Vingt-cinq ans après mai 1968 : que reste-t-il de mai 1968 ?

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Les grandes luttes ouvrières laissent peu de traces visibles, quand elles sont terminées. Lorsque «l'ordre» revient, lorsque « la paix sociale » répand à nouveau son impitoyable chape de plomb quotidienne, il ne reste bientôt d'elles qu'un souvenir. Un «souvenir», cela semble bien, mais peu. En fait c'est une force re­doutable dans la tête de la classe révolutionnaire.

L'idéologie dominante tente en permanence de détruire ces images des moments où les exploités ont relevé la tête. Elle le fait en falsi­fiant l'histoire. Elle manipule les mémoires en vidant de leur force révolutionnaire les souvenirs de lutte. Elle génère des clichés muti­lés, vidés de tout ce que ces luttes avaient d'exemplaire, d'instructif et d'encourageant pour les luttes à venir.

A l'occasion de l'effondrement de l'URSS, les prêtres de l'ordre établi s'étaient adonnés à coeur joie à cet exercice, pataugeant comme jamais dans la boue du mensonge qui iden­tifie la révolution d'octobre 1917 au stalinisme. A l'occasion du 25e an­niversaire des événements de Mai 1968, ils recommencent, même si c'est à une moindre échelle.

Ce qui fut, par le nombre des parti­cipants et la durée, la plus grande grève ouvrière de l'histoire est pré­senté aujourd'hui comme une agita­tion estudiantine produit d'infanti­les rêveries utopiques d'une intelli­gentsia universitaire imbue des Rolling Stones et des héros stali­niens du « tiers-monde ». Qu'en resterait-t-il aujourd'hui ? Rien, sinon une preuve de plus que toute idée de dépassement du capitalisme est une rêvasserie creuse. Et les médias de se régaler à nous montrer les images des anciens leaders étu­diants «révolutionnaires», appren­tis-bureaucrates devenus, un quart de siècle après, de consciencieux et respectables gérants de ce capita­lisme qu'ils avaient tant contesté Cohn Bendit, « Dany le rouge », dé­puté du Parlement de Francfort ; les autres, conseillers particuliers du président de la république, mi­nistres, hauts fonctionnaires, cadres d'entreprise, etc. Quant à la grève ouvrière, on n'en parle que pour dire qu'elle n'est jamais allée au-delà de revendications immé­diates. Qu'elle a abouti à une aug­mentation de salaires qui fut annu­lée en six mois par l'inflation. Bref, tout cela n'était que du vent et il ne peut en rester que du vent.

Que subsiste-t-il en réalité de mai 1968 dans la mémoire de la classe ouvrière qui l'a fait ?

Il y a bien sûr les images des barri­cades en flammes où s'affrontaient la nuit, dans le brouillard des bombes lacrymogènes, étudiants et jeunes ouvriers contre les forces de police ; celles des rues dépavées du Quartier latin de Paris, le matin, jonchées de débris et de voitures les roues en l'air. Les médias les ont suffisamment montrées.

Mais la puissance des manipula­tions médiatiques a des limites. La classe ouvrière possède une mé­moire collective, même si celle-ci vit un peu sous forme «souter­raine », ne s'exprimant ouvertement que lorsque la classe parvient à nouveau à s'unifier massivement dans la lutte. Au-delà de ce côté spectaculaire, il reste dans les mé­moires ouvrières un sentiment dif­fus et profond à la fois : celui de la force que représente le prolétariat lorsqu'il sait s'unifier.

Il y a bien eu au début des événe­ments de 68 en France une agita­tion estudiantine, comme il y en avait dans tous les pays industriali­sés occidentaux, nourrie en grande partie par l'opposition à la guerre du Vietnam et par une inquiétude nouvelle sur l'avenir. Mais cette agitation restait cantonnée à une toute petite partie de la société. Elle se résumait souvent à des défi­lés d'étudiants qui sautillaient dans la rue scandant les syllabes du nom d'un des staliniens les plus meur­triers : « Ho-Ho, Ho-Chi-Minh ! ». A l'origine des premiers troubles en milieu étudiant en 68 en France, on trouve, entre autres, la revendica­tion des étudiants d'avoir accès aux chambres des filles dans les cités universitaires... Avant 1968, dans les campus, « la révolte » s'affirmait souvent sous la bannière des théo­ries de Marcuse, dont une des thèses essentielles était que la classe ouvrière n'était plus une force sociale révolutionnaire car elle s'était définitivement embour­geoisée.

En France, la bêtise du gouverne­ment du militaire De Gaulle, qui répondit à l'effervescence estudian­tine par une répression dispropor­tionnée et aveugle, avait conduit l'agitation au paroxysme des pre­mières barricades. Mais cela demeurait encore pour l'essentiel cir­conscrit dans le ghetto de la jeu­nesse scolarisée. Ce qui vint tout bouleverser, ce qui transforma « les événements de Mai» en une explo­sion sociale majeure ce fut l'entrée en scène du prolétariat. C'est lorsque, au milieu du mois de Mai, la classe ouvrière s'est jetée presque toute entière dans la bataille, pa­ralysant la quasi-totalité des méca­nismes essentiels de la machine économique, que les choses sé­rieuses ont commencé. Balayant la résistance des appareils syndicaux, brisant les barrières corporatistes, près de 10 millions de travailleurs avaient arrêté le travail tous en­semble. Et par ce seul geste ils avaient fait basculer l'histoire.

Les ouvriers, qui quelques jours auparavant étaient une masse d'individus épars, s'ignorant les uns les autres et subissant aussi bien le poids de l'exploitation que celui de la police stalinienne dans les lieux de travail, ceux-là mêmes qu'on avait dit définitivement embourgeoisés, se retrouvaient soudain réunis, avec, entre leurs mains, une force gigantesque. Une force dont ils étaient les premiers surpris et dont ils ne savaient pas toujours quoi faire.

L'arrêt des usines et des bureaux, l'absence de transports publics, la paralysie des rouages productifs démontraient chaque jour com­ment, dans le capitalisme, tout dé­pend, en fin de compte, de la vo­lonté et de la conscience de la classe exploitée. Le mot de « révolu­tion » revint dans toutes bouches et les questions de savoir ce qui était possible, où on allait, comment cela s'était passé dans les grandes luttes ouvrières du passé devinrent les sujets centraux de discussion. « Tout le monde parlait et tout le monde s'écoutait». C'est une des caractéristiques dont on se souvient le plus. Pendant un mois, le silence qui isole les individus en une masse atomisée, cette muraille invisible qui semble d'ordinaire si épaisse, si inévitable, si désespérante, avait disparu. On discutait partout : dans les rues, dans les usines occupées, dans les universités et les lycées, dans les «Maisons de jeunes» des quartiers ouvriers, transformées en lieu de réunion politique par les « comités d'action » locaux. Le langage du mouvement ouvrier qui appelle les choses par leur nom : bourgeoisie, prolétariat, exploitation, lutte de classes, révolution, etc. se développait parce qu'il était tout naturellement le seul capable de cerner la réalité.

La paralysie du pouvoir politique bourgeois, ses hésitations face à une situation qui lui échappait, confirmaient la puissance de l'impact de la lutte ouvrière. Une anecdote illustre bien ce qui était ressenti dans les antres du pouvoir. Michel Jobert, chef de cabinet du premier ministre Pompidou pen­dant les événements, racontait en 1978, dans une émission de télévi­sion consacrée au dixième anniver­saire de 68, comment un jour, par la fenêtre de son bureau, il avait aperçu un drapeau rouge qui flot­tait sur le toit d'un des bâtiments ministériels. Il s'était empressé de téléphoner pour faire enlever cet objet qui par sa présence ridiculi­sait l'autorité des institutions. Mais, après plusieurs appels, il n'était pas parvenu à trouver quelqu'un disposé ou ayant les moyens d'exécuter cette tâche. C'est alors qu'il avait compris que quelque chose de vraiment nouveau était en train de se produire.

La véritable victoire des luttes ou­vrières de Mai 68 ne fut pas dans les augmentations de salaires obte­nues,   mais  dans  le  ressurgissent même de la force de la classe ou­vrière. C'était le retour du proléta­riat sur la scène de l'histoire après plusieurs décennies de contre-révolution stalinienne triomphante.

Aujourd'hui, alors que les ouvriers du monde entier subissent les effets des campagnes idéologiques sur « la fin du communisme et de la lutte de classe », le souvenir de ce que fut véritablement la grève de masses en 1968 en France constitue un rappel vivant de la force que porte en elle la classe ouvrière. Alors que toute la machine idéologique s'efforce d'enfoncer la classe révolutionnaire dans une océan de doutes sur elle même, de convaincre chaque ou­vrier qu'il est désespérément seul et n'a rien à attendre du reste de sa classe, ce rappel constitue un in­dispensable antidote.

Mais, nous dira-t-on, qu'importe le souvenir s'il s'agit seulement de quelque chose qui ne se reproduira plus. Qu'est-ce qui prouve que dans l'avenir nous pourrons assister a de nouvelles affirmations massives, puissantes de l'unité combative de la classe ouvrière ?

Sous une forme un peu différente, cette même question se trouva po­sée au lendemain des luttes du prin­temps 68 : venait-on d'assister à un simple feu de paille spécifiquement français ou bien ces événements ouvraient-ils, à l'échelle internatio­nale, une nouvelle période histo­rique de combativité proléta­rienne ?

L'article ci-après, publié en 1969 dans le n°2 de Révolution Interna­tionale, se donnait pour tâche de répondre à cette question. A travers la critique des analyses de l'Internationale Situationniste ([1]), il affirme la nécessité de comprendre les causes profondes de cette explo­sion et de les chercher non pas, comme le faisait l’IS, dans «  les manifestations les plus apparentes des aliénations sociales » mais dans « les sources qui leur donnent nais­sance et les nourrissent». «C'est dans ces racines (économiques) que la critique théorique radicale doit déceler les possibilités de son dépas­sement révolutionnaire... Mai 1968 apparaît dans toute sa signification pour avoir été une des premières et une des plus importantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant se détériorant. »

A partir de là il était possible de prévoir. En comprenant le lien qui existait entre l'explosion de Mai 68 et la dégradation de la situation économique mondiale, en com­prenant que cette dégradation tra­duisait un changement historique dans l'économie mondiale, en comprenant que la classe ouvrière avait commencé à se dégager de l'emprise de la contre-révolution stalinienne, il était aisé de prévoir que de nouvelles explosions ou­vrières suivraient rapidement celle de Mai 68, avec ou sans étudiants radicalisés.

Cette analyse fut rapidement confirmée. Dès l'automne 1969 l'Italie connaissait sa plus impor­tante vague de grèves depuis la  guerre ; la même situation se repro­duisit en Pologne en 1970, en Es­ pagne en 1971, en Grande Bretagne en 1972, au Portugal et en Espagne en 1974-75. Puis à la fin des années 1970, une nouvelle vague interna­tionale de luttes ouvrières se déve­loppa avec en particulier le mou­vement de masse en Pologne en 1980-81, la lutte la plus importante depuis la vague révolutionnaire de 1917-1923. Enfin, de 1983 à 1989, c'est encore une série de mouve­ments de la classe qui, dans les principaux pays industrialisés, montrera à plusieurs reprises des tendances à la remise en cause de l'encadrement syndical, à l'extension et la prise en mains des luttes.

Le Mai 68 français n'avait été « qu'un début », le début d'une nou­velle ère historique. Il n'était plus «minuit dans le siècle». La classe ouvrière s'arrachait de ces « années de plomb» qui duraient depuis le triomphe de la contre-révolution social-démocrate et stalinienne dans les années 1920. En réaffir­mant sa force par des mouvements massifs capables de s'opposer aux machines syndicales et aux « partis ouvriers», la classe ouvrière avait ouvert un cours à des affrontements de classes barrant la route au dé­clenchement d'une troisième guerre mondiale, ouvrant la voie au développement de la lutte de classe in­ternationale du prolétariat.

La période que nous vivons est celle ouverte par 1968. Vingt cinq ans après, les contradictions de la so­ciété capitaliste qui avaient conduit à l'explosion de Mai ne se sont pas estompées, au contraire. Au regard de la dégradation que connaît aujourd'hui l'économie mondiale, les difficultés de la fin des années 1960 paraissent insignifiantes : un demi-million de chômeurs en France en 1968, plus de trois millions au­jourd'hui, pour ne prendre qu'un exemple qui est loin de rendre compte du véritable désastre éco­nomique qui a dévasté l'ensemble de la planète pendant ce quart de siècle. Quant au prolétariat, à tra­vers des avancées et des reculs de sa combativité et de sa conscience, il n'a jamais signé un armistice avec le capital. Les luttes de l'automne 1992 en Italie, en réponse au plan d'austérité imposé par une bourgeoisie confrontée à la plus violente crise économique depuis la guerre, et où les appareils syndicaux ont subi une contestation ouvrière sans précédent, viennent encore récem­ment de le confirmer.

Que reste-t-il de Mai 68 ? L'ouver­ture d'une nouvelle phase de l'histoire. Une période au cours de laquelle ont mûri les conditions de nouvelles explosions ouvrières qui iront beaucoup plus loin que les balbutiements d'il y a 25 ans.

RV, juin 93.

 

Vingt-cinq ans après mai 1968 : COMPRENDRE MAI - Révolution Internationale n° 2 (ancienne série), 1969

 

Les événements de mai 1968 ont eu comme conséquence de susciter une activité littéraire exception­nellement abondante. Livres, bro­chures, recueils de toutes sortes se sont succédés à une cadence accé­lérée et à des tirages forts élevés. Les maisons d'éditions - toujours à l'affût de « gadgets » à la mode - se sont bousculées pour exploiter à fond l'immense intérêt soulevé dans les masses par tout ce qui touche à ces événements. Pour cela, ils ont trouvé, sans difficultés, journalistes, publicistes, profes­seurs, intellectuels, artistes, hommes de lettres, photographes de toutes sortes, qui, comme cha­cun sait, abondent dans ce pays et qui sont toujours à la recherche d'un bon sujet bien commercial.

On ne peut pas ne pas avoir un haut-le-coeur devant cette récupé­ration effrénée.

Cependant dans la masse des com­battants de Mai, l'intérêt éveillé au cours de la lutte même, loin de ces­ser avec les combats de rue, n'a fait que s'amplifier et s'approfondir. La recherche, la discussion, la confrontation se poursuivent. Pour n'avoir pas été des spectateurs ni des contestataires d'occasion, pour s'être trouvées brusquement enga­gées dans des combats d'une por­tée historique, ces masses, reve­nues de leur propre surprise, ne peuvent pas ne pas s'interroger sur les racines profondes de cette ex­plosion sociale qui était leur propre ouvrage, sur sa significa­tion, sur les perspectives que cette explosion a ouvertes dans un futur à la fois immédiat et lointain. Les masses essaient de comprendre, de prendre conscience de leur propre action.

De ce fait, nous croyons pouvoir dire que c'est rarement dans les livres publiés à profusion que nous pouvons trouver le reflet de cette inquiétude et des interrogations de la part des gens. Elles apparaissent plutôt dans de petites publications, les revues souvent éphémères, les papiers ronéotés de toutes sortes de groupes, de comités d'action de quartier et d'usines qui ont survécu depuis Mai, dans leurs réunions, au travers de discussions souvent et inévitablement confuses. Au tra­vers et en dépit de cette confusion, se poursuit néanmoins un travail sérieux de clarification des pro­blème soulevés par Mai.

Après plusieurs mois d'éclipsé, et de silence, probablement consa­crés à l'élaboration de ses travaux, vient d'intervenir dans ce débat le groupe de « L'Internationale Situationniste », en publiant un livre chez Gallimard : « Enragés et Situationnistes dans le mouvement des occupations ».

On était en droit d'attendre de la part d'un groupe qui a effective­ment pris une part active dans les combats, une contribution appro­fondie à l'analyse de la significa­tion de Mai, et cela d'autant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meil­leures. On était en droit d'émettre des exigences et on doit constater que le livre ne répond pas à ses promesses.

Mis à part le vocabulaire qui leur est propre : « spectacle », « société de consommation », « critique de la vie quotidienne », etc., on peut dé­plorer que pour leur livre, les situationnistes aient allègrement cédé au goût du jour, se complaisant à le farcir de photos, d'images et de bandes de comics.

On peut penser ce que l'on veut des comics comme moyen pour la pro­pagande et l'agitation révolution­naire. On sait que les situationnistes sont particulièrement friands de cette forme d'expression que sont les comics et les bulles. Ils prétendent même avoir découvert dans le « détournement », l'arme moderne (?) de la propagande sub­versive, et voient en cela le signe distinctif de leur supériorité par rapport aux autres groupes qui en sont restés aux méthodes « surannées » de la presse révolu­tionnaire « traditionnelle », aux ar­ticles « fastidieux » et aux tracts ro­néotés.

Il y a assurément du vrai dans la constatation que les articles de la presse des groupuscules sont sou­vent rébarbatifs, longs et en­nuyeux. Cependant, cette consta­tation ne saurait devenir un argu­ment pour une activité de divertis­sement. Le capitalisme se charge amplement de cette besogne qui consiste sans cesse à découvrir toutes sortes d'activités culturelles (sic) pour les jeunes, les loisirs or­ganisés et surtout les sports. Ce n'est pas seulement une question de contenu mais aussi de méthode appropriée qui correspond à un but bien précis : le détournement de la réflexion.

La classe ouvrière n'a pas besoin d'être divertie. Elle a surtout be­soin de comprendre et de penser. Les comics, les mots d'esprit et les jeux de mots leur sont d'un piètre usage. On adopte d'une part pour soi un langage philosophique, une terminologie particulièrement re­cherchée, obscure et ésotérique, réservée aux « penseurs intellec­tuels », d'autre part, pour la grande masse infantile des ouvriers, quelques images accompagnées de phrases simples, cela suffit ample­ment.

Il faut se garder, quand on dénonce partout le spectacle, de ne pas tomber soi-même dans le specta­culaire. Malheureusement, c'est un peu par là que pêche le livre sur Mai en question. Un autre trait ca­ractéristique du livre est son aspect descriptif des événements au jour le jour, alors qu'une analyse les si­tuant dans un contexte historique et dégageant leur profonde signifi­cation eût été nécessaire. Remar­quons encore que c'est surtout l'action des enragés et des situationnistes qui est décrite plutôt que les événements eux-mêmes comme d'ailleurs l'annonce le titre. En rehaussant hors mesure le rôle joué par telle personnalité des enragés, en faisant un véritable pa­négyrique de soi, on a l'impression que ce n'est pas eux qui étaient dans le mouvement des occupa­tions, mais que c'est le mouvement de Mai qui était là pour mettre en relief la haute valeur révolutionnaire des enragés et des situation­nistes. Une personne n'ayant pas vécu, ignorant tout de Mai et se documentant au travers de ce livre, se ferait une curieuse idée de ce que ce fut. A les en croire, les situa­tionnistes auraient occupé une place prépondérante, et cela dès le début, dans les événements, ce qui révèle une bonne dose d'imagination et est vraiment « prendre ses désirs pour la réa­lité ». Ramenée à ses justes propor­tions, la place occupée par les si­tuationnistes a été sûrement infé­rieure à celle de nombreux autres groupuscules, et en tout cas pas supérieure. Au lieu de soumettre à la critique le comportement, les idées, les positions des autres groupes - ce qui aurait été intéres­sant, mais qu'ils ne font pas - mi­nimiser (voir dans les pages 179 à 181 avec quel dédain et combien superficiellement, ils font la « critique » des autres groupes « conseillistes ») ou encore passer sous silence l'activité et le rôle des autres est un procédé douteux pour faire ressortir sa propre grandeur, et ne mène pas à grand chose.

Le livre (ou ce qu'il en reste, dé­duction faite des bandes dessinées, photos, chansons, inscriptions mu­rales et autres reproductions) dé­bute par une constatation généra­lement juste : Mai avait surpris un peu tout le monde et en particulier les groupes révolutionnaires ou prétendus tels. Tous les groupes et courants, sauf évidemment les si­tuationnistes qui, eux, « savaient et montraient la possibilité et l’imminence d'un nouveau départ de la révolution». Pour le groupe de situationnistes, grâce à « la cri­tique révolutionnaire qui ramène au mouvement pratique sa propre théo­rie, déduite de lui et portée à la co­hérence qu'il poursuit, certainement rien n'était plus prévisible, rien n'était plus prévu, que la nouvelle époque de la lutte de classe... »

On sait depuis longtemps qu'il n'existe aucun code contre la pré­somption et la prétention, manie fort répandue dans le mouvement révolutionnaire -surtout depuis le « triomphe » du léninisme - et dont le bordiguisme est une manifesta­tion exemplaire : aussi ne dispute­rons-nous pas cette prétention aux situationnistes et nous contente­rons-nous simplement d'en prendre acte en haussant les épaules pour seulement chercher à savoir : où et quand, et sur la base de quelles données, les situationnistes ont-ils prévu les événements de Mai ? Quand ils affirment qu'ils avaient « depuis des années très exactement prévu l'explosion actuelle et ses suites », ils confondent visiblement une affirmation générale avec une analyse précise du moment. De­ puis plus de cent cinquante ans, depuis qu'existe un mouvement révolutionnaire du prolétariat, existe la « prévision » qu'un jour, inévita­blement surviendra l'explosion ré­volutionnaire. Pour un groupe qui prétend non seulement avoir une théorie cohérente, mais encore « ramener sa critique révolutionnaire au mouvement pratique », une prévision de ce genre est largement insuffisante. Pour ne pas rester une simple phrase rhétorique, « ramener sa critique au mouvement pratique » doit signifier l'analyse de la situation concrète, de ses limites et de ses possibilités réelles. Cette analyse, les situationnistes ne l'ont pas faite avant et, si nous jugeons d'après leur livre, ne la font pas en­core maintenant ; car quand ils parlent d'une nouvelle période de reprise des luttes révolutionnaires, leur démonstration se réfère tou­jours à des généralités abstraites. Et même quand ils se réfèrent aux luttes de ces dernières années, ils ne font rien d'autre que de consta­ter un fait empirique. Par elle seule, cette constatation ne va pas au-delà du témoignage de la conti­nuité de la lutte des classes et n'indique pas le sens de son évolu­tion, ni de la possibilité de débou­cher et d'inaugurer une période his­torique de luttes révolutionnaires surtout à l'échelle internationale, comme peut et doit l'être une ré­volution socialiste. Même une ex­plosion d'une signification révolu­tionnaire aussi formidable que la Commune de Paris ne signifiait pas l'ouverture d'une ère révolution­naire dans l'histoire, puisqu'au contraire elle sera suivie d'une longue période de stabilisation et d'épanouissement du capitalisme, entraînant comme conséquence, le mouvement ouvrier vers le réfor­misme.

A moins de considérer comme les anarchistes, que tout est toujours possible et qu'il suffit de vouloir pour pouvoir, nous sommes appe­lés à comprendre que le mouve­ment ouvrier ne suit pas une courbe continuellement ascendante mais est fait de périodes de montées et de périodes dé reculs, et est déter­miné objectivement et en premier lieu par l'état de développement du capitalisme et des contradictions inhérentes à ce système.

L'I.S. définit l'actualité comme « le retour présent de la révolution ». Sur quoi fonde-t-elle cette définition ? Voici son explication :

1.   « La théorie critique élaborée et répandue par l’I S. constatait ai­sément (...) que le prolétariat n'était pas aboli » (curieux vraiment que l'I.S. constate «aisément» ce que tous les ouvriers et tous les ré­volutionnaires savaient, sans recours nécessaire à l'I.S.)

2.   « ... que le capitalisme continuait à développer ses aliénations » (qui s'en serait douté ?).

3.   « ... que partout où existe cet an­tagonisme (comme si cet antago­nisme ne pouvait dans le capita­lisme ne pas exister partout) la question sociale posée depuis plus d'un siècle demeure » (en voilà une découverte !)

4.   « ... que cet antagonisme existe sur toute la surface de la planète » (encore une découverte !)

5.  « L'I.S.explique l'approfondis­sement et la concentration des alié­nations par le retard de la révolu­tion» (évidence...).

6.  «Ce retard découle manifeste­ment de la défaite internationale du prolétariat depuis la contre-révolu­tion russe » (voilà encore une vérité proclamée par les révolutionnaires depuis 40 ans au moins).

7.   En outre « l'I.S. savait bien (...) que l'émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ».

8.   Les situationnistes constatent que la falsification permanente né­cessaire à la survie de ces appareils bureaucratiques, était une pièce maîtresse de la falsification géné­ralisée dans la société moderne.

9.   Enfin « ils avaient aussi reconnu et s'étaient employés à rejoindre les nouvelles formes (?) de subversion dont les premiers signes s'accumu­laient».

10. Et voilà pourquoi « ainsi les si­tuationnistes savaient et montraient la possibilité et l'imminence d'un nouveau départ de la révolution, »

Nous avons reproduit ces longs ex­traits afin de montrer le plus exac­tement possible ce que les situationnistes d'après leur propre dire «savaient».

Comme on peut le voir, ce savoir se réduit à des généralités que connaissent depuis longtemps des milliers et des milliers de révolu­tionnaires, et ces généralités si elles suffisent pour l'affirmation du projet révolutionnaire, ne contiennent rien qui puisse être considéré comme une démonstration de « l’imminence d'un nouveau départ de la révolution ». La « théorie éla­borée » des situationnistes se réduit donc à une simple profession de foi et rien de plus.

C'est que la Révolution Socialiste et son imminence ne sauraient se déduire de quelques « découvertes » verbales comme la société de consommation, le spectacle, la vie quotidienne, qui désignent avec de nouveaux mots les notions connues de la société capitaliste d'exploitation des masses travail­leuses, avec tout ce que cela com­porte, dans tous les domaines de la vie sociale, de déformations et d'aliénations humaines.

En admettant que nous nous trou­vions devant un nouveau départ de la révolution, comment expliquer d'après l'I.S. qu'il ait fallu attendre juste LE TEMPS qui nous sépare de la victoire de la contre-révolution russe, disons : 50 ans. Pourquoi pas 30 ou 70 ? De deux choses l'une : ou la reprise du cours révo­lutionnaire est déterminée fondamentalement par les conditions objectives, et alors il faut les expli­citer - ce que l'I.S. ne fait pas - ou bien cette reprise est uniquement le fait d'une volonté subjective s'accumulant et s'affirmant un beau jour et elle ne pourrait alors être que constatable mais non pré­visible puisque aucun critère ne sau­rait d'avance fixer son degré de ma­turation.

Dans ces conditions, la prévision dont se targue l'I.S. tiendrait da­vantage d'un don de devin que d'un savoir. Quand Trotsky écrivait en 1936 « La révolution a commencé en France», il se trompait assuré­ment, néanmoins son affirmation reposait sur une analyse autrement sérieuse que celle de l'I.S. puisqu'elle se référait à des don­nées telles que la crise économique qui secouait le monde entier. Par contre la « prévision » juste de l'I.S. s'apparenterait plutôt aux affirma­tions de Molotov inaugurant la fa­meuse troisième période de l'I.C. (Internationale Communiste) au début de 1929, annonçant la grande nouvelle que le monde est entré des deux pieds dans la pé­riode révolutionnaire. La parenté entre les deux consiste dans la gra­tuité de leurs affirmations respec­tives, dont l'étude est effectivement indispensable comme point de dé­part de toute analyse sur une pé­riode donnée, suffisent à détermi­ner le caractère révolutionnaire ou non des luttes de cette période : et c'est ainsi que, s'appuyant sur la crise économique mondiale de 1929, il croit pouvoir annoncer l'imminence de la révolution. L'I.S. par contre croit suffisant d'ignorer et de vouloir ignorer tout ce qui se rapporte à l'idée même d'une condition objective et néces­saire, d'où son aversion profonde pour ce qui concerne les analyses économiques de la société capita­liste moderne.

Toute l'attention se trouve ainsi di­rigée vers les manifestations les plus apparentes des aliénations so­ciales, et on néglige de voir les sources qui leur donnent naissance et les nourrissent. Nous devons ré­affirmer qu'une telle critique qui porte essentiellement sur les mani­festations superficielles, aussi radi­cale soit-elle, restera forcément circonscrite, limitée, tant en théo­rie qu'en pratique.

Le capitalisme produit nécessaire­ment les aliénations qui lui sont propres dans son existence et pour sa survie, et ce n'est pas dans leur manifestation que se rencontre le moteur de son dépérissement. Tant que le capitalisme dans ses racines, c'est-à-dire comme système éco­nomique, reste viable, aucune vo­lonté ne saurait le détruire.

«Jamais une société n'expire avant que soient developpees toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir » (Marx, « Avant propos à la Critique de l'Economie Poli­tique »).

C'est donc dans ces racines que la critique théorique radicale doit déceler les possibilités de son dépas­sement révolutionnaire.

«A un certain degré de leur déve­loppement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de pro­duction... Alors commence une ère de révolution sociale» (Marx, idem).

Cette collision dont parle Marx, se manifeste par des bouleversements économiques, comme les crises, les guerres impérialistes et les convul­sions sociales. Tous les penseurs marxistes ont insisté sur le fait que pour qu'on puisse parler d'une pé­riode révolutionnaire, « il ne suffit pas que les ouvriers ne veuillent plus, il faut encore que les capita­listes ne puissent plus continuer comme auparavant ». Et voilà l'I.S. qui se prétend être quasiment l'unique expression théorique or­ganisée de la pratique révolution­naire d'aujourd'hui, qui bataille exactement dans le sens contraire. Les rares fois où, surmontant son aversion, elle aborde dans le livre les sujets économiques, c'est pour démontrer que le nouveau départ de la révolution s'opère non seule­ment indépendamment des fonda­tions économiques de la société mais encore dans un capitalisme économiquement florissant. « On ne pouvait observer aucune ten­dance à la crise économique (p. 25) (...) L'éruption révolution­naire n'est pas venue d'une crise économique (...) ce qui a été atta­qué de front en Mai, c'est l'économie capitaliste fonc­tionnant BIEN. » (Souligné dans le texte p. 209)

Ce qu'on s'acharne à démontrer évidemment ici, est que la crise ré­volutionnaire et la situation éco­nomique de la société sont deux choses complètement séparées, pouvant évoluer et évoluant de fait chacune dans un sens qui lui est propre, sans relation entre elles. On croit pouvoir appuyer cette « grande découverte » théorique dans les faits, et on s'écrie triom­phalement : « ON NE POUVAIT OB­SERVER AUCUNE TENDANCE A LA "CRISE ECONOMIQUE" » !

Aucune tendance ? Vraiment ?

Fin 1967, la situation économique en France commence à donner des signes de détérioration. Le chô­mage menaçant commence à préoccuper chaque jour davantage. Au début de 1968, le nombre de chômeurs complets dépasse les 500 000. Ce n'est plus un phéno­mène local, il atteint toutes les ré­gions. A Paris, le nombre des chômeurs croît lentement mais constamment. La presse se remplit d'article traitant gravement de la hantise du désemploi dans divers milieux. Le chômage partiel s'installe dans beaucoup d'usines et provoque des réactions parmi les ouvriers. Plusieurs grèves sporadiques ont la question du maintien de l'emploi et du plein emploi pour cause directe. Ce sont surtout les jeunes qui sont touchés en premier lieu et qui ne parviennent pas à s'intégrer dans la production. La récession dans l'emploi tombe d'autant plus mal que se présente sur le marché du travail cette géné­ration de l'explosion démogra­phique qui a suivi immédiatement la fin de la 2e Guerre Mondiale. Un sentiment d'insécurité du lende­main se développe parmi les ou­vriers et surtout parmi les jeunes. Ce sentiment est d'autant plus vif qu'il était pratiquement inconnu des ouvriers en France depuis la guerre.

Concurremment, avec le désemploi et sous sa pression directe, les sa­laires tendent à baisser et le niveau de vie des masses se détériore. Le gouvernement et le patronat profi­tent naturellement de cette situa­tion pour attaquer et aggraver les conditions de vie et de travail des ouvriers (voir par exemple les dé­crets sur la Sécurité Sociale).

De plus en plus, les masses sentent que c'en est fini de la belle prospé­rité. L'indifférence et le je-m'en-foutisme, si caractéristiques et tant décriés des ouvriers, au long des derniers 10-15 ans, cèdent la place à une inquiétude sourde et grandis­sante.

Il est assurément moins aisé d'observer cette lente montée de l'inquiétude et du mécontentement chez les ouvriers, que des actions spectaculaires dans une faculté. Cependant, on ne peut continuer à l'ignorer après l'explosion de Mai, à moins de croire que 10 millions d'ouvriers aient été touchés un beau jour par l'Esprit-Saint de l’Anti-spectacle. Il faut bien ad­mettre qu'une telle explosion mas­sive repose sur une longue accu­mulation    d'un    mécontentement réel de leur situation économique et de travail, directement sensible dans les masses, même si un obser­vateur superficiel n'en a rien aperçu. On ne doit pas non plus, attribuer exclusivement à la poli­tique canaille des syndicats et autres staliniens le fait des revendi­cations économiques.

Il est évident que les syndicats, le P.C., venant à la rescousse du gou­vernement, ont joué à fond la carte revendicative comme un barrage contre un possible débordement révolutionnaire de la grève sur un plan social global. Mais ce n'est pas le rôle des organismes de l'Etat capitaliste que nous discutons ici. C'est là leur rôle et on ne saurait leur reprocher de le jouer à fond. Mais le fait qu'ils ont facilement réussi à contrôler la grande masse des ouvriers en grève sur un terrain uniquement revendicatif, prouve que les masses sont entrées dans la lutte essentiellement dominées et préoccupées par une situation chaque jour plus menaçante pour eux. Si la tâche des révolution­naires est de déceler les possibilités radicales contenues dans la lutte même des masses et de participer activement à leur éclosion, il est avant tout nécessaire de ne pas ignorer les préoccupations immé­diates qui font entrer les masses dans la lutte.

Malgré les fanfaronnades des mi­lieux officiels, la situation écono­mique préoccupe de plus en plus le monde des affaires, comme le té­moigne la presse économique du début de l'année. Ce qui inquiète n'est pas tant la situation en France, qui occupe alors une place privilégiée, mais le fait que cette si­tuation d'alourdissement s'inscrit dans un contexte d'essoufflement économique à l'échelle mondiale, qui ne manquerait pas d'avoir des répercussions en France. Dans tous les pays industriels, en Europe et aux USA, le chômage se déve­loppe et les perspectives écono­miques s'assombrissent. L'Angleterre, malgré une multipli­cation des mesures pour sauvegar­der l'équilibre, est finalement réduite fin 1967 à une dévaluation de la Livre Sterling, entraînant der­rière elle des dévaluations dans toute une série de pays. Le gouver­nement Wilson proclame un pro­ gramme d'austérité exceptionnel : réduction massive des dépenses publiques, y compris l'armement - retrait des troupes britanniques de l'Asie -, blocage des salaires, ré­duction de la consommation in­terne et des importations, effort pour augmenter les exportations. Le 1er janvier 1968, c'est au tour de Johnson de pousser un cri d'alarme et d'annoncer des mesures sévères indispensables pour sauvegarder l'équilibre économique. En mars, éclate la crise financière du dollar. La presse économique chaque jour plus pessimiste, évoque de plus en plus le spectre de la crise de 1929, et beaucoup craignent des consé­quences encore plus graves. Le taux de crédit monte dans tous les pays, partout la bourse des valeurs accuse des bouleversements, et dans tous les pays, un seul cri : ré­duction des dépenses et de la consommation, augmentation des exportations à tout prix et réduc­tion au strict nécessaire des impor­tations. Parallèlement, la même détérioration se manifeste à l'Est dans le bloc russe, ce qui explique la tendance des pays comme la Tchécoslovaquie et la Roumanie à se détacher de l'emprise soviétique et à chercher des marchés à l'extérieur.

Tel est le fond de la situation éco­nomique d'avant mai.

Bien sûr, ce n'est pas la crise éco­nomique ouverte, d'abord parce que ce n'est que le début, et ensuite parce que dans le capitalisme ac­tuel, l'Etat dispose de tout un arse­nal de moyens lui permettant d'intervenir afin de pallier et partiellement, d'atténuer momenta­nément les manifestations les plus frappantes de la crise. Il est néces­saire toutefois de mettre en évi­dence les points suivants :

a)  Dans les 20 années qui ont suivi la 2e Guerre, l'économie capitaliste a vécu sur la base de la reconstruc­tion des ruines résultant de la guerre, d'une spoliation éhontée des pays sous-développés, qui au travers de la fumisterie de guerres de libération et d'aides à leur re­construction en Etats indépen­dants, ont été exploités au point d'être réduits à la misère et à la fa­mine ; d'une production croissante d'armements : l'économie de guerre.

b)  Ces trois sources de la prospé­rité et du plein-emploi de ces 20 dernières années, tendent vers leur point d'épuisement. L'appareil de production se trouve devant un marché d'autant plus saturé et l'économie capitaliste se retrouve exactement dans la même situation et devant les mêmes problèmes in­solubles qu'en 1929, encore aggra­vés.

c)  L'interrelation entre les écono­mies de l'ensemble des pays est plus accentuée qu'en 1929. De là : une répercussion plus grande et plus immédiate de toute perturba­tion d'une économie nationale sur l'économie des autres pays et sa généralisation.

d)  La crise de 1929 a éclaté après de lourdes défaites du prolétariat in­ternational, la victoire de la contre-révolution russe s'imposant complètement par sa mystification du « socialisme » en Russie, et le mythe de la lutte anti-fasciste. C'est grâce à ces circonstances his­toriques particulières que la crise de 1929 qui n'était pas conjonctu­relle mais bien une manifestation violente de la crise chronique du capitalisme en déclin, pouvait se développer et se prolonger de longues années, pour déboucher finalement dans la guerre et la des­truction généralisée. Tel n'est plus le cas aujourd'hui.

Le capitalisme dispose de moins en moins de thèmes de mystification capables de mobiliser les masses et de les jeter dans le massacre. Le mythe russe s'écroule, le faux di­lemme démocratie bourgeoisie contre totalitarisme est bien usé. Dans ces conditions, la crise appa­raît dès ses premières manifesta­tions pour ce qu'elle est. Dès ses premiers symptômes, elle verra surgir dans tous les pays, des réac­tions de plus en plus violentes des masses. Aussi, c'est parce qu'aujourd'hui la crise économique ne saurait se développer pleine­ment, mais se transforme dès ses premiers indices en crise sociale, que cette dernière peut apparaître à certains comme indépendante, suspendue en quelque sorte en l'air, sans relation avec la situation économique qui cependant la conditionne.

Pour bien saisir cette réalité, il ne faut évidemment pas l'observer avec des yeux d'enfant, et surtout ne pas rechercher la relation de cause à effet d'une façon étroite, immédiate et limitée à un plan lo­cal de pays et de secteurs isolés. C'est globalement, à l'échelle mondiale, qu'apparaissent claire­ment les fondements de la réalité et des déterminations ultimes de son évolution. Vu ainsi, le mouvement des étudiants qui luttent dans toutes les villes du monde, apparaît dans sa signification profonde et sa limite. Si les combats des étu­diants, en mai, pouvaient servir comme détonateur du vaste mou­vement des occupations des usines, c'est parce que, avec toute leur spécificité propre, ils n'étaient que les signes avant-coureurs d'une si­tuation s'aggravant au coeur de la société, c'est-à-dire dans la pro­duction et les rapports de produc­tion.

Mai 1968 apparaît dans toute sa si­gnification pour avoir été une des premières et une des plus impor­tantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant en se détériorant.

C'est par conséquent une erreur de dire comme l'auteur du livre que : « L'éruption révolutionnaire n'est pas venue d'une crise économique, mais elle a  tout au contraire CONTRIBUE A CREER UNE SITUATION DE CRISE DANS L'ECONOMIE» et « cette économie une fois perturbée par les forces négatives de son dé­passement historique doit FONC­TIONNER MOINS BIEN » (p. 209).

Ici décidément, les choses mar­chent sur la tête : les crises écono­miques ne sont pas le produit né­cessaire des contradictions inhé­rentes au système capitaliste de production, comme nous l'enseigne Marx, mais au contraire, ce sont seulement les ouvriers par leurs luttes qui produi­sent ces crises dans une économie qui « FONCTIONNE BIEN ». C'est ce que ne cessent de nous répéter de tous temps, le patronat et les apo­logistes du capitalisme ;  c'est ce que De Gaulle reprendra en no­vembre, expliquant la crise du franc par la faute des enragés de mai. ([2])

C'est en somme la substitution de l'économie politique de la bour­geoisie à la théorie économique du marxisme. Il n'est pas surprenant qu'avec une telle vision, l'auteur explique tout cet immense mouve­ment qu'était Mai comme l'oeuvre d'une minorité bien décidée et en l'exaltant : «L'agitation déclenchée en Janvier 1968 à Nanterre par quatre ou cinq révolutionnaires qui allaient constituer le groupe des en­ragés, devait entraîner, sous cinq mois, une quasi liquidation de l'Etat». Et plus loin «jamais une agitation entreprise par un si petit nombre n'a entraîné en si peu de temps de telles conséquences ».

Là où pour les situationnistes le problème de la révolution se pose en termes « d'entraîner», ne serait-ce que par des actions exemplaires, il se pose pour nous en termes d'un mouvement spontané des masses du prolétariat, amenées forcément à se soulever contre un système économique en désarroi et en dé­clin, qui ne leur offre plus désor­mais que la misère croissante et la destruction, en plus de l'exploitation.

C'est sur cette base de granit que nous fondons la perspective révolu­tionnaire de classe et notre convic­tion de sa réalisation.

MC


[1] L'IS était un groupe qui eut une influence certaine en Mai 68, en particulier dans les secteurs les plus radicaux du milieu étudiant. Il trouvait ses sources d'une part dans le mouvement «  lettriste » qui, dans la conti­nuité de la tradition des surréalistes, voulait faire une critique révolutionnaire de l'art, et d'autre part dans la mouvance de la Revue Socialisme ou Barbarie fondée par l'ex-trotskiste grec Castoriadis au début des an­nées 50 en France. L'IS se réclamait ainsi de Marx mais pas du marxisme. Elle reprenait certaines des positions les plus avancées du mouvement ouvrier révolutionnaire, en par­ticulier de la Gauche communiste germano-hollandaise, (nature capitaliste de l'URSS, rejet des formes syndicales et parlemen­taires, nécessité de la dictature du proléta­riat par la voie des conseils ouvriers) mais les présentait comme ses propres découvertes, enrobées dans son analyse du phénomène du totalitarisme : la théorie de «la société du spectacle». L'IS incarnait certainement un des points les plus élevés que pouvaient atteindre des secteurs de la petite bourgeoisie estudiantine radicalisée : le rejet de leur condition («Fin de l’université ») pour tenter de s'intégrer dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat. Mais leur adhésion restait imbibée des caractéristiques de leur milieu d'origine, en particulier par leur vision idéologique de l'histoire, incapables de comprendre l'importance de l'économie et donc la réalité de la lutte de classes. La revue de l'IS disparut peu de temps après 1968 et le groupe finit dans les convulsion d'une série d'exclusions réciproques.

[2] Pour ceux qui voudraient voir dans la crise du franc en novembre, un simple fait de spéculation de « mauvais français », nous soumettons ces lignes de Marx extraites de « Revue de Mai à Octobre 1850 » : « La crise elle-même éclate d'abord dans le domaine de la spéculation, et ce n'est que plus tard qu'elle s'installe dans la produc­tion. A l'observation superficielle, ce n'est pas la surproduction, mais la sur spéculation - pourtant simple symptôme de la surproduc­tion - qui paraît être la cause de la crise. La désorganisation ultérieure de la production n'apparaît pas comme un résultat nécessaire de sa propre exubérance antérieure, mais comme une simple réaction de la spéculation en train de s'effondrer » (Publié par M.Rubel dans Etudes de Marxologie, n° 7, août 1963).

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