Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle [5°partie]

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Le communisme comme programme politique

Les deux précédents articles de cette série ([1]) ont été en grande partie centrés sur les Manus­crits Economiques et Philoso­phiques de 1844 car ceux-ci constituent un filon très riche sur le problème du travail aliéné et des buts ultimes du commu­nisme, tel que Marx l'envisageait quand il a commencé à adhérer au mouvement prolétarien. Mais bien que, dès 1843, Marx eût déjà reconnu le prolétariat mo­derne comme l'agent de la trans­formation communiste, les Ma­nuscrits ne sont pas encore précis sur le mouvement social pratique qui mènera de la so­ciété d'aliénation à la commu­nauté humaine authentique. Ce développement fondamental dans la pensée de Marx devait se faire jour à travers la conver­gence de deux éléments vitaux : l'élaboration de la méthode ma­térialiste historique, et la politi­sation ouverte du projet com­muniste.


Le mouvement réel de l'histoire
 

Les Manuscrits contiennent diverses réflexions sur les différences entre le féodalisme et le capita­lisme, mais dans certaines parties, ils présentent de la société capita­liste une image quelque peu sta­tique. Parfois dans le texte, le capi­tal et les aliénations qui s'y rattachent, apparaissent simplement comme un état de fait, sans explica­tion réelle de leur genèse. Aussi le processus réel de la faillite du capi­talisme reste-t-il également plutôt nébuleux. Mais, un an plus tard, dans L'Idéologie Allemande, Marx et Engels ont développé une vision cohérente des bases pratiques et objectives du mouvement de l'histoire (et donc des différentes étapes de l'aliénation humaine). L'histoire se présentait maintenant clairement comme une succession de modes de production, depuis la communauté tribale, en passant par la société antique jusqu'au féo­dalisme et au capitalisme ; et ce qui constituait l'élément dynamique de ce mouvement n'était pas les idées ou les sentiments humains, mais la production matérielle des besoins vitaux :

« (...) force nous est de constater d'emblée que la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c'est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de "faire l'histoire". Or, pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir et maintes autres choses encore. Le premier acte historique, c'est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. » ([2])

Cette vérité toute simple était la base pour comprendre le passage d'un type de société à un autre, pour comprendre « qu'un mode de production ou un stade industriel déterminé est toujours lié à un mode de coopération ou à un stade social bien défini, et ce mode de coopéra­tion est lui-même une "force pro­ductive" ; que la quantité de forces productives accessibles aux hommes détermine l'état social, de sorte que "l'histoire de l'humanité" doit être étudiée et traitée en liaison avec l'histoire de l'industrie et du com­merce. » ([3])

Avec ce point de vue, les idées et la lutte entre les idées, la politique, la morale et la religion cessent d'être les facteurs déterminants du déve­loppement historique :

« (...) on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se re­présentent, ni non plus de ce que l'on dit, pense, s'imagine et se re­présente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os; c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l'on expose le développement des re­flets et des échos idéologiques de ce processus... Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. »([4])

L'Idéologie allemande souligne qu'au bout de ce vaste mouvement historique, à l'instar des modes de production            précédents,      le capitalisme, est condamné à disparaître, non pas à cause de sa faillite morale, mais parce que ses contradictions internes le contraignent à s'autodétruire, et parce qu'il a fait surgir une classe capable de le remplacer par une forme supérieure d'organisation sociale :

« A un certain stade de l'évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des malheurs. Ce ne sont plus des forces de production, mais des forces de destruction (machinisme et argent). Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages, une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste (...) ». ([5])

Le résultat, en contradiction com­plète avec toutes les visions uto­pistes qui voyaient le communisme comme un idéal statique sans au­cun rapport avec le processus réel de l'évolution historique, c'était que « le communisme n'est pas un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. » ([6])

Ayant établi cette méthode et ce cadre général, Marx et Engels pu­rent procéder alors à un examen plus détaillé des contradictions spécifiques de la société capitaliste. De nouveau, la critique de l'économie bourgeoise contenue dans les Manuscrits, a fourni beaucoup de matière pour le faire, et Marx devait y revenir sans cesse. Mais une étape décisive fut mar­quée par le développement du concept de plus-value, puisqu'il permettait d'enraciner la dénoncia­tion de l'aliénation capitaliste dans les faits économiques les plus tan­gibles, dans les mathématiques mêmes de l'exploitation quoti­dienne. Ce concept devait évidem­ment préoccuper Marx dans la plupart de ses travaux ultérieurs (les Grundrisse, Le Capital, les Théories de la Plus-Value) qui contiennent d'importantes clarifications sur ce sujet - en particulier la distinction entre le travail et la force de travail. Néanmoins, l'essentiel du concept est déjà élaboré dans Misère de la Philosophie et dans Travail Salarié et Capital, rédigés en 1847.

Les écrits ultérieurs devaient éga­lement se pencher de plus près sur le rapport entre l'extraction et la réalisation de la plus-value, et sur les crises périodiques de surproduc­tion qui ébranlaient, tous les dix ans ou à peu près, la société capi­taliste jusqu'en ses fondements. Mais Engels avait déjà saisi la si­gnification des « crises commer­ciales » dans sa Critique de l'Economie Politique en 1844, et avait rapidement convaincu Marx de la nécessité de les comprendre comme les signes avant-coureurs de l'effondrement du capitalisme - manifestations concrètes des contradictions insolubles de celui-ci.

 L'élaboration du programme : la formation de la Ligue des communistes
 

Puisque désormais, le communisme avait été appréhendé comme mou­vement et non simplement comme but - de façon spécifique comme le mouvement de la lutte de classe du prolétariat - il ne pouvait mainte­nant que se développer comme programme pratique pour l'émancipation du travail - comme programme politique révolution­naire. Même avant qu'il eût for­mellement adopté une position communiste, Marx avait rejeté tous les « nobles critiques » qui refu­saient de se salir les mains dans les sordides réalités de la lutte politique. Comme il le déclarait dans sa lettre à Ruge en septembre 1843 : « Rien ne nous empêche de rattacher notre critique à la critique de la po­litique, et de prendre parti dans la politique, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à elles. » ([7]) En fait, la nécessité de s'engager dans les luttes politiques, afin de réaliser une transformation sociale plus totale, faisait partie in­tégrante de la nature même de la révolution prolétarienne : « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique » ([8]), écri­vait Marx dans sa polémique contre l'« anti-politique » Proudhon : «Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonismes de classes, que les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques. » ([9])

Autrement dit, le prolétariat se différenciait de la bourgeoisie en ce qu'il ne pouvait, en tant que classe exploitée et sans propriété, édifier la base économique d'une nouvelle société dans la coquille de l'ancienne. La révolution qui mettrait fin à toutes les formes de do­mination de classe ne pouvait donc commencer que comme assaut po­litique contre le vieil ordre ; son premier acte serait la prise du pouvoir politique par une classe sans propriété qui, sur cette base, procéderait aux transformations éco­nomiques et sociales menant à une société sans classe.

Mais le programme politique préci­sément défini de la révolution communiste ne pouvait naître spontanément : il devait être éla­boré par les éléments les plus avan­cés du prolétariat, ceux qui s'étaient organisés dans des groupes communistes distincts. Aussi, dans les années 1845-48, Marx et Engels furent-ils de plus en plus impliqués dans la construction d'une telle organisation. Là encore, leur démarche était dictée par la re­connaissance de la nécessité de s'insérer dans un « mouvement réel » déjà existant. C'est pourquoi, au lieu de construire une organisa­tion « ex nihilo », ils cherchaient à se relier aux courants prolétariens les plus avancés, dans le but de les gagner à une conception plus scien­tifique du projet communiste. Cela les a menés, concrètement, à un groupe principalement composé d'ouvriers allemands exilés, la Ligue des Justes. Pour Marx et Engels, l'importance de ce groupe ré­sidait dans le fait qu'à la différence de diverses branches de « socialisme » des couches moyennes, la Ligue était une réelle expression du prolétariat combattant. Formée à Paris en 1836, elle avait des liens étroits avec la So­ciété des Saisons de Blanqui et avait participé, avec cette dernière, au soulèvement défait de 1839. Elle était donc une organisation qui re­connaissait la réalité de la guerre de classe et la nécessité d'une bataille révolutionnaire violente pour le pouvoir. Il est vrai que, tout comme Blanqui, elle tendait à voir la révolution en termes de conspira­tion, comme l'action d'une mino­rité déterminée, et sa nature même de société secrète était le reflet de cette conception. Elle fut également influencée, au début des années 1840, par les conceptions à demi-messianiques de Wilhelm Weitling.

Mais la Ligue avait aussi fait la preuve de ses capacités de dévelop­pement théorique. L'un des effets de son caractère « émigré » devait la confirmer, selon les termes d'Engels, comme « le premier mou­vement ouvrier international de tous les temps ». Ceci signifiait qu'elle était ouverte aux plus importants développements internationaux de la lutte de classe. Dans les années 1840, le principal centre de la Ligue s'était déplacé à Londres et, à tra­vers ses contacts avec le mouve­ment Chartiste, ses chefs avaient commencé à s'éloigner des an­ciennes conceptions conspiratrices pour adopter une vision de la lutte prolétarienne comme mouvement massif, auto conscient et organisé, dans lequel le rôle clé serait joué par le prolétariat industriel.

Les conceptions de Marx et Engels tombèrent donc sur un sol fertile, non sans qu'un dur combat ait dû être mené contre les influences de Blanqui et Weitling. Mais en 1847, la Ligue des Justes était devenue la Ligue des Communistes. Elle avait changé sa structure organisation­nelle, caractéristique d'une secte conspiratrice, en une organisation centralisée aux statuts clairement définis et dirigée par des comités élus. Et elle avait délégué à Marx la tâche de rédiger la prise de position des principes politiques de l'organisation - le document connu comme Manifeste du Parti Com­muniste ([10]), d'abord publié en al­lemand, à Londres en 1848, juste avant l'explosion de la révolution de Février en France.

 
Le Manifeste communiste

L'ascension et le déclin de la bourgeoisie

Le Manifeste du Parti Communiste - ainsi que son premier brouillon les Principes du communisme - repré­sente la première prise de position détaillée du communisme scientifique. Bien que rédigé pour les grandes masses, dans un style en­thousiasmant et passionné, il n'est jamais grossier ou superficiel. Au contraire, il mérite un réexamen continuel parce qu'il condense, en relativement peu de pages, les lignes générales de la pensée marxiste sur toute une série de questions reliées entre elles.

La première partie du texte souligne la nouvelle théorie de l'histoire, annoncée dès le début par la fameuse phrase « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. » ([11]) Elle traite brièvement des diffé­rents changements dans les rap­ports de classes, de l'évolution depuis la société antique jusqu'au féodalisme et au capitalisme, afin de montrer que « la bourgeoisie mo­derne est elle-même le produit d'un long processus de développement, de toute une série de révolutions survenues dans les modes de production et d'échange. » ([12]) S'abstenant de toute condamnation morale abstraite du surgissement de l'exploitation capitaliste, le texte souligne le rôle éminemment révolutionnaire de la bourgeoisie qui a balayé toutes les vieilles formes « paroissiales », bornées de société, et les a remplacées par le mode de production le plus dynamique et expansif jamais connu ; un mode de production qui, en conquérant et unifiant la planète si rapidement, et en mettant en mouvement des forces productives si énormes, jetait les bases d'une forme supérieure de société qui soit finalement capable de se débarrasser des antagonismes de classes. Tout aussi exempte de subjectivisme est, dans le texte, l'identification des contradictions internes qui mèneront à la chute du capitalisme.

D'un côté la crise économique : « Les conditions bourgeoises de pro­duction et de commerce, les rapports de propriété bourgeois, la société bourgeoise moderne, qui a fait éclore de si puissants moyens de production et de communication, ressemble à ce magicien, désormais incapable d'exorciser les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis plusieurs décennies, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes, contre le système de propriété qui est la condition d'existence de la bour­geoisie et de son régime. Il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Dans ces crises, une grande partie, non seulement des produits déjà créés, mais encore des forces productives existantes, est livrée à la destruction. Une épidémie sociale éclate qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction. Brusquement, la société se voit re­jetée dans un état de barbarie mo­mentané ; on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle lui ont coupé les vivres ; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de vivres, trop d'industrie, trop de com­merce. » ([13])

Les Principes du communisme sou­lignent que la tendance inhérente du capitalisme aux crises de surproduction, non seulement indique le chemin de sa destruction, mais explique également pourquoi celui-ci crée les conditions du commu­nisme dans lequel «Au lieu de créer la misère, la production au-delà des besoins actuels de la société assurera la satisfaction des besoins de tous. » ([14])

Pour le Manifeste, les crises de surproduction sont, bien sûr, les crises cycliques qui ont ponctué toute la période ascendante du capitalisme. Mais, bien que le texte reconnaisse que ces crises peuvent encore être surmontées « en s'emparant de mar­chés nouveaux et en exploitant mieux les anciens » ([15]), il tend aussi à tirer la conclusion que les rapports bourgeois sont déjà deve­nus une entrave permanente au dé­veloppement des forces productives - en d'autres termes, que la société capitaliste a déjà achevé sa mission historique et est entrée dans sa pé­riode de déclin. Immédiatement après le passage où sont décrites les crises périodiques, le texte conti­nue : « Les forces productives dont (la société) dispose ne jouent plus en faveur de la propriété bourgeoise ; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver (...). Les institutions bour­geoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée. » ([16])

Cette appréciation de l'état atteint par la société bourgeoise n'est pas complètement cohérente avec d'autres formulations du Manifeste, en particulier sur les notions tactiques qui apparaissent à la fin du texte. Mais elles devaient avoir une très grande influence sur les at­tentes et les interventions de la mi­norité communiste lors des grands soulèvements de 1848, qui furent considérés comme les précurseurs d'une révolution prolétarienne im­minente. Ce n'est que plus tard, en tirant les leçons de ces soulève­ments, que Marx et Engels devaient revoir l'idée que le capitalisme avait déjà atteint les limites de sa courbe ascendante.

 Les fossoyeurs du capitalisme

« Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui lui donne­ront la mort ; elle a en outre produit les hommes qui manieront ces armes - les travailleurs modernes, les pro­létaires. » ([17])

Ceci résume la seconde contradic­tion fondamentale menant au ren­versement de la société capitaliste : la contradiction entre le capital et le travail. Et, en continuité avec l'analyse matérialiste de la dyna­mique de la société bourgeoise, le Manifeste poursuit en soulignant l'évolution historique de la lutte de classe du prolétariat, depuis ses tout débuts rudimentaires jusqu'au présent et au futur.

Il rend compte de toutes les étapes principales de ce processus : la première réponse des « Luddistes » à la montée de l'industrie moderne, quand les ouvriers sont encore en grande partie dispersés dans de pe­tits ateliers et fréquemment « dirigent leurs attaques, non seulement contre le système bourgeois de production, mais contre les instru­ments de production eux-mêmes» ([18]) ; le développement d'une orga­nisation de classe pour la défense des intérêts immédiats des ouvriers (les syndicats) comme condition de l'homogénéisation et de l'unification de la classe ; la parti­cipation des ouvriers aux luttes de la bourgeoisie contre l'absolutisme qui a fourni au prolé­tariat une éducation politique et donc « met dans leurs mains des armes contre elle-même » ([19]) ; le développement d'une lutte politique prolétarienne distincte, menée, au début, pour la mise en oeuvre de réformes - telles que la Loi des 10 heures - mais assumant peu à peu la forme d'un défi politique aux fondements mêmes de la société bourgeoise.

Le Manifeste défend l'idée que la si­tuation révolutionnaire naîtra des contradictions économiques du ca­pitalisme ayant atteint leur pa­roxysme, un point où la bourgeoisie ne pourra même plus « assurer l'existence de l'esclave à l'intérieur même de son esclavage : elle est for­cée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. » ([20])

En même temps, le texte envisage une polarisation croissante de la société entre une petite minorité d'exploiteurs et une majorité prolé­tarienne appauvrie, toujours crois­sante : « de plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement » ([21]), puisque le développement du capi­talisme projette toujours plus la pe­tite-bourgeoisie, la paysannerie, et même des parties de la bourgeoisie elle-même, dans les rangs du prolé­tariat. La révolution est donc le ré­sultat de cette combinaison de mi­sère économique et de polarisation sociale.

De nouveau, il semble parfois, dans le Manifeste, que cette grande simplification de la société a déjà été accomplie ; que le prolétariat constitue déjà la majorité écrasante de la population. En fait, ce n'était le cas que dans un seul pays à l'époque où le texte a été écrit (la Grande-Bretagne). Et puisque, comme nous l'avons vu, le texte laisse la place à l'idée que le capi­talisme a déjà atteint son apogée, il tend à donner l'idée que la confron­tation finale entre les « deux grandes classes » est vraiment pour bientôt. Par rapport à l'évolution réelle du capitalisme, c'était loin d'être le cas. Mais malgré ça, le Manifeste est un travail extraordinairement prophétique. A peine quelques mois après sa publica­tion, le développement de la crise économique globale avait engendré une série de soulèvements révolu­tionnaires dans toute l'Europe. Et, bien que la plupart de ces mouve­ments aient plus constitué les der­niers souffles du combat de la bourgeoisie contre l'absolutisme féodal que les premières échauffou­rées de la révolution prolétarienne, le prolétariat de Paris, en menant son propre soulèvement indépen­dant contre la bourgeoisie, démontrait en pratique tous les arguments du Manifeste sur la nature révolu­tionnaire de la classe ouvrière comme négation vivante de la so­ciété capitaliste. Le caractère « prophétique » du Manifeste est le témoignage de la justesse fondamentale, pas tant des pronostics immédiats de Marx et Engels, que de la méthode historique générale avec laquelle ils ont analysé la réalité sociale. Et c'est pourquoi, dans son essence et contrairement à toutes les affirmations arrogantes de la bourgeoisie sur la façon dont l'histoire aurait prouvé l'erreur de Marx, le Manifeste Communiste ne date pas.

 De la dictature du prolétariat au dépérissement de l'Etat

Le Manifeste prévoit donc que l'être du prolétariat sera poussé à la révolution sous le fouet de la misère économique croissante. Comme on l'a noté, le premier acte de cette ré­volution est la prise du pouvoir po­litique par le prolétariat. Celui-ci devait se constituer en classe domi­nante pour accomplir son programme économique et social.

Le Manifeste envisage explicitement cette révolution comme « le renversement violent de la bourgeoi­sie », la culmination d'une «guerre civile plus ou moins occulte » ([22]). Inévitablement cependant, les dé­tails de la manière dont le proléta­riat renverserait la bourgeoisie, res­tent vagues puisque le texte a été écrit avant la première apparition ouverte de la classe comme force indépendante. Le texte parle en fait du prolétariat qui fait « la conquête de la démocratie » ([23]) ; les Prin­cipes disent que la révolution « établira un régime démocratique et, par là même, directement ou indirectement, la domination politique du prolétariat » ([24]). Si nous regar­dons certains écrits de Marx sur le mouvement Chartiste ou sur la République bourgeoise, nous pouvons voir que, même après l'expérience des révolutions de 1848, il envisa­geait toujours la possibilité que le prolétariat arrive au pouvoir à tra­vers le suffrage universel et le pro­cessus parlementaire (par exemple dans son article sur les Chartistes dans The New York Daily Tribune du 25 août 1852, dans lequel Marx défend l'idée qu'accorder le suf­frage universel en Angleterre signi­fierait « la suprématie politique de la classe ouvrière »). Ceci a, à son tour, ouvert la porte à des spécula­tions sur une conquête totalement pacifique du pouvoir, dans certains pays du moins. Comme nous le ver­rons, ces spéculations furent ensuite saisies par les pacifistes et les réformistes dans le mouvement ou­vrier, dans la dernière partie du siècle, pour prendre et justifier toutes sortes de libertés idéolo­giques. Néanmoins, les principales lignes de la pensée de Marx vont dans un sens tout à fait différent, et surtout l'expérience de la Com­mune de Paris de 1871 qui a démon­tré la nécessité, pour le prolétariat, de créer ses propres organes de pouvoir politique et de détruire l'Etat bourgeois, et non de s'en emparer, que ce soit de façon vio­lente ou « démocratique ». En fait, d'après les préfaces au Manifeste écrites plus tard par Engels, ce fut le changement le plus important que l'expérience historique ait ap­porté au programme communiste : « (...) en face des expériences pra­tiques, d'abord de la révolution de Février, ensuite et surtout de la Commune de Paris, où, pour la première fois, le prolétariat a pu te­nir entre ses mains le pouvoir politique pendant deux mois, ce programme a perdu, par endroits, son actualité. La Commune notamment a démontré que la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre posses­sion de la machine d'Etat telle quelle et l'utiliser pour ses propres fins. » ([25])

Mais ce qui reste valable dans le Manifeste, c'est l'affirmation de la nature violente de la prise du pouvoir et la nécessité que la classe ou­vrière établisse sa propre domina­tion politique - la « dictature du prolétariat », telle qu'elle est pré­sentée dans d'autres écrits de la même époque.

Tout aussi valable jusqu'aujour­d'hui est le projet de dépérissement de l’Etat. Depuis ses premiers écrits en tant que communiste, Marx a souligné que l'émancipation véritable de l'humanité ne pouvait se restreindre à la sphère politique. « L'émancipation politique » avait constitué la réalisation la plus haute de la révolution bourgeoise, mais pour le prolétariat, cette

«émancipation» ne signifiait qu'une nouvelle forme d'oppression. Pour la classe exploi­tée, la politique n'était qu'un moyen pour arriver à une fin, à sa voir une émancipation sociale to­tale. Le pouvoir politique et l'Etat n'étaient nécessaires que dans une société divisée en classes ; puisque le prolétariat n'avait aucun intérêt à se constituer en nouvelle classe exploiteuse, mais était contraint de lutter pour l'abolition de toutes les divisions de classe, il s'ensuivait que l'avènement du communisme signifiait la fin de la politique en tant que sphère particulière, et la fin de l'Etat. Comme le dit le Manifeste :

« Lorsque, dans le cours du dévelop­pement, les antagonismes de classes auront disparu et que toute la pro­duction sera concentrée entre les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique au sens strict du terme, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s'unir en une classe ; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit violemment les anciens rapports de production - c'est alors qu'il abolit en même temps que ce système de production les conditions d'existence de l'antagonisme des classes ; c'est alors qu'il abolit les classes en géné­ral, et, par là même, sa propre do­mination en tant que classe. » ([26])

 Le caractère international de la révolution prolétarienne

Le Manifeste concevait-il la possi­bilité d'une révolution ou même du communisme, dans un seul pays ? Il est certainement vrai qu'il y a des phrases ambiguës ici et là dans le texte ; par exemple quand il dit que « le prolétariat doit tout d'abord s'emparer du pouvoir politique, s'ériger en classe nationale, se constituer lui-même en tant que na­tion. Par cet acte, il est, sans doute, encore national mais nullement au sens de la bourgeoisie. » ([27]) En fait, l'amère expérience historique a montré que le terme national n'a qu'un sens bourgeois et que, pour sa part, le prolétariat est la néga­tion de toutes les nations. Mais ceci est avant tout l'expérience de l'époque décadente du capitalisme, quand le nationalisme et les luttes de nationalités auront perdu le ca­ractère progressiste qu'ils pou­vaient avoir à l'époque de Marx où le prolétariat soutenait encore cer­tains mouvements nationaux comme moment de la lutte contre l'absolutisme féodal et d'autres ves­tiges réactionnaires du passé. En général, Marx et Engels étaient clairs sur le fait que de tels mouve­ments étaient de caractère bour­geois, mais des ambiguïtés se glis­saient inévitablement dans leur langage et leur pensée car c'était une époque où la totale incompati­bilité entre les intérêts nationaux et les intérêts de classe n'avait pas en­core été portée à son terme.

Ceci dit, l'essence du Manifeste n'est pas contenue dans la phrase ci-dessus, mais dans une autre juste avant : « Les prolétaires n'ont pas de patrie. On ne peut leur dérober ce qu'ils ne possèdent pas » ([28]) et dans la conclusion finale du texte : « Prolétaires de tous les pays, unis­sez-vous ! » ([29]) De même, le Manifeste insiste sur le fait que : « Une des premières conditions de son émancipation, c'est l'action unifiée, tout au moins des travailleurs des pays civilisés. » ([30])

Les Principes sont même plus expli­cites là-dessus :

« Question : cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays ?

Réponse : Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend de ce qui se passe chez les autres. Elle a, en outre, uniformisé dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes décisives de la société, et que la lutte entre ces deux classes est devenue la principale lutte de notre époque. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne (...). Elle est une révo­lution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel. » ([31])

Donc, dès le départ, la révolution prolétarienne était considérée comme une révolution internatio­nale. L'idée que le communisme, ou même la prise du pouvoir révolutionnaire, puisse avoir lieu dans les limites d'un seul pays, était aussi éloignée des idées de Marx et Engels qu'elle l'était de l'esprit des Bolcheviks qui ont dirigé la révolu­tion d'Octobre 1917, et de celui des fractions internationalistes qui ont mené la résistance à la contre-ré­volution stalinienne qui justement s'identifiait à la théorie mons­trueuse du « socialisme en un seul pays»
 

Le communisme et le chemin pour y parvenir

Comme nous l'avons vu dans l'article précédent, le courant marxiste était, dès ses débuts, tout à fait clair sur les caractéristiques d'une société communiste pleinement développée pour laquelle il luttait. Le Manifeste la définit briè­vement, mais de façon significative, dans le paragraphe qui suit celui sur le dépérissement de l'Etat :

« L'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de cha­cun est la condition du libre épa­nouissement de tous. » ([32])

Le communisme n'est donc pas seulement une société sans classes et sans Etat : il est aussi une société qui a dépassé (et c'est sans précé­dent dans toute l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours) le conflit entre les besoins sociaux et les besoins individuels et qui dédie, de façon consciente, ses ressources au développement illimité de tous ses membres - tout ceci faisant clai­rement écho aux réflexions sur la nature d'une activité authentiquement libre parues dans les écrits de 1844 et 1845. Les passages dans le Manifeste qui traitent des objec­tions de la bourgeoisie au commu­nisme, montrent aussi à l'évidence que le communisme signifie non seulement la fin du travail salarié, mais de toutes les formes d'achat et de vente. La même partie insiste sur le fait que la famille bourgeoise, qui est caractérisée comme une forme de prostitution légalisée, est aussi condamnée à disparaître.

Les Principes du communisme trai­tent, plus longuement que le Manifeste, d'autres aspects de la nou­velle société. Par exemple, ils soulignent que le communisme remplacera l'anarchie du marché par l'organisation des forces produc­tives de l'humanité « d'après un plan établi en fonction des res­sources disponibles et des besoins de toute la collectivité ». ([33]) En même temps, le texte développe le thème selon lequel l'abolition des classes sera possible dans le futur parce que le communisme sera une so­ciété d'abondance :

« Le développement de l'industrie mettra à la disposition de la société une masse de produits suffisante pour satisfaire les besoins de tous. De même l'agriculture » en utilisant les x perfectionnements et les progrès scientifiques déjà réalisés connaîtra un essor tout nouveau et mettra à la disposition de la société une quantité tout à fait suffisante de produits. Ainsi la société fabriquera suffi­samment de produits pour pouvoir organiser la répartition de façon à satisfaire les besoins de tous ses membres. La division de la société en classes différentes, mutuellement hostiles, sera rendue ainsi superflue. » ([34])

De nouveau, si le communisme est consacré au « libre développement de tous », ce doit alors être une so­ciété qui s'est débarrassée de la division du travail telle que nous la connaissons : « La gestion commune de la production ne peut être assurée par des hommes tels qu'ils sont au­jourd'hui, alors que chaque individu est subordonné à une seule branche de la production, enchaîné à elle, exploité par elle, n'ayant développé qu'une de ses facultés aux dépens des autres... L'industrie exercée en commun, et suivant un plan, par l'ensemble de la société suppose des hommes dont les facultés sont déve­loppées dans tous les sens et qui sont en état de dominer tout le système de production. » ([35])

Une autre division qui doit être supprimée, c'est celle entre la ville et la campagne :

« La dispersion dans les campagnes de la population agricole, à côté de la concentration de la population industrielle dans les grandes villes, est un phénomène qui correspond à une étape de développement encore inférieure de l'agriculture et de l'industrie, un obstacle à tout progrès ultérieur qui se fait fortement sentir dès maintenant. » ([36])

Ce point était considéré comme si important que la tâche de mettre fin à la division entre ville et cam­pagne a été incluse comme l'une des mesures de « transition » vers le communisme, à la fois dans les Principes et dans le Manifeste. Et il reste une question brûlante dans le monde d'aujourd'hui avec ses mé­gapoles en croissance constante et la pollution grandissante. (Nous reviendrons sur cette question plus en détail dans un autre article, quand nous devrons considérer comment la révolution communiste traitera la « crise écologique »).

Ces descriptions générales de la so­ciété communiste future sont en continuité avec celles contenues dans les premiers écrits de Marx, et ne requièrent pas beaucoup, sinon pas du tout, de modifications au­jourd'hui. Par contre, les mesures sociales et économiques spécifiques défendues dans le Manifeste en tant que moyens d'atteindre ces buts sont - comme Marx et Engels l'ont reconnu eux-mêmes à leur propre époque - bien plus marquées par la période, pour deux raisons fondamentales et intimement liées :

- le fait que le capitalisme, à l'époque où le Manifeste a été écrit, était encore dans sa phase ascendante et n'avait pas encore jeté les bases des conditions  objectives de la révolution communiste ;

- le fait que la classe ouvrière n'avait pas eu d'expérience concrète d'une situation révolu­tionnaire, ni de ce fait des moyens par lesquels elle pourrait assumer le pouvoir politique, ni des premières mesures économiques et sociales qu'elle devrait prendre une fois au pouvoir.

Voici les mesures que le Manifeste envisage comme pouvant « assez généralement être mises en applica­tion » une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir :

«1° Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.

2° Impôt sur le revenu fortement progressif.

3° Abolition du droit d'héritage.

4° Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

5° Centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale à capital d'Etat et à monopole exclusif

6° Centralisation entre les mains de l'Etat de tous les moyens de trans­port et de communication.

7° Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des ter­rains incultes conformément à un plan d'ensemble.

8° Travail obligatoire pour tous, constitution d'armées industrielles, particulièrement dans l'agriculture.

9° Combinaison de l'exploitation agricole et industrielle ; mesures tendant à faire disparaître graduel­lement la différence entre la ville et la campagne.

10° Education publique gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques, tel qu'il existe aujourd'hui ; éducation combinée avec la production maté­rielle, etc. » ([37])

Dès le début, il est évident que la majorité de ces mesures se sont avé­rées, dans sa phase de décadence, tout à fait compatibles avec la survie du capitalisme - en fait beaucoup d'entre elles ont été adaptées par le capital précisément pour survivre dans cette dernière période. L'époque de décadence est celle du capitalisme d'Etat universel : la centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, la formation des armées industrielles, la nationalisa­tion des transports et de la commu­nication, l'éducation libre dans des écoles d'Etat ... A un degré plus ou moins grand, et à différents mo­ments, chaque Etat capitaliste a adopté de telles mesures depuis 1914, et les régimes staliniens, ceux qui proclament mettre en oeuvre le programme du Manifeste Commu­niste, les ont pratiquement toutes adoptées.

Les staliniens basaient leurs réfé­rences « marxistes » en partie sur le fait qu'ils avaient mis en pratique la plupart des mesures défendues dans le Manifeste. Les anarchistes, pour leur part, ont également souligné cette continuité, bien qu'évidem­ment, dans un sens totalement né­gatif, et ils peuvent se réclamer de certaines diatribes « prophétiques » de Bakounine pour « prouver » que Staline était l'héritier logique de Marx.

En fait, cette façon de voir les choses est complètement superfi­cielle, et ne sert qu'à justifier des attitudes politiques bourgeoises particulières. Mais avant d'expli­quer pourquoi les mesures écono­miques et sociales défendues dans le Manifeste ne sont, en général, plus applicables, nous voulons souligner la validité de la méthode qui les sous-tend.
 

La nécessité d'une période de transition
 

Des éléments aussi profondément enracinés dans la société capitaliste que le travail salarié, les divisions de classes ou l'Etat, ne pouvaient pas être abolis en une nuit, comme les anarchistes du temps de Marx le prétendaient et comme leurs des­cendants ultérieurs (les diverses branches de conseillisme et de mo­dernisme) le prétendent encore. Le capitalisme a créé le potentiel pour l'abondance, mais cela ne signifie pas que l'abondance apparaisse, de façon magique, le lendemain de la révolution. Au contraire, la révolu­tion est une réponse à une profonde désorganisation de la société et, dans sa phase initiale tout au moins, tendra encore à intensifier cette désorganisation. Un immense travail de reconstruction, d'éducation et de réorganisation at­tend le prolétariat victorieux. Des siècles, des millénaires d'habitudes enracinées, tous les vieux débris idéologiques du vieux monde, de­vront être supprimés. La tâche est vaste et sans précédent, et les colporteurs de solutions instantanées sont des marchands d'illusions. C'est pourquoi le Manifeste a raison de parler du besoin, pour le prolétariat victorieux, d'« accroître le plus rapidement possible la masse des forces productives » ([38]) et, pour ce faire, au début, « (en attentant) despotiquement au droit de pro­priété et aux rapports de production bourgeois, donc (en prenant) des mesures apparemment insuffisantes et inconsistantes du point de vue économique. Mais au cours du mou­vement, ces mesures se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyens de bouleverser le mode de production tout entier. » ([39])

 

Cette vision générale du prolétariat mettant en mouvement une dyna­mique vers le communisme, plutôt que d'introduire ce dernier par dé­cret, reste parfaitement correcte, même si nous pouvons, rétrospecti­vement, reconnaître que cette dy­namique ne découle pas du fait de placer l'accumulation du capital entre les mains de l'Etat, mais dans le prolétariat auto-organisé qui renverse les principes mêmes de l'accumulation (c'est-à-dire en soumettant la production à la consommation ; en « attentant de façon despotique » à l'économie de marché et à la forme du travail sala­rié ; à travers le contrôle direct par le prolétariat de l'appareil produc­tif, etc.)

Le principe de centralisation

De nouveau, et contrairement aux anarchistes qui, en épousant la cause de la « fédération », reflètent le localisme et l'individualisme pe­tit-bourgeois de ce courant, le marxisme a toujours insisté sur le fait que le chaos et la concurrence capitaliste ne peuvent être dépassés qu'à travers la centralisation la plus stricte à l'échelle globale - centrali­sation des forces productives par le prolétariat, centralisation des or­ganes économiques et politiques propres du prolétariat. L'expérience a certainement mon­tré que cette centralisation est très différente de la centralisation bu­reaucratique de l'Etat capitaliste ; plus encore, le prolétariat doit se méfier du centralisme de l'Etat post-révolutionnaire. Mais l'Etat capitaliste ne peut être renversé, et les tendances contre-révolution­naires de l'Etat de « transition » contrecarrées, sans la centralisa­tion des forces du prolétariat. A ce niveau encore une fois, la démarche générale contenue dans le Manifeste reste valable aujourd'hui.
 

Les limites posées par l'histoire

Néanmoins, comme Engels le dit dans son introduction à l'édition de 1872, si « les principes généraux énoncés dans le Manifeste gardent aujourd'hui encore, dans leurs grandes lignes, toute leur validité... Ainsi que le déclare le Manifeste lui-même, l'application pratique de ces principes dépend partout et toujours des conditions historiques du mo­ment ; il ne faut donc pas attribuer trop d'importance aux mesures ré­volutionnaires proposées à la fin du chapitre II. A bien des égards, il faudrait aujourd'hui remanier ces passages ». ([40]) Il mentionne ensuite les  « immenses progrès de la grande industrie au cours de ces vingt-cinq dernières années » et, comme nous l'avons déjà vu,            l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière en 1848 et 1871.

La référence au développement de l'industrie moderne est particuliè­rement valable ici, puisqu'elle in­dique que, en ce qui concerne Marx et Engels, le but premier des mesures économiques proposées dans le Manifeste était de développer le capitalisme à une époque où nombre de pays n'avaient pas achevé leur révolution bourgeoise. On peut le vérifier en regardant les Revendications du Parti communiste d'Allemagne que la Ligue des communistes a distribuées sous forme de tract durant les soulève­ments de 1848 en Allemagne. Nous savons que Marx était tout à fait explicite à l'époque sur la nécessité que la bourgeoisie prenne le pouvoir en Allemagne comme pré condition de la révolution prolétarienne. Les mesures proposées dans ce tract avaient donc pour but de pousser l'Allemagne hors de son ar­riération féodale et d'étendre les rapports bourgeois de production aussi vite que possible : mais beaucoup de ces mesures - lourd impôt progressif sur le revenu, banque d'Etat, nationalisation de la terre et des transports, libre éducation - sont exactement les mêmes que celles du Manifeste. Nous examine­rons dans un autre article jusqu'à quel point les perspectives de Marx sur la révolution en Allemagne ont été confirmées ou infirmées par les événements ; mais le fait reste que, si Marx et Engels voyaient les mesures proposées dans le Manifeste comme étant déjà dépassées à leur époque, elles sont encore moins valables dans la période de déca­dence, quand le capitalisme a, depuis longtemps, établi sa domina­tion mondiale et, depuis longtemps, ne s'est plus manifesté comme force de progrès où que ce soit dans le monde.

Ce n'est pas pour dire qu'à l'époque de Marx et Engels, ou dans le mouvement révolutionnaire qui s'est développé après eux, il y ait eu une véritable clarté sur le genre de mesures que le prolétariat victorieux devrait prendre afin d'enclencher une dynamique vers le communisme. Au contraire, les confusions sur la possibilité, pour la classe ouvrière, d'utiliser les na­tionalisations, le crédit d'Etat et autres mesures capitalistes d'Etat comme pas en avant vers le com­munisme, ont persisté durant le 19e siècle et joué un rôle très négatif durant la révolution en Russie. Il a fallu la défaite de cette révolution, la transformation du bastion prolé­tarien en une effrayante tyrannie capitaliste d'Etat et beaucoup d'autres réflexions et débats parmi les révolutionnaires avant que de telles ambiguïtés soient finalement rejetées. Mais nous traiterons aussi de cette question dans d'autres ar­ticles.

Le jugement de la pratique
 

La partie finale du Manifeste concerne les tactiques à suivre par les communistes dans les différents pays, en particulier ceux où ce qui était à l'ordre du jour, ou ce qui semblait l'être, était la lutte contre l'absolutisme féodal. Dans le pro­chain article, nous examinerons comment l'intervention pratique des communistes dans les soulève­ments européens de 1848 a clarifié les perspectives de la révolution prolétarienne et confirmé ou in­firmé les considérations tactiques contenues dans le Manifeste.

 

CDW



[1]  Voir « l’aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation » dans la Revue Internationale n°70 et « Le communisme, véritable commencement de la société humaine » dans la Revue internationale n°71.

[2] L'Idéologie allemande, Ed. La Pléiade, T.III, p. 1058

[3] Ibid. p. 1060

[4] Ibid. p. 1056

[5] Ibid. p. 1122

[6] Ibid. p. 1067

 

[7] Ecrits de Jeunesse, Ed. Spartacus, p. 46

[8] Misère de la philosophie, Ed. La Pléiade, Tome I, p. 136

[9] Ibid.

 

[10] Ici, le terme « parti » ne se réfère pas à la Ligue des Communistes elle-même : bien que le Manifeste fût le travail collectif de cette organisation, son nom n'apparaissait pas dans la première édition de ce texte, essentiellement pour des raisons de sécurité. Le terme « parti », à ce stade, ne se référait pas à une organisation spécifique mais à une tendance ou un mouvement général.

[11] Le Manifeste, Ed. La Pléiade, Tome I, p. 161. Dans les dernières éditions de ce texte, Engels a précisé que cette prise de position s'appliquait à toute « l'histoire écrite » mais pas aux formes communautaires de société qui ont précédé l'apparition des divisions en classes.

[12] Ibid., p. 163

 

[13] Ibid., p. 167

[14] Principes du communisme, Ed. Beijing, p. 19

[15] Le Manifeste, ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid. p. 168

 

[18] Ibid. p. 169

[19] Ibid. p. 171

[20] Ibid. p. 173

[21] Ibid. p. 162

 

[22] Ibid. p. 173

[23] Ibid. p. 181

[24] Principes du communisme, Ed. Beijing, p. 15

[25] Préface du Manifeste Communiste à la réédition allemande, 1872, Ed.

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