la bourgeoisie, loin d'être « révolutionnaires », se consacrèrent corps et âme à la guerre impérialiste et à la contre-révolution, et que la petite-bourgeoisie et d'autres couches inter­médiaires ne disposaient d'aucun programme politique ou social propre, mais étaient condamnées à tomber d'un côté ou de l'autre des deux classes historiques de la so­ciété.

Quand Lénine écrivit les Thèses d'Avril en 1917, il liquida toutes les notions dépassées d'une étape à mi-chemin entre la révolution proléta­rienne et la révolution bourgeoise, tous les vestiges de conceptions pu­rement nationales du changement révolutionnaire. En effet, les Thèses rendaient superflu le concept ambigu de la révolution permanente et affirmaient que la révolution de la classe ouvrière est communiste et internationale, ou qu'elle n'est rien.

 
Clarification de la perspective communiste : le concept de décadence

Les clarifications les plus impor­tantes sur la perspective du com­munisme provinrent du débat qui surgit dans la Ligue peu de temps après la publication de sa première Circulaire post-révolutionnaire. Il devint rapidement clair pour Marx et ceux qui lui étaient politiquement proches, que la contre-révolu­tion avait triomphé dans toute l'Europe, et qu'en fait, il n'existait pas de perspective de lutte révolu­tionnaire imminente. Plus que toute autre chose, ce qui l'en a convaincu, ce n'était pas simplement les victoires politiques et mili­taires de la réaction, mais la recon­naissance, basée sur un travail as­sidu de recherche économique dans sa nouvelle condition d'exilé en Grande-Bretagne, du fait que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase de croissance. Comme il l'a écrit dans Les luttes de classe en France :

«Etant donné cette prospérité géné­rale dans laquelle les forces produc­tives de la société bourgeoise se dé­veloppent aussi abondamment que le permettent les conditions bour­geoises, on ne saurait parler de vé­ritable révolution. Une telle révolu­tion n'est possible que dans les pé­riodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les unes avec les autres. Les différentes querelles auxquelles s'adonnent aujourd'hui les représentants des diverses frac­tions du parti de l'ordre continental et où elles se compromettent récipro­quement, bien loin de fournir l'occasion de nouvelles révolutions, ne sont, au contraire, possibles que parce que la base des rapports est momentanément si sûre, et, ce que la réaction ne sait pas, si bour­geoise. Toutes les tentatives de réac­tion pour arrêter le développement bourgeois s'y briseront aussi fortement que toute l'indignation morale et toutes les proclamations enthousiastes des démocrates. Une nou­velle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre. » ([15] [239]).

Par conséquent, la tâche à laquelle les communistes devaient faire face, n'était plus constituée par la préparation immédiate de la révo­lution, mais, avant tout, par la compréhension théorique de la si­tuation historique objective, la des­tinée réelle du capital et donc les véritables bases d'une révolution communiste.

Cette perspective rencontra une opposition virulente chez les élé­ments les plus immédiatistes dans le parti, la tendance Willich-Schapper qui, lors de la réunion fa­tidique du Comité central de la Ligue des communistes en sep­tembre 1850, déclara que la polé­mique avait lieu entre ceux « qui or­ganisent le prolétariat » (c'est-à-dire eux-mêmes, les véritables ouvriers communistes) et « ceux qui agissent avec la plume »([16] [240]) (c'est-à-dire Marx et ses théoriciens de salon). Marx pose la véritable question dans sa réponse ; il signale que : « Pendant notre dernier débat en particulier, sur la question de "La position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution", des membres de la minorité du Comité central ont exprimé des points de vue en contradiction directe avec notre avant-dernière Circulaire, et même avec le Manifeste. »([17] [241]) « A la place de la conception critique, la minorité met une conception dogmatique, et à la place de la conception matérialiste, une conception idéaliste. Au lieu des conditions réelles, c'est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution. Nous, nous disons aux ouvriers : "Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions exis­tantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique". Vous, au contraire, vous dites : "Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher". Nous, nous attirons tout spécialement l'attention des ou­vriers allemands sur le faible déve­loppement du prolétariat allemand. Vous, vous flattez de la façon la plus grossière le sentiment national et les préjugés corporatifs des artisans al­lemands, ce qui est évidemment plus populaire. »([18] [242]).

L'issue de ce débat fut la dissolu­tion effective de la Ligue. Marx proposa que son quartier général (HG) se déplace à Cologne et que les deux tendances travaillent dans des sections locales séparées. L'organisation continua d'exister jusqu'au célèbre Procès des com­munistes de Cologne en 1852, mais son existence était de plus en plus formelle. Les adeptes de Willich-Schapper se trouvèrent de plus en plus impliqués dans des complots loufoques et des conspirations ayant pour but de déchaîner 1; tempête prolétarienne. Marx, Engels et quelques autres se retirèrent de plus en plus des activités de l'organisation (sauf quand Marx alla défendre les camarades empri­sonnés à Cologne) et se dédièrent à la principale tâche de l'heure - l'élaboration d'une compréhension plus approfondie des mécanismes et des faiblesses du mode de pro­duction capitaliste.

Ce fut la première démonstration claire du fait que le parti du prolé­tariat ne pouvait exister comme tel dans une période de réaction et de défaite ; que, dans de telles pé­riodes, les révolutionnaires ne peuvent travailler que comme une fraction. Mais le fait qu'il n'ait pas existé de fraction organisée autour de Marx et d'Engels dans la période qui suivit, n'exprime pas une force ; cela exprimait l'immaturité du mouvement politique du proléta­riat, du concept même de parti.([19] [243])

Néanmoins, le débat avec la ten­dance Willich-Schapper nous a légué une leçon durable : la claire af­firmation par la « tendance de Marx » selon laquelle la révolution ne pourrait avoir lieu que lorsque les « forces de production mo­dernes » entreraient en conflit avec « les formes de production bour­geoises » ; quand le capitalisme serait devenu une entrave au déve­loppement des forces productives, un système social décadent. C'était une réponse essentielle à tous ceux qui, se séparant des conditions his­toriques objectives, réduisaient la révolution communiste à une simple question de volonté. Et c'est une réponse qui dut être répétée maintes fois dans le mouvement ouvrier : contre les bakouninistes dans la Première internationale qui montrèrent la même absence d'intérêt pour la question des conditions matérielles, et faisaient dépendre la révolution de la perspi­cacité et de l'enthousiasme des masses (et de leur avant-garde se­crète autoproclamée) ; ou contre les descendants ultérieurs de Ba­kounine dans le milieu politique prolétarien d'aujourd'hui - comme le Groupe communiste internatio­naliste et Wildcat, qui, en com­mençant par rejeter la conception marxiste de la décadence du capi­talisme, ont fini par rejeter toute notion de progrès historique et proclament que le communisme était possible depuis l'avènement du capitalisme, et même depuis l'aube de la société de classe.

            Il est vrai que le débat de 1850 n'a pas clarifié cette question de la décadence ; on peut trouver dans les formulations de Marx sur « la pro­chaine révolution émergeant de la prochaine crise » de quoi conclure que celui-ci envisageait la possibi­lité d'une révolution surgissant dans une période où les rapports bourgeois ne sont pas devenus une entrave permanente aux forces pro­ductives, mais d'une des crises cy­cliques et temporaires qui ont ponctué la vie du capitalisme du­rant le XIX° siècle. Certains cou­rants du mouvement prolétarien - les bordiguistes en particulier - ont cherché à rester en cohérence avec la critique par Marx du volonta­risme tout en rejetant la notion de crise permanente du mode de pro­duction capitaliste, la notion de décadence. Mais bien que le concept de décadence n'ait pu être pleinement clarifié tant que le capi­talisme n'était pas vraiment entré dans sa phase de décadence, nous soutenons que les véritables héri­tiers de la méthode de Marx sont ceux qui défendent un tel concept. C'est l'un des éléments que nous examinerons dans le prochain ar­ticle, lorsque nous étudierons, du point de vue le plus approprié à cette série d'articles, les travaux théoriques de Marx durant la dé­cennie qui a suivi la dissolution de la Ligue : comme clé de la compré­hension de la nécessité et de la pos­sibilité du communisme.

CDW.

 



[1] [244] « 1848: Le communisme comme programme politique », Revue internationale, n°72

[2] [245] E.J. Hobsbawn, L'âge de la Révolution, 1789-1848

[3] [246] Le manifeste communiste, Ed La Pleiade, Œuvres 1, pages 193-194.

[4] [247] Ibid.

 

[5] [248] Les luttes de classe en France. J.J. Pauvert, page 88.

[6] [249] La Nouvelle Gazette Rhénane. Tome II, Editions sociales, pages 230, 231

[7] [250] Les luttes de classe en France. J.J. Pauvert, page 90.

[8] [251] . « Adresse du Conseil Central à la Ligue », Londres, mars 1850, in Textes sur l'organisation, Ed. Spartacus, page 35

[9] [252] Ibid, page 40.

[10] [253] Ibid, page 42.

[11] [254] Ibid, page 42.

[12] [255] Les luttes de classe en France, Ibid., page 123

[13] [256] Editions sociales, page 125

[14] [257] David Fernbach, introduction à The re­volutions of 1848, Penguin Marx library, 1973.

[15] [258] J.J. Pauvert, page 193.

[16] [259] « Réunion du Comité Central », 17 sep­tembre 1850, cité dans Le parti de classe, T.II, Petite Collection Maspero, p. 14 et 15.

[17] [260] Traduit de l'anglais.

[18] [261] « Réunion du Comité Central », 15 septembre 1850, idem, p. 8.

[19] [262] Lire la série d'articles « Le rapport Frac­tion-Parti dans la tradition marxiste », dans la Revue Internationale n° 59, 61, 64, 65, en particulier « De Marx à la Seconde Interna­tionale », dans le n° 64.

 

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • 1848 [100]

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [101]

Questions théoriques: 

  • Communisme [102]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [103]

Revue Internationale no 74 - 3e trimestre 1993

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Editorial : bas les masques !

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Impitoyablement, les faits viennent démentir la propagande de la classe dominante. Jamais peut-être, la réalité ne s'est chargée aussi rapidement de mettre à nu les mensonges qu'assènent à dose massive les médias hypertrophiés de la bourgeoisie. La « nouvelle ère de paix et de prospérité » an­noncée avec l'effondrement du bloc de l'Est et chantée sur tous les tons par les responsables politiques de tous les pays s'est révélée être un songe creux à peine quelques mois plus tard. Cette nouvelle période s'est avé­ rée être celle du développement d'un chaos grandissant, d'un en­ foncement dans la crise écono­mique la plus grave que le capi­talisme ait jamais connu, de l'explosion de conflits, de la guerre du Golfe à l'ex-Yougoslavie, où la barbarie militaire at­teint des sommets rarement égalés.

L'aggravation brutale des tensions sur la scène internationale est l'ex­ pression de l'impasse dans laquelle s'enfonce le capitalisme, de la crise catastrophique et explosive qui l'ébranle sur tous les plans de son existence. Cette réalité, la classe dominante ne peut la reconnaître, ce serait admettre sa propre im­puissance et donc accepter la fail­lite du système dont elle est la re­présentante. Toutes les affirmations rassurantes, toutes les prétentions volontaristes à contrôler la situation, se voient inéluctablement apporter un démenti cinglant par le déroulement des événements eux- mêmes. De plus en plus, les dis­ cours de la classe dominante appa­raissent pour ce qu'ils sont : des mensonges. Qu'ils soient volon­taires ou le produit de ses propres illusions ne change rien à l'affaire, jamais la contradiction entre la propagande bourgeoise et la vérité des faits n'a été aussi criante.

La bourgeoisie occidentale il y a encore quelques années se réjouis­sait du discrédit quasi-total dont pâtissait la bourgeoisie stalinienne dans les pays de l'Est. Ce discrédit lui servait de faire-valoir. Au­jourd'hui, à son tour, elle est entrée dans la même dynamique de perte de crédibilité, et de plus en plus il devient visible qu'elle emploie fi­nalement les mêmes armes : le mensonge d'abord, et lorsque cela ne suffît plus, la répression.

Bosnie : le mensonge d'un capitalisme pacifiste et humanitaire

La guerre en Bosnie a été pour les puissances occidentales l'occasion de se vautrer dans une orgie média­tique où tous ont communié dans la défense de la petite Bosnie contre l'ogre serbe. Les hommes poli­tiques de tous horizons ne trou­vaient pas de mots assez durs, d'images suffisamment marquantes pour dénoncer la barbarie de l'expansionnisme serbe : les camps de prisonniers assimilés aux camps d'extermination nazis, la purifica­tion ethnique, le viol des femmes musulmanes, les souffrances indi­cibles des populations civiles prises en otages. Une belle unanimité de façade où les surenchères humani­taires se sont conjuguées avec des appels répétés et menaçant à une intervention militaire.

Mais derrière ce choeur unanime, c'est en réalité la désunion qui s'est affirmée. Les intérêts contradic­toires des grandes puissances n'ont pas tant déterminé une impuissance des grandes nations à mettre fin au conflit, chacun rejetant sur les autres cette responsabilité, mais ils ont surtout été le facteur essentiel qui a déterminé le conflit. Par Ser­bie, Croatie et Bosnie interposées, la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, les Etats-Unis, ont avancé leurs cartes impérialistes sur l'échiquier des Balkans, et leurs larmes de crocodiles n'ont servi qu'à cacher leur rôle actif dans la poursuite de la guerre.

Les récents accords de Washing­ton, signés par les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l'Espagne et la Russie consacrent l'hypocrisie des campagnes idéolo­giques qui ont rythmé deux années de guerre et de massacres. Ils reconnaissent dans les faits les gains territoriaux serbes. Adieu le dogme de l’intangibilité des frontières internationalement reconnues». Et la presse de disserter à n'en plus fi­nir sur l'impuissance de l'Europe maastrichtienne, des USA de Clin­ton, après ceux de Bush, à faire plier les serbes, à imposer leur vo­lonté «  pacifique » au nouvel Hitler : Milosevic, qui a remplacé Saddam Hussein dans le bestiaire de la pro­pagande. Encore un mensonge de plus destiné à perpétuer l'idée que les grandes puissances sont paci­fiques, qu'elles désirent réellement mettre fin aux conflits sanglants qui ravagent la planète, que les princi­paux fauteurs de guerre, ne sont que les petits despotes de puissances locales de troisième ordre.

Le capitalisme c'est la guerre. Cette vérité s'est inscrite en lettres de sang durant toute son histoire. De­puis la seconde guerre mondiale, pas une année, pas un mois, pas une journée ne s'est écoulée sans qu'en un lieu ou l'autre de la planète un conflit n'apporte son lot de massacres et de misère atroces, sans que les grandes puissances ne soient présentes, à un degré ou à un autre, pour attiser le feu au nom de la défense de leurs intérêts straté­giques globaux : guerres de décolo­nisation en Indochine, guerre de Corée, guerre d'Algérie, guerre du Vietnam, guerres israélo-arabes, guerre « civile » du Cambodge, guerre Iran-Irak, guerre en Afgha­nistan, etc. Pas un instant où la propagande bourgeoise ne se soit apitoyée sur les populations mar­tyres, sur les atrocités commises, sur la barbarie de l'un ou l'autre camp pour mieux justifier un sou­tien à l'un de ces camps. Pas une guerre qui n'ait pu se faire sans la fourniture abondante d'armes par les grandes puissances qui les pro­duisent. Pas un conflit qui ne se soit terminé par l'affirmation hypocrite d'un retour à la paix éternelle, alors que dans le secret des ministères et des états-majors se préparaient les plans pour de nouvelles guerres.

Avec l'effondrement du bloc de l'Est, la propagande occidentale s'est déchaînée pour prétendre qu'avec la disparition de l'antago­nisme Est-Ouest, la principale source de conflit avait disparu, et que s'ouvrait donc, une «nouvelle ère de paix ». Ce mensonge là avait déjà été utilisé après la défaite de l'Allemagne à la fin de la deuxième guerre mondiale jusqu'à ce que, très rapidement, les alliés d'alors : l'URSS stalinienne et les démocra­ties occidentales soient prêtes à s'étriper pour un nouveau partage du monde. La situation présente, sur ce plan, n'est pas fondamenta­lement différente. Même si l'URSS n'a pas été vaincue militairement, son effondrement laisse le champ libre au déchaînement des rivalités entre les alliés d'hier pour un nou­veau repartage du monde. La guerre du Golfe est venue montrer comment les grandes puissances entendaient maintenir la paix : par la guerre. Le massacre de centaines de milliers d'irakiens, soldats et ci­vils, n'avait pas pour but de mettre au pas le tyran local, Saddam Hus­sein, ([1] [263]) Ce conflit était la conséquence de la volonté de la première puissance mondiale, les USA, dans le contexte où la disparition du bloc de l'Est et de la menace russe faisait perdre au bloc occidental son principal ciment, d'avertir ses anciens alliés des risques qu'ils courraient dans le futur à vouloir jouer leur propre carte.

L'éclatement de la Yougoslavie est le produit de la volonté de l'Allemagne de mettre à profit la crise yougoslave pour récupérer une de ses anciennes zones d'influence et, par Croatie interpo­sée, prendre pied sur les bords de la Méditerranée. La guerre entre la Serbie et la Croatie est le résultat de la volonté des « bons amis » de l'Allemagne de ne pas laisser celle-ci profiter des ports croates, et dans ce but la Serbie a été encouragée à en découdre avec la Croatie. Par la suite, les USA ont encouragé la Bosnie à proclamer son indépendance, espérant ainsi bénéficier d'un allié à leur dévotion dans la région, ce que les puissances européennes pour des raisons d'ailleurs multiples et contradictoires, ne désiraient absolument pas, ce qui va se traduire de leur part par un double langage qui, à cette occasion, atteint des sommets. Alors que tous proclament de manière véhémente vouloir protéger la Bosnie, en sous main, ils vont s'employer à favoriser  les   avancées   serbes   et croates, et à saboter les perspectives d'intervention mili­taire américaine. L'expression de cette réalité complexe s'est traduite sur le plan de la propagande. Alors que tous communiaient hypocrite­ment dans la défense de la petite Bosnie agressée et pratiquaient la surenchère « pacifiste » et « humani­taire», dès qu'il s'agissait de pro­poser des mesures concrètes, la plus grande cacophonie régnait. D'une part les USA poussaient dans le sens d'une intervention musclée, tandis que d'autre part, la France et la Grande-Bretagne, no­tamment, employaient toutes les mesures dilatoires et ruses diploma­tiques possibles pour prévenir une telle issue.

Demain, les alliances peuvent très bien se modifier, et la Serbie être présentée comme un allié fréquen­table par les uns et les autres. Fi­nalement, tous les ardents discours humanitaires apparaissent pour ce qu'ils sont, de la pure propagande destinée à masquer la réalité des tensions impérialistes qui s'exacer­bent entre les grandes puissances occidentales auparavant alliées fa­ce à l'URSS, mais qui, depuis que celle-ci s'est effondrée et a implosé, sont engagées dans un jeu complexe de réorganisation de leurs alliances. L'Allemagne aspire à jouer de nouveau le rôle de grande puissance chef de bloc que sa défaite lors de la seconde guerre mondiale lui avait ôté. Et, en l'absence de discipline imposée par des blocs qui n'existent plus, ou pas encore, la dynamique du chacun pour soi se trouve renforcée et pousse chaque pays à mettre prioritairement en avant sa propre carte impérialiste.

En Bosnie, ce n'est donc pas de l'impuissance des grandes puis­sances à rétablir la paix dont il s'agit, mais bien de l'inverse, de la dynamique présente qui pousse les alliés d'hier à s'affronter, même si c'est encore indirectement et de manière masquée, sur le terrain impérialiste.

Il est cependant une puissance pour laquelle le conflit en Bosnie appa­raît plus particulièrement comme un échec, un aveu d'impuissance, ce sont les USA. Après le cessez-le-feu entre la Croatie et la Serbie, conflit que les USA avaient mis à profit pour stigmatiser l'impuis­sance de l'Europe de Maastricht et ses divisions, les USA ont misé sur la Bosnie. Leur incapacité à assurer la survie de celle-ci ramène leurs prétentions à de simples rodomon­tades d'un matamore de théâtre. Plus que tout autre, les USA ont pratiqué la surenchère médiatique, critiquant la timidité des accords Vance-Owen, la part trop belle qu'ils faisaient aux serbes, mena­çant continuellement ces derniers d'une intervention massive. Mais cette intervention, ils n'ont pas pu la mener à bien. Cette incapacité des USA à mettre leurs actes en ac­cord avec leurs paroles est un très rude coup porté à leur crédibilité internationale. Les bénéfices en­grangés par les USA avec l'intervention dans le Golfe sont, en grande partie, effacés par le revers qu'ils ont subi en Bosnie. En conséquence, les tendances cen­trifuges de leurs ex-alliés à échap­per à la tutelle américaine, à jouer leur propre carte sur la scène impérialiste, se trouvent renforcées et accélérées. Quant aux fractions de la bourgeoisie qui comptaient sur la puissance américaine pour les protéger, elles y regarderont à deux fois avant de s'engager, le sort de la Bosnie est là pour les faire méditer.

Face à une telle situation, les USA ne vont certainement pas rester les bras croisés. Ils se doivent de ré­agir. Les récents bombardements en Somalie et l'envoi de troupes américaines en Macédoine annon­cent un nouvel aiguisement des tensions impérialistes.

Les alliés d'hier communient en­core dans l'idéologie qui les ras­semblait face à l'URSS, mais der­rière cette unité des thèmes, c'est une foire d'empoigne annonçant, au-delà de la Bosnie, de futures guerres, de futurs massacres. Toutes les belles paroles et les larmes de crocodiles abondamment versées n'ont qu'un but : masquer la réalité impérialiste du conflit qui ravage l’ex-Yougoslavie et justifier la guerre.

Crise économique : le mensonge de la reprise

Si la guerre n'est pas l'expression de l'impuissance de la bourgeoisie mais celle de la réalité intrinsèque­ment belliciste du capitalisme, la crise économique par contre est une claire expression de l'impuis­sance de la classe dominante à surmonter les contradictions indépassables de l'économie capita­liste. Les proclamations pacifistes de la classe dominante sont un pur mensonge : pacifique, elle ne l'a ja­mais été, la guerre a toujours été un moyen pour une fraction de la bourgeoisie de défendre ses intérêts contre d'autres, moyen devant le­quel elle n'a jamais reculé. Par contre, toutes les fractions de la bourgeoisie rêvent sincèrement d'un capitalisme sans crise, sans récession, à la prospérité éternelle, qui permette de dégager des profits toujours plus juteux. La classe do­minante ne peut pas envisager que la crise est insurmontable, qu'elle n'a pas de solution, car un tel point de vue, une telle conscience signi­fierait la reconnaissance de ses li­mites historiques, sa propre néga­tion, ce qu'elle ne peut, précisé­ment par sa position de classe ex­ploiteuse dominante, ni envisager, ni accepter.

Entre le rêve d'un capitalisme sans crise et la réalité présente d'une économie mondiale qui ne parvient pas à sortir de la récession, il y a un abîme que la bourgeoisie voit, chaque jour, se creuser un peu plus avec une angoisse croissante. Pour­tant, il n'est pas loin le temps où, avec l'effondrement économique de l'URSS, le capitalisme «  libéral » à l'occidentale croyait discerner la preuve de sa propre santé inébran­lable, de sa capacité à surmonter tous les obstacles. Que n'a-t-on en­tendu dans ces moments d'euphorie de la classe dominante ? Une dé­bauche médiatique d'autosatisfaction où le capitalisme était promis à un avenir éternel. Las, l'Histoire a pris une revanche cinglante sur ces illusions et n'a pas attendu pour opposer un démenti brutal à ces mensonges.

L'URSS n'avait pas fini de s'effondrer que la récession faisait un retour remarqué au coeur de la première puissance économique mondiale : les USA. Depuis, cette récession s'est étendue comme une épidémie à l'ensemble de l'économie mondiale. Le Japon et l'Alle­magne, ont, à leur tour, été terras­sés par le même mal. A peine signé, le traité de Maastricht, qui promet­tait le renouveau de l’Europe et la prospérité économique, patatras, le bel assemblage s'effondre avec la crise du Système Monétaire Euro­péen d'abord, et la récession en­suite.

Face a la brutale accélération de la crise mondiale qui prend à revers toute la propagande menée depuis des années dans tous les pays sur le thème de la reprise, la bourgeoisie n'en continue pas moins de répéter la même antienne : « nous avons des solutions ! », et de proposer de nou­veaux plans économiques qui doi­vent sortir le capitalisme du marasme. Mais toutes les mesures mises en place ne sont d'aucun ef­fet. La classe dominante n'a pas le temps de chanter victoire devant le frémissement de quelques indices économiques, que les faits se char­gent de démentir ces illusions. Dernier exemple significatif en date, la croissance américaine : à peine arrivée à la Maison-Blanche, l'équipe Clinton est fière d'annoncer un taux de croissance inespéré de l'économie américaine au 4e trimestre 1992, + 4,7 %, et de prédire sur tous les tons la fin de la récession. Mais l'espoir aura été de courte durée. Après avoir prévu une croissance de +2,4% pour le 1er trimestre 1993, c'est finalement une petite croissance de +0,9 % qui est annoncée. La récession mondiale est là et bien là, et jusqu'à présent aucune des mesures employées par la classe dominante n'est parvenue à changer cet état de fait. Dans les milieux dirigeants, la panique s'am­plifie et nul ne sait que faire.

Dans la mesure où toutes les me­sures classiques de relance s'avèrent inefficaces, il ne reste plus qu'un argument à employer pour la bourgeoisie : «r il faut accepter les sacrifices pour que ça aille mieux demain.» Cet argument est constamment utilisé pour justifier les programmes d'austérité contre la classe ouvrière. Depuis le retour de la crise historique à la fin des années 1960, ce type d'argument s'est évidemment heurté au mécon­tentement des travailleurs qui payent la note, mais il n'en avait pas moins conservé, durant toutes ces années, une certaine crédibilité dans la mesure où l'alternance entre les périodes de récession et de relance semblait la valider. Mais la réalité de la misère qui n'a cessé de se développer partout, de plan de rigueur en plan d'austérité, avec pour seul résultat la situation catastrophique présente, montre que tous les sacrifices passés n'ont servi à rien.

Malgré tous les plans « contre le chômage », mis en place depuis des années, à grand renfort de publi­cité, par tous les gouvernements des métropoles industrialisées, celui-ci n'a cessé de croître. Il at­teint aujourd'hui des sommets. Chaque jour de nouveaux plans de licenciements sont annoncés. De­vant l'évidence des impôts de plus en plus lourds, des salaires qui di­minuent ou de toute façon augmen­tent moins vite que l'inflation, nul n'a plus l'outrecuidance de prétendre que le niveau de vie pro­gresse. Dans les grandes villes du monde développé, les miséreux, sans domicile faute d'argent pour payer un loyer, réduits à la mendi­cité, sont de plus en plus nombreux et témoignent dramatiquement du délabrement social qui gagne au coeur du capitalisme le plus riche.

Mettant à profit la faillite poli­tique, économique et sociale du « modèle » stalinien de capitalisme d'Etat mensongèrement identifié au communisme, la bourgeoisie a ré­pété à satiété que seul le capita­lisme « libéral » pouvait apporter la prospérité. Elle doit maintenant déchanter devant la crise qui remet les pendules à l'heure.

La vérité de la lutte de classe face aux mensonges de la bourgeoisie

Avec l'aggravation brutale de la crise, la bourgeoisie voit se profi­ler, avec frayeur, le spectre d'une crise sociale. Pourtant, il y a peu, les idéologues de la bourgeoisie croyaient pouvoir affirmer que la faillite du stalinisme démontrait l'inanité du marxisme et l'absurdité de l'idée même de lutte de classe. Dans la foulée, l'existence même de la classe ouvrière était niée, et la perspective historique du socia­lisme présentée comme un idéal gé­néreux, mais impossible à réaliser. Toute cette propagande a déter­miné un doute profond au sein de la classe ouvrière sur la nécessité et la possibilité d'un autre système, d'un autre mode de relations des hommes entre eux, pour mettre fin à la barbarie capitaliste.

Mais si la classe ouvrière reste en­core profondément déboussolée par la succession rapide des évé­nements et le martelage idéolo­gique intense des campagnes mé­diatiques, elle est, sous la pression des événements poussée à retrouver le chemin de la lutte face aux attaques incessantes et de plus en plus dures menées contre ses condi­tions de vie.

Depuis l'automne 1992, et les ma­nifestations massives des travail­leurs italiens en colère face au nou­veau plan d'austérité mis en place par le gouvernement, les signes d'une lente reprise de la combati­vité du prolétariat se précisent dans de nombreux pays : Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, Es­pagne, etc. Dans une situation où l'aggravation incessante de la crise implique des plans d'austérité de plus en plus draconiens, cette dy­namique ne peut aller qu'en s'accélérant et en s'amplifiant. La classe dominante voit s'avancer avec une inquiétude croissante cette perspective inéluctable du dé­veloppement de la lutte de classe. Sa marge de manoeuvre se réduit de plus en plus. Non seulement, elle ne peut plus retarder tactiquement ses attaques contre la classe ou­vrière, mais tout son arsenal idéo­logique pour faire face à la lutte de classe subit une érosion accélérée.

L'impuissance de tous les partis de la bourgeoisie à juguler la crise, à apparaître comme des bons ges­tionnaires renforce leur discrédit. Aucun parti de gouvernement ne peut dans les conditions présentes espérer bénéficier d'une grande popularité, il n'est que de voir comment en quelques mois d'accé­lération de la crise, Mitterrand en France, Major en Grande-Bretagne et même le nouvel élu Clinton aux USA, ont vu leur côte dans les son­dages chuter vertigineusement. Partout la situation est la même : qu'ils soient de droite ou de gauche, les gestionnaires du capital en montrant leur impuissance met­tent aussi involontairement à nu tous les mensonges qu'ils ont col­portés pendant des années. L'im­plication des partis socialistes dans la gestion étatique en France, en Espagne, en Italie, etc., montre, internationalement, qu'ils ne sont pas différents des partis de droite dont ils voudraient tant se différen­cier. Les partis staliniens subissent de plein fouet le contrecoup de la faillite de leur modèle russe, les partis socialistes en pâtissent aussi. Avec le développement des « affai­res » qui mettent en évidence la cor­ruption généralisée régnant au sein de la classe dominante et de son appareil politique, le rejet confine au dégoût. C'est l'ensemble du modèle « démocratique » de gestion du capital et de la société qui est ébranlé. Le déphasage entre les discours de la bourgeoisie et la réa­lité devient chaque jour plus grand. En conséquence, le divorce entre l'Etat et la société civile ne peut al­ler qu'en s'accroissant. Résultat, aujourd'hui, c'est un truisme que d'affirmer que les hommes poli­tiques mentent, tous les exploités en sont profondément convaincus.

Mais le fait de constater un men­songe ne signifie pas que l'on soit automatiquement immunisé contre des mystifications nouvelles, ni que l'on connaisse la vérité. Le proléta­riat est dans cette situation au­jourd'hui. Le constat que rien ne va plus, que le monde est en train de plonger dans la catastrophe, et que tous les discours rassurants sont pure propagande, cela, la grande masse des ouvriers s'en rend de plus en plus compte. Mais ce constat, s'il ne s'accompagne pas d'une ré­flexion vers la recherche d'une al­ternative, d'une réappropriation par le prolétariat de ses traditions révolutionnaires, de la réaffirma­tion dans ses luttes de son rôle cen­tral dans la société et de son affir­mation comme classe révolution­naire porteuse d'un avenir pour l'humanité, la perspective commu­niste, peut aussi mener au déboussolement et à la résignation. La dy­namique présente, avec la crise économique qui agit comme révéla­teur, pousse la classe ouvrière vers la réflexion, la recherche d'une so­lution qui, pour elle, conformé­ment à son être, ne peut être que la nouvelle société dont elle est por­teuse : le communisme. De plus en plus, face à la catastrophe que la classe dominante ne peut plus ca­cher, se pose comme une question de vie ou de mort, la nécessité de la mise en avant de la perspective ré­volutionnaire.

Dans cette situation, la classe do­minante ne reste pas passive. Même si son système se délite et sombre dans le chaos, elle ne va pas pour autant mettre la clé sous la porte. De toutes ses forces elle s'accroche à son pouvoir sur la so­ciété, par tous les moyens elle es­saye d'entraver le processus de prise de conscience du prolétariat dont elle sait qu'il signifie sa propre perte. Face à l'usure des mystifica­tions qu'elle utilise depuis des an­nées, elle en forge de nouvelles et répète les anciennes avec encore plus de force. Elle utilise même la décomposition qui gangrène son système comme un nouvel instru­ment de confusion contre le prolé­tariat. La misère dans le «tiers-monde » et les atrocités des guerres servent de repoussoir pour renfor­cer l'idée que, là où la catastrophe n'atteint pas une telle ampleur, il n'y a finalement pas lieu de se plaindre et de protester. La mise à jour des scandales, de la corruption des politiciens, comme en Italie, est utilisée pour détourner l'attention des attaques écono­miques, justifier un renouvellement de l'appareil politique et crédibili­ser l'idée d'un «Etat propre». Même la misère des travailleurs est utilisée pour les abuser. La peur du chômage sert à justifier des baisses de salaires au nom de la « solidari­té». La «protection des emplois» dans chaque pays est le prétexte de campagnes chauvines, les travail­leurs « immigrés » sont des victimes expiatoires toutes trouvées pour alimenter les divisions au sein de la classe ouvrière. Dans une situation où la bourgeoisie n'est plus por­teuse d'aucun avenir historique, elle ne peut survivre que par le mensonge, elle est la classe du mensonge. Et quand celui-ci ne peut plus suffire, il lui reste l'arme de la répression, qui elle ne mystifie pas, mais dévoile ouvertement le vi­sage barbare du capitalisme.

Socialisme ou barbarie. Cette al­ternative posée par les révolution­naires au début du siècle est plus que jamais à l'ordre du jour. Ou la classe ouvrière se laisse embourber dans les mystifications de la bour­geoisie et l'ensemble de l'humanité est condamné à sombrer avec le capitalisme dans son processus de décomposition qui à terme signifie sa fin. Ou le prolétariat développe sa capacité de lutter, de mettre à nu les mensonges de la bourgeoisie, s'avance vers la mise en avant de sa perspective révolutionnaire. Tels sont les enjeux contenus dans la pé­riode présente. Les vents de l'his­toire poussent le prolétariat vers l'affirmation de son être révolu­tionnaire, mais le futur n'est jamais acquis d'avance. Même si les masques de la bourgeoisie tombent de plus en plus, elle en forge constamment de nouveaux pour ca­cher le visage hideux du capita­lisme, il appartient au prolétariat de les lui arracher définitivement.

JJ.



[1] [264] Il est d'ailleurs toujours en place et, du­rant des années, l'Occident n'avait pas hé­sité à l'armer abondamment et à le soutenir face à l'Iran.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]
  • Luttes de classe [265]

10e congrès du CCI

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Le CCI vient de tenir son 10e Congrès. Notre organisation a fait un bilan de ses activités, de ses prises de position et ana­lyses durant les deux dernières années, et a tracé les perspec­tives pour les prochaines an­nées. L'élément central a été la reconnaissance par l'organisa­tion du tournant entamé au ni­veau de la lutte des classes. Les luttes massives du prolétariat italien de l'automne 1992 ont montré que la période de reflux qui avait débuté en 1989 avec la chute du bloc russe et du stali­nisme, a commencé à prendre fin. Ce reflux a affecté non seu­lement la combativité qu'avait manifestée le prolétariat jusqu'à cette date dans sa résistance aux mesures d'austérité impo­sées par la bourgeoisie, mais aussi, de manière significative, le développement de sa conscience de classe révolution­naire. Avec la perspective d'une reprise des combats de classe, le congrès s'est donné l'orienta­tion de l'intervention dans les luttes ouvrières qui commencent, pour que le CCI, comme organi­sation politique du prolétariat, soit préparé au mieux pour jouer son rôle dans cette période dé­cisive pour le prolétariat et l'humanité dans son ensemble.

Il ne fait pas de doute que pour tra­cer ces perspectives, il est fonda­mental de savoir si les analyses et les positions défendues par l'organisation dans la période pas­sée, ont correspondu au dévelop­pement des événements qui ont dominé la scène internationale. Le congrès a rempli cette tâche en évaluant les avancées du chaos et des conflits guerriers, la crise, les tensions impérialistes, et bien sûr, la lutte des classes. De même, ont été évaluées les activités réalisées dans cette période pour les adapter à la nouvelle période.

L'accentuation du chaos

Le 9e congrès du CCI de l'été 1991 avait analysé comment la phase de décomposition du capitalisme, commencée avec la décennie des années 1980, était à la base de la chute du bloc impérialiste de l'Est, de l'éclatement de l'URSS et de la mort du stalinisme.

Présentation

Le 10e congrès a constaté que ces analyses sur la phase de décompo­sition et ses conséquences avaient été entièrement correctes. Non seulement, l'explosion de l’ex-bloc de l'Est a continué, mais aussi l’ex-bloc occidental est entré dans un processus similaire en rompant «l'harmonie» existant entre les pays qui le constituaient, y inclus entre les pays les plus industriali­sés. Cette rupture du système des blocs existant depuis 1945, a dé­clenché une situation de chaos qui, au lieu de s'amoindrir, s'étend comme une gangrène à toute la planète.

Un élément accélérateur du chaos a été l'accentuation des antago­nismes impérialistes entre les grandes puissances. Ces dernières profitent de chaque conflit entre fractions de la bourgeoisie de dif­férents pays ou d'un même pays pour essayer de gagner des posi­tions stratégiques face aux puis­sances opposées, ravageant les économies rachitiques des pays en conflit, ce qui met en évidence une fois de plus l'irrationalité des guerres dans la période de déca­dence. Dans ce sens, il n'y a pas de conflit, petit ou grand, armé ou non, où ne soit présente la lutte des puissants gangsters impérialistes.

L'autre élément accélérateur du chaos est la tendance à la forma­tion d'un nouveau système de blocs, et la lutte des USA qui veu­lent être l'unique «gendarme du monde ». Les avancées stratégiques de l'Allemagne, liées à sa force économique, dans le conflit des Balkans, au travers d'un appui ou­vert à l'indépendance de la Slové­nie et de la Croatie, placent le ca­pital allemand comme la puissance capable de prendre la tête d'un bloc rival des Etats-Unis. Cepen­dant, la voie qui mène à la confor­mation de ce nouveau bloc se res­serre chaque fois davantage : d'une part, on trouve l'opposition que mènent la Grande-Bretagne et les Pays-Bas comme principaux alliés des Etats-Unis en Europe, à la stra­tégie allemande ; d'autre part, les appétits impérialistes propres de l'Allemagne et de la France limi­tent le renforcement de l'alliance dans laquelle la France viendrait pallier les limites militaires de l'Allemagne.

Les USA n'ont plus autant les mains libres pour leurs actions mi­litaires. Les déploiements mili­taires et diplomatiques des puis­sances rivales en Yougoslavie, ont montré les limites de l'efficacité de l'opération « Tempête du désert » de 1991 qui était destinée à réaffirmer le leadership des Etats-Unis sur le monde. Pour cette raison, et à cause de l'opposition interne au déclenchement d'un autre Viet­nam, les Etats-Unis n'ont pas eu la même capacité, ni la même liberté, de mobilisation en Yougoslavie ; mais il ne fait pas de doute qu'ils ne sont pas restés comme simples spectateurs : au travers de l'aide « humanitaire » à la Somalie et aux populations musulmanes traquées par les milices serbes en Bosnie-Herzégovine, ils ont commencé une offensive qui a pris un carac­tère de plus grande ampleur avec les mobilisations aériennes sur ces territoires.

Tout ce contexte ne fait que confirmer une tendance chaque fois plus grande au développement de conflits armés.

La crise frappe les pays centraux

Au plan économique, le congrès a pu constater que la crise qui s'exprime au travers de la récession économique, est devenue une des préoccupations principales de la bourgeoisie des pays centraux. A l'aube des années 1990, l'usure des remèdes traditionnels utilisés par la bourgeoisie pour essayer de pallier à la crise devient évidente : non seulement les Etats-Unis se trou­vent en récession ouverte (laquelle en est à sa troisième année consé­cutive), mais de plus « la récession ouverte s'est généralisée pour at­teindre des pays qu'elle avait épar­gné dans un premier temps, tel la France, et parmi les plus solides comme l'Allemagne et même le Ja­pon. » ([1] [266]). Le capital mondial souffre d'une crise qui atteint un degré qualitativement plus grand que toutes celles vécues jusqu'à présent.

Face à l'impossibilité d'obtenir une quelconque solution avec les politiques «néolibérales» appli­quées dans la décennie 1980, la bourgeoisie des pays centraux en­tame un tournant stratégique vers une intervention encore plus grande de l'Etat dans l'économie, intervention qui a été une constante dans le capitalisme dé­cadent, y inclus dans l'époque de Reagan, comme seule forme pos­sible de survie par une tricherie constante avec ses propres lois économiques. Avec l'élection de Clinton, la première puissance mondiale concrétise cette straté­gie. Cependant, « quelles que soient les mesures appliquées, la bourgeoi­sie américaine se trouve confrontée à une impasse : en lieu et place d'une relance de l’économie et d'une réduction de son endettement (et particulièrement celui de l'Etat), elle est condamnée, à une échéance qui ne saurait être reportée bien longtemps, à un nouveau ralentis­sement de l'économie et à une ag­gravation irréversible de l'endette­ment. » ([2] [267])

Mais ce n'est pas seulement la ré­cession qui exprime l'accentuation de la crise. La disparition des an­ciens blocs impérialistes vient ac­centuer aussi la crise et le chaos économique.

Les conséquences de l'accentua­tion de la crise dans les pays les plus développés se manifestent de manière immédiate dans une dété­rioration des conditions de vie du prolétariat. Mais le prolétariat de ces pays n'est pas disposé à rester passif face à la chute dans la misère et le chômage. Le prolétariat en Italie nous l'a rappelé à l'automne 1992 : la crise continue d'être la meilleure alliée du prolétariat.

La reprise de la combativité ouvrière

La reprise des luttes ouvrières a été un élément central, un axe du 10e Congrès. Après trois ans de reflux, les luttes massives du prolétariat italien de l'automne 1992 ([3] [268]), ainsi que les manifestations massives des mineurs britanniques face à l'annonce de la fermeture de la majorité des mines, les mobilisa­tions des ouvriers allemands durant l'hiver, ainsi que d'autres manifes­tations   de   combativité   ouvrière dans d'autres pays d'Europe et du reste du monde, viennent confir­mer la position défendue par le CCI selon laquelle le cours histo­rique est bien aux confrontations massives entre le prolétariat et la bourgeoisie.

Le fait le plus significatif de cette reprise des luttes est qu'elles mar­quent le début d'un processus de dépassement du reflux dans la conscience ouvert en 1989. Mais nous serions naïfs si nous pensions que cette reprise des luttes va s'effectuer sans difficultés et de manière linéaire : les effets néga­tifs, les confusions, les doutes sur ses capacités comme classe révolu­tionnaire, conséquences du reflux de 1989, sont encore loin d'être to­talement dépassés.

A ces facteurs, s'ajoutent les effets néfastes de  la décomposition du capitalisme sur la classe ouvrière : l'atomisation,   le  «chacun   pour soi», qui sapent la solidarité entre les prolétaires ; la perte de perspec­tive face au chaos régnant ; le chômage massif et de longue du­rée, qui tend à séparer les prolé­taires sans emploi du reste de la classe et, pour beaucoup d'autres, dans leur majorité les jeunes, à les plonger dans la délinquance ; les campagnes xénophobes et anti-ra­cistes qui tendent à diviser les ou­vriers ; le pourrissement de la classe dominante et de son appa­reil politique qui favorise les cam­pagnes mystificatrices de « lutte contre la corruption » ; les cam­pagnes « humanitaires » déchaînées par la bourgeoisie, face à la barba­rie à laquelle est soumis le « tiers-monde »> qui tendent à culpabiliser les ouvriers pour justifier ainsi la dégradation de ses conditions de vie. Tous ces facteurs, tout comme les guerres comme celle de l'ex-Yougoslavie, où la participation des   grandes   puissance   et   leur confrontation sont masquées, rendent difficile le processus de prise de conscience du prolétariat et de reprise de sa combativité.

Cependant, la gravité de la crise et la brutalité des  attaques de la bourgeoisie, ainsi que le développement inévitable de guerres dans  lesquelles vont s'impliquer de ma­nière ouverte les grandes puis­sances,  montreront la faillite du mode de production capitaliste aux yeux des ouvriers. La perspective est donc au développement massif de luttes ouvrières. Cette reprise de la combativité du prolétariat exige l'intervention des révolutionnaires, qu'ils soient partie prenante de ces combats afin d'en impulser toutes les potentialités et d'y défendre avec détermination la perspective communiste.

Les activités

Pour être capable d'affronter les enjeux que présente la reprise des luttes ouvrières, le 10e congrès de­vait faire un bilan objectif des acti­vités depuis le congrès passé, véri­fier la réalisation de leur orienta­tion, relever les difficultés qui s'étaient présentées, pour être pré­paré le mieux possible pour la pé­riode future. Le congrès a tiré un bilan positif des activités menées par l'organisation :

« L'organisation a été capable de ré­sister au regain de désorientation entraîné par la relance de la cam­pagne idéologique de la bourgeoisie sur la "fin du marxisme et de la lutte de classe", de tracer des pers­pectives chaque fois confirmées sur l'accélération des tensions inter ­impérialistes et de la crise, sur la reprise de combativité que devait nécessairement entraîner l'avalan­che d'attaques contre la classe ou­vrière, ceci en tenant compte des spécificités de la phase historique actuelle de décomposition, dévelop­pant son activité en fonction des conditions de la situation et de l'état de ses forces militantes. »([4] [269])

Le renforcement théorico-politique

Un des aspects positifs des activi­tés a été le processus d'approfondissement théorico-po­litique qu'a réalisé l'organisation face à la nécessité d'affronter les (campagnes de la bourgeoisie qui affirmaient la «mort du communisme». Cela impliquait l'expres­sion de la manière la plus claire et la plus élaborée, du caractère contre-révolutionnaire du stali­nisme ; cependant, un des facteurs (l'autre étant l'accélération de l'histoire à laquelle il nous fallait, et il nous faut, répondre rapide­ment) qui a accentué l'importance de cette tâche, a été le développe­ment des éléments révolutionnaires avec qui le CCI était en contact.

 

Ces contacts, à contre-courant de l'ambiance générale, sont l'expression de la maturation sou­terraine de la conscience de la classe qui s'exprime au travers de cette minorité.

D'autre part, les nouveaux événe­ments ont montré que la maîtrise du cadre général d'analyse n'est pas suffisante. Il faut aussi «parler le marxisme» à propos, pour l'appliquer à l'analyse des événe­ments et des situations particu­lières, ce qui ne peut se produire que s'il existe un approfondisse­ment théorico-politique.

« La poursuite des efforts d'approfondissement théorique-politique, avec la vigilance dans le suivi de la situation internationale et des si­tuations nationales, vont être dé­terminants pour la capacité de l’organisation à s'inscrire comme facteur actif au sein de la classe ou­vrière, sur le plan de sa contribution au dégagement d'une perspective générale de lutte et, à terme, de la perspective communiste ».

La centralisation

«Depuis ses débuts, des groupes à l’origine du CCI au CCI lui-même, l'organisation s'est toujours conçue comme une organisation internatio­nale. Mais la capacité à faire vivre cette conception internationaliste, qui a dynamisé la formation du CCI, s'est affaiblie. Aujourd'hui, la décomposition vient aggraver considérablement la pression à l'individualisme, au chacun pour soi, au localisme, au fonctionna­risme, plus encore que ne le faisait le poids de l'idéologie petite-bour­geoise post-soixante-huitarde dans les premières années d'existence de l'organisation. » C'est donc avec la volonté de faire face et de dépasser ces nouvelles difficultés que le 10e congrès a débattu de la nécessité de renforcer la vie politique et organisationnelle internationale du CCI :

« Dans chaque aspect de nos activi­tés, à chaque moment, dans le fonctionnement  et dans l'approfondissement politique, dans l'intervention, au quotidien, dans chaque tâche des sections locales, les tâches sont des tâches "internationales", les discussions sont des "discussions internationales", les contacts sont des "contacts interna­tionaux". Le renforcement du cadre international est la condition première du renforcement de toute acti­vité locale. »

La centralisation internationale du CCI est une condition fondamen­tale pour pouvoir jouer de manière effective notre rôle d'avant-garde politique du prolétariat :

«Nous n'avons pas la conception d'une organisation dont l'organe central dicte les orientations qu'il suffit d'appliquer, mais celle d'un tissu vivant où toutes les compo­santes agissent constamment comme parties d'un tout. (...) La substitution d'un organe central à la vie de l'organisation est totalement étrangère à notre fonctionnement. La discipline de l'organisation est fondamentalement basée sur une conviction d'un mode de fonction­nement international vivant perma­nent et implique une responsabilité à tous les niveaux dans l'élaboration des prises de position et dans l'activité vis-à-vis de l'organisation dans son ensemble. »

L'intervention

« Le tournant actuel de la situation internationale ouvre des perspec­tives d'intervention dans les luttes comme nous n'en avions plus connues au cours de ces dernières années».

C'est au travers de la presse, notre principal outil d'intervention, que nous devons marquer notre adapta­tion à la dynamique de la nouvelle période. Nous allons devoir inter­venir simultanément sur tous les plans : décomposition crise éco­nomique, impérialisme, lutte de classe.

« Dans un tel contexte, les réflexes et la rapidité, la rigueur dans le suivi des événements, la profondeur dans l'assimilation des orienta­tions, vont plus encore que par le passé être décisifs. (...) La presse doit intervenir de façon décidée face aux premières manifestations de la reprise ouvrière, et en même temps toujours traiter de l'exacerbation des tensions impérialistes, des questions de la guerre et de la dé­composition, répondre en perma­nence et de façon adéquate à ce qui se déroule sous nos yeux dans toute la complexité de la situation, en dé­nonçant sans relâche les ma­noeuvres et mensonges de la bour­geoisie, en montrant les perspectives au prolétariat, (...) et participer au développement dans la classe ou­vrière de la conscience qu'elle est une classe historique porteuse de la seule alternative au capitalisme en décomposition, dimension de sa conscience qui a été la plus dure­ment et durablement affectée par les campagnes idéologiques accompa­gnant la faillite historique du stali­nisme. »

L'intervention vers les sympathisants

Le CCI a connu un afflux impor­tant de contacts dans ses différentes sections qui sont le produit d'un rapprochement des positions ré­volutionnaires par une minorité de la classe ouvrière. Un des aspects que nous avons pu reconnaître, est que le développement et le nombre de contacts va augmenter avec l'intervention dans les luttes. L'organisation doit être très déci­dée dans son intervention face à eux, pour permettre leur incorpo­ration réelle au mouvement révolutionnaire du prolétariat. Pour sa part, le CCI, au travers de l'intervention vers les contacts doit se réaffirmer comme le principal pôle de regroupement des forces révolutionnaires à l'heure actuelle.

L'intervention dans les luttes

« Le changement le plus important pour notre intervention dans la pé­riode qui vient, est la perspective de la reprise des luttes ouvrières. » L'intervention dans les luttes a été un élément central de discussion dans-le congrès. Après trois années de reflux de la lutte des classes, nous avons insisté sur la nécessité que le CCI réagisse rapidement et qu'il se trouve préparé pour inter­venir, sans hésitation, dans la nou­velle situation. Les lignes fonda­mentales que doit suivre l'intervention, se sont exprimées de la manière suivante :

« C'est d'abord dans notre capacité à être partie prenante de la lutte, dans notre préoccupation de cher­cher, lorsque c'est possible, à in­fluer sur le cours des luttes et à faire des propositions de marche concrètes, que nous assumons notre fonction d'organisation révolution­naire».

Un des aspects principaux dans l'intervention dans les luttes ou­vrières, est de ne pas laisser le ter­rain libre à l'action de la gauche, des gauchistes et des syndicats, principalement le syndicalisme de base, qui comme nous l'ont montré les luttes récentes en Italie, vont jouer un rôle de premier ordre pour essayer de dévier et de contrôler les luttes, en empêchant qu'elles se développent sur le terrain de classe et en essayant de semer la confu­sion et de démoraliser les travail­leurs. Notre intervention doit viser au renforcement de la plus grande unité possible au sein de la classe :

« C'est ensuite en mettant en avant dans toute expérience de lutte de la classe ouvrière, ce qui défend réel­lement les intérêts immédiats de la classe, les intérêts communs à toute la classe, ce qui permet l'extension, l'unité, la prise en main des luttes que l'organisation doit toujours me­ner son intervention ».

De même, «  dans le contexte de fai­blesse de la classe ouvrière sur le plan de sa conscience, plus encore que par le passé, la mise en avant de la faillite historique du système ca­pitaliste, de sa crise internationale et définitive, de l'enfoncement iné­luctable dans la misère, la barbarie et les guerres où la domination de la bourgeoisie entraîne l'humanité, doit, avec la perspective du commu­nisme, faire partie de l'intervention que nous menons dans les luttes ouvrières. »

L'intervention vers le milieu politique prolétarien

La tendance au réveil des luttes à des niveaux jamais atteints encore depuis la reprise historique à la fin des années 1960, nécessite non seulement un renforcement du CCI mais aussi de tout le milieu poli­tique prolétarien. Pour cette rai­son, le 10e congrès s'est attaché particulièrement à l'évaluation de l'intervention en son sein. S'il faut constater le faible niveau des ré­ponses du milieu politique proléta­rien à notre appel du 9e congrès, le CCI ne doit pas se décourager pour autant. Il convient que nous déve­loppions encore plus notre suivi, notre mobilisation, et notre intervention à son égard.

Un élément central pour renforcer notre intervention dans le milieu politique prolétarien, duquel nous faisons partie, est de réaffirmer qu'il est lui-même une expression de la vie de la classe, de son pro­cessus de prise de conscience. Le renforcement de notre intervention vers le milieu politique prolétarien requiert que le débat se développe de manière plus ouverte, plus ri­goureuse et fraternelle entre les groupes qui le composent, qu'ils rompent avec le sectarisme et avec la vision tordue exprimée par cer­tains groupes, qui considèrent que « tout questionnement, tout débat, toute divergence ne sont pas une manifestation d'un processus de ré­flexion au sein de la classe mais une "trahison des principes inva­riants". »([5] [270])

Ces débats permettront à leur tour, d'avoir une meilleure clarté sur les nouveaux événements, tant pour le CCI que pour le reste du milieu, qui a exprimé certaines confusions pour les comprendre.

«  Cela s'est particulièrement confirmé lors des événements de l'Est et de la guerre du Golfe face auxquels ces groupes ont manifesté des confusions majeures et ont ac­cusé un retard considérable par rapport au CCI lorsqu'ils sont parvenus à un minimum de clarté. Un tel constat ne doit pas être fait pour nous rassurer ou nous permettre de nous endormir sur nos lauriers mais bien pour que nous prenions la juste mesure de nos responsabilités vis-à-vis de l'ensemble du milieu. Il doit nous inciter à un surcroît d'attention, de mobilisation et de rigueur dans l'accomplissement de nos tâches de suivi du milieu poli­tique prolétarien et d'intervention en son sein. » ([6] [271])

La question de la défense du milieu politique prolétarien comme un tout, a posé au congrès la nécessité d'avoir la plus grande clarté poli­tique par rapport aux groupes du milieu parasitaire qui gravitent au­tour du milieu politique prolétarien et y répandent leur venin.

« Quelle que soit leur plate-forme (qui peut-être formellement très valable), les groupes de ce milieu parasitaire n'expriment nullement un effort de prise de conscience de la classe. En ce sens, ils ne font pas partie du milieu politique proléta­rien, même si on ne doit pas consi­dérer qu'ils appartiennent au camp bourgeois (appartenance qui est fondamentalement déterminée par un programme bourgeois : défense de l'URSS, de la démocratie, etc.). Ce qu'ils expriment fondamentale­ment, ce qui les anime et détermine leur évolution (que cela soit conscient ou inconscient de la part de leurs membres), ce n'est pas la défense des principes révolution­naires au sein de la classe, la clari­fication des positions politiques, mais l'esprit de chapelle ou de "cercle d'amis", l'affirmation de leur individualité vis-à-vis des orga­nisations qu'ils parasitent, tout cela basé sur des griefs personnels, des ressentiments, des frustrations et autres préoccupations mesquines relevant de l'idéologie petite-bour­geoise. » ([7] [272])

Nous ne pouvons pas faire la moindre concession à ce milieu pa­rasitaire qui est un facteur de confusion et surtout de destruction du milieu politique prolétarien. Encore moins aujourd'hui, où pour répondre aux enjeux de la nouvelle période, la défense et le renforce­ment du milieu politique proléta­rien sont indispensables face à toutes les attaques qu'il peut subir.

Le CCI a tenu son 10e congrès à un moment crucial de l'histoire : le prolétariat reprend le chemin de sa lutte contre le capital. Déjà la monstrueuse campagne idéolo­gique déclenchée par la bourgeoi­sie sur « la mort du communisme », commence à céder face à la réalité brutale de la barbarie des guerres et à l'attaque impitoyable contre les conditions de vie du prolétariat des pays les plus développés, comme résultat d'une accélération plus grande de la crise de surproduction.

Le 10e congrès a fourni les orienta­tions politiques pour permettre au CCI d'affronter les enjeux de la nouvelle période : une homogé­néité existe par rapport au tournant de la situation internationale avec la reprise de la lutte de classe.

Ce Congrès a consolidé l'analyse du CCI sur les tensions impéria­listes et la crise, qui, par leur ac­célération, élèvent à des niveaux plus hauts la situation de chaos produit par la décomposition du capitalisme. Il a aussi constaté que la reprise des luttes ne sera pas facile, que le poids dans le dévelop­pement de la conscience qu'ont apporté la chute du bloc de l'Est et la mort du stalinisme, ne sera pas dépassé facilement. En outre, la bourgeoisie utilisera tout ce qui est en son pouvoir, pour essayer d'éviter que le prolétariat porte ses luttes à des niveaux plus grands de combativité et de conscience. C'est pour cela que le congrès a élaboré des perspectives pour renforcer le CCI, fondamentalement la centralisation internationale, ainsi que les moyens pour être mieux armés politiquement pour l'intervention, non seulement au niveau de la lutte des classes, mais aussi dans les autres manifestations du dévelop­pement de la conscience de classe comme le sont les contacts qui émergent, et le milieu politique prolétarien.

Avec ce 10e congrès, le CCI s'effor­ce de se situer au niveau des exigences du moment historique et d'assumer son rôle d'avant-garde du prolétariat, pour contribuer à dépasser le reflux dans le dévelop­pement de la conscience de classe dans la classe ouvrière afin que celle-ci se réaffirme et qu'elle puisse défendre la seule alternative à la barbarie capitaliste : le communisme.

CCI.

 



[1] [273] Voir la « Résolution sur la situation inter­nationale » dans ce numéro.

[2] [274] Idem.

[3] [275] Voir Revue Internationale n° 72,   1er tri­mestre 1993.

[4] [276] « Résolution sur les activités ». Toutes les citations qui suivent sont tirées de cette même résolution.

[5] [277] « Résolution sur le milieu politique prolé­tarien».

[6] [278] Idem.

[7] [279] Idem.

 

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [280]

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [281]

Résolution sur la situation internationale 1993

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Depuis près de dix ans, la décom­position étend son emprise sur toute la société. De façon crois­sante, l'ensemble des phénomènes et des événements mondiaux ne peut se comprendre que dans ce cadre. Cependant, la phase de décomposition appartient à la pé­riode de décadence du capitalisme et les tendances propres à l'ensemble de cette période ne dis­paraissent pas, loin de là. Ainsi, dans l'examen de la situation mon­diale, il importe de distinguer les phénomènes qui relèvent de la pé­riode de décadence en général de ceux qui appartiennent spécifi­quement à sa phase ultime, la dé­composition, dans la mesure, no­tamment, où leurs impacts respec­tifs sur la classe ouvrière ne sont pas identiques et peuvent même agir en sens opposé. Et il en ainsi tant sur le plan des conflits impé­rialistes que de la crise économique qui constituent les éléments essen­tiels déterminant le développement des luttes de la classe ouvrière et de sa conscience.

L'évolution des conflits impérialistes

1) Rarement, depuis la fin de la se­conde guerre mondiale, le monde a connu une multiplication et une in­tensification des conflits guerriers comme celles auxquelles on assiste aujourd'hui. La guerre du Golfe, au début de 1991, était sensée ins­taurer un « nouvel ordre mondial » basé sur le «Droit». Depuis, la foire d'empoigne qui devait succé­der à la fin du partage du monde entre deux mastodontes impéria­listes n'a cessé de s'étendre et de s'exacerber. L'Afrique et l'Asie du Sud-Est, traditionnels terrains des affrontements impérialistes, ont continué à plonger dans les convulsions et la guerre. Libéria, Rwanda, Angola, Somalie, Afgha­nistan, Cambodge : ces pays sont aujourd'hui synonymes d'affronte­ments armés et de désolation malgré tous les « accords de paix » et les interventions de la « commu­nauté internationale » patronnées directement ou indirectement par l’ONU. A ces «zones des tem­pêtes » sont venues s'ajouter le Caucase et l'Asie centrale qui payent au prix fort des massacres interethniques la disparition de l'URSS. Enfin, le havre de stabilité qu'avait constitué l'Europe depuis la fin de la seconde guerre mon­diale est maintenant plongé dans un des conflits les plus meurtriers et barbares qui soient. Ces affron­tements expriment de façon tra­gique les caractéristiques du monde capitaliste en décomposi­tion. Ils résultent, pour une bonne part, de la situation nouvelle créée par ce qui constitue, à ce jour, la manifestation la plus importante de cette nouvelle phase de la déca­dence capitaliste : l'effondrement des régimes staliniens et du bloc de l'Est. Mais, en même temps, ces conflits sont encore aggravés par une des caractéristiques générales et fondamentales de cette déca­dence : l'antagonisme entre les différentes puissances impéria­listes. Ainsi, la prétendue « aide humanitaire » en Somalie n'est qu'un prétexte et un instrument de l'affrontement des deux principales puissances qui s'opposent au­jourd'hui en Afrique : les Etats-Unis et la France. Derrière, les différentes cliques qui se disputent le pouvoir à Kaboul, se profilent les intérêts des puissances régio­nales comme le Pakistan, l'Inde, l'Iran, la Turquie, l'Arabie Saou­dite, puissances qui, elles-mêmes, inscrivent leurs intérêts et leurs antagonismes à l'intérieur de ceux qui partagent les « Grands » comme les Etats-Unis ou l'Allemagne. Enfin, les convulsions qui ont mis à feu et à sang l’ex-Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres de l'Euro­pe «avancée», traduisent, elles aussi, les principaux antagonismes qui aujourd'hui divisent la planète.

2)   L'ex-Yougoslavie est devenue un enjeu primordial dans les rivalités entre les principales puissances du monde. Si les affrontements et les massacres qui s'y déroulent depuis deux ans ont trouvé un terrain favo­rable avec des antagonismes eth­niques ancestraux mis sous l'éteignoir par le régime stalinien, et que l'effondrement de celui-ci a fait ressurgir, les calculs sordides des grandes puissances ont consti­tué un facteur de premier ordre d'exacerbation de ces antago­nismes. C'est bien parce que l'Allemagne à encouragé la séces­sion des Républiques du Nord, Slovénie et Croatie, afin de se constituer un débouché vers la Méditerranée, que s'est ouverte la boîte de Pandore yougoslave. C'est bien parce que les autres Etats eu­ropéens, ainsi que les Etats-Unis, étaient opposés à cette offensive allemande qu'ils ont directement, ou indirectement par leur immobi­lisme, encouragé la Serbie et ses milices à déchaîner la « purification ethnique » au nom de la «défense des minorités». En fait, l'ex-Yougoslavie constitue une sorte de résumé, une illustration parlante et tragique de l'ensemble de la situation mondiale dans le domaine des conflits impérialistes.

3)   En premier lieu, les affronte­ments qui ravagent aujourd'hui cette partie du monde sont une nouvelle confirmation de la totale irrationalité économique de la guerre impérialiste. Depuis long­temps, et à la suite de la « Gauche communiste de France », le CCI a relevé la différence fondamentale opposant les guerres de la période ascendante du capitalisme, qui avaient une réelle rationalité pour le développement de ce système, et celles de la période de décadence qui ne font qu'exprimer la totale absurdité économique d'un mode de production à l'agonie. Si l'aggravation des antagonismes impérialistes a comme cause ultime la fuite en avant de toutes les bour­geoisies nationales placées devant l'impasse totale de l'économie ca­pitaliste, les conflits guerriers ne sauraient apporter la moindre « solution » à la crise, aussi bien pour l'ensemble de l'économie mondiale que pour celle d'un quel­conque pays en particulier. Comme le notait déjà Internatio­nalisme en 1945, ce n'est plus la guerre qui est au service de l'économie, mais bien l'économie qui s'est mise au service de la guerre et de sa préparation. Et ce phénomène n'a fait que s'amplifier depuis. Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, aucun des protagonistes ne peut espérer le moindre profit éco­nomique de son implication dans le conflit. C'est évident pour la tota­lité des Républiques qui se font la guerre à l'heure actuelle : les des­tructions massives des moyens de production et de la force de travail, la paralysie des transports et de l'activité productive, l'énorme ponction que représentent les ar­mements au détriment de l'économie locale ne vont bénéfi­cier à aucun des nouveaux Etats en présence. De même, contrairement à l'idée qui a eu cours même au sein du milieu politique proléta­rien, cette économie totalement ravagée ne pourra en aucune façon constituer un quelconque marché solvable pour la production excédentaire des pays industrialisés. Ce ne sont pas des marchés que les grandes puissances se disputent sur le territoire de l'ex-Yougoslavie mais des positions stratégiques destinées à préparer ce qui est de­venu la principale activité du capitalisme décadent : la guerre impé­rialiste à une échelle toujours plus vaste.

4) La situation dans l'ex-Yougoslavie vient également confirmer un point que le CCI avait souligné de­puis longtemps :la   fragilité   de l'édifice européen. Celui-ci, avec ses différentes institutions (l'Orga­nisation Européenne de Coopéra­tion Economique chargée d'administrer le plan Marshall et qui se transformera ultérieurement en l'OCDE, l'Union de l'Europe Occidentale fondée en 1949, la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier entrée en ac­tivité en 1952 et qui deviendra, cinq ans plus tard, la Communauté Economique Européenne) s'était constitué essentiellement comme instrument du bloc américain face à la menace du bloc russe. L'intérêt commun des différents Etats d'Europe occidentale face à cette menace (qui n'excluait pas la tenta­tive de certains d'entre eux, comme la France de De Gaulle, de limiter l'hégémonie américaine) avait constitué un facteur puissant de stimulation de la coopération, no­tamment économique, entre ces Etats. Une telle coopération n'avait pas été en mesure de sur­ monter les rivalités économiques entre eux, résultat qui ne peut être atteint dans le capitalisme, mais avait permis l'instauration d'une certaine « solidarité » face à la concurrence commerciale du Ja­pon et des Etats-Unis. Avec l'effondrement du bloc de l'Est, les bases de l'édifice européen se sont trouvées bouleversées. Désormais, l'Union Européenne, que le traité de Maastricht de la fin 1991 a fait succéder à la CEE, ne saurait plus  être considérée comme un instru­ment d'un bloc occidental qui a lui même cessé d'exister. Au contraire, cette structure est deve­nue le champ clos des antago­nismes impérialistes que la dispari­tion de l'ancienne configuration du monde a mis au premier plan ou fait surgir. C'est bien ce que les affrontements en Yougoslavie ont mis en évidence lorsqu'on a vu s'étaler la profonde division des Etats européens incapables de mettre en oeuvre la moindre poli­ tique commune face à un conflit qui se développait à leur porte. Aujourd'hui, même si « l'Union eu­ropéenne » peut encore être mise à profit par l'ensemble de ses parti­cipants comme rempart contre la concurrence commerciale du Ja­pon et des Etats-Unis ou comme instrument contre l'immigration et contre les combats de la classe ou­vrière, sa composante diploma­tique et militaire fait l'objet d'une dispute qui ne pourra aller qu'en s'exacerbant entre ceux (particulièrement la France et l'Allemagne) qui veulent lui faire jouer un rôle comme structure ca­pable de rivaliser avec la puissance américaine (préparant la constitu­tion d'un futur bloc impérialiste) et les alliés des Etats-Unis (essentiellement la Grande-Bre­tagne et les Pays-Bas) qui conçoi­vent leur présence dans les instances de décision comme moyen de réfréner une telle tendance. ([1])

5) L'évolution du conflit dans les Balkans est venue également illus­trer une des autres caractéristiques de la situation mondiale : les en­traves sur le chemin de la reconsti­tution d'un nouveau système de blocs impérialistes. Comme le CCI l'a souligné dès la fin de 1989, la tendance vers un tel système a été mise à l'ordre du jour dès que l'ancien a disparu avec l'effondrement du bloc de l'Est. L'émergence d'un candidat à la direction d'un nouveau bloc impé­rialiste, rivalisant avec celui qui se­rait dirigé par les Etats-Unis, s'est rapidement confirmée avec l'avancée des positions de l'Allemagne en Europe centrale et dans les Balkans alors que la li­berté de manoeuvre militaire et di­plomatique de ce pays était encore limitée par les contraintes héritées de sa défaite dans la seconde guerre mondiale. L'ascension de l'Allemagne s'est largement ap­puyée sur sa puissance économique et financière, mais elle a pu aussi bénéficier du soutien de son vieux complice au sein de la CEE, la France (action concertée par rap­port à l'Union européenne, créa­tion d'un corps d'armé commun, etc.). Cependant, la Yougoslavie a mis en relief toutes les contradic­tions qui divisent ce tandem : alors que l'Allemagne apportait un sou­ tien sans faille à la Slovénie et à la Croatie, la France a maintenu pendant une longue période une politique pro-serbe la faisant s'aligner, dans un premier temps, sur la position de la Grande-Bre­tagne et des Etats-Unis, ce qui a permis à cette puissance d'enfoncer un coin au sein de l'alliance privilégiée entre les deux principaux pays européens. Même si ces deux pays ont consacré des efforts particuliers à ce que le san­glant imbroglio yougoslave ne vienne pas compromettre leur co­opération (par exemple, le soutien de la Buba au Franc français à chacune des attaques de la spécula­tion contre ce dernier), il est de plus en plus clair qu'ils ne mettent  pas les mêmes espoirs dans leur al­liance. L'Allemagne, du fait de sa puissance économique et de sa po­sition géographique, aspire au lea­dership d'une « Grande Europe » qui ne serait elle-même que l'axe central d'un nouveau bloc impé­rialiste. Si elle est d'accord pour faire jouer un tel rôle à la structure européenne, la bourgeoisie fran­çaise, qui depuis 1870 a pu consta­ter la puissance de sa voisine de l'Est, ne veut pas se contenter de la place de second plan que celle-ci se propose de lui accorder dans leur alliance. C'est pour cela que la France n'est pas intéressée à un développement trop important de la puissance militaire de l'Allemagne (accès à la Méditerranée, acquisition de l'arme nu­cléaire, notamment) qui viendrait dévaloriser les atouts dont elle dis­ pose encore pour tenter de mainte­nir une certaine parité avec sa voi­sine dans la direction de l'Europe et à la tête de la contestation de l'hégémonie américaine. La ré­union de Paris du 11 mars entre Vance, Owen et Milosevic sous la présidence de Mitterrand, est ve­nue, une nouvelle fois, illustrer cette réalité. Ainsi, une des condi­tions pour que se reconstitue un nouveau partage du monde entre deux blocs impérialistes, l'accroissement très significatif des capacités militaires de l'Allemagne, porte avec elle la me­nace de difficultés sérieuses entre les deux pays européens qui sont candidats au leadership d'un nou­veau bloc. Le conflit dans l'ex-Yougoslavie est donc venu confirmer que la tendance vers la recons­titution d'un tel nouveau bloc, mise à l'ordre du jour par la disparition de celui de l'Est en 1989, n'était nullement assurée de parvenir à son terme : la situation géopoli­tique spécifique des deux bourgeoi­sies qui s'en font les principaux protagonistes vient encore s'ajouter aux difficultés générales propres à la période de décomposi­tion exacerbant le « chacun pour soi » entre tous les Etats.

6) Le conflit dans l’ex-Yougoslavie, enfin, vient confirmer une des autres caractéristiques majeures de la situation mondiale : les limites de l'efficacité de l'opération « Tempête du Désert » de 1991 des­tinée à affirmer le leadership des Etats-Unis sur le monde. Comme le CCI l'a affirmé à l'époque, cette opération de grande envergure n'avait pas comme principale cible le régime de Saddam Hussein ni même les autres pays de la périphé­rie qui auraient pu être tentés d'imiter l'Irak. Pour les Etats- Unis, ce qu'il s'agissait avant tout d'affirmer et de rappeler, c'était son rôle de « gendarme du monde » face aux convulsions découlant de l'effondrement du bloc russe et particulièrement d'obtenir l'obéissance de la part des autres puissances occidentales qui, avec la fin de la menace venue de l'Est, se sentaient pousser des ailes. Quelques mois à peine après la guerre du Golfe, le début des af­frontements en Yougoslavie est venu illustrer le fait que ces mêmes puissances, et particulièrement l'Allemagne, étaient bien détermi­nées à faire prévaloir leurs intérêts impérialistes au détriment de ceux des Etats-Unis. Depuis, ce pays, s'il a réussi à mettre en évidence l'impuissance de l'Union euro­péenne par rapport à une situation qui est de son ressort et le manque d'harmonie qui règne dans les rangs de cette dernière, y compris entre les meilleurs alliés que sont la France et l'Allemagne, n'est pas parvenu à contenir réellement l'avancée des autres impérialismes, particulièrement celui de ce dernier pays qui est, dans l'ensemble, parvenu à ses fins dans l'ex-Yougoslavie. Un tel échec est évidemment grave pour la première puissance mondiale puisqu'il ne peut que conforter la tendance de nombreux pays, sur tous les continents, à mettre à profit la nouvelle donne mondiale pour desserrer l'étreinte que leur a imposée l'Oncle Sam pendant des décennies. C'est pour cette raison que ne cesse de se dé­velopper l'activisme des Etats-Unis autour de la Bosnie après qu'ils aient fait étalage de leur force mili­taire avec leur massif et spectacu­laire déploiement « humanitaire » en Somalie et l'interdiction de l'espace aérien du sud de l'Irak.

7)   Cette dernière opération mili­taire, elle aussi, a confirmé un cer­tain nombre des réalités mises en évidence par le CCI auparavant. Elle a illustré le fait que la véritable cible visée par les Etats-Unis dans cette partie du monde n'est pas l'Irak, puisqu'elle a renforcé le ré­gime de Saddam Hussein tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, mais bien leurs « alliés » qu'elle a essayé, avec moins de succès qu'en 1991, d'entraîner une nouvelle fois (le troisième larron de « la coalition », la France, s'est contenté cette fois-ci d'envoyer des avions de recon­naissance). En particulier, elle a constitué un message en direction de l'Iran dont la puissance mili­taire montante s'accompagne du resserrement de ses liens avec certains pays européens, notamment la France. Cette opération est ve­nue confirmer également, puisque le Koweït n'était plus concerné, que la guerre du Golfe n'avait pas eu pour cause la question du prix du pétrole ou de la préservation par les Etats-Unis de leur « rente pétrolière » comme l'avaient af­firmé les gauchistes et même, à un moment donné, certains groupes du milieu prolétarien. Si cette puis­sance est intéressée à conserver et renforcer son emprise sur le Moyen-Orient et ses champs pé­troliers, ce n'est pas fondamenta­lement pour des raisons commer­ciales où strictement économiques. C'est avant tout pour être en me­sure, si le besoin s'en fait sentir, de priver ses rivaux japonais et euro­péens de leur approvisionnement d'une matière première essentielle pour une économie développée et plus encore pour toute entreprise militaire (matière première dont dispose d'ailleurs abondamment le principal allié des Etats-Unis, la Grande-Bretagne).

8)   Ainsi, les événements récents ont confirmé que, face à une exacerbation du chaos mondial et du « chacun pour soi » et à la mon­tée en force de ses nouveaux rivaux impérialistes, la première puissance mondiale devra, de façon croissance, faire usage de la force militaire pour préserver sa supré­matie. Les terrains potentiels d'affrontement ne manquent pas et ne font que se multiplier. Dès à présent, le sous-continent indien, dominé par l'antagonisme entre le Pakistan et l'Inde, se trouve de plus en plus concerné, comme en té­moignent par exemple les affron­tements dans ce dernier pays entre communautés religieuses qui, s'il sont bien un témoignage de la dé­composition, sont attisés par cet antagonisme. De même, l'Extrême-Orient est aujourd'hui le théâtre de manoeuvres impéria­listes de grande envergure comme, en particulier, le rapprochement entre la Chine et le Japon (scellé par la visite à Pékin, pour la pre­mière fois de l'histoire, de l'Empereur de ce dernier pays). Il est plus que probable que cette configuration des lignes de forces impérialistes ne fera que se confir­mer dans la mesure où :

  • il ne subsiste plus de contentieux entre la Chine et le Japon ;
  • chacun de ces deux pays conserve un contentieux avec la Russie (tracé de la frontière russo-chi­noise, question des Kouriles) ;
  • s'accroît la rivalité entre les Etats-Unis et le Japon autour de l'Asie du Sud-Est et du Pacifique ;
  • la Russie est «condamnée», même si cela attise la résistance des « conservateurs » contre Elt­sine, à l'alliance américaine du fait même de l'importance de ses armements atomiques (dont les Etats-Unis ne peuvent tolérer qu'ils puissent passer au service d'une autre alliance).

Les antagonismes mettant aux prises la première puissance mon­diale et ses ex-alliés n'épargnent même pas le continent américain où les tentatives répétées de coup d'Etat contre Carlos Andres Perez au Venezuela aussi bien que la constitution de la NAFTA, au delà de leurs causes ou implications économiques et sociales, ont pour objet de faire pièce aux visées et à l'accroissement de l'influence de certains Etats européens. Ainsi, la perspective mondiale sur le plan des tensions impérialistes se carac­térise par une montée inéluctable de celles-ci avec une utilisation croissante de la force militaire par le Etats-Unis, et ce n'est pas la ré­cente élection du démocrate Clinton à la tête de ce pays qui saurait inverser une telle tendance, bien au contraire. Jusqu'à présent, ces ten­sions se sont développées essen­tiellement comme retombées de l'effondrement de l'ancien bloc de l'Est. Mais, de plus en plus, elles seront encore aggravées par la plongée catastrophique dans sa crise mortelle de l'économie capi­taliste.

L'évolution de la crise économique

9) L'année 1992 s'est caractérisée par une aggravation considérable de la situation de l'économie mon­diale. En particulier, la récession ouverte s'est généralisée pour at­ teindre des pays qu'elle avait épar­gné dans un premier temps, tel la France, et parmi les plus solides comme l'Allemagne et même le Ja­pon. Si l'élection de Clinton repré­sente la poursuite, et même le ren­forcement, de la politique de la première puissance mondiale sur l'arène impérialiste, elle symbolise la fin de toute une période dans l'évolution de la crise et des poli­ tiques bourgeoises pour y faire face. Elle prend acte de la faillite définitive des « reaganomics » qui avaient suscité les espoirs les plus fous dans les rangs de la classe do­minante et de nombreuses illusions parmi les prolétaires. Aujourd'hui, dans les discours bourgeois, il ne subsiste plus la moindre référence aux mythiques vertus de la « dérégulation » et du « moins d'Etat». Même des hommes poli­ tiques appartenant aux forces poli­ tiques qui s'étaient faites les apôtres des « reaganomics », tel Major en Grande-Bretagne, ad­ mettent, face à l'accumulation des difficultés de l'économie, la néces­sité de « plus d'Etat » dans celle-ci.

10)  Les « années Reagan », prolon­gées par les « années Bush », n'ont nullement représenté une inversion de la tendance historique, propre à la décadence capitaliste, de ren­forcement du capitalisme d'Etat. Pendant cette période, des mesures comme l'augmentation massive des dépenses militaires, le sauvetage du système de caisses d'épargne par l'Etat fédéral (qui représente un prélèvement de 1000 milliards de dollars dans son budget) ou la baisse volontariste des taux d'intérêt en dessous du niveau de l'inflation ont représenté un ac­croissement significatif  de l'intervention de  l'Etat dans l'économie  de  la première puis­sance mondiale. En fait, quels que soient les thèmes idéologiques em­ployés, quelles que soient les mo­dalités, la bourgeoisie ne peut jamais, dans  la période de décadence, renoncer à faire  appel  à l'Etat  pour  rassembler  les  morceaux d'une économie qui tend à l'éclatement, pour tenter de tricher avec les lois capitalistes (et c'est la seule instance qui puisse le faire, notamment  par  l'usage de la à planche à billets). Cependant, avec :

  • la nouvelle aggravation de la crise économique mondiale ;
  • le niveau critique atteint par le délabrement de certains secteurs cruciaux de l'économie américaine (systèmes de santé et d'éducation, infrastructures et équipements, recherche,...) favorisé par la politique « libérale » forcenée de Reagan et compagnie ;
  • l'explosion surréaliste de la spéculation au détriment des investissements productifs également encouragée par les « reaganomics » ;

L'Etat fédéral ne pouvait échapper à une intervention beaucoup plus ouverte, à visage découvert, dans  cette économie. En ce sens, la signification de l'arrivée du démocrate Clinton à la tête de l'exécutif américain ne saurait être réduite à de  seuls  impératifs  idéologiques. Ces impératifs ne sont pas négli­geables, notamment en vue de fa­voriser une plus grande adhésion de l'ensemble de la population des Etats-Unis à la politique impéria­liste de la bourgeoisie de ce pays. Mais, beaucoup plus fondamenta­lement, le « New Deal » de Clinton signale la nécessité d'une réorien­tation significative de la politique de cette bourgeoisie, une réorienta­tion que Bush, trop lié à la poli­tique précédente, était mal placé pour mettre en oeuvre.

11) Cette réorientation politique, contrairement aux promesses du candidat Clinton, ne saurait re­mettre en cause la dégradation des conditions de vie de la classe ou­vrière, qu'on qualifie de « classe moyenne » pour les besoins de la propagande. Les centaines de mil­liards de dollars d'économies an­noncées par Clinton fin février 1993, représentent un accroisse­ment   considérable   de   l'austérité destinée à soulager l'énorme déficit fédéral et à améliorer la compétiti­vité de la production US sur le marché mondial. Cependant, cette politique se confronte à des limites infranchissables. La réduction du déficit budgétaire, si elle est effec­tivement réalisée, ne pourra qu'accentuer les tendances au ra­lentissement de l'économie qui avait été dopée par ce même déficit pendant près d'une décennie. Un tel ralentissement, en réduisant les recettes fiscales (malgré l'augmentation prévue des impôts) conduira à aggraver encore ce défi­cit. Ainsi, quelles que soient les mesures appliquées, la bourgeoisie américaine se trouve confrontée à une impasse : en lieu et place d'une relance de l'économie et d'une ré­duction de son endettement (et particulièrement celui de l'Etat), elle est condamnée, à une échéance qui ne saurait être reportée bien longtemps, à un nouveau ralentis­sement de l'économie et à une aggravation irréversible de l'endettement.

12) L'impasse dans laquelle est placée l'économie américaine ne fait qu'exprimer celle de l'ensemble de l'économie mondiale. Tous les pays sont enserrés de façon crois­sante dans un étau dont les mâ­choires ont pour nom chute de la production  et explosion de l'endettement (et particulièrement celui de l'Etat). C'est la manifesta­tion éclatante de la crise de sur­production irréversible dans la­quelle s'enfonce le mode de pro­duction capitaliste depuis plus de deux  décennies. Successivement, l'explosion de l'endettement du « tiers-monde », après la récession mondiale de 1973-74, puis l'explosion de la dette américaine (tant interne qu'externe), après celle de 1981-82, avaient permis à l'économie mondiale de limiter les manifestations directes, et surtout de masquer  l'évidence, de cette surproduction. Aujourd'hui, les mesures draconiennes que se pro­pose d'appliquer la bourgeoisie US signent la mise au rebut définitive de la « locomotive » américaine qui avait tiré l'économie mondiale dans les années 1980. Le marché interne des Etats-Unis se ferme de plus en plus, et de façon irréver­sible. Et si ce n'est pas grâce à une meilleure compétitivité des mar­chandises made in US, ce sera à travers une montée sans précédent du protectionnisme dont Clinton, dès son arrivée, a donné un avant goût (augmentation des droits sur les produits agricoles, l'acier, les avions, fermeture des marchés pu­blics,...). Ainsi, la seule perspec­tive qui puisse attendre le marché mondial est celle d'un rétrécisse­ment croissant et irrémédiable. Et cela d'autant plus qu'il est confronté à une crise catastro­phique du crédit symbolisée par les faillites bancaires de plus en plus nombreuses : à force d'abuser d'une façon délirante de l'endettement, le système financier international se trouve au bord de l'explosion, explosion qui condui­rait à précipiter de façon apocalyp­tique l'effondrement des marchés et de la production.

13) Un autre facteur venant aggra­ver l'état de l'économie mondiale est le chaos grandissant qui se dé­veloppe dans les relations interna­tionales. Lorsque le monde vivait sous la coupe des deux géants im­périalistes, la nécessaire discipline que devaient respecter les alliés au sein de chacun des blocs ne s'exprimait pas seulement sur le plan militaire et diplomatique, mais aussi sur le plan économique. Dans le cas du bloc occidental, c'est à travers des structures comme l'OCDE, le FMI, le G7 que les alliés, qui étaient en même temps les principaux pays avancés, avaient établi, sous l'égide du chef de file américain, une coordination de leurs politiques économiques et un modus vivendi pour contenir leurs rivalités commerciales. Au­jourd'hui, la disparition du bloc occidental, faisant suite à l'effondrement de celui de l'Est, a porté un coup décisif à cette co­ordination (même si se sont main­tenues les anciennes structures) et laisse le champ libre à l'exacerbation du « chacun pour soi » dans les relations écono­miques. Concrètement, la guerre commerciale ne peut que se dé­chaîner encore plus, venant aggra­ver les difficultés et l'instabilité de l'économie mondiale qui se trou­vent à son origine. C'est bien ce que manifeste la paralysie actuelle dans les négociations du GATT. Celles-ci avaient officiellement pour objet de limiter le protection­nisme entre les « partenaires » afin de favoriser les échanges mondiaux et donc la production des diffé­rentes économies nationales. Le fait que ces négociations soient de­venues une foire d'empoigne,  où les antagonismes impérialistes se superposent aux simples rivalités commerciales, ne peut que provo­quer l'effet inverse : une plus grande désorganisation encore de ces échanges, des difficultés ac­crues pour les économies natio­nales.

14) Ainsi, la gravité de la crise a at­teint, avec l'entrée dans la dernière décennie du siècle, un degré quali­tativement supérieur à tout ce que le capitalisme avait connu jusqu'à présent. Le système financier mon­dial marche au bord du précipice au risque permanent et croissant d'y sombrer. La guerre commer­ciale va se déchaîner à une échelle jamais vue. Le capitalisme ne pourra trouver de nouvelle « locomotive » pour remplacer la locomotive américaine désormais hors d'usage. En particulier, les marchés pharamineux qu'étaient sensés représenter les pays ancien­nement dirigés par des régimes staliniens n'auront jamais existé que dans l'imagination de quelques secteurs de la classe dominante (et aussi dans celle de certains groupes du milieu prolétarien). Le déla­brement sans espoir de ces écono­mies, le gouffre sans fond qu'elles représentent pour toute tentative d'investissement se proposant de les redresser, les convulsions poli­tiques qui agitent la classe domi­nante et qui viennent encore am­plifier la catastrophe économique, tous ces éléments indiquent qu'elles sont en train de plonger dans une situation semblable à celle du Tiers-monde, que loin de pouvoir constituer un ballon d'oxygène pour les économies les plus développées, elles deviendront un fardeau croissant pour elles. Enfin, si, dans ces dernières, l'inflation a quelque chance d'être contenue, comme c'est la cas jusqu'à présent, cela ne traduit au­cunement un quelconque dépasse­ment des difficultés économiques qui se trouvaient à son origine. C'est au contraire l'expression de la réduction dramatique des mar­chés qui exerce une puissante pres­sion à la baisse sur le prix des mar­chandises. La perspective de l'économie mondiale est donc à une chute croissante de la produc­tion avec la mise au rebut d'une part toujours plus importante du capital investi (faillites en chaîne, désertification industrielle, etc.) et une réduction drastique du capital variable, ce qui signifie, pour la classe ouvrière, outre des attaques accrues contre tous les aspects du salaire, des licenciements massifs, une montée sans précédent du chômage.

Les perspectives du combat de classe

15) Les attaques capitalistes de tous ordres qui se déchaînent au­jourd'hui, et qui ne peuvent que s'amplifier, frappent un prolétariat qui a été sensiblement affaibli au cours des trois dernières années, un affaiblissement qui a affecté aussi tien sa conscience que sa combati­vité.

C’est l'effondrement des régimes staliniens d'Europe et la disloca­tion de l'ensemble du bloc de l'Est à la fin de 1989, qui a constitué le facteur  essentiel  de recul de la conscience dans le prolétariat. L'identification, par tous les secteurs bourgeois, pendant un demi-siècle, de ces régimes au « socialisme », le fait que ces régimes ne soient pas tombés sous les coups de la lutte de classe ouvrière mais à la suite d'une implosion de leur économie, a permis le déchaînement de campagnes massives sur la « mort du communisme », sur la «victoire définitive de l'économie libérale» et de la «démocratie», sur la  perspective  d'un  « nouvel ordre mondial » fait de paix,  de prospérité et de respect du Droit. Si la très grande majorité des prolé­taires des grandes concentrations industrielles avait  cessé,   depuis longtemps, de se faire des illusions sur les prétendus « paradis socia­listes», la disparition sans gloire des régimes staliniens a toutefois porté un coup décisif à l'idée qu'il pouvait exister autre chose sur la terre  que  le  système  capitaliste, que l'action du prolétariat pouvait conduire à une alternative à ce sys­tème.  Et une telle  atteinte  à la conscience dans la classe s'est trouvée encore aggravée par l'explosion de l'URSS, à la suite du putsch manqué d'août  1991, une explosion qui touchait le pays qui avait été le théâtre de la révolution prolétarienne au début du siècle.

D'autre part, la crise du Golfe à partir de l'été 1990, l'opération « Tempête du désert » au début 1991, ont engendré un profond sen­timent d'impuissance parmi les prolétaires qui se sentaient totalement incapables d'agir ou de peser par rapport à des événements dont ils étaient conscients de la gravité, mais qui restaient du ressort exclu­sif de « ceux d'en haut ». Ce senti­ment a puissamment contribué à affaiblir la combativité ouvrière dans un contexte où cette combati­vité avait déjà été altérée, bien que de façon moindre, par les événe­ments de l'Est, l'année précédente. Et cet affaiblissement de la comba­tivité a été encore aggravé par l'explosion de l'URSS, deux ans après l'effondrement de son bloc, de même que par le développement au même moment des affronte­ments dans l’ex-Yougoslavie.

16) Les événements qui se sont pré­cipités après l'effondrement du bloc de l'Est, en apportant sur toute une série de questions un dé­menti aux campagnes bourgeoises de 1989, ont contribué à saper une partie des mystifications dans lesquelles avait été plongée la classe ouvrière. Ainsi, la crise et la guerre du Golfe ont commencé à porter des coups décisifs aux illusions sur l'instauration d'une « ère de paix » que Bush avait annoncée lors de l'effondrement du rival impérialiste de l'Est. En même temps, le com­portement barbare de la « grande démocratie » américaine et de ses acolytes, les massacres perpétrés contre les soldats irakiens et les populations civiles ont participé à démasquer les mensonges sur la « supériorité » de la démocratie, sur la victoire du « droit des nations » et des « droits de l'homme ». Enfin, l'aggravation catastrophique de la crise, la récession ouverte, les fail­lites, les pertes enregistrées par les entreprises considérées comme les plus prospères, les licenciements massifs dans tous les secteurs et particulièrement dans ces entre­prises, la montée inexorable du chômage, toutes ces manifestations des contradictions insurmontables que  rencontre  l'économie capitaliste sont en train de régler leur compte aux mensonges sur la « prospérité » du système  capita­liste, sur sa capacité à surmonter les difficultés qui avaient englouti son prétendu rival « socialiste ». La classe ouvrière n'a pas encore di­géré l'ensemble des coups qui avaient été portés à sa conscience dans  la  période  précédente.   En particulier, l'idée qu'il peut exister une alternative au capitalisme ne découle pas automatiquement du constat croissant de la faillite de ce système et peut très bien déboucher sur le désespoir. Mais, au sein de la classe, les conditions d'un rejet des mensonges bourgeois, d'un ques­tionnement en profondeur sont en train de se développer.

17) Cette réflexion dans la classe ouvrière prend place à un moment où l'accumulation des attaques ca­pitalistes et leur brutalité crois­sante l'obligent à secouer la tor­peur qui l'avait envahie pendant plusieurs années. Tour à tour :

  • l'explosion de combativité ou­vrière en Italie durant l'automne 1992 (une combativité qui, de­puis, ne s'est jamais complète­ment éteinte) ;
  • à un degré moindre mais signifi­catif, les manifestations massives des ouvriers anglais durant la même période, à l'annonce de la fermeture de la plupart des mines ;
  • la combativité exprimée par les prolétaires d'Allemagne à la fin de l'hiver suite à des licenciements massifs, notamment dans ce qui constitue un des symboles de l'industrie capitaliste, la Ruhr;
  • d'autres manifestations de com­bativité ouvrière, de moindre en­vergure mais qui se sont multi­pliées dans plusieurs pays d'Europe, notamment en Es­pagne, face à des plans d'austérité de plus en plus draconiens ; sont venues mettre en évidence que le prolétariat était en train de des­ serrer l'étau qui l'étreignait depuis le début des années 1990, qu'il se libérait de la paralysie qui l'avait contraint de subir sans réaction les attaques portées dès ce moment-là par la bourgeoisie. Ainsi, la situa­tion présente se distingue fonda­mentalement de celle qui avait été mise en évidence au précédent congrès du CCI lorsqu'il avait constaté que : «... les appareils de gauche de la bourgeoisie ont tenté déjà depuis plusieurs mois de lancer des mouvements de lutte prématurés afin d'entraver cette réflexion [au sein du prolétariat] et de semer un surcroît de confusion dans les rangs ouvriers. ». En particulier, l'ambiance d'impuissance qui pré­dominait alors parmi la majorité des prolétaires, et qui favorisait les manoeuvres bourgeoises visant à provoquer des luttes minoritaires destinées à s'enliser dans l'isolement, tend de plus en plus à laisser la place à la volonté d'en découdre avec la bourgeoisie, de répliquer avec détermination à ses attaques.

18) Ainsi, dès à présent, le proléta­riat des principaux pays industria­lisés est en train de redresser la tête confirmant ce que le CCI n'a cessé d'affirmer : « le fait que la classe ouvrière détient toujours entre ses mains les clés de l’avenir» (Résolution du 9e Congrès du CCI) et qu'il avait annoncé avec confiance : « ... c'est bien parce que le cours historique n'a pas été ren­versé, parce que la bourgeoisie n'a pas réussi avec ses multiples cam­pagnes et manoeuvres à infliger une défaite décisive au prolétariat des pays avancés et à l'embrigader der­rière ses drapeaux, que le recul subi par ce dernier, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité, sera nécessairement surmonté. » ((Résolution du 29 mars 1992, Revue Internationale n°70). Cependant, cette reprise du combat de classe s'annonce difficile. Les premières tentatives faites par le prolétariat depuis l'automne 1992 mettent en évidence qu'il subit encore le poids du recul. En bonne partie, 'expérience, les leçons acquises au cours des luttes du milieu des an­nées 1980, n'ont pas encore été réappropriés par la grande majorité des ouvriers. En revanche, la bour­geoisie a, dès maintenant, fait la preuve qu'elle avait tiré les ensei­gnements des combats précédents :

  • en organisant, depuis un long moment, toute une série de cam­pagnes destinées à faire perdre aux ouvriers leur identité de classe, particulièrement des cam­pagnes anti-fascistes et anti-ra­cistes de même que des cam­pagnes visant à leur bourrer le crâne avec le nationalisme ;
  • en prenant rapidement, grâce aux syndicats, les devants des expres­sions de combativité ;
  • en radicalisant le langage de ces organes d'encadrement de la classe ouvrière ;
  • en donnant d'emblée, là où c'était nécessaire comme en Italie, un rôle de premier plan au syndica­lisme de base ;
  • en organisant ou en préparant, dans un certain nombre de pays, le départ du gouvernement des partis « socialistes » afin de pouvoir mieux jouer la carte de la gauche dans l'opposition ;
  • en veillant à éviter, grâce à une planification internationale de ses attaques, un développement si­multané des luttes ouvrières dans les différents pays ;
  • en organisant un black-out systé­matique sur celles-ci.

De plus, la bourgeoisie s'est mon­trée capable d'utiliser le recul de la conscience dans la classe pour in­troduire de faux objectifs et reven­dications dans les luttes ouvrières (partage du travail, « droits syndi­caux», défense de l'entreprise, etc.).

19) Plus généralement, c'est en­core un long chemin qui attend le prolétariat avant qu'il ne soit ca­pable d'affirmer sa perspective révolutionnaire. Il devra déjouer les pièges classiques que toutes les forces de la bourgeoisie dispose­ront systématiquement sous ses pas. En même temps, il sera confronté à tout le poison que la décomposition du capitalisme fait pénétrer dans les rangs ouvriers, et que la classe dominante (dont les difficultés politiques liées à la dé­composition n'affectent pas sa ca­pacité de manoeuvre contre son ennemi mortel) utilisera de façon cynique :

  • l'atomisation, la « débrouille » in­dividuelle, le « chacun pour soi », qui tend à saper la solidarité et l'identité de classe et qui, même dans les moments de combativité, favorisera le corporatisme ;
  • le désespoir, le manque de pers­pective qui continuera de peser, même si la bourgeoisie ne pourra pas utiliser une nouvelle fois une occasion comme l'effondrement du stalinisme ;
  • le processus de lumpénisation ré­sultant d'une ambiance dans la­quelle le chômage massif et de longue duré tend à couper une partie significative des chômeurs, et particulièrement les plus jeunes, du reste de leur classe;
  • la montée de la xénophobie, y compris parmi des secteurs ou­vriers importants, facilitant gran­dement, en retour, les campagnes anti-racistes et anti-fascistes des­tinées non seulement à diviser la classe ouvrière, mais également à la ramener derrière la défense de l'Etat démocratique ;
  • les émeutes urbaines, qu'elles soient spontanées ou provoquées par la bourgeoisie (comme celles de Los Angeles au printemps 1992), qui seront utilisées par cette dernière pour tenter de dé­voyer le prolétariat de son terrain de classe ;
  • les différentes manifestations de la pourriture de la classe domi­nante, la corruption et la gangstérisation de son appareil politique, qui, s'ils sapent sa crédibilité aux yeux des ouvriers, favorisent en même temps les campagnes de di­version en faveur d'un Etat « propre » (ou « vert ») ;
  • l'étalage de toute la barbarie dans laquelle plonge non seulement le « tiers-monde » mais également une partie de l'Europe, comme l’ex-Yougoslavie, ce qui est ter­rain béni pour toutes les cam­pagnes « humanitaires » visant à culpabiliser les ouvriers, à leur faire accepter la dégradation de leurs propres conditions de vie, mais également à recouvrir d'un voile pudique et justifier les me­nées impérialistes des grandes puissances.

20) Ce dernier aspect de la situa­tion présente met en relief la com­plexité de la question de la guerre comme facteur dans la prise 3e conscience du prolétariat. Cette complexité a déjà été amplement analysée par les organisations communistes, et notamment par le CCI, dans le passé. Pour l'essentiel, elle consiste dans le fait que, si la guerre impérialiste constitue une des manifestations majeures de la décadence du capi­talisme, symbolisant en particulier l'absurdité d'un système à l'agonie et indiquant la nécessité de le renverser, son impact sur la conscience dans la classe ouvrière dépend étroitement des circonstances dans lesquelles elle se déchaîne. Ainsi, la guerre du Golfe, il y a deux ans, a apporté auprès des ouvriers des pays avancés (pays qui étaient pratiquement tous impli­qués dans cette guerre, directement ou indirectement) une contribution sérieuse au dépassement des illu­sions semées par la bourgeoisie l'année précédente participant ainsi à la clarification de la conscience du prolétariat. En re­vanche, la guerre dans l'ex-Yougoslavie n'a aucunement contribué à éclaircir la conscience dans le prolétariat, ce qui est confirmé par le fait que la bourgeoisie n'a pas éprouvé le besoin d'organiser des manifestations pacifistes alors que plusieurs pays avancés (comme la France et la Grande-Bretagne) ont, dès à présent, envoyé des milliers d'hommes sur le terrain. Et il en est de même de l'intervention massive du gendarme US en Somalie. Il apparaît ainsi que, lorsque le jeu sordide de l'impérialisme peut se dissimuler derrière les paravents « humanitaires », c'est-à-dire tant qu'il lui est permis de présenter ses interventions guerrières comme destinées à soulager l'humanité des calamités résultant de la décomposition capitaliste, il ne peut pas, dans la période actuelle, être mis à profit par les grandes masses ou­vrières pour renforcer leur conscience et leur détermination de classe. Cependant, la bourgeoi­sie ne pourra pas en toutes circons­tances dissimuler le visage hideux de sa guerre impérialiste derrière le masque des «bons sentiments». L'inéluctable aggravation des an­tagonismes entre les grandes puis­sances, en contraignant celles-ci, même en l'absence de prétexte « humanitaire » (comme on l'a déjà vu avec la guerre du Golfe), à des interventions de plus en plus di­rectes, massives et meurtrières (ce qui constitue, en fin de compte, une des caractéristiques majeures de toute la période de décadence du capitalisme), tendra à ouvrir les yeux des ouvriers sur les véritables enjeux de notre époque. Il en est de la guerre comme des autres mani­festations de l'impasse historique du système capitaliste : lorsqu'elles relèvent spécifiquement de la dé­ composition de ce système, elles se présentent aujourd'hui comme un obstacle à la prise de conscience dans la classe ; ce n'est que comme manifestation générale de l'ensemble de la décadence qu'elles peuvent constituer un élément positif dans cette prise de conscience. Et cette potentialité tendra à deve­nir de plus en plus réalité à mesure que la gravité de la crise et des at­taques  bourgeoises,   ainsi  que le développement des luttes ouvrières, permettront aux masses prolétariennes d'identifier le lien qui unit l'impasse économique du capitalisme et sa plongée dans la barbarie guerrière.

21) Ainsi, l'évidence de la crise mortelle du mode de production capitaliste, manifestation première de sa décadence, les terribles conséquences qu'elle aura pour tous les secteurs de la classe ou­vrière, la nécessité pour celle-ci de développer, contre ces consé­quences, les luttes dans lesquelles elle recommence à s'engager, vont constituer un puissant facteur dans sa prise de conscience. L'aggravation de la crise fera de plus en plus l'évidence qu'elle ne découle pas d'une « mauvaise ges­tion», que les bourgeois « vertueux » et les Etats « propres » sont aussi incapables que les autres de la surmonter, qu'elle exprime l'impasse mortelle de tout le capi­talisme. Le déploiement massif des combats ouvriers constituera un puissant antidote contre les effets délétères de la décomposition, permettant de surmonter progressivement, par la solidarité de classe que ces combats impliquent, l'atomisation, le « chacun pour soi » et toutes les divisions qui pè­sent sur le prolétariat : entre caté­gories, branches d'industrie, entre immigrés et nationaux, entre chômeurs et ouvriers au travail. En particulier, si, du fait du poids de la décomposition, les chômeurs n'ont pu, au cours de la décennie passée, et contrairement aux an­nées 1930, entrer dans la lutte (sinon de façon très ponctuelle), s'ils ne pourront jouer un rôle d'avant garde comparable à celui des soldats dans la Russie de 1917 comme on aurait pu le prévoir, le développement massif des luttes prolétariennes leur permettra, no­tamment dans les manifestations de rue, de rejoindre le combat gé­néral de leur classe, et cela d'autant plus que, parmi eux, la proportion de ceux qui ont déjà une expérience du travail associé et de la lutte sur le lieu de travail ne pourra aller qu'en croissant. Plus généralement, si le chômage n'est pas un problème spécifique des sans travail mais bien une question affectant et concernant toute la classe ouvrière, notamment en ce qu'il constitue une manifestation tragique et évidente de la faillite historique du capitalisme, c'est bien ces mêmes combats à venir qui permettront à l'ensemble du prolétariat d'en prendre pleine­ment conscience.

22) C'est aussi,  et fondamentale­ment, à travers ces combats face aux attaques incessantes contre ses conditions de vie que le prolétariat devra surmonter les séquelles de l'effondrement du stalinisme qui a porté un coup d'une telle violence à son appréhension de sa perspec­tive, à sa conscience qu'il existe une alternative révolutionnaire à la société capitaliste moribonde. Ces combats « redonneront confiance à la classe ouvrière, lui rappelleront qu'elle constitue, dès à présent, une force considérable dans la société et permettront à une masse croissante d'ouvriers de se tourner de nouveau vers la perspective du renversement du capitalisme » (Résolution du 29 mars 1992). Et plus cette perspective sera présente dans la conscience ouvrière, plus la classe disposera d'atouts pour déjouer les pièges bourgeois, pour développer pleinement ses luttes, pour les prendre efficacement en mains, les étendre et les généraliser. Pour dé­velopper cette perspective,  la classe  n'a  pas  seulement pour tâche de se remettre de la désorientation subie dans la dernière pé­riode et de se réapproprier les le­çons de ses combats des années 1980 ; elle devra aussi renouer le fil historique de ses traditions com­munistes. L'importance centrale de ce développement de la conscience ne peut que souligner l'immense responsabilité qui repose sur la mi­norité révolutionnaire dans la pré­sente période. Les communistes doivent prendre une part active à tous les combats de classe afin d'en impulser les potentialités, de favo­riser au mieux la récupération de la conscience du prolétariat érodée !par l'effondrement du stalinisme, de contribuer à lui redonner confiance en lui-même et de mettre en évidence la perspective révolutionnaire que ces  combats contiennent implicitement. Cela va de pair avec la dénonciation de la barbarie militaire du capitalisme décadent et, plus globalement, la mise en garde contre la menace que ce système en décomposition fait peser sur la survie même de l'humanité. L'intervention déter­minée de l'avant garde communiste est une condition indispensable du succès définitif du combat de classe prolétarien.CCI, avril 1993.


[1] Il apparaît ainsi une nouvelle fois que les antagonismes impérialistes ne recouvrent pas automatiquement les rivalités commer­ciales, même si, avec l'effondrement du bloc de l'Est, la carte impérialiste mondiale d'aujourd'hui est plus proche que la précé­dente de la carte de ces rivalités, ce qui permet à un pays comme les Etats-Unis d'utiliser, notamment dans les négociations du GATT, sa puissance économique et commerciale comme instrument de chan­tage auprès de ses ex-alliés. De même que la CEE pouvait être à la fois un instrument du bloc impérialiste dominé par la puissance américaine tout en favorisant la concur­rence commerciale de ses membres contre cette dernière, des pays comme la Grande-Bretagne et les Pays-Bas peuvent très bien s'appuyer aujourd'hui sur l'Union euro­péenne pour faire valoir leurs intérêts com­merciaux face à cette puissance tout en se faisant les représentants de ses intérêts im­périalistes en Europe.

 

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [280]

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]
  • Luttes de classe [265]

Qui peut changer le monde ? (2e partie) le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire

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Dans la première partie de cet article nous avons dégagé les raisons pour lesquelles le prolé­tariat est la classe révolutionnaire au sein de la société capitaliste. Nous avons vu pourquoi c'est la seule force capable, en instau­rant une nouvelle société débar­rassée de l'exploitation et en mesure de satisfaire pleinement les besoins humains, de ré­soudre les contradictions inso­lubles qui minent le monde ac­tuel. Cette capacité du proléta­riat, mise en évidence depuis le siècle dernier, en particulier par la théorie marxiste, ne découle pas du simple degré de misère et d'oppression qu'il subit quoti­diennement. Elle repose encore moins, comme voudraient le faire dire au marxisme certains idéo­logues de la bourgeoisie, sur une quelconque « inspiration di­vine » faisant du prolétariat le « messie des temps mo­dernes ». Elle se base sur des conditions bien concrètes et matérielles : la place spécifique qu'occupe cette classe au sein des rapports de production ca­pitalistes, son statut de produc­teur collectif de l'essentiel de la richesse sociale et de classe ex­ploitée par ces mêmes rapports de production. Cette place au sein du capitalisme ne lui permet pas, contrairement aux autres classes et couches exploitées qui subsistent dans la société (tels les petits paysans, par exemple), d'aspirer à un retour en arrière. Elle l'oblige, au contraire, à se tourner vers l'avenir, vers l'aboli­tion du salariat et l'édification de la société communiste.

Tous ces éléments ne sont pas nou­veaux, ils font partie du patrimoine classique du marxisme. Cependant, un des moyens les plus perfides par lesquels l'idéologie bourgeoise es­saye de détourner le prolétariat de son projet communiste, est de le convaincre qu'il est en voie de dis­parition, voire qu'il a déjà disparu. La perspective révolutionnaire au­rait eu un sens tant que les ouvriers industriels constituaient l'immense majorité des salariés, mais avec la réduction actuelle de cette catégo­rie, une telle perspective s'étein­drait d'elle-même. Il faut d'ailleurs reconnaître que ce type de discours n'a pas seulement un impact sur les ouvriers les moins conscients, mais aussi sur certains groupes qui se ré­clament du communisme. C'est une raison supplémentaire pour com­battre fermement de tels bavardages.

La prétendue « disparition » de la classe ouvrière

Les « théories » bourgeoises sur la « disparition du prolétariat » ont déjà une longue histoire. Pendant plusieurs décennies, elles se sont basées sur le fait que le niveau de vie des ouvriers connaissait une cer­taine amélioration. La possibilité pour ces derniers d'acquérir des biens de consommation qui, aupa­ravant étaient réservés à la bour­geoisie ou à la petite bourgeoisie, était sensée illustrer la disparition de la condition ouvrière. Déjà, à l'époque, ces "théories" ne te­naient pas debout : lorsque l'automobile, la télévision ou le ré­frigérateur deviennent, grâce à l'ac­croissement de la productivité du travail humain, des marchandises relativement bon marché, lorsque, en outre, ces objets se font indispensables de par l'évolution du cadre de vie qui est celui des ou­vriers ([1] [282]), le fait de les posséder ne signifie nullement qu'on se soit dé­gagé de la condition ouvrière ou même qu'on soit moins exploité. En réalité, le degré d'exploitation de la classe ouvrière n'a jamais été déterminé par la quantité ou la na­ture des biens de consommation dont elle peut disposer à un mo­ment donné. Depuis longtemps, Marx et le marxisme ont apporté une réponse à cette question : le pouvoir de consommation des sala­riés correspond au prix de leur force de travail, c'est-à-dire à la quantité de biens nécessaire à la reconstitution de cette dernière. Ce que vise le capitaliste, en versant un salaire à l'ouvrier, c'est de faire en sorte que celui-ci poursuive sa par­ticipation au processus productif dans les meilleures conditions de rentabilité pour le capital. Cela suppose que le travailleur, non seulement puisse se nourrir, se vê­tir, se loger, mais aussi se reposer et acquérir la qualification nécessaire à la mise en oeuvre de moyens de production en constante évolution.

C'est pour cela que l'instauration de congés payés et l'augmentation de leur durée, qu'on a pu constater au cours du 20e siècle dans les pays développés, ne correspondent nul­lement à une quelconque « philantropie » de la bourgeoisie. Elles sont rendues nécessaires par la formi­dable augmentation de la producti­vité du travail, et donc des ca­dences de celui-ci, comme de l'ensemble de la vie urbaine, qui caractérise cette même période. De même, ce qu'on nous présente comme une autre manifestation de sollicitude de la classe dominante, la disparition (relative) du travail des enfants et l'allongement de la scolarité, relève essentiellement (avant que ce dernier ne soit devenu aussi un moyen de masquer le chô­mage) de la nécessité, pour le capi­tal, de disposer d'une main d'oeuvre adaptée aux exigences de la production dont la technicité ne cesse de croître. D'ailleurs, dans «l'augmentation» du salaire tant vantée par la bourgeoisie, notam­ment depuis la seconde guerre mondiale, il faut prendre en consi­dération le fait que les ouvriers doi­vent entretenir leurs enfants pen­dant une durée beaucoup plus longue que par le passé. Lorsque les enfants allaient travailler à 12 ans ou moins, ils rapportaient pen­dant plus d'une dizaine d'années, avant qu'ils ne fondent un nouveau foyer, un revenu d'appoint dans la famille ouvrière. Avec une scolarité portée à 18 ans, un tel appoint dis­paraît pour l'essentiel. En d'autres termes, les « augmentations » sala­riales sont aussi, et en très grande partie, un des moyens par lesquels le capitalisme prépare la relève de la force de travail aux conditions nouvelles de la technologie.

En réalité, même si, pendant un certain temps, le capitalisme des pays les plus développés a pu don­ner l'illusion d'une réduction du ni­veau d'exploitation de ses salariés, ce n'était qu'une apparence. Dans les faits, le taux d'exploitation, c'est-à-dire le rapport entre la plus-value produite par l'ouvrier et le salaire qu'il reçoit ([2] [283]), n'a cessé de s'accroître. C'est pour cela que Marx parlait déjà d'une paupérisa­tion « relative » de la classe ouvrière comme tendance permanente au sein du capitalisme. Durant ce que la bourgeoisie a baptisé « les trente glorieuses» (les années de relative prospérité du capitalisme corres­pondant à la reconstruction du se­cond après-guerre), l'exploitation des ouvriers a augmenté de façon continue, même si cela ne se tradui­sait pas par une baisse de leur ni­veau de vie. Ceci dit, ce n'est plus de paupérisation simplement rela­tive qu'il est question aujourd'hui. Les « améliorations » du revenu des ouvriers ne sont plus de mises par les temps qui courent et la paupérisa­tion absolue, dont les chantres de l'économie bourgeoise avaient an­noncé la disparition définitive, a fait un retour en force dans les pays les plus « riches ». Alors que la poli­tique de tous les secteurs nationaux de la bourgeoisie, face à la crise, est de porter des coups brutaux au niveau de vie absolu des prolé­taires, par le chômage, la réduction drastique des prestations «socia­les » et même les baisses du salaire nominal, les bavardages sur la « so­ciété de consommation » et sur « l’embourgeoisement » de la classe ouvrière se sont éteints d'eux-mêmes. C'est pour cela que, main­tenant, le discours sur « l’extinction du prolétariat» a changé d'arguments et que, de plus en plus, il porte principalement sur les modi­fications qui affectent les diffé­rentes parties de la classe ouvrière et notamment sur la réduction des effectifs industriels, de la propor­tion des ouvriers « manuels » dans la masse totale des travailleurs sala­riés.

De tels discours reposent sur une grossière falsification du marxisme. Celui-ci n'a jamais identifié le pro­létariat avec le seul prolétariat in­dustriel ou « manuel » (les « cols bleus »). C'est vrai que, du temps de Marx, les plus gros bataillons de la classe ouvrière étaient constitués par les ouvriers dits «manuels». Mais, de tous temps, il a existé au sein du prolétariat des secteurs qui faisaient appel à une technologie sophistiquée ou à des connais­sances intellectuelles importantes. Par exemple certains métiers tradi­tionnels, tels que les pratiquaient les « compagnons », nécessitaient un long apprentissage. De même, des métiers comme correcteur d'imprimerie, faisaient appel à des études non négligeables assimilant ceux qui le pratiquaient à des «travailleurs intellectuels». Cela n'a pas empêché ce secteur du prolétariat de se trouver souvent à l'avant-garde des luttes ouvrières. En fait, l'opposition entre « cols bleus » et « cols blancs » correspond à un découpage comme les affec­tionnent les sociologues et leurs employeurs bourgeois et qui est destiné à diviser les rangs ouvriers. C'est d'ailleurs pour cela que cette opposition n'est pas nouvelle, la classe dominante ayant compris depuis longtemps l'intérêt qu'il pouvait y avoir pour elle de faire croire à beaucoup d'employés qu'ils n'appartiennent pas à la classe ouvrière. En réalité, l'appar­tenance à la classe ouvrière ne re­lève pas de critères sociologiques, et encore moins idéologiques : l'idée que se fait de sa condition tel ou tel prolétaire, ou même l'ensemble d'une catégorie de pro­létaires. Ce sont fondamentalement des critères économiques qui dé­terminent cette appartenance.

Les critères d'appartenance à la classe ouvrière

Fondamentalement, le prolétariat est la classe exploitée spécifique des rapports de production capita­listes. Il en découle, comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article, les critères suivants : « A grands traits... le fait d'être privé de moyens de production et d'être contraint, pour vivre, de vendre sa force de travail à ceux qui les détiennent et qui mettent à profit cet échange pour s'accaparer une plus-value,  détermine l'appartenance à la   classe   ouvrière». Cependant, face à toutes les falsifications qui, de façon intéressée, ont été introduites sur cette question, il est nécessaire de préciser ces critères.

En premier lieu, il faut remarquer que, s'il est nécessaire d'être salarié pour  appartenir  à la classe  ou­vrière, ce n'est pas suffisant : sinon, les flics, les curés, certains PDG de grandes entreprises (en particulier ceux des entreprises publiques) et même les ministres seraient des ex­ploités et, potentiellement, des ca­marades de combat de ceux qu'ils répriment, abrutissent, font trimer ou qui ont un revenu dix ou cent fois moindre ([3] [284]). C'est pour cela qu'il est indispensable de signaler qu'une des caractéristiques du prolétariat est de produire de la plus-value. Cela signifie notamment deux choses : le revenu d'un prolétaire n'excède pas un certain niveau ([4] [285]) au delà duquel il ne peut provenir que de la plus-value extorquée à d'autres travailleurs ; un prolétaire est un producteur réel de plus-value et non pas un agent salarié du capital ayant pour fonction de faire régner l'ordre capitaliste parmi ces producteurs.

Ainsi, au sein du personnel d'une entreprise,   certains   cadres   techniques  (et  même  des   ingénieurs d'études) dont le salaire n'est pas éloigné de celui d'un ouvrier quali­fié, appartiennent à la même classe que ce dernier, alors que ceux dont le revenu s'apparente plutôt à celui du patron (même s'ils n'ont pas de rôle dans l'encadrement de la main-d'oeuvre) n'en font pas partie. De même, dans cette entreprise, tel ou tel «petit chef» ou « agent de sécu­rité», dont le salaire peut être moindre que celui d'un technicien ou même d'un ouvrier qualifié mais dont le rôle est celui d'un « kapo » du bagne industriel, ne peut pas être considéré comme appartenant au prolétariat.

D'un autre côté, l'appartenance à la classe ouvrière n'implique pas une participation directe et immé­diate à la production de plus value. L'enseignant qui éduque le futur producteur, l'infirmière -ou même le médecin salarié (dont il arrive maintenant que le revenu soit moindre que celui d'un ouvrier qualifié)- qui « répare » la force de travail des ouvriers (même si, en même temps, elle soigne aussi des flics, des curés ou des responsables syndicaux, voire des ministres) ap­partient incontestablement à la classe ouvrière au même titre qu'un cuisinier dans une cantine d'entreprise. Evidemment, cela ne veut pas dire que ce soit aussi le cas pour le mandarin de l'université ou pour l'infirmière qui s'est mise à son compte. Il est cependant né­cessaire de préciser que le fait que les membres du corps enseignant, y compris les instituteurs (dont la si­tuation économique n'est vraiment pas reluisante, en général), soient consciemment ou inconsciemment, volontairement ou non, des véhi­cules des valeurs idéologiques bourgeoises, ne les exclut pas de la classe exploitée et révolutionnaire, pas plus, non plus, que les ouvriers métallurgistes qui produisent des armes ([5] [286]). D'ailleurs on peut constater que, tout au long de l'histoire du mouvement ouvrier, les enseignants (particulièrement les instituteurs) ont fourni une quantité importante de militants révolutionnaires. De même, les ou­vriers des arsenaux de Kronstadt faisaient partie de l'avant-garde de la classe ouvrière lors de la révolu­tion russe de 1917.

Il faut également réaffirmer que la grande majorité des employés ap­partient aussi à la classe ouvrière. Si on prend le cas d'une administra­tion comme la poste, personne ne s'aviserait de prétendre que les mé­caniciens qui entretiennent les ca­mions postaux et ceux qui les conduisent, de même que ceux qui transbordent des sacs de courrier n'appartiennent pas au prolétariat. Partant de là, il n'est pas difficile de comprendre que leurs cama­rades qui distribuent les lettres ou qui travaillent derrière les guichets pour affranchir des colis ou payer des mandats se trouvent dans la même situation. C'est pour cela que les employés de banque, les agents des compagnies d'assuran­ce, les petits fonctionnaires des caisses de sécurité sociale ou des impôts, dont le statut est tout à fait équivalent à celui des précédents, appartiennent également à la classe ouvrière. Et on ne peut même pas arguer que ces derniers auraient des conditions de travail meilleures que celles des ouvriers de l'industrie, un ajusteur ou un fraiseur, par exemple. Travailler toute une jour­née derrière un guichet ou devant un écran d'ordinateur n'est pas moins pénible que d'actionner une machine-outil, même si on ne s'y salit pas les mains. En outre, ce qui constitue un des facteurs objectifs de la capacité du prolétariat, tant de mener sa lutte de classe, que de renverser le capitalisme, le carac­tère associé de son travail, n'est nullement remis en cause par les conditions modernes de la produc­tion. Au contraire, il ne cesse de s'accentuer.

De même, avec l'élévation du ni­veau technologique de la produc­tion, cette dernière fait appel à un nombre croissant de ce que la so­ciologie et les statistiques nomment les « cadres » (techniciens ou même ingénieurs) dont la plupart, comme on l'a signalé plus haut, voient ainsi leur statut social, et même leur re­venu, se rapprocher de celui des ouvriers qualifiés. Il ne s'agit nul­lement, dans ce cas, d'un phéno­mène de disparition de la classe ou­vrière au détriment des « couches moyennes» mais bien d'un phéno­mène de prolétarisation de celles-ci ([6] [287]). C'est pour cela que les discours sur la « disparition du prolétariat », qui résulterait du nombre croissant d'employés ou de « cadres » par rap­port au nombre d'ouvriers «ma­nuels» de l'industrie, n'ont d'autre fondement que de tenter de mysti­fier ou démoraliser les uns et les autres. Que les auteurs de ces dis­cours y croient ou non ne change rien à l'affaire : ils peuvent servir efficacement la bourgeoisie tout en étant des crétins incapables de se demander qui a fabriqué le stylo avec lequel ils écrivent leurs âneries.

La prétendue « crise » de la classe ouvrière

Pour démoraliser les ouvriers, la bourgeoisie ne met pas tous ses oeufs dans le même panier. C'est pour cela qu'à l'adresse de ceux qui ne marchent pas dans ses cam­pagnes sur la « disparition de la classe ouvrière » elle serine que cette dernière est «en crise». Et un des arguments qui se veut décisif pour faire la preuve de cette crise c'est la perte d'audience qu'ont subi les syndicats au cours des deux der­nières décennies. Dans le cadre de cet article, nous ne reviendrons pas sur notre analyse démontrant la na­ture bourgeoisie du syndicalisme sous toutes ses formes. En fait, c'est l'expérience quotidienne de la classe ouvrière, le sabotage systé­matique de ses luttes par les organi­sations qui prétendent la « défen­dre», qui se charge, jour après jour, de faire cette démonstration ([7] [288]). Et c'est justement cette expérience des ouvriers qui est la pre­mière responsable de leur rejet des syndicats. En ce sens, ce rejet n'est pas une «preuve» d'une quelconque crise de la classe ouvrière, mais au contraire, et avant tout, une manifestation d'une prise de conscience en son sein. Une illustration de ce fait, parmi des milliers, nous est donnée par l'attitude des ouvriers lors de deux mouvements de grande ampleur qui ont affecté le même pays, la France, à trois décennies d'intervalle. A la fin des grèves de mai-juin 1936, alors que nous nous trouvons au creux de la contre-révolution qui a suivi la vague révolu­tionnaire mondiale du premier après-guerre, les syndicats bénéfi­cient d'un mouvement d'adhésion sans précédent. En revanche, la fin de la grève généralisée de mai 1968, qui signe la reprise historique des combats de classe et la fin de cette période de contre-révolution, est marquée par de nombreuses démis­sions des syndicats, par des mon­ceaux de cartes déchirées.

L'argument de la désyndicalisation comme preuve des difficultés que peut rencontrer le prolétariat est un des plus sûrs indices de l'appartenance au camp bourgeois de celui qui l'utilise. Il en est exac­tement de même que pour la pré­tendue nature «socialiste» des ré­gimes staliniens. L'histoire a mon­tré, notamment avec la seconde guerre mondiale, l'ampleur des ra­vages sur les consciences ouvrières de ce mensonge promu par tous les secteurs de la bourgeoisie, de droite, de gauche et d'extrême gauche (staliniens et trotskistes). Ces dernières années, on a pu voir comment l'effondrement du stali­nisme a été utilisé comme «preuve » de la faillite définitive de toute perspective communiste. Le mode d'emploi du mensonge sur la « nature ouvrière des syndicats » est en bonne partie similaire : dans un premier temps, il sert à embrigader les ouvriers derrière l'Etat capita­liste ; dans un deuxième temps, on tente d'en faire un instrument pour les démoraliser et les désorienter. Il existe cependant une différence dans l'impact de ces deux men­songes : parce qu'elle ne résultait pas des luttes ouvrières, la faillite des régimes staliniens a pu être uti­lisée avec efficacité contre le prolétariat ; en revanche, le discrédit des syndicats résulte, pour l'essentiel, de ces mêmes luttes ouvrières, ce qui en limite grandement l'impact comme facteur de démoralisation. C'est bien pour cette raison, d'ailleurs, que la bourgeoisie a fait surgir un syndicalisme « de base » chargé de prendre la relève du syn­dicalisme traditionnel. C'est pour cette raison, également, qu'elle fait la promotion d'idéologues, aux al­lures plus «radicales», chargés de délivrer le même type de message.

C'est ainsi qu'on a pu voir fleurir, et promues dans la presse ([8] [289]), des analyses comme celles du sieur Alain Bihr, docteur en sociologie et auteur, entre autres, d'un livre inti­tulé : «Du grand soir à l'alternati­ve : la crise du mouvement ouvrier européen». En soi, les thèses de ce personnage ne présentent pas un grand intérêt. Cependant, le fait que celui-ci grenouille, depuis quelques temps, dans des milieux qui se réclament de la gauche communiste, lesquels, pour certains, n'ont pas peur de reprendre à leur compte (de façon « critique », évidemment) ses « analyses » ([9] [290]), nous incite à relever le danger que représentent ces dernières.

Monsieur Bihr se présente comme un « vrai » défenseur des intérêts ouvriers. C'est pour cela qu'il ne prétend pas que la classe ouvrière serait en voie de disparition. Au contraire, il commence par affirmer que : « ... les frontières du prolétariat s'étendent aujourd'hui bien au-delà du traditionnel "monde ouvrier" ». Cependant, c'est pour mieux faire passer son message central : « Or, au cours d'une quinzaine d'années de crise, en France comme dans la plupart des pays occidentaux, on a assisté à une fragmentation croissante du prolétariat, qui, en mettant en cause son unité, a tendu à le paralyser en tant que force sociale. »([10] [291])

Ainsi, le propos principal de notre auteur est de démontrer que le prolétariat « est en crise » et que le responsable de cette situation est la crise du capitalisme lui-même, cause à laquelle il faut ajouter, évi­demment, les modifications socio­logiques qui ont affecté la composi­tion de la classe ouvrière : « En fait, les transformations en cours du rap­port salarial, avec leurs effets glo­baux de fragmentation et de "démassification" du prolétariat, [...] tendent à dissoudre les deux figures prolétariennes qui lui ont fourni ses gros bataillons durant la période for dis te : d'une part, celle de l'ouvrier professionnel, que les transformations actuelles remanient profondément, les anciennes catégo­ries d'OP liées au fordisme tendant à disparaître tandis que de nouvelles catégories de "professionnels" ap­paraissent en liaison avec les nou­veaux procès de travail automati­sés ; d'autre part, celle de l'ouvrier spécialisé, fer de lance de l'offensive prolétarienne des années 60 et 70, les OS se trouvant progressivement éliminés et remplacés par des tra­vailleurs précaires à l'intérieur de ces mêmes procès de travail auto­matisés. »([11] [292]) Au delà du langage pédant (qui transporte de plaisir les petits bourgeois qui se prennent pour des « marxistes »), Bihr nous ressort les mêmes poncifs que nous ont déjà infligés des générations de sociologues : l'automatisation de la production serait responsable de l'affaiblissement du prolétariat (comme il se veut « marxiste », il ne dit pas la « disparition »), etc. Et il leur emboîte également le pas en prétendant que la désyndicalisation serait elle aussi un signe de la « crise de la classe ouvrière » puisque : « Toutes les études effectuées sur le développement du chômage et de la précarité montrent que ceux-ci ten­dent à réactiver et à renforcer les an­ciennes divisions et inégalités au sein du prolétariat (...). Cet éclatement en des statuts aussi hétérogènes a eu des effets désastreux sur les conditions d'organisation et de lutte. En témoigne d'abord l'échec des diffé­rentes tentatives menées, notam­ment par le mouvement syndical, pour organiser précaires et chô­meurs, ...;»([12] [293]) Ainsi, derrière ses phrases plus radicales, derrière son prétendu «marxisme», Bihr nous ressort la même camelote frelatée que celle qui nous est servie par tous les secteurs de la bourgeoisie : les syndicats seraient encore au­jourd'hui des « organisations du mouvement ouvrier. »([13] [294])

Voilà chez quel type de « spécialistes » des gens comme GS et des publications comme Pers­pective Internationaliste (PI), qui accueille avec sympathie ses écrits, tirent leur inspiration. Il est vrai que Bihr, qui malgré tout est malin, prend soin,  pour faire passer en contrebande sa marchandise, de prétendre que le prolétariat sera capable de surmonter, malgré tout, ses difficultés actuelles en parve­nant à se « recomposer ». Mais la fa­çon dont il le dit tend plutôt à convaincre du contraire : « Les transformations du rapport salarial lancent ainsi un double défi au mouvement ouvrier : elles le contraignent simultanément à s'adapter à une nouvelle base sociale (à une nouvelle composition "technique" et "politi­que" de la classe) et à faire la syn­thèse entre des catégories aussi hété­rogènes a priori que celles des "nou­veaux professionnels" et des "pré­caires", synthèse beaucoup plus dif­ficile à réaliser que celle entre OS et OP pendant la période fordiste » ([14] [295]) «L'affaiblissement pratique du prolétariat et du sentiment d'appar­tenance de classe peut ainsi ouvrir la voie à la recomposition d'une identité collective imaginaire sur d'autres bases. »([15] [296])

Ainsi, après des tonnes d'argu­ments, pour la plupart spécieux, destinés à convaincre le lecteur que tout va mal pour la classe ouvrière, après avoir «démontré» que les causes de cette « crise » sont à rechercher dans l'automatisation du travail ainsi que dans l'effondrement de l'économie capi­taliste et la montée du chômage, tous phénomènes qui ne pourront que s'aggraver, on finit par affir­mer, de façon lapidaire et sans le moindre argument : « Cela ira mieux... peut-être! Mais c'est un défi très difficile à relever. » Si après avoir gobé les sornettes de Bihr on continue de penser qu'il existe en­core un futur pour le prolétariat et pour sa lutte de classe, c'est qu'on est un optimiste béat et indécrotable. Bien joué, Docteur Bihr : vos grosses ficelles ont attrapé les niais qui publient PI et qui se présentent comme les véritables défenseurs des principes communistes que le CCI aurait jetés aux orties.

C'est vrai que la classe ouvrière a rencontré au cours de ses dernières années un certain nombre de diffi­cultés pour développer ses luttes et sa conscience. Pour notre part, et contrairement aux reproches que nous font les sceptiques de service (qu'ils s'appellent la FECCI -ce qui est bien dans son rôle de semeur de confusion - mais aussi Battaglia Comunista - ce qui l'est moins, puisqu'il s'agit d'une organisation du milieu politique prolétarien -) nous n'avons jamais hésité à signa­ler ces difficultés. Mais en même temps, et c'est la moindre des choses qu'on puisse attendre des révolutionnaires, nous avons, sur la base d'une analyse de l'origine des difficultés que rencontre le proléta­riat, mis en évidence les conditions permettant leur dépassement. Et lorsqu'on examine un tant soit peu sérieusement l'évolution des luttes ouvrières au cours de la dernière décennie, il saute aux yeux que leur affaiblissement actuel ne saurait s'expliquer par la diminution des effectifs des ouvriers « tradition­nels », des « cols bleus ». Ainsi, dans la plupart des pays, les travailleurs des postes et télécommunications sont parmi les plus combatifs. Il en est de même des travailleurs de la santé. En 1987, en Italie, ce sont les travailleurs de l'école qui ont mené les luttes les plus importantes. Et nous pourrions ainsi multiplier les exemples qui viennent illustrer le fait que, non seulement le proléta­riat ne se limite pas aux «cols bleus », aux ouvriers « tradition­nels » de l'industrie, mais que la combativité ouvrière non plus. C'est pour cela que nos analyses ne se sont pas focalisées sur des consi­dérations sociologiques bonnes pour universitaires ou petits-bour­geois en mal d'interprétation non pas du « malaise » de la classe ou­vrière, mais de leur propre malaise.

Les difficultés réelles de la classe ouvrière et les conditions de leur dépassement

Nous ne pouvons pas revenir, dans le cadre de cet article, sur l'ensemble des analyses de la situa­tion internationale que nous avons faites tout au long des dernières an­nées. Le lecteur pourra les retrou­ver dans pratiquement tous les numéros de notre Revue au cours de cette période et particulièrement dans les thèses et résolutions adop­tées par notre organisation depuis 1989 ([16] [297]). Les difficultés que traverse aujourd'hui le prolétariat, le recul de sa combativité et de la conscience en son sein, difficultés sur lesquelles s'appuient certains pour diagnostiquer une « crise » de la    classe    ouvrière,    n'ont    pas échappé au CCI. En particulier, nous avons mis en évidence que, tout au long des années 1980, celle-ci à été confrontée au poids crois­sant de la décomposition générali­sée de la société capitaliste qui, en favorisant le désespoir, l'atomisation, le « chacun pour soi», a porté des coups importants à la perspective générale de la lutte prolétarienne et à la solidarité de classe, ce qui a facilité, en particulier, les manoeuvres syndicales visant à enfermer les luttes ouvrières dans le corporatisme. Cependant, et c'était une manifestation de la vitalité du combat de classe, ce poids permanent de la décomposition n'a pas réussi, jusqu'en 1989, à venir à bout de la vague de combats ouvriers qui avait débuté en 1983 avec les grèves du secteur public en Belgique. Bien au contraire, durant cette période, nous avions assisté à un débordement croissant des syndicats qui avaient dû, pour le travail de sabotage des luttes, laisser le devant de la scène de plus en plus souvent à un syndicalisme « de base », plus radical. ([17] [298])

Cette vague de luttes prolétariennes allait cependant être engloutie par les bouleversements planétaires qui se sont succédés à partir de la se­conde moitié de 1989. Alors que certains, en général les mêmes qui n'avaient rien vu des luttes ou­vrières du milieu des années 1980, estimaient que l'effondrement, en 1989, des régimes staliniens d'Europe (qui constitue, à ce jour, la manifestation la plus importante de la décomposition du système capitaliste) allait favoriser la prise de conscience de la classe ouvrière, nous n'avons pas attendu pour an­noncer le contraire ([18] [299]). Par la suite, notamment en 1990-91, lors de la crise et de la guerre du Golfe puis du putsch de Moscou suivi de l'effondrement de l'URSS, nous avons relevé que ces événements allaient affecter également la lutte de classe, la capacité du prolétariat à faire face aux attaques croissantes que le capitalisme en crise allait lui asséner.

C'est pour cela que les difficultés traversées par la classe au cours de la dernière période n'ont pas échappé, ni surpris, notre organisation. Cependant, en analysant leurs causes véritables (qui ont peu de chose à voir avec un mythique besoin de « recomposition de la classe ouvrière ») nous avons, en même temps, mis en évidence les raisons pour lesquelles la classe ouvrière avait aujourd'hui les moyens de dépasser ces difficultés.

A ce sujet, il est important de reve­nir sur un des arguments du sieur Bihr pour accréditer l'idée d'une crise de la classe ouvrière : la crise et le chômage ont «fragmenté le prolétariat» en «renforçant les an­ciennes divisions et inégalités» en son sein. Pour illustrer son propos, et « charger la barque », Bihr nous fait le catalogue de tous ces «fragments» : «les travailleurs stables et garantis », « les exclus du travail, voire du marché du travail », « la masse flottante des travailleurs précaires». Et, dans cette dernière, il se délecte à distinguer des sous-catégories : « les travailleurs des entreprises travaillant en sous-trai­tance et en régie », « les travailleurs à temps partiel », «les travailleurs temporaires », «les stagiaires » et « les travailleurs de l'économie sou­terraine. »([19] [300]) en fait, ce que le doc­teur Bihr nous présente comme un argument n'est pas autre chose qu'un constat photographique, ce qui cadre tout à fait avec sa vision réformiste ([20] [301]). C'est vrai que, dans un premier temps, la bourgeoisie a mené ses attaques contre la classe ouvrière de façon sélective de façon à limiter l'ampleur des ripostes de cette dernière. C'est vrai également que le chômage, et particulière­ment celui des jeunes, a constitué un facteur de chantage sur certains secteurs du prolétariat et, partant, de passivité tout en accentuant l'action délétère de l'ambiance de décomposition sociale et de «chacun pour soi». Cependant, la crise elle-même, et son aggravation inexorable, se chargeront de plus en plus d'égaliser par le bas la condition des différents secteurs de la classe ouvrière. En particulier, les secteurs «de pointe» (informatique, télécommunica­tions, etc.) qui avaient paru échap­per à la crise, sont aujourd'hui frappés de plein fouet, jetant leurs travailleurs dans la même situation que ceux de la sidérurgie ou de l'automobile. Et ce sont mainte­nant les plus grandes entreprises (telles IBM) qui licencient en masse. En même temps, contraire­ment à la tendance de la décennie passée, le chômage des travailleurs d'âge mûr, qui ont déjà une expé­rience collective de travail et de lutte, augmente aujourd'hui plus vite que celui des jeunes, ce qui tend à limiter le facteur d'atomisation qu'il avait représenté par le passé.

Ainsi, même si la décomposition constitue un handicap pour le dé­veloppement des luttes et de la conscience dans la classe, la faillite de plus en plus évidente et brutale de l'économie capitaliste, avec le cortège d'attaques qu'elle implique contre les conditions d'existence du prolétariat, constitue l'élément dé­terminant de la situation actuelle pour la reprise des luttes et de la marche de celui-ci vers sa prise de conscience. Evidemment, on ne peut comprendre cela si l'on pense, comme l'affirme l'idéologie réfor­miste qui se refuse à envisager la moindre perspective révolution­naire, que la crise capitaliste pro­voque une « crise de la classe ou­vrière». Mais, encore une fois, les événements eux-mêmes se sont chargés de souligner la validité du marxisme et l'inanité des élucubrations des sociologues. Les luttes formidables du prolétariat d'Italie, à l'automne 1992, face à des at­taques économiques d'une violence sans précédent, ont, une fois de plus, démontré que le prolétariat n'était pas mort, qu'il n'avait pas disparu et qu'il n'avait pas renoncé à la lutte, même si, comme on pou­vait s'y attendre, il n'avait pas en­core fini de digérer les coups qu'il avait reçus dans les années précé­dentes. Et ces luttes ne sont pas destinées à rester des feux de paille. Elles ne font qu'annoncer (comme l'avaient fait les luttes ouvrières de mai 1968, il y a juste un quart de siècle, en France) un renouveau gé­néral de la combativité ouvrière, une reprise de la marche en avant du prolétariat vers la prise de conscience des conditions et des buts de son combat historique pour l'abolition du capitalisme. N'en déplaise à tous ceux qui se lamen­tent, sincèrement ou hypocrite­ment, sur la « crise de la classe ou­vrière » et sa « nécessaire recomposi­tion».

FM.


[1] [302] L'automobile est indispensable pour aller à son travail ou pour faire des achats lorsque les transports en commun sont insuffisants et que les distances à parcourir deviennent de plus en plus considérables. On ne peut se passer d'un réfrigérateur lorsque le seul moyen d'acquérir de la nourriture bon mar­ché est de l'acheter dans des grandes sur­faces, ce qu'on ne peut faire tous les jours. Quant à la télévision, qui fut présentée comme le symbole de l'accession à la «société de consommation », outre l'intérêt qu'elle présente comme instrument de pro­pagande et d'abrutissement entre les mains de la bourgeoisie (comme «opium du peuple», elle a remplacé avantageusement la religion), on la trouve aujourd'hui dans beaucoup de logis des bidonvilles du tiers-monde, ce qui en dit long sur la dévalorisa­tion d'un tel article

[2] [303] Marx appelait taux de plus-value ou taux d'exploitation le rapport P1/V où PI repré­sente la plus-value en valeur-travail (le nombre d'heures de la journée de travail que le capitaliste s'approprie) et le capital va­riable, c'est-à-dire le salaire (le nombre d'heures pendant lesquelles l'ouvrier produit l'équivalent en valeur de ce qu'il reçoit). C'est un indice qui permet de déterminer en termes économiques objectifs, et non sub­jectifs, l'intensité réelle de l'exploitation.

[3] [304] Evidemment, cette affirmation va à rencontre des mensonges proférés par tous les prétendus « défenseurs de la classe ouvrière », comme les socio-démocrates ou les staliniens, qui ont une longue expérience tant de la répression et de la mystification           des ouvriers que des cabinets ministériels. Lorsqu'un ouvrier « sorti du rang » accède au poste de cadre syndical, de conseiller municipal, voire de maire, de député ou de ministre, il n'a plus rien à voir avec sa classe d'origine.

[4] [305] Il est évidemment très difficile (sinon impossible) de déterminer ce niveau, lequel peut être variable dans le temps ou d'un pays à l'autre. L'important est de savoir que, dans chaque pays (ou ensemble de pays similaires du point de vue du développement économique et de la productivité du travail), il existe un tel seuil qui se situe entre le salaire de l'ouvrier qualifié et celui du cadre supérieur.

[5] [306] Pour une analyse plus développée sur tra­vail productif et travail improductif, on pourra se reporter à notre brochure <r La dé­cadence du capitalisme » (pages 78-84 dans la version en français).

[6] [307] Il faut cependant noter qu'en même temps, une certaine proportion des cadres voit ses revenus augmenter ce qui débouche sur son intégration dans la classe dominante.

[7] [308] Pour une analyse développée de la nature bourgeoise des syndicats, voir notre bro­chure «Les syndicats contre la classe ou­vrière».

[8] [309] Par exemple Le Monde Diplomatique, un mensuel humaniste français, spécialisé dans la promotion d'un capitalisme <r à visage hu­main», publie fréquemment des articles d'Alain Bihr. Ainsi, dans sa livraison de mars 91, on peut y trouver un texte de cet au­teur intitulé « Régression des droits sociaux, affaiblissement des syndicats, le prolétariat dans tous ses éclats ».

[9] [310] C'est ainsi que dans le n°22 de Perspective Internationaliste, organe de la <r Fraction ex­ terne (sic!) du CCI», on peut lire une contribution de GS (qui, sans que son auteur ne soit membre de la FECCI, rencontre, pour l'essentiel, l'assentiment de celle-ci) intitulée «La nécessaire recomposition du prolétariat» et qui cite longuement le livre phare de Bihr pour étayer ses assertions.

[10] [311] Le Monde Diplomatique, mars 1991.

[11] [312] « Du Grand Soir... »

[12] [313] Le Monde Diplomatique, mars 1991.

[13] [314] Le Monde Diplomatique, mars 1991.

[14] [315] « Du grand soir...»

[15] [316] Le Monde Diplomatique, mars 1991.

[16] [317] Voir la Revue Internationale n° 60,  63, 67, 70, et ce numéro.

[17] [318] Evidemment, si l'on considère, comme le Docteur Bihr, que les syndicats sont des organes de la classe ouvrière et non de la bourgeoisie, les progrès accomplis par la lutte de classe se convertissent en une ré­gression. Il est toutefois curieux que des gens, tels les membres de la FECCI, qui of­ficiellement reconnaissent la nature bour­geoise des syndicats, lui emboîtent le pas dans cette appréciation.

[18] [319] Voir « Des difficultés accrues pour le pro­létariat » dans la Revue Internationale n° 60.

[19] [320] Le Monde Diplomatique, mars 1991.

[20] [321] D'ailleurs, une des phrases favorites d'Alain Bihr est que «  le réformisme est une chose trop sérieuse pour la laisser aux réfor­mistes». Si par hasard il se prenait pour un révolutionnaire, nous tenons ici à le dé­tromper.

 

Questions théoriques: 

  • Le cours historique [118]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [103]
  • La Révolution prolétarienne [224]

Vingt-cinq ans après mai 1968 : que reste-t-il de mai 1968 ?

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Les grandes luttes ouvrières laissent peu de traces visibles, quand elles sont terminées. Lorsque «l'ordre» revient, lorsque « la paix sociale » répand à nouveau son impitoyable chape de plomb quotidienne, il ne reste bientôt d'elles qu'un souvenir. Un «souvenir», cela semble bien, mais peu. En fait c'est une force re­doutable dans la tête de la classe révolutionnaire.

L'idéologie dominante tente en permanence de détruire ces images des moments où les exploités ont relevé la tête. Elle le fait en falsi­fiant l'histoire. Elle manipule les mémoires en vidant de leur force révolutionnaire les souvenirs de lutte. Elle génère des clichés muti­lés, vidés de tout ce que ces luttes avaient d'exemplaire, d'instructif et d'encourageant pour les luttes à venir.

A l'occasion de l'effondrement de l'URSS, les prêtres de l'ordre établi s'étaient adonnés à coeur joie à cet exercice, pataugeant comme jamais dans la boue du mensonge qui iden­tifie la révolution d'octobre 1917 au stalinisme. A l'occasion du 25e an­niversaire des événements de Mai 1968, ils recommencent, même si c'est à une moindre échelle.

Ce qui fut, par le nombre des parti­cipants et la durée, la plus grande grève ouvrière de l'histoire est pré­senté aujourd'hui comme une agita­tion estudiantine produit d'infanti­les rêveries utopiques d'une intelli­gentsia universitaire imbue des Rolling Stones et des héros stali­niens du « tiers-monde ». Qu'en resterait-t-il aujourd'hui ? Rien, sinon une preuve de plus que toute idée de dépassement du capitalisme est une rêvasserie creuse. Et les médias de se régaler à nous montrer les images des anciens leaders étu­diants «révolutionnaires», appren­tis-bureaucrates devenus, un quart de siècle après, de consciencieux et respectables gérants de ce capita­lisme qu'ils avaient tant contesté Cohn Bendit, « Dany le rouge », dé­puté du Parlement de Francfort ; les autres, conseillers particuliers du président de la république, mi­nistres, hauts fonctionnaires, cadres d'entreprise, etc. Quant à la grève ouvrière, on n'en parle que pour dire qu'elle n'est jamais allée au-delà de revendications immé­diates. Qu'elle a abouti à une aug­mentation de salaires qui fut annu­lée en six mois par l'inflation. Bref, tout cela n'était que du vent et il ne peut en rester que du vent.

Que subsiste-t-il en réalité de mai 1968 dans la mémoire de la classe ouvrière qui l'a fait ?

Il y a bien sûr les images des barri­cades en flammes où s'affrontaient la nuit, dans le brouillard des bombes lacrymogènes, étudiants et jeunes ouvriers contre les forces de police ; celles des rues dépavées du Quartier latin de Paris, le matin, jonchées de débris et de voitures les roues en l'air. Les médias les ont suffisamment montrées.

Mais la puissance des manipula­tions médiatiques a des limites. La classe ouvrière possède une mé­moire collective, même si celle-ci vit un peu sous forme «souter­raine », ne s'exprimant ouvertement que lorsque la classe parvient à nouveau à s'unifier massivement dans la lutte. Au-delà de ce côté spectaculaire, il reste dans les mé­moires ouvrières un sentiment dif­fus et profond à la fois : celui de la force que représente le prolétariat lorsqu'il sait s'unifier.

Il y a bien eu au début des événe­ments de 68 en France une agita­tion estudiantine, comme il y en avait dans tous les pays industriali­sés occidentaux, nourrie en grande partie par l'opposition à la guerre du Vietnam et par une inquiétude nouvelle sur l'avenir. Mais cette agitation restait cantonnée à une toute petite partie de la société. Elle se résumait souvent à des défi­lés d'étudiants qui sautillaient dans la rue scandant les syllabes du nom d'un des staliniens les plus meur­triers : « Ho-Ho, Ho-Chi-Minh ! ». A l'origine des premiers troubles en milieu étudiant en 68 en France, on trouve, entre autres, la revendica­tion des étudiants d'avoir accès aux chambres des filles dans les cités universitaires... Avant 1968, dans les campus, « la révolte » s'affirmait souvent sous la bannière des théo­ries de Marcuse, dont une des thèses essentielles était que la classe ouvrière n'était plus une force sociale révolutionnaire car elle s'était définitivement embour­geoisée.

En France, la bêtise du gouverne­ment du militaire De Gaulle, qui répondit à l'effervescence estudian­tine par une répression dispropor­tionnée et aveugle, avait conduit l'agitation au paroxysme des pre­mières barricades. Mais cela demeurait encore pour l'essentiel cir­conscrit dans le ghetto de la jeu­nesse scolarisée. Ce qui vint tout bouleverser, ce qui transforma « les événements de Mai» en une explo­sion sociale majeure ce fut l'entrée en scène du prolétariat. C'est lorsque, au milieu du mois de Mai, la classe ouvrière s'est jetée presque toute entière dans la bataille, pa­ralysant la quasi-totalité des méca­nismes essentiels de la machine économique, que les choses sé­rieuses ont commencé. Balayant la résistance des appareils syndicaux, brisant les barrières corporatistes, près de 10 millions de travailleurs avaient arrêté le travail tous en­semble. Et par ce seul geste ils avaient fait basculer l'histoire.

Les ouvriers, qui quelques jours auparavant étaient une masse d'individus épars, s'ignorant les uns les autres et subissant aussi bien le poids de l'exploitation que celui de la police stalinienne dans les lieux de travail, ceux-là mêmes qu'on avait dit définitivement embourgeoisés, se retrouvaient soudain réunis, avec, entre leurs mains, une force gigantesque. Une force dont ils étaient les premiers surpris et dont ils ne savaient pas toujours quoi faire.

L'arrêt des usines et des bureaux, l'absence de transports publics, la paralysie des rouages productifs démontraient chaque jour com­ment, dans le capitalisme, tout dé­pend, en fin de compte, de la vo­lonté et de la conscience de la classe exploitée. Le mot de « révolu­tion » revint dans toutes bouches et les questions de savoir ce qui était possible, où on allait, comment cela s'était passé dans les grandes luttes ouvrières du passé devinrent les sujets centraux de discussion. « Tout le monde parlait et tout le monde s'écoutait». C'est une des caractéristiques dont on se souvient le plus. Pendant un mois, le silence qui isole les individus en une masse atomisée, cette muraille invisible qui semble d'ordinaire si épaisse, si inévitable, si désespérante, avait disparu. On discutait partout : dans les rues, dans les usines occupées, dans les universités et les lycées, dans les «Maisons de jeunes» des quartiers ouvriers, transformées en lieu de réunion politique par les « comités d'action » locaux. Le langage du mouvement ouvrier qui appelle les choses par leur nom : bourgeoisie, prolétariat, exploitation, lutte de classes, révolution, etc. se développait parce qu'il était tout naturellement le seul capable de cerner la réalité.

La paralysie du pouvoir politique bourgeois, ses hésitations face à une situation qui lui échappait, confirmaient la puissance de l'impact de la lutte ouvrière. Une anecdote illustre bien ce qui était ressenti dans les antres du pouvoir. Michel Jobert, chef de cabinet du premier ministre Pompidou pen­dant les événements, racontait en 1978, dans une émission de télévi­sion consacrée au dixième anniver­saire de 68, comment un jour, par la fenêtre de son bureau, il avait aperçu un drapeau rouge qui flot­tait sur le toit d'un des bâtiments ministériels. Il s'était empressé de téléphoner pour faire enlever cet objet qui par sa présence ridiculi­sait l'autorité des institutions. Mais, après plusieurs appels, il n'était pas parvenu à trouver quelqu'un disposé ou ayant les moyens d'exécuter cette tâche. C'est alors qu'il avait compris que quelque chose de vraiment nouveau était en train de se produire.

La véritable victoire des luttes ou­vrières de Mai 68 ne fut pas dans les augmentations de salaires obte­nues,   mais  dans  le  ressurgissent même de la force de la classe ou­vrière. C'était le retour du proléta­riat sur la scène de l'histoire après plusieurs décennies de contre-révolution stalinienne triomphante.

Aujourd'hui, alors que les ouvriers du monde entier subissent les effets des campagnes idéologiques sur « la fin du communisme et de la lutte de classe », le souvenir de ce que fut véritablement la grève de masses en 1968 en France constitue un rappel vivant de la force que porte en elle la classe ouvrière. Alors que toute la machine idéologique s'efforce d'enfoncer la classe révolutionnaire dans une océan de doutes sur elle même, de convaincre chaque ou­vrier qu'il est désespérément seul et n'a rien à attendre du reste de sa classe, ce rappel constitue un in­dispensable antidote.

Mais, nous dira-t-on, qu'importe le souvenir s'il s'agit seulement de quelque chose qui ne se reproduira plus. Qu'est-ce qui prouve que dans l'avenir nous pourrons assister a de nouvelles affirmations massives, puissantes de l'unité combative de la classe ouvrière ?

Sous une forme un peu différente, cette même question se trouva po­sée au lendemain des luttes du prin­temps 68 : venait-on d'assister à un simple feu de paille spécifiquement français ou bien ces événements ouvraient-ils, à l'échelle internatio­nale, une nouvelle période histo­rique de combativité proléta­rienne ?

L'article ci-après, publié en 1969 dans le n°2 de Révolution Interna­tionale, se donnait pour tâche de répondre à cette question. A travers la critique des analyses de l'Internationale Situationniste ([1] [322]), il affirme la nécessité de comprendre les causes profondes de cette explo­sion et de les chercher non pas, comme le faisait l’IS, dans «  les manifestations les plus apparentes des aliénations sociales » mais dans « les sources qui leur donnent nais­sance et les nourrissent». «C'est dans ces racines (économiques) que la critique théorique radicale doit déceler les possibilités de son dépas­sement révolutionnaire... Mai 1968 apparaît dans toute sa signification pour avoir été une des premières et une des plus importantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant se détériorant. »

A partir de là il était possible de prévoir. En comprenant le lien qui existait entre l'explosion de Mai 68 et la dégradation de la situation économique mondiale, en com­prenant que cette dégradation tra­duisait un changement historique dans l'économie mondiale, en comprenant que la classe ouvrière avait commencé à se dégager de l'emprise de la contre-révolution stalinienne, il était aisé de prévoir que de nouvelles explosions ou­vrières suivraient rapidement celle de Mai 68, avec ou sans étudiants radicalisés.

Cette analyse fut rapidement confirmée. Dès l'automne 1969 l'Italie connaissait sa plus impor­tante vague de grèves depuis la  guerre ; la même situation se repro­duisit en Pologne en 1970, en Es­ pagne en 1971, en Grande Bretagne en 1972, au Portugal et en Espagne en 1974-75. Puis à la fin des années 1970, une nouvelle vague interna­tionale de luttes ouvrières se déve­loppa avec en particulier le mou­vement de masse en Pologne en 1980-81, la lutte la plus importante depuis la vague révolutionnaire de 1917-1923. Enfin, de 1983 à 1989, c'est encore une série de mouve­ments de la classe qui, dans les principaux pays industrialisés, montrera à plusieurs reprises des tendances à la remise en cause de l'encadrement syndical, à l'extension et la prise en mains des luttes.

Le Mai 68 français n'avait été « qu'un début », le début d'une nou­velle ère historique. Il n'était plus «minuit dans le siècle». La classe ouvrière s'arrachait de ces « années de plomb» qui duraient depuis le triomphe de la contre-révolution social-démocrate et stalinienne dans les années 1920. En réaffir­mant sa force par des mouvements massifs capables de s'opposer aux machines syndicales et aux « partis ouvriers», la classe ouvrière avait ouvert un cours à des affrontements de classes barrant la route au dé­clenchement d'une troisième guerre mondiale, ouvrant la voie au développement de la lutte de classe in­ternationale du prolétariat.

La période que nous vivons est celle ouverte par 1968. Vingt cinq ans après, les contradictions de la so­ciété capitaliste qui avaient conduit à l'explosion de Mai ne se sont pas estompées, au contraire. Au regard de la dégradation que connaît aujourd'hui l'économie mondiale, les difficultés de la fin des années 1960 paraissent insignifiantes : un demi-million de chômeurs en France en 1968, plus de trois millions au­jourd'hui, pour ne prendre qu'un exemple qui est loin de rendre compte du véritable désastre éco­nomique qui a dévasté l'ensemble de la planète pendant ce quart de siècle. Quant au prolétariat, à tra­vers des avancées et des reculs de sa combativité et de sa conscience, il n'a jamais signé un armistice avec le capital. Les luttes de l'automne 1992 en Italie, en réponse au plan d'austérité imposé par une bourgeoisie confrontée à la plus violente crise économique depuis la guerre, et où les appareils syndicaux ont subi une contestation ouvrière sans précédent, viennent encore récem­ment de le confirmer.

Que reste-t-il de Mai 68 ? L'ouver­ture d'une nouvelle phase de l'histoire. Une période au cours de laquelle ont mûri les conditions de nouvelles explosions ouvrières qui iront beaucoup plus loin que les balbutiements d'il y a 25 ans.

RV, juin 93.

 

Vingt-cinq ans après mai 1968 : COMPRENDRE MAI - Révolution Internationale n° 2 (ancienne série), 1969

 

Les événements de mai 1968 ont eu comme conséquence de susciter une activité littéraire exception­nellement abondante. Livres, bro­chures, recueils de toutes sortes se sont succédés à une cadence accé­lérée et à des tirages forts élevés. Les maisons d'éditions - toujours à l'affût de « gadgets » à la mode - se sont bousculées pour exploiter à fond l'immense intérêt soulevé dans les masses par tout ce qui touche à ces événements. Pour cela, ils ont trouvé, sans difficultés, journalistes, publicistes, profes­seurs, intellectuels, artistes, hommes de lettres, photographes de toutes sortes, qui, comme cha­cun sait, abondent dans ce pays et qui sont toujours à la recherche d'un bon sujet bien commercial.

On ne peut pas ne pas avoir un haut-le-coeur devant cette récupé­ration effrénée.

Cependant dans la masse des com­battants de Mai, l'intérêt éveillé au cours de la lutte même, loin de ces­ser avec les combats de rue, n'a fait que s'amplifier et s'approfondir. La recherche, la discussion, la confrontation se poursuivent. Pour n'avoir pas été des spectateurs ni des contestataires d'occasion, pour s'être trouvées brusquement enga­gées dans des combats d'une por­tée historique, ces masses, reve­nues de leur propre surprise, ne peuvent pas ne pas s'interroger sur les racines profondes de cette ex­plosion sociale qui était leur propre ouvrage, sur sa significa­tion, sur les perspectives que cette explosion a ouvertes dans un futur à la fois immédiat et lointain. Les masses essaient de comprendre, de prendre conscience de leur propre action.

De ce fait, nous croyons pouvoir dire que c'est rarement dans les livres publiés à profusion que nous pouvons trouver le reflet de cette inquiétude et des interrogations de la part des gens. Elles apparaissent plutôt dans de petites publications, les revues souvent éphémères, les papiers ronéotés de toutes sortes de groupes, de comités d'action de quartier et d'usines qui ont survécu depuis Mai, dans leurs réunions, au travers de discussions souvent et inévitablement confuses. Au tra­vers et en dépit de cette confusion, se poursuit néanmoins un travail sérieux de clarification des pro­blème soulevés par Mai.

Après plusieurs mois d'éclipsé, et de silence, probablement consa­crés à l'élaboration de ses travaux, vient d'intervenir dans ce débat le groupe de « L'Internationale Situationniste », en publiant un livre chez Gallimard : « Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations ».

On était en droit d'attendre de la part d'un groupe qui a effective­ment pris une part active dans les combats, une contribution appro­fondie à l'analyse de la significa­tion de Mai, et cela d'autant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meil­leures. On était en droit d'émettre des exigences et on doit constater que le livre ne répond pas à ses promesses.

Mis à part le vocabulaire qui leur est propre : « spectacle », « société de consommation », « critique de la vie quotidienne », etc., on peut dé­plorer que pour leur livre, les situationnistes aient allègrement cédé au goût du jour, se complaisant à le farcir de photos, d'images et de bandes de comics.

On peut penser ce que l'on veut des comics comme moyen pour la pro­pagande et l'agitation révolution­naire. On sait que les situationnistes sont particulièrement friands de cette forme d'expression que sont les comics et les bulles. Ils prétendent même avoir découvert dans le « détournement », l'arme moderne (?) de la propagande sub­versive, et voient en cela le signe distinctif de leur supériorité par rapport aux autres groupes qui en sont restés aux méthodes « surannées » de la presse révolu­tionnaire « traditionnelle », aux ar­ticles « fastidieux » et aux tracts ro­néotés.

Il y a assurément du vrai dans la constatation que les articles de la presse des groupuscules sont sou­vent rébarbatifs, longs et en­nuyeux. Cependant, cette consta­tation ne saurait devenir un argu­ment pour une activité de divertis­sement. Le capitalisme se charge amplement de cette besogne qui consiste sans cesse à découvrir toutes sortes d'activités culturelles (sic) pour les jeunes, les loisirs or­ganisés et surtout les sports. Ce n'est pas seulement une question de contenu mais aussi de méthode appropriée qui correspond à un but bien précis : le détournement de la réflexion.

La classe ouvrière n'a pas besoin d'être divertie. Elle a surtout be­soin de comprendre et de penser. Les comics, les mots d'esprit et les jeux de mots leur sont d'un piètre usage. On adopte d'une part pour soi un langage philosophique, une terminologie particulièrement re­cherchée, obscure et ésotérique, réservée aux « penseurs intellec­tuels », d'autre part, pour la grande masse infantile des ouvriers, quelques images accompagnées de phrases simples, cela suffit ample­ment.

Il faut se garder, quand on dénonce partout le spectacle, de ne pas tomber soi-même dans le specta­culaire. Malheureusement, c'est un peu par là que pêche le livre sur Mai en question. Un autre trait ca­ractéristique du livre est son aspect descriptif des événements au jour le jour, alors qu'une analyse les si­tuant dans un contexte historique et dégageant leur profonde signifi­cation eût été nécessaire. Remar­quons encore que c'est surtout l'action des enragés et des situationnistes qui est décrite plutôt que les événements eux-mêmes comme d'ailleurs l'annonce le titre. En rehaussant hors mesure le rôle joué par telle personnalité des enragés, en faisant un véritable pa­négyrique de soi, on a l'impression que ce n'est pas eux qui étaient dans le mouvement des occupa­tions, mais que c'est le mouvement de Mai qui était là pour mettre en relief la haute valeur révolutionnaire des enragés et des situation­nistes. Une personne n'ayant pas vécu, ignorant tout de Mai et se documentant au travers de ce livre, se ferait une curieuse idée de ce que ce fut. A les en croire, les situa­tionnistes auraient occupé une place prépondérante, et cela dès le début, dans les événements, ce qui révèle une bonne dose d'imagination et est vraiment « prendre ses désirs pour la réa­lité ». Ramenée à ses justes propor­tions, la place occupée par les si­tuationnistes a été sûrement infé­rieure à celle de nombreux autres groupuscules, et en tout cas pas supérieure. Au lieu de soumettre à la critique le comportement, les idées, les positions des autres groupes - ce qui aurait été intéres­sant, mais qu'ils ne font pas - mi­nimiser (voir dans les pages 179 à 181 avec quel dédain et combien superficiellement, ils font la « critique » des autres groupes « conseillistes ») ou encore passer sous silence l'activité et le rôle des autres est un procédé douteux pour faire ressortir sa propre grandeur, et ne mène pas à grand chose.

Le livre (ou ce qu'il en reste, dé­duction faite des bandes dessinées, photos, chansons, inscriptions mu­rales et autres reproductions) dé­bute par une constatation généra­lement juste : Mai avait surpris un peu tout le monde et en particulier les groupes révolutionnaires ou prétendus tels. Tous les groupes et courants, sauf évidemment les si­tuationnistes qui, eux, « savaient et montraient la possibilité et l’imminence d'un nouveau départ de la révolution». Pour le groupe de situationnistes, grâce à « la cri­tique révolutionnaire qui ramène au mouvement pratique sa propre théo­rie, déduite de lui et portée à la co­hérence qu'il poursuit, certainement rien n'était plus prévisible, rien n'était plus prévu, que la nouvelle époque de la lutte de classe... »

On sait depuis longtemps qu'il n'existe aucun code contre la pré­somption et la prétention, manie fort répandue dans le mouvement révolutionnaire -surtout depuis le « triomphe » du léninisme - et dont le bordiguisme est une manifesta­tion exemplaire : aussi ne dispute­rons-nous pas cette prétention aux situationnistes et nous contente­rons-nous simplement d'en prendre acte en haussant les épaules pour seulement chercher à savoir : où et quand, et sur la base de quelles données, les situationnistes ont-ils prévu les événements de Mai ? Quand ils affirment qu'ils avaient « depuis des années très exactement prévu l'explosion actuelle et ses suites », ils confondent visiblement une affirmation générale avec une analyse précise du moment. De­ puis plus de cent cinquante ans, depuis qu'existe un mouvement révolutionnaire du prolétariat, existe la « prévision » qu'un jour, inévita­blement surviendra l'explosion ré­volutionnaire. Pour un groupe qui prétend non seulement avoir une théorie cohérente, mais encore « ramener sa critique révolutionnaire au mouvement pratique », une prévision de ce genre est largement insuffisante. Pour ne pas rester une simple phrase rhétorique, « ramener sa critique au mouvement pratique » doit signifier l'analyse de la situation concrète, de ses limites et de ses possibilités réelles. Cette analyse, les situationnistes ne l'ont pas faite avant et, si nous jugeons d'après leur livre, ne la font pas en­core maintenant ; car quand ils parlent d'une nouvelle période de reprise des luttes révolutionnaires, leur démonstration se réfère tou­jours à des généralités abstraites. Et même quand ils se réfèrent aux luttes de ces dernières années, ils ne font rien d'autre que de consta­ter un fait empirique. Par elle seule, cette constatation ne va pas au-delà du témoignage de la conti­nuité de la lutte des classes et n'indique pas le sens de son évolu­tion, ni de la possibilité de débou­cher et d'inaugurer une période his­torique de luttes révolutionnaires surtout à l'échelle internationale, comme peut et doit l'être une ré­volution socialiste. Même une ex­plosion d'une signification révolu­tionnaire aussi formidable que la Commune de Paris ne signifiait pas l'ouverture d'une ère révolution­naire dans l'histoire, puisqu'au contraire elle sera suivie d'une longue période de stabilisation et d'épanouissement du capitalisme, entraînant comme conséquence, le mouvement ouvrier vers le réfor­misme.

A moins de considérer comme les anarchistes, que tout est toujours possible et qu'il suffit de vouloir pour pouvoir, nous sommes appe­lés à comprendre que le mouve­ment ouvrier ne suit pas une courbe continuellement ascendante mais est fait de périodes de montées et de périodes dé reculs, et est déter­miné objectivement et en premier lieu par l'état de développement du capitalisme et des contradictions inhérentes à ce système.

L'I.S. définit l'actualité comme « le retour présent de la révolution ». Sur quoi fonde-t-elle cette définition ? Voici son explication :

1.   « La théorie critique élaborée et répandue par l’I S. constatait ai­sément (...) que le prolétariat n'était pas aboli » (curieux vraiment que l'I.S. constate «aisément» ce que tous les ouvriers et tous les ré­volutionnaires savaient, sans recours nécessaire à l'I.S.)

2.   « ... que le capitalisme continuait à développer ses aliénations » (qui s'en serait douté ?).

3.   « ... que partout où existe cet an­tagonisme (comme si cet antago­nisme ne pouvait dans le capita­lisme ne pas exister partout) la question sociale posée depuis plus d'un siècle demeure » (en voilà une découverte !)

4.   « ... que cet antagonisme existe sur toute la surface de la planète » (encore une découverte !)

5.  « L'I.S.explique l'approfondis­sement et la concentration des alié­nations par le retard de la révolu­tion» (évidence...).

6.  «Ce retard découle manifeste­ment de la défaite internationale du prolétariat depuis la contre-révolu­tion russe » (voilà encore une vérité proclamée par les révolutionnaires depuis 40 ans au moins).

7.   En outre « l'I.S. savait bien (...) que l'émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ».

8.   Les situationnistes constatent que la falsification permanente né­cessaire à la survie de ces appareils bureaucratiques, était une pièce maîtresse de la falsification géné­ralisée dans la société moderne.

9.   Enfin « ils avaient aussi reconnu et s'étaient employés à rejoindre les nouvelles formes (?) de subversion dont les premiers signes s'accumu­laient».

10. Et voilà pourquoi « ainsi les si­tuationnistes savaient et montraient la possibilité et l'imminence d'un nouveau départ de la révolution, »

Nous avons reproduit ces longs ex­traits afin de montrer le plus exac­tement possible ce que les situationnistes d'après leur propre dire «savaient».

Comme on peut le voir, ce savoir se réduit à des généralités que connaissent depuis longtemps des milliers et des milliers de révolu­tionnaires, et ces généralités si elles suffisent pour l'affirmation du projet révolutionnaire, ne contiennent rien qui puisse être considéré comme une démonstration de « l’imminence d'un nouveau départ de la révolution ». La « théorie éla­borée » des situationnistes se réduit donc à une simple profession de foi et rien de plus.

C'est que la Révolution Socialiste et son imminence ne sauraient se déduire de quelques « découvertes » verbales comme la société de consommation, le spectacle, la vie quotidienne, qui désignent avec de nouveaux mots les notions connues de la société capitaliste d'exploitation des masses travail­leuses, avec tout ce que cela com­porte, dans tous les domaines de la vie sociale, de déformations et d'aliénations humaines.

En admettant que nous nous trou­vions devant un nouveau départ de la révolution, comment expliquer d'après l'I.S. qu'il ait fallu attendre juste LE TEMPS qui nous sépare de la victoire de la contre-révolution russe, disons : 50 ans. Pourquoi pas 30 ou 70 ? De deux choses l'une : ou la reprise du cours révo­lutionnaire est déterminée fondamentalement par les conditions objectives, et alors il faut les expli­citer - ce que l'I.S. ne fait pas - ou bien cette reprise est uniquement le fait d'une volonté subjective s'accumulant et s'affirmant un beau jour et elle ne pourrait alors être que constatable mais non pré­visible puisque aucun critère ne sau­rait d'avance fixer son degré de ma­turation.

Dans ces conditions, la prévision dont se targue l'I.S. tiendrait da­vantage d'un don de devin que d'un savoir. Quand Trotsky écrivait en 1936 « La révolution a commencé en France», il se trompait assuré­ment, néanmoins son affirmation reposait sur une analyse autrement sérieuse que celle de l'I.S. puisqu'elle se référait à des don­nées telles que la crise économique qui secouait le monde entier. Par contre la « prévision » juste de l'I.S. s'apparenterait plutôt aux affirma­tions de Molotov inaugurant la fa­meuse troisième période de l'I.C. (Internationale Communiste) au début de 1929, annonçant la grande nouvelle que le monde est entré des deux pieds dans la pé­riode révolutionnaire. La parenté entre les deux consiste dans la gra­tuité de leurs affirmations respec­tives, dont l'étude est effectivement indispensable comme point de dé­part de toute analyse sur une pé­riode donnée, suffisent à détermi­ner le caractère révolutionnaire ou non des luttes de cette période : et c'est ainsi que, s'appuyant sur la crise économique mondiale de 1929, il croit pouvoir annoncer l'imminence de la révolution. L'I.S. par contre croit suffisant d'ignorer et de vouloir ignorer tout ce qui se rapporte à l'idée même d'une condition objective et néces­saire, d'où son aversion profonde pour ce qui concerne les analyses économiques de la société capita­liste moderne.

Toute l'attention se trouve ainsi di­rigée vers les manifestations les plus apparentes des aliénations so­ciales, et on néglige de voir les sources qui leur donnent naissance et les nourrissent. Nous devons ré­affirmer qu'une telle critique qui porte essentiellement sur les mani­festations superficielles, aussi radi­cale soit-elle, restera forcément circonscrite, limitée, tant en théo­rie qu'en pratique.

Le capitalisme produit nécessaire­ment les aliénations qui lui sont propres dans son existence et pour sa survie, et ce n'est pas dans leur manifestation que se rencontre le moteur de son dépérissement. Tant que le capitalisme dans ses racines, c'est-à-dire comme système éco­nomique, reste viable, aucune vo­lonté ne saurait le détruire.

«Jamais une société n'expire avant que soient developpees toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir » (Marx, « Avant propos à la Critique de l'Economie Poli­tique »).

C'est donc dans ces racines que la critique théorique radicale doit déceler les possibilités de son dépas­sement révolutionnaire.

«A un certain degré de leur déve­loppement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de pro­duction... Alors commence une ère de révolution sociale» (Marx, idem).

Cette collision dont parle Marx, se manifeste par des bouleversements économiques, comme les crises, les guerres impérialistes et les convul­sions sociales. Tous les penseurs marxistes ont insisté sur le fait que pour qu'on puisse parler d'une pé­riode révolutionnaire, « il ne suffit pas que les ouvriers ne veuillent plus, il faut encore que les capita­listes ne puissent plus continuer comme auparavant ». Et voilà l'I.S. qui se prétend être quasiment l'unique expression théorique or­ganisée de la pratique révolution­naire d'aujourd'hui, qui bataille exactement dans le sens contraire. Les rares fois où, surmontant son aversion, elle aborde dans le livre les sujets économiques, c'est pour démontrer que le nouveau départ de la révolution s'opère non seule­ment indépendamment des fonda­tions économiques de la société mais encore dans un capitalisme économiquement florissant. « On ne pouvait observer aucune ten­dance à la crise économique (p. 25) (...) L'éruption révolution­naire n'est pas venue d'une crise économique (...) ce qui a été atta­qué de front en Mai, c'est l'économie capitaliste fonc­tionnant BIEN. » (Souligné dans le texte p. 209)

Ce qu'on s'acharne à démontrer évidemment ici, est que la crise ré­volutionnaire et la situation éco­nomique de la société sont deux choses complètement séparées, pouvant évoluer et évoluant de fait chacune dans un sens qui lui est propre, sans relation entre elles. On croit pouvoir appuyer cette « grande découverte » théorique dans les faits, et on s'écrie triom­phalement : « ON NE POUVAIT OB­SERVER AUCUNE TENDANCE A LA "CRISE ECONOMIQUE" » !

Aucune tendance ? Vraiment ?

Fin 1967, la situation économique en France commence à donner des signes de détérioration. Le chô­mage menaçant commence à préoccuper chaque jour davantage. Au début de 1968, le nombre de chômeurs complets dépasse les 500 000. Ce n'est plus un phéno­mène local, il atteint toutes les ré­gions. A Paris, le nombre des chômeurs croît lentement mais constamment. La presse se remplit d'article traitant gravement de la hantise du désemploi dans divers milieux. Le chômage partiel s'installe dans beaucoup d'usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. Plusieurs grèves sporadiques ont la question du maintien de l'emploi et du plein emploi pour cause directe. Ce sont surtout les jeunes qui sont touchés en premier lieu et qui ne parviennent pas à s'intégrer dans la production. La récession dans l'emploi tombe d'autant plus mal que se présente sur le marché du travail cette géné­ration de l'explosion démogra­phique qui a suivi immédiatement la fin de la 2e Guerre Mondiale. Un sentiment d'insécurité du lende­main se développe parmi les ou­vriers et surtout parmi les jeunes. Ce sentiment est d'autant plus vif qu'il était pratiquement inconnu des ouvriers en France depuis la guerre.

Concurremment, avec le désemploi et sous sa pression directe, les sa­laires tendent à baisser et le niveau de vie des masses se détériore. Le gouvernement et le patronat profi­tent naturellement de cette situa­tion pour attaquer et aggraver les conditions de vie et de travail des ouvriers (voir par exemple les dé­crets sur la Sécurité Sociale).

De plus en plus, les masses sentent que c'en est fini de la belle prospé­rité. L'indifférence et le je-m'en-foutisme, si caractéristiques et tant décriés des ouvriers, au long des derniers 10-15 ans, cèdent la place à une inquiétude sourde et grandis­sante.

Il est assurément moins aisé d'observer cette lente montée de l'inquiétude et du mécontentement chez les ouvriers, que des actions spectaculaires dans une faculté. Cependant, on ne peut continuer à l'ignorer après l'explosion de Mai, à moins de croire que 10 millions d'ouvriers aient été touchés un beau jour par l'Esprit-Saint de l’Anti-spectacle. Il faut bien ad­mettre qu'une telle explosion mas­sive repose sur une longue accu­mulation    d'un    mécontentement réel de leur situation économique et de travail, directement sensible dans les masses, même si un obser­vateur superficiel n'en a rien aperçu. On ne doit pas non plus, attribuer exclusivement à la poli­tique canaille des syndicats et autres staliniens le fait des revendi­cations économiques.

Il est évident que les syndicats, le P.C., venant à la rescousse du gou­vernement, ont joué à fond la carte revendicative comme un barrage contre un possible débordement révolutionnaire de la grève sur un plan social global. Mais ce n'est pas le rôle des organismes de l'Etat capitaliste que nous discutons ici. C'est là leur rôle et on ne saurait leur reprocher de le jouer à fond. Mais le fait qu'ils ont facilement réussi à contrôler la grande masse des ouvriers en grève sur un terrain uniquement revendicatif, prouve que les masses sont entrées dans la lutte essentiellement dominées et préoccupées par une situation chaque jour plus menaçante pour eux. Si la tâche des révolution­naires est de déceler les possibilités radicales contenues dans la lutte même des masses et de participer activement à leur éclosion, il est avant tout nécessaire de ne pas ignorer les préoccupations immé­diates qui font entrer les masses dans la lutte.

Malgré les fanfaronnades des mi­lieux officiels, la situation écono­mique préoccupe de plus en plus le monde des affaires, comme le té­moigne la presse économique du début de l'année. Ce qui inquiète n'est pas tant la situation en France, qui occupe alors une place privilégiée, mais le fait que cette si­tuation d'alourdissement s'inscrit dans un contexte d'essoufflement économique à l'échelle mondiale, qui ne manquerait pas d'avoir des répercussions en France. Dans tous les pays industriels, en Europe et aux USA, le chômage se déve­loppe et les perspectives écono­miques s'assombrissent. L'Angleterre, malgré une multipli­cation des mesures pour sauvegar­der l'équilibre, est finalement réduite fin 1967 à une dévaluation de la Livre Sterling, entraînant der­rière elle des dévaluations dans toute une série de pays. Le gouver­nement Wilson proclame un pro­ gramme d'austérité exceptionnel : réduction massive des dépenses publiques, y compris l'armement - retrait des troupes britanniques de l'Asie -, blocage des salaires, ré­duction de la consommation in­terne et des importations, effort pour augmenter les exportations. Le 1er janvier 1968, c'est au tour de Johnson de pousser un cri d'alarme et d'annoncer des mesures sévères indispensables pour sauvegarder l'équilibre économique. En mars, éclate la crise financière du dollar. La presse économique chaque jour plus pessimiste, évoque de plus en plus le spectre de la crise de 1929, et beaucoup craignent des consé­quences encore plus graves. Le taux de crédit monte dans tous les pays, partout la bourse des valeurs accuse des bouleversements, et dans tous les pays, un seul cri : ré­duction des dépenses et de la consommation, augmentation des exportations à tout prix et réduc­tion au strict nécessaire des impor­tations. Parallèlement, la même détérioration se manifeste à l'Est dans le bloc russe, ce qui explique la tendance des pays comme la Tchécoslovaquie et la Roumanie à se détacher de l'emprise soviétique et à chercher des marchés à l'extérieur.

Tel est le fond de la situation éco­nomique d'avant mai.

Bien sûr, ce n'est pas la crise éco­nomique ouverte, d'abord parce que ce n'est que le début, et ensuite parce que dans le capitalisme ac­tuel, l'Etat dispose de tout un arse­nal de moyens lui permettant d'intervenir afin de pallier et partiellement, d'atténuer momenta­nément les manifestations les plus frappantes de la crise. Il est néces­saire toutefois de mettre en évi­dence les points suivants :

a)  Dans les 20 années qui ont suivi la 2e Guerre, l'économie capitaliste a vécu sur la base de la reconstruc­tion des ruines résultant de la guerre, d'une spoliation éhontée des pays sous-développés, qui au travers de la fumisterie de guerres de libération et d'aides à leur re­construction en Etats indépen­dants, ont été exploités au point d'être réduits à la misère et à la fa­mine ; d'une production croissante d'armements : l'économie de guerre.

b)  Ces trois sources de la prospé­rité et du plein-emploi de ces 20 dernières années, tendent vers leur point d'épuisement. L'appareil de production se trouve devant un marché d'autant plus saturé et l'économie capitaliste se retrouve exactement dans la même situation et devant les mêmes problèmes in­solubles qu'en 1929, encore aggra­vés.

c)  L'interrelation entre les écono­mies de l'ensemble des pays est plus accentuée qu'en 1929. De là : une répercussion plus grande et plus immédiate de toute perturba­tion d'une économie nationale sur l'économie des autres pays et sa généralisation.

d)  La crise de 1929 a éclaté après de lourdes défaites du prolétariat in­ternational, la victoire de la contre-révolution russe s'imposant complètement par sa mystification du « socialisme » en Russie, et le mythe de la lutte anti-fasciste. C'est grâce à ces circonstances his­toriques particulières que la crise de 1929 qui n'était pas conjonctu­relle mais bien une manifestation violente de la crise chronique du capitalisme en déclin, pouvait se développer et se prolonger de longues années, pour déboucher finalement dans la guerre et la des­truction généralisée. Tel n'est plus le cas aujourd'hui.

Le capitalisme dispose de moins en moins de thèmes de mystification capables de mobiliser les masses et de les jeter dans le massacre. Le mythe russe s'écroule, le faux di­lemme démocratie bourgeoisie contre totalitarisme est bien usé. Dans ces conditions, la crise appa­raît dès ses premières manifesta­tions pour ce qu'elle est. Dès ses premiers symptômes, elle verra surgir dans tous les pays, des réac­tions de plus en plus violentes des masses. Aussi, c'est parce qu'aujourd'hui la crise économique ne saurait se développer pleine­ment, mais se transforme dès ses premiers indices en crise sociale, que cette dernière peut apparaître à certains comme indépendante, suspendue en quelque sorte en l'air, sans relation avec la situation économique qui cependant la conditionne.

Pour bien saisir cette réalité, il ne faut évidemment pas l'observer avec des yeux d'enfant, et surtout ne pas rechercher la relation de cause à effet d'une façon étroite, immédiate et limitée à un plan lo­cal de pays et de secteurs isolés. C'est globalement, à l'échelle mondiale, qu'apparaissent claire­ment les fondements de la réalité et des déterminations ultimes de son évolution. Vu ainsi, le mouvement des étudiants qui luttent dans toutes les villes du monde, apparaît dans sa signification profonde et sa limite. Si les combats des étu­diants, en mai, pouvaient servir comme détonateur du vaste mou­vement des occupations des usines, c'est parce que, avec toute leur spécificité propre, ils n'étaient que les signes avant-coureurs d'une si­tuation s'aggravant au coeur de la société, c'est-à-dire dans la pro­duction et les rapports de produc­tion.

Mai 1968 apparaît dans toute sa si­gnification pour avoir été une des premières et une des plus impor­tantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant en se détériorant.

C'est par conséquent une erreur de dire comme l'auteur du livre que : « L'éruption révolutionnaire n'est pas venue d'une crise économique, mais elle a  tout au contraire CONTRIBUE A CREER UNE SITUATION DE CRISE DANS L'ECONOMIE» et « cette économie une fois perturbée par les forces négatives de son dé­passement historique doit FONC­TIONNER MOINS BIEN » (p. 209).

Ici décidément, les choses mar­chent sur la tête : les crises écono­miques ne sont pas le produit né­cessaire des contradictions inhé­rentes au système capitaliste de production, comme nous l'enseigne Marx, mais au contraire, ce sont seulement les ouvriers par leurs luttes qui produi­sent ces crises dans une économie qui « FONCTIONNE BIEN ». C'est ce que ne cessent de nous répéter de tous temps, le patronat et les apo­logistes du capitalisme ;  c'est ce que De Gaulle reprendra en no­vembre, expliquant la crise du franc par la faute des enragés de mai. ([2] [323])

C'est en somme la substitution de l'économie politique de la bour­geoisie à la théorie économique du marxisme. Il n'est pas surprenant qu'avec une telle vision, l'auteur explique tout cet immense mouve­ment qu'était Mai comme l'oeuvre d'une minorité bien décidée et en l'exaltant : «L'agitation déclenchée en Janvier 1968 à Nanterre par quatre ou cinq révolutionnaires qui allaient constituer le groupe des en­ragés, devait entraîner, sous cinq mois, une quasi liquidation de l'Etat». Et plus loin «jamais une agitation entreprise par un si petit nombre n'a entraîné en si peu de temps de telles conséquences ».

Là où pour les situationnistes le problème de la révolution se pose en termes « d'entraîner», ne serait-ce que par des actions exemplaires, il se pose pour nous en termes d'un mouvement spontané des masses du prolétariat, amenées forcément à se soulever contre un système économique en désarroi et en dé­clin, qui ne leur offre plus désor­mais que la misère croissante et la destruction, en plus de l'exploitation.

C'est sur cette base de granit que nous fondons la perspective révolu­tionnaire de classe et notre convic­tion de sa réalisation.

MC


[1] [324] L'IS était un groupe qui eut une influence certaine en Mai 68, en particulier dans les secteurs les plus radicaux du milieu étudiant. Il trouvait ses sources d'une part dans le mouvement «  lettriste » qui, dans la conti­nuité de la tradition des surréalistes, voulait faire une critique révolutionnaire de l'art, et d'autre part dans la mouvance de la Revue Socialisme ou Barbarie fondée par l'ex-trotskiste grec Castoriadis au début des an­nées 50 en France. L'IS se réclamait ainsi de Marx mais pas du marxisme. Elle reprenait certaines des positions les plus avancées du mouvement ouvrier révolutionnaire, en par­ticulier de la Gauche communiste germano-hollandaise, (nature capitaliste de l'URSS, rejet des formes syndicales et parlemen­taires, nécessité de la dictature du proléta­riat par la voie des conseils ouvriers) mais les présentait comme ses propres découvertes, enrobées dans son analyse du phénomène du totalitarisme : la théorie de «la société du spectacle». L'IS incarnait certainement un des points les plus élevés que pouvaient atteindre des secteurs de la petite bourgeoisie estudiantine radicalisée : le rejet de leur condition («Fin de l’université ») pour tenter de s'intégrer dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat. Mais leur adhésion restait imbibée des caractéristiques de leur milieu d'origine, en particulier par leur vision idéologique de l'histoire, incapables de comprendre l'importance de l'économie et donc la réalité de la lutte de classes. La revue de l'IS disparut peu de temps après 1968 et le groupe finit dans les convulsion d'une série d'exclusions réciproques.

[2] [325] Pour ceux qui voudraient voir dans la crise du franc en novembre, un simple fait de spéculation de « mauvais français », nous soumettons ces lignes de Marx extraites de « Revue de Mai à Octobre 1850 » : « La crise elle-même éclate d'abord dans le domaine de la spéculation, et ce n'est que plus tard qu'elle s'installe dans la produc­tion. A l'observation superficielle, ce n'est pas la surproduction, mais la sur spéculation - pourtant simple symptôme de la surproduc­tion - qui paraît être la cause de la crise. La désorganisation ultérieure de la production n'apparaît pas comme un résultat nécessaire de sa propre exubérance antérieure, mais comme une simple réaction de la spéculation en train de s'effondrer » (Publié par M.Rubel dans Etudes de Marxologie, n° 7, août 1963).

Géographique: 

  • France [326]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Mai 1968 [327]

Approfondir: 

  • Mai 1968 [328]

Revue Internationale no 75 - 4e trimestre 1993

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Editorial : contre le chômage massif, ripostons par des luttes massives

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A l'automne 1992, les manifestations massives de la classe ouvrière en Italie avaient marqué le réveil des luttes ouvrières ([1] [329]). A l'automne 1993, les manifestations ouvrières en Allemagne ont confirmé la reprise des combats de classe face aux at­taques qui s'abattent sur le proléta­riat des pays les plus industrialisés.

Dans la Ruhr, au coeur de l'Allema­gne, plus de 80 000 travailleurs ont envahi les rues et barré des routes pour protester contre les annonces de licenciements dans les mines. Les 21 et 22 septembre, sans consi­gne syndicale (ce qui est significatif dans un pays réputé pour la « discipline » des « partenaires so­ciaux »), les mineurs de la région de Dortmund ont débrayé spontané­ment, entraînant avec eux, leurs familles, leurs enfants, des chô­meurs et des travailleurs d'autres secteurs, appelés à manifester leur solidarité.

Quel que soit le résultat des manifestations encore en cours ([2] [330]) au moment de boucler cette Revue In­ternationale, ce mouvement repré­sente, sur un aspect important, un bon exemple de comment la classe ouvrière peut engager la lutte : à l'agression massive des conditions de travail, il faut riposter massive­ment et unis.

La reprise de la lutte de classe

Aujourd'hui, plus que jamais, la seule force qui peut intervenir contre la catas­trophe économique, est la classe ouvrière. Elle est la seule classe sociale capable de briser les barrières nationa­les,   sectorielles   et   catégorielles   de « l'ordre capitaliste ». C'est la division du prolétariat, renforcée par le pourrissement actuel de la société, qu'entretiennent ces barrières,   qui   laisse  le champ libre aux mesures « sociales » tous azimuts prises dans tous les pays.

L'intérêt de la classe ouvrière, de tous ceux qui subissent partout la même ex­ploitation et les mêmes attaques de la part de l'Etat capitaliste, du gouverne­ment, des patrons, des partis et des syndicats, c'est l'unité la plus large pos­sible du plus grand nombre, dans l'ac­tion et la réflexion, pour trouver les moyens de s'organiser et dégager une direction au combat contre le capita­lisme.

Le fait qu'en Allemagne, après avoir été baladés l'an dernier pendant des mois dans des manoeuvres syndicales stériles, les ouvriers réagissent par eux-mêmes au matraquage qu'ils subissent, est un signe du réveil de la combativité du prolétariat international. Cet événe­ment, le plus significatif du moment, n'est pas isolé. En même temps ont eu lieu d'autres manifestations en Allema­gne, entre autres : 70 000 ouvriers con­tre le plan de chômage chez Mercedes, plusieurs dizaines de milliers à Duisburg contre 10 000 licenciements dans la métallurgie. Dans plusieurs pays, le nombre des grèves augmente, mouve­ments que les syndicats et leurs alliés canalisent, mais qui montrent que l'heure n'est plus à la passivité. Il faut s'attendre à une lente et longue série de manifestations ouvrières, d'accrochages entre le prolétariat et bourgeoisie, inter­nationalement.

La reprise internationale de la lutte de classe dans les conditions d'aujourd'hui n'est pas facile. De nombreux facteurs contribuent à freiner et entraver le dé­ploiement de la combativité et de la conscience du prolétariat :

-La décomposition sociale, qui cor­rompt les relations entre les membres de la société et sape les réflexes de so­lidarité, qui pousse au « chacun pour soi » et au désespoir, engendre un sentiment d'impuissance à constituer un être collectif, à s'assumer comme une classe aux intérêts communs face au capitalisme.

-L'avalanche du chômage massif, qui frappe à la cadence de 10 000 licen­ciements par jour, pour la seule Eu­rope de l'ouest, et qui va s'amplifier, est, dans un premier temps, ressentie comme un coup de massue paralysant les travailleurs.

- Les manoeuvres multiples et systéma­tiques des syndicats, du syndicalisme officiel et du syndicalisme « de base », qui enferment la classe ouvrière dans le corporatisme et les divisions, per­mettent de contenir et d'encadrer le mécontentement dans des impasses. Les thèmes de propagande de la bour­geoisie, celui, classique, de ses frac­tions de gauche qui prétendent défen­dre les « intérêts ouvriers », celui des campagnes idéologiques répétées de­puis la chute du « mur de Berlin » sur la « mort du communisme » et la « fin de la lutte de classe », entretiennent la confusion sur les possibilités réelles de lutter, en tant que classe ouvrière. Ils renforcent parmi les travailleurs, les doutes sur l'existence d'une perspective de leur émancipation par la destruction du capitalisme.

Ces obstacles, c'est dans le développe­ment même des luttes que le prolétariat va les affronter. Le capitalisme va dévoiler de plus en plus la faillite générale et irréversible de son système. La bru­tale accélération de la crise, en décuplant soudain ses conséquences désas­treuses contre la classe ouvrière, fait certes en partie l'effet d'un « k.o », mais elle constitue aussi un terrain favorable à une mobilisation sur le terrain de classe, autour de la défense des intérêts fondamentaux du prolétariat. Et cela, avec l'intervention active des organisa­tions révolutionnaires partie prenante de la lutte de classe qui défendent la pers­pective communiste, va contribuer à ce que la classe ouvrière trouve les moyens d'organiser et d'orienter cet affronte­ment dans le sens de ses intérêts, et par­tant, dans les sens des intérêts de toute l'humanité.

La fin des « miracles »

Depuis longtemps, personne n'ose plus parler de « miracle économique » dans le « tiers-monde ». La misère s'y généralise irrémédiablement. Le continent africain est désormais pratiquement laissé à l'abandon dans sa quasi-totalité. La vie humaine vaut moins que celle d'un animal dans la plupart des régions d'Asie. D'année en année, les famines s'amplifient, touchant des dizaines de millions de personnes. En Amérique la­tine, les épidémies font des ravages là où elles avaient complètement disparu.

Dans les pays de l'ex-bloc de l'Est, la prospérité et le bien-être, promis au len­demain de l'effondrement du bloc, ne sont pas au rendez-vous. La perfusion de « capitalisme libéral » injectée au stalinisme agonisant ne fait qu'ajouter à la faillite économique de cette forme extrême d'étatisation purement capitaliste, qui s'est cachée pendant soixante ans derrière le mensonge du « socialisme » ou du «communisme». Là aussi, la pauvreté augmente de façon vertigi­neuse et les conditions de vie sont de plus en plus catastrophiques pour l'im­mense majorité de la population.

Dans les pays «développés», c'en est également fini des « miracles économi­ques ». La déferlante du chômage et des attaques des conditions d'existence de la classe ouvrière sur tous les fronts ra­mène brutalement au premier plan la crise économique. La propagande du «capitalisme triomphant» sur la « faillite du communisme » ne cesse de marteler qu'il n'y a « rien de mieux que le capitalisme». La crise économique montre surtout de plus en plus à tous que le pire est devant nous dans le capi­talisme.

Les attaques massives contre la classe ouvrière

La crise met à nu les contradictions fondamentales d'un capitalisme non seulement incapable d'assurer la survie de la société, mais encore qui détruit les forces productives, au premier rang des­quelles, le prolétariat.

Il restait encore aux défenseurs du mode de production capitaliste, qui domine la planète et porte la responsabilité de la sauvagerie infligée aux milliards d'êtres humains plongés dans le plus total dé­nuement, l'entretien de l'illusion d'un fonctionnement « normal » dans les pays les plus développés. La classe do­minante, dans les pays capitalistes du «premier monde», dans les Etats «démocratiques», voulait donner l'im­pression d'un système permettant d'as­surer à chacun des moyens de subsis­tance, un travail et des conditions de vie décentes. Et, même si l'augmentation, depuis plusieurs années d'une « nouvelle pauvreté» commençait sérieusement à faire pâlir ce rutilant tableau, la propa­gande pouvait encore s'en sortir, en pré­sentant le phénomène comme le « prix à payer » pour la « modernisation ».

Mais aujourd'hui la crise redouble d'in­tensité et les Etats « démocratiques », pris à la gorge, doivent tomber le mas­que. Loin d'offrir une perspective, même lointaine, de prospérité et de paix comme il le prétend, le capitalisme la­mine les conditions d'existence de la classe ouvrière et fomente la guerre ([3] [331]). Si les travailleurs des grandes concen­trations industrielles d'Europe de l'ouest, d'Amérique du nord et du Japon, ont encore des illusions sur les « privilèges » qu'on leur agite à la face pour les faire tenir tranquille, ils vont tomber de haut avec ce qui s'abat sur eux.

Le mensonge de la « restructuration » de l'économie, qui a servi de justifica­tion aux précédentes vagues de licen­ciements dans les secteurs «traditionnels» de l'industrie et dès services, est en train d'en prendre un coup. C'est dans les secteurs de l'indus­trie déjà « modernisés », comme l'auto­mobile ou l'aéronautique, dans les sec­teurs « de pointe » comme l'électronique et l'informatique, dans les services les plus « profitables » de la banque et de l'assurance, dans le secteur public déjà largement « dégraissé » au cours des années 1980, dans la poste, la santé et l'éducation, que tombent de multiples plans de réduction des effectifs, de mise en chômage partiel ou total, qui tou­chent des centaines de milliers de tra­vailleurs.

Quelques annonces de licenciements en Europe, au cours de trois semaines de septembre 1993 ([4] [332])

Allemagne                    Dalmler/Benz               43900

................. ................. Basf/Hoechst/Bayer     25000

................................... Ruhrkohle                    12000

................................... Veba..                         10000

France........................ Bull...... .........              6500

................................... Thomson-CSF              4174

................................... Peugeot           ...         4023

................................... Air France                   4000

................................... GIAT.. .....                   2300

................................... Aérospatiale                 2250

................................... Snecma.                         775

Royaume-Uni.... ......... British Gas                   20000

................................... Inland Revenue             5000

................................... Rolls Royce                  3100

................................... Prudential                     2000

................................... T&N.....                        500

Espagne...................... SEAT...                        4000

Europe........................ GM/Opel/Vauxhall        7830

................................... Du Pont..........             3000

Au total, plus de ....................                       150000

Sources : Financial Times, Courrier international.

Aucun secteur n'échappe aux «exigences» de la crise économique générale de l'économie mondiale. L'obligation pour chaque unité capita­liste encore en activité, de « réduire les coûts » pour se maintenir dans la con­currence, se manifeste à tous les ni­veaux, de la plus petite entreprise à la plus grande, jusqu'à l'Etat en charge de la défense de la « compétitivité » du capital national. Dans les pays les plus « riches », eux aussi entraînés dans la récession, le chômage augmente au­jourd'hui de façon vertigineuse. Il n'existe plus aucun îlot de santé éco­nomique dans le monde capitaliste. C'est la fin du « modèle allemand », ce sont partout des «plans» et autres « pactes » sociaux, des « thérapies de choc ». Et le « choc », il est d'abord pour les travailleurs.

En moyenne, pratiquement un tra­vailleur sur cinq est déjà au chômage dans les pays industrialisés. Et un chô­meur sur cinq l'est depuis plus d'un an, avec de moins en moins de possibilités de retrouver un emploi. L'exclusion to­tale de tout moyen normal de subsis­tance devient un phénomène de masse : c'est en millions qu'on compte désor­mais ceux qu'on appelle les « nouveaux pauvres » et « sans domicile fixe », ré­duits aux pires privations dans les gran­des villes.

Le chômage massif qui se développe aujourd'hui ne constitue pas un réservoir de main d'oeuvre pour une future reprise de l'économie. Il n'y aura pas de reprise permettant au capitalisme d'intégrer ou de réintégrer à la production la masse grandissante de dizaines de millions de sans-travail dans les pays « développés ». C'est même le minimum vital nécessaire à leur subsistance qui va être remis en cause. La masse des chô­meurs aujourd'hui n'est plus 1'« armée de réserve» du capitalisme, comme c'était le cas lorsque Marx l'avait définie au 19e siècle. Elle vient grossir la masse de tous ceux qui sont déjà complètement exclus de tout accès à des conditions d'existence normales, comme dans les pays du « tiers-monde » ou de l'ex-bloc de l'Est. Elle est concrètement la mani­festation de la tendance à la paupérisa­tion absolue que provoque la faillite dé­finitive du mode de production capita­liste.

Pour ceux qui ont encore du travail, les augmentations de salaires sont ridicules et rognées par l'inflation, quand elles ne sont pas complètement bloquées. Pire, les diminutions brutes sont de plus en plus fréquentes. A cette attaque directe du montant des salaires s'ajoutent les augmentations des cotisations, taxes et impôts, celles des frais de logement, de transport, de santé et d'éducation. Qui plus est, une partie croissante du revenu des familles doit, de plus en plus sou­vent, être consacrée à l'entretien d'en­fants ou de parents sans travail. Quant aux diverses allocations, de retraite, de maladie, de chômage, de formation, el­les sont aussi révisées en baisse partout, quand ce n'est pas purement et simple­ment leur suppression qui est envisagée.

Tout cela, la classe ouvrière doit le combattre énergiquement. Les sacrifices réclamés aux ouvriers aujourd'hui, par chaque Etat, au nom de la solidarité « nationale », ne feront qu'amener d'au­tres sacrifices demain, car il n'existe pas de « sortie de la crise » dans le cadre du capitalisme.

La crise est irréversible, la lutte déclasse indispensable

Même ceux qui font profession de dé­fendre le mensonge de la santé écono­mique du capitalisme font grise mine. Lorsque les statistiques de la croissance montrent de tout petits signes positifs, ils n'osent même plus parler de « reprise de l'économie ». Tout au plus parlent-ils d'une « pause » dans la récession, pre­nant bien soin de préciser que « si une reprise doit intervenir, elle risque d'être très faible et très lente... » ([5] [333]). Ce lan­gage prudent montre combien la classe dominante est encore plus démunie au­jourd'hui, que face aux précédentes ré­cessions depuis vingt-cinq ans.

Personne n'ose plus prévoir le « bout du tunnel ». Ceux qui ne voient pas le ca­ractère irréversible de la crise et croient en l'immortalité du mode de production capitaliste ne peuvent que répéter à la manière d'une incantation : « il y aura nécessairement une reprise économique, puisqu'il y a toujours eu reprise après la crise ». Cette formule, qui s'apparente à l'adage du paysan qui attend « après la pluie, le beau temps », en dit long sur l'absence totale de maîtrise de la classe capitaliste des propres lois de son éco­nomie.

Dernier exemple en date : l'effritement du Système monétaire européen tout au long de l'année 1993 puis son effondre­ment au cours de l'été ([6] [334]). Avec l'im­possibilité pour les Etats d'Europe de l'ouest de se doter d'une monnaie uni­que, c'est un brutal coup d'arrêt qui est donné à la construction d'une «unité européenne » qui devait, selon les dires de ses défenseurs, être un exemple de la capacité du capitalisme à instaurer une coopération économique, politique et sociale. Derrière les turbulences moné­taires de l'été, ce sont tout simplement les lois incontournables de l'exploitation et de la concurrence capitalistes qui sont venues une fois encore remettre les pen­dules à l'heure :

- il est impossible pour le système capi­taliste de constituer un ensemble har­monieux et prospère, à quelque niveau que ce soit ;

- la classe qui tire son profit de l'exploi­tation de la force de travail, est con­damnée à être divisée par la concur­rence.

En même temps qu'à l'intérieur de cha­que nation les bourgeoisies fourbissent leurs armes contre la classe ouvrière, au plan international, les querelles et les heurts se multiplient. « L'entente entre les peuples », dont le modèle devait être celle entre grands pays capitalistes, cède le pas à une guerre économique sans merci, aveu d'un « chacun pour soi » débridé, qui est la tendance de fond du capitalisme actuel. Le marché mondial est depuis longtemps saturé. Il est devenu trop étroit pour permettre le fonc­tionnement normal de l'accumulation du capital, l'élargissement de la production et de la consommation nécessaire à la réalisation du profit, moteur de ce sys­tème.

Mais à la différence des dirigeants d'une simple entreprise capitaliste qui, lorsqu'il y a faillite, mettent la clé sous la porte, procèdent à une liquidation et vont chercher ailleurs la manne qui leur a fait défaut, la classe capitaliste dans son ensemble ne peut pas prononcer sa propre faillite et procéder à la liquida­tion du mode de production capitaliste. Ce serait prononcer sa propre dispari­tion, ce qu'aucune classe exploiteuse n'est en mesure de faire. La classe do­minante ne va pas se retirer de la scène sociale sur la pointe des pieds en disant «j'ai fait mon temps». Elle défendra bec et ongles et jusqu'au bout ses inté­rêts et ses privilèges.

C'est à la classe ouvrière que revient la tâche de détruire le capitalisme. De par sa place dans les rapports de production capitaliste, elle seule est capable d'en­rayer la machine infernale du capita­lisme décadent. Ne disposant d'aucun pouvoir économique dans la société, sans intérêt particulier à défendre, classe qui, collectivement, n'a que sa force de travail à vendre au capitalisme, la classe ouvrière est la seule force por­teuse d'une perspective de nouveaux rapports sociaux débarrassés de la divi­sion en classes, de la pénurie, de la mi­sère, des guerres et des frontières.

Cette perspective, qui est celle d'une ré­volution communiste internationale, doit commencer par une réponse mas­sive aux attaques massives du capita­lisme, premiers pas d'un combat histori­que contre la destruction systématique des forces productives, aujourd'hui à l'oeuvre à l'échelle de la planète, et qui vient de s'accélérer brutalement dans les pays développés.

OF, 23/9/93.

 

 



[1] [335] Voir les Revue Internationale n° 72, « Un tour­ nant », et n° 73, « Le réveil de la combativité ou­vrière », 1er et 2e trimestre 1993.

[2] [336] Le gain immédiat que vont pouvoir en tirer les travailleurs risque d'être mince avec la rapide reprise en mains par les syndicats, et des ouvriers ne sa­ chant pas trop comment poursuivre leur initiative de départ.

[3] [337] Voir « Derrière les accords de paix, toujours la guerre impérialiste » dans ce numéro.

[4] [338] Repris de « Annonces de suppressions d'emplois en Europe au cours des trois dernières semaines », Courrier International, 23-29 septembre 1993.

[5] [339] Libération du 18 septembre 1993

[6] [340] Voir « Une économie rongée par la décomposi­tion » dans ce numéro.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]
  • Luttes de classe [265]

Balkans, Moyen-Orient : derrière les accords de paix, toujours la guerre impérialiste

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Poignée de main historique, et généreusement médiatisée, entre Yasser Arafat, président de l'OLP, et Yitzhak Rabin, premier ministre israélien. Après 45 ans de guerres entre Israël et ses voisins arabes, et notamment palestiniens, c'est un événement considérable auquel Clinton, l'orga­nisateur de la cérémonie, a voulu donner valeur de symbole : la seule paix possible est la « Pax americana ». Il faut dire que le président américain avait bien besoin d'un tel succès après toutes les déconve­nues enregistrées depuis son arri­vée. Et la kermesse qu'il a organisée dans sa propre maison (blanche) ne visait pas seulement à redresser une popularité en chute libre aux Etats-Unis mômes. Le message délivré le 13 septembre par les fastes de Washington s'adressait au monde entier. Il s'agissait d'affirmer bien fort à tous les pays que les Etats-Unis restent bien le « gendarme du monde » seul capable de garantir la stabilité de la planète. Une telle action d'éclat était d'autant plus néces­saire que depuis l'annonce par Bush, en 1989, de l'ouverture d'un « nouvel ordre mondial » sous l'égide de l'im­périalisme américain, la situation n'a fait que s'aggraver partout et dans tous les domaines. A la place des bienfaits auxquels la fin de « l'Empire du Mal » devait ouvrir la porte : prospérité, paix, ordre, droit des peuples et des personnes, nous avons eu toujours plus de convul­sions économiques, de famines, de guerres, de chaos, de massacres, de tortures, de barbarie. Au lieu d'une affirmation accrue de l'autorité de la «première démocratie du monde» comme garant de l'ordre planétaire, nous avons assisté à une perte accélérée de cette autorité, à une contestation croissante de celle-ci de la part de pays de plus en plus nombreux, y compris parmi les alliés les plus proche. Avec l'image des effusions entre les vieux ennemis «r héréditaires » du Moyen-Orient sous la bénédiction paternelle du président américain (qu'il puisse être leur fils ne fait que renforcer l'impact du tableau), ce dernier prétend inaugurer un nouveau « nouvel ordre mondial » (puisque celui de Bush est parti aux poubelles de l'histoire). Mais rien n'y fera, pas plus les gestes symboliques que les discours ampoulés, pas plus les cérémonies fastueuses que les caméras de télévision : comme toujours dans le capitalisme décadent, les discours et les accords de paix ne font que pré­parer de nouvelles guerres et encore plus de barbarie.

Les accords de Washington du 13 sep­tembre 1993 ont éclipsé de leur éclat un autre « processus de paix » qui s'est ouvert durant l'été : les négociations de Genève sur l'avenir de la Bosnie. En réalité, ces négociations, leur contexte diplomatique, de même que les gesticu­lations militaires qui les ont entourées, constituent une des clés des enjeu En même temps qu'à l'intérieur de cha­que nation les bourgeoisies fourbissent leurs armes contre la classe ouvrière, au plan international, les querelles et les heurts se multiplient. «L'entente entre les peuples », dont le modèle devait être celle entre grands pays capitalistes, cède le pas à une guerre économique sans merci, aveu d'un « chacun pour soi » débridé, qui est la tendance de fond du capitalisme actuel. Le marché mondial est depuis longtemps saturé. Il est devenu trop étroit pour permettre le fonction­nement normal de l'accumulation du capital, l'élargissement de la production et de la consommation nécessaire à la réalisation du profit, moteur de ce sys­tème.

Mais à la différence des dirigeants d'une simple entreprise capitaliste qui, lorsqu'il y a faillite, mettent la clé sous la porte, procèdent à une liquidation et vont chercher ailleurs la manne qui leur a fait défaut, la classe capitaliste dans son ensemble ne peut pas prononcer sa propre faillite et procéder à la liquida­tion du mode de production capitaliste. Ce serait prononcer sa propre dispari­tion, ce qu'aucune classe exploiteuse n'est en mesure de faire. La classe do­minante ne va pas se retirer de la scène sociale sur la pointe des pieds en disant « j'ai fait mon temps ». Elle défend bec et ongles et jusqu'à la dernière énergie ses intérêts et ses privilèges.

C'est à la classe ouvrière que revient la tâche de détruire le capitalisme. De par sa place dans les rapports de production capitaliste, elle est la seule force capable d'enrayer la machine infernale du capi­talisme décadent. Ne disposant d'aucun pouvoir économique dans la société, sans intérêt particulier à défendre, classe qui, collectivement, n'a que sa force de travail à vendre au capitalisme.

Ex-Yougoslavie : l'échec de la puissance américaine

A l'heure où ces lignes sont écrites, il n'y a pas eu d'accord définitif entre les trois parties (Serbes, Croates et Musulmans) qui s'affrontent autour des dé­pouilles de feu la République de Bosnie-Herzégovine. Le plan de partage de ce pays remis le 20 août aux participants est encore en discussion sur les détails du tracé des nouvelles frontières. Cependant, les véritables enjeux de ces né­gociations, de même que de la guerre qui continue de ravager une partie de l'ex-Yougoslavie, apparaissent claire­ment aux yeux de ceux qui refusent de se laisser manipuler par les campagnes d'intoxication des différents camps et des différentes puissances.

En premier lieu, il est évident que la guerre dans l'ex-Yougoslavie n'est pas seulement une affaire interne avec pour cause unique les déchirements entre dif­férentes ethnies. Depuis longtemps, les Balkans sont devenus un terrain d'affrontements privilégié entre puissances impérialistes. Et le nom de Sarajevo lui-même n'a pas attendu les années 1992-93 pour devenir tristement célèbre : ce nom est associé, depuis près de 80 ans aux  origines  de  la  première  guerre mondiale. Cette fois encore, dès le début de l'éclatement de la Yougoslavie, en 1991, les grandes puissances sont apparues comme des acteurs de premier plan de la tragédie endurée par les populations de cette région. D'entrée de jeu, le ferme soutien de l'Allemagne à l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie a contribué à mettre de l'huile sur le feu des affrontements, de même d'ailleurs que le soutien à la Serbie des autres puissances telles la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la Russie. Sans revenir sur les analyses amplement développées dans cette même Revue, il importe de mettre en relief l'antagonisme entre les intérêts de la première puissance européenne, qui voyait dans une Slovénie et une Croatie indépendantes et alliées le moyen de s'ouvrir une porte vers la Méditerranée, et les intérêts des autres puissances, qui sont totalement opposées à un tel déploiement de l'impérialisme allemand.

Par la suite, lorsque la Bosnie elle-même a revendiqué son indépendance, la puissance américaine s'est empressée de lui apporter son soutien : ce changement d'attitude par rapport à celle adoptée envers la Slovénie et la Croatie était significatif de la stratégie de l'impérialisme US : ne pouvant faire de la Serbie un allié fiable dans la zone des Balkans, dans la mesure où ce pays avait déjà des attaches anciennes et solides avec des pays comme la Russie ([1] [341]) et la France, cet impérialisme visait à faire de la Bosnie son point d'appui dans la région, notamment sur les arrières d'une Croatie pro-allemande. Le ferme soutien à la Bosnie a été un des thèmes de la campagne du candidat Clinton. Le même,  devenu président, a commencé avec la même politique : « Tout le poids de la diplomatie américaine doit être engagé » derrière cet objectif avait-il déclaré en février 1993. En mai, Warren Christopher, secrétaire d'Etat, propose aux  européens deux mesures pour stopper l'avance serbe en Bosnie-Herzégovine : levée de l'embargo sur les armes pour ce dernier pays et utilisation de frappes aériennes contre les positions serbes. Les Etats-Unis proposent comme « solution » du conflit des Balkans le moyen par lequel ils avaient « résolu » la crise du Golfe : le gros bâton, et no­tamment l'utilisation de la puissance de feu aérienne qui a le grand avantage de mettre en évidence leur énorme supé­riorité militaire. La France et la Grande-Bretagne, c'est-à-dire les deux pays les plus engagés sur le terrain dans le cadre de la FORPRONU, refusent catégori­quement. A la fin du même mois, l'ac­cord de Washington entre les Etats-Unis et les pays européens, avalise, malgré les déclarations triomphalistes de Clin­ton, la position de ces derniers sur la Bosnie : ne pas riposter à l'offensive serbe visant à démembrer ce pays, limi­ter l'intervention des forces de l'ONU ou, éventuellement, de l'OTAN à des objectifs uniquement « humanitaires ».

Ainsi, il devenait clair que la première puissance mondiale changeait son fusil d'épaule et abandonnait la carte jouée depuis l'année précédente avec force campagnes médiatiques sur la défense des « droits de l'homme » et la dénon­ciation de la « purification ethnique ». C'était la reconnaissance d'un échec dont les Etats-Unis faisaient porter (non sans raison) la responsabilité aux pays européens. Ce constat d'impuissance était encore réitéré le 21 juillet par W. Christopher qui déclarait : « Les Etats-Unis font tout ce qu'ils peuvent, compte tenu de leurs intérêts natio­naux. » après avoir qualifié de « tragi­que, tragique » la situation à Sarajevo.

Cependant, dix jours plus tard, alors qu'avait débuté la conférence de Genève sur la Bosnie, la diplomatie américaine reprend brusquement son gros bâton ; ses différents responsables martèlent à nouveau, et avec encore plus de force qu'en mai, le thème des frappes aérien­nes contre les Serbes : « Nous pensons que la moment de l'action est venu (...) le seul espoir réaliste de parvenir à un règlement politique raisonnable est de mettre la puissance aérienne [celle de l'OTAN] au service de la diplomatie » (Christopher dans une lettre à Boutros-Ghali du 1er août). «Les Etats-Unis n'allaient pas rester à regarder sans rien faire alors que Sarajevo est mise à genoux » (le même au Caire, le jour suivant). En même temps, les 2 et 9 août, sont convoquées à l'initiative des Etats-Unis deux réunions du Conseil de l'OTAN. Cette puissance demande à ses «alliés» d'autoriser et de mettre en oeuvre ces frappes aériennes. Après de nombreuses heures de résistance, menée principalement par la France (avec l'ac­cord de la Grande-Bretagne), le principe de telles frappes est accepté à la condi­tion (dont ne voulaient pas au départ les américains)... que la demande en soit faite par le Secrétaire général de l'ONU, lequel s'est toujours opposé au principe des frappes aériennes. La nouvelle of­fensive américaine a tourné court.

Sur le terrain, les forces serbes desser­rent leur pression sur Sarajevo et cèdent à la FORPRONU les hauteurs stratégiques surplombant la ville qu'ils avaient prises aux Musulmans quelques jours auparavant. Mais si les Etats-Unis attri­buent ce recul serbe à la décision de l'OTAN, le général Belge commandant la FORPRONU en Bosnie y voit « un exemple de ce qu'on peut accomplir par la négociation » alors que son adjoint, le général britannique Hayes, déclare : « A quoi le président Clinton veut-il en venir ? [...] la force aérienne ne mettra pas en échec les Serbes ». C'est un véri­table affront à la puissance américaine et un sabotage en règle de sa diplomatie. Et le pire pour les Etats-Unis c'est que ce sabotage est cautionné, sinon encou­ragé, par la Grande-Bretagne, c'est-à-dire par leur plus fidèle allié.

Cela dit, il est fort peu probable que les Etats-Unis aient sérieusement envisagé, en dépit de leurs discours tonitruants, de faire donner la force aérienne contre les Serbes au cours de l'été. De toutes fa­çons, les jeux étaient faits : la perspective d'une Bosnie unitaire et pluriethnique, telle qu'elle avait été défendue tant par la diplomatie américaine que par les Musulmans, était définitivement passée à la trappe dès lors que le territoire de la république bosniaque était pour la plus grande partie entre les mains des mili­ces serbes et croates, les musulmans n'en conservant qu'un cinquième alors qu'ils représentaient près de la moitié de la population avant la guerre.

En réalité, l'objectif des gesticulations des Etats-Unis au cours de l'été était déjà bien loin de celui que s'était donné la diplomatie de ce pays à l'origine du conflit. Il s'agissait uniquement pour elle de s'éviter l'humiliation suprême, la chute de Sarajevo, et surtout de s'inviter dans une pièce dont le scénario lui avait échappé depuis longtemps. Alors que le dernier acte de la tragédie bosniaque est en train de se jouer à Genève, il importait que la puissance américaine y fasse une apparition comme « guest star », même à titre de mouche du co­che, puisque le premier rôle lui avait été interdit depuis longtemps. Et finale­ment, sa contribution à l'épilogue aura consisté à « convaincre » ses protégés Musulmans, moyennant quelques me­naces contre les Serbes, d'accepter leur capitulation le plus vite possible car plus la guerre se prolonge en Bosnie, plus elle met en évidence l'impuissance de la première puissance mondiale.

Le caractère piteux et velléitaire de la prestation du géant américain face au conflit en Bosnie apparaît encore plus crûment si on la compare à sa « gestion » de la crise et de la guerre du Golfe en 1990-91. Lors de cette der­nière, il avait tenu intégralement ses promesses auprès de ses protégés, l'Arabie Saoudite et le Koweït. Cette fois-ci, il n'a rien pu faire pour son pro­tégé bosniaque : sa contribution à la « solution » du conflit s'est résumée à lui forcer la main pour lui faire accepter l'inacceptable. Dans le contexte de la crise du Golfe, cela aurait consisté, après plusieurs mois de gesticulations, à faire pression sur les autorités du Ko­weït pour qu'elles consentent à céder à Saddam Hussein la plus grande partie de leur territoire ! Mais il est un élé­ment peut être encore plus grave : alors qu'en 1990-91, les Etats-Unis avaient réussi à entraîner dans leur aventure la totalité des pays occidentaux (même si certains, comme la France ou l'Allema­gne, traînaient leurs guêtres), ils se sont heurtés, en Bosnie, à l'hostilité de ces mêmes pays, y compris à celle de la fi­dèle Albion.

La faillite patente de la diplomatie américaine dans le conflit en Bosnie constitue un coup sévère à l'autorité d'une puissance qui prétend jouer le rôle de « gendarme du monde ». Quel con­fiance pourront avoir à l'égard d'une telle puissance les pays qu'elle est sen­sée « protéger » ? Quelle crainte peut-elle inspirer à ceux qui songent à la narguer ? C'est justement en tant que moyen de restaurer cette autorité que l'accord de Washington du 13 septembre prend toute sa signification.

Moyen-Orient : l'accord de paix ne met pas fin à la guerre

S'il fallait une seule preuve du cynisme dont est capable la bourgeoisie, l'évolu­tion récente de la situation au Moyen-Orient suffirait amplement. Aujour­d'hui, les médias nous invitent à verser une larme d'émotion devant la poignée de main historique de la Maison Blan­che. Elles se gardent bien de nous rap­peler comment elle a été préparée, il y a moins de deux mois.

Fin juillet 1993 : l'Etat d'Israël déchaîne un enfer de feu et de fer sur des dizaines de villages du Liban. C'est l'action mili­taire la plus importante et meurtrière depuis l'opération « Paix en Galilée » de 1982. Des centaines de morts, surtout des civils, sinon des milliers Près d'un demi million de réfugiés sur les routes. Et c'est très officiellement que cette belle « Démocratie », dirigée de surcroît par un gouvernement « socialiste », a justifié en ces termes son action : terro­riser les populations civiles du Liban afin qu'elles fassent pression auprès du gouvernement pour que ce dernier brise le Hezbollah. Une nouvelle fois, les po­pulations civiles sont les otages des me­nées impérialistes. Mais le cynisme bourgeois ne s'arrête pas là. En réalité, au delà de la question du Hezbollah, le­quel, dès la fin des hostilités, a repris ses actions militaires contre les troupes israéliennes occupant le Sud Liban, l'of­fensive militaire israélienne n'était pas autre chose que la préparation de la tou­chante cérémonie de Washington, une préparation mise en oeuvre autant par l'Etat d'Israël que par son grand proxé­nète, les Etats-Unis.

Du côté d'Israël, il importait que les né­gociations de paix et les propositions que cet Etat s'apprêtait à faire à l'OLP n'apparaissent pas comme un signe de faiblesse de sa part. Les bombes et les obus qui ont détruit les villages du Li­ban étaient porteurs d'un message des­tiné aux différents Etats arabes : « inutile de compter sur notre faiblesse, nous ne céderons que ce qui nous arran­gera». Le message s'adressait notam­ment à la Syrie (dont l'autorisation est nécessaire aux activités du Hezbollah) et qui, depuis des décennies, rêve de récu­pérer le Golan annexé par Israël à la suite de la guerre de 1967.

Du côté des Etats-Unis, il s'agissait, à travers les exploits militaires de son affidé, de signifier que cette puissance restait bien la patronne du Moyen-Orient malgré les difficultés qu'elle pouvait connaître par ailleurs. Le message s'adressait aux Etats arabes qui pour­raient être tentés de jouer une autre par­tition que celle qu'ils ont reçue de Washington. Par exemple, il était bon d'avertir la Jordanie qu'il ne faudrait pas qu'elle recommence à faire des infidélités comme au moment de la guerre du Golfe. Et surtout, il fallait rappeler à la Syrie qu'elle devait sa mainmise sur le Liban à la « bonté » américaine, suite à la guerre du Golfe, et à ce dernier Etat que ses attaches historiques avec la France étaient bien de l'histoire an­cienne. Le message s'adressait aussi à l'Iran, parrain du Hezbollah, et qui tente aujourd'hui une ouverture diplomatique en direction de la France et de l'Alle­magne. En conséquence, la mise en garde des Etats-Unis s'adressait à toutes les puissances qui pourraient songer à braconner dans sa chasse gardée du Moyen-Orient.

Enfin, il fallait montrer au monde entier que la première puissance mondiale avait encore les moyens de dispenser à sa guise autant la foudre que les colom­bes et qu'il fallait, en conséquence, la respecter. C'était bien le sens du mes­sage de W. Christopher lors de sa tour­née au Moyen-Orient, début août, juste après l'offensive israélienne : « les af­frontements présents illustrent la néces­sité et l'urgence de la conclusion d'un accord de paix entre les différents Etats concernés ». C'est la méthode classique des racketteurs qui viennent proposer une « protection » au boutiquier dont ils ont cassé la vitrine.

Ainsi, comme toujours dans le capita­lisme décadent, il n'existe pas de diffé­rence de fond entre la guerre et la paix : c'est par la guerre, par les massacres et la barbarie que les brigands impérialis­tes préparent leurs accords de paix. Et ces derniers ne sont jamais qu'un moyen, qu'une étape dans la préparation de nouvelles guerres encore plus meur­trières et barbares.

Vers toujours plus de guerres

Les négociations et les accords qui sont intervenus au cours de l'été, tant à Ge­nève qu'à Washington, ne doivent pas laisser la moindre place au doute : il n'y aura pas plus « d'ordre mondial » avec Clinton qu'avec Bush.

Dans l'ex-Yougoslavie, même si les né­gociations de Genève sur la Bosnie aboutissent (pour le moment la guerre se poursuit, notamment entre les Musul­mans et les Croates), cela ne signifiera pas pour autant la fin des affrontements. On connaît déjà les nouveaux champs de bataille : la Macédoine revendiquée presque ouvertement par la Grèce, le Kosovo peuplé principalement d'Alba­nais qui sont tentés par un rattachement à une « Grande Albanie », la Krajina, cette province située sur le territoire de l'ancienne république fédérée de Croa­tie, aujourd'hui entre les mains des Serbes et qui coupe en deux le littoral croate de Dalmatie. Et l'on sait égale­ment que dans ces conflits qui couvent, les grandes puissances ne joueront nul­lement le rôle de modérateurs ; au con­traire, comme elles l'ont fait jusqu'à pré­sent, elles s'appliqueront à jeter de l'huile sur le feu.

Au Moyen-Orient, si la mode est au­jourd'hui à la paix, cela ne saurait du­rer : les modes passent vite et les sour­ces de conflits ne manquent pas. L'OLP, nouveau flic des territoires auxquels Is­raël a «consenti» l'autonomie, doit faire face à la concurrence du mouve­ment intégriste Hamas. L'organisation de Yasser Arafat est elle-même divisée : ses différentes factions, qui sont entre­ tenues par les différents Etats arabes, ne pourront que s'entre-déchirer en même temps que s'aiguiseront les conflits entre ces mêmes Etats du fait de la disparition de ce qui limitait les affrontements entre eux, le soutien à la « cause palesti­nienne » contre Israël. Par ailleurs, les bonnes dispositions affichées, avec un sourire un peu forcé, par la Syrie à l'égard de l'accord de Washington n'ont pas résolu la question du Golan. L'Irak reste encore au ban des nations. Les na­tionalistes Kurdes n'ont pas renoncé à | leurs revendications en Irak et en Turquie... Et tous ces foyers ne font qu'attiser les ardeurs de pyromane des grandes puissances toujours prêtes à se découvrir une cause « humanitaire » qui, comme par hasard, correspond à leurs intérêts impérialistes.

Mais les sources de conflits ne se locali­sent pas aux seules régions des Balkans et du Moyen-Orient.

Dans le Caucase, en Asie centrale, la Russie, en faisant valoir ses appétits im­périalistes (évidemment beaucoup plus restreints que par le passé) ne fait qu'ajouter au chaos des anciennes ré­ publiques qui constituaient l'URSS et aiguiser les déchirements ethniques (Abkhazes contre Géorgiens, Arméniens contre Azéris, etc.). Et cela ne permet en aucune façon d'atténuer le chaos politique qui règne aussi à l'inté­rieur de ses frontières, comme on peut le voir avec les affrontements actuels entre Eltsine et le Parlement russe.

En Afrique, la guerre est déclarée entre les anciens alliés de l'ex-bloc occidental : « Si nous voulons prendre la tête de l'évolution mondiale (...) nous devons être prêts à investir autant en Afrique que dans d'autres régions du monde » (Clinton, cité par « Jeune Afri­que ») ; « Depuis la fin de la guerre froide, nous n'avons plus à nous aligner sur la France en Afrique » (un diplomate américain dans le même magazine).  En  d'autres  termes : « Si   la France nous taille des croupières dans  les Balkans, nous ne nous gênerons pas pour aller chasser sur ses terres afri­caines ». Au Libéria, au Rwanda, au Togo, au Cameroun, au Congo, en An­gola, les Etats-Unis et la France s'af­frontent  déjà  par  politiciens  ou  par guérillas interposés. En Somalie, c'est l'Italie qui se retrouve aujourd'hui en première ligne du front anti-américain (mais la France n'est pas loin), et cela dans le cadre d'une opération « humanitaire » sous le drapeau de l'ONU, symbole de la paix.

Et cette liste est loin d'être exhaustive ou définitive. S'ils éloignaient la menace d'une troisième guerre mondiale, l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 et la disparition du bloc occidental qui de­vait en résulter nécessairement, ont ou­vert une véritable boîte de pandore. Dé­sormais, la loi du « chacun pour soi » tend à régner de plus en plus même si de nouvelles alliances se dessinent dans la perspective, encore lointaine sinon inaccessible, d'un futur partage du monde entre deux nouveaux blocs. Mais ces alliances elles-mêmes sont en per­manence ébranlées dans la mesure où, avec la disparition de la menace de «l'Empire du Mal», aucun pays ne trouve son intérêt dans l'accroissement de la puissance de ses alliés plus forts. Lorsqu'un ami a des bras trop musclés, il risque de m'étouffer en m'embrassant. Ainsi, la France n'était nullement inté­ressée à voir sa comparse germanique devenir, en mettant la main sur la Slo­vénie et le Croatie, une puissance médi­terranéenne. Plus significatif encore, la Grande-Bretagne, pourtant l'allié histo­rique des Etats-Unis, n'avait aucune envie de favoriser le jeu de cette puis­sance dans les Balkans et en Méditerra­née qu'elle considère un peu, grâce à ses positions à Gibraltar, Malte et Chypre, comme une « Mare nostrum ».

En fait, nous assistons à un véritable renversement de la dynamique des ten­sions impérialistes. Dans le passé, avec le partage du monde en deux blocs, tout ce qui pouvait renforcer la tête de bloc face à l'adversaire était bon pour ses seconds couteaux. Aujourd'hui, ce qui ren­force la puissance la plus forte risque de se révéler mauvais pour ses alliés plus faibles.

C'est pour cela que l'échec des Etats-Unis dans les Balkans, qui doit beau­coup à la trahison de leur « ami » britannique, ne saurait être compris comme le simple résultat d'une politique erronée de l'équipe Clinton. C'est à une sorte de quadrature du cercle qu'est con­frontée celle-ci : plus les Etats-Unis voudront faire preuve d'autorité afin de resserrer les boulons, plus leurs « alliés » seront tentés de se dégager de leur tutelle étouffante. En particulier, si l'étalage et l'utilisation de sa supériorité militaire massive constitue la carte maî­tresse de l'impérialisme américain, c'est aussi une carte qui tend à se retourner contre ses propres intérêts, notamment en favorisant une indiscipline encore plus grande de ses « alliés ». Cepen­dant, même si la force brute n'est plus capable de faire régner « l'ordre mon­dial », il n'existe pas, dans un système qui s'enfonce dans une crise irrémédia­ble, d'autre moyen non plus et, de ce fait, elle sera de plus en plus utilisée.

Cette absurdité est un symbole tragique de ce qu'est devenu le monde capita­liste : un monde en putréfaction qui sombre dans une barbarie croissante avec toujours plus de chaos, de guerres et de massacres.

FM, 27 septembre 1993


[1] [342] Le fait que la Russie soit devenue aujourd'hui un des meilleurs alliés des Etats-Unis n'élimine pas les divergences d'intérêts qui peuvent exister entre les deux pays. En particulier, la Russie n'est nullement intéressée à une alliance directe entre les Etats-Unis f et la Serbie, alliance qui ne pourrait se faire que par dessus sa propre tête. Les Etats-Unis, en faisant la promotion de leur ressortissant d'origine Serbe, Panic, ont bien essayé de s'attacher directement la Ser­bie. Mais l'échec de Panic aux élections pour la pré­sidence de ce pays a marqué un coup d'arrêt à cette entreprise américaine.

Géographique: 

  • Europe [186]

Questions théoriques: 

  • Guerre [2]

Où en est la crise économique ? : Une économie rongée par la décomposition

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La crise du système monétaire eu­ropéen au cours de l'été 1993, a mis en évidence l'accélération de quel­ques unes des tendances les plus profondes et significatives qui tra­versent actuellement l'économie mondiale. En montrant l'importance acquise par les pratiques artificielles et destructrices telles que la spécu­lation massive, en mettant à nu la puissance des tendances au « chacun pour soi » qui opposent les nations entre elles, ces événements tracent l'avenir immédiat du capita­lisme : un avenir marqué du sceau de la dégénérescence, de la décom­position, de l'autodestruction.

Ces secousses monétaires ne sont que des manifestations superficielles d'une réalité beaucoup plus dramati­que : l'incapacité croissante du capi­talisme, comme système, à surmon­ter ses propres contradictions. Pour la classe ouvrière, pour les classes exploitées sur toute la planète, sous la forme du chômage massif, de la réduction des salaires réels, de la diminution des «prestations socia­les » etc., c'est la plus violente atta­que économique depuis la seconde guerre mondiale.

« Les spéculateurs enterrent l'Europe... L'Occident est au bord du désastre. » C'est en ces termes qu'un prix Nobel d'économie, Maurice Allais ([1] [343]), com­mentait les événements qui ont vu, fin juillet 1993, quasiment éclater le SME. Un aussi éminent défenseur de l'ordre établi ne pouvait envisager les difficul­tés économiques de son système que comme résultat de l'action d'éléments « extérieurs » à la machine capitaliste. En l'occurrence, « les spéculateurs ». Mais la catastrophe économique actuelle est telle qu'elle contraint même les plus obtus des bourgeois à un minimum de lucidité, du moins pour constater l'am­pleur des dégâts.

Les trois quarts de la planète, (« tiers-monde», ancien bloc soviétique), ne sont plus « au bord du désastre », mais en plein dedans. Le dernier réduit, sinon de prospérité du moins de non-effondre­ment, « l'Occident », plonge à son tour. Depuis trois ans, des puissances comme les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni s'embourbent dans la plus longue et profonde récession depuis la guerre. La « reprise » économique aux Etats-Unis, que les « experts » avaient saluée, se fondant sur les taux de crois­sance positifs du PIB dans ce pays (3,2 % au deuxième semestre 92), s'est dégonflée au début de 1993 faisant 0,7 % au premier trimestre et 1,6 au deuxième, c'est-à-dire la quasi stagna­tion. (Les « experts » s'attendaient à au moins 2,3 % pour le deuxième trimes­tre). La « locomotive américaine », celle qui avait entraîné la relance en Occident après les récessions de 1974-75 et 1980-82, s'essouffle avant même d'avoir commencé à entraîner le train. Quant aux deux autres grands pôles de « l'Occident », l'Allemagne et le Japon ils s'enfoncent à leur tour dans la réces­sion. Au mois de mai 1993 la produc­tion industrielle avait chuté, sur douze mois, de 3,6 % au Japon, de 8,3 % en Allemagne.

C'est dans ce contexte qu'éclate la crise du Système Monétaire Européen (SME), la deuxième en moins d'un an ([2] [344]). Sous la pression d'une vague mondiale de spéculation, les gouvernements du SME sont contraints de renoncer à leur enga­gement de maintenir leurs monnaies liées entre elles par des taux de change stables. En portant les marges de fluctuation de ces taux de 5 % à 30 %, ils ont pratiquement réduit ces accords à du bavardage.

Même si ces événements se situent dans la sphère particulière du monde finan­cier du capital, ils sont un produit de la crise réelle du capital. Ils sont significa­tifs, au moins sous trois aspects impor­tants, des tendances profondes qui tra­cent la dynamique de l'économie mon­diale.

1. Le développement sans précédent de la spéculation, des trafics et de la corruption

L'ampleur des forces spéculatives qui ont ébranlé le SME est une des caracté­ristiques majeures de la période actuelle. Après avoir spéculé sur tout au cours des années 1980 (actions en bourse, immobilier, objets d'art, etc.), après avoir vu nombre de valeurs spéculatives commencer à s'effondrer avec l'arrivée des années 1990, les capitaux ont trouvé dans la spéculation sur le marché des changes un des derniers refuges. A la veille de la crise du SME on estimait que les flux financiers internationaux consacrés, chaque jour, à la spéculation monétaire atteignaient 1 000 milliards de dollars (soit l'équivalent de la pro­duction annuelle du Royaume-Uni), quarante fois le montant des flux finan­ciers correspondant à des règlements commerciaux ! Il ne s'agit plus de quel­ques hommes d'affaires peu scrupuleux à la recherche de profits rapides et ris­qués. C'est toute la classe dominante, avec en tête ses banques et ses Etats, qui se livre à cette activité artificielle et to­talement stérile du point de vue de la ri­chesse réelle. Elle le fait non pas parce que ce serait un moyen plus simple de faire du profit, mais parce que dans le monde réel de la production et du com­merce elle a de moins en moins les moyens de faire fructifier autrement son capital. Le recours au profit spéculatif est tout d'abord la manifestation de la difficulté à réaliser des profits réels.

C'est pour les mêmes raisons que la vie économique du capital se voit de plus en plus infectée par les formes les plus dé­générées de toute sorte de trafics et par la corruption politique généralisée. Le chiffre d'affaires du trafic de drogues au niveau mondial, est devenu aussi impor­tant que celui du commerce du pétrole. Les convulsions de la classe politique italienne révèlent l'ampleur atteinte par les profits produits par la corruption et toute sorte d'opérations frauduleuses.

Certains moralistes radicaux de la bour­geoisie déplorent ce visage de plus en plus hideux que prend leur démocratie capitaliste en vieillissant. Ils voudraient débarrasser le capitalisme des « spéculateurs rapaces », des trafiquants de drogue, des hommes politiques cor­rompus. Ainsi, Claude Julien, du très sérieux Monde diplomatique ([3] [345]) pro­pose, sans rire, aux gouvernements dé­mocratiques de : « Stériliser les énor­mes profits financiers qu'engendre le trafic, rendre impossible le blanchiment de l'argent sale, et pour cela lever le secret bancaire, éliminer les paradis fiscaux. »

Parce qu'ils ne parviennent pas à envi­sager un seul instant qu'il puisse exister une autre forme d'organisation sociale que le capitalisme, les défenseurs du système croient que les pires aspects de la société actuelle pourraient être élimi­nés moyennant quelques lois énergi­ques. Ils croient qu'ils ont à faire à des maladies guérissables, alors qu'il s'agit d'un cancer généralisé. Un cancer comme celui qui décomposa la société antique romaine en décadence. Une dé­générescence qui ne disparaîtra qu'avec la destruction du système lui-même.

2. L'obligation de tricher avec ses propres lois

L'incapacité des pays du SME à main­tenir une véritable stabilité dans le do­maine monétaire, traduit l'incapacité croissante du système à vivre en con­formité avec ses propres règles les plus élémentaires. Pour mieux comprendre l'importance et la signification de cet échec, il est utile de rappeler pourquoi fut créé le SME, à quelles nécessités était-il supposé répondre.

La monnaie est un des instruments les plus importants de la circulation capita­liste. Elle constitue un moyen de mesu­rer ce qui s'échange, de conserver et ac­cumuler la valeur des ventes passées pour pouvoir faire les achats du futur, elle permet l'échange entre les mar­chandises les plus diverses, quelles que soient leur nature et leur origine, en constituant un équivalent universel. Le commerce international nécessite des monnaies internationales : la livre ster­ling joua ce rôle jusqu'à la première guerre mondiale, supplantée depuis par le dollar. Mais cela ne suffit pas. Pour acheter et vendre, pour pouvoir avoir recours au crédit, il faut aussi que les différentes monnaies nationales s'échangent entre elles de façon « fiable », avec suffisamment de constance pour ne pas fausser entièrement le mécanisme de l'échange.

S'il n'y a pas un minimum de règles respectées dans ce domaine, les conséquences se font sentir dans toute la vie économique. Comment faire du commerce lorsqu'on ne peut plus prévoir si le prix payé par une marchandise sera celui accordé au moment de la commande ? En quelques mois, par le jeu des fluctuations monétaires le profit escompté par la vente d'une marchandise peut ainsi se voir transformé en perte sèche.

Aujourd'hui, l'insécurité monétaire au niveau international est devenue telle qu'on voit de plus en plus ressurgir cette forme archaïque de l'échange que constitue le troc, c'est-à-dire l'échange de marchandises directement sans recours à l'intermédiaire de l'argent.

Parmi les tricheries monétaires qui permettent d'échapper, au moins momentanément, aux contraintes des règles capitalistes, il en est une qui prend aujourd'hui une importance de premier ordre. Les « économistes » l'appellent pudiquement « dévaluation compétitive ». Il s'agit d'une « tricherie » avec les lois les plus élémentaires de la concurrence capitaliste : au lieu de se servir de l'arme de la productivité pour gagner des places sur le marché, les capitalistes d'une nation dévaluent le cours international de leur monnaie. De ce fait ils voient le prix de leurs marchandises diminuer d'autant sur le marché international. Au lieu de procéder à des réorganisations difficiles et complexes de l'appareil de production, au lieu d'investir dans des machines de plus en plus coûteuses pour assurer une exploitation plus efficace de la force de travail, il suffit de laisser s'effondrer le cours de sa monnaie. La manipulation financière prend le pas sur la productivité réelle. Une dévaluation réussie peut même permettre à un capital national de faire pénétrer ses marchandises dans le marché d'autres capitalistes pourtant plus productifs.

Le SME constitue une tentative de limiter ce genre de pratique qui transforme toute « entente » commerciale en un jeu de dupes. Son échec traduit l'incapacité du capitalisme d'assurer un minimum de rigueur dans un domaine crucial.

Mais, ce manque de rigueur, cette inca­pacité à respecter ses propres règles n'est ni un fait momentané, ni une spécificité du marché monétaire international. C'est dans tous les domaines que, depuis 25 ans, le capitalisme tente de « se libérer » de ses propres contraintes, de ses propres lois qui l'étouffent, se servant souvent pour cela de l'action de son appareil responsable de la légalité (capitalisme d'Etat). Dés la première ré­cession de l'après-reconstruction, en 1967, il invente les «droits de tirage spéciaux » qui ne font que consacrer la possibilité pour les grandes puissances de créer de l'argent sur le plan interna­tional sans autre couverture que les promesses des gouvernements. En 1972 les Etats-Unis se débarrassent de la con­trainte de la convertibilité-or du dollar et du système monétaire, dit de Bretton Woods. Au cours des années 1970, les rigueurs monétaires cèdent le pas aux politiques inflationnistes, les rigueurs budgétaires aux déficits chroniques des Etats, les rigueurs de crédit aux prêts sans limites ni couverture. Les années 1980, ont poursuivi ces tendances voyant avec les politiques dites reaganniennes, l'explosion du crédit et des dé­ficits d'Etat. Ainsi entre 1974 et 1992 la dette publique brute des Etats de l'O­CDE est passée, en moyenne, de 35 % du PIB à 65 %. Dans certains pays comme l'Italie ou la Belgique la dette publique dépasse les 100 % du PIB. En Italie, la somme des intérêts de cette dette équivaut à la masse salariale de tout le secteur industriel.

Le capitalisme a survécu à sa crise de­puis 25 ans en trompant ses propres mé­canismes. Mais ce faisant il n'a rien ré­solu des raisons fondamentales de sa crise. Il n'a fait que saper les bases mê­mes de son fonctionnement, cumulant de nouvelles difficultés, de nouvelles sources de chaos et de paralysie.

3. La tendance croissante au « chacun pour soi »

Mais une des tendances du capitalisme actuel que la crise du SME a le plus mi­ses en évidence est l'intensification des tendances centrifuges, les tendances au « chacun pour soi » et « tous contre tous ». La crise économique exacerbe sans fin les antagonismes entre toutes les fractions du capital, au niveau natio­nal et international. Les alliances éco­nomiques entre capitalistes ne peuvent être que des ententes momentanées en­tre requins pour mieux en affronter d'autres. A chaque instant, elles mena­cent de disparaître sous les tendances des alliés à se dévorer entre eux. Der­rière la crise du SME, c'est le dévelop­pement de la guerre commerciale à ou­trance qui se dessine. Une guerre impi­toyable  autodestructrice,   mais  à  laquelle aucun capitaliste ne peut échap­per.

Les gémissements de ceux qui, incon­sciemment ou cyniquement, sèment des illusions sur la possibilité d'un capitalisme harmonieux, n'y peuvent rien : « Il faut désarmer l'économie. Il est ur­gent de demander aux entrepreneurs d'abandonner leurs uniformes de géné­raux et de colonels... Le G7 s'honore­rait de mettre en place, dés sa pro­chaine réunion à Naples, un "Comité pour le désarmement économique mon­dial" » ([4] [346]) Autant demander que le sommet des sept principales nations capitalistes occidentales constitue un comité pour l'abolition du capitalisme.

La concurrence fait partie de l'âme même du capitalisme, depuis toujours. Aujourd'hui elle est simplement portée à un degré d'exacerbation extrême.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de contre-tendance. La guerre de tous con­tre tous pousse aussi à la recherche d'indispensables alliances, de gré ou de force, pour survivre. Les efforts des douze pays de la CEE pour assurer un minimum de coopération économique face aux concurrents américain et japo­nais ne sont pas que du bluff. Mais sous la pression de la crise économique et de la guerre commerciale qu'elle exacerbe, ces efforts se heurtent et se heurteront à des contradictions internes de plus en plus insurmontables.

Les entrepreneurs comme les gouver­nements capitalistes ne peuvent pas plus « abandonner leurs uniformes de géné­raux et de colonels » que le capitalisme ne peut se transformer en un système d'harmonie et de coopération économi­que. Seul le dépassement révolution­naire de ce système en décomposition pourra débarrasser l'humanité de l'ab­surde anarchie auto-destructrice qu'elle subit.

Un avenir de destruction, de chômage, de misère

La guerre militaire détruit des forces productives matérielles par le feu et l'acier. La crise économique détruit ces forces productives en les paralysant, en les immobilisant sur place. En vingt-cinq ans de crise, des régions entières, parmi les plus industrielles de la pla­nète, telles le nord de la Grande-Breta­gne, le nord de la France, Hambourg en Allemagne, sont devenues des lieux de désolation, jonchés d'usines et de chantiers navals fermés, dévorés par la rouille et l'abandon. Depuis deux ans les gouvernements de la CEE procèdent à la stérilisation d'un quart des terres cul­tivables européennes, pour cause de « crise de surproduction ».

La guerre détruit physiquement les hommes, soldats et population civile, pour l'essentiel des exploités, ouvriers ou paysans. La crise capitaliste répand le fléau du chômage massif. Elle les ré­duit à la misère, par le chômage ou par la menace du chômage. Elle répand le désespoir pour les générations présentes et condamne l'avenir des générations futures. Dans les pays sous-développés elle se traduit par de véritables génoci­des par la faim et la maladie : le conti­nent Africain dans sa très grande partie est abandonné à la mort, rongé par les famines, les épidémies, la désertification au sens propre du terme.

Depuis un quart de siècle, depuis la fin des années 1960 qui marquaient la fin de la période de prospérité due à la reconstruction d'après-guerre, le chômage n'a cessé de se développer dans le monde. Ce développement s'est fait de façon inégale suivant les pays et lès ré­gions. Il a connu des périodes d'intense développement (récessions ouvertes) et des périodes de répit. Mais le mouve­ment général ne s'est jamais démenti. Avec la nouvelle récession commencée à la fin des années 1980 il connaît un nouveau déploiement aux proportions inconnues jusqu'à présent.

Dans les pays qui ont été les premiers frappés par cette nouvelle récession, Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada, la reprise de l'emploi, annoncée depuis maintenant trois ans, se fait toujours at­tendre. Dans la Communauté euro­péenne le chômage se répand au rythme de 4 millions de chômeurs de plus par an (on prévoit 20 millions de chômeurs à la fin 1993, 24 millions pour la fin 1994). C'est comme si, en un an, on supprimait tous les emplois d'un pays comme l'Autriche. De janvier à mai 1993 il y a eu, chaque jour, 1 200 chô­meurs de plus en France, 1 400 en Al­lemagne (en ne tenant compte que des statistiques officielles qui sous-estiment systématiquement la réalité du chô­mage).

Dans des secteurs qu'on croyait « assainis », pour reprendre la cynique terminologie de la classe dominante, on annonce de nouvelles saignées : dans la sidérurgie de la CEE où il ne reste que 400 000   emplois,   on  prévoit   70 000 nouvelles mises à la rue. IBM, l'entre­prise modèle des 30 dernières années n'en finit pas de « s'assainir » et an­nonce 80 000 nouvelles suppressions d'emploi. Le secteur automobile alle­mand en annonce 100 000.

La violence et l'ampleur de l'attaque subie par la classe ouvrière des pays les plus industrialisés, en particulier en Eu­rope actuellement, sont sans précédent.

Les gouvernements européens ne ca­chent pas leur conscience du danger. Delors, traduisant le sentiment des gou­vernements de la CEE ne cesse de met­tre en garde contre le risque d'une pro­chaine explosion sociale. Bruno Trentin, un des responsables de la CGIL, principal syndicat italien, qui dut af­fronter à l'automne dernier les sifflets des manifestations ouvrières en colère contre les mesures d'austérité imposées par le gouvernement avec l'appui des centrales syndicales, résume simplement les craintes de la bourgeoisie de son pays : « La crise économique est telle, la situation financière des grands grou­pes industriels si dégradée, que l'on ne peut que redouter le prochain automne social. » ([5] [347])

La classe dominante a raison de redou­ter les luttes ouvrières que provoquera l'aggravation de la crise économique. Rarement dans l'histoire la réalité objective n'avait aussi clairement mis en évidence que l'on ne peut plus combattre les effets de la crise capitaliste sans dé­truire le capitalisme lui-même. Le degré de décomposition atteint par le système, la gravité des conséquences de son exis­tence sont tels que la question de son dépassement par un bouleversement révolutionnaire apparaît et apparaîtra de plus en plus comme la seule issue « réaliste » pour les exploités.

RV



[1] [348] Libération, 2 août 1993.

[2] [349] En septembre 1992 la Grande-Bretagne avait dû quitter le SME, « humiliée par l'Allemagne », et les monnaies les plus faibles avaient été autorisées à dé­valuer. Leurs marges de fluctuation avaient dû être élargies.

[3] [350] Août 1993.

[4] [351] Ricardo  Petrella, de  l'université catholique  de Louvain, dans Le monde diplomatique d'août 1993.

[5] [352] Interview à La tribune, 28 juillet 1993.

Récent et en cours: 

  • Crise économique [33]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [1]

La lutte de classe contre la guerre impérialiste : Les luttes ouvrières en Italie 1943

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Dans l'histoire du mouvement ouvrier et de la lutte de classe, la guerre impérialiste a toujours consti­tué une question fondamentale. Et ce n’est pas par hasard. La guerre concentre toute la barbarie de cette société ; avec la décadence histori­que du capitalisme en particulier, la guerre démontre l'impossibilité pour ce système d'offrir à l'humanité une quelconque possibilité de dévelop­pement, en arrive à mettre en ques­tion jusqu'à sa survie même. En tant que manifestation majeure de la barbarie dont est capable le système capitaliste, la guerre constitue un puissant facteur de prise de con­science et de mobilisation de la classe ouvrière, ce dont nous avons eu la démonstration au cours de ce siècle, au moment des deux conflits mondiaux.

Si la riposte du prolétariat à la pre­mière guerre mondiale est assez connue, on connaît moins les épiso­des de la lutte de classe dont les manifestations n'ont pas manqué pendant la seconde guerre mondiale également, en particulier en Italie. Quand les historiens et les propa­gandistes en parlent, c'est pour chercher à démontrer que les grèves de 1943 en Italie représentaient le début de la résistance « antifasciste » et, cette année, pour le cinquantenaire de ces événe­ments, les syndicats italiens n'ont pas manqué de remettre à l'ordre du jour cette mystification, avec leurs « commémorations » nationalistes et patriotiques.

C'est à la réfutation de ces menson­ges et à la réaffirmation de la capaci­té de la classe de répondre à la guerre impérialiste sur son propre terrain que cet article est dédié.

1943 : le prolétariat italien s'oppose aux sacrifices de la guerre

Dans la deuxième moitié de l'année 1942, quand l'issue de la guerre était encore largement ouverte et que le fa­scisme semblait solidement au pouvoir, il y eut des grèves sporadiques contre le rationnement et pour les augmentations de salaire dans les grandes usines du nord de l'Italie. Ce n'étaient que les premières escarmouches, dues au mécontentement que la guerre avait engen­dré dans les rangs du prolétariat, du fait des sacrifices qu'elle imposait.

Le 5 mars 1943, la grève commence à l'usine Mirafiori de Turin et s'élargit en l'espace de quelques jours aux autres usines, rassemblant des dizaines de milliers d'ouvriers. Les revendications sont très claires et très simples : augmentation des rations de vivres, aug­mentations de salaire et... fin de la guerre. Au cours du même mois, l'agi­tation gagne les grandes usines de Mi­lan, la Lombardie toute entière, la Ligurie et d'autres parties de l'Italie.

La réponse du pouvoir fasciste est celle du bâton et de la carotte : arrestation des ouvriers les plus en vue, mais aussi con­cessions par rapport aux revendications les plus immédiates. Bien que Mussolini soupçonne l'action des forces antifascis­tes derrière ces grèves, il ne peut se permettre le luxe de faire grandir la co­lère ouvrière. En réalité, ses soupçons ne sont guère fondés, les grèves sont to­talement spontanées, partent de la base ouvrière et du mécontentement de celle-ci contre les sacrifices de la guerre. C'est tellement vrai que les ouvriers « fascistes » participent aussi aux grè­ves.

« L'élément typique de cette action a été son caractère de classe qui, sur le plan historique, confère aux grèves de 1943-44 une physionomie propre, unitaire, typique, même par rapport à l'action générale menée unitairement par les comités de libération nationale. » ([1] [353])

« En ne me prévalant que de mon pres­tige de vieil organisateur syndical, j'ai affronté des milliers d'ouvriers qui re­prirent aussitôt le travail, bien que les fascistes se soient avérés complètement passifs dans les établissements et malheureusement, dans quelques cas, aient fomenté les grèves. C'est ce phénomène qui m'a énormément impressionné. » ([2] [354])

Le comportement des ouvriers n'im­pressionnait pas seulement les hiérar­ques fascistes, mais la bourgeoisie ita­lienne toute entière, qui voyait dans les grèves de mars la renaissance du spectre prolétarien, un ennemi bien plus dange­reux que les adversaires sur les champs de bataille. A travers ces grèves,  la bourgeoisie comprend que le régime fa­sciste n'est plus adapté pour contenir la colère ouvrière et prépare le remplace­ment de celui-ci et la réorganisation de ses forces « démocratiques ».

Le 25 juillet, le Roi destitue Mussolini, le fait arrêter et charge le maréchal Badoglio de former un nouveau gouvernement. Un des premiers soucis de ce gouvernement va être la refondation de syndicats « démocratiques » pour créer de nouvelles digues derrière lesquelles faire confluer les revendications des ou­vriers lesquels, pendant ce temps, s'étaient donnés leurs propres organes pour mener le mouvement et étaient donc hors de tout contrôle. Le ministre des Corporations (cela s'appelait encore ainsi !), Leopoldo Piccardi, fait libérer le vieux dirigeant syndical socialiste, Bruno Buozzi, et lui propose la charge de commissaire aux organisations syn­dicales. Buozzi demande, et obtient, comme vice-commissaires le commu­niste Roveda et le chrétien-démocrate Quadrello. Le choix de la bourgeoisie est bien étudié, Buozzi est bien connu pour avoir participé aux grèves de 1922 (le mouvement d'occupation des usines, notamment dans le nord), dans lesquel­les il avait démontré sa fidélité à la bourgeoisie en oeuvrant pour limiter toute possible avancée du mouvement.

Mais les ouvriers n'avaient que faire de la démocratie bourgeoise et de ses pro­messes. S'ils se méfiaient du régime fa­sciste, c'était avant tout parce qu'ils n'en pouvaient plus de faire les sacrifices que leur imposait la guerre ; or, le gouver­nement Badoglio leur demandait de continuer à la supporter.

Ainsi, à la mi-août 1943, les ouvriers de Turin et de Milan se mettent de nouveau en grève en demandant, avec encore plus de force qu'auparavant, la fin de la guerre. Les autorités locales répondent encore une fois par la répression, mais ce qui a été bien plus efficace que celle-ci, c'est le voyage de Piccardi, Buozzi et Roveda dans le nord, pour rencontrer les représentants des ouvriers et les con­vaincre de reprendre le travail. Avant même d'avoir reconstruit leurs organisations, les syndicalistes du régime « démocratique » commençaient leur sale travail contre les ouvriers.

Pris entre répression, concessions et promesses, les ouvriers reprennent le travail, en attendant les événements. Ceux-ci se précipitent. Déjà en juillet, les alliés avaient débarqué en Sicile ; le 8 septembre, Badoglio signe l'armistice avec eux, s'enfuit dans le Sud avec le Roi et demande à la population de continuer la guerre contre les fascistes et nazis. Après quelques manifestations d'enthousiasme, la réaction est celle d'une démobilisation dans le désordre. De nombreux soldats jettent leurs uni­formes et retournent à la maison, ou se cachent.

Les ouvriers qui ne sont pas capables de s'insurger sur leur propre terrain de classe, n'acceptent pas de prendre les armes contre les allemands et repren­nent le travail en se préparant à avancer leurs revendications immédiates contre les nouveaux patrons de l'Italie du nord. En effet, l'Italie est divisée en deux : au Sud il y a les troupes alliées et une apparence de gouvernement légal ; au Nord par contre, les fascistes sont de nouveau aux commandes, ou plus exactement les troupes allemandes.

Même sans participation populaire, la guerre continue dans les faits. Les bom­bardements alliés sur le nord de l'Italie se font plus durs et les conditions de vie des ouvriers se détériorent encore plus. En novembre-décembre, les ouvriers reprennent donc le chemin de la lutte, s'affrontant cette fois à une répression encore plus brutale. A côté des arrestations, il y a désormais une nouvelle me­nace : la déportation en Allemagne. Les ouvriers défendent courageusement leurs revendications. En novembre, les ouvriers de Turin font grève et leurs re­vendications sont en grande partie satis­faites. Au début de décembre, ce sont les ouvriers de Milan qui rentrent en grève : là aussi promesses et menaces de la part des autorités allemandes. L'épi­sode suivant est significatif: « à 11H30 arrive le général Zimmerman qui donne l'ordre suivant : ceux qui ne reprennent pas le travail doivent sortir des entreprises ; ceux qui sortiront seront consi­dérés comme des ennemis de l'Allema­gne. Tous les ouvriers ont quitté les usines ». (D'après un journal clandestin du PC cité par Turone). A Gènes, le 16 décembre, les ouvriers descendent dans la rue. Les autorités allemandes utilisent la manière forte : il y a des affronte­ments qui font des blessés et des morts, affrontements qui se poursuivent, tou­jours avec la même dureté, pendant le mois de décembre dans toute la Ligurie.

C'est le signal du tournant : le mouve­ment s'affaiblit du fait, entre autre, de la division de l'Italie en deux. Les autorités allemandes, en difficulté sur le front, ne peuvent plus tolérer les interruptions de la production et affrontent résolument la question ouvrière (celle-ci commence aussi à se manifester, avec des grèves, au sein même de l'Allemagne). Le mou­vement commence à se dénaturer, à perdre son caractère spontané et classiste. Les forces «antifascistes» cher­chent à donner aux revendications ou­vrières le caractère de lutte « de libéra­tion ». Ce phénomène est favorisé par le fait que de nombreuses avant-gardes ouvrières, pour échapper à la répression, se cachent dans les montagnes où elles sont enrôlées dans les bandes de parti­sans. En fait, il y a encore des grèves au printemps 1944 et en 1945 mais, dé­sormais, la classe ouvrière a perdu l'ini­tiative.

Les grèves de 1943 : une lutte de classe, pas une guerre antifasciste

La propagande bourgeoise cherche à présenter tout le mouvement de grèves de 1943 à 1945 comme une lutte antifasciste. Les quelques éléments que nous avons rappelés montrent qu'il n'en était pas ainsi. Les ouvriers luttent contre la guerre et les sacrifices qu'elle leur im­pose. Pour le faire, ils s'affrontent aux fascistes quand ceux-ci sont officielle­ment au pouvoir (en mars), contre le gouvernement, qui n'est plus fasciste, de Badoglio (en août), contre les Nazis, quand ce sont eux les vrais patrons du nord de l'Italie (en décembre).

Ce qui est vrai, par contre, c'est que les forces « démocratiques » et de la gauche bourgeoise, PCI en tête, cherchent depuis le début à dénaturer le caractère de classe de la lutte ouvrière pour dévoyer celle-ci vers le terrain bourgeois de la lutte patriotique et antifasciste. C'est à ce travail qu'ils consacrent tous leurs ef­forts : surprises par le caractère sponta­né du mouvement, les forces « antifascistes » sont contraintes de le suivre, en cherchant au cours même des grèves à introduire leurs mots d'ordre « antifascistes » au milieu de ceux des grévistes. Les militants locaux se montrent souvent incapables de le faire, s'attirant par là les foudres des diri­geants de leurs partis. Tout englués dans leur logique bourgeoise, les diri­geants de ces partis ne réussissent pas, ou ont du mal, à comprendre que, pour les ouvriers, l'affrontement est toujours contre le capital, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente. «Rappelons-nous combien nous nous sommes fatigués dans les premiers temps de la lutte de libération pour faire comprendre aux ouvriers et aux paysans qui n'avaient pas de formation communiste (sic !), qui comprenaient qu'il fallait lutter contre les allemands, bien sûr, mais qui disaient : 'pour nous, que les patrons soient des italiens ou des allemands, çà ne fait vraiment pas beaucoup de différence. » E.  Sereni, dirigeant à l'époque du PCI, dans Le Gouvernement du CL. ([3] [355]).

Et bien non, M. Sereni ! Les ouvriers comprenaient très bien que leur ennemi, c'était le capitalisme, que c'était contre lui qu'il fallait se battre, quel que soit le masque sous lequel il se cache ; tout comme vous, les bourgeois, compreniez que c'était justement contre ce danger que vous, vous deviez vous battre ! Comme le comprenaient aussi les fascis­tes contre qui vous luttiez.

Nous ne sommes sûrement pas de ceux qui nient la nécessité de la lutte politi­que pour une véritable émancipation du prolétariat. Le problème, c'est quelle politique, quel terrain, dans quelle pers­pective ? La politique de la lutte « anti­fasciste » était une politique complète­ment patriotique et nationale-bour­geoise, qui ne mettait pas en question le pouvoir du capital au contraire. Même si ce n'est qu'en germe, la revendication la plus simple « du pain et la paix », si on la mène jusqu'au bout, et c'est cela que les ouvriers italiens n'ont pas été capables de faire, contenait en elle-même la perspective de la lutte contre le capitalisme, qui n'est capable de concéder ni ce pain ni cette paix.   .

En 1943, la classe ouvrière a de nouveau démontré sa nature antagonique au capital...

« Du pain et la paix », un mot d'ordre simple et immédiat, qui a fait trembler de peur la bourgeoisie en mettant en péril ses visées impérialistes. Le pain et la paix, c'était le mot d'ordre qui avait fait bouger le prolétariat russe en 1917, et à partir duquel il avait pris le chemin de la révolution qui l'avait conduit au pouvoir, en Octobre. Effectivement, en 1943 aussi, il ne manquait pas de grou­pes ouvriers qui, dans les grèves, met­taient en avant le mot d'ordre de forma­tion de soviets. C'est bien connu et, quelques fois, reconnu même à travers la reconstruction des partis « antifascistes », que pour une bonne partie des ouvriers, la participation à la Résistance était vue comme ayant une fonction anticapitaliste et non pas pa­triotique.

Enfin, la peur de la bourgeoisie était justifiée par le fait qu'il y avait égale­ ment des mouvements de grève en Allemagne dans la même année 1943. Mouvements qui ont ensuite touché la Grèce, la Belgique, la France et la Grande-Bretagne. ([4] [356])

Avec ces mouvements, la classe ou­vrière revenait sur le devant de la scène sociale, menaçant le pouvoir de la bour­geoisie. Elle l'avait déjà fait, victorieu­sement, en 1917, quand la révolution russe avait obligé les belligérants à met­tre prématurément fin à la guerre mon­diale, pour faire face, tous unis, au dan­ger prolétarien qui, de la Russie, s'éten­dait à l'Europe entière.

Comme nous l'avons vu, les grèves en Italie ont accéléré la chute du fascisme ainsi que la sortie de l'Italie de la guerre. Par son action, la classe ouvrière a aussi confirmé dans la seconde guerre mondiale qu'elle était l'unique force so­ciale capable de s'opposer à la guerre. Contrairement au pacifisme petit-bour­geois, qui manifeste pour « demander » au capitalisme d'être moins belliqueux, la classe ouvrière, quand elle agit sur son propre terrain de classe, met en question le pouvoir même du capita­lisme et, par là, la possibilité pour ce dernier de poursuivre ses entreprises guerrières. Potentiellement, les grèves de 1943 renfermaient la même menace qu'en 1917 : la perspective d'un proces­sus révolutionnaire du prolétariat.

Les fractions révolutionnaires de l'épo­que ont saisi, en la surestimant, cette possibilité et ont tout fait pour la favori­ser. En août 1943, à Marseille, la Frac­tion Italienne de la Gauche communiste (qui publiait avant-guerre la revue Bi­lan), surmontant les difficultés qu'elle avait connues au début de la guerre, a tenu, avec le Noyau français de la Gau­che communiste qui venait de se former, une conférence sur la base de l'analyse selon laquelle les événements en Italie avaient ouvert une phase pré-révolu­tionnaire. Pour elle, c'était donc le mo­ment de la « transformation de la fraction en parti » et du retour en Italie pour contrecarrer les tentatives des faux par­tis ouvriers de « bâillonner la con­science révolutionnaire » du prolétariat. Ainsi commençait tout un travail de propagande pour le défaitisme révolu­tionnaire qui a amené la Fraction à dif­fuser, en juin 1944, un tract aux ou­vriers d'Europe embrigadés dans les différentes  armées belligérantes  pour qu'ils fraternisent et tournent leur lutte contre le capitalisme, qu'il soit démo­cratique ou fasciste.

Les camarades qui étaient en Italie se réorganisaient aussi et, sur la base d'une analyse semblable à celle de Bilan, fondaient le Parti communiste internatio­naliste. Cette organisation commençait elle aussi un travail de défense du défaitisme révolutionnaire, en combattant le patriotisme des formations partisanes et en faisant de la propagande pour la révolution prolétarienne. ([5] [357])

Cinquante ans après, si nous ne pouvons que nous rappeler avec fierté le travail et l'enthousiasme de ces camarades (dont certains ont perdu la vie pour ce­la), nous devons cependant reconnaître que l'analyse sur laquelle ils s'ap­puyaient était erronée.

... mais la guerre n'est pas la situation la plus favorable pour le développement d'un processus révolutionnaire

Les  mouvements  de  lutte  que  nous avons rappelés, et en particulier ceux de 1943 en Italie, sont la preuve indiscutable du retour du prolétariat sur son terrain de classe et du début d'un pro­cessus révolutionnaire potentiel. Cepen­dant, le dénouement n'a pas été le même que pour le mouvement né contre la  guerre en 1917 : le mouvement de 1943 en Italie ne réussit pas à mettre fin à la guerre comme celui en Russie, puis en Allemagne, au début du siècle. Pas plus qu'il ne réussit à déboucher sur une issue révolutionnaire qui seule aurait permis la fin de la guerre.

Les causes de cette défaite sont multi­ples. Certaines  sont  d'ordre  général d'autres spécifiques à la situation dans laquelle se déroulaient ces événements,.

En premier lieu, s'il est vrai que la guerre pousse le prolétariat à agir de fa­çon révolutionnaire, cela est surtout vrai   dans les pays vaincus. Le prolétariat des pays vainqueurs reste en général plus soumis idéologiquement à la classe dominante, ce qui va à rencontre de l'indispensable extension mondiale dont a besoin le pouvoir prolétarien pour survivre. De plus, si la lutte arrive à im­poser la paix à la bourgeoisie, elle se prive par là même des conditions extraordinaires qui ont fait naître cette lutte. En Allemagne, par exemple, le mouve­ment révolutionnaire qui a conduit à l'armistice de 1918 a souffert fortement, après celui-ci, de la pression exercée par toute une partie des soldats qui, revenus du front, n'avaient qu'un désir : rentrer dans leur famille, profiter de cette paix tant désirée et conquise à un prix aussi élevé. En réalité, la bourgeoisie alle­mande avait retenu la leçon de la révo­lution en Russie où la poursuite de la guerre par le gouvernement provisoire, successeur du régime tsariste après fé­vrier 1917, avait constitué le meilleur aliment de la montée révolutionnaire dans laquelle les soldats avaient juste­ment joué un rôle de premier plan. C'est pour cela que le gouvernement allemand avait signé l'armistice avec l'Entente dès le 11 novembre 1918, deux jours après le début de mutineries dans la marine de guerre à Kiel.

En deuxième lieu, ces enseignements du passé sont mis à profit par la bourgeoi­sie dans la période qui précède la seconde guerre mondiale. La classe domi­nante ne s'est lancée dans la guerre qu'après s'être assurée que le prolétariat était complètement embrigadé. La dé­faite du mouvement révolutionnaire des années 1920 avait plongé le prolétariat dans un profond désarroi. A la démora­lisation s'étaient ajoutées les mystifica­tions sur le « socialisme en un seul pays » et sur la « défense de la patrie socialiste ». Ce désarroi a permis à la bourgeoisie de procéder à une répétition générale de la guerre mondiale avec la guerre d'Espagne. Là, la combativité exceptionnelle du prolétariat espagnol a été dévoyée sur le terrain de la lutte anti-fasciste, alors que le stalinisme réussissait à entraîner également sur ce terrain bourgeois des bataillons impor­tants du reste du prolétariat européen.

Enfin, dans le cours de la guerre elle-même quand, malgré toutes les difficul­tés qu'il connaissait depuis le début, le prolétariat a commencé à agir sur son terrain de classe, la bourgeoisie a pris immédiatement ses propres mesures.

En Italie, là où le danger était le plus grand, la bourgeoisie, comme nous l'avons vu, s'est empressée de changer de régime et ensuite, d'alliances. A l'au­tomne 1943, l'Italie est divisée en deux, le sud aux mains des Alliés, le reste occupé par les nazis. Sur les conseils de Churchill (« il faut laisser l'Italie mijo­ter dans son jus »), les Alliés ont retardé leur avance vers le nord, obtenant ainsi un double résultat : d'un côté, on a laissé à l'armée allemande le soin de réprimer le mouvement prolétarien ; de l'autre, on a donné aux forces « antifascistes » la tâche de dévoyer ce même mouve­ment du terrain de la lutte anticapitaliste vers celui de la lutte antifasciste. Cette opération a réussi au terme de presque une année, et à partir de ce moment, l'activité du prolétariat n'a plus été autonome, même si celui-ci continuait à revendiquer des améliora­tions immédiates. Par ailleurs, aux yeux des prolétaires, la poursuite de la guerre était due à l'occupation nazie, ce qui faisait la partie belle à la propagande des forces antifascistes.

Que la guerre des partisans ait été une lutte populaire relève en grande partie de l'affabulation. Ce fut une véritable guerre, organisée par les forces alliées et antifascistes dans laquelle la population était enrôlée de force (ou sous la pres­sion idéologique) comme dans n'importe quelle guerre. Cependant, il est vrai que le fait d'avoir laissé aux nazis la tâche de réprimer le mouvement prolétarien et de les avoir rendus responsables de la poursuite de la guerre, a favorisé une haine croissante du fascisme et, par là même, la propagande des forces parti­sanes.

En Allemagne, forte de son expérience du premier après-guerre, la bourgeoisie mondiale mène une action systématique en vue d'éviter le retour d'événements semblables à ceux de 1918-19. En premier lieu, peu avant la fin de la guerre, les Alliés procèdent à une ex­termination massive des populations des quartiers ouvriers au moyen de bombar­dements sans précédent de grandes vil­les comme Hambourg ou Dresde où, le 13 février 1945, 135 000 personnes (le double d'Hiroshima) périssent sous les bombes. Ces objectifs n'ont aucune va­leur militaire (d'ailleurs, les armées al­lemandes sont déjà en pleine déroute) : il s'agit en réalité de terroriser et d'em­pêcher toute organisation du prolétariat. En deuxième lieu, les Alliés rejettent toute idée d'armistice tant qu'ils n'ont pas occupé la totalité du territoire alle­mand : ils tiennent à administrer direc­tement ce territoire, sachant que la bourgeoisie allemande vaincue risque de ne pas être en mesure de contrôler seule la situation. Enfin, après la capitulation de cette dernière, et en étroite collabo­ration avec elle, les Alliés retiennent pendant de longs mois les prisonniers de guerre allemands afin d'éviter le mélange explosif qu'aurait pu provoquer leur rencontre avec les populations civi­les.

En Pologne, au cours de la deuxième moitié de 1944, c'est l'Armée rouge qui laisse aux forces nazies le sale boulot de massacrer les ouvriers insurgés de Var­sovie : l'Armée rouge a attendu pendant des mois à quelques kilomètres de la ville que les troupes allemandes étouf­fent la révolte. La même chose s'est produite à Budapest au début de 1945.

Ainsi dans toute l'Europe, la bourgeoi­sie, forte de l'expérience de 1917 et aler­tée par les premières grèves ouvrières, n'a pas attendu que le mouvement grandisse et se renforce : avec l'exter­mination systématique, avec le travail de détournement des luttes par les forces staliniennes et antifascistes, elle a réussi à bloquer la menace prolétarienne et à l'empêcher de grandir.

 

Le prolétariat n'a pas réussi à arrêter la deuxième guerre mondiale, pas plus qu'il n'a réussi à développer un mouve­ment révolutionnaire au cours de celle-ci. Mais, comme pour toutes les ba­tailles du prolétariat, les défaites peu­vent être transformées en armes pour les combats de demain, si le prolétariat sait en tirer les leçons. Et ces leçons, il ap­partient aux révolutionnaires d'être les premiers à les mettre en évidence, à les identifier clairement. Un tel travail sup­pose notamment, sur base d'une pro­fonde assimilation de l'expérience du mouvement ouvrier, qu'ils ne restent pas prisonniers des schémas du passé, comme cela arrive encore aujourd'hui pour la plupart des groupes du milieu prolétarien tel le PCInt (Battaglia Comunista) et les diverses chapelles de la mouvance bordiguiste.

De façon très résumée, voici les princi­pales leçons qu'il importe de tirer de l'expérience du prolétariat depuis un demi-siècle.

Contrairement à ce que pensaient les révolutionnaires du passé, la guerre gé­néralisée ne crée pas les meilleures conditions pour la révolution proléta­rienne. C'est d'autant plus vrai aujour­d'hui, alors que les moyens de destruc­tion existants rendent un éventuel con­flit mondial tellement dévastateur que cela empêcherait toute réaction proléta­rienne, et pourrait même avoir pour conséquence la destruction de l'huma­nité. S'il est une leçon que les prolétai­res doivent tirer de leur expérience pas­sée, c'est que, pour lutter contre la guerre aujourd'hui, ils doivent agir avant celle-ci. Pendant, il sera trop tard.

Aujourd'hui, les conditions pour un nouveau conflit mondial n'existent pas encore. D'un côté, le prolétariat n'est pas embrigadé au point que la bourgeoisie puisse déchaîner un tel conflit, seul aboutissement qu'elle connaisse à sa crise économique. D'autre part si, comme le CCI l'a mis en évidence, l'ef­fondrement du bloc de l'Est a induit une tendance à la formation de deux nou­veaux blocs impérialistes, on est encore très loin de la constitution effective de tels blocs et, sans eux, il ne peut y avoir de guerre mondiale.

Cela ne veut pas dire que la tendance à la guerre et que de vraies guerres n'exis­tent pas. La guerre du Golfe en 1991, celle de Yougoslavie aujourd'hui, en passant par tant de conflits répartis dans le monde entier, prouvent bien que l'effondrement du bloc de l'Est n'a pas ou­vert une période de « nouvel ordre mon­dial » mais au contraire une période d'instabilité croissante qui ne pourra mener qu'à un nouveau conflit mondial (à moins que la société ne soit engloutie et détruite avant par sa propre décom­position), si le prolétariat ne prend pas les devants grâce à son action révolutionnaire. La conscience de cette ten­dance à la guerre est un facteur impor­tant pour le renforcement de cette possibilité révolutionnaire.

Aujourd'hui le facteur le plus puissant de prise de conscience de la faillite du capitalisme est la crise économique. Une crise économique catastrophique qui ne peut trouver de solution dans le capitalisme. Ce sont ces deux facteurs qui créent les meilleures conditions pour la croissance révolutionnaire de la lutte prolétarienne. Mais cela ne sera possible que si les révolutionnaires eux-mêmes savent abandonner les vieilles idées du passé et adapter leur intervention aux nouvelles conditions historiques.

Helios



[1] [358] Sergio Turone, Storia del sindacato in Italia. Editori Laterza, p. 14.

[2] [359] Déclaration du Sous-secrétaire Tullio Cianetti, ci­tée dans le livre de Turone, p. 17.

[3] [360] Cité par Romolo Gobbi dans Opérai e Resis-tenza, Mussolini editore. Ce livre, bien qu'il soit em­preint des positions conseillisto-apolitiques de l'au­teur, montre bien le caractère anticapitaliste et spon­tané du mouvement de 43 ; comme il montre bien à travers de larges citations tirées des archives du PCI (Parti communiste italien), le caractère nationaliste et patriotique du PCI dans ce mouvement

[4] [361] Pour d'autres détails sur cette période, voir : Da-nilo Montaldi, Saggio sulla politica comunista in Italia, edizioni Quaderni piacentini.

[5] [362] Sur l'activité de la gauche communiste pendant la guerre, voir notre livre La gauche communiste d'Italie, 1927-1952.

Géographique: 

  • Italie [363]

Evènements historiques: 

  • Deuxième guerre mondiale [364]

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [365]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [7e partie] I

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L'étude du Capital et des fondements du communisme 

1. L'histoire en toile de fond

Dans le précédent article de cette série, ([1] [366]) nous avons vu que Marx et sa tendance, ayant atteint leurs limites avec la défaite des révolutions de 1848 et l'ouverture d'une nouvelle période de croissance capitaliste, ont mis en oeuvre le projet de mener une recherche théori­que approfondie, dans le but de décou­vrir la dynamique concrète du mode de production capitaliste et, par consé­quent, la base concrète pour pouvoir le remplacer par un ordre social commu­niste.

Dès 1844, Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques, et En­gels dans l’Esquisse d'une critique de l'économie politique, avaient commencé à étudier et à critiquer, d'un point de vue prolétarien, les fondements économi­ques de la société capitaliste ainsi que les théories économiques de la classe capitaliste, généralement connues sous le nom d' « économie politique ». La compréhension du fait que la théorie communiste devait être solidement établie sur le terrain d'une analyse éco­nomique de la société bourgeoise, cons­tituait déjà une rupture décisive avec les conceptions utopiques du communisme qui prévalaient jusqu'alors dans le mou­vement ouvrier. Cela signifiait, en effet, que la dénonciation des souffrances et de l'aliénation engendrées par le sys­tème de production capitaliste ne se ré­duisait plus à une objection purement morale envers ses injustices. Au con­traire, les horreurs du capitalisme étaient analysées comme des expres­sions inévitables de sa structure éco­nomique et sociale, et ne pouvaient donc être supprimées que par la lutte révolu­tionnaire d'une classe sociale ayant un intérêt matériel à réorganiser la société.

Entre 1844 et 1848, la fraction « marxiste » développa une compré­hension plus claire des mécanismes pro­fonds du système capitaliste, une vision historique plus dynamique qui conçoit le capitalisme comme la dernière de la longue série des sociétés divisées en classes, et comme un système dont les contradictions fondamentales l'amène­raient finalement à s'effondrer, posant ainsi la nécessité et la possibilité de la nouvelle société communiste ([2] [367]). Ce­pendant, la tâche primordiale des révo­lutionnaires, durant cette phase, était de construire une organisation politique communiste et d'intervenir dans les énormes soulèvements sociaux qui ont secoué l'Europe durant l'année 1848. Bref, la nécessité de mener activement un combat politique était prioritaire par rapport au travail d'élaboration théori­que. Au contraire, avec la défaite des révolutions de 1848 et la bataille qui s'ensuivit contre les illusions activistes et immédiatistes qui menèrent à la mort de la Ligue Communiste, il était devenu essentiel de prendre du recul par rapport à l'activité purement immédiate et de développer une vision plus profonde, à plus long terme, de l'avenir de la société capitaliste.

 

L'économie politique et au-delà

Durant plus d'une décennie, Marx s'est donc à nouveau lancé dans le vaste pro­jet théorique qu'il s'était fixé au début des années 1840. Ce fut la période du­rant laquelle il travailla de longues heu­res au British Museum, étudiant non seulement les économistes politiques classiques mais aussi une grande masse d'informations sur le fonctionnement contemporain de la société capitaliste le système de la manufacture, la mon­naie, le crédit, le commerce internatio­nal ; non seulement l'histoire des débuts du capitalisme, mais aussi celle des ci­vilisations et des sociétés pré-capitalistes. L'objectif initial de ces recherches était celui qu'il s'était fixé une décennie auparavant : produire un travail monu­mental sur « l'Économie » qui ne consti­tuerait lui-même qu'une partie d'un tra­vail plus global traitant, entre autres choses, de questions plus directement politiques et de l'histoire de la pensée socialiste. Mais comme Marx l'écrivait dans une lettre à Wedemeyer, « le tra­vail sur lequel je suis, a tellement de ramifications » que l'échéance finale du travail sur l'Économie était constam­ment repoussée, d'abord pour des semaines, puis pour des années. En fait, il n'a jamais été achevé : seul le premier volume du Capital a été réellement terminé par Marx. La masse de matériel provenant de cette période a dû soit être complétée par Engels et n'a été publiée qu'après la mort de Marx (les deux vo­lumes suivants du Capital), soit, comme dans le cas des Grundrisse (les Fondements de la Critique de l'Économie Politique, ébauche de brouillon), n'a jamais dépassé le stade de collection de notes élaborées qui n'ont été disponibles à l'Ouest qu'à par­tir des années 1950, et n'ont été complètement traduites en anglais qu'en 1973.

Toutefois, bien que ce fût une période de grande pauvreté et de souffrances per­sonnelles pour Marx et sa famille, ce fut aussi la période la plus féconde de sa vie pour ce qui est de l'aspect le plus théori­que de son travail. Et ce n'est pas par hasard si la plus grande partie de la gigantesque production de ces années fut dédiée à l'étude de l'économie politique, car c'était la clé pour parvenir à une compréhension réellement scientifique de la structure et du mouvement du mode capitaliste de production.

Dans sa forme classique, l'économie politique était une des expressions les plus avancées de la bourgeoisie révolu­tionnaire.

« Historiquement, elle fit son apparition comme partie intégrante de la nouvelle science de la société civile, créée par la bourgeoisie au cours de sa lutte révolu­tionnaire pour instaurer cette formation socio-économique nouvelle. L'économie politique fut donc le complément réa­liste de la grande commotion philoso­phique, morale, esthétique, psychologi­que, juridique et politique, de l'époque dite des "lumières", à l'occasion de la­quelle les porte-parole de la classe as­cendante exprimèrent pour la première fois la nouvelle conscience bourgeoise, qui correspondait au changement inter­venu dans les conditions réelles de l'existence. » ([3] [368])

Comme telle, l'économie politique a été capable, jusqu'à un certain point, d'analyser le mouvement réel de la so­ciété bourgeoise, de la voir comme une totalité plutôt que comme une somme de fragments, et de saisir ses rapports fon­damentaux au lieu d'être abusée par les phénomènes superficiels. En particulier, les travaux d'Adam Smith et de David Ricardo sont presque arrivés à dévoiler le secret résidant au coeur même du sys­tème : l'origine et la signification de la valeur, la valeur des marchandises. Champions de la défense des « classes productives » contre la noblesse oisive et toujours plus parasitaire, ces éco­nomistes de l'école anglaise ont été ca­pables de voir que la valeur de la mar­chandise est essentiellement déterminée par la quantité de travail humain que celle-ci contient. Mais, encore une fois, seulement jusqu'à un certain point. Puisqu'elle exprimait le point de vue de la nouvelle classe exploiteuse, inévita­blement l'économie politique bourgeoise devait mystifier la réalité pour dissimu­ler la nature exploiteuse du nouveau mode de production. Et cette tendance à justifier le nouvel ordre devenait plus évidente, au fur et à mesure que la so­ciété bourgeoise révélait ses contradic­tions internes, avant tout la contradic­tion sociale entre Capital et travail, mais aussi les contradictions économiques qui plongeaient périodiquement le système dans la crise. Déjà, durant les années 1820 et 1830, la lutte de classe des ouvriers et la crise de surproduction avaient fait une apparition manifeste sur la scène historique. Entre Adam Smith et Ricardo, il y a déjà une « réduction de la vision théorique et les débuts d'une sclérose formelle » ([4] [369]), car ce dernier manifeste moins d'intérêt à examiner le système comme une totalité. Mais les « théoriciens » éco­nomistes de la bourgeoisie qui leur suc­cèdent, sont de moins en moins capables de contribuer utilement à la com­préhension de leur propre économie. Comme dans tous les aspects de la pen­sée bourgeoise, ce processus de dégéné­rescence atteint son apogée dans la pé­riode de décadence du capitalisme. Pour la plupart des écoles d'économistes au­jourd'hui, l'idée que le travail humain a quelque chose à voir avec la valeur, est rejetée comme un anachronisme ridi­cule. Cependant, il va sans dire que ces mêmes économistes sont complètement déconcertés par l'effondrement toujours plus évident de l'économie mondiale moderne.

Marx adopta la même approche pour l'économie politique classique que celle qu'il avait utilisée pour la philosophie de Hegel : en l'abordant du point de vue prolétarien et révolutionnaire, il fut ca­pable d'assimiler ses contributions les plus importantes tout en dépassant ses limites. Ainsi, il démontra que :

- Bien que ce fait primordial soit dissi­mulé dans le procès de production capitaliste, contrairement aux sociétés de classes antérieures, le capitalisme est néanmoins un système d'exploitation de classe et ne peut être rien d'autre. Ce fut le message essentiel de sa con­ception de la plus-value.

- Malgré son incroyable caractère ex­pansif, la dynamique de soumission de la planète entière à ses lois, le capitalisme n'est qu'un mode de production historiquement transitoire comme l'esclavagisme romain ou le féodalisme médiéval. Une société basée sur la production universelle de marchandi­ses est inévitablement condamnée, par la logique de son fonctionnement in­terne, au déclin et à l'effondrement ul­time.

- Le communisme est donc une possi­bilité matérielle ouverte par le déve­loppement sans précédent des forces productives par le capitalisme lui­-même. Il est aussi une nécessité, si l'humanité veut échapper aux consé­quences dévastatrices des contradic­tions économiques du capitalisme.

Mais si l'étude des lois du Capital, par­fois dans les détails les plus étonnants, se trouve au coeur du travail de Marx durant cette période, il ne se limita pas à cela. Marx avait hérité d'Hegel la com­préhension que le particulier et le con­cret, dans ce cas, le capitalisme, ne pou­vaient être compris que dans leur totali­té historique, c'est-à-dire, avec la vaste toile de fond de toutes les formes de so­ciétés humaines depuis les premiers jours de l'espèce. Dans les Manuscrits de 1844, Marx a dit que le communisme était la « solution à l'énigme de l'his­toire ». Le communisme est l'héritier immédiat du capitalisme ; mais tout comme l'enfant est également le produit de toutes les générations qui l'ont pré­cédé, on peut dire que « le mouvement entier de l'histoire est l'acte de genèse » de la société communiste. C'est pour­quoi une bonne partie des écrits de Marx sur le Capital contient aussi de longues digressions sur des questions « anthropologiques », basées sur les ca­ractéristiques de l'homme en général, et sur les modes de production qui ont pré­cédé la société bourgeoise. C'est parti­culièrement vrai des Grundrisse. D'un côté, ils sont une « ébauche de brouillon » du Capital ; de l'autre ils sont un prologue à une investigation de plus grande ampleur dans laquelle Marx traite dans les détails non seulement de la critique de l'économie politique comme telle, mais aussi de quelques questions      anthropologiques ou «philosophiques» soulevées dans les Manuscrits de 1844, plus particulière­ment le rapport entre l'homme et la nature, et le problème de l'aliénation. Ils contiennent aussi la présentation la plus élaborée par Marx des différents modes de production pré-capitalistes. Mais tou­tes ces questions sont aussi traitées dans Le Capital, particulièrement dans le premier volume, même si c'est sous une forme plus réduite et plus concentrée.

Donc, avant d'aborder l'analyse par Marx de la société capitaliste en parti­culier, nous allons essayer de voir les thèmes plus historiques et généraux qu'il traite dans les Grundrisse et dans Le Capital, car ils n'en sont pas moins es­sentiels dans la compréhension de Marx de la perspective et de la physionomie du communisme.

 

L'homme, la nature et l'aliénation

Nous avons déjà mentionné ([5] [370]) qu'il existe une école de pensée, incluant par­fois de véritables disciples de Marx, se­lon laquelle le travail de ce dernier arri­vé à maturité démontrerait sa perte d'in­térêt, ou serait même un reniement, de certains axes de l'investigation qu'il avait menée dans ses travaux de jeu­nesse, particulièrement dans les Manus­crits de 1844 : la question de l'« être générique » de l'homme, le rapport en­tre l'homme et la nature, et le problème de l'aliénation. L'argument consiste en ceci que de telles conceptions sont liées à une vision « Feuerbachienne », hu­maniste, et même utopique du commu­nisme que Marx avait, avant qu'il ne développe définitivement la théorie du matérialisme historique. Bien que nous ne niions pas qu'il y ait certaines in­fluences philosophiques dans sa période parisienne, nous avons déjà défendu ([6] [371]) que l'adhésion de Marx au mouvement communiste était conditionnée par l'adoption d'une position qui l'amenait au-delà des Utopistes, à un point de vue prolétarien et matérialiste. Le concept de l'homme, de son « être générique » dans les Manuscrits n'est pas assimila­ble à celui de « l'essence humaine » de Feuerbach, critiqué dans les Thèses sur Feuerbach. Ce n'est pas une religion abstraite, individualisée de l'humanité, mais déjà une conception de l'homme social, de l'homme comme être qui se crée lui-même par le travail collectif Et quand nous nous tournons vers les Grundrisse et Le Capital, nous consta­tons que cette définition est approfondie et clarifiée, plutôt que rejetée. Cer­tainement, dans les Thèses sur Feuer­bach, Marx rejette catégoriquement toute idée d'une essence humaine stati­que. Et il insiste : « l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhé­rente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports so­ciaux. » Mais cela ne signifie pas que l'homme « comme tel » soit une non­ réalité ou une page vide qui serait entiè­rement et absolument modelée par cha­que forme particulière de l'organisation sociale. Une telle vue rendrait impossi­ble pour le matérialisme historique l'ap­proche de l'histoire humaine comme une totalité : on se retrouverait avec une sé­rie fragmentée de photos de chaque type de société, sans que rien ne les relie dans une vision globale. L'approche de cette question, dans les Grundrisse et dans Le Capital, est très loin de ce ré­ductionnisme sociologique ; au lieu de cela, elle est fondée sur une vision de l'homme en tant qu'espèce dont l'unique caractéristique est sa capacité à se trans­former lui-même et son environnement, au travers du procès du travail et au tra­vers de l'histoire.

La question « anthropologique », la question de l'homme générique, de ce qui distingue l'homme des autres espè­ces animales, est traitée dans le premier volume du Capital. Il commence par une définition du travail car c'est par le travail que l'homme se produit lui-même. Le procès du travail est : « la condition générale des échanges maté­riels entre l'homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes » (...) « Le travail est de prime abord un acte qui se passe en­tre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les for­ces dont son corps est doué, bras et jambes, têtes et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des ma­tières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature et la modifie, il modifie sa propre nature, et déve­loppe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas en­core dépouillé son mode purement ins­tinctif Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » ([7] [372]).

Dans les Grundrisse, le caractère social de cette forme d'activité « exclusivement humaine » est aussi souligné : « Que ce besoin de l'un puisse être satisfait par le produit de l'autre et vice versa, que l'un soit capable de produire l'objet du be­soin de l'autre et que chacun se pré­sente à l'autre comme le propriétaire de l'objet de son besoin, cela prouve que chacun dépasse, en tant qu'homme, son propre besoin particulier, etc., et qu'ils se comportent l'un par rapport à l'autre comme des hommes ; qu'ils sont tous conscients de leur communauté d'es­pèce. Il n'arrive d'ailleurs pas que des éléphants produisent pour des tigres, ou des animaux pour d'autres animaux. » ([8] [373]) Ces définitions de l'homme comme animal qui seul possède une conscience de lui-même et une activité vitale capable de se fixer des objectifs, qui produit universellement plutôt qu'unilatéralement, sont remarquable­ment similaires aux formulations conte­nues dans les Manuscrits. ([9] [374])

De nouveau, comme dans les Manus­crits, ces définitions supposent que l'homme fait partie de la nature : dans le passage précédent du Capital il est dit : l'homme est « une des propres forces de la nature », et dans les Grundrisse est utilisée exactement la même termino­logie que dans le texte de Paris : la na­ture est le « corps réel » de l'homme ([10] [375]). C'est surtout au niveau d'une com­préhension plus profonde de l'évolution historique des relations entre l'homme et le reste de la nature que les derniers ouvrages représentent une avancée par rapport aux Manuscrits.

 

« Ce n'est pas l'unité des hommes vi­vants et actifs avec les conditions natu­relles, inorganiques de leur échange de substance avec la nature ni, par consé­quent, leur appropriation de la nature, qui demande à être expliquée ou qui est le résultat d'un procès historique, mais la séparation entre ces conditions inor­ganiques de l'existence humaine et cette existence active, séparation qui n'a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié et du Capital. » ([11] [376])

Ce processus de séparation entre l'homme et la nature est vu par Marx d'une manière profondément dialecti­que.

D'un côté, c'est le réveil des « pouvoirs endormis » de l'homme, le pouvoir de se transformer lui-même et le monde au­tour de lui. C'est une caractéristique gé­nérale du procès de travail : l'histoire comme développement graduel, quoique irrégulier, des capacités productives de l'humanité. Mais ce développement a toujours été freiné par les formations sociales qui ont précédé le Capital, dans lesquelles les limites de l'économie na­turelle maintenaient aussi l'homme dans les limites des cycles de la nature. Le capitalisme, au contraire, crée de nou­velles possibilités pour dépasser cette subordination.

« D'où la grande influence civilisatrice du Capital. Le fait qu'il produise un ni­veau de société par rapport auquel tous les autres niveaux antérieurs n'appa­raissent que comme des développements locaux de l'humanité et comme une ido­lâtrie naturelle. C'est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l'homme, une pure affaire d'uti­lité ; qu'elle cesse d'être reconnue comme une puissance pour soi ; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n'apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumet­tre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production. Le Capital, selon cette tendance, entraîne aussi bien au­-delà des barrières et des préjugés na­tionaux que de la divinisation de la na­ture et de la satisfaction traditionnelle des besoins, modestement circonscrite à l'intérieur de limites déterminées et de la reproduction de l'ancien mode de vie. Il détruit et révolutionne constamment tout cela, renversant tous les obstacles qui freinent le développement des forces productives, l'extension des besoins, la diversité de la production et l'exploita­tion et l'échange des forces naturelles et intellectuelles. » ([12] [377])

D'un autre côté, la conquête de la nature par le Capital, sa réduction de la nature à un simple objet, a les conséquences les  plus contradictoires. Comme poursuit le passage.

« Mais, si le Capital pose chaque limite de ce type comme un obstacle qu'il surmonte ainsi de manière idéale, il ne le surmonte pas réellement pour au­tant ; et, comme chacun de ces obstacles est en contradiction avec sa déter­mination et sa destination, sa produc­tion se meut dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais tout aussi constamment posées. Il y a plus. L'universalité à laquelle le Capital aspire irrésistiblement se heurte à des obstacles qu'il rencontre dans sa nature propre et qui le font reconnaître lui-même à une certaine phase de son développement comme obstacle majeur à cette même tendance à l'universalité, le poussant donc à sa propre aboli­tion. » (Ibid.).

Après avoir vécu 80 ans de décadence capitaliste, dans une époque où le Capital est définitivement devenu la plus grande barrière à sa propre expansion, nous pouvons apprécier là, la complète validité du pronostic de Marx. Plus grand est le développement des forces productives du capitalisme, plus univer­sel son règne sur la planète, et plus grandes et destructives sont les crises et les catastrophes qu'il entraîne dans son sillage : non seulement par les crises directement économiques, sociales et po­litiques, mais aussi par les crises « écologiques » qui signifient la menace d'une rupture complète de « l'échange métabolique de l'homme avec la nature ».

Nous pouvons voir clairement que, con­trairement aux prétendus critiques radi­caux du marxisme, la reconnaissance par Marx de « l'influence civilisatrice » du Capital, n'a jamais été une apologie du Capital. Le processus historique, dans lequel l'homme s'est séparé lui-même du reste de la nature, est aussi la chronique du processus qui rend l'homme étranger à lui-même, un mouvement qui a atteint son apogée, ou son abîme, dans la so­ciété bourgeoise, dans le rapport du tra­vail salarié que les Grundrisse définis­sent comme « la forme extrême de l'aliénation ». ([13] [378]) C'est cela qui peut effectivement souvent faire croire que le « progrès » capitaliste, qui subordonne impitoyablement tous les besoins hu­mains à l'expansion incessante de la production, est plutôt une régression par rapport aux époques précédentes.

« C'est ainsi que l'opinion ancienne se­lon laquelle l'homme apparaît toujours comme la finalité de la production, quel que soit le caractère borné de ses dé­terminations nationales, religieuses, po­litiques, semble d'une grande élévation en regard du monde moderne, où c'est la production qui apparaît comme la fi­nalité de l'homme, et la richesse comme finalité de la production. (...) Dans l'économie bourgeoise - et à l'époque de production à laquelle elle correspond - cette complète élaboration de l'intério­rité humaine apparaît au contraire comme un complet évidage, cette objec­tivation universelle, comme totale alié­nation, et le renversement de toutes les fins déterminées et unilatérales, comme le sacrifice de la fin en soi à une fin tout à fait extérieure. » ([14] [379]).

Mais ce triomphe final de l'aliénation signifie aussi l'avènement des condi­tions pour la pleine réalisation des pou­voirs créatifs de l'humanité, libérés à la fois de l'inhumanité du Capital et des limites restrictives des rapports sociaux pré-capitalistes.

« Mais, en fait, une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu'est-ce que la richesse, sinon l'universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l'échange universel ? Sinon le plein développe­ment de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu'on appelle la nature que sur celles de sa propre nature ? Sinon l'élabora­tion absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé que le dévelop­pement historique antérieur qui fait une fin en soi de cette totalité du dévelop­pement, du développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu'elles soient mesurées à une échelle préalablement fixée ? Sinon un état de choses où l'homme ne se reproduit pas selon une déterminité particulière, mais où il produit sa totalité, où il ne cher­che pas à rester quelques chose ayant son devenir derrière soi, mais où il est pris dans le mouvement absolu du de­venir ? »

La vision dialectique de l'histoire reste une énigme et un scandale pour tous les défenseurs du point de vue bourgeois, qui est à jamais bloqué par un dilemme « ou bien - ou bien » entre l'apologie gé­nérale du « progrès » et la nostalgie d'un passé idéalisé.

« A des stades antérieurs de dévelop­pement, l'individu singulier apparaît plus complet, parce qu'il n'a justement pas encore élaboré la plénitude de ses relations et n'a pas encore fait face à celles-ci en tant que pouvoirs et rap­ports sociaux indépendants de lui. Il est aussi ridicule d'avoir la nostalgie de cette plénitude originelle que de croire qu'il faille en rester à cette vacuité. Le point de vue bourgeois n'a jamais dé­passé l'opposition à cette vue romanti­que, et c'est pourquoi c'est cette der­nière qui constitue légitimement le con­traire des vues bourgeoises et les ac­compagnera jusqu'à leur dernier souf­fle ». ([15] [380])

Dans tous ces passages, nous pouvons voir que ce qui s'applique à la problé­matique de « l'homme générique » et son rapport à la nature, s'applique aussi au concept d'aliénation : loin d'aban­donner les concepts de base formulés dans ses travaux de jeunesse, le Marx mûr les enrichit en les situant dans toute leur dynamique historique. Et dans la seconde partie de cet article, nous ver­rons comment, dans les descriptions de la société future contenues ici et là tout au long des Grundrisse et du Capital, Marx considère encore que le dépasse­ment de l'aliénation et la conquête d'une activité vitale réellement humaine reste au cœur de tout le projet communiste.

 

De la vieille communauté à la nouvelle

Le « déclin » contradictoire de l'indi­vidu apparemment plus développé des premiers temps jusqu'à l'ego séparé de la société bourgeoise, exprime une autre facette de la dialectique historique de Marx : la dissolution des formes com­munales primordiales par l'évolution des rapports marchands. C'est un sujet qui parcourt tout les Grundrisse, mais qui est aussi résumé dans le Capital. Il s'agit d'un élément crucial dans la ré­ponse de Marx à la vision du genre hu­main contenue dans l'économie politi­que bourgeoise, et donc dans son es­quisse de la perspective communiste.

En effet, une des critiques que fait cons­tamment Marx à l'économie politique bourgeoise dans les Grundrisse, est la manière avec laquelle « elle s'identifie mythologiquement avec le passé », pré­sentant ses propres catégories parti­culières comme des absolus de l'exis­tence humaine. C'est ce qui est appelé parfois la vision de l'histoire à la Robin­son Crusoé : l'individu isolé, et non l'homme social, comme point de dé­part ; la propriété privée comme la forme originelle et essentielle de la pro­priété ; le commerce, plutôt que le tra­vail collectif, comme clé de la compréhension de la création de la richesse. Ainsi, dès la première page des Grundrisse, Marx ouvre le feu contre de telles « Robinsonnades », et souligne : « plus on remonte dans le cours de l'histoire, plus l'individu, et par suite l'individu producteur lui aussi, apparaît dans un état de dépendance, membre d'un en­semble plus grand : cet état se mani­feste d'abord de façon tout à fait natu­relle dans la famille, et dans la famille élargie à la tribu ; puis dans les diffé­rentes formes de la communauté issue de l'opposition et de la fusion des tri­bus. Ce n'est qu'au 18e siècle, dans la "société civile-bourgeoise", que les dif­férentes formes de l'interdépendance sociale se présentent à l'individu comme un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme un nécessité extérieure. » ([16] [381])

Ainsi, l'individu isolé est avant tout un produit historique, et en particulier un produit du mode bourgeois de produc­tion. Les formes communautaires de propriété et de production n'étaient pas seulement les formes sociales originelles dans les époques primitives ; elles persistent aussi dans tous les modes de production basés sur la division des classes qui ont succédé à la dissolution de la société primitive sans classe. Ceci est plus clair dans le mode « asiatique » de production dans lequel l'appareil de l'Etat central s'approprie le surplus des communes villageoises qui continuaient de vivre, en grande partie, suivant les traditions immémoriales de la vie tri­bale, un fait que Marx considérait comme « la clef de l'immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d'une manière si étrange avec la dissolution et la reconstruction in­cessantes des Etats asiatiques, les changements violents de leurs dynas­ties. » ([17] [382])

Dans les Grundrisse, Marx insiste sur comment la forme asiatique « se main­tient le plus longuement et le plus opi­niâtrement » ([18] [383]), un point repris par Rosa Luxemburg dans L'accumulation du Capital où elle montre la difficulté pour le Capital et les rapports mar­chands d'arracher les unités de base de ces sociétés à la sécurité de leurs rap­ports communautaires.

Dans les sociétés esclavagistes et féoda­les, les anciennes communautés sont davantage émiettées par le développe­ment des rapports marchands et de la propriété privée, un fait important pour comprendre pourquoi l'esclavagisme et le féodalisme contenaient, au sein de leur propre dynamique, des éléments permettant l'émergence du capitalisme, alors que celui-ci dut être imposé « de l'extérieur » à la société asiatique. Néan­moins, des vestiges importants de la forme communautaire peuvent être trouvés à l'origine de ces formations par exemple, la cité romaine surgit comme communauté de groupes de pa­rents ; le féodalisme ne surgit pas seu­lement de l'effondrement de la société esclavagiste romaine, mais aussi des ca­ractéristiques spécifiques de la commu­nauté tribale « germanique » ; et la tra­dition des terres communautaires a été maintenue par les classes paysannes, très souvent comme question motivant leurs révoltes et leurs insurrections, tout au long de la période médiévale. La ca­ractéristique principale de toutes ces formes sociales est qu'elles étaient do­minées par l'économie naturelle : la production de valeur d'usage avait le dessus sur la production de valeur d'échange. Et c'est justement le déve­loppement de cette dernière qui est l'agent dissolvant de la vieille commu­nauté.

« L'avidité d'argent ou frénésie d'enri­chissement signifie nécessairement le déclin des anciennes communautés. D'où l'opposition que l'argent suscite. L'argent lui-même est la communauté et ne peut en tolérer aucune autre qui lui soit supérieure. Mais cela présuppose le complet développement des valeurs d'échange et donc d'une organisation de la société qui corresponde à ce déve­loppement. » ([19] [384]).

Dans toutes les sociétés antérieures, « la valeur d'échange n'était pas le nexus rerum » mais existait dans des « interstices » ; ce n'est que dans la so­ciété capitaliste que la valeur d'échange se saisit finalement du coeur même du procès de production, que l'ancienne Gemeinwesen est finalement détruite complètement, au point que la vie communautaire est peinte comme l'exact opposé de la nature humaine ! Il est facile de voir comment cette analyse reprend et renforce la théorie de Marx sur l'aliénation.

L'importance de cette question de la communauté originelle dans l'oeuvre de Marx, se reflète dans le temps que les fondateurs du matérialisme historique lui ont consacrée. Elle apparaît déjà dans L'Idéologie Allemande dans les années 1840 ; Engels, s'appuyant sur les études ethnographiques de Morgan, abordent la même question dans les an­nées 1870, dans L'Origine de la fa­mille, de la propriété privée et de l'État. A la fin de sa vie, Marx approfondissait de nouveau cette même question. Les peu connus Cahiers ethnographiques proviennent de cette période. C'est un aspect essentiel de la réponse marxiste aux hypothèses de l'économie politique sur la nature humaine. Loin de consti­tuer des traits essentiels et invariables de l'existence humaine, il y est démon­tré que les catégories telles que la pro­priété privée et la valeur d'échange, ne sont que des expressions transitoires d'époques historiques particulières. Et alors que la bourgeoisie essaye de pré­senter la cupidité pour la richesse en monnaie comme quelque chose d'inné dans les fondements de l'être de l'homme, les recherches historiques de Marx ont découvert le caractère essen­tiellement social de l'espèce humaine.

Toutes ces découvertes sont de puissants arguments en faveur de la possibilité du communisme.

L'approche de Marx sur cette question ne glisse jamais dans une nostalgie ro­mantique du passé. La même dialecti­que est appliquée ici comme dans la question du rapport de l'homme avec la nature, puisque les deux questions n'en sont réellement qu'une : l'individu est intégré dans la tribu comme la tribu est intégrée dans la nature. Ces organismes sociaux « ont pour base l'immaturité de l'homme individuel - dont l'histoire n'a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l'unit à la commu­nauté naturelle d'une tribu primitive - ou des conditions de despotisme et d'es­clavage. Le degré inférieur de dévelop­pement des forces productives du tra­vail qui les caractérise, et qui par suite imprègne tout le cercle de la vie maté­rielle, l'étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la na­ture, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. » ([20] [385])

La société capitaliste, avec sa masse d'individus atomisés, séparés et aliénés les uns aux autres par la domination de la marchandise, est donc l'exact opposé du communisme primitif, le résultat d'un processus historique long et con­tradictoire menant de l'un à l'autre. Mais cette rupture du cordon ombilical qui liait l'homme à la tribu et à la na­ture, est une nécessité douloureuse pour que l'humanité finisse par vivre dans une société qui soit à la fois vraiment communautaire et vraiment indivi­duelle, une société où le conflit entre le social et les besoins de l'individu doit être dépassé.

 

L'ascendance et la décadence des formations sociales

L'étude des formations sociales précé­dentes n'est rendue possible que par l'émergence du capitalisme.

« La société bourgeoise est l'organisa­tion historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société, la compréhen­sion de son articulation, permettent en même temps de se rendre compte de l'articulation et des rapports de produc­tion de toutes les formes de société dis­parues avec les débris et les éléments desquelles elle s'est édifiée, dont cer­tains vestiges non encore dépassés pour une part subsistent en elle. » ([21] [386]). En même temps, cette compréhension des formations sociales devient, dans les mains du prolétariat, une arme contre le Capital. Comme Marx l'écrit dans Le Capital, « Les catégories de l'économie bourgeoise sont des formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque historique détermi­née, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscur­cit les produits du travail dans la pé­riode actuelle. » ([22] [387]). En résumé, le capitalisme n'est qu'un des éléments de la série de formations sociales qui se sont développées et ont décliné, du fait de contradictions économiques et socia­les que l'analyse permet de discerner. Vu dans ce cadre historique, le capital­isme, la société de la production univer­selle de marchandises, n'est pas le pro­duit de la nature mais « un mode de production défini, historiquement dé­terminé », destiné à disparaître tout au­tant que l'esclavagisme romain ou le féodalisme médiéval.

 

La présentation la plus succincte et la plus connue de cette vision globale de l'histoire apparaît dans l'Avant-propos de la Contribution à la critique de l'économie politique, publiée en 1858. Ce court texte n'est pas seulement un ré­sumé des travaux contenus dans les Grundrisse, mais aussi des fondements de toute la théorie du matérialisme his­torique de Marx. Le passage commence par les prémisses de base de cette théo­rie.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indé­pendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un de­gré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de produc­tion constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridi­que et politique et à laquelle corres­pondent des formes de conscience so­ciale déterminées. Le mode de produc­tion de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et in­tellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » ([23] [388])

Il s'agit là d'un des plus remarquables résumés de la conception matérialiste de l'histoire : le mouvement de l'histoire ne peut pas être compris, comme il l'avait été jusqu'alors, au travers des idées que les hommes se font d'eux-mêmes, mais en étudiant ce qui sous-tend ces idées, les processus et les rapports sociaux au travers desquels les hommes produisent et reproduisent leur vie matérielle. Ayant résumé ce point essentiel, Marx continue alors :

« A un certain stade de leur développe­ment, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production exis­tants, ou, ce qui n'en est que l'expres­sion juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. »

C'est donc un axiome de base du maté­rialisme historique que les formations économiques (dans le même texte Marx mentionne « les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois » comme « des époques progressives de l'ordre socio-économique ») passent nécessairement par des périodes d'ascen­dance, quand les rapports sociaux sont « des formes de développement », et par des périodes de déclin, ou de décadence, « l'ère de la révolution sociale », quand ces mêmes rapports se transforment en « entraves ». Ré exposer ce point ici peut sembler banal, mais il est nécessaire de le faire car il y a beaucoup d'éléments, dans le mouvement révolutionnaire, qui se réclament de la méthode du matéria­lisme historique et argumentent encore de manière véhémente contre la notion de décadence capitaliste telle qu'elle est défendue par le CCI et d'autres organi­sations prolétariennes: De telles attitu­des peuvent se retrouver à la fois parmi les groupes bordiguistes et les héritiers de la tradition conseilliste. Les bordi­guistes, en particulier, peuvent concéder que le capitalisme passe par des crises d'une magnitude et d'une destruction croissantes, mais ils rejettent notre in­sistance sur l'entrée définitive du capitalisme dans sa propre époque de révo­lutions sociales depuis 1914. Il s'agit là pour eux d'une innovation non-prévue par « l'invariance » du marxisme.

Jusqu'à un certain point, ces arguments contre la décadence sont des arguties sémantiques. En général, Marx n'a pas utilisé la formulation « décadence du capitalisme », car il ne considérait pas que cette période avait déjà commencé. Il est vrai que, durant sa vie politique, il est arrivé qu'Engels et lui aient succom­bé à un optimisme excessif sur la pos­sibilité imminente de la révolution : ce fut particulièrement vrai en 1848 ([24] [389]). Et, même après avoir révisé leur pro­nostic, après la défaite des révolutions de 1848, les fondateurs du marxisme n'ont jamais vraiment abandonné l'es­poir de voir poindre la nouvelle ère de leur vivant. Mais leur pratique politique tout au long de leur vie, s'est basée fon­damentalement sur la reconnaissance que la classe ouvrière continuait à déve­lopper ses forces, son identité, son pro­gramme politique au sein d'une société bourgeoise qui n'avait pas encore rempli sa mission historique.

Néanmoins, Marx parle bien des pério­des de déclin, de dépérissement ou de dissolution des modes de production qui ont précédé le capitalisme, particuliè­rement dans les Grundrisse ([25] [390]). Et il n'y a rien dans son oeuvre qui suggère que le capitalisme serait fondamentalement différent, ce qui lui éviterait d'une façon ou d'une autre sa propre période de décl­in. Au contraire, les révolutionnaires de la gauche de la Seconde Internationale se basaient entièrement sur la méthode et les prévisions de Marx quand ils proclamaient que la première guerre mondiale avait finalement et incontes­tablement ouvert « une nouvelle épo­que, (..) époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement inté­rieur » comme l'affirma le premier con­grès de l'Internationale Communiste en 1919. Comme nous le défendons dans notre introduction à notre brochure La décadence du capitalisme, tous les groupes de la gauche communiste qui ont adopté la notion de décadence du capitalisme, du KAPD à Bilan et Inter­nationalisme, ont simplement continué cette tradition « classique ». Comme marxistes conséquents, ils ne pouvaient pas faire plus, ni moins : le matéria­lisme historique leur imposait de se prononcer sur la question de savoir à quel moment le capitalisme était devenu une entrave au développement des for­ces productives de l'humanité. L'en­gloutissement du travail accumulé par des générations, dans l'holocauste de la guerre impérialiste, a tranché cette question une fois pour toutes.

Certains des arguments contre le con­cept de décadence vont un peu au-delà de la sémantique. Ils peuvent même se baser sur un autre passage de l'Avant­ propos dans lequel Marx dit qu' « a une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rap­ports de production nouveaux et supé­rieurs ne s’y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société ». Selon les anti-décadentistes (en particulier dans les années 1960 et 1970, quand l'inca­pacité totale du capitalisme à développer le soi-disant tiers-monde, n'était pas aussi claire qu'aujourd'hui), on ne pou­vait pas dire que le capitalisme était dé­cadent tant qu'il n'avait pas développé ses capacités jusqu'à la dernière goutte de sueur des ouvriers, et qu'il existait encore des zones du monde avec des perspectives de croissance. D'où les « capitalismes juvéniles » des bordiguis­tes et les nombreuses « révolutions bourgeoises » imminentes des con­seillistes.

 

Du fait que les pays du « tiers-monde » se présentent aujourd'hui sous les traits de la guerre, de la famine, de la maladie et des désastres, de telles théories sont maintenant en grande partie un sou­venir embarrassant. Mais derrière, il y a une incompréhension de base, une er­reur de méthode. Dire qu'une société est en déclin ne veut pas dire que les forces productives ont simplement cessé de croître, qu'elles ont fini par s'arrêter complètement. Et Marx ne voulait certainement pas dire qu'un système social ne peut laisser la place à un autre que lorsque toute possibilité de développe­ment a été épuisée. Comme nous pou­vons le voir dans le passage suivant des Grundrisse, il montre que même en dé­clin, le mouvement d'une société ne s'ar­rête pas.

« D'un point de vue idéal, la dissolution d'une forme de conscience donnée suffi­rait à tuer une époque entière. D'un point de vue réel, cette limite de la con­science correspond à un degré déter­miné de développement des forces pro­ductives matérielles et donc de la ri­chesse. A vrai dire, le développement ne s'est pas produit sur l'ancienne base, mais il y a eu développement de cette base elle-même. Le développement maximum de cette base elle-même (la floraison en laquelle elle se trans­forme ; mais c'est toujours cette base, cette même plante en tant que florai­son ; c'est pourquoi elle fane après la floraison, et à la suite de la floraison) est le point où elle a elle-même été éla­borée jusqu'à prendre la forme dans la­quelle elle est compatible avec le développement maximum des forces produc­tives, et donc aussi avec le développe­ment le plus riche des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du dé­veloppement apparaît comme un déclin, et le nouveau développement commence sur une nouvelle base. » ([26] [391])

Les termes sont compliqués, lourds : c'est souvent le problème en lisant les Grundrisse. Mais la conclusion semble suffisamment limpide : le dépérissement d'une société n'est pas la fin de toute évolution. La décadence est un mouve­ment, mais il se caractérise par un glis­sement vers la catastrophe et l'autodes­truction. Peut-on sérieusement douter que la société capitaliste du 20e siècle, qui consacre plus de forces productives à la guerre et à la destruction que n'im­porte quelle formation sociale anté­rieure, et dont la reproduction continue est une menace pour la perpétuation de la vie sur la terre, n'ait atteint ce stade où son « développement apparaît comme dépérissement » ?

Dans la seconde partie de cet article, nous verrons de plus près comment le Marx «mûr » a analysé les rapports sociaux capitalistes, les contradictions inhérentes qu'ils contiennent, et la solu­tion à ces contradictions : la société communiste.

 

CDW



[1] [392] Voir la Revue Internationale n° 73.

[2] [393] Voir la Revue Internationale n° 72.

[3] [394] Karl Marx, K. Korsch, Ed. Champ libre, p. 103.

 

[4] [395] Ibid.

[5] [396] Voir la Revue Internationale n° 70

[6] [397] Voir la Revue Internationale n° 69.

 

[7] [398] K. Marx, Le Capital, 3e section, chap. VII.

[8] [399] K. Marx, Grundrisse, « Le chapitre du Capital », p.183, Editions Sociales.

[9] [400] Comparons les passages suivants avec ceux cités plus haut : « L'animal s'identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d'elle. Il est cette activité. L'homme fait de son activité vitale elle-même l'objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n'est pas une détermination avec laquelle il se confond directement. L'activité vitale consciente distingue directement l'homme de l'activité vitale de l'animal ». Et encore :

« Certes, l'animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l'abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou son petit ; il produit d'une façon unilatérale, tandis que l'homme produit d'une façon universelle ; il ne produit que sous l'empire du besoin physique immédiat, tandis que l'homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré ; l'animal ne se produit que lui-même, tandis que l'homme reproduit toute la nature ; le produit de l'animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l'homme affronte librement son produit. L'animal ne façonne qu'à la mesure et selon les besoins de l'espèce à laquelle il appartient, tandis que l'homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l'objet sa nature inhérente ; l'homme façonne donc aussi d'après les lois de la beauté H( Manuscrits de 1844, chapitre sur « Le travail aliéné », Editions Sociales, p. 63).

Nous pouvons ajouter que, si ces distinctions entre l’homme et le reste de la nature animale ne sont plus pertinentes pour une compréhension marxiste de 1’histoire ; si le concept « d'espèce humaine » doit être abandonné, nous devons aussi jeter entièrement la psychanalyse freudienne par la fenêtre, car elle peut être résumée comme une tentative de comprendre les ramifications de la contradiction qui a, jusqu'ici, caractérisé l'ensemble de 1’histoire humaine : la contradiction, le conflit profond, entre la vie instinctive de l’homme et son activité consciente

[10] [401] Grundrisse, tome 2, p. 34, Editions sociales.

[11] [402] Ibid., p. 426.

[12] [403] Ibid., p. 349.

[13] [404] Ibid., p. 8.

[14] [405] Ibid., p.424, 425.

[15] [406] Grundrisse, p. 99.

[16] [407] Ibid., p. 18.

[17] [408] Le Capital, 1, chap. XIV, section 4.

[18] [409] Grundrisse, tome 1, p. 423.

[19] [410] Ibid., p. 161.

[20] [411] Le Capital, Vol 1, chap. I, section 4.

[21] [412] Grundrisse, tome 1, p. 39

[22] [413] Vol 1, Chap. I, section 4.

[23] [414] Editions Sociales, p. 4.

[24] [415] Voir la Revue Internationale n° 72 et 73

[25] [416] Par exemple : dans les Grundrisse (Editions Sociales, tome 1, p.438), Marx dit « que les rapports de domination et de servitude (..) constituent un ferment nécessaire du développement et du déclin de tous les rapports de propriété et de production originels, tout comme ils expriment leur caractère borné. Au demeurant, ils sont reproduits dans le Capital - sous une forme médiatisée - et ils constituent ainsi également un ferment de sa dissolution et sont l'emblème de son propre caractère borné ». En bref, la dynamique interne et les contradictions de base de toute société de classe doivent être situées en leur cœur mêmes : les rapports d'exploitation. Dans la seconde partie de cet article nous examinerons comment c'est aussi le cas pour le rapport de travail salarié. Ailleurs, Marx souligne le rôle joué par le développement des rapports marchands dans l'accélération du déclin des formations sociales précédentes : « Il est évident - et cela se voit quand on analyse de plus près la période historique dont il est question ici - que l'époque de la dissolution des modes de production antérieurs et des façons dont le travailleur se rapporte aux conditions de travail est en même temps une époque où, d'autre part, elle croît rapidement et prend de l'extension grâce aux mêmes circonstances qui accélèrent cette dissolution ». (Ibid., p.444).

[26] [417] Grundrisse, tome 2, p.33

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [101]

Questions théoriques: 

  • Communisme [102]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [103]

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