Dans notre article « Le prolétariat ne doit pas sous-estimer son ennemi de classe », paru dans la Revue internationale n° 86, nous affirmions en conclusion :
« Ainsi, c'est bien à l'échelle mondiale que la bourgeoisie met en oeuvre sa stratégie face à la classe ouvrière. L'histoire nous a appris que toutes les oppositions d'intérêts entre les bourgeoisies nationales, les rivalités commerciales, les antagonismes impérialistes pouvant conduire à la guerre, s'effacent lorsqu'il s'agit d'affronter la seule force de la société qui représente un danger mortel pour la classe dominante, le prolétariat. C'est de façon coordonnée, concertée que les bourgeoisies élaborent leurs plans contre celui-ci.
Aujourd'hui, face aux combats ouvriers qui se préparent, la classe dominante devra déployer mille pièges pour tenter de les saboter, de les épuiser et les défaire, pour faire en sorte qu'ils ne permettent pas une prise de conscience par le prolétariat des perspectives ultimes de ces combats, la révolution communiste. »
C'est d'abord, en effet, dans le cadre d'un cours à des affrontements de classes décisifs persistant qu'il faut inscrire et comprendre la situation actuelle de la lutte de classe. Malgré le recul profond qu'il a subi suite à l'effondrement du stalinisme en 1989 et au battage idéologique intense sur la « mort du communisme » orchestré mondialement par la bourgeoisie, malgré les nombreuses campagnes qui ont suivi visant à lui inspirer un sentiment d'impuissance, le prolétariat a certes cédé du terrain mais n'a pas été battu. Il l'a prouvé en reprenant le chemin des luttes, dès 1992 en Italie, pour défendre ses conditions d'existence contre les attaques redoublées que, partout, la classe dominante continuait de lui assener.
La stratégie de la bourgeoisiepour contrer la reprise des luttes ouvrières
C'est dans le but de faire face à cette réalité menaçante, grosse de périls pour elle et son système, que la bourgeoisie, notamment celle des principaux pays d'Europe, n'a cessé de multiplier les manoeuvres pour saboter la reprise des luttes et que, parallèlement, elle s'est évertuée à renforcer ses principales armes anti-ouvrières.
Cette reprise des luttes a d'autant plus alerté la classe dominante qu'elle a fait resurgir, dans un premier temps, des démons que celle-ci croyait avoir enterrés après 1989. Ainsi, les ouvriers en Italie ont exprimé avec force en 1992, dans des manifestations de masse, leur défiance persistante vis-à-vis des syndicats et rappelé à l'ensemble de leur classe ce qu'elle avait réussi, notamment durant les années 1980, à inscrire de plus en plus clairement dans sa conscience, c'est-à-dire que ces organisations ne sont pas les siennes et que, derrière leur masque et leur langage « prolétariens », elles ne sont que des défenseurs acharnés des intérêts du capital. De plus, en 1993, lors des grèves dans les mines qui ont secoué la Ruhr, les ouvriers allemands ont non seulement ignoré et même rejeté les consignes syndicales (attitude à laquelle ils ne nous avaient pas habitués jusque là) mais aussi ont exprimé, dans leurs manifestations de rue, leur unité au delà du secteur, de la corporation ou de l'entreprise, joignant à eux leurs frères de classe au chômage.
Ainsi, deux tendances fondamentales qui s'étaient manifestées et développées dans les luttes ouvrières durant les années 1980 :
– la méfiance croissante des ouvriers vis à vis des syndicats qui les poussait à se dégager progressivement de leur emprise ;
– la dynamique vers l'unité la plus large, significative de la confiance de la classe ouvrière en elle-même et de ses capacités grandissantes à assumer ses propres luttes ;
se sont à nouveau exprimées dès que le prolétariat a repris le chemin des luttes et cela malgré l'important recul qu'il venait de subir.
Voila pourquoi, depuis, la bourgeoisie, au niveau international, a développé toute une stratégie dont l'objectif central était de recrédibiliser les syndicats et dont le point d'orgue a été la manoeuvre d'ampleur qu'elle a manigancée en France, à la fin de 1995, à travers les « grèves » dans le secteur public.
Cette stratégie visant à redonner une image positive de ses officines d'encadrement de la classe ouvrière ne devait pas seulement stopper le processus d'usure que celles-ci connaissaient depuis plus de deux décennies, et qui continuait à se vérifier encore dans les premières luttes de la reprise ouvrière, mais aussi de pousser les prolétaires à leur faire confiance à nouveau. Ce résultat a commencé à se concrétiser dès l'année 1994, en Allemagne et en Italie notamment, avec une reprise en main des luttes de la part des syndicats et a connu une pleine réussite en France à la fin de l'année suivante. Les syndicats, pourtant particulièrement discrédités dans ce pays, ont réussi – à travers « le puissant mouvement » dans le secteur public qui a été provoqué, encouragé et manipulé – à se reforger une image « ouvrière ». Et cela, pas seulement parce qu'ils ont pu adopter, à bon compte, une attitude « radicale » et « combative » mais aussi parce que, profitant de la faiblesse momentanée des ouvriers, ils ont réussi à faire croire qu'ils étaient capables de mettre en oeuvre les véritables besoins de la lutte ouvrière qu'ils avaient pourtant si longtemps contrariés et sabotés : les assemblées générales souveraines, les comités de grève élus et révocables, l'extension de la lutte par l'envoi de délégations massives, etc. A travers ce « mouvement » qui a été présenté dans le monde entier comme « exemplaire », qui a bloqué le pays pendant près d'un mois et qui a soi-disant fait reculer le gouvernement, la bourgeoisie a, de plus, réussi à faire croire aux ouvriers qu'ils avaient retrouvé toute leur force, leurs capacités de lutte et leur confiance... grâce aux syndicats.
Par cette manoeuvre qui remettait pleinement en selle les syndicats, la classe dominante apportait la réponse d'une part à ce qui s'était manifesté violemment en Italie (le débordement et le rejet des organes d'encadrement bourgeois par les ouvriers) et d'autre part à ce que la classe ouvrière avait exprimé dans la lutte des mineurs de la Ruhr (la tendance à l'unification qui est significative de sa capacité à se concevoir en tant que classe, à assumer ses luttes de façon autonome, mais également significative de la confiance qu'elle a en elle-même). L'année 1995 se terminait ainsi par une victoire incontestable de la bourgeoisie sur le prolétariat, victoire qui lui a permis d'effacer momentanément de la conscience ouvrière les principales leçons héritées des combats menés lors des années 1980 notamment.
Cette victoire, la bourgeoisie va tout faire pour l'étendre à d'autres pays, à d'autres fractions du prolétariat. Dans un premier temps et presque de façon simultanée, elle a reproduit strictement la même manoeuvre en Belgique avec d'un côté un gouvernement qui adoptait la « méthode Juppé », portant avec brutalité et arrogance des attaques particulièrement violentes voire provocatrices contre les conditions de vie de la classe ouvrière et de l'autre des syndicats qui retrouvaient leur « combativité », appelant à une riposte massive, « unitaire » et embarquant les ouvriers de plusieurs entreprises du secteur public derrière eux. Comme en France, un pseudo recul du gouvernement venait achever la manoeuvre et sanctionner la victoire de la bourgeoisie dont les syndicats étaient les principaux bénéficiaires.
Au printemps 1996, c'était au tour de la classe dominante allemande de reprendre le flambeau et d'attaquer pratiquement de la même façon les prolétaires autochtones pour renforcer ses syndicats. La différence avec ce qui a prévalu en France et en Belgique notamment se situait au niveau du problème à résoudre. En Allemagne, en effet, la bourgeoisie n'avait pas tant comme but de faire retrouver à ses syndicats un crédit perdu auprès des ouvriers que de leur permettre d'améliorer leur image : face à la perspective inévitable d'un développement des luttes ouvrières, celle qu'ils avaient traditionnellement de syndicats de « consensus », spécialistes de la négociation « à froid », ne suffisait plus ; un ravalement était nécessaire pour leur permettre d'apparaître comme des syndicats de « lutte ». C'est ce qu'ils avaient commencé à faire quand leurs principaux dirigeants avaient « assuré de leur sympathie les grévistes français » en décembre 1995, c'est ce qu'ils ont développé quand, dans les luttes et manifestations qu'ils ont appelées et organisées au printemps 1996, ils se sont montrés « de la plus grande intransigeance » dans la défense des intérêts ouvriers, et c'est cette même image qu'ils n'ont cessé de peaufiner depuis au travers des différentes « mobilisations » qu'ils ont orchestrées.
Durant la plus grande partie de cette année, dans la plupart des pays d'Europe, la bourgeoisie a tout fait pour se préparer à des affrontements futurs inévitables avec le prolétariat ; elle a ainsi multiplié les « mobilisations » pour renforcer ses syndicats et même pour élargir l'assise du syndicalisme en milieu ouvrier. Le retour en force des grandes centrales syndicales s'est accompagné, notamment dans certains pays comme la France et l'Italie, d'un développement des organisations syndicalistes de base (SUD, FSU, Cobas, etc.), animées par les gauchistes, dont le rôle essentiel est d'être un appoint, certes critique vis-à-vis des centrales, mais un appoint indispensable pour couvrir tout le terrain de la lutte ouvrière, pour contrôler les ouvriers qui tendraient à déborder les syndicats classiques et, en fin de compte s'arranger pour les rabattre vers ces mêmes syndicats. La classe ouvrière s'est déjà confrontée, dans les années 1980, à des organisations de ce type mises en place par la bourgeoisie : les coordinations. Mais alors que celles-ci se présentaient comme « anti-syndicales » et avaient pour tâche de faire le sale boulot que les syndicats avaient de plus en plus de mal à assumer du fait du profond discrédit qu'ils connaissaient auprès des ouvriers, les syndicats de « base » ou de « combat » actuels, qui ne sont que des émanations directes (souvent à travers des "scissions") des grandes centrales, ont pour but essentiel de renforcer et élargir l'influence du syndicalisme et non de « s'opposer » à ces dernières (ce n'est pas une nécessité à l'heure actuelle).
Malgré la multiplication des obstacles, la reprise des luttes ouvrières se confirme
Parallèlement aux manoeuvres qu'elle n'a cessé de développer, depuis plus d'un an, sur le terrain des luttes, la bourgeoisie a déployé toute une série de campagnes idéologiques contre la classe ouvrière. S'attaquer à la conscience du prolétariat est un objectif premier et constant pour la classe dominante.
Ces dernières années, elle n'a pas ménagé ses efforts sur ce plan. Nous avons abondamment développé dans nos colonnes cette question, en particulier sur les campagnes idéologiques massives visant à faire passer l'effondrement du stalinisme pour « la mort du communisme » voire « la fin de la lutte de classe ». Parallèlement, la bourgeoisie n'a cessé de claironner « la victoire historique du capitalisme » même si elle a plus de mal à faire passer ce deuxième mensonge du fait de son incapacité à masquer la réalité barbare quotidienne de son système. C'est dans ce cadre que, depuis plus d'un an, un peu partout, elle multiplie des campagnes poussant à « la défense de la démocratie ».
C'est ce qu'elle fait quand, à grand renfort médiatique, elle cherche à mobiliser contre le prétendu danger d'une « montée du fascisme » en Europe. C'est ce qu'elle fait aussi, ces derniers mois, via sa croisade contre le « négationnisme » à travers laquelle, d'une part, elle essaie de dédouaner le « camp démocratique » des monstrueux massacres qu'il a, comme le « camp fasciste », perpétrés durant la deuxième guerre mondiale et, d'autre part, elle s'attaque aux seuls et véritables défenseurs de l'internationalisme prolétarien, les groupes révolutionnaires issus de la Gauche communiste, cherchant à en faire des complices masqués de l'extrême-droite du capital. C'est ce qu'elle fait enfin en suscitant et en orchestrant des mobilisations d'ampleur pour « améliorer le système démocratique », « le rendre plus humain » et lutter contre « ses défaillances ». Voila ce à quoi viennent d'avoir droit les prolétaires en Belgique quand, à travers la campagne assourdissante développée suite à l'affaire Dutroux, ils ont été poussés à revendiquer « une justice propre », « une justice pour le peuple » dans des manifestations monstres (300 000 participants à Bruxelles le 20 octobre dernier), au coude à coude avec des démocrates bourgeois de tous acabits. Depuis quelques années, les ouvriers en Italie subissent un traitement similaire avec la campagne « mains propres ».
En multipliant ainsi les battages idéologiques, la bourgeoisie cherche évidemment à dévoyer la réflexion de la classe ouvrière, à l'écarter de ses préoccupations de classe. Cela s'est particulièrement illustré en Belgique où le tapage autour de l'affaire Dutroux a permis, en grande partie, de détourner les ouvriers des mesures d'austérité draconiennes annoncées par le gouvernement pour 1997. En attendant, cela bénéficie à la bourgeoisie qui arrive à faire passer ses attaques anti-ouvrières, à repousser les échéances d'affrontements avec le prolétariat et à gagner ainsi du temps pour mieux s'y préparer en échafaudant de nouveaux obstacles, de nouveaux pièges.
Mais cette expérience que vient de faire la classe dominante en Belgique, avec des grèves et débrayages dans plusieurs entreprises – suscités par les syndicats et les gauchistes – où les revendications ouvrières passaient derrière celle pour « une justice propre », visait, à l'évidence, un autre objectif : celui d'amener le prolétariat en lutte sur son terrain à elle. Ce n'est pas seulement la conscience des ouvriers qu'elle cherche à dévoyer mais aussi leur combativité montante.
Cette évolution dans l'attitude de la bourgeoisie est riche d'enseignements et nous permet de comprendre :
– d'abord que la combativité ouvrière est en train de se développer et s'étendre contrairement à la situation qui prévalait à la fin de 1995 et au début de 1996. C'est, en effet, la faiblesse relative des ouvriers à ce niveau que la classe dominante avait exploitée en engageant et en réussissant sa manoeuvre préventive. C'est cette faiblesse qui avait permis aux syndicats de revenir en force et d'organiser, sans risquer d'être débordés, ses « grandes luttes unitaires » ;
– ensuite que la manoeuvre, initiée en France et reprise dans plusieurs pays d'Europe, malgré sa réussite sur certains plans (notamment au niveau du renforcement des syndicats), révèle ses propres limites. Si elle a occasionné un certain épuisement des ouvriers, en France particulièrement où elle a pris le plus d'ampleur, elle n'a pu reporter les échéances durablement, empêcher que le mécontentement s'approfondisse et recommence à s'exprimer. De même les fameux « reculs » des gouvernements Juppé et autres se révèlent aujourd'hui pour ce qu'ils sont : des mystifications. Pour l'essentiel, les mesures anti-ouvrières contre lesquelles les prolétaires ont été amenés à se battre sont passés. Quant à la prétendue « victoire » obtenue grâce aux syndicats, elle tend à n'être plus qu'un souvenir douloureux pour les ouvriers qui gardent un goût amer et le sentiment diffus de s'être fait avoir.
Parce qu'elle est consciente de cette situation, la bourgeoisie a quelque peu modifié sa stratégie :
D'une part, ses syndicats tendent de plus en plus à limiter l'ampleur de leurs « mobilisations » quand elles se situent sur le terrain de la lutte revendicative, comme on l'a vu en France le 17 octobre dernier et plus encore lors de la « semaine d'action » du 12 au 16 novembre ; et à « l'unité syndicale » dont les grandes centrales se glorifiaient hier, succède aujourd'hui une politique de division entre les différentes officines afin d'émietter une colère et une combativité qui mûrissent dangereusement.
Dans le cas de l'Espagne, pour prendre un autre exemple, la tactique de division des syndicats ne passe pas pour l'heure à travers les querelles entre différentes centrales. Dans ce pays, la presque totalité des syndicats, à l'exception de la « radicale » CNT, appellent ensemble à une « campagne de mobilisation » (« marche sur Madrid » le 23 novembre, grève générale de la fonction publique le 11 décembre) contre le blocage des salaires des fonctionnaires annoncé pour 1997 par le gouvernement de droite (alors qu'ils n'avaient rien fait depuis 1994 quand cette politique était régulièrement appliquée par le PS). Ici, « l'unité » que proclament les syndicats, et qui est nécessaire à leur crédibilisation, ne fait que recouvrir la division mise en avant entre travailleurs du secteur public et ceux du privé, division qui a été complétée par des débrayages partiels, à des dates différentes, au niveau de chacune des provinces et des communautés régionales, afin de renforcer les mystifications régionalistes.
D'autre part, la bourgeoisie n'utilise plus seulement ses campagnes idéologiques permanentes pour brouiller la conscience ouvrière. Elle cherche, à travers elles, à détourner les prolétaires de leur terrain de classe, à les amener à défouler leur combativité montante (qu'elle n'a pas réussi à étouffer) sur des revendications bourgeoises et dans des mobilisations interclassistes. C'est ce qu'elle a fait en Belgique et en Italie à propos de la revendication d'une « justice propre ». C'est aussi ce qu'elle a fait, entre autres, en Espagne en appelant les ouvriers à se mobiliser contre les attentats de l'ETA.
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Contrairement à ce que prétendent certains esprits-chagrins, plus ou moins bien intentionnés, le CCI ne sous-estime en aucune manière et encore moins ne méprise les efforts actuels que fait la classe ouvrière pour développer son combat de résistance contre les attaques répétées, de plus en plus violentes et massives que lui porte la classe dominante. Bien plus, notre insistance dans la mise en évidence des nombreux pièges que met en avant la bourgeoisie, au delà du fait qu'il s'agit d'une responsabilité fondamentale pour des révolutionnaires dignes de ce nom, s'appuie, avant tout, sur une analyse de la période actuelle marquée, depuis 1992, par une reprise des luttes ouvrières. Pour nous, la manoeuvre de 1995-96, orchestrée au niveau international, n'est qu'une entreprise de la classe dominante visant à riposter à celle-ci. Et sa politique actuelle qui s'évertue à multiplier les obstacles est la preuve que, pour elle, le danger prolétarien est bien présent et même qu'il continue à s'accroître. Quand nous mettons en avant cette réalité, nous le faisons sans céder à l'euphorie (le contraire serait stupide et désarmant), sans sous-estimer l'ennemi, sans nier les difficultés et même les défaites ou reculs partiels de notre classe.
Elfe, 16 décembre 1996Parmi les armes qu'elle déploie à l'heure actuelle contre le développement des combats et de la conscience de la classe ouvrière, la bourgeoisie de certains pays, notamment en France, utilise le thème du « négationnisme », c'est-à-dire de la remise en cause par un certain nombre de publicistes de la réalité des chambres à gaz dans les camps de concentration nazis. Nous reviendrons plus en détail, dans un prochain numéro de la Revue internationale, sur cette question. Nous nous contenterons ici de donner quelques éléments sur cette campagne afin de souligner l'intérêt de l'article que nos camarades de la Gauche Communiste de France (GCF) avaient publié en 1945 dans L'Etincelle sur le même sujet.
La thèse de la non-existence des chambres à gaz, et donc de la volonté d'extermination par le régime nazi de certaines populations européennes, notamment des populations juives, a été particulièrement diffusée par le groupe de la « Vieille Taupe » qui se réclamait de « l'ultra-gauche » (qu'il ne faut pas confondre avec la Gauche communiste à laquelle ce courant avait fait un certain nombre d'emprunts). Pour la « Vieille Taupe » et d'autres groupes de la même mouvance, l'existence des chambres à gaz était un pur mensonge des bourgeoisies alliées destiné à renforcer leurs campagnes antifascistes au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces groupes se donnaient comme mission, en dénonçant ce qu'ils considéraient comme un mensonge, de démasquer le rôle anti-ouvrier de l'idéologie antifasciste. Mais entraînés par leur passion « négationniste » (ou par d'autres forces ?) certains éléments, parmi eux, en sont venus à collaborer avec des parties de l'extrême droite antisémite. Celles-ci également considéraient que les chambres à gaz étaient une invention, mais une invention du « lobby juif international ». C'était évidemment pain béni pour les secteurs « démocratiques » et « antifasciste » de la bourgeoisie qui ont donné une publicité considérable aux thèses « négationnistes » afin de renforcer leurs propres campagnes en stigmatisant cette tentative de « réhabilitation du régime nazi ». Mais ces secteurs ne se sont pas arrêtés là. Les références faites par les « négationnistes de gauche » aux positions de la Gauche communiste dénonçant l'idéologie antifasciste, et particulièrement au texte tout à fait valable publié au début des années 1960 par le « Parti Communiste International », Auschwitz ou le Grand Alibi, ont servi récemment de prétexte aux souteneurs de la « démocratie bourgeoise » (y compris certains trotskistes) pour déclencher une campagne de dénonciation du courant de la Gauche communiste : « Ultra-Gauche et Ultra-Droite, même combat ! », « Comme toujours, les extrêmes se rejoignent ».
Pour sa part, le CCI, comme tous les véritables groupes de la Gauche communiste, a toujours refusé de marcher dans les élucubrations « négationnistes ». Vouloir amoindrir la barbarie du régime nazi, même au nom de la dénonciation de la mystification antifasciste, revient en fin de compte à amoindrir la barbarie du système capitaliste décadent, dont ce régime n'est qu'une des expressions. Cela nous permet de dénoncer d'autant plus fermement les campagnes actuelles visant à discréditer aux yeux de la classe ouvrière la Gauche communiste, le seul courant politique qui défend réellement ses intérêts et sa perspective révolutionnaire. Cela nous permet de mener avec la plus grande énergie le combat contre les mystifications antifascistes qui prennent appui sur la barbarie nazie pour mieux enchaîner les prolétaires au système qui l'a enfantée et qui n'en finira jamais d'engendrer la barbarie : le capitalisme. C'est le même combat que menaient nos camarades de la GCF en publiant l'article qu'on trouvera ci-dessous. Lorsque l'article a été écrit, en juin 1945, la bourgeoisie alliée n'avait pas eu encore l'occasion de déployer complètement sa propagande à propos des « camps de la mort ». En particulier, le camp d'Auschwitz, qui se trouvait dans la zone sous contrôle russe n'avait pas encore la sinistre célébrité qu'il a connue par la suite. De même, les bombes atomiques « démocratiques » et « au service de la civilisation » n'avaient pas encore rasé Hiroshima et Nagazaki. Cela n'a pas empêché nos camarades de faire une dénonciation particulièrement percutante de l'utilisation idéologique contre le prolétariat des crimes nazis par les criminels alliés.
CCI.
L'ETINCELLE n°6, juin 1945
BUCHENWALD, MAIDANECK, DEMAGOGIE MACABRE
Le rôle joué par les SS, les nazis et leur camp d'industrialisation de la mort, fut celui d'exterminer en général tous ceux qui s'opposèrent au régime fasciste et surtout les militants révolutionnaires qui ont toujours été à la pointe du combats contre la bourgeoisie capitaliste, quelque forme qu'elle prenne : autocratique, monarchique ou "démocratique", quel que soit leur chef : Hitler, Mussolini, Staline, Léopold III, George V, Victor-Emmanuel, Churchill, Roosevelt, Daladier ou De Gaulle.
La bourgeoisie internationale qui, lorsque la révolution russe d'octobre éclata en 1917, chercha tous les moyens possibles et imaginables pour l'écraser, qui brisa la révolution allemande en 1919 par une répression d'une sauvagerie inouïe, qui noya dans le sang l'insurrection chinoise prolétarienne ; la même bourgeoisie finança en Italie la propagande fasciste puis en Allemagne celle de Hitler ; la même bourgeoisie mit au pouvoir en Allemagne celui qu'elle avait désigné comme devant être pour son compte le gendarme de l'Europe ; la même bourgeoisie aujourd'hui enfin dépense des millions "pour financer le montage d'une exposition sur les crimes hitlériens", les prises de vues et la présentation au public de films sur les "atrocités allemandes" pendant que les victimes de ces atrocités continuent à mourir souvent sans soins et que les rescapés qui rentrent n'ont pas les moyens de vivre.
Cette même bourgeoisie, c'est elle qui d'un côté a payé le réarmement de l'Allemagne et de l'autre a bafoué le prolétariat en l'entraînant dans la guerre avec l'idéologie anti-fasciste, c'est elle qui, de cette façon, ayant favorisé la venue de Hitler au pouvoir, s'est servie jusqu'au bout de lui pour écraser le prolétariat allemand et l'entrainer dans la plus sanglante des guerres, dans la boucherie la plus immonde que l'on puisse concevoir.
C'est toujours cette même bourgeoisie qui envoie des représentants avec des gerbes de fleurs s'incliner hypocritement sur les tombes des morts qu'elle a elle-même engendrés parce qu'elle est incapable de diriger la société et que la guerre est sa seule forme de vie.
C'EST ELLE QUE NOUS ACCUSONS !
C'est elle que nous accusons car les millions de morts qu'elle a perpétrés ne sont qu'une addition à une liste déjà bien trop longue, hélas, des martyrs de la "civilisation", de la société capitaliste en décomposition.
Les responsables des crimes hitlériens ne sont pas les allemands qui ont les premiers, en 1934, payé par 450.000 vies humaines la répression bourgeoise hitlérienne et qui ont continué à subir cette impitoyable répression quand celle-ci se portait en même temps à l'étranger. Pas plus les français, les anglais, les américains, les russes, les chinois ne sont responsables des horreurs de la guerre qu'ils n'ont pas voulues mais que leurs bourgeoisies leur ont imposées.
Par contre, les millions d'hommes et de femmes qui sont morts à petit feu dans les camps de concentration nazis, qui ont été sauvagement torturés et dont les corps pourrissent quelque part, qui ont été frappés pendant cette guerre en combattant ou surpris dans un bombardement "libérateur", les millions de cadavres mutilés, amputés, déchiquetés, défigurés, enfouis sous terre ou pourrissant au soleil, les millions de corps de soldats, femmes, vieillards, enfants.
Ces millions de morts réclament vengeance. Et ils réclament vengeance non sur le peuple allemand qui lui continue à payer mais sur cette infâme bourgeoisie, hypocrite et sans scrupule, qui elle n'a pas payé mais profité et qui continue à narguer les esclaves qui ont faim, avec leurs mines de porcs nourris à l'engrais.
La seule position pour le prolétariat n'est pas de répondre aux appels démagogiques tendant à continuer et à accentuer le chauvinisme au travers des comités anti-fascistes, mais la lutte directe de classe pour la défense de leurs intérêts, leur droit à la vie, lutte de chaque jour, de chaque instant jusqu'à la destruction du régime monstrueux, du capitalisme.
Plusieurs articles dans la Revue Internationale (voir par exemple les n° 85 et 87) ont déjà largement décrit le triomphe croissant du « chacun pour soi », tout en soulignant les tentatives de plus en plus brutales du parrain US pour préserver sa domination et redresser la situation là où elle est compromise. Le cadre adéquat pour appréhender l'explosion des rivalités entre requins impérialistes et la crise inéluctable du leadership américain, quels que puissent être les sursauts du gendarme mondial, est rappelé par la résolution sur la situation internationale du 12e congrès de Révolution Internationale : « Ces menaces [pesant sur le leadership US] proviennent fondamentalement (...) du chacun pour soi, du fait qu'il manque aujourd'hui ce qui constitue la condition principale d'une réelle solidité et pérennité des alliances entre Etats bourgeois dans l'arène impérialiste : l'existence d'un ennemi commun menaçant leur sécurité. Les différentes puissances de l'ex-bloc occidental peuvent, au coup par coup, être obligées de se soumettre aux diktats de Washington, mais il est hors de question pour elles de maintenir une quelconque fidélité durable. Bien au contraire, toutes les occasions sont bonnes pour saboter, dès qu'elles le peuvent, les orientations et dispositions imposées par les Etats-Unis. » (Revue Internationale n° 86)
De l'interminable guerre civile entre factions Afghanes « sponsorisées » par les diverses puissances impérialistes jusqu'aux sourdes tensions qui s'intensifient en ex-Yougoslavie malgré la « pax americana » de Dayton, les récents événements confirment pleinement la validité de ce cadre de compréhension. Nous développerons plus spécifiquement ici la situation au Moyen-Orient et celle dans la région des Grands Lacs dans la mesure où elles illustrent de façon particulièrement éloquente comment ces rivalités provoquent une extension terrifiante de la décomposition et du chaos dans des zones de plus en plus larges de la planète.
Moyen-Orient : poussée du « chacun pour soi » et crise du leadership américain
L'élection de Netanyahou avait déjà constitué un sérieux revers pour les Etats-Unis dans une région de la plus haute importance stratégique et depuis des années « chasse gardée » des Etats-Unis. Elle soulignait combien, même dans un pays aussi dépendant des Etats-Unis qu'Israël, les forces centrifuges et les velléités d'une politique indépendante prennent aujourd'hui le dessus sur toute politique de stabilisation régionale, même sous la houlette du gendarme mondial.
Depuis lors, les provocations du gouvernement Netanyahou, débouchant sur des affrontements entre colons juifs et forces policières de la nouvelle « autorité palestinienne » ainsi que sur des dizaines de morts à Gaza et en Cisjordanie, ont permis de justifier le brutal durcissement de la position israélienne dans toutes les négociations, débouchant même, au nom de menaces pour la sécurité d'Israël, sur une remise en cause des maigres accords signés par Peres et Arafat à Oslo. En face, la même tendance au « chacun pour soi » triomphait dans les capitales arabes régionales : les « ennemis héréditaires » d'Israël, syriens et palestiniens en tête, se sont réconciliés, tandis que l'Egypte et l'Arabie Saoudite, pourtant jusqu'alors alliées solides de Washington, accélèrent leur politique de contestation ouverte de l'impérialisme américain. Que l'Egypte, partenaire de l'accord historique de Camp David, ait refusé net de participer au sommet de Washington que Clinton avait convoqué pour tenter de limiter les dégâts, en dit long sur la perte accélérée de contrôle de la situation du Moyen-Orient par les Etats-Unis. A travers ces événements, c'est la mainmise de ces derniers sur toute la région, patiemment développée depuis près de vingt ans, qui est menacée de voler en éclats.
Le déclin de l'influence des Etats-Unis aujourd'hui ne peut qu'aller de pair avec la montée en puissance de l'influence de ses rivaux impérialistes dont les ambitions augmentent en proportion inverse des revers américains. Ainsi, le grand bénéficiaire des récents événements au Proche-Orient est sans conteste la France qui a entrepris immédiatement de rassembler derrière elle tous les mécontents de la région en se posant comme porte-parole de toutes les contestations anti-américaines et anti-israéliennes, comme en a témoigné la spectaculaire tournée de Chirac dans la région en octobre. Partout, celui-ci s'est fait le promoteur d'un « coparrainage du processus de paix », signifiant clairement l'intention française de jeter de l'huile sur le feu et de saboter par tous les moyens la politique de Washington. En fait de « paix », c'est un encouragement ouvert à l'union sacrée des Etats arabes contre l'ennemi commun israélien et ... américain, un encouragement à la guerre et au chaos !
Le première puissance militaire du monde, dont le leadership est malmené sur la scène internationale par cette explosion du « chacun pour soi », ne peut que riposter face à ces menaces contre son leadership ; et ces ripostes sont de moins en moins « pacifiques », comme l'avait déjà montré le coup de semonce qu'avait représenté le largage de missiles sur l'Irak (voir Revue Internationale n° 87). De fait, les Etats-Unis entendent à la fois montrer leur détermination à conserver leur position de maître militaire du monde et semer la zizanie parmi les puissances européennes en jouant sur leurs divergences d'intérêt. Dans ce cadre, il n'est nullement surprenant que ses coups visent aujourd'hui en premier lieu l'impérialisme français qui prétend s'imposer à la tête d'une croisade anti-américaine. ([1] [5]) Que pour ce faire, il leur faille de plus en plus recourir à la force brutale et étendre la barbarie et le chaos pour des effets de plus en plus limités et temporaires ne fait que donner la mesure de leur déclin historique.
Zaïre : offensive américaine contre l'impérialisme français en Afrique
L'enjeu véritable des massacres dans la région des Grands Lacs n'est pas, contrairement à ce que les médias étalent, la lutte pour le pouvoir entre Hutus et Tutsis mais celle entre les Etats-Unis et la France pour le contrôle de cette région. Ici, c'est la bourgeoisie américaine qui mène la danse et elle a réussi, dès à présent, à affaiblir puissamment la position de sa rivale française en Afrique par une habile stratégie de déstabilisation.
Après avoir porté la clique pro-américaine du Front Populaire Rwandais (FPR) au pouvoir à Kigali en 1994, les Etats-Unis ont continué à avancer leurs pions dans la région des Grands Lacs. Tout d'abord ils ont consolidé le FPR grâce à un soutien économique et militaire accentué. Ensuite, ils ont achevé leur tactique d'encerclement des positions françaises en exerçant une pression maximum sur le Burundi avec l'embargo imposé à celui-ci par tous ses voisins anglophones pro-américains, suite au coup d'État pro-français de Buyoya. Cette tactique a d'ailleurs porté ses fruits car le gouvernement burundais s'est associé sans états d'âme à l'alliance anti-française avec le Rwanda et l'Ouganda dès les premiers affrontements au Kivu. Enfin, prétextant des escarmouches provoquées par les anciennes Forces Armées Rwandaises regroupées sournoisement par la France dans les camps de réfugiés à la frontière zaïro-rwandaise, les Etats-Unis ont porté plus loin la guerre au Zaïre en fomentant la « révolte » des Banyamulenge du Kivu, avec la réussite actuelle que l'on connaît.
L'offensive de Washington a effectivement réussi à isoler de plus en plus l'impérialisme français et à le mettre en position de faiblesse grandissante. Le Zaïre de Mobutu sur lequel est contraint de s'appuyer ce dernier est une véritable ruine sur les plans politique, économique et militaire. Maillon clé dans le dispositif de défense antisoviétique du bloc occidental à l'époque de la confrontation Est-Ouest, le Zaïre constitue à présent une des zones stratégiques du monde les plus fragiles et un foyer de décomposition parmi les plus avancés. Et les Etats-Unis ont précisément exploité le marasme qui y règne, aggravé par la maladie de Mobutu et les luttes intestines qui en découlent, avec une armée en déliquescence, pour mieux peaufiner son opération stratégique actuelle dans la région. Ainsi, ils ont pu prendre de court l'impérialisme français qui avait l'intention, lors du sommet franco-africain de Ouagadougou où l'Ouganda et la Tanzanie avaient été conviés pour la première fois, de mettre la pression sur le Rwanda à travers sa proposition de conférence sur la région des Grands Lacs.
Mais les difficultés de la bourgeoisie française ne s'arrêtent pas là car sa rivale américaine est en passe de gagner sur différents tableaux. D'abord, Clinton rabaisse brutalement les prétentions de la France à se porter à la tête d'une croisade anti-américaine et réduit son crédit auprès des grandes puissances. Les appels désespérés de l'impérialisme français, repris avec force par son candidat à l'ONU, Boutros-Ghali, en direction de ses « alliés » européens et même de ses traditionnels alliés africains à intervenir « de façon urgente » se sont vus opposer des réponses évasives. En premier lieu parce que tous ces grands défenseurs de « l'humanitaire » n'ont aucune envie de s'enfermer dans ce véritable bourbier pour les beaux yeux de la France, mais aussi parce cette pression américaine en Afrique est un message et une menace adressés à l'ensemble des pays du monde. Mis à part l'Espagne qui a exprimé un soutien moins réservé aux demandes françaises, l'Italie, la Belgique et l'Allemagne ont trouvé des prétextes divers pour s'abstenir. Mais c'est surtout l'attitude de Londres qui est caractéristique et significative de l'affaiblissement de l'alliance franco-anglaise en Afrique, alliance qui, pourtant, semblait se renforcer ces derniers mois. D'accord « en principe » pour l'intervention, le gouvernement Major a maintenu le plus grand flou sur ses engagements concrets, ce qui exprimait implicitement une fin de non-recevoir envers Paris qui se retrouve ici tout particulièrement seul face à une superpuissance américaine qui a les meilleures cartes en mains.
Rejetée et dénoncée par le Rwanda et les « rebelles zaïrois », victimes de ses menées impérialistes, la France a dû se résoudre à en appeler à une intervention américaine au sein de laquelle elle viendrait occuper sa place sur le terrain. La bourgeoisie américaine ne s'est pas privée d'exploiter cette situation de force pour faire passer la France sous ses fourches caudines. Elle atermoie à dessein, affirmant d'une part bien vouloir intervenir, à l'unique condition qu'il s'agisse d'une opération « humanitaire » et non pas militaire, qu'on ne se mêle pas d'un conflit local (avec d'autant moins d'états d'âme que ce sont ses hommes de main qui tiennent le haut du pavé), signifiant cyniquement de l'autre que « les Etats-Unis ne sont pas l'Armée du Salut » ! De plus, la Maison Blanche se paie le luxe de pointer du doigt l'impérialisme français comme responsable au premier chef du chaos régnant dans la région des Grands Lacs. La campagne qui s'est développée sur les ventes d'armes de plusieurs pays au Rwanda pendant le génocide de 1994, impliquant surtout l'Etat français, est venue braquer les projecteurs sur le rôle sordide qu'a pu y jouer la France. Le Big Boss a ainsi mis en lumière la mesquinerie et la rapacité d'un gouvernement français qui « soutenait des régimes décadents » et « n'était plus capable de s'imposer » en Afrique (déclarations de Daniel Simpson, ambassadeur américain à Kinshasa), qui n'appelle la « communauté internationale » à la rescousse que pour défendre ses intérêts impérialistes particuliers.
L'impérialisme français a donc perdu des positions face à une offensive minutieusement programmée par les stratèges du Pentagone. Il se voit évincé de l'Afrique de l'Est et repoussé plus loin vers l'Ouest, dans une position de plus en plus faible avec un « pré carré » gravement amenuisé. Cette situation ne peut qu'attiser les rivalités, dans la mesure où la France cherchera à réagir comme le montre déjà sa tentative de « récupération » du Burundi lors du sommet franco-africain en plaidant pour la levée de l'embargo à son égard, tandis que le chaos qui régnait dans la région des Grands Lacs se propage dès à présent vers un Zaïre déjà largement gangrené par la décomposition générale. Sa situation géographique centrale en Afrique, sa taille gigantesque, de même aussi que ses richesses minières, en font une cible de choix pour les appétits impérialistes. La perspective de son effondrement accéléré et de sa dislocation, conséquence de l'élargissement actuel à ce pays des tensions guerrières, contient la menace d'une nouvelle explosion du chaos, non seulement dans ce pays mais aussi chez ses voisins, particulièrement ceux du nord (Congo, République centrafricaine, Soudan) ainsi que dans des pays proches comme le Gabon et le Cameroun qui tous appartiennent au « pré carré » de la France, ce qui donne la mesure de l'inquiétude qui habite aujourd'hui la bourgeoisie de ce pays au sujet de la pérennité de ses prébendes africaines. Et cette nouvelle avancée du chaos impérialiste ne pourra qu'aggraver et élargir encore la misère effrayante et la barbarie qui règnent déjà dans la majeure partie du continent africain.
Il ressort donc de façon éclatante que l'hypocrisie de « l'aide humanitaire » et des « discours de paix » ne servent aux requins impérialistes qu'à couvrir de nouvelles équipées guerrières et donc à accentuer le chaos et la barbarie. C'est avec un cynisme monstrueux que toute les bourgeoisies nationales versent des larmes de crocodile sur le sort tragique réservé aux populations locales ou réfugiées, alors que ces dernières, réduites à l'état d'otages impuissants, sont froidement utilisées comme arme de guerre dans les rivalités impérialistes entre les grandes puissances. Cette vaste mise en scène est déployée avec la complicité – consciente ou non – des associations humanitaires, ces « ONG » qui ont elles-mêmes appelé les gouvernements à la rescousse, réclamant à corps et à cris leur intervention militaire.
Ce constat n'est pas nouveau. Souvenons-nous de toutes les « interventions pour la paix » précédentes ! En 1992, en Somalie, l'opération « humanitaire » n'a mis un terme ni à la famine chronique ni aux guerres claniques. En Bosnie, l'envoi entre 1993 et 1994 de tous ces « soldats de la paix », français, anglais ou américains sous la bannière de l'ONU ou de l'OTAN n'a servi qu'à justifier cyniquement la présence militaire des puissances impérialistes sur le terrain et à « protéger » ainsi, chacun en soutenant des fractions particulières, les exactions des belligérants. En 1994, au Rwanda, les grandes puissances étaient déjà directement les responsables du déclenchement des massacres. Avec l'alibi d'une intervention militaire pour « arrêter le génocide », elles ont provoqué un exode massif de populations et suscité la création de camps précaires de réfugiés. Ensuite, elles ont misé sur le pourrissement de la situation, présentée aujourd'hui comme un produit de la fatalité, pour ourdir leurs nouvelles intrigues meurtrières.
Dans l'escalade de leurs rivalités et l'accomplissement de leurs basses besognes pour préserver ou prendre des positions sur le terrain, tous ces gangsters impérialistes, loin de « rétablir l'ordre et la paix » ne font qu'accentuer le chaos. Expression d'un capitalisme agonisant, ils ne peuvent que précipiter dans leur barbarie guerrière des zones de plus en plus vastes de la planète et entraîner toujours davantage de populations vers la mort à travers des massacres, des exodes, des famines, des épidémies nées des charniers.
Jos, 12 décembre 1996.
[1] [6]. Dans de nombreux textes nous avons mis en évidence le fait que, en dernière instance, le principal rival impérialiste des Etats-Unis est l'Allemagne, la seule puissance qui puisse prendre la tête d'un éventuel nouveau bloc opposé à celui dirigé par la première puissnce mondiale. Cependant, et c'est là une des caractéristiques du chaos actuel, nous sommes encore bien loin d'une telle "organisation" des antagonismes impérialistes ce qui laisse la place à toutes sortes de situations où des "seconds couteaux" comme la France essayent de jouer leur propre jeu.
Au lendemain de l'effondrement des régimes staliniens, la bourgeoisie, dans sa vaste campagne idéologique contre la classe ouvrière sur « la supériorité du capitalisme » et « l'impossibilité du communisme », annonçait l'avènement d'un « nouvel ordre mondial » : la fin des blocs militaires, la réduction des budgets d'armement et l'ouverture de « nouveaux marchés » à l'Est allaient déboucher sur une ère de paix et de prospérité. Depuis, les fameux « dividendes de la paix » se sont mués en massacres et conflits tous plus meurtriers les uns que les autres et la perspective de « prospérité » s'est transformée en une aggravation de la crise et une austérité redoublée. Quant à « l'ouverture de nouveaux marchés » dans les pays de l'Est, la réalité s'est chargée là aussi d'en balayer le mensonge : l'effondrement économique et social de ces pays au cours des années 1990 est venu donner un démenti cinglant à toute la campagne de la bourgeoisie.
C'est la raison pour laquelle nous assistons à une multiplication de rapports d' « experts » et d'articles dans les médias aux ordres qui viennent à la rescousse pour tenter de raviver quelque peu la flamme vacillante des illusions. Voilà pourquoi on nous laisse entendre aujourd'hui qu' « une nécessaire période difficile s'imposait pour assainir la situation », l'ampleur de la transition étant le reflet « des lourds héritages du passé », etc. A les entendre, « les lendemains de la nouvelle économie de marché vont commencer à chanter » : les pays de l'ex-bloc de l'Est seraient sur la voie de la stabilisation et du redressement économique. De –10 % en 1994 à –2,1 % en 1995, le taux de croissance passerait à +2,6 % pour l'ensemble de la zone. A l'exception de certaines provinces de l'ex-URSS, le retour à des taux positifs serait général en 1996. « Après la pluie le beau temps », voilà l'actuel message mensonger que la bourgeoisie et ses médias essaient de faire passer, complétant utilement celui déversé depuis 1989 à propos de la « victoire du capitalisme sur le communisme ».
L'écroulement du stalinisme : expression de la faillite historique du capitalisme
Démocrates et staliniens se sont toujours retrouvés pour identifier stalinisme et communisme afin de faire croire à la classe ouvrière que c'était ce dernier qui régnait à l'Est. Ceci a permis d'associer l'effondrement de ce régime à la mort du communisme, à la faillite du marxisme. En réalité, le communisme signifie la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, la fin de la division en classes antagoniques et du salariat ; c'est le règne de l'abondance où « le gouvernement des hommes cède la place à celui de l'administration des choses » et cela à la seule échelle possible, l'échelle internationale. L'Etat totalitaire, la pénurie généralisée, le règne de la marchandise et du salariat et les nombreuses révoltes ouvrières qui en découlaient, attestaient du caractère foncièrement capitaliste et exploiteur des régimes de ces pays. En fait, la forme stalinienne du capitalisme d'Etat hérité, non de la révolution d'octobre 1917, mais de la contre-révolution qui l'a tuée dans le sang, a sombré avec la ruine complète des formes de l'économie capitaliste qu'elle a engendrées dans ces ex-pays soi-disant « socialistes ». Ce n'est pas le communisme qui s'est effondré à l'Est mais une variante particulièrement fragile et militarisée du capitalisme d'Etat.
Qu'une constellation impérialiste s'écroule de l'intérieur, sans combat, sous le poids de la crise et de ses propres contradictions, est une situation totalement inédite dans l'histoire du capitalisme. Si aujourd'hui c'est la crise qui est à l'origine de la disparition d'un bloc impérialiste et non, comme toujours dans le passé, une défaite militaire ou une révolution, c'est du fait de l'entrée du système capitaliste dans sa phase terminale : sa phase de décomposition. Cette phase se caractérise par une situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse aux contradictions insurmontables du capitalisme : la guerre généralisée pour la bourgeoisie, le développement d'une dynamique vers la révolution pour le prolétariat. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et les difficultés du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société. Ce sont ces conditions historiques nouvelles, inédites – la situation d'impasse momentanée de la société – qui expliquent pourquoi la crise du capitalisme a pu (et va encore) exercer ses effets dévastateurs avec une telle ampleur, profondeur et gravité.
En effet, la chute de la production dans les pays de l'Est après 1989 fut la plus importante jamais enregistrée dans toute l'histoire du capitalisme, bien plus grave que lors de la grande crise des années 1930 ou que l'entrée en guerre lors du second conflit impérialiste mondial. Dans la plupart de ces pays la production a en effet chuté au-delà des 30 % qu'ont connu les Etats-Unis entre 1929 et 1933. Après 1989, l'effondrement de la production atteint 40 % en Russie et près de 60 % dans ses anciennes Républiques comme l'Ukraine, le Kazakhstan ou la Lituanie, reculs bien supérieurs à la déroute soviétique au moment de l'invasion allemande en 1942 (25 %). La production en Roumanie a reculé de 30 %, celles de la Hongrie et de la Pologne de 20 %. Cette gigantesque destruction de forces productives, cette brutale et soudaine dégradation des conditions de vie de pans entiers de la population mondiale sont d'abord et avant tout le produit de la crise mondiale et historique du système capitaliste. De tels phénomènes, analogues par leur signification et ampleur aux décadences des modes de production antérieurs, n'ont cependant pas d'égal quant à leur violence. Ils sont à l'image de ce qu'un système arrivé à son stade final peut engendrer : jeter dans la misère quasi absolue, et cela du jour au lendemain, des dizaines, voire des centaines de millions d'êtres humains.
Vers la tiers-mondisation ou des lendemains qui chantent ?
Après une telle chute dans la production, après une telle dégradation des conditions de vie de toute une partie de la planète, il est quelque peu indécent de parler de taux de croissance positifs. Partant de zéro, mathématiquement la croissance est infinie ! En effet, le taux de croissance est d'autant plus élevé que la base de départ est faible : augmenter d'une seule unité (produire un camion en plus par exemple) au départ de deux correspond à un taux de croissance important de 50 %, par contre augmenter de 10 unités au départ de 100 correspond à un taux de croissance plus faible de 10 %. Toute proportion gardée, dans un tel contexte, les taux positifs de croissance annoncés n'ont que peu de signification.
D'ailleurs, parler de « retour à des lendemains qui chantent » est une sinistre escroquerie. Tant sur le plan de l'évolution de la production, des revenus que de la dynamique générale du système capitaliste, tout concoure à la poursuite de l'impasse actuelle vers une tiers-mondisation croissante de toutes ces régions. Le recours massif aux crédits et aux déficits budgétaires, comme dans le cas de la réunification allemande, ou l'appauvrissement brutal et généralisé dans les autres pays n'offrent aucune base solide pour envisager une amélioration quelconque de la situation économique et sociale.
L'exemple de la réunification allemande est illustrative à bien des égards. Politiquement contrainte d'assumer une réunification qui s'imposait à elle, la bourgeoisie allemande à dû recourir à des moyens exceptionnels pour éviter d'être submergée par un exode de population et une puissante vague de mécontentements sociaux. En effet, cette réunification n'a été possible que grâce à un transfert massif de capitaux de l'Ouest vers l'Est pour financer investissements et programmes sociaux : 200 milliards de marks par an environ, soit l'équivalent de 7 % du PIB de l'Ouest mais 60 % de celui de l'Est. Cette réintégration de l'ex-RDA dans la grande famille allemande nous est présentée comme l'exemple de la transition réussie : le taux de croissance dans l'ex-RDA en 1994 était remonté à près de 20 % !
Mais « les faits sont têtus » disait Lénine : l'ex-RDA a produit 382 milliards de marks de richesses en 1995 ... avec 83 milliards d'exportations et 311 milliards d'importations, soit un déficit commercial de 228 milliards, équivalent à 60 % du PIB de la partie Est du pays ! Voilà comment s'expliquent les taux de croissance « faramineux » que l'on nous présente. Et pour cause, ce formidable soutien de l'activité économique à l'Est s'est réalisé en tirant des traites sur l'avenir, il n'a pu être possible que par une formidable augmentation de la dette publique qui est passée de 43 % du PIB en 1989 à 55 % en 1994, soit une augmentation de 12 % en cinq ans. Cette stratégie de développement de la dette publique pour soutenir l'activité a momentanément permis de repousser les problèmes : une certaine activité a pu être maintenue dans la partie Est, les infrastructures renouvelées, les transferts de revenus ont soutenu les achats de biens dans les entreprises de l'Ouest. Cependant, ce maintien des activités à l'Est s'est essentiellement réalisé autour du secteur du bâtiment et des travaux publics visant à une remise en état des infrastructures, objectif stratégique essentiel pour la bourgeoisie allemande. Mais en réalité ce secteur ne pourra servir de décollage durable à l'activité est-allemande. Les lampions du septième anniversaire de la réunification à peine éteints, une sombre perspective se présente avec l'épuisement prochain du gisement d'activités du secteur du bâtiment et des travaux publics, la baisse progressive des transferts massifs vers l'ex-RDA et une austérité croissante et quelques nouvelles activités balbutiantes qui auront du mal à décoller compte tenu de la période de récession générale et de saturation des marchés au niveau mondial. Depuis 1993 d'ailleurs, l'Etat allemand présente la facture de la réunification à la classe ouvrière, d'abord par une importante augmentation des impôts puis par une austérité implacable : allongement de la durée du travail dans le secteur public, fermeture d'équipements, hausses brutales des tarifs publics, réductions massives d'effectifs dans les administrations.
Si la situation dans l'ex-RDA peut encore faire illusion compte tenu de l'importance de l'enjeu géostratégique pour l'Allemagne d'arriver à une certaine stabilisation dans cette partie du pays, pour qui porte son regard un peu au-delà des discours mystificateurs, la situation économique et sociale dans tous les autres pays reste catastrophique. A l'exception de la Croatie, la Slovénie et la Tchéquie, les pays qui ont déjà passé le cap des croissances positives – et nous avons vu ce qu'il fallait en penser ci-dessus – stagnent ou rechutent ; le soufflé retombe déjà : le taux de croissance de l'Albanie est retombé à 6 % en 1995 après être monté à 11 % en 1993, ceux de la Bulgarie (3 %) et de l'Arménie (7 %) plafonnent depuis l'année passée, le taux de la Hongrie est passé de 2,5 % en 1994 à 2 % en 1996, celui de la Pologne de 7 % en 1995 à 6 % en 1996, celui de la Slovaquie de 7 % en 1995 à 6 % en 1996, celui de la Roumanie de 7 % en 1995 à 4 % en 1996 et celui des pays Baltes de 5 % en 1994 à 3,2 % en 1996. Les autres indicateurs économiques ne sont pas plus brillants. Certes l'hyperinflation a été jugulée mais avec des potions dignes de celles administrées aux pays du tiers-monde. Des plans drastiques d'austérité, de licenciements et de coupes claires dans les budgets sociaux de l'Etat ont ramené les taux d'inflation à des niveaux plus « acceptables » mais toujours très élevés et, pour la plupart des pays, encore supérieurs à ce qu'ils étaient cinq ans auparavant :
Inflation (%)
|
Pays
|
1990
|
1995
|
|
Bulgarie
|
22
|
62
|
|
Tchéquie
|
11
|
9
|
|
Hongrie
|
29
|
28
|
|
Pologne
|
586
|
28
|
|
Roumanie
|
5
|
32
|
|
Slovaquie
|
11
|
10
|
|
Russie
|
6
|
190
|
|
Ukraine
|
4
|
375
|
De nombreux autres comportements économiques, significatifs d'une tiers-mondisation croissante de ces régions, se font de plus en plus jour. La quasi totalité des activités est orientée vers le profit à court terme, les capitaux sont soit placés à l'étranger, soit prioritairement engagés dans des activités spéculatives et ne sont que marginalement injectés dans le secteur productif. Quand le profit « officiel », « légal », est insuffisant, tant la situation économique est dégradée, les revenus criminels se développent. Largement sous-estimés, ils représenteraient déjà 5 % du PIB en Russie, sont en forte augmentation (1 % en 1993) et se situent au-delà du double de la moyenne mondiale (2 %).
Vers la paupérisation absolue
Egalement typique des pays sous-développés est la spectaculaire croissance de l'économie informelle et de l'auto-consommation pour compenser quelque peu la chute drastique des revenus officiels. Ceci se constate par le découplage entre la chute des revenus salariaux, qui est énorme, et celle, moindre, de la consommation. En fait, cette dernière est, d'une part, soutenue par une minorité de 5 % à 15 % de la population qui tire avantage de la « transition » et, d'autre part, elle est de plus en plus composée de biens d'origine non monétaire (activités agricoles privées). Ainsi en Bulgarie, où les salaires réels ont diminué de 42 % en 1991 et de 15 % en 1993, nous voyons la part des revenus officiels diminuer de 10 % en 2 ans dans le total des revenus familiaux (44,8 % en 1990 à 35,3 % en 1992) mais la part des revenus agricoles non monétaires augmenter de 16 % (21,3 % à 37,3 %). Pour survivre, les travailleurs de ces pays doivent rechercher des revenus supplémentaires pour compenser des salaires de plus en plus maigres, reçus en contrepartie d'un travail de plus en plus pénible et se déroulant dans des conditions de plus en plus mauvaises. Résultat de tout cela, une explosion de la paupérisation pour l'immense majorité de la population. L'Unicef a établi un seuil de pauvreté correspondant à un niveau de 40 % à 50 % en deçà du revenu réel moyen de 1989 (avant les « réformes »). Les données se passent de commentaires ! Multiplication par deux jusqu'à six du nombre de ménages vivant en deçà du seuil de pauvreté. En Bulgarie plus de la moitié des ménages du pays vivent en deçà de ce seuil, 44 % en Roumanie et un tiers en Slovaquie et en Pologne.
Pourcentage de ménages vivant en dessous du seuil de pauvreté
(estimation)
Pays
|
1989
|
1990
|
1992
|
1993
|
Bulgarie
|
-
|
13,8
|
|
57
|
Tchéquie
|
4,2
|
|
25,3
|
|
Hongrie*
|
14,5
|
|
19,4
|
|
Pologne
|
22,9
|
|
35,7
|
|
Roumanie
|
30
|
|
44,3
|
|
Slovaquie
|
5,7
|
|
|
34,5
|
* en pourcentage de la population.
Source : Unicef, Crisis in Mortality, Health and Nutrition, MONEE Database, août 1994, p. 2.
Le tableau ci-dessous illustre ce ravalement des ex-pays de l'Est au niveau du tiers-monde et permet d'évaluer la dégradation du niveau de vie de la population dans ces pays : la deuxième colonne de chiffres indique le niveau du pouvoir d'achat moyen en 1994 relativement à celui des Etats-Unis (=100) et la troisième exprime ce niveau comparativement à 1987. Ce calcul sous-estime encore la réalité de la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière puisqu'il mesure l'évolution d'un pouvoir d'achat moyen. Cependant, il donne une première idée de l'ampleur de la chute, chute d'autant plus douloureusement ressentie que le niveau de départ était déjà très bas : un niveau de vie trois fois moins élevé pour les habitants d'un bon nombre d'ex-républiques de l'URSS, un niveau presque deux fois moindre en Russie et une diminution moyenne de 30 % dans les autres pays. En comparant le niveau des actuels pays de l'Est avec d'autres nous constatons qu'ils font pleinement partie du tiers-monde : la Russie (17,8) a été ravalée au rang d'un pays comme la Tunisie (19,4) ou l'Algérie, en-dessous même du Brésil (21), la plupart des ex-républiques de l'URSS sont à la hauteur de la Bolivie (9,3) et, pour les moins mal lotis, au rang du Mexique (27,2) ; c'est dire toute la vanité des discours sur les perspectives de développement et « lendemains qui chantent ».
Estimation du P.N.B. par habitant en parité de pouvoir d'achat
(Etats-Unis = 100)
Pays
|
1987
|
1994
|
94/87
|
Tadjikistan
|
12,1
|
3,7
|
31 %
|
Azerbaïdjan
|
21,7
|
5,8
|
27 %
|
Rép.Kirghize
|
13,5
|
6,7
|
50 %
|
Arménie
|
26,5
|
8,3
|
31 %
|
Ouzbékistan
|
12,5
|
9,2
|
74 %
|
Bolivie
|
|
9,3
|
|
Ukraine
|
20,4
|
10,1
|
50 %
|
Kazakhstan
|
24,2
|
10,9
|
45 %
|
Lettonie
|
24,1
|
12,4
|
51 %
|
Lituanie
|
33,8
|
12,7
|
38 %
|
Roumanie
|
22,7
|
15,8
|
70 %
|
Bielorussie
|
25,1
|
16,7
|
67 %
|
Bulgarie
|
23,5
|
16,9
|
72 %
|
Estonie
|
29,9
|
17,4
|
58 %
|
Russie
|
30,6
|
17,8
|
58 %
|
Tunisie
|
|
19,4
|
|
Hongrie
|
28,9
|
23,5
|
81 %
|
Slovénie
|
33,3
|
24,1
|
72 %
|
Mexique
|
|
27,2
|
|
Tchéquie
|
44,1
|
34,4
|
78 %
|
Au fur et à mesure que la réalité est mieux connue, les derniers espoirs et toutes les théories sur une possible amélioration de la situation volent en éclats. Les faits parlent d'eux-mêmes : il est impossible de relever l'économie de ces pays. Il n'y a pas plus d'espoir pour les ex-pays de l'Est qu'il n'y en a eu depuis plus de 100 ans pour les pays du tiers-monde. Ni l'ancien ordre réformé, ni la variante « libérale » du capitalisme occidental, qui n'est pas moins du capitalisme d'Etat, mais sous une forme beaucoup plus sophistiquée, ne peuvent constituer une solution de rechange. C'est le système capitaliste comme un tout au niveau mondial qui est en crise. Le manque de marchés, l'austérité, etc. ne sont pas l'apanage des pays de l'Est ruinés ou du tiers-monde à l'agonie, ces mécanismes sont au coeur du capitalisme le plus développé et frappent tous les pays du monde.
C.Mcl
Sources :
- L'économie mondiale en 1997, CEPII, Ed. La découverte, collection Repères n° 200.
- « Transition économique à l'Est », La documentation française n° 5023.
- Rapport sur le développement dans le monde 1996 : « De l'économie planifiée à l'économie de marché », Banque mondiale.
- Divers numéros du Monde Diplomatique.
Nous avons vu dans le précédent article que le KPD est fondé en Allemagne fin décembre 1918 dans le feu des luttes. Bien que les Spartakistes aient accompli un excellent travail de propagande contre la guerre et soient intervenus de façon décidée et avec grande clarté dans le mouvement révolutionnaire lui-même, le KPD n'est pas encore un parti solide. La construction de l'organisation vient juste de commencer, son tissu organisationnel ne possède qu'une trame encore très lâche. Lors de son congrès de fondation, le parti est marqué par une grande hétérogénéité. Différentes positions s'affrontent, non seulement sur la question du travail au sein des syndicats et celle de la participation au parlement mais, plus grave encore, il y a, sur la question organisationnelle, de grandes divergences. Sur cette question, l'aile marxiste autour de R. Luxemburg et de L. Jogiches, se trouve en minorité.
L'expérience de ce parti « non achevé » montre qu'il ne suffit pas de proclamer le parti pour que celui-ci existe et agisse en tant que tel. Un parti digne de ce nom doit disposer d'une structure organisationnelle solide qui doit s'appuyer sur une même conception de l'unité de l'organisation quant à sa fonction et à son fonctionnement.
L'immaturité du KPD à ce niveau a conduit à ce qu'il ne puisse pas véritablement remplir son rôle vis-à-vis de la classe ouvrière.
C'est une tragédie pour la classe ouvrière en Allemagne (et par voie de conséquence pour le prolétariat mondial) que, durant cette phase aussi décisive de l'après-guerre, elle n'ait pas bénéficié, dans son combat, d'une contribution efficace du parti.
1919 : suite à la répression, le KPD absent des luttes
Une semaine après le congrès de fondation du KPD, la bourgeoisie allemande, début 1919, manigance le soulèvement de janvier (Voir Revue Internationale n° 83). Le KPD met immédiatement en garde contre cette insurrection prématurée. Sa Centrale souligne que le moment de l'assaut contre l'Etat bourgeois n'est pas encore venu.
Alors que la bourgeoisie entreprend une provocation contre les ouvriers, que la colère et l'envie d'en découdre se répandent au sein de la classe ouvrière, l'une des figures éminentes du KPD , Karl Liebknecht, se jette dans les luttes aux côtés des « hommes de confiance révolutionnaires », à l'encontre des décisions et mises en garde du parti.
Non seulement une tragique défaite est infligée à la classe ouvrière dans son ensemble, mais les coups de la répression touchent particulièrement durement les militants révolutionnaires. En plus de R. Luxemburg et de K. Liebknecht, nombre d'entre eux sont passés par les armes comme L. Jogiches assassiné en mars 1919. Le KPD se retrouve ainsi décapité.
Ce n'est pas un hasard si c'est justement l'aile marxiste autour de R. Luxemburg et L. Jogiches qui est la cible de la répression. Cette aile, qui a toujours veillé à la cohésion du parti, est constamment apparue comme le défenseur le plus résolu de l'organisation.
Le KPD est ensuite contraint, pendant des mois entrecoupés de quelques interruptions, à l'illégalité. Il est impossible à Die Rote Fahne de paraître de janvier à mars, puis de mai à décembre 1919. Ainsi, dans les vagues de grèves de février à avril (Voir Revue Internationale n° 83), il ne peut jouer le rôle déterminant qui lui incombe. Sa voix est quasiment étouffée par le capital.
Si le KPD avait été un parti suffisamment fort, discipliné et influent pour démasquer effectivement la provocation de la bourgeoisie, lors de la semaine de janvier, et pour empêcher que les ouvriers ne tombent dans ce piège, le mouvement aurait sûrement connu une tout autre issue.
La classe ouvrière paie ainsi au prix fort les faiblesses organisationnelles du parti qui devient la cible de la répression la plus brutale. Partout on fait la chasse aux communistes. Les communications entre ce qui reste de la Centrale et les districts du parti sont plusieurs fois rompues. Lors de la conférence nationale du 29 mars 1919 on fait le constat que « les organisations locales sont submergées d'agents-provocateurs ».
« Pour ce qui est de la question syndicale, la conférence pense que le mot d'ordre "Hors des syndicats !" est pour l'instant déplacé. (...) L'agitation syndicaliste productrice de confusion doit être combattue non par des mesures de coercition mais par la clarification systématique des divergences de conception et de tactique. » (Centrale du KPD, conférence nationale du 29 mars 1919). Sur les questions programmatiques, il s'agit, à juste raison, dans un premier temps, d'aller au fond des divergences par la discussion.
Lors d'une conférence nationale tenue les 14 et 15 juin 1919 à Berlin, le KPD adopte des statuts qui affirment la nécessité d'un parti strictement centralisé. Et, bien que le parti prenne position clairement contre le syndicalisme, il est recommandé qu'aucune mesure ne soit prise à l'encontre des membres qui appartiennent à des syndicats.
Lors de la conférence d'août 1919, il est convenu de nommer un délégué par district du parti (il y en a 22), sans tenir compte de la taille de ceux-ci. Par contre chaque membre de la Centrale obtient une voix. Lors du congrès de fondation de fin décembre 1918, aucun mode de nomination des délégués n'avait été établi et la question de la centralisation n'avait pas été non plus précisée. En août 1919, la Centrale est sur-représentée en voix alors que la place et l'opinion des sections locales se trouvent restreintes. Il existe ainsi un danger d'une tendance à l'autonomisation de la Centrale, ce qui renforce la méfiance déjà existante vis-à-vis de celle-ci. Cependant le point de vue de la Centrale et de Levi (qui a entretemps été élu à sa tête) défendant la nécessité de poursuivre le travail dans les syndicats et au parlement n'arrive pas à s'imposer dans la mesure où la majorité des délégués penche vers les positions de la Gauche.
Comme nous l'avons montré dans la Revue Internationale n° 83, les nombreuses vagues de luttes qui ébranlent toute l'Allemagne dans la première moitié de l'année 1919 et dans lesquelles la voix du KPD est à peine perceptible, jettent des flots d'ouvriers hors des syndicats. Les ouvriers sentent que les syndicats comme organes classiques de revendication ne peuvent plus remplir leur fonction de défense des intérêts ouvriers depuis qu'au cours de la guerre mondiale ils ont, aux côtés de la bourgeoisie, imposé l'Union Sacrée et qu'à nouveau, dans cette situation révolutionnaire, ils se trouvent du côté de celle-ci. En même temps, il n'y a plus la même ébullition qu'aux mois de novembre et décembre 1918 lorsque les ouvriers s'étaient unifiés dans les conseils ouvriers et avaient mis en cause l'Etat bourgeois. Dans cette situation, de nombreux ouvriers créent des « organisations d'usines » devant regrouper tous les ouvriers combatifs dans des « Unions ». Ces dernières se donnent des plates-formes en partie politiques visant au renversement du système capitaliste. De nombreux ouvriers pensent alors que les Unions doivent être le lieu exclusif du rassemblement des forces prolétariennes et que le parti doit se dissoudre en leur sein. C'est la période au cours de laquelle les conceptions anarcho-syndicalistes, ainsi que les idées du communisme de conseils rencontrent un large écho. Plus de 100 000 ouvriers s'unifient dans les Unions. En août 1919 l'Allgemeine Arbeiter Union (AAU, Union Générale des Ouvriers) est fondée à Essen.
Simultanément, l'après-guerre amène une détérioration rapide des conditions de vie de la classe ouvrière. Alors que durant la guerre elle avait dû verser son sang et subir la famine, que l'hiver 1918-19 l'avait complètement épuisée, la classe ouvrière doit maintenant encore payer le prix de la défaite de l'impérialisme allemand dans la guerre. En effet, durant l'été 1919, le Traité de Versailles est signé et impose au Capital allemand – et surtout à la classe ouvrière du pays – la charge du paiement des réparations de guerre.
Dans cette situation, la bourgeoisie allemande, qui a intérêt à réduire autant que possible le poids du châtiment, tente de faire du prolétariat son allié face aux « exigences » des impérialismes vainqueurs. Ainsi, elle soutient toutes les voix qui s'élèvent dans ce sens et en particulier celles de certains dirigeants du parti à Hambourg. Des fractions au sein de l'armée se mettent en contact avec Wolffheim et Laufenberg qui, à partir de l'hiver 1919-20, vont défendre la « guerre populaire nationale » dans laquelle la classe ouvrière se doit de faire cause commune avec la classe dominante allemande et se doit de « lutter contre l'oppression nationale ».
Le 2e congrès du KPD d'octobre 1919 :de la confusion politique à la dispersion organisationnelle
C'est dans le contexte du reflux des luttes ouvrières, suite aux défaites subies lors de la première moitié de 1919, que se déroule du 20 au 24 octobre le 2e congrès du KPD à Heidelberg. La situation politique et le rapport d'administration forment les premiers points à l'ordre du jour. Concernant l'analyse de la situation politique sont principalement abordés les plans économique et impérialiste et, en particulier, la position de l'Allemagne. Presque rien n'est dit sur le rapport de force entre les classes au niveau international. L'affaiblissement et la crise du parti semblent avoir supplanté l'analyse de l'état de la lutte des classes au niveau international. Par ailleurs, alors qu'il s'agit, en priorité, de tout faire pour tendre à regrouper l'ensemble des forces révolutionnaires, d'entrée de jeu la Centrale met en avant ses « Thèses sur les principes communistes et la tactique » – dont certains aspects vont avoir de lourdes conséquences pour le parti et ouvrir la porte à de nombreuses scissions – et cherche à les imposer.
Les thèses soulignent que « la révolution est une lutte politique des masses prolétaires pour le pouvoir politique. Cette lutte est menée par tous les moyens politiques et économiques. (...) Le KPD ne peut renoncer par principe à aucun moyen politique au service de la préparation de ces grandes luttes. La participation aux élections doit entrer en ligne de compte comme l'un de ces moyens. » Plus loin elles abordent la question du travail des communistes dans les syndicats afin de « ne pas s'isoler des masses ».
Ce travail dans les syndicats et dans le parlement n'est pas posé comme une question de principe mais comme une question de tactique.
Sur le plan organisationnel, les thèses rejettent, à juste raison, le fédéralisme et soulignent la nécessité de la centralisation la plus rigoureuse.
Mais le dernier point ferme la porte à toute discussion en affirmant que « les membres du KPD qui ne partagent pas ces conceptions sur la nature, l'organisation et l'action du parti doivent se séparer du parti. »
Certes, depuis le début, les divergences au sein du KPD concernant les questions fondamentales du travail dans les syndicats et la participation aux élections au parlement étaient profondes. Au congrès de fondation du parti, la première Centrale élue défendait une position minoritaire sur ces questions et ne cherchait pas à l'imposer. Cela reflétait une compréhension juste de la question de l'organisation en particulier chez les membres de la direction qui n'ont pas quitté le parti sur la base de cette divergence mais concevaient celle-ci comme un point qu'il fallait clarifier dans toutes ses conséquences au cours des discussions ultérieures. ([1] [9])
Il faut prendre en considération le fait que la classe ouvrière, notamment depuis le début de la première guerre mondiale, s'est acquis une expérience importante pour commencer à dégager un point de vue clair contre les syndicats et contre les élections parlementaires bourgeoises. Malgré cette clarification, les positions sur ces questions ne constituent pas encore alors des frontières de classe ni une raison pour scissionner. Aucune composante du mouvement révolutionnaire n'a encore réussi à tirer, de façon globale et cohérente, les conséquences du changement de période historique qui est en train de se produire, c'est-à-dire l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Il règne encore, parmi les communistes, une grande hétérogénéité ; et dans la plupart des pays il y a des divergences sur ces questions. C'est aux communistes d'Allemagne que revient le mérite d'avoir ouvert la voie à la clarification, formulé les premiers les positions de classe sur ces questions. Au niveau international, ils sont d'ailleurs en minorité à ce moment-là. En mettant l'accent sur les conseils ouvriers comme seule arme du combat révolutionnaire, lors de son congrès de fondation en mars 1919, l'Internationale Communiste montre que toute son orientation va dans le sens de rejeter les syndicats et le parlement. Mais elle n'a pas encore de position fondée théoriquement et tranchée pour définir clairement son attitude. A son congrès de fondation, le KPD a adopté une position juste mais sans que ses fondements théoriques n'aient été encore suffisamment développés. Tout cela reflète l'hétérogénéité et surtout l'immaturité de l'ensemble du mouvement révolutionnaire à ce moment-là. Il se trouve confronté à une situation objective qui a fondamentalement changé avec un retard au niveau de sa conscience et de l'élaboration théorique de ses positions. En tous cas il est clair que le débat sur ces questions est indispensable, qu'il doit être impulsé et qu'il est impossible de l'éviter. Pour toutes ces raisons, les divergences programmatiques sur la question syndicale et sur la participation aux élections ne peuvent pas constituer, à ce moment-là, un motif d'exclusion du parti ou de scission de la part des tenants de l'une ou l'autre des positions en présence. Adopter l'attitude opposée aurait entraîné l'exclusion de R. Luxemburg et K. Liebknecht qui, au congrès de fondation, sont élus, sans conteste, à la Centrale mais appartiennent à la minorité sur la question syndicale et sur la participation aux élections.
Mais c'est sur la question organisationnelle que le KPD est le plus profondément divisé. Lors de son congrès de fondation, il n'est qu'un rassemblement, situé à la gauche de l'USPD, qui se divise en plusieurs ailes en particulier sur la question de l'organisation. L'aile marxiste autour de R. Luxemburg et L. Jogiches, qui défend de la façon la plus déterminée l'organisation, son unité et sa centralisation, fait face à tous ceux qui ou bien sous-estiment la nécessité de l'organisation ou bien considèrent celle-ci avec méfiance, voire même avec hostilité.
Voila pourquoi le premier défi que doit relever le 2e congrès du parti est celui de prendre à bras le corps la défense et la construction de l'organisation.
Mais déjà les conditions objectives ne lui sont pas très favorables. En effet :
– La vie de l'organisation est très sévèrement mise à mal par les agissements de la bourgeoisie. La répression et les conditions d'illégalité qu'elle subit ne lui permettent pas de mener une vaste discussion dans les sections locales sur les questions programmatiques et organisationnelles. Dans cette mesure, lors du congrès, la discussion ne bénéficie pas de la meilleure préparation.
– La Centrale élue lors du congrès de fondation se trouve largement décimée : trois des neuf membres (R. Luxemburg, K. Liebknecht, L. Jogiches) ont été assassinés ; F. Mehring est décédé et trois autres ne peuvent pas participer aux travaux du congrès à cause des poursuites dont ils font l'objet. Ne restent que P. Levi, Pieck, Thalheimer et Lange.
Dans le même temps, les idées conseillistes et anarcho-syndicalistes prennent leur essor. Les partisans des Unions plaident pour la dissolution du parti dans les Unions, d'autres poussent à adopter une attitude de retrait dans les luttes revendicatives. Les concepts de « parti des chefs », de la « dictature des chefs » commencent à se répandre montrant que les tendances anti-organisationnelles gagnent du terrain.
Au cours de ce congrès, les conceptions organisationnelles erronées qui le traversent vont être la cause d'un véritable désastre. Déjà, pour la nomination des délégués, Levi s'arrange pour que le partage des voix s'établisse en faveur de la Centrale. Il jette ainsi par dessus bord les principes politiques qui avaient prévalu lors du congrès de fondation (même si celui-ci n'avait pas réussi à définir des statuts ni décider de la répartition précise des délégations). Au lieu d'être soucieux de la représentativité des délégués locaux qui expriment un état des positions politiques dans les sections aussi hétérogène soit-il, il pousse, comme en août 1919 à Francfort, à ce que la position de la Centrale soit toujours majoritaire.
Dés le départ donc, l'attitude de la Centrale accentue les divisions et prépare l'exclusion de la véritable majorité.
Par ailleurs, à l'instar des débats se déroulant dans presque tous les partis communistes sur la question du parlement et des syndicats, la Centrale aurait dû présenter ses thèses comme contribution à la discussion, comme moyen de poursuivre la clarification et non comme le moyen de l'étouffer et d'expulser du parti les tenants de la position adverse. Le dernier point des thèses, qui prévoit l'exclusion de tous ceux qui ont des divergences, reflète une conception organisationnelle fausse, celle du monolithisme, en contradiction avec la conception marxiste de l'aile qui s'était regroupée autour de R. Luxemburg et L. Jogiches qui a toujours préconisé la discussion la plus large possible dans l'ensemble de l'organisation.
Alors qu'au congrès de fondation, la Centrale élue adopte le point de vue politique juste de ne pas considérer les divergences existantes même sur des questions fondamentales comme les syndicats et la participation aux élections comme des motifs de scission ou d'exclusion, celle qui est en place lors du 2e congrès, s'appuyant sur une conception fausse de l'organisation, contribue à la désagrégation fatale du parti.
Les délégués qui représentent la position majoritaire issue du congrès de fondation, conscients de ce danger, réclament la possibilité de consulter leurs sections respectives et de « ne pas précipiter la décision de scission ».
Mais la Centrale du parti exige une décision immédiate. Trente et un des participants disposant d'une voix délibérative votent pour les thèses, 18 contre. Ces 18 délégués, qui représentent pour la plupart les districts du parti les plus importants numériquement et qui sont presque tous délégués des anciens ISD/IKD, sont dès lors considérés comme exclus.
Toute rupture ne peut avoir lieu que sur les bases les plus claires
Pour traiter avec responsabilité une discussion dans une situation de divergence, il est nécessaire que chaque position puisse être présentée et débattue largement et sans restriction. De plus, dans son attaque contre l'aile marxiste, Levi amalgame toutes les divergences et utilise l'arme de la déformation pure et simple.
Car il existe, en effet, dans ce congrès les divergences les plus diverses. Otto Rühle, par exemple, prend position le plus ouvertement contre le travail au parlement et dans les syndicats, mais sur la base d'une argumentation conseilliste. Il tire à boulets rouges sur la « politique des chefs ».
Les camarades de Brême, également adversaires résolus de tout travail au sein du parlement et des syndicats, ne rejettent pas le parti, au contraire. Cependant au congrès, ils ne défendent ni énergiquement ni clairement leur point de vue laissant le terrain libre aux agissements destructeurs d'aventuriers comme Wolffheim et Laufenberg ainsi qu'aux fédéralistes et aux unionistes.
Il règne ainsi une confusion générale. Les différents points de vue n'apparaissent pas clairement. En particulier sur la question organisationnelle, où une séparation claire entre les partisans et les adversaires du parti se doit d'être effectuée, tout est mélangé.
La position de rejet des syndicats et des élections parlementaires n'est pas à mettre sur le même plan et sur un pied d'égalité avec celle qui rejette par principe le parti. C'est malheureusement le contraire que fait Lévi quand il caractérise tous les adversaires du travail dans les syndicats et au parlement comme des ennemis du parti. Il accomplit ainsi une totale déformation des positions et fausse complètement l'enjeu posé.
Face à cette façon de procéder de la Centrale il y a différentes réactions. Seuls Laufenberg et Wolffheim, ainsi que deux autres délégués, considèrent la scission comme inévitable et la sanctionnent en proclamant le soir même la fondation d'un nouveau parti. Auparavant ces deux individus ont répandu la méfiance et retiré la confiance dans la Centrale sous prétexte de l'existence de certaines lacunes dans le rapport sur les finances. Dans une manoeuvre trouble, ils cherchent même à éviter tout débat ouvert sur la question de l'organisation.
Les délégués de Brême adoptent en revanche une attitude responsable. Ils ne veulent pas se laisser expulser. Ils reviennent le lendemain afin de poursuivre leur activité de délégués. Mais la Centrale fait déplacer la réunion dans un lieu tenu secret refusant ainsi la présence de cette minorité. Elle se débarrasse ainsi d'une importante partie de l'organisation non seulement en utilisant des ficelles dans le mode de désignation des délégués mais aussi en l'excluant de force du congrès.
Le congrès est imprégné de fausses visions de l'organisation. La Centrale de Levi a une conception monolithique de l'organisation selon laquelle il n'y a pas de place pour les positions minoritaires dans le parti. A l'exception des camarades de Brême qui, malgré leurs divergences, combattent pour rester dans l'organisation, l'opposition, elle-même, partage cette conception monolithique dans la mesure où elle excluerait bien la Centrale si elle le pouvait. De part et d'autre, on se précipite vers la scission sur les bases les plus confuses. L'aile qui représente le marxisme sur les questions organisationnelles n'est pas parvenue à imposer son point de vue.
C'est ainsi que s'installe parmi les communistes en Allemagne une tradition qui va par la suite constamment répéter le même schéma : chaque divergence aboutit à une scission.
Les positions programmatiques fausses ouvrent la porte à l'opportunisme
Comme nous l'avons déjà évoqué plus haut, les thèses, qui ne considèrent encore le travail au sein du parlement et des syndicats que d'un point de vue essentiellement tactique, expriment une difficulté répandue alors dans l'ensemble du mouvement communiste : celle de tirer les leçons de la décadence et de reconnaître que celle-ci a fait surgir avec elle de nouvelles conditions rendant inadéquats certains anciens moyens de lutte.
Le parlement et les syndicats sont devenus des rouages de l'appareil d'Etat. La Gauche a perçu ce processus bien plus qu'elle ne l'a compris théoriquement.
Par contre, l'orientation tactique prise par la direction du KPD, reposant sur une vision confuse de ces questions, va participer de la dérive opportuniste dans laquelle s'engage le parti et qui, sous prétexte de « ne pas se couper des masses », le pousse à faire de plus en plus de concessions à ceux qui ont trahi le prolétariat. Cette dérive va également s'illustrer par la tendance à rechercher une entente avec l'USPD centriste afin de devenir « un parti de masse ». Malheureusement, en excluant massivement tous ceux qui ont des divergences avec l'orientation de la direction, le KPD élimine de ses rangs un nombre important de militants fidèles au parti et se prive ainsi de l'indispensable oxygène de la critique seul capable de freiner cette gangrène opportuniste.
Ce qui est fondamentalement à la base de cette tragédie c'est l'absence de compréhension de la question organisationnelle et de son importance. Une leçon essentielle que nous devons tirer aujourd'hui est que toute exclusion ou scission est un acte trop sérieux et trop lourd de conséquences pour être pris à la légère. Une telle décision n'est possible qu'au terme d'une clarification préalable en profondeur et concluante. C'est pourquoi cette compréhension politique fondamentale se doit de figurer dans les statuts de toute organisation avec toute la clarté requise.
L'Internationale Communiste elle-même, qui d'un côté soutient la position de Levi sur la question syndicale et parlementaire, insiste de l'autre sur la nécessité de continuer à mener le débat de fond et refuse toute rupture causée par ces divergences. Lors du congrès de Heidelberg la direction du KPD a agi de sa propre autorité sans tenir compte de l'avis de l'Internationale.
En réaction à leur exclusion du parti, les militants de Brême créent un « Bureau d'information » pour l'ensemble de l'opposition afin de maintenir les contacts entre les communistes de gauche en Allemagne. Ils ont une compréhension juste du travail de fraction. Par souci d'éviter l'éclatement du parti et par des tentatives de compromis sur les points en litige les plus importants de la politique de l'organisation (les questions syndicale et parlementaire) ils luttent pour maintenir l'unité du KPD. C'est dans ce but que le 23 décembre 1919 le « Bureau d'information » lance l'appel suivant :
« 1. Convocation d'une nouvelle conférence nationale fin janvier.
2. Admission de tous les districts qui appartenaient au KPD avant la troisième conférence nationale, qu'ils reconnaissent les Thèses ou pas.
3. Mise à la discussion immédiate des Thèses et des propositions en vue de la conférence nationale.
4. La Centrale est tenue, jusqu'à la convocation de la nouvelle conférence, de cesser toute activité scissionniste. » (Kommunistische Arbeiter Zeitung, n° 197)
En proposant, pour le 3e congrès, des amendements aux thèses et en revendiquant leur réintégration dans le parti, les militants de Brême assument un véritable travail de fraction. Sur le plan organisationnel, leurs propositions d'amendements visent au renforcement de la position des groupes locaux du parti vis-à-vis de la Centrale tandis que sur les questions des syndicats et du parlementarisme ils font des concessions aux thèses de la Centrale. Par contre, cette dernière, dans les districts d'où proviennent les délégués exclus (Hambourg, Brême, Hanovre, Berlin et Dresde) poursuit sa politique scissionniste et met en place de nouveaux groupes locaux.
Lors du 3e congrès qui se tient les 25 et 26 février 1920, la saignée apparaît clairement. Alors qu'en octobre 1919 le KPD possédait encore plus de 100 000 membres, il n'en compte désormais que 40 000 environ. De plus, la décision du congrès d'octobre 1919 a produit un tel manque de clarté qu'au congrès de février règne la confusion sur l'appartenance ou non des militants de Brême au KPD. Ce n'est qu'au 3e congrès qu'est prise la décision définitive d'exclusion bien qu'elle fût déjà entrée en vigueur en octobre 1919.
La bourgeoisie favorise l'éclatement du parti
Suite au putsch de Kapp qui vient juste d'être déclenché, lors d'une conférence nationale de l'opposition tenue le 14 mars 1920, le « Bureau d'information » de Brême déclare qu'il ne peut prendre la responsabilité de créer un nouveau parti communiste et se dissout. Fin mars, après le 3e congrès, les militants de Brême retournent dans le KPD.
Par contre, aussitôt après leur exclusion les délégués de Hambourg, Laufenberg et Wolffheim, avaient annoncé la fondation d'un nouveau parti. Cette démarche ne correspond en rien à celle du marxisme vis-à-vis de la question organisationnelle. Toute leur attitude, après leur exclusion, révèle des agissements destructeurs intentionnels vis-à-vis des organisations révolutionnaires. En effet, dès ce moment-là, ils développent ouvertement et frénétiquement leur position « nationale-bolchévik ». Déjà au cours de la guerre ils avaient fait de la propagande pour la « guerre populaire révolutionnaire ». Contrairement aux Spartakistes ils n'ont pas adopté une position internationaliste mais ont appelé à la subordination de la classe ouvrière à l'armée « afin de mettre un terme à la domination du capital anglo-américain ». Ils ont même accusé les Spartakistes d'avoir poussé à la désagrégation de l'armée et ainsi d'avoir « poignardé celle-ci dans le dos ». Ces accusations se sont trouvées en parfaite unisson avec les attaques de l'extrême-droite après la signature du Traité de Versailles. Alors qu'au cours de l'année 1919 Laufenberg et Wolffheim se couvraient d'un masque radical par leur agitation contre les syndicats, après leur exclusion du KPD ils mettent au premier plan leur « attitude nationale-bolchévique ». Auprès des ouvriers de Hambourg, leur politique ne rencontre aucun écho important. Mais ces deux individus manoeuvrent adroitement et publient leur point de vue comme supplément au Kommunistische Arbeiter Zeitung sans l'accord du parti. Plus ils seront isolés dans le KPD et plus ils lanceront des attaques antisémites ouvertes contre le dirigeant du KPD, le taxant de « juif » et « d'agent anglais ». Il se révèlera plus tard que Wolffheim était le secrétaire de l'officier Lettow-Vorbeck et il sera dénoncé en tant qu'agent provocateur de la police. Il n'agit donc pas de sa propre initiative et son action vise, consciemment et systématiquement, avec le soutien de « cercles » opérant dans l'ombre, à la destruction du parti.
Le drame de l'opposition est de ne pas avoir su se démarquer de ces gens-là à temps et avec suffisamment de détermination. La conséquence en est que de plus en plus de militants sont dégoûtés par les activités de Laufenberg et Wolffheim et nombre d'entre eux ne se rendent plus aux réunions du Parti et se retirent. (Voir le procès-verbal du 3e congrès du KPD, p. 23)
Par ailleurs, cherchant à tirer profit de la série de défaites qu'elle lui a infligée durant l'année 1919, la bourgeoisie va développer une offensive contre le prolétariat au printemps 1920. Le 13 mars les troupes de Kapp et de Lüttwitz lancent une attaque militaire pour ramener l'ordre. Ce putsch vise clairement la classe ouvrière même si c'est le gouvernement SPD qui est en apparence « frappé ». Confrontés à l'alternative ou bien de riposter aux offensives de l'armée, ou bien de subir la répression sanglante, dans presque toutes les villes les ouvriers se soulèvent pour résister. Ils n'ont pas d'autre alternative que de se défendre. C'est dans la Ruhr où une « Armée Rouge » est créée que le mouvement de riposte est le plus fort.
Face à cette action de l'armée, la Centrale du KPD est complètement désorientée. Alors qu'au départ elle soutient la riposte du prolétariat, lorsque des forces du Capital vont proposer un gouvernement SPD-USPD « pour sauver la démocratie », elle va considérer celui-ci comme « un moindre mal » et même lui offrir « son opposition loyale ».
Cette situation d'ébullition dans la classe ouvrière ainsi que l'attitude du KPD vont fournir à tous ceux qui ont été exclus de ce dernier le prétexte pour fonder un nouveau parti.
DV.
[1] [10]. « Avant tout, pour ce qui concerne la question de la non-participation aux élections, tu surestimes énormément la portée de cette décision. Notre "défaite" [c'est à dire la défaite dans les votes au congrès de la future Centrale sur cette question] n'a été que la victoire d'un extrémisme un peu puéril, en pleine fermentation, sans nuances. (...) N'oublie pas que les Spartakistes sont, pour une bonne part, une génération neuve sur laquelle ne pèsent pas les traditions abrutissantes du "vieux" parti et il faut accepter la chose avec ses lumières et ses ombres. Nous avons tous unanimement décidé de ne pas en faire une affaire d'Etat et de ne pas le prendre au tragique. » (Rosa Luxemburg, Lettre à Clara Zetkin, 11 janvier 1919).
Dans les trois premiers articles de cette série, nous avons vu comment, appuyé et manipulé par les classes dominantes et par tout un réseau de parasites politiques, Bakounine avait mené une lutte secrète contre la 1re Internationale. Cette lutte était dirigée plus particulièrement contre l'établissement de véritables règles et principes prolétariens de fonctionnement au sein de l'Internationale. Alors que les statuts de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) défendaient un mode de fonctionnement unitaire, collectif, centralisé, transparent et discipliné, et représentaient un pas qualitatif par rapport à la phase antérieure du mouvement ouvrier qui était sectaire, hiérarchique et conspiratrice, l'Alliance de Bakounine a mobilisé tous les éléments non-prolétariens qui ne voulaient pas accepter ce grand pas en avant. Avec la défaite de la Commune de Paris et le reflux international de la lutte de classe après 1871, la bourgeoisie redoubla d'efforts pour détruire l'Internationale et surtout pour discréditer la vision marxiste du parti ouvrier et les principes organisationnels qui s'établissaient dans ses rangs de façon croissante. Donc, avant de se disperser, l'Internationale organisa une confrontation ouverte et décisive avec le bakouninisme lors de son congrès de La Haye en 1872. Tout en réalisant qu'une Internationale ne peut pas continuer à exister face à une défaite majeure du prolétariat mondial, les marxistes au congrès de La Haye eurent une préoccupation centrale : que les principes politiques et organisationnels qu'ils avaient défendus contre le bakouninisme puissent être transmis aux futures générations de révolutionnaires et servir de base pour les futures Internationales. C'est aussi la raison pour laquelle les révélations du congrès de La Haye sur la conspiration de Bakounine au sein et contre l'Internationale furent publiées et mises ainsi à la disposition de l'ensemble de la classe ouvrière.
Peut-être que la leçon la plus importante que la 1re Internationale nous a transmise de sa lutte contre l'Alliance de Bakounine, porte sur le danger que les éléments déclassés en général et l'aventurisme politique en particulier représentent pour les organisations communistes. C'est précisément cette leçon qui a été le plus complètement ignorée ou sous-estimée par beaucoup de groupes du milieu révolutionnaire actuel. C'est pour cela que la dernière partie de notre série sur la lutte contre le bakouninisme est consacrée à cette question.
L'importance historique de l'analyse de la 1re Internationale sur Bakounine
Pourquoi la 1re Internationale n'a-t-elle pas décidé de traiter sa lutte contre le bakouninisme comme une affaire purement interne, sans intérêt pour ceux qui sont en-dehors de l'organisation ? Pourquoi a-t-elle insisté autant pour que les leçons de cette lutte soient transmises pour le futur ? A la base de la conception marxiste de l'organisation se trouve la conviction que les organisations communistes révolutionnaires sont un produit du prolétariat. En termes historiques, elles ont reçu un mandat de la classe ouvrière. Comme telles, elles ont la responsabilité de justifier leurs actions devant l'ensemble de leur classe, en particulier face aux autres organisations et expressions politiques prolétariennes, face au milieu prolétarien. C'est un mandat non seulement pour le présent mais aussi devant l'histoire elle-même. De la même manière, il est de la responsabilité des futures générations de révolutionnaires d'accepter ce mandat légué par l'histoire, d'apprendre et de juger des combats de leurs prédécesseurs.
C'est pour cela que la dernière grande bataille de la 1re Internationale fut consacrée à révéler au prolétariat mondial et à l'histoire le complot organisé par Bakounine et ses partisans contre le parti ouvrier. Et c'est pour cela qu'il est, aujourd'hui, de la responsabilité des organisations marxistes de tirer ces leçons du passé afin d'être armées dans la lutte contre le bakouninisme contemporain, contre l'aventurisme politique actuel.
Consciente du danger historique que les leçons tirées par la 1re Internationale représentaient pour ses propres intérêts de classe, la bourgeoisie, en réponse aux révélations du congrès de La Haye, fit tout ce qui était en son pouvoir pour discréditer cet effort. La presse et les politiciens bourgeois déclarèrent que le combat contre le bakouninisme n'était pas une lutte pour des principes mais une lutte sordide pour le pouvoir au sein de l'Internationale. Ainsi, Marx était censé avoir éliminé son rival Bakounine au travers d'une campagne de mensonges. En d'autres termes, la bourgeoisie essaya de convaincre la classe ouvrière que ses organisations utilisaient les mêmes méthodes fonctionnaient exactement de la même manière que celles des exploiteurs et donc n'étaient pas meilleures. Le fait qu'une grande majorité de l'Internationale appuya Marx fut rabaissé au « triomphe de l'esprit de l'autoritarisme » dans ses rangs et à la prétendue tendance paranoïa de ses membres à voir des ennemis de l'Association cachés partout. Les bakouninistes et les lassalliens firent même courir des rumeurs selon lesquelles Marx était un agent de Bismarck.
Comme on le sait, ce sont exactement les mêmes accusations qui sont portées par la bourgeoisie et par le parasitisme politique contre le CCI aujourd'hui.
De tels dénigrements, lancés par la bourgeoisie et répandus par le parasitisme politique, accompagnent inévitablement chaque combat organisationnel du prolétariat. Cela est beaucoup plus sérieux et dangereux quand ils trouvent un certain écho au sein du camp révolutionnaire lui-même. Ce fut le cas avec la biographie de Marx par Franz Mehring. Dans ce livre, Mehring, qui fit partie du courant de la gauche de la 2e Internationale, déclare que la brochure du congrès de La Haye sur l'Alliance était « inexcusable » et « indigne de l'Internationale ». Dans ce livre, Mehring défend non seulement Bakounine mais aussi Lassalle et Schweitzer contre les accusations faites par Marx et les marxistes. La principale accusation portée par Mehring contre Marx est que celui-ci aurait abandonné la méthode marxiste dans ses écrits contre Bakounine. Tandis que, dans tous ses autres travaux, Marx est toujours parti d'une vision matérialiste de classe des événements, dans son analyse sur l'Alliance de Bakounine, selon Mehring, il essaya d'expliquer le problème par la personnalité et les actions d'un petit nombre d'individus : les dirigeants de l'Alliance. En d'autres termes, au lieu d'une analyse de classe, il accuse Marx d'être tombé dans une vision personnalisée et conspiratrice au lieu de faire une analyse de classe. Toujours selon Mehring, prisonnier de cette vision, Marx était obligé d'exagérer fortement les fautes et le travail de sabotage de Bakounine de même que pour les dirigeants du lassallisme en Allemagne. ([1] [15])
En fait, Mehring refuse « par principe » d'examiner le matériel fourni par Marx et Engels sur Bakounine quand il déclare : « Ce qui a conféré une attraction particulière et une valeur durable à leurs autres écrits polémiques, la recherche de points de vue nouveaux mis en lumière par la critique négative, manque complètement dans ce travail. » ([2] [16])
Là encore, c'est la même critique qui est faite aujourd'hui, dans le milieu révolutionnaire, contre le CCI. En répondant à ces critiques, nous allons maintenant démontrer que la position de Marx contre Bakounine était vraiment basée sur une analyse matérialiste de classe, une analyse de l'aventurisme politique et du rôle des déclassés. C'est ce point de vue d'une importance cruciale, qui n'est pas « nouveau », que Mehring ([3] [17]) et, avec lui, la majorité des groupes révolutionnaires actuels, ont complètement oublié ou mal compris.
Les déclassés : des ennemis des organisations prolétariennes
Contrairement à ce que Mehring pensait, la 1re Internationale a vraiment fourni une analyse de classe sur les origines et la base sociale de l'Alliance de Bakounine.
« Ses fondateurs, et les représentants des organisations ouvrières des deux mondes qui, dans les congrès internationaux, ont sanctionné les statuts généraux de l'Association, oubliaient que la largeur même de son programme permettrait aux déclassés de s'y glisser et de fonder, dans son sein, des organisations secrètes dont les efforts, au lieu d'être dirigés contre la bourgeoisie et les gouvernements existants, se tourneraient contre l'Internationale elle-même. Tel a été le cas avec l'Alliance de la démocratie socialiste. » ([4] [18])
La conclusion de ce même document résume les aspects principaux du programme politique de Bakounine en quatre points dont deux insistent de nouveau sur le rôle décisif des déclassés : « 1. Toutes les turpitudes, dans lesquelles se meut fatalement la vie des déclassés sortis des couches sociales supérieures, sont proclamées autant de vertus ultra-révolutionnaires (...) 4. La lutte économique et politique des ouvriers pour leur émancipation est remplacée par les actes pandestructifs du gibier de bagne, dernière incarnation de la révolution. En un mot, il faut lancer le voyou, supprimé par les travailleurs eux-mêmes dans "les révolutions sur le modèle classique de l'Occident", et mettre ainsi gratuitement à la disposition des réactionnaires une bande bien disciplinée d'agents provocateurs. » ([5] [19])
Et la conclusion d'ajouter : « Les résolutions prises par le Congrès de La Haye contre l'Alliance étaient donc de devoir strict ; il ne pouvait laisser tomber l'Internationale, cette grande création du prolétariat, dans le piège tendu par le rebut des classes exploitantes. » ([6] [20])
En d'autres termes, la base sociale de l'Alliance était constituée par la canaille des classes dominantes, les déclassés, essayant de mobiliser la canaille de la classe ouvrière, le des éléments du lumpen-prolétariat pour ses intrigues contre les organisations communistes.
Bakounine lui-même était l'incarnation de l'aristocrate déclassé : « ... ayant acquis dans sa jeunesse tous les vices des officiers impériaux du passé (il était officier), il appliqua à la révolution tous les mauvais instincts de ses origines tartares et aristocratiques. Ce type de noble tartare est bien connu. C'était un véritable déchaînement de mauvaises passions : les paris, le fouet et la torture pour les serfs, le viol des femmes, la saoulerie jour après jour, inventant avec le raffinement le plus barbare toutes les formes de la profanation la plus abjecte de la nature et de la dignité humaines, telle était la vie agitée et révolutionnaire de ces nobles. Le noble tartare Horostratus, n'a-t-il pas appliqué à la révolution, par manque de serfs féodaux, toutes les mauvaises passions de ses frères ? » ([7] [21])
C'est cette attraction de la lie des classes de la société, la plus haute et la plus basse, l'une pour l'autre mutuelle entre les canailles des différentes classes de la société qui explique la fascination de Bakounine, l'aristocrate déclassé, pour le milieu criminel et le lumpen-prolétariat. Le « théoricien » Bakounine a besoin des énergies criminelles de la pègre, du lumpen-prolétariat, pour accomplir son programme. Ce rôle a été assumé par Netchaïev en Russie qui a mis en pratique ce que Bakounine prêchait, manipulant et faisant chanter les membres de son comité et exécutant ceux qui essayaient de le quitter. Bakounine n'hésita pas à théoriser cette alliance des « grands hommes » déclassés avec les criminels : « Le brigandage est une des formes les plus honorables de la vie populaire russe. Le brigand, c'est le héros, c'est le défenseur, c'est le vengeur populaire, l'ennemi irréconciliable de l'Etat et de tout ordre social et civil établi par l'Etat, le lutteur à la vie et à la mort contre toute cette civilisation de fonctionnaires, de nobles, de prêtres et de la couronne... Celui qui ne comprend pas le brigandage ne comprendra rien dans l'histoire populaire russe. Celui qui ne lui est pas sympathique, ne peut sympathiser avec la vie populaire et n'a pas de coeur pour les souffrances séculaires et démesurées du peuple ; il appartient au camp des ennemis, des partisans de l'Etat. » ([8] [22])
Les déclassés en politique : un terrain fertile pour la provocation
La motivation principale de tels éléments déclassés, en entrant en politique, n'est pas l'identification avec la cause de la classe ouvrière ou une passion pour son but, le communisme, mais une haine brûlante et l'esprit de revanche du déraciné contre la société. Dans son Catéchisme Révolutionnaire, Bakounine déclare ainsi : « Il n'est pas un révolutionnaire s'il tient à quoi que ce soit en ce monde. Il ne doit pas hésiter devant la destruction d'une position quelconque, d'un lien ou d'un homme appartenant à ce monde. Il doit haïr tout et tous également. » ([9] [23])
N'ayant de lien de loyauté à l'égard d'aucune classe de la société et ne croyant en aucune perspective sociale sinon en son propre avancement, le pseudo-révolutionnaire déclassé n'est pas animé par l'objectif d'un futur, d'une forme plus progressive de la société mais par un désir nihiliste de destruction : « N'admettant aucune autre activité que celle de la destruction, nous reconnaissons que les formes dans lesquelles doit s'exprimer cette activité peuvent être extrêmement variées : poison, poignard, noeud coulant, etc. La révolution sanctifie tout sans distinction. » ([10] [24])
Il devrait aller sans dire Est-il nécessaire de démontrer qu'une telle mentalité et un tel environnement social représentent un terrain véritablement très favorable à la provocation politique ? Si les provocateurs, les informateurs de police et les aventuriers politiques (ces ennemis les plus dangereux des organisations révolutionnaires) sont employés par les classes dominantes, ils n'en sont pas moins produits spontanément par le processus constant de déclassement, surtout dans le capitalisme. Quelques brefs extraits du Catéchisme Révolutionnaire de Bakounine suffiront à illustrer ce point.
L'article 10 conseille au « véritable militant » d'exploiter ses camarades : « Chaque compagnon doit avoir sous la main plusieurs révolutionnaires de second et de troisième ordre, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas encore complètement initiés. Il doit les considérer comme une partie du capital révolutionnaire général, mis à sa disposition. Il doit dépenser économiquement sa part du capital, tâcher d'en tirer le plus grand profit possible. »
L'article 18 met en avant comment vivre aux crochets des riches : « Il faut les exploiter de toutes les manières possibles, les circonvenir, les dérouter, et, nous emparant de leurs sales secrets, en faire nos esclaves. De cette manière, leur puissance, leurs relations, leur influence et leurs richesses deviendront un trésor inépuisable et un secours précieux dans diverses entreprises. »
L'article 19 propose l'infiltration des libéraux et des autres partis : « Avec eux on peut conspirer d'après leur propre programme, faisant semblant de les suivre aveuglément. Il faut les prendre dans nos mains, se saisir de leurs secrets, les compromettre complètement, de manière à ce que la retraite leur devienne impossible, se servir d'eux pour amener des perturbations dans l'Etat. »
L'article 20 parle de lui-même : « La cinquième catégorie est formée de doctrinaires, de conspirateurs, de révolutionnaires, de tous ceux qui bavardent dans les réunions et sur le papier. Il faut les pousser et les entraîner sans cesse à des manifestations pratiques et périlleuses qui auront pour résultat d'en faire disparaître la majorité, en faisant de quelques-uns d'entre eux de véritables révolutionnaires. »
L'article 21 : « La sixième catégorie est très importante ; ce sont les femmes qui doivent être divisées en trois classes : les unes, les femmes futiles, sans esprit et sans coeur, dont il faut user de la même manière que de la troisième et quatrième catégorie d'hommes ; les secondes, les femmes ardentes, dévouées et capables, mais qui ne sont pas des nôtres parce qu'elles ne sont pas encore parvenues à l'entendement révolutionnaire pratique et sans phrases ; il faut les employer comme les hommes de la cinquième catégorie ; enfin les femmes qui sont entièrement à nous, c'est-à-dire complètement initiées et ayant accepté notre programme entier. Nous devons les considérer comme le plus précieux de nos trésors, sans le secours duquel nous ne pouvons rien faire. » ([11] [25])
Ce qui est frappant, c'est la similarité entre les méthodes exposées par Bakounine et celles employées par les sectes religieuses d'aujourd'hui qui, bien que dominées par l'Etat, sont généralement fondées autour d'aventuriers déclassés. Comme nous l'avons vu dans les précédents articles, le modèle organisationnel de Bakounine était la franc-maçonnerie, le précurseur du phénomène moderne des sectes religieuses.
Les aventuriers : une arme terrible contre le mouvement ouvrier
Les activités des aventuriers politiques déclassés sont particulièrement dangereuses pour le mouvement ouvrier. Les organisations révolutionnaires prolétariennes ne peuvent exister et fonctionner correctement que sur la base d'une confiance mutuelle profonde entre les militants et entre les groupes du milieu communiste. Le succès du parasitisme politique en général, et des aventuriers en particulier, dépend au contraire précisément de la capacité à saper la confiance mutuelle, en détruisant les principes politiques de comportement des militants sur lesquels les organisations de la classe sont basées.
Dans une lettre à Netchaïev datée de juin 1870, Bakounine révèle clairement ses intentions envers l'Internationale : « Nous devons faire en sorte que ces sociétés, dont les buts sont proches des nôtres, s'unissent à nous ou, au moins, se soumettent sans même s'en apercevoir. En faisant cela, les éléments sur qui on ne peut compter devront être écartés. Les sociétés qui nous sont hostiles ou nuisibles, devront être détruites. Pour finir, le gouvernement devra être renversé. Tout ça ne peut être réalisé par la seule vérité. Cela ne fonctionnera pas sans tromperies, intelligence et mensonges. » ([12] [26])
Une des « tromperies » classiques consiste à accuser l'organisation des travailleurs d'employer les mêmes méthodes que celles de l'aventurier lui-même. Ainsi, dans sa Lettre aux frères d'Espagne, Bakounine affirme que la résolution de la conférence de Londres de 1872 contre les sociétés secrètes, dirigée en particulier contre l'Alliance, n'a été adoptée par l'Internationale que « pour ouvrir la voie à leur propre conspiration pour la société secrète qui existe depuis 1848 sous la direction de Marx, qui a été fondée par Marx, Engels et Wolff maintenant décédé, et qui n'est rien d'autre qu'une société quasiment exclusivement allemande de communistes autoritaires. (...) Il faut reconnaître que la lutte qui s'est engagée dans l'Internationale n'est rien d'autre qu'une lutte entre deux sociétés secrètes. » ([13] [27])
Dans l'édition allemande, il y a une note de bas de page de l'historien anarchiste Max Nettlau, un admirateur passionné de Bakounine, qui admet que ces accusations contre Marx sont complètement fausses ([14] [28]). Rappelons aussi l'écrit antisémite de Bakounine, Les rapports personnels avec Marx, où le marxisme est présenté comme faisant partie d'un complot juif supposé lié à la famille Rothschild et auquel nous nous sommes référés dans notre article sur « Le marxisme contre la Franc-maçonnerie » dans la Revue Internationale n° 87.
Le projet du bakouninisme est Bakounine lui-même
Les méthodes employées par Bakounine étaient celles d'un agitateur déclassé. Mais quel objectif servaient-elles ?
La seule préoccupation politique de Bakounine était Bakounine lui-même. Il entra dans le mouvement ouvrier à la recherche de son propre projet.
L'Internationale était très claire là-dessus. Le premier texte important du Conseil Général sur l'Alliance, la circulaire interne sur Les prétendues scissions dans l'Internationale déclare déjà que le but de Bakounine est de « remplacer le Conseil Général par sa propre dictature personnelle. » Le rapport du congrès sur l'Alliance développe sur ce thème : « L'Internationale était déjà fortement établie quand M.Bakounine se mit en tête de jouer un rôle comme émancipateur du prolétariat. (...) Pour se faire reconnaître comme chef de l'Internationale, il fallait se présenter comme chef d'une autre armée dont le dévouement absolu envers sa personne lui devait être assuré par une organisation secrète. Après avoir ouvertement implanté sa société dans l'Internationale, il comptait en étendre les ramifications dans toutes les sections et en accaparer par ce moyen la direction absolue. »
Ce projet personnel existait bien avant que Bakounine pense à rejoindre l'Internationale. Quand Bakounine s'échappe de Sibérie et arrive à Londres en 1861, il tire un bilan négatif de sa première tentative pour s'établir lui-même dans les cercles révolutionnaires d'Europe de l'Ouest durant les révolutions de 1848-49.
« Il n'est pas bon d'exercer son activité en pays étranger. J'en ai fait l'expérience dans les années révolutionnaires : ni en France, ni en Allemagne je n'ai pu prendre pied. Aussi, tout en conservant dans le mouvement progressif du monde entier toute ma chaleureuse sympathie d'autrefois, afin de ne pas dépenser dans le vide le reste de ma vie, je dois dorénavant limiter mon activité directe à la Russie, à la Pologne, aux Slaves. » ([15] [29])
Là, le motif de Bakounine pour son changement d'orientation n'est pas les besoins de la cause mais clairement la question de « prendre pied » : c'est la première caractéristique des aventuriers politiques.
Bakounine cherche à gagner les classes dominantes à ses propres ambitions
Ce texte est aussi connu comme Manifeste Panslave de Bakounine. « On dit que, peu de temps avant sa mort, l'empereur Nicolas lui-même, se préparant à déclarer la guerre à l'Autriche, conçut l'idée de faire appel à tous les slaves autrichiens et turcs, aux hongrois et aux italiens, afin de les exciter à une insurrection générale. Il avait soulevé contre lui la guerre d'orient, et pour se défendre, il voulut se transformer d'empereur despote en empereur révolutionnaire. » ([16] [30])
Dans sa brochure La cause des peuples de 1862, Bakounine déclare sur le rôle du tsar contemporain Alexandre II de Russie que « c'est lui, lui uniquement qui pourrait accomplir en Russie la plus grave et la plus bienfaisante révolution sans verser une goutte de sang. Il le peut encore maintenant (...). Arrêter le mouvement du peuple qui se réveille, après un sommeil de mille ans, est impossible. Mais si le tsar se mettait fermement et hardiment à la tête du mouvement, sa puissance pour le bien et pour la gloire de la Russie n'aurait pas de bornes. » ([17] [31])
Continuant dans cette veine, Bakounine appelle le tsar à envahir l'Europe de l'Ouest : « Il est temps que les allemands s'en aillent en Allemagne. Si le tsar avait compris que dorénavant il devait être, non le chef d'une centralisation forcée, mais celui d'une fédération libre de peuples libres, s'appuyant sur une force solide et régénérée, s'alliant la Pologne et l'Ukraine, rompant toutes les alliances allemandes tant détestées, levant audacieusement le drapeau panslave, il deviendrait le sauveur du monde slave. »
Voici les commentaires de l'Internationale là-dessus. « Le panslavisme est une invention du cabinet de Saint-Pétersbourg et n'a d'autre but que d'étendre les frontières européennes de la Russie vers l'ouest et le sud. Mais, comme on n'ose pas annoncer aux slaves autrichiens, prussiens et turcs que leur destinée est d'être fondus dans le grand empire russe, on leur présente la Russie comme la puissance qui les délivrera du joug étranger et qui les réunira dans une grande fédération libre. » ([18] [32])
Mais, à part sa haine bien connue pour les allemands, qu'est-ce qui poussait Bakounine à appuyer si ouvertement le bastion principal de la contre-révolution en Europe, l'autocratie moscovite ? En réalité, il essayait de gagner l'appui du tsar pour ses propres ambitions politiques en Europe de l'Ouest. Le milieu politique radical occidental grouillait d'agents tsaristes, de groupes et de publications défendant le panslavisme et d'autres causes pseudo-révolutionnaires. La cour russe avait ses agents et ses sympathisants aux places d'influence les plus importantes comme l'illustre l'exemple de Lord Palmerston, le politicien britannique le plus important de cette époque. Il est clair que la protection de Moscou aurait été inestimable pour la réalisation des ambitions personnelles de Bakounine.
Bakounine espérait persuader le tsar de donner à sa politique intérieure une teinte révolutionnaire-démocratique en convoquant une assemblée nationale. Cela aurait permis à Bakounine d'organiser le mouvement polonais et les mouvements d'émigrés et autres radicaux à l'Ouest comme le cheval de Troie ultra-gauche de Russie en Europe occidentale : « Malheureusement, le tsar ne jugea pas à propos de convoquer l'Assemblée nationale à laquelle, dans cette brochure, Bakounine posait sa candidature. Il en fut pour ses frais de manifeste électoral et pour ses génuflexions devant Romanov. Indignement trompé dans sa candide confiance, il ne lui restait plus qu'à se lancer à corps perdu dans l'anarchie pandestructive. » ([19] [33])
Ayant été déçu par le tsarisme mais inébranlable dans sa quête d'un rôle personnel dirigeant sur les mouvements révolutionnaires européens, Bakounine se mit à graviter autour de la franc-maçonnerie au milieu des années 1860 en Italie, fondant lui-même différentes sociétés secrètes (voir le premier article de cette série). Utilisant ces méthodes, Bakounine infiltra d'abord la bourgeoise « Ligue pour la Paix » qu'il essaya d'unir à l'Internationale « sur un pied d'égalité » et le tout sous sa propre direction (voir le deuxième article de cette série). Quand cela aussi échoua, il infiltra et essaya de prendre l'Internationale elle-même, surtout au moyen de son Alliance secrète. Pour ce projet comportant la destruction de l'organisation politique mondiale de la classe ouvrière, Bakounine réussit finalement à gagner l'appui chaleureux des classes dominantes.
« Toute la presse libérale et celle de la police se trouva ouvertement à ses côtés (de l'Alliance) ; dans sa diffamation personnelle du Conseil général, elle fut soutenue par les soi-disant réformateurs de tous les pays. » ([20] [34])
La déloyauté envers toutes les classes haïes de la société
Bien que cherchant leur appui, Bakounine n'a jamais été simplement un agent du tsarisme, de la franc-maçonnerie, de la « Ligue pour la Paix », de la presse ou de la police occidentales. Comme tous les déclassés, il n'avait pas plus de loyauté envers les classes dominantes qu'envers les classes exploitées de la société. Au contraire, son ambition était de manipuler et de tromper pareillement la classe ouvrière et la classe dominante afin de réaliser ses ambitions personnelles et prendre sa revanche sur la société comme un tout. C'est pour cela que les classes dominantes, parfaitement au courant de ce fait, utilisèrent Bakounine chaque fois qu'il leur convenait mais ne lui firent jamais confiance, et furent ravies de l'abandonner à son sort aussitôt qu'il devint inutile. Ainsi, dès qu'il fut démasqué publiquement par l'Internationale, sa carrière politique s'acheva.
Bakounine avait une véritable et violente haine contre les classes dominantes féodale et capitaliste. Mais, comme il haïssait encore plus la classe ouvrière, et globalement méprisait les exploités, il voyait la révolution et le changement social comme la tâche d'une petite élite déterminée de déclassés sans scrupule sous sa propre direction personnelle. Cette vision de la transformation sociale était nécessairement une absurdité fantaisiste et mystique puisqu'elle n'émanait d'aucune classe solidement enracinée dans la réalité sociale mais seulement des fantasmes vengeurs d'un élément étranger au prolétariat.
Surtout, comme tous les aventuriers politiques, Bakounine pensait changer la société non pas par la lutte de classe mais par l'habileté manipulatrice de la fraternité révolutionnaire : « ...pour la vraie révolution, il faut non des individus placés à la tête de la foule et qui la commandent, mais des hommes cachés invisiblement au milieu d'elle, reliant invisiblement par eux-mêmes une foule avec l'autre, et donnant ainsi invisiblement une seule et même direction, un seul et même esprit et caractère au mouvement. L'organisation secrète préparatoire n'a que ce sens là, et ce n'est que pour cela qu'elle est nécessaire. » ([21] [35])
Une telle vision n'était pas nouvelle mais avait été développée, depuis la révolution française, au sein de la branche maçonnique des « Illuminés » qui devint par la suite spécialisée dans l'infiltration du mouvement ouvrier. Bakounine partageait la même idée aventurière de la politique et surtout de la « libération » personnelle, anarchique et totale, au moyen de la politique machiavélique de l'infiltration dans laquelle les différentes classes de la société sont jouées les unes contre les autres.
C'est pour cela que le projet politique de l'Alliance était d'infiltrer et de prendre le pouvoir non seulement dans l'Internationale mais aussi dans les organisations de la classe dominante.
Ainsi, dans le paragraphe 14 de son Catéchisme révolutionnaire, Bakounine nous dit : « Un révolutionnaire doit pénétrer partout, dans la haute classe comme dans la moyenne, dans la boutique du marchand, dans l'église, dans le palais aristocratique, dans le monde bureaucratique, militaire et littéraire, dans la troisième section (police secrète), et même dans le palais impérial. »
Les statuts secrets de l'Alliance déclarent : « Tous les frères internationaux se connaissent. Il ne doit jamais exister de secret politique entre eux. Aucun ne pourra faire partie d'une société secrète quelconque sans le consentement positif de son comité, et au besoin, quand celui-ci l'exige, sans celui du comité central. Et il ne pourra en faire partie que sous la condition de leur découvrir tous les secrets qui pourraient les intéresser soit directement soit indirectement. »
Le rapport de la Commission du congrès de La Haye commente ce passage comme suit : « Les Pietri et les Stieber n'emploient comme mouchards que des gens inférieurs et perdus ; en envoyant ses faux frères dans les sociétés secrètes, pour en trahir les secrets, l'Alliance impose le rôle d'espion aux hommes-mêmes qui, dans son plan, doivent prendre la direction de la "révolution universelle". »
L'essence de l'aventurisme politique
Tout au long de son histoire, le mouvement ouvrier a été affaibli par les réformistes et les opportunistes petits-bourgeois et parfois par des carriéristes effrontés qui ne croyaient pas à l'importance ou au futur du mouvement ouvrier et qui ne s'en souciaient pas. L'aventurier politique, au contraire, est convaincu que le mouvement ouvrier est d'importance historique. Sur ce point, il reprend à son compte cette idée essentiel du marxisme révolutionnaire. C'est pour cette raison qu'il rejoint le mouvement ouvrier. Un aventurier n'est attiré ni par la monotonie grise du réformisme ni par la médiocrité d'un bon boulot. Il est, au contraire, quelqu'un de déterminé à jouer un rôle historique. Cette grande ambition distingue l'aventurier du petit-bourgeois carriériste et opportuniste.
Alors que le révolutionnaire rejoint le mouvement ouvrier afin de l'aider à réaliser sa mission historique, l'aventurier le rejoint pour que celui-ci serve sa propre mission « historique ». C'est ce qui distingue nettement l'aventurier du révolutionnaire prolétarien. L'aventurier n'est pas plus révolutionnaire que le carriériste ou le réformiste petit-bourgeois. La différence est que l'aventurier a une vision de l'importance historique du mouvement ouvrier. Mais il s'y rattache d'une manière complètement parasitaire.
L'aventurier est en général un déclassé. Il y a de nombreux individus de ce type au sein de la société bourgeoise, avec de grandes ambitions et avec une très haute opinion de leurs propres capacités, mais qui sont incapables de réaliser leurs hautes ambitions au sein de la classe dominante. Pleins d'amertume et de cynisme, de telles personnes glissent souvent vers le lumpen-prolétariat menant une existence de criminel ou de bohème. D'autres se révèlent comme une force de travail idéale pour l'Etat comme informateur ou agent provocateur. Mais, au sein de ce magma de déclassés, il y a quelques individus d'exception ayant le talent politique pour reconnaître que le mouvement ouvrier peut leur donner une seconde chance. Ils peuvent essayer de s'en servir comme tremplin pour obtenir renommée et importance et prendre ainsi une revanche sur la classe dominante qui est, en réalité, l'objet de leurs efforts et de leurs ambitions. De telles personnes sont constamment pleines de ressentiments face au manque de reconnaissance, par la société en général, de leur supposé génie. En même temps, elles sont fascinées, non pas par le marxisme ou le mouvement ouvrier mais par le pouvoir de la classe dominante et ses méthodes de manipulation.
Le comportement de l'aventurier est conditionné par le fait qu'il ne partage pas le but du mouvement qu'il a rejoint. Evidemment, il doit cacher son projet personnel réel au mouvement comme un tout. Seuls ses plus proches disciples peuvent être amenés à avoir une idée de son attitude réelle envers le mouvement.
Comme nous l'avons vu dans le cas de Bakounine, il y a une tendance inhérente chez les aventuriers politiques à collaborer en secret avec les classes dominantes. En réalité, une telle collaboration appartient à l'essence même de l'aventurisme. Sinon, comment l'aventurier est-il supposé accomplir son « rôle historique » ? Sinon, comment peut-il s'affirmer vis à vis de la classe dont il se sent rejeté ou ignoré ? En fait, c'est seulement la bourgeoisie qui peut accorder l'admiration et la reconnaissance que recherche l'aventurier et que la classe ouvrière ne va pas lui donner.
Certains des aventuriers les plus connus dans le mouvement ouvrier étaient aussi, comme Malinovsky, des agents de la police. Mais en général, les aventuriers ne travaillent pas directement pour l'Etat mais pour eux-mêmes. Quand les bolchéviks ouvrirent les archives de la police politique russe, l'Okhrana, ils trouvèrent les preuves que Malinosky était un agent de la police. Mais aucune preuve n'a été trouvée pour ce qui est de Bakounine. Marx et Engels n'ont jamais accusé Bakounine ou Lassalle d'être des agents appointés de l'Etat. Et même jusqu'à aujourd'hui, il n'y a aucune preuve qu'ils l'aient été.
Mais, comme Marx et Engels l'ont mis en évidence, l'aventurier politique n'est pas moins mais plus dangereux pour les organisations prolétariennes que le commun des agents de la police. C'est la raison pour laquelle les agents découverts au sein de l'Internationale furent rapidement exclus et dénoncés sans grande incidence pour le travail de celle-ci, alors que la découverte des activités de Bakounine a duré plusieurs années et a menacé l'existence même de l'organisation. Il n'est pas difficile, pour des communistes, de comprendre qu'un informateur de la police est leur ennemi. L'aventurier, au contraire, dans la mesure où il a travaillé pour son propre compte, sera toujours défendu par le sentimentalisme petit-bourgeois, comme le montre le triste exemple de Mehring.
L'histoire montre à quel point ce sentimentalisme est dangereux. Tandis que Bakounine et Lassalle (deux cas semblables) ou les « national-bolchéviks » autour de Laufenberg et Wollfheim, à la fin de la 1re guerre mondiale à Hambourg, passèrent des accords secrets avec la classe dominante contre le mouvement ouvrier, plusieurs autres « grands » aventuriers rejoignirent carrément les rangs de la bourgeoisie : Parvus, Mussolini, Pilsudski, Staline et d'autres.
L'aventurier et le mouvement marxiste
Bien avant la fondation de la 1re Internationale, le mouvement marxiste avait développé un tableau complet de l'aventurisme politique comme phénomène au sein de la classe dominante. Cette analyse fut faite surtout en relation avec Louis Bonaparte, « Empereur » de France de 1852 à 1870. Dans la lutte contre Bakounine, le marxisme a développé tous les éléments essentiels d'un tel phénomène dans le mouvement ouvrier, cependant sans en utiliser la terminologie. Dans le mouvement ouvrier allemand, le concept de l'aventurisme fut développé dans la lutte contre le dirigeant lassallien Schweitzer qui, en collaboration avec Bismarck, travailla au maintien de la scission au sein du parti ouvrier. Dans les années 1880, Engels et d'autres marxistes dénoncèrent l'aventurisme politique des dirigeants de la « Social Democratic federation » en Grande-Bretagne et comparèrent leur comportement à celui des bakouninistes. A partir de là, le mouvement ouvrier dans son ensemble commença à s'approprier cette notion malgré l'existence d'une résistance opportuniste. Dans le mouvement trotskiste d'avant la seconde guerre mondiale, elle s'avéra être une nouvelle fois une arme importante pour la défense de l'organisation, trouvant une claire illustration dans les cas de Molinier et autres.
Aujourd'hui, dans le cadre de la phase de décomposition du capitalisme avec l'accélération sans précédent du processus de déclassement et de lumpenisation qui touche la société, face à l'offensive que mène la bourgeoisie contre le milieu révolutionnaire, en particulier par l'utilisation du parasitisme, il est vital, pour les organisations politiques du prolétariat, de se réapproprier la conception marxiste de l'aventurisme afin d'être le mieux armé pour le démasquer et le combattre.
Kr.
[21] [56]. Les principes de la révolution, cité dans le rapport du Congrès de La Haye, ibid.
1895-1905: LA PERSPECTIVE
REVOLUTIONNAIRE OBSCURCIE PAR LES ILLUSIONS PARLEMENTAIRES
A la fin du dernier article de cette série, nous avons examiné le principal danger posé aux partis sociaux-démocrates agissant au zénith du développement historique du capitalisme: le divorce entre la lutte pour des réformes immédiates et le but général du communisme. Le succès grandissant de ces partis, à la fois en gagnant à leur cause un nombre sans cesse croissant d'ouvriers et en arrachant des concessions à la bourgeoisie à travers les luttes parlementaires et syndicales, était accompagné, et de fait contribua pour une part au développement des idéologies du réformisme - qui réduit le rôle du parti des ouvriers à la défense et l'amélioration immédiate de leurs conditions de vie - et du gradualisme selon lequel le capitalisme peut être aboli par un processus entièrement pacifique de l'évolution de la société. D'un autre côté, la réaction contre la menace réformiste de la part de certains courants révolutionnaires représentait un recul vers des visions fausses, sectaires ou utopiques qui n'avaient que peu ou pas du tout à voir avec la lutte défensive de la classe ouvrière et ses buts révolutionnaires ultimes.
Le présent article, qui conclut une première partie sur le développement du programme communiste dans la période d’ascendance du capitalisme, examine de façon plus détaillée comment la perspective de la révolution communiste fut obscurcie pendant cette période par la polarisation sur la question-clé de la conquête du pouvoir par le prolétariat et sur le pays-phare qu'était l'Allemagne dont le mouvement ouvrier était fier d’y avoir le plus grand parti social-démocrate au monde.
Nous avons montré à plusieurs reprises dans cette série d’articles que le combat contre cette forme d’opportunisme qu'est le réformisme était un élément constant de la lutte marxiste pour un programme révolutionnaire et une organisation chargée de le défendre. C'était notamment le cas avec le parti allemand fondé en 1875 et produit de la fusion entre les fractions lassallienne et marxiste du mouvement ouvrier. La même année, Marx avait écrit la Critique du Programme de Gotha ([1] [61]) afin de combattre les concessions faites par les marxistes aux lassalliens.
En rédigeant la Critique du Programme de Gotha, Marx s’appuyait sur l'expérience de la Commune de Paris qui avait très clairement montré la manière dont le prolétariat devait assumer le pouvoir politique: non à travers une conquête pacifique de l'ancien Etat mais par sa destruction et l'établissement de nouveaux organes de pouvoir directement contrôlés par les ouvriers en armes.
Ceci ne signifiait pas que, depuis 1871, le courant marxiste avait atteint une clarté définitive sur cette question. Dès l'origine, la lutte pour le suffrage universel et celle pour la représentation de la classe ouvrière su parlement avaient été des questions-clé du mouvement ouvrier organisé. Ces luttes représentaient le but premier des Chartistes, en Grande-Bretagne, que Marx considérait comme le premier parti politique de la classe ouvrière. On peut aisément comprendre que, ayant longtemps mené le combat pour le suffrage universel contre la résistance de la bourgeoisie - qui, à l'époque, le considérait comme une menace à son ordre - les révolutionnaires eux-mêmes aient pensé que la classe ouvrière, représentant la majorité de la population, était capable d’arriver au pouvoir à travers les institutions parlementaires. Ainsi, au Congrès de l’Internationale à la Haye en 1872, Marx fit un discours dans lequel il était encore prêt à estimer possible, dans les pays ayant une constitution plus démocratique comme la Grande-Bretagne, l’Amérique et la Hollande, que la classe ouvrière « puisse atteindre son but par des mayens pacifiques. »
Néanmoins, Marx ajouta tout de suite que « dans la plupart des pays continentaux le levier de la révolution devra être la force ; un recours à la force sera nécessaire un jour pour établir l'autorité des ouvriers. » De plus, comme Engels l’a argumenté dans son introduction du premier volume du Capital, même si les ouvriers parvenaient au pouvoir au moyen du parlement, ils auraient certainement à faire face à une « rébellion pro-esclavagiste » qui nécessiterait à nouveau le « levier de la force ». En Allemagne, pendant la période des lois antisocialistes introduites par Bismarck en 1878, la vision révolutionnaire de la conquête du pouvoir l'emportait sur les charmes du pacifisme social. Nous avons déjà amplement démontré la conception radicale du socialisme contenue dans le livre de Bebel La femme et le socialisme ([2] [62]). En 1881, dans un article du Der Sozialdemokrat du 6 avril 1881, Karl Kautsky défendait la nécessité de « détruire 1‘Etat bourgeois » et de « créer un nouvel Etat » ([3] [63]). Dix ans plus tard, en 1891, Engels écrivait son introduction à La Guerre Civile en France qui s'achevait par un message sans ambiguïté adressé à tous les éléments non révolutionnaires qui avaient commencé d'infiltrer le parti :
« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. » La même année, il provoque un chahut dans le SPD en publiant finalement la Critique du Programme de Gotha, que Marx et lui-même avaient décidé de ne pas publier en 1875. Le parti était sur le point d’adopter un nouveau programme (qui allait être connu sous le nom du Programme d’Erfurt) et Engels voulait être sûr que le nouveau document serait enfin débarrassé de toute influence lassallienne. ([4] [64])
L'hydre réformiste relève la tête
Le souci d’Engels en 1891 était de montrer qu'une aile opportuniste « philistine » était déjà en train de prendre pied dans le parti (en fait elle était présente depuis le début).
Mais, si le courant révolutionnaire et les conditions d'illégalité imposées par les lois antisocialistes, avaient tenu cette aile à distance pendant les années 1880, celle-ci allait devenir de plus en plus influente et hardie dans la décennie qui suivit. La première expression majeure de cela fut la campagne, au début da années 1890, menée par Vollmar et la branche bavaroise du SPD, qui réclamait une politique « pratique » sur l'agriculture, une politique de « socialisme d’Etat », et lançait un appel à l’Etat des Junkers pour introduire une législation au profit de la paysannerie. Son appel en faveur de la paysannerie mettait en cause le caractère de classe prolétarien du parti. Cette « rébellion de la droite » fut vaincue entre autres grâce à la polémique vigoureuse menée par Karl Kautsky. Mais en 1896, Edouard Bernstein publia ses thèses « révisionnistes »rejetant ouvertement la théorie marxiste des crises, appelant le parti à abandonner ses prétentions et à se déclarer » le parti démocratique de la réforme sociale ». Ses articles ont d'abord été publiés dans Die Neue Zeit, la revue théorique du parti ; plus tard ils furent publiées dans un livre dont le titre anglais est Evolutionary Socialism. Pour Bernstein, la société capitaliste pouvait se développer pacifiquement et graduellement vers le socialisme. De ce fait, nul besoin de perturbations révolutionnaires violentes et d'un parti défenseur de l'intensification de la lutte de classe !
Peu après, survint le cas Millerand en France: pour la première fois, un député socialiste faisait son entrée dans un cabinet capitaliste.
Ce n'est pas le lieu ici d'entreprendre une analyse en profondeur des raisons qui ont permis le développement du réformisme pendant cette période. Plusieurs facteurs agissaient simultanément :
- L'abrogation des lois antisocialistes qui a permis au SPD d'entrer dans l'arène légale et de se développer rapidement en nombre et influence ; mais son action dans le cadre des normes de la légalité bourgeoise a nourri des illusions sur les possibilités de la classe ouvrière d'utiliser ces normes à son avantage.
- Cette période a aussi vu un afflux, dans le parti, d'intellectuels petit-bourgeois qui avaient une certaine inclination « naturelle » envers des idées de réconciliation entre les classes antagoniques de la société capitaliste.
- Nous pouvons aussi évoquer les limites « nationales » d'un mouvement révolutionnaire qui, bien que fondé sur les principes de l'internationalisme prolétarien, était encore largement organisé en partis nationaux ; c'était une porte ouverte à l'adaptation opportuniste aux besoins de l’Etat-nation.
- Enfin, la mort d’Engels, en 1895, a enhardi ceux qui voulaient édulcorer l'essence révolutionnaire du marxisme, notamment Bernstein qui avait été un des collaborateurs les plus proches de celui-ci.
Tous ces facteurs ont joué leur rôle mais, fondamentalement, le réformisme était le produit des pressions émanant de la société bourgeoise dans une période de croissance et de prospérité économiques impressionnantes au sein de laquelle la perspective d'un effondrement capitaliste et celle de la révolution prolétarienne semblaient s'évanouir dans un horizon lointain. En somme, d'organisation essentiellement orientée vers un futur révolutionnaire, la social-démocratie se transformait graduellement en une organisation fixée sur le présent et sur l'obtention d'améliorations immédiates des conditions de vie de la classe ouvrière. Le fait que de telles améliorations étaient encore possibles faisait qu'il semblait de plus en plus raisonnable de penser que le socialisme pouvait être atteint subrepticement par l'accumulation de ces améliorations et la démocratisation graduelle de la société bourgeoise.
Bernstein n'avait pas tout à fait tort quand il disait que ses idées n'étaient que l'émanation de ce que le parti était réellement. Mais il avait tort en pensant que c'était tout le parti qui était ou pouvait être réformiste. La preuve en est que sa tentative d'éliminer le marxisme a été vigoureusement combattue par les courants révolutionnaires. Ceux-ci ont eu la force d'imposer le fait qu'un parti révolutionnaire, quel que soit le niveau de sa lutte pour la défense immédiate des intérêts de la classe ouvrière, ne pouvait garder son caractère prolétarien que s'il poursuivait activement la destinée révolutionnaire de cette classe. La réponse de Luxemburg à Bernstein (Réforme ou Révolution) est à juste titre reconnue comme la plus percutante contre cette attaque au marxisme. Mais à ce stade, elle n'était sûrement pas la seule: toutes les figures majeures dans le parti, entre autres Kautsky et Bebel, apportèrent leurs propres contributions dans le combat pour préserver le parti du danger révisionniste.
A priori, ces réponses mirent les révisionnistes en déroute: le rejet des thèses de Bernstein fut confirmé par tout le parti à la Conférence de Dresde en 1903. Mais, comme l'histoire allait le montrer si tragiquement en 1914, les pressions réformistes agissant sur la social-démocratie furent plus fortes que les plus claires résolutions de congrès. Les révolutionnaires eux-mêmes, jusqu'aux plus clairs d'entre eux, ne furent pas immunisés contre les illusions démocratiques propagées par les réformistes. Dans les réponses à ces dentiers, les marxistes ont fait beaucoup d'erreurs qui allaient être autant de fissures dans la cuirasse du parti prolétarien, fissures à travers lesquelles l'opportunisme a pu répandre son influence insidieuse.
Les erreurs d'Engels et la critique de Luxemburg
En 1895, Engels publia, dans le journal du SPD Vorwarts, une introduction su livre de Marx Les luttes de classes en France, ce dernier développant l'analyse des événements de 1848. Dans son article, Engels argumente tout à fait correctement que l'époque où les révolutions pouvaient être accomplies par des minorités de la classe exploitée, en utilisant seulement les méthodes des batailles de rue et des barricades, était terminée et que la future conquête du pouvoir ne pouvait être que l’œuvre d'une classe ouvrière consciente et organisée massivement. Cela ne voulait pas dire qu’Engels rejetait les combats de rue et les barricades et qu'il ne les considérait pas comme faisant partie d'une stratégie révolutionnaire plus large. Mais, ces précisions furent supprimées par l'éditeur du Vorwarts. Engels protesta vivement dans une lettre adressée à Kautsky : « A ma grande surprise, je lis aujourd’hui dans le Vorwarts un extrait tiré de mon "Introduction", imprimée à mon insu et arrangée de telle sorte qu'on me fait apparaître comme un adorateur pacifique à tout prix de la légalité. » ([5] [65])
Le coup monté vis-à-vis d’Engels fonctionna parfaitement : sa lettre de protestation ne fut pas publiée (elle ne l’a été qu'en 1924) et, durant ce laps de temps, les opportunistes ont pu utiliser pleinement son « Introduction » pour faire de lui leur mentor politique. D'autres, qui en général aiment à se présenter comme des révolutionnaires enragés, ont utilisé le même article pour justifier leur thèse selon laquelle Engels est devenu un vieux réformiste à la fin de sa vie et qu'il existe un vrai gouffre entre les visions de Marx et d'Engels sur ce point comme sur beaucoup d'autres.
Mais au delà du tripatouillage du texte par les opportunistes, un problème persistait. II fut mis en évidence par Rosa Luxemburg dans son dernier discours-lors du congrès de fondation du KPD en 1918. II est vrai qu'à ce moment-là, Luxemburg ne savait pas que les opportunistes avaient dénaturé les mots d'Engels. Mais ceci dit, elle trouva des faiblesses importantes dans certains articles qu'elle n’hésita pas, avec son style caractéristique, à soumettre à une critique marxiste rigoureuse.
Le problème posé à Rosa Luxemburg était le suivant : le nouveau parti communiste était en tain de se constituer. La révolution était dans les rues, l'année se désintégrait, les conseils d'ouvriers et de soldats se multipliaient à travers le pays et le marxisme « officiel » du parti social-démocrate - qui avait encore une énorme influence au sein de la classe en dépit du rôle que sa direction opportuniste avait joué durant la guerre - en appelait à l'autorité d’Engels pour justifier l'utilisation contre-révolutionnaire de la démocratie parlementaire comme antidote à la dictature du prolétariat.
Comme nous l'avons dit, Engels n'avait pas eu tort de mettre en avant que la vieille tactique de « 48 » du combat de rue plus ou moins désorganisé ne pouvait plus désormais être la méthode pour la prise de pouvoir par le prolétariat. Il a montré qu'il était impossible pour une minorité déterminée de prolétaires de s'attaquer aux armées modernes de la classe dominante. En effet, la bourgeoisie était tout à fait prête à provoquer de telles escarmouches afin de justifier une répression massive contre l'ensemble de la classe ouvrière (en fait, ce fut précisément la tactique qu'elle utilisa contre la révolution allemande quelques semaines après le congrès du KPD, en poussant les ouvriers de Berlin dans un soulèvement prématuré qui conduisit à la décapitation des forces révolutionnaires, y inclus Luxemburg elle-même). En conséquence, il soutint: «Un combat de rue ne peut donc à l'avenir être victorieux que si cette infériorité de situation est compensée par d'autres facteurs. Aussi se produira-t-il plus rarement au début d'une gronde révolution qu'au cours du développement de celle-ci, et il faudra l'entreprendre avec des forces plus grandes. Mais alors, celles-ci, comme dans l'ensemble de la grande Révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préféreront sans doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. » ([6] [66]) En un sens, c'est précisément ce que la révolution russe a accompli. En se constituant lui-même en tant que force irrésistible organisée, le prolétariat y a été capable de renverser l’Etat bourgeois dans une insurrection bien planifiée et relativement sans effusion de sang en octobre 1917.
Le vrai problème est la façon avec laquelle Engels envisageait ce processus. Rosa Luxemburg avait devant les yeux l'exemple vivant de la révolution russe et son équivalent en Allemagne, où le prolétariat avait développé son auto-organisation à travers le processus de la grève de masse et la formation des soviets. Ces derniers étaient les formes d'action et d'organisation qui non seulement correspondaient à la nouvelle époque des guerres et des révolutions mais aussi, dans un sens plus profond, exprimaient la nature fondamentale du prolétariat comme classe qui ne peut affamer son pouvoir révolutionnaire qu'en faisant éclater en morceaux les règles et les institutions de la société de classes. La faiblesse fatale de l'argumentation d’Engels, en 1895, était d'insister sur le fait que le prolétariat devait construire ses forces à travers l'utilisation des institutions parlementaires, c'est-à-dire à travers des organismes spécifiques de cette même société bourgeoise qu'il avait à détruire. Là, Luxemburg part de ce qu’Engels a vraiment dit et elle critique ses véritables insuffisances.
« Ensuite il expose comment la situation a évoluée depuis, et en arrive à la question pratique des tâches du Parti en Allemagne. "La guerre de 1870-71 et la défaite de la Commune ont transporté momentanément le centre de gravité du mouvement ouvrier de la France vers l'Allemagne, comme Marx l’a prédit. A la France, il fallait naturellement des années pour se remettre de la saignée du mois de mai 1871. En Allemagne cependant, où l'avalanche des milliards français fit croître l'industrie comme dans l'atmosphère d'une serre chaude, la social-démocratie se développa bien plus vite et d'une manière plus tenace que le capitalisme lui-même. L'intelligence avec laquelle les ouvriers allemands utilisèrent le suffrage universel, introduit en 1866, a porté rapidement ses fruits. Tout le monde peut constater le développement extraordinaire du parti par des chiffres indiscutables."
Vient ensuite la fameuse énumération marquant l'accroissement des voix social-démocrates, d'une élection au Reichstag à l'autre, jusqu'à en compter des millions ; et voici ce qu'en conclut Engels : "Cette bonne utilisation du suffrage universel entraîna un tout nouveau mode de lutte du prolétariat, mode qui se développa rapidement. On s'aperçut que les administrations d’Etat dans lesquelles s'organise le pouvoir de la bourgeoisie offrent à la classe ouvrière d'autres moyens de combattre ces mêmes organisations d’Etat. On participa aux élections des parlements provinciaux, des conseils municipaux, des conseils de prud'hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste. En toutes ces occasions, une bonne partie du prolétariat dit son mot. Et ainsi la bourgeoisie et le gouvernement en vinrent à craindre bien plus faction légale que faction illégale du parti ouvrier, bien plus les résultats de l'élection que ceux de la révolte". » ([7] [67])
Luxemburg, tout en comprenant le rejet d’Engels de la vieille tactique du combat de rue, n'a pas hésité à mettre en avant les dangers inhérents à cette approche.
« Cette conception eut deux conséquences :
1°La lutte parlementaire, antithèse de l'action révolutionnaire directe du prolétariat, fut considérée comme seul moyen de la lutte de classe. C'était la chute dans le parlementarisme pur et simple.
2° L'organisation la plus puissante de l’Etat, son instrument le plus effectif resta complètement hors de cause. On prétendit conquérir le parlement, le faire servir à des fins prolétariennes, et l'armée, la masse des prolétaires en uniforme, fut supposée parfaitement inattaquable, comme si celui qui est soldat devait être dans tous les cas, et rester une fois pour toutes, le défenseur inébranlable de la classe dominante. Cette erreur jugée, du point de vue de nos expériences d'aujourd'hui, serait incompréhensible de la part d'un homme ayant une responsabilité à la tête de notre mouvement, si l'on ne savait pas dans quelles circonstances défait ce document historique a été rédigé. » ([8] [68])
L'expérience de la vague révolutionnaire avait définitivement réfuté le scénario d’Engels. Loin d'être alarmée de l'utilisation de faction « constitutionnelle » par le prolétariat, la bourgeoisie avait compris que la démocratie parlementaire était son rempart le plus fiable contre le pouvoir des conseils ouvriers. Toute faction de la social-démocratie (conduite par d'éminents parlementaires parmi les plus réceptifs aux influences bourgeoises) n'avait pour but que de persuader les ouvriers d'inféoder leurs propres organes de classe, les conseils, à l’assemblée nationale supposée plus « représentative N. Par ailleurs, la révolution en Russie et en Allemagne avait clairement révélé la capacité de la classe ouvrière, à travers son action et sa propagande révolutionnaires, à désintégrer les armées de la bourgeoisie et à gagner la masse des soldats à la cause de la révolution.
Ainsi Luxemburg n'a pas hésité à qualifier l'approche d’Engels de « bévue ». Mais elle n'a pas conclu de cela qu’Engels avait cessé d'être un révolutionnaire. Elle était convaincue qu'il aurait reconnu son erreur à la lumière de l'expérience la plus récente: « Tous ceux qui connaissent les travaux de Marx et d’Engels, tous ceux qui sont bien instruits de leur authentique esprit révolutionnaire qui a inspiré tous leurs enseignements et tous leur écrits, seront absolument sûrs qu'Engels aurait été le premier à protester contre la débauche de parlementarisme, contre le gaspillage des énergies du mouvement ouvrier, qui était caractéristique en Allemagne durant les décennies précédant la guerre. »
Luxemburg poursuivit en fournissant un cadre pour comprendre l'erreur faite par Engels : « Il y a soixante dix ans, lorsqu'on révisa les erreurs, les illusions de 1848, on croyait que le prolétariat avait un chemin infiniment long à parcourir jusqu'à ce que le socialisme puisse, devenir une réalité, c'est ce qui ressort de chaque ligne de la préface en question, qu'Engels a écrite en 1895. » En d'autres termes, Engels écrivait dans une période où la lutte directe pour la révolution n'était pas encore à l'ordre du jour ; l’effondrement de la société capitaliste n'était pas encore devenue une réalité tangible comme ce sera le cas en 1917. Dans de telles circonstances, il n'était pas possible pour le mouvement ouvrier de développer une vision totalement lucide de sa route vers le pouvoir. En particulier, la distinction nécessaire, conservée dans le Programme d’Erfurt, entre le programme minimum des réformes économiques et politiques et le programme maximum du socialisme, contenait le danger que ce dernier soit subordonné au premier; il en était de même pour l'utilisation du parlement qui avait représenté une tactique valable dans la lutte pour des réformes mais risquait de devenir une fin en soi.
Luxemburg a montré que même Engels n'avait pas été immunisé contre une certaine confusion sur ce point. Mais elle reconnaissait également que le vrai problème résidait dans les courants politiques qui incarnaient activement les dangers rencontrés par les partis sociaux-démocrates de cette période, c'est-à-dire les opportunistes et ceux qui les couvraient à la direction du parti. C'était en particulier ces derniers qui avaient consciemment manipulé Engels aboutissant à un résultat très éloigné de ses intentions : «Je dois vous rappeler le fait bien connu que la préface en question a été écrite par Engels sous une forte pression de la part du groupe parlementaire. A cette époque en Allemagne, au début des années quatre vingt dix après l'abrogation des lois antisocialistes, il se produisit un fort mouvement vers la gauche, le mouvement de ceux qui voulaient empêcher le parti d'être complètement absorbé dans la lutte parlementaire. Bebel et ses fidèles cherchaient des arguments convaincants, soutenus par la grande autorité d’Engels ; ils souhaitaient une formulation qui les aiderait à maintenir une main ferme sur les éléments révolutionnaires. » ([9] [69]) Comme nous l'avons dit au début, le combat pour un programme révolutionnaire est toujours un combat contre l'opportunisme dans les rangs du prolétariat ; de même, l'opportunisme est toujours prêt à s'emparer de la moindre défaillance dans la vigilance et la concentration des révolutionnaires et utiliser leurs erreurs à ses propres fins.
Kautsky : l'erreur devient l'orthodoxie
« Entre les mains d'un Kautsky le "marxisme" servit à dénoncer et à briser toute résistance contre le parlementarisme... Toute résistance de cette sorte était excommuniée comme anarchisme, comme anarcho-syndicalisme, ou antimarxisme. Le marxisme officiel servit de couverture à toutes les déviations et à tous les abandons de la véritable lutte de classe révolutionnaire, à toute cette politique de semi position qui condamnait la social-démocratie allemande, et le mouvement ouvrier en général, y compris le mouvement syndical, à s'emprisonner volontairement dans les cadres et sur le terrain de la société capitaliste, sans volonté sérieuse de l'ébranler et de la faire sortir de ses gonds ». ([10] [70]).
Nous ne faisons pas partie de cette école moderniste de pensée qui aime à présenter Karl Kautsky comme la source de tout ce qui était mauvais dans les partis sociaux-démocrates. Il est vrai que son nom est souvent associé à de profondes erreurs théoriques - telle sa théorie de la conscience socialiste comme produit des intellectuels, ou son concept d'ultra-impérialisme. Et de fait, Kautsky devint au bout du compte un renégat du marxisme, pour employer le propre terme de Lénine, surtout à cause de son rejet de la révolution d'Octobre. De telles erreurs font qu'il est souvent difficile de se rappeler que Kautsky était véritablement un marxiste avant de devenir un renégat. Tout comme Bebel, il avait défendu la continuité du marxisme à de nombreux moments cruciaux de la vie du parti. Mais comme Bebel, ainsi que beaucoup d'autres de sa génération, sa compréhension du marxisme révéla plus tard qu'elle souffrait d'un nombre significatif de faiblesses ; celles-ci, en retour, reflétaient des faiblesses plus répandues, des faiblesses du mouvement en général. Dans le cas de Kautsky, c'était avant tout son « destin » de devenir le champion d'une approche qui, au lieu de soumettre à la critique les erreurs contingentes du mouvement révolutionnaire du passé du fait des conditions matérielles changeantes, figea ces erreurs en une « orthodoxie »non contestable.
Comme nous l'avons vu, Kautsky ferrailla souvent contre les révisionnistes de droite dans le parti, d'où sa réputation de pilier du marxisme « orthodoxe ». Mais si nous regardons un peu plus profondément la façon dont il mena la bataille contre le révisionnisme, nous voyons aussi pourquoi cette orthodoxie était en réalité une forme de centrisme, une manière de concilier avec l'opportunisme ; et c'était le cas bien avant que Kautsky, qui se voulait à mi-chemin entre les « excès de droite et de gauche », ne revendique ouvertement le label de centriste. Les hésitations de Kautsky pour mener une lutte intransigeante contre le révisionnisme se sont révélées dès la parution des articles de Bernstein, quand son amitié personnelle avec ce dernier le fit hésiter quelques temps avant de lui répondre politiquement. Mais la tendance de Kautsky à concilier avec le réformisme est allée plus loin que cela comme le notait Lénine dans L Etat et la Révolution :
« Chose infiniment plus grave encore (que les hésitations de Kautsky dans sa lutte contre Bernstein) jusque dans sa polémique avec les opportunistes, dans sa manière de poser et de traiter le problème nous constatons maintenant, en étudiant l'histoire de la récente trahison de Kautsky envers le marxisme, une déviation constante vers l'opportunisme, précisément dans la question de 1’ Etat. » ([11] [71]) Un des travaux que Lénine choisit pour illustrer cette déviation fut celui dont la forme est celle d'une réfutation en règle du révisionnisme mais dont le véritable contenu révèle sa tendance croissante à s'en accommoder. Il s'agit de son livre La révolution sociale, publié en 1902.
Dans ce livre, Kautsky nous fournit quelques arguments marxistes très solides contre les principales « révisions » mises en avant par Bernstein et ses adeptes. Contre leur argumentation (qui nous est si familière aujourd’hui) - selon laquelle le développement des classes moyennes mène à une atténuation des antagonismes de classe, ce qui revient à dire que le conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat peut se résoudre dans le cadre de la société capitaliste - Kautsky répondit en insistant, comme Marx l'avait fait, sur le fait que l'exploitation de la classe ouvrière augmentait en intensité, que l’Etat capitaliste devenait plus et non pas moins oppressif et que cela exacerbait plutôt que cela n'atténuait les antagonismes de classe : « plus... la classe dominante les soutient avec l'appareil d’Etat et l'emploie abusivement pour les desseins de l'exploitation et de l'oppression, plus l'animosité du prolétariat contre elles grandit, la haine de classe croît, et les efforts pour conquérir la machine d'Etat augmente en intensité. » ([12] [72])
De même, Kautsky réfuta l'argumentation selon laquelle le développement des institutions rendait la révolution sociale superflue et que « par l'exercice des droits démocratiques dans la situation présente la société capitaliste s'avance graduellement et sans aucun heurt vers le socialisme. Par conséquent, la conquête révolutionnaire du pouvoir politique par le prolétariat n'est pas nécessaire, et les efforts vers elle sont directement nuisibles, puisqu'il suffit qu'ils interfèrent lentement mais sûrement dans ce processus en cours .» ([13] [73]) Kautsky affirma que ceci était une illusion parce que, s'il est vrai que le nombre des élus socialistes étaient en augmentation, « simultanément avec cela, la démocratie bourgeoise part en morceaux » ([14] [74]) ; « le Parlement qui autrefois était un moyen défaire pression sur le gouvernement sur la route du progrès, devient de plus en plus le moyen d'annuler les petits progrès que /es conditions contraignent le gouvernement à faire. Dans la mesure où la classe qui domine à travers le parlementarisme est devenue superflue et même nuisible, la machine parlementaire perd toute signification .» ([15] [75]) Cela montrait une grande perspicacité vis-à-vis des conditions qui se développeraient de plus en plus à mesure que le capitalisme approcherait de son époque de décadence qui mettraient en évidence le déclin du parlement même en tant que tribune de conflits inter-bourgeois (que le parti ouvrier pouvait parfois exploiter à son profit), sa transformation en une simple feuille de vigne masquant un appareil d’Etat de plus en plus bureaucratique et militariste. Kautsky reconnaissait même que, étant donné la vacuité des organes « démocratiques » de la bourgeoisie, l'arme de la grève - y inclus- la grève politique de masse dont les contours étaient déjà apparus en France et en Belgique - «jouera un grand rôle dans les combats révolutionnaires du futur. » ([16] [76])
Cependant, Kautsky ne fut jamais capable de pousser ces arguments jusqu'à leur conclusion logique. Si le parlementarisme bourgeois était en déclin, si les ouvriers étaient en train de développer de nouvelles formes d'action comme la grève de masse, tous ces éléments étaient des signes de l'approche d'une nouvelle époque révolutionnaire dans laquelle l'axe central de la lutte de classe était en train de s'éloigner de façon définitive de l'arène parlementaire et de se placer sur le terrain de classe spécifique au prolétariat, dans les usines et la rue. En effet, loin de voir les implications du déclin du parlementarisme, Kautsky tira de cela la plus réactionnaire des conclusions, que la mission du prolétariat était de sauver et ranimer cette démocratie bourgeoise moribonde :
« Le parlementarisme... devient toujours plus sénile et impuissant, et ne peut retrouver une nouvelle jeunesse et force que lorsque, à l'instar de tout le pouvoir gouvernemental dans son ensemble, il sera conquis par le prolétariat renaissant et mis au service de son but. Le parlementarisme, loin de rendre la révolution inutilisable et superflue, a besoin d'une révolution pour être revivifier. » ([17] [77])
Ces visions n'étaient pas, comme dans le cas d’Engels, en contradiction avec les nombreux autres arguments bien plus clairs. Ils constituaient un fil rouge dans la pensée de Kautsky, renvoyant en partie à ses commentaires sur le Programme d’Erfurt au début des années 1890 et anticipant son œuvre bien connue Le chemin du pouvoir en 1910. Cette dernière œuvre scandalisa les réformistes déclarés avec son affirmation audacieuse selon laquelle « l'ère révolutionnaire a commencé », mais elle maintenait la même vision conservatrice sur la prise du pouvoir. Commentant ces deux travaux dans L'Etat et la Révolution,Lénine était particulièrement frappé par le fait que, nulle part dans ces livres, Kautsky ne défendait la
position classique du marxisme sur la nécessité de détruire l'appareil d`Etat bourgeois et de le remplacer par un Etat-Commune :
« Dans cette brochure (La Révolution Sociale), il est partout question de la conquête du pouvoir d’Etat, sans plus ; c'est-à dire que l'auteur a choisi une formule qui est une concession aux opportunistes, puisqu'elle admet la conquête du pouvoir sans la destruction de la machine d’Etat. Kautsky ressuscite en 1902 précisément ce qu'en 1872 Marx déclarait "périmé" dons le programme du Manifeste communiste. »
Avec Kautsky, et avec le marxisme officiel de la deuxième Internationale, le parlementarisme était devenu un dogme immuable.
La conquête de l'économie capitaliste
La tendance croissante du parti social-démocrate à se présenter comme candidat au gouvernement, à vouloir prendre les rênes de l’Etat bourgeois, allait avoir des implications profondes également sur son programme économique. En toute logique, ce dernier apparaissait de plus en plus non comme un programme de destruction du capital, visant à saper les fondations de la production capitaliste, mais comme une série de propositions « réalistes » pour s'emparer de l’économie bourgeoise et la gérer « au nom du prolétariat ». Ce n'était pas un hasard si le développement de cette vision, qui contraste fortement avec les idées de la transformation socialiste défendues dans les décennies précédentes par les Engels, Bebel et Morris ([18] [78]), coïncidait avec les premières expressions du capitalisme d’Etat qui accompagnaient la montée de l'impérialisme et du militarisme. II est vrai que Kautsky a critiqué la déviation du « socialisme d’Etat » revendiquée par des gens comme Vollmar mais ses critiques n'allèrent pas à la racine de la question. La polémique de Kautsky s'opposait aux programmes qui en appelaient aux gouvernements existants, bourgeois ou absolutistes, pour qu'ils introduisent des mesures « socialistes » telles que la nationalisation de la terre. Mais il ne voyait pas qu'un programme d'étatisation défendu par un gouvernement démocratique resterait également à l'intérieur des limites du capitalisme. Ainsi, dans La révolution sociale, il nous dit que « la domination politique du prolétariat et la perpétuation du système capitaliste de production sont irréconciliables. » ([19] [79]) Mais les passages qui suivent cette affirmation hardie donnent le vrai sens de la vision de Kautsky sur la « transformation socialiste » : « La question, alors, surgit de savoir quels sont les acheteurs qui sont à la disposition des capitalistes quand ils veulent vendre leurs entreprises. Une partie des usines, des mines etc., pourrait être vendue directement aux ouvriers qui y travaillent et ainsi pourrait fonctionner de façon coopérative ; une autre partie pourrait être vendue à des coopératives de distribution, et une autre encore à des communautés ou des Etats. II est clair cependant, que le capital trouverait ses acheteurs les plus nombreux et généreux dans les Etats ou municipalités, et pour cette raison la majorité des industries deviendrait la propriété des Etats et des municipalités. Que les sociaux-démocrates quand ils arriveraient au pouvoir s'efforceraient consciemment de pousser à cette solution est bien connu. » ([20] [80]) Kautsky poursuit ensuite en expliquant que les industries les plus mûres pour la nationalisation sont celles où les trusts sont les plus développés et que « la socialisation (qui désigne en raccourci le transfert à la propriété nationale, municipale et coopérative) ira de pair avec la socialisation de la majeure partie du capital argent. Quand une usine ou une part de propriété terrienne est nationalisée, ses dettes sont aussi nationalisées, et les dettes privées deviennent des dettes publiques. Dans le cas d'une corporation, les actionnaires deviendront des porteurs de parts des obligations du gouvernement. » ([21] [81])
A partir de passages comme ceux-là, on peut voir que, dans la « transformation socialiste » de Kautsky, toutes les catégories essentielles du capital demeurent: les moyens de production sont « vendus » aux ouvriers ou à l’Etat, le capital argent est centralisé dans les mains du gouvernement, les trusts « privés » laissent la place à des trusts nationaux ou municipaux etc. Ailleurs dans le même livre, Kautsky affirme explicitement le maintien des relations salariales dans un régime prolétarien :
« Je parle ici des salaires du travail. Quoi, va-t-on dire, il y aura des salaires dans la nouvelle société ? N'aurons-nous pas aboli le salariat et l'argent ? Ces objections seraient valables si la révolution sociale proposait d'abolir immédiatement l'argent. Je maintiens que ce sera impossible. L'argent est le moyen le plus simple connu jusqu'à présent qui assure, dans un mécanisme compliqué comme le processus productif moderne, avec sa division du travail énorme d'une portée considérable, la circulation des produits et leur distribution aux individus de la société. C'est le moyen qui permet à chacun de satisfaire ses besoins selon ses inclinations individuelles... En tant que moyen d'une telle circulation, l'argent sera indispensable en attendant quelque chose de mieux. » ([22] [82])
Evidemment, il est vrai que le salariat ne peut être aboli en un jour. Mais il est par contre faux d'affirmer, comme Kautsky le fait dans ces passages cités, que les salaires et l'argent sont des formes neutres qu'on peut garder dans le « socialisme » jusqu'à ce que l'augmentation de la production mène à l'abondance pour tous Sur la base du salariat et de la production de marchandises, la production croissante est un euphémisme , pour l’accumulation du capital Cette accumulation du capital. qu'elle soit dirigée par l’Etat ou par des intérêts privés, signifie nécessairement la dépossession et l’exploitation des producteurs C'est pourquoi Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha, affirme que la dictature prolétarienne aura à faire immédiatement des incursions dans la logique de l'accumulation en remplaçant les salaires et l'argent par un système de bons du travail.
Ailleurs, Kautsky insiste sur le fait que ces salaires « socialistes » sont fondamentalement différents des salaires capitalistes parce que, dans le nouveau système, la force de travail n'est plus une marchandise - sa thèse étant qu'il n'y a plus de marché pour la force de travail une fois que les moyens de production sont devenus propriété de l’Etat. Cet argument (qui était souvent utilisé, par les divers apologistes du modèle stalinien, pour prouver que l’URSS et ses rejetons ne pouvaient être capitalistes) a une tare fondamentale: il ignore la réalité du marché mondial qui fait de chaque économie nationale une unité capitaliste concurrentielle, quel que soit le niveau de suppression des mécanismes du marché à l'intérieur de cette unité.
Il est vrai, comme nous l'avons noté précédemment dans cette série d'articles, que Marx lui-même a écrit des textes qui induisent que la production socialiste pouvait exister à l'intérieur des frontières d'un Etat-nation. Le problème est que les propositions développées par la social-démocratie « officielle » au tout début du 20e siècle, en contradiction avec la démarche résolument internationaliste de Marx, étaient de plus en plus considérées comme faisant partie d'un programme « concret » applicable à chaque nation prise séparément. Cette vision « nationale » du socialisme commença même à être intégrée dans les programmes. On trouve ainsi la formulation suivante dans un autre travail de Kautsky à la même période, The Socialist republic ([23] [83]) :
« ...une communauté capable de satisfaire ses besoins et rassemblant toutes ses industries nécessaires, doit avoir des dimensions très différentes de celles des colonies socialistes qui avaient été planifiées au début de notre siècle. Parmi les organisations sociales existantes aujourd'hui, il n y en a qu'une qui a les dimensions requises, qui peut être utilisée comme champ approprié pour l'établissement et le développement du Commonwealth socialiste ou coopératif: la Nation »
Mais la chose qui est peut-être la plus significative de la vision de Kautsky au sujet de la transformation socialiste, c'est la façon dont tout se passe d'une façon légale et ordonnée. Il passe plusieurs pages de sa brochure The Social Révolution à affirmer qu'il sera beaucoup mieux de dédommager les capitalistes, pour se les acheter, que de simplement les exproprier. Bien que ses écrits sur le processus révolutionnaire abordent l'utilisation des grèves et autres actions des ouvriers, son souci premier semble être que la révolution ne doit pas trop effrayer les capitalistes. Un des opposants réformistes de Kautsky au Congrès de Dresde de 1903, Kollo, a mis le doigt sur le problème de façon tout à fait pertinente quand il observait que Kautsky voulait une révolution sociale... sans violence. Mais ni le renversement du pouvoir politique de la classe capitaliste, ni l'expropriation économique des expropriateurs, peuvent se produire sans l'irruption impétueuse, violente mais extraordinairement créative des masses sur la scène de l'histoire.
Nous répétons qu'il n'est pas question de diaboliser Kautsky. Il était l'expression d'un processus plus profond: la gangrène opportuniste des partis sociaux-démocrates, leur incorporation graduelle dans la société bourgeoise et les difficultés que les marxistes avaient à comprendre et combattre ce danger. Sur le problème du parlementarisme, il est certain que, nulle part, une clarté parfaite ne pouvait être trouvée dans la période que nous avons étudiée. Dans Réforme ou révolution par exemple, Luxemburg a mené une attaque très édifiante sur les illusions parlementaires de Bernstein. Cependant, elle laisse subsister certaines lacunes sur la question, en particulier quand elle ne réussit pas à reconnaître la « bévue » dans l'introduction à Les luttes de classes en France d'Engels qu'elle fustigera en 1918. Un autre cas instructif est celui de William Morris: Dans les années 1880, Morris fit un certain nombre de mises en garde pertinentes contre le pouvoir corrupteur du parlement mais ses intuitions furent sapées par sa tendance au purisme ainsi qu'une incapacité à comprendre la nécessite, pour les socialistes, d'intervenir dans le combat quotidien de la classe et, à cette époque, d'utiliser les élections et le parlement comme des éléments centraux de cette lutte. Comme la plupart de ceux qui étaient très critiques avec le parlementarisme à cette époque, Morris était très perméable aux positions antiparlementaires atemporelles des anarchistes. Et, vers la fin de sa vie, en réaction aux ravages que l'anarchisme avait provoqués sur ses efforts de construire une organisation révolutionnaire,
Morris lui-même tomba dans l'emballement croissant pour la voie parlementaire vers le pouvoir.
Ce qui « manquait », durant ces années, c'était le véritable mouvement de la classe. Ce fut surtout le séisme de 1905 en Russie qui permit aux meilleurs éléments du mouvement ouvrier de discerner les vrais contours de la révolution prolétarienne et de dépasser les conceptions périmées et erronées qui avaient jusque-là obscurci leur vision. Le véritable crime de Kautsky a été de combattre bec et ongles contre ces clarifications, se présentant lui-même de plus en plus ouvertement comme un « centriste » dont la vraie bête noire n'était pas la droite révisionniste mais la gauche révolutionnaire telle qu'elle était incarnée par des figures comme Luxemburg et Pannekoek. Mais c'est une autre partie de l'histoire.
CDW.
[1] [84] Voir Revue Internationale n° 79. Un thème central de la Critique du Programme de Gotha portait sur la défense du concept de dictature du prolétariat contre l'idée lassallienne de l' « Etat populaire » qui tendait à masquer son adaptation à l’Etat bismarckien existant.
[2] [85] Voir Revue Internationale n° 83, 85 et 86.
[3] [86] Cité dans Massimo Salvadori, Karl Kautsky and the Socialist Revolution, 1880- 1938, London 1979, p. 22.
[4] [87] On doit dite que les efforts d’Engels pour pallier aux faiblesses du programme d’Erfurt ne furent pas globalement un succès. Engels reconnut clairement que le danger opportuniste avait été codifié en son sein : sa critique sur le projet de programme (lettre à Kautsky, le 29 juin 1891) contient la définition la plus claire de l'opportunisme qu'on puisse trouver dam les écrits d’Engels et Marx et son souci central était le fait que le programme, bien que contenant une bonne introduction générale marxiste sur la crise inévitable du capitalisme et la nécessite du socialisme, restait très flou sur les moyens pour le prolétariat d'arriver au pouvoir. II est particulièrement critique sur le fait que les ouvriers allemands puissent utiliser la version « prussienne » du parlement (« une feuille de vigne de l'absolutisme ») afin de prendre le pouvoir pacifiquement. D'un autre côté, dans le même texte, Engels reprend la vision selon laquelle, dans les pays les plus démocratiques, le prolétariat pourrait arriver au pouvoir à travers le processus électoral; et il ne fait pas une claire distinction entre la république démocratique et l’Etat Commune. A la fin, le document d'Erfurt,au lieu de montrer le lien entre les programmes minimum et maximum, fait apparaître un gouffre entre les deux. C'est pourquoi Luxemburg, dans son discours au Congrès de fondation du KPD en 1918, parle du programme de Spartakus comme étant « délibérément opposé »au programme d'Erfurt et non comme cherchant simplement à le remplacer.
[5] [88] Engels, Selected Correspondence, p. 461
[6] [89] Introduction à Les luttes de classes en France.
[7] [90] Luxemburg, « Discours sur le Programme du Congrès de fondation du KPD. »
[8] [91] Ibid.
[9] [92] Traduit de l'anglais par nous.
[10] [93] Luxemburg, « Discours sur le Programme du Congrès de fondation du KPD »
[11] [94] Chapitre VI, 2, « Polémique de Kautsky avec les opportunistes ».
[12] [95] The Social Revolution, Chicago, 1916, p. 36-7, traduit de l'anglais par nous.
[13] [96] Ibid. p. 66.
[14] [97] Ibid. p. 75.
[15] [98] Ibid. p. 78-79.
[16] [99] Ibid. p. 90.
[17] [100] Ibid. p. 79-80.
[18] [101] Voir Revue Internationale n° 83, 85 et 86.
[19] [102] The Social Revolution, Chicago, 1916, p. 113, traduit de l'anglais par nous.
[20] [103] Ibid., p. 113-114.
[21] [104] Ibid., p. 116-117.
[22] [105] Ibid., p. 129.
[23] [106] Ce passage est tiré d'une version anglaise « traduite et adaptée pour l’Amérique »par Daniel De Leon (New-York, 1900); aussi nous ne sommes pas sûrs que les éléments repris ici soient totalement fidèles à l'original de Kautsky. Néanmoins la citation nous donne un avant-goût des conceptions développées dans le mouvement international de l'époque.
Aucun événement récent n'illustre de façon plus significative l'exacerbation des tensions impérialistes que l'arrivée de 3 000 soldats allemands en Bosnie. Sous prétexte de participer au « maintien de la paix » imposée par les Etats-Unis à Dayton, des troupes allemandes, rejoignant celles des rivaux français, anglais ou américains, ont été envoyées dans la zone de crise pour défendre les intérêts impérialistes de leur bourgeoisie nationale.
Aucun autre événement ne confirme plus clairement la montée de l'impérialisme de l'Allemagne depuis sa réunification nationale. Pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, la bourgeoisie allemande envoie ses forces armées à l'extérieur avec pour mandat de faire la guerre. Pendant un demi-siècle, la bourgeoisie des deux Etats allemands créés après 1945 n'avait pas eu le droit d'intervenir militairement à l'étranger pour défendre ses intérêts impérialistes. Toute exception à cette règle générale, imposée par l'OTAN pour l'Ouest et par le Pacte de Varsovie pour l'Est, devait être décidée non à Bonn ou à Berlin Est mais à Washington ou à Moscou. En réalité, la seule implication de troupes allemandes dans des actions militaires à l'extérieur, pendant toute la période d'après 1945, a été celle des troupes de l'Allemagne de l'Est, au sein de celles du Pacte de Varsovie, dans l'occupation de la Tchécoslovaquie en 1968.
Aujourd'hui, l'Allemagne est unifiée et s'affirme comme la puissance dominante en Europe. Les blocs de l'ouest et de l'est n'existent plus. Dans un monde déchiré, non seulement par les tensions militaires mais par le chaos global et la lutte de chacun contre tous, l'impérialisme allemand n'a plus besoin de permission pour soutenir sa politique étrangère par la force des armes. Aujourd'hui, le gouvernement allemand est capable d'imposer sa présence militaire dans les Balkans, que cela plaise ou non aux autres grandes puissances. Cette capacité croissante fait surtout ressortir le déclin de l'hégémonie de la seule superpuissance qui reste dans le monde, les Etats-Unis. La capacité de cette dernière à imposer sa loi au gouvernement de Bonn, qui était la clé de voûte de sa domination sur les deux tiers du globe après la deuxième guerre mondiale, est largement remise en cause et la présence même de la Bundeswehr en Bosnie, aujourd'hui, démontre au monde entier à quel point cette domination américaine a été sapée.
L'Allemagne sape les accords de Dayton et défie les Etats-Unis
La participation de Bonn aux missions de l'IFOR 2 de l'OTAN en Bosnie, où elle contrôle une des trois zones d'application avec la France, n'est pas qu'un défi aux Etats-Unis et aux puissances européennes au niveau global et historique. C'est aussi une initiative indispensable à la défense concrète des intérêts cruciaux de l'impérialisme allemand dans la région même. L'enjeu est l'acquisition, à long terme, de bases navales en Méditerranée à travers les ports de son allié historique, la Croatie. C'est le gouvernement Kohl qui a déclenché le processus qui a mené à l'explosion de la Yougoslavie avec son lot de conflits sanglants en poussant de façon agressive à l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie au début des années 1990. Bien que Bonn, grâce à des fournitures massives d'armes à la Croatie, ait réussi à développer sa politique, un tiers du territoire de ses alliés croates est resté occupé par les forces serbes, coupant pratiquement le nord du pays des ports stratégiques de la Dalmatie dans le sud. Au début de la guerre des Balkans, l'Allemagne pouvait encore faire de grandes avancées, par un soutien logistique à la Croatie, sans avoir à engager ses propres troupes. Mais quand la guerre a éclaté dans la Bosnie voisine, les principaux rivaux européens de l'Allemagne (l'Angleterre et la France en particulier sous le couvert des Nations Unies et surtout les Etats-Unis sous le parapluie de l'OTAN) ont commencé à défendre leurs intérêts par une présence militaire directe. Cette présence pouvait être d'autant plus efficace que l'Allemagne elle-même n'était prête ni militairement ni politiquement à suivre. Mais c'est par dessus tout l'engagement militaire des Etats-Unis qui a entamé, ces deux dernières années, la position de l'Allemagne. Les victoires militaires de la Croatie contre les serbes pro-français et pro-anglais en Krajina et en Bosnie, qui ont mis fin à la division de ce pays en reliant les ports dalmates à la capitale Zagreb, ont été acquises grâce au soutien non pas de l'Allemagne mais des Etats-Unis. Les accords de Dayton, imposés par les Etats-Unis dans le sillage de ses attaques militaires en Bosnie, ont ensuite confirmé la nécessité impérieuse pour l'Allemagne de défendre à son tour ses intérêts dans la région avec ses propres forces armées. Le stationnement de forces sanitaires et logistiques en Bosnie l'année dernière, hors de la zone de bataille et sans mandat de combattre, a été un premier pas vers la force actuelle de « maintien de la paix » en Bosnie même. A leur arrivée en Bosnie, ces unités allemandes, fortement armées et équipées, avec cette fois-ci un mandat leur permettant de combattre, ont été ouvertement accueillies comme des alliées par les croates de Bosnie qui ont immédiatement adopté une attitude plus agressive vis-à-vis des musulmans, rendant la vie difficile aux troupes françaises et espagnoles dans la ville divisée de Mostar. Le gouvernement croate a récompensé Bonn de l'arrivée de la Bundeswehr en décidant de remplacer les vieux Boeings de sa flotte aérienne par des avions Airbus construits en grande partie en Allemagne. Le ministre croate des affaires étrangères, en justifiant cette décision, déclarait : « Nous devons notre indépendance nationale à l'Amérique mais notre avenir réside en Europe, sur la base de notre amitié avec les gouvernements allemands et bavarois. »
En réalité, la bourgeoisie croate attendait depuis longtemps et avec impatience l'arrivée des troupes allemandes pour pouvoir se dégager du leadership des Etats-Unis. Washington a, en effet, fait payer cher son soutien à la Croatie. Ce sont les Etats-Unis qui, au dernier moment de la guerre en Bosnie avant Dayton, ont empêché les forces bosniaques et surtout croates de s'emparer de Banja Luca, et donc de chasser les serbes de l'est de la Bosnie. Par dessus tout, ce sont les Etats-Unis qui ont obligé les croates bosniaques à s'allier aux musulmans, en contradiction complète avec tous leurs objectifs guerriers en Bosnie. Pour la bourgeoisie croate, son principal ennemi en Bosnie n'est pas serbe mais musulman; son but est le partage de ce territoire avec les serbes aux dépens de la bourgeoisie musulmane. Les intérêts de la Croatie en Bosnie coïncident parfaitement avec ceux de l'Allemagne dans le sens de s'assurer l'accès aux ports dalmates.
Malgré sa collaboration tactique avec les Etats-Unis contre les serbes ces deux dernières années, Zagreb a des intérêts communs avec Bonn qui s'opposent non seulement à ceux des puissances de l'Europe de l'ouest et de la Russie pro-serbes mais aussi à ceux des Etats-Unis.
L'offensive allemande dans les Balkans
Nous assistons actuellement à une contre-offensive de l'Allemagne dans l'ex-Yougoslavie et les Balkans visant à compenser son recul dû aux accords de Dayton. Elle cherche à profiter des difficultés américaines au Moyen-Orient pour étendre son influence en Europe du sud-est et en Asie centrale. L'arrivée de troupes allemandes en Bosnie, loin d'être un événement isolé de « maintien de la paix », fait partie d'une poussée impérialiste extrêmement agressive vers la Méditerranée, le Moyen-Orient et le Caucase. Le pivot central de cette politique est la collaboration avec la Turquie. La défaite de l'impérialisme russe en Tchétchénie, l'affaiblissement de ses positions dans l'ensemble du Caucase, n'est rien de moins que le fruit de cette collaboration turco-allemande. Aujourd'hui, l'Allemagne soutient vigoureusement la politique de rapprochement du gouvernement Erbakan à Ankara avec l'Iran, un autre allié traditionnel de l'Allemagne. Celle-ci a clairement pris le parti de la Turquie dans son conflit avec la Grèce. Le ministre des affaires étrangères, Kinkel, a dit à la presse le 7 décembre 1996 à Bonn : « La Turquie est pour l'Allemagne un pays clé dans nos relations avec le monde islamique. Comment peut-on blâmer la Turquie de pencher plus fortement du côté de ses voisins islamiques, quand la Turquie n'a même pas gagné un sou dans l'union douanière avec l'Union Européenne du fait de la politique de blocage de la Grèce ? » C'est pour répondre à cette entente germano-turque que la Russie a promis de livrer des roquettes aux chypriotes grecs, sans rencontrer de désapprobation sérieuse de la part de Washington. Dans cette zone située entre l'Europe et l'Asie, il y a une accumulation massive d'armes et une montée des tensions guerrières.
En même temps, les grandes puissances, notamment l'Allemagne, déstabilisent les politiques intérieures de tous les pays des Balkans. En Turquie, Bonn soutient le premier ministre « islamiste » Erbakan dans sa lutte acharnée pour le pouvoir contre l'aile pro-américaine de l'armée malgré le danger d'un putsch militaire ou d'une guerre civile. Récemment, un tribunal allemand a officiellement accusé la famille de la rivale d'Erbakan, le ministre des affaires étrangères Ciller, de jouer un rôle clé dans le marché international des stupéfiants. Si en Serbie l'Allemagne a soutenu, aux côtés des américains, l'opposition « démocratique », y compris les Draskovic et Djinjic qui sont violemment anti-allemands, c'est uniquement dans le but de déstabiliser le régime de Milosevic. En Bulgarie, Macédoine et Albanie, l'Allemagne et les autres grandes puissances sont impliquées dans les luttes pour le pouvoir qui sont souvent sanglantes. Mais l'exemple le plus spectaculaire de cette politique de déstabilisation est donné par l'Autriche qui se baptisait elle même, jusqu'à il y a peu, « l'île de la tranquillité ». Ce pays a été le seul à reconnaître l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie en même temps que Bonn. La plupart des fractions de la bourgeoisie autrichienne sont plus ou moins pro-allemandes. Mais cela ne suffit pas à l'impérialisme allemand. Comme l'Autriche est la porte des Balkans, Bonn essaie de faire de ce pays une quasi-colonie allemande, achetant ses banques et son industrie, poussant l'armée autrichienne à acheter des armes allemandes et soutenant ouvertement le ministre autrichien des affaires étrangères, le chrétien-démocrate Schüssel, qui consulte fidèlement Kohl avant de prendre toute décision sérieuse. Cette situation a d'ailleurs provoqué plusieurs crises dans la coalition au pouvoir à Vienne, notamment à travers une « résistance » de la social démocratie, le parti classique de la bourgeoisie autrichienne qui a obtenu le remplacement de Vranitsky le « conciliateur » par un nouveau premier ministre, Viktor Klima, un opposant plus déclaré à la « prise de possession » de l'Allemagne.
Les enjeux stratégiques de ces conflits
Avec l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, les « vieux » enjeux stratégiques, qui ont divisé les puissances occidentales et qui ont débouché sur les deux guerres mondiales de ce siècle, sont de retour. Les ambitions « historiques », qui se réveillent chez l'impérialisme allemand moderne, incluent la domination de l'Autriche et de la Hongrie en tant qu'ouvertures vers les Balkans, de la Turquie en tant que porte vers l'Asie et le Moyen-Orient, mais aussi le démantèlement de la Yougoslavie et le soutien à la Croatie pour un accès à la Méditerranée. Déjà avant et pendant la première guerre mondiale, les fameux géostratèges du « pangermanisme » avaient élaboré les grands principes de la politique étrangère ; aujourd'hui, avec l'effondrement de l'ordre mondial issu de Yalta, ces principes orientent de nouveau la politique étrangère de l'Allemagne. Ernst Jaeckh a écrit en 1916 : « l'Allemagne est encerclée par des peuples déjà établis et de plus en plus hostiles. A l'Ouest, la France qui conserve son inimitié revancharde ; la Russie qui s'oppose à nous à l'Est ; au Nord, l'Angleterre opposée au monde entier. Il n'y a qu'au sud-ouest, derrière nos alliés autrichiens et hongrois, que Bismarck a déjà gagnés contre la Russie, qu'il y a une route ouverte vers des peuples qui n'ont pas achevé leur formation en Etat et qui ne nous sont pas encore hostiles dans les régions du monde voisines de l'Europe centrale vers la Méditerranée et l'Océan Indien. La voie terrestre via la "Mitteleuropa" [l'Europe centrale] devient donc notre détour pour accéder aux mers extérieures ». Jaeckh ajoutait que « l'Allemagne et la Turquie sont la pierre angulaire d'un édifice réunissant l'Autriche, la Hongrie et la Bulgarie. »
La même année, Friedrich Naumann, un autre théoricien fameux de l'impérialisme allemand écrivait : « L'Allemagne doit mettre tout son poids pour s'assurer cette voie dont dépendent ses liens avec la Turquie. Nous avons fait l'expérience pendant la guerre des dégâts qui peuvent être causés quand les Serbes ont acquis une partie de cette route. Ce fut la raison pour laquelle l'armée de Mackensen a traversé le Danube. Tout ce qui se trouve sur la ligne ferroviaire de Bagdad, se trouve sur la route Hambourg-Suez qu'on ne doit permettre à personne de bloquer. A quoi bon les chemins de fer de Bagdad ou anatoliens si nous ne pouvons les utiliser sans la permission de l'Angleterre ? »
Dans le même sens, Paul Rohrbach, dont Rosa Luxemburg disait qu'il est « un porte-parole semi-officiel très ouvert et honnête de l'impérialisme allemand », parlait constamment de « la nécessité d'éliminer le verrou serbe qui sépare l'Europe centrale de l'Orient. » ([1] [110])
Si les Balkans ont été le point de départ de la première guerre mondiale et un des principaux champs de bataille du second conflit mondial, cette région est aujourd'hui encore plongée dans la barbarie par la montée de l'impérialisme allemand et des efforts de ses grands rivaux pour la contrecarrer.
La rivalité germano-américaine en Europe de l'Est
Bien que les Etats-Unis et l'Allemagne, par pions bosniaques et croates interposés en Yougoslavie, aient récemment fait une alliance tactique pour repousser les serbes et bien qu'ils aient travaillé ensemble pour limiter le développement du chaos en Russie, ils sont devenus les principaux rivaux dans la lutte pour la domination de l'Europe de l'Est. Depuis l'effondrement de l'URSS, l'impérialisme russe a rapidement perdu jusqu'aux derniers restes de son influence antérieure sur les pays du Pacte de Varsovie. Quoique l'extension vers l'est de l'OTAN et de l'Union Européenne soit justifiée par les medias bourgeois occidentaux par le besoin de protéger l'Europe de l'Est d'une possible agression russe, cela fait en réalité partie de la course de vitesse qui existe aujourd'hui entre l'Allemagne, à travers l'Union Européenne, et les Etats-Unis à travers l'OTAN, pour prendre la place de Moscou. Pendant la première moitié des années 1990, l'Allemagne a eu la capacité d'acquérir une influence plus ou moins importante dans tous les pays de l'ex-Pacte de Varsovie, excepté dans la République tchèque. Au centre de cette expansion de l'Allemagne, il y a eu son alliance avec la Pologne qui représente une composante militaire forte. En fait, sous prétexte d'aider à fermer la frontière orientale de la Pologne aux immigrants illégaux en route pour l'Allemagne, Bonn a commencé à équiper et même à financer des parties importantes de l'appareil militaire polonais. Le gouvernement polonais a d'ailleurs chaleureusement accueilli le déploiement des troupes allemandes en Bosnie et a promis de participer avec la Bundeswehr aux futures opérations à l'extérieur. Le fait qu'un pays comme la Pologne s'allie avec le géant économique allemand plutôt qu'avec la superpuissance militaire américaine en dit long sur le peu de crainte qu'a Varsovie d'une invasion militaire russe. En réalité, la bourgeoisie polonaise, loin d'être sur la défensive, compte tirer profit de l'expansion allemande vers l'est aux dépens de la Russie. C'est précisément parce que les Etats-Unis ont perdu beaucoup de terrain en Europe de l'est au profit de l'Allemagne ces dernières années qu'ils font maintenant pression, avec une certaine impatience, pour étendre l'OTAN à l'est. Mais en faisant cela, ils mettent en péril leurs relations privilégiées avec la Russie, relations qui sont tellement importantes pour Washington justement parce que l'ours russe même épuisé, est le seul autre pays qui possède un arsenal nucléaire gigantesque. Actuellement, la diplomatie allemande fait tout ce qu'elle peut pour élargir la brèche entre russes et américains en faisant une série de concessions à Moscou. Une de ces concessions est que les troupes de l'OTAN (c'est-à-dire les Etats-Unis) ou les armes nucléaires ne puissent pas être stationnées dans les pays de la nouvelle OTAN. Le ministre allemand de la défense, Rühe, a même proposé d'inclure le territoire de l'ex-Allemagne de l'Est dans cette catégorie. Cela reviendrait à créer, pour la première fois depuis 1945, une aire interdite aux troupes américaines dans la République Fédérale Allemande : un premier pas possible vers le retrait de l'ensemble des forces nord-américaines. On comprend la rage de l'appareil politique à Washington qui a commencé à faire publier des rapports sur les droits de l'homme qui mettent l'Allemagne au même niveau que l'Iran ou la Corée du Nord à cause de la manière dont elle traite la secte de L'Eglise de Scientologie américaine.
La montée de l'Allemagne et la crise de la politique européenne de la France
La montée de l'Allemagne en tant que nouvelle puissance dominante en l'Europe n'en est qu'à ses débuts. Mais aujourd'hui déjà, l'impérialisme allemand bénéficie de la remise en question générale du leadership américain. Quoique l'Allemagne soit encore bien trop faible, par rapport aux Etats-Unis, pour être à même de constituer son propre bloc impérialiste, sa montée menace déjà sérieusement les intérêts de ses principaux rivaux européens, y compris la France. Après l'effondrement du bloc de l'Est, la France a d'abord recherché une alliance avec l'Allemagne contre les Etats-Unis. Cependant, le renforcement de son voisin de l'est, et surtout la marche de Bonn vers la Méditerranée dans les guerres yougoslaves, ont conduit la France à s'en éloigner et à se rapprocher de la Grande-Bretagne, d'autant plus que cette dernière était engagée dans une rupture de son alliance de toujours avec les Etats-Unis.([2] [111]) Ces derniers mois, Bonn et Paris se sont à nouveau rapprochés. L'exemple le plus frappant est donné par leur collaboration militaire en Bosnie. Est-ce une renaissance de l'alliance franco-allemande ?
Plusieurs raisons expliquent le relâchement récent des relations entre Paris et Londres. Il y a d'abord la menace de représailles de la part des Etats-Unis, surtout contre Londres. Il y a ensuite, du point de vue des intérêts français, le fait que l'alliance avec la Grande-Bretagne a échoué par rapport à un de ses objectifs les plus importants : empêcher l'avancée de l'Allemagne. Les troupes allemandes dans les Balkans, l'entente allemande avec la Pologne, traditionnellement alliée de la France, en sont les meilleures preuves. Il y a enfin la pression exercée sur la France par l'Allemagne qui ne voit pas d'un bon oeil le rapprochement de ses principaux rivaux européens. En réaction, Paris ne se réaligne pas pour autant sur la politique de Bonn mais change en fait de tactique pour la combattre. Cette nouvelle tactique, celle d'étreindre son ennemi pour l'empêcher de bouger, se vérifie en Bosnie où les forces allemandes, si elles ne peuvent en être exclues, sont au moins sous direction française. Cette tactique peut marcher un temps car l'Allemagne n'est pas encore prête à jouer un rôle militaire plus indépendant. Mais, à long terme, elle est aussi vouée à l'échec.
L'exacerbation des tensions militaires
Tout ce que l'on vient de développer révèle la logique sanglante du militarisme dans ce siècle, dans la phase décadente du capitalisme. Avec la chute du bloc de l'est, l'Allemagne, grâce à sa force économique et politique et à sa situation géographique, est devenue la puissance dominante de l'Europe quasiment en une nuit. Mais même une telle puissance ne peut défendre efficacement ses intérêts que si elle est capable de les défendre militairement. Comme le capitalisme ne peut plus conquérir des marchés suffisants pour réellement étendre son système, toute puissance impérialiste ne peut que s'affirmer aux dépens des autres. Dans ce cadre, qui est celui qui a déjà provoqué les deux guerres mondiales de ce siècle, c'est la force brute qui décide, en dernière instance, du statut des Etats bourgeois. Les événements en Yougoslavie nous confirment cette leçon. S'il n'a pas de troupes dans la région, l'impérialisme allemand perdra, quelle que soit sa force par ailleurs. C'est cette contrainte d'un système en décadence qui fait monter aujourd'hui les tensions militaires dans le monde entier, imposant une politique de militarisation à l'Allemagne et à tous les autres Etats bourgeois.
Cependant cette course sanglante, avec tout ce que cela impose d'appauvrissement et de souffrances à la classe ouvrière, avec la lumière qu'elle jette sur la réalité barbare du système capitaliste, va, à long terme, exacerber la lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat. Au niveau historique, le développement de l'expansion impérialiste de l'Allemagne peut être un facteur considérable du retour du prolétariat allemand à la tête de la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat international.
DK.
[2] [113] Sur la rupture historique de l'alliance de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis, voir en particulier la « Résolution sur la situation internationale », Revue internationale n° 86.
Les récentes grèves ainsi que les difficultés économiques en Corée du Sud viennent ébranler un des arguments favoris utilisés par la bourgeoisie dans ses campagnes idéologiques de réfutation du marxisme. Déçue par la fin du « miracle » japonais, la bourgeoisie s'était rabattue sur les taux de croissance appréciables des « dragons asiatiques » (Corée du Sud, Taiwan, Hongkong, Singapour) puis sur la montée en puissance des nouveaux « tigres » (Thaïlande, Indonésie, Malaisie) : leur prospérité n'était-elle pas la « preuve » que des pays sous-développés peuvent rapidement émerger de la misère et que c'est le capitalisme avec ses lois du marché qui mérite de s'arroger ces réussites ? Et combien de fois ne nous a-t-on pas montré des ouvriers en grève poursuivant leur travail tout en portant un brassard pour marquer leur mécontentement ? Le « dévouement aux intérêts de l'entreprise » et « la discipline légendaire » des travailleurs de l'Asie du sud-est nous étaient ainsi présentés par la bourgeoisie et ses médias aux ordres comme un des secrets de la réussite économique de ces pays et comme la preuve vivante de l'inanité de la thèse marxiste sur les irréductibles oppositions de classe.
Avec l'effondrement du bloc de l'Est et la faillite du stalinisme, présentée fallacieusement comme celle du communisme, toute la bourgeoisie annonçait le triomphe de « l'économie de marché » et promettait une nouvelle ère de prospérité. Mais les réalités brutales de la crise, les mesures d'austérité et les licenciements massifs, sans précédents depuis 25 ans, sont venus contredire ces discours triomphants et dissiper les brumes des mensonges idéologiques de cet avenir de « prospérité ». Plus que jamais, la bourgeoisie a un besoin urgent de modèles de réussite pour entretenir ses mythes afin de masquer la faillite historique de son système. Il lui faut empêcher au maximum que le prolétariat, son ennemi mortel, ne prenne conscience des véritables racines de la crise, ne comprenne que le capitalisme n'a d'autre avenir que d'enfoncer l'humanité dans une misère accrue et dans une multiplication de conflits de plus en plus meurtriers. C'est pourquoi, après la déconfiture de plus en plus patente des « modèles » allemand et japonais, les suppôts idéologiques de la bourgeoisie en sont venus à la promotion d'exemples asiatiques définis comme « nouveaux pôles de croissance . Tel est un des nouveaux discours mystificateurs en vogue aujourd'hui.
Le « tiers-monde » dans la décadence du capitalisme
Seul le cadre global d'analyse de la décadence du capitalisme permet de comprendre la place et l'importance du relatif développement économique des « dragons » asiatiques et l' « exception » qu'ils constituent à la règle de la désindustrialisation massive du « tiers-monde » et à l'incapacité générale du mode de production capitaliste à développer les forces productives. Les chiffres sont éloquents, le « tiers-monde » ne retrouve son niveau d'industrialisation par habitant de 1750 que près de deux siècles plus tard, en 1960. Malgré tous les discours triomphants de la bourgeoisie sur le dynamisme du Sud-est asiatique et le développement dans le « tiers-monde », l'écart n'a fait que se creuser au cours de la décadence entre les pays industrialisés et le reste du monde : il a plus que doublé passant de 1 à 3,4 en 1913 à 1 à 8,2 en 1990. Alors qu'en phase ascendante la population intégrée au processus productif croissait plus rapidement que la population elle-même, aujourd'hui c'est au rejet d'une masse grandissante de travailleurs en dehors du système auquel nous assistons. Le capitalisme a achevé son rôle progressif notamment au travers de la fin du développement d'une des principales forces productives : la force de travail. La petite poussée d'industrialisation qu'a connu le « tiers-monde » au cours d'une période à cheval entre les années 1960-70, vigoureuse en terme de taux de croissance n'a en rien infléchi les grandes évolutions rappelées ci-dessus. Elle fut limitée dans le temps et l'espace, dépendante et fonction du mode d'accumulation dans les pays développés, et finalement très coûteuse et pernicieuse pour le « tiers-monde ». Mis à part quelques exceptions, localisées pour l'essentiel dans le Sud-est asiatique, tous les essais de constitution d'une véritable assise industrielle performante ont échoué. Et pour cause, les puissances industrielles en place ne pouvaient permettre la généralisation d'un pôle concurrent. ([1] [115])
Sans s'étendre sur une question sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir, nous devons cependant rappeler que l'essentiel de l'industrialisation dans le « tiers-monde » s'est concentré dans cinq pays seulement : le Brésil et les quatre « dragons » ([2] [116]). Ensemble, ces cinq pays qui fournissent près de 80 % des exportations de produits manufacturés du « tiers-monde » ne concernent que 6 % de la population de ce même « tiers-monde ». A considérer les seuls quatre « dragons », le déséquilibre est encore plus grand : en 1990 ils fournissent les deux tiers de l'ensemble des exportations de produits manufacturés de tout le « tiers-monde » mais n'en représentent que 3 % en terme de population. Limité dans l'espace, ce « développement » le fut également dans le temps. La brève inversion de dynamique au cours des années 1967-77 (cf. tableau ci-dessous) fait à nouveau place à l'augmentation de l'écart relatif : la croissance de la production dans le « tiers-monde » en revient à un rythme inférieur à celui des pays industrialisés. Des zones entières ont même cessé de croître, puisque le produit par tête y a tout simplement reculé. Les années 1980, véritable décennie perdue pour le « tiers-monde », sont venues mettre définitivement fin aux illusions. Les quelques exceptions qui échappent à cette évolution générale ne sauraient infirmer la tendance globale. La décennie 1980 s'illustre par une quasi stagnation du produit par tête (0,7 %) pour les pays du Sud :
PIB par habitant
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Nord
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Sud
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1960-67
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4,0 %
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2,5 %
|
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1967-77
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3,0 %
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4,3 %
|
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1977-90
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2,2 %
|
0,7 %
|
Source : P.N.U.D., Rapport 1992
Pourquoi le développement du Sud-est asiatique après la seconde guerre mondiale
C'est seulement dans le cadre du contexte général rappelé ci-dessus que l'on peut aborder la question du pourquoi, de l'ampleur et de la nature de la croissance dans le Sud-est asiatique. Tout d'abord, il faut écarter l'inclusion du Japon dans les performances chiffrées de cette région du monde. le Japon est le seul pays de la région à avoir connu la révolution industrielle au 19e siècle et à s'être dégagé de toute domination coloniale importante directe ou même indirecte. Ce pays, qui a réalisé sa mutation capitaliste à travers la « révolution Meiji » de 1867, est incontestablement à considérer parmi toutes les puissances économiques ayant émergées pendant la phase ascendante du capitalisme.
L'exception du Sud-est asiatique ne peut se comprendre que dans le cadre de la lutte à mort que se sont livrés les deux nouveaux blocs militaires (OTAN et Pacte de Varsovie) à l'issue du second conflit inter-impérialiste. Contenue en Europe dans l'immédiat après-guerre, l'expansion du bloc de l'Est se déporte vers l'Asie. Le soutien soviétique accordé à la fraction bourgeoise maoïste qui arrive au pouvoir en 1949, conjugué à la guerre de Corée, déterminent les Etats-Unis à développer des politiques pour endiguer au maximum les percées de son ennemi impérialiste dans cette partie du monde. Sachant que la misère économique et sociale est le principal argument sur lequel s'appuient les fractions nationalistes pro-soviétiques pour arriver au pouvoir dans certains pays d'Asie, les Etats-Unis vont faire des zones qui se situent au voisinage immédiat de la Chine (Taiwan, Hongkong, Corée du Sud et Japon), les avant-postes de la « prospérité occidentale ». La priorité pour les Etats-Unis sera d'établir un cordon sanitaire par rapport à l'avancée du bloc soviétique en Asie. Contrairement à sa politique menée dans le reste du monde, les Etats-Unis vont déployer un arsenal impressionnant de mesures pour saper les bases objectives du mécontentement social dans ces pays. Ainsi, alors que la puissance américaine s'est, quasiment partout dans le monde, violemment opposée aux réformes agraires et institutionnelles et a soutenu les fractions bourgeoises les plus rétrogrades en place, elle va promouvoir des politiques économico-sociales « révolutionnaires » dans les quatre pays asiatiques cités. Ces politiques n'ont d'autres raisons que celles géostratégiques propres à cette partie du monde. La Corée du Sud, par exemple, ne disposait d'aucun atout particulier. Dépourvu de matières premières et dont l'essentiel de l'appareil industriel se localisait au Nord, ce pays se retrouvait exsangue au lendemain de la guerre : la baisse de la production atteint 44 % et celle de l'emploi 59 %, les capitaux, les moyens de production intermédiaires, les compétences techniques et les capacités de gestion étaient quasi inexistants. Seuls les impératifs de la guerre froide ont poussé les Etats-Unis à soutenir la Corée du Sud à bout de bras. Contrairement aux stupides assertions sur le formidable auto-développement du Sud-est asiatique, la croissance des quatre « dragons » est le pur produit d'une volonté américaine dans le contexte exacerbé de la guerre froide. Il n'y a guère de doute que sans l'aide massive apportée par les Etats-Unis dès le début et pendant de longues années, ces pays, et particulièrement la Corée du Sud et Taiwan, n'auraient pas pu survivre en tant qu'Etats nationaux :
1) L'appui militaire et économique des Etats-Unis, de par son ampleur, a constitué l'équivalent d'un plan Marshall pour l'Asie. La croissance dans les années 1950-70 a été soutenue par l'aide extérieure américaine qui crevait tous les plafonds imaginables (elle n'est dépassée, en terme relatifs, que par l'aide reçue par Israël, pour des raisons stratégiques analogues). De 1945 à 1978, la Corée du Sud a reçu quelques 13 milliards de dollars, soit 600 par tête, et Taiwan 5,6 milliards, soit 425 par tête. Entre 1953 et 1960, l'aide étrangère contribue pour environ 90 % à la formation du capital fixe de la Corée du Sud. L'aide fournie par les Etats-Unis atteignait 14 % du PNB. en 1957. A Taiwan entre 1951 et 1965, l'aide « civile » américaine s'élevait à 6 % du PNB. et l'aide militaire à 10 %. Dans les années 1950, plus de 80 % des importations coréennes et 95 % du déficit commercial de Taiwan étaient financés par l'assistance économique américaine. Cette aide a cessé en 1964 pour Taiwan et en 1980 seulement pour la Corée du Sud. Mais même ainsi l'aide en nature a continué. Des céréales et d'autres fournitures ont été données à la Corée en contrepartie de restrictions « volontaires » de ses exportations de textiles. Les surplus alimentaires américains ont servi à maintenir de bas salaires dans les deux pays. En Asie du Sud-est l'aide a été relayée dans le courant des années 1970 par l'investissement direct d'outre-mer (essentiellement américain puis japonais) et surtout par l'endettement extérieur (cf. tableau ci-dessous) ; en outre, pour la Corée et Taiwan, c'est également l'exportation industrielle qui a pu prendre le relais.
2) De même qu'ils l'ont fait au Japon, des réformes agraires ont été imposées à l'initiative des gouvernements militaires américains, lesquelles ont eu de profondes conséquences sur la structure de classe des différents pays et sur l'autonomisation relative des Etats. Ainsi en Corée, l'année 1945 a marqué le début de la réforme agraire avec la décision du gouvernement militaire américain de redistribuer aux anciens fermiers et cultivateurs coréens les terres jusque-là contrôlées par les japonais. La réforme agraire a donc contribué à instaurer une stabilité politique en supprimant toute éventualité d'émeutes paysannes. A Taiwan les américains exigent la réforme agraire conçue par la commission sino-américaine de reconstruction rurale (JCRR). Celle-ci est dotée de pouvoirs exceptionnels et son budget pris en charge par les Etats-Unis.
3) De nombreuses réformes institutionnelles et sociales ont été entreprises pour saper les bases de l'ancien régime et dynamiser la société. Contrairement au soutien systématique apporté à la bourgeoisie foncière dans les autres pays du « tiers-monde », et notamment en Amériques centrale et du Sud, la politique américaine en Asie a contribué à la déstructurer, faisant ainsi sauter un obstacle économique et politique à l'industrialisation. Ainsi, dès 1959, le démembrement des grandes propriétés terriennes et la répartition des parcelles agricoles, sans véritable indemnisation, étaient relativement équitables ([3] [117]) en Corée du Sud contribuant à la destruction d'un système de classes héréditaire (Yangban) fondé sur la propriété du sol ([4] [118]).
4) Mais les Etats-Unis ne se sont pas bornés à fournir aide et soutien militaires, aide financière et assistance technique ; ils ont en fait pris en charge dans les différents pays toute la direction de l'Etat et de l'économie. En l'absence de véritables bourgeoisies nationales, le seul corps social pouvant prendre la tête de l'entreprise de modernisation voulue par les Etats-Unis était représenté par les armées. Un capitalisme d'Etat particulièrement efficace sera instauré dans chacun de ces pays. La croissance économique sera aiguillonnée par un système qui alliera étroitement le secteur public et privé, par une centralisation quasi militaire mais avec la sanction du marché. Contrairement à la variante est-européenne de capitalisme d'Etat qui engendrera des caricatures de dérives bureaucratiques, ces pays ont allié la centralisation et la puissance étatique avec la sanction de la loi de la valeur. De nombreuses politiques interventionnistes ont été mises en place : la formation de conglomérats industriels, le vote de lois de protection du marché intérieur, le contrôle commercial aux frontières, la mise en place d'une planification tantôt impérative, tantôt incitative, une gestion étatique de l'attribution des crédits, une orientation des capitaux et ressources des différents pays vers les secteurs porteurs, l'octroi de licences exclusives, de monopoles de gestion, etc. Ainsi en Corée du Sud, c'est grâce à la relation unique tissée avec les « chaebols » (équivalents des « zaibatsus » japonais), grands conglomérats industriels souvent fondés à l'initiative ou avec l'aide de l'Etat ([5] [119]), que les pouvoirs publics sud-coréens ont orienté le développement économique. A Taiwan, les entreprises publiques fournissaient 80 % de la production industrielle dans les années 1950... Voilà un taux qui n'a rien à envier aux ex-pays de l'Est ! Après une baisse dans les années 1960 cette proportion augmente à nouveau dans les années 1970 quand l'Etat prend en charge le programme d'édification d'industries lourdes.
Loin de constituer un contre-exemple, le Sud-est asiatique est en réalité une magistrale illustration d'une des caractéristiques fondamentales de la décadence d'un mode de production : l'incapacité d'un développement spontané d'une bourgeoisie nationale autonome. A une époque où la bourgeoisie a terminé son rôle historiquement progressif, c'est à l'Etat, et qui plus est aux mains de l'armée – la seule structure offrant encore force et cohérence dans le « tiers-monde » –, que revient le rôle de tuteur de la société, tuteur mis en place, formé et financé par la première puissance mondiale dans le contexte particulier de la configuration inter-impérialiste d'après 1945. S'il n'y avait pas eu cet ensemble de circonstances, on peut aisément imaginer, et plus particulièrement pour la Corée du Sud et Taiwan, qu'après leur longue décadence sous les Yin et les Mandchous, ces pays auraient été conduits dans l'impasse comme le reste du « tiers-monde ». Voilà qui fait des quatre « dragons » (et du Japon) des exemples non reproductibles. Voilà qui remet à sa place les ridicules assertions de PI sur « les capacités d'émergence de bourgeoisies locales périphériques pouvant s'industrialiser et rivaliser avec les anciens pays industriels. »
5) Pour assurer le succès économique de ces pays d'Asie, les Etats-Unis ont garanti l'ouverture de leur marché. La Corée du Sud mais surtout Taiwan, ont également bénéficié de la compétition économique nippo-américaine qui s'est développée au cours du temps, notamment par les privilèges douaniers accordés par le paragraphe 807 du code des douanes américain pour la réexportation aux Etats-Unis de composants assemblés ou retravaillés à l'étranger. C'est pourquoi de nombreuses firmes américaines ont délocalisé leurs opérations d'assemblage à l'étranger pour bénéficier des bas salaires locaux et ainsi endiguer le flot d'importations japonaises à bon marché aux Etats-Unis. Ainsi, vers la fin des années 1960, la moitié des importations américaines se faisaient sous le couvert de ce paragraphe 807 et, pour la plus grande part, elles provenaient d'entreprises américaines du Mexique ou de Taiwan. Mais les japonais ont riposté en faisant de même à Taiwan. Par ailleurs, le soutien américain s'est étendu jusqu'à la tolérance à l'égard de mesures protectionnistes que la Corée du Sud et Taiwan prenaient pour protéger leurs industries de substitution aux importations, en dépit des avis contraires du FMI, de la Banque Mondiale ou du GATT. Bien plus tard, quand ces pays sont passés à des industries orientées vers l'exportation, ce sont les Etats-Unis qui ont dirigé et organisé ce tournant en dictant pratiquement l'ensemble des réformes nécessaires.
6) Enfin, soulignons-le, cette croissance économique est avant tout le produit d'une exploitation féroce de la classe ouvrière du Sud-est asiatique et d'une militarisation à outrance de toute la vie sociale : bas salaires, temps de travail harassant, flexibilité intense, contrôle social permanent par le rattachement complet du salarié à l'entreprise, occupation militaire des usines à chaque conflit social, etc. C'est incontestablement une des fractions du prolétariat mondial les plus sauvagement exploités et dont les ouvriers ont payé le plus durement le « miracle économique » dans leur chair. Ainsi, la Corée du Sud est le pays qui détient les plus hauts taux d'accidents du travail et de maladies professionnelles dans le monde. Les ouvrières sud-coréennes, dont les salaires n'atteignent même pas la moitié des salaires masculins, ont longtemps constitué le groupe de travailleurs préféré des patrons, essentiellement les jeunes femmes célibataires ayant au moins terminé l'école moyenne. Ces données expliquent le faible taux de croissance démographique, 1,4 % par an, dont la source réside dans l'exploitation des femmes, et non, comme on le prétend, dans le « haut niveau de développement ». Contrairement aux autres pays du « tiers-monde », les « dragons » n'ont pas eu à souffrir d'une explosion démographique freinant la croissance économique (4 % de croissance, avec une démographie de 3 %, assure 1 % de croissance par habitant seulement). De surcroît, les trente années de croissance dans ces pays ont engendré un véritable désastre écologique qui vient s'ajouter aux conditions de vie épouvantables.
Loin des grands poncifs de la propagande bourgeoise sur le dynamisme du capitalisme et sur « la possibilité pour de nouveaux arrivants sur le marché mondial de s'industrialiser et rivaliser avec les anciens », le développement du Sud-est asiatique ne procède d'aucun mystère. Le Japon et les quatre « dragons » étaient désignés par les Etats-Unis pour revitaliser l'Asie orientale et faire barrage contre les « ennemis » chinois et soviétique. Ces Etats militaires ou à parti unique ont joui dans l'après-seconde guerre mondiale d'un espace de respiration dont bien peu d'autres ont pu bénéficier. Cette « parenthèse développementiste » dans l'espace et dans le temps confirme au contraire la thèse que toute la décadence du mode de production capitaliste est déterminée par les conflits inter-impérialistes, par une lutte économique à mort sur un marché mondial sursaturé et donc par le poids surdéterminant du militarisme et de l'économie de guerre.
Les difficultés actuelles dans le Sud Est asiatique
Certes, cette parenthèse a connu un certain succès, très certainement au-delà des prévisions américaines d'après-guerre ; elle s'est même partiellement retournée contre son initiateur sur le plan économique. Cependant cette situation ne peut qu'être temporaire. Avec un temps de retard, tout comme pour le Japon à l'heure actuelle, ces îlots de « prospérité » dans le Sud-est asiatique, emprunteront le chemin de la récession. Les difficultés actuelles dans ces pays montrent que cette région du monde ne fait pas exception. Ils entrent progressivement dans une zone de turbulences économiques et de difficultés croissantes. Les récents problèmes économiques et conflits sociaux sont triplement illustratifs. D'une part, que la crise économique du capitalisme est bien mondiale, et que, si elle a pu relativement épargner quelques zones géographiques pour un temps, elle touche tous les pays du monde même si c'est encore à des degrés divers. Les exceptions se font de plus en plus rares et les grands déterminants de la crise mondiale homogénéisent les situations. Ceci vient apporter un premier coup au mythe du soi-disant « modèle Sud-est asiatique ». D'autre part, les grèves en Corée apportent un cinglant démenti à tous les discours intégrateurs visant à diviser le prolétariat mondial. Elles montrent l'unité internationale d'intérêt de la classe ouvrière, contre les mythes d'une classe ouvrière asiatique soumise et soucieuse de « l'intérêt national supérieur ». Enfin, la crise et les conflits sociaux viennent démentir un autre mythe, le mythe d'une issue économique possible au sein du capitalisme.
A l'heure actuelle, avec la saturation du marché mondial et les difficultés économiques au coeur même des Etats-Unis, la période où les « dragons » profitaient de l'ouverture du marché américain se clôture. La « conquête » tolérée du marché américain par les « dragons » asiatiques dans l'après-guerre a implique en retour une dépendance croissante à l'égard de la politique américaine. Ainsi la Corée du Sud – et la situation est analogue pour Taiwan – est un pays très extraverti et donc très dépendant du marché mondial (en 1987, ses exportations équivalaient à 40 % du PNB), surtout américain (la même année le marché américain absorbait 40 % des exportations sud-coréennes). Du jour au lendemain, l'économie coréenne peut entrer violemment en récession suite à un ralentissement du commerce mondial, une modification notable des taux de change ou à des mesures protectionnistes. Cette dépendance est d'autant plus grande, et économiquement vouée à l'échec, que ce sont les excédents commerciaux déclinant avec les Etats-Unis, qui doivent financer les déficits commerciaux croissant en biens d'équipements et en technologie avec le Japon ; biens nécessaires pour assurer le maintien de la compétitivité coréenne. Ici, un nouvel obstacle s'ajoute, le succès des « dragons » s'étant appuyé sur des technologies éprouvées mais produites à plus faible coût, ces pays, pour négocier le tournant d'une production à plus haute valeur ajoutée, doivent s'endetter à outrance et tomber sous la dépendance technologique d'un Japon qui contrôle de plus en plus l'économie de toute la région.
D'ailleurs, la poursuite du succès des deux premières décennies d'après-guerre s'est prolongé en grande partie grâce aux vieilles recettes des déficits publics et de l'endettement (cf. tableau ci-dessous) qui ont puissamment alimenté l'inflation.
Endettement extérieur en % du P.N.B.
|
1970
|
1980
|
1985
|
1994
|
Chine
|
-
|
2,2
|
-
|
19
|
Inde
|
15
|
12
|
15
|
34
|
Indonésie
|
30
|
28
|
37
|
57
|
Thaïlande
|
11
|
26
|
36
|
43
|
Philippines
|
21
|
54
|
52
|
60
|
Malaisie
|
11
|
28
|
-
|
37
|
Corée du Sud
|
23
|
48
|
43
|
15
|
Inflation
|
1980-90
|
1990-94
|
Chine
|
5,8
|
10,8
|
Inde
|
8
|
10,1
|
Indonésie
|
8,5
|
7,4
|
Thaïlande
|
3,9
|
4,4
|
Philippines
|
14,9
|
9,6
|
Malaisie
|
1,7
|
3,7
|
Corée du Sud
|
5,9
|
6,3
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Source : Banque Mondiale
Comme dans les précédentes « success story » du « tiers-monde », la croissance depuis le début de la crise est une bulle gonflée par l'endettement qui peut éclater à tout moment. Les grands investisseurs en sont bien conscients : « Parmi les raisons qui ont rendu les pays industriels les plus riches si soucieux de doubler (!) la ligne des crédits de secours du FMI jusqu'à 850 milliards, il y a celle qu'une nouvelle crise du style Mexique est à craindre, cette fois dans le Sud Est asiatique. Le développement des économies dans le Pacifique a favorisé un flux énorme de capital dans le secteur privé, qui a remplacé l'épargne intérieure, conduisant à une situation financière instable. La question est de savoir quel sera le premier des dragons d'Asie à tomber » (Guardian, 16 octobre 1996). Chaque fois qu'un mythe s'écroule et menace de dévoiler la faillite de tout le système capitaliste, la bourgeoisie en invoque de nouveaux. Il y a quelques années, c'étaient les miracles allemand et japonais ; ensuite, après l'effondrement du bloc de l'Est, ce fut les promesses de « lendemains qui chantent » grâce à l'ouverture de « nouveaux marchés » ; aujourd'hui se sont les « dragons » qui sont à l'honneur. Mais les récentes et futures difficultés dans la région montrent et montreront à la classe ouvrière que les petits empereurs sont également nus, déchirant un peu plus le voile que tend la bourgeoisie pour masquer la faillite du mode de production capitaliste.
C.Mcl.
Sources : Aseniero Georges, « Le contexte transnational du développement de la Corée du Sud et de Taiwan », article publié dans « Mondialisation et accumulation », L'Harmattan, 1993. Bairoch Paul, « Le Tiers-Monde dans l'impasse », Gallimard, 1992 ; « Mythes et paradoxes de l'histoire économique », La découverte, 1994. Banque mondiale, « Rapport sur le développement dans le monde », annuel. Coutrot & Husson, « Les destins du Tiers-Monde », Nathan, 1993. Chung H. Lee, « La transformation économique de la Corée du Sud », OCDE, 1995. Dumont & Paquet, « Taiwan le prix de la réussite », La découverte, 1987. Lorot & Schwob, « Singapour, Taiwan, Hongkong, Corée du Sud, les nouveaux conquérants ? », Hatier, 1987. P.N.U.D., « Rapport mondial sur le développement humain », Economica, 1992.
[5] [124]. La première et la plus importante source de financement a été l'acquisition par les « chaebols » des biens assignés, à des prix nettement sous-évalués. Au lendemain de la guerre ils représentaient 30 % du patrimoine sud-coréen anciennement détenu par les japonais. Initialement placés sous la tutelle de l'Office américain des biens assignés, ils ont été distribués par l'Office lui-même et par le gouvernement ensuite.
La campagne idéologique qui vise aujourd'hui à assimiler les positions politiques de la Gauche communiste face à la 2e guerre mondiale à du « négationnisme » ([1] [126]), c'est-à-dire la remise en cause de l'extermination des juifs par les nazis, a deux objectifs. Le premier est de salir et de discréditer aux yeux de la classe ouvrière, le seul courant politique, la Gauche communiste, qui refusa de céder à l'Union sacrée face à la seconde guerre mondiale. En effet seule la Gauche communiste dénonça la guerre – comme l'avaient fait avant elle, Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg à propos de la première guerre mondiale – comme une guerre inter-impérialiste de même nature que celle de 1914-18, en démontrant que la prétendue spécificité de cette guerre, celle d'une lutte entre deux systèmes, la « démocratie » et le « fascisme », n'était qu'un pur mensonge destiné à embrigader les prolétaires dans une gigantesque boucherie. Le second objectif s'inscrit dans l'offensive idéologique qui veut faire croire aux prolétaires que la démocratie bourgeoise serait, malgré ses imperfections, le seul système possible et qu'il leur faut donc se mobiliser pour la défendre ; c'est ce qu'on leur demande aujourd'hui par le matraquage de diverses campagnes politico-médiatiques, de l'opération « mains propres » en Italie à « l'affaire Dutroux » en Belgique, en passant par le battage « anti-Le Pen » en France. Et dans cette offensive, le rôle dévolu à la campagne « anti-négationniste » est de présenter le fascisme comme « le mal absolu » et ce faisant de dédouaner le capitalisme comme un tout de sa responsabilité dans l'holocauste.
Encore une fois, nous voulons réaffirmer avec force que la Gauche communiste n'a aucune espèce de parenté, même lointaine, avec la mouvance « négationniste » rassemblant l'extrême-droite traditionnelle et « l'ultra-gauche », concept étranger à la Gauche communiste (1). Pour nous, il n'a jamais été question de nier ou de chercher à atténuer la terrifiante réalité des camps d'extermination nazis. Comme nous l'avons dit dans le numéro précédent de cette revue : « Vouloir amoindrir la barbarie du régime nazi, même au nom de la dénonciation de la mystification antifasciste, revient à amoindrir la barbarie du système capitaliste décadent, dont ce régime n'est qu'une des expressions. » Aussi, la dénonciation de l'antifascisme comme instrument de l'embrigadement du prolétariat dans le pire carnage inter-impérialiste de l'histoire et comme moyen de dissimuler quel est le vrai responsable de toutes ces horreurs, à savoir le capitalisme comme un tout, n'a jamais signifié la moindre complaisance dans la dénonciation du camp fasciste dont les premières victimes furent les militants prolétariens. L'essence de l'internationalisme prolétarien, dont la Gauche communiste s'est toujours faite le défenseur intransigeant – dans la droite ligne de la vraie tradition marxiste et donc à l'encontre de tous ceux qui l'ont bafouée et trahie, trotskistes en tête – a toujours consisté à dénoncer tous les camps en présence et à démontrer qu'ils sont tous également responsables des horreurs et des souffrances indicibles que toutes les guerres inter-impérialistes infligent à l'humanité.
Nous avons montré dans des numéros précédents de cette revue que la barbarie dont a fait preuve le « camp démocratique » durant la seconde boucherie mondiale n'avait rien à envier à celle du camp fasciste, dans l'horreur comme dans le cynisme avec lequel furent perpétrés ces crimes contre l'humanité que furent les bombardements de Dresde et de Hambourg ou encore le feu nucléaire s'abattant sur un Japon déjà vaincu ([2] [127]). Nous nous attacherons dans cet article à montrer de quelle complicité consciente ont fait preuve les Alliés, en gardant soigneusement le silence jusqu'à la fin de la guerre sur les génocides auxquels se livrait le régime nazi, et ce alors que le « camp de la démocratie » n'ignorait rien de la réalité des camps de concentration et de leur fonction.
Le fascisme a été voulu et soutenu par la bourgeoisie
Avant de démonter la complicité des Alliés par rapport aux crimes perpétrés par les nazis dans les camps, il est bon de rappeler que l'avènement du fascisme – lequel, de la droite classique à la gauche et jusqu'à l'extrême gauche du capital, est toujours présenté comme un monstrueux accident de l'histoire, comme une pure aberration surgie du cerveau malade d'un Hitler ou d'un Mussolini – est au contraire bel et bien le produit organique du capitalisme dans sa phase de décadence, le résultat de la défaite subie par le prolétariat dans la vague révolutionnaire qui a fait suite à la première guerre mondiale.
Le mensonge selon lequel la classe dominante ne savait pas quels étaient les vrais projets du parti nazi, en d'autres termes qu'elle se serait fait piéger, ne tient pas un seul instant face à l'évidence des faits historiques. L'origine du parti nazi plonge ses racines dans deux facteurs qui vont déterminer toute l'histoire des années 1930 : d'une part l'écrasement de la révolution allemande ouvrant la porte au triomphe de la contre-révolution à l'échelle mondiale et d'autre part la défaite essuyée par l'impérialisme allemand à l'issue de la première boucherie mondiale. Dès le départ, les objectifs du parti fasciste naissant sont, sur la base de la terrible saignée infligée à la classe ouvrière en Allemagne par le Parti social-démocrate, le SPD des Noske et Scheidemann, de parachever l'écrasement du prolétariat afin de reconstituer les forces militaires de l'impérialisme allemand. Ces objectifs étaient partagés par l'ensemble de la bourgeoisie allemande, au-delà des divergences réelles tant sur les moyens à employer que sur le moment le plus opportun pour les mettre en oeuvre. Les SA, milices sur lesquelles s'appuie Hitler dans sa marche vers le pouvoir, sont les héritiers directs des corps francs qui ont assassiné Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ainsi que des milliers de communistes et de militants ouvriers. La plupart des dirigeants SA ont commencé leur carrière de bouchers dans ces mêmes corps francs. Ils ont été « la garde blanche » utilisée par le SPD au pouvoir pour écraser dans la sang la révolution, et cela avec l'appui des très démocratiques puissances victorieuses. Celles-ci d'ailleurs, tout en désarmant l'armée allemande, ont toujours veillé à ce que ces milices contre-révolutionnaires disposent des armes suffisantes pour accomplir leur sale besogne. Le fascisme n'a pu se développer et prospérer que sur la base de la défaite physique et idéologique infligée au prolétariat par la gauche du capital, laquelle était seule en mesure d'endiguer puis de vaincre la vague révolutionnaire qui submergea l'Allemagne en 1918-19. C'est ce qu'avait compris parfaitement l'état-major de l'armée allemande en donnant carte blanche au SPD afin de porter un coup décisif au mouvement révolutionnaire qui se développait en janvier 1919. Et si Hitler ne fut pas suivi dans sa tentative de putsch à Munich en 1923, c'est parce que l'avènement du fascisme était jugé encore prématuré par les secteurs les plus lucides de la classe dominante. Il fallait, au préalable, parachever la défaite du prolétariat en utilisant jusqu'au bout la carte de la mystification démocratique. Celle-ci était loin d'être usée et bénéficiait encore, au travers de la République de Weimar (bien que présidée par le junker Hindenburg), d'un vernis radical grâce à la participation régulière, dans ses gouvernements successifs, de ministres venant du soi-disant parti « socialiste ».
Mais dès que la menace prolétarienne fut définitivement conjurée, la classe dominante, sous sa forme – soulignons le – la plus classique, au travers des fleurons du capitalisme allemand tels Krupp, Thyssen, AG Farben, n'aura de cesse de soutenir de toutes ses forces le parti nazi et sa marche victorieuse vers le pouvoir. C'est que, désormais, la volonté de Hitler de réunir toutes les forces nécessaires à la restauration de la puissance militaire de l'impérialisme allemand, correspondait parfaitement aux besoins du capital national. Ce dernier, vaincu et spolié par ses rivaux impérialistes suite à la première guerre mondiale, ne pouvait que chercher à reconquérir le terrain perdu en s'engageant dans une nouvelle guerre. Loin d'être le produit d'une prétendue agressivité congénitale germanique qui aurait enfin trouvé dans le fascisme le moyen de se déchaîner, cette volonté n'était que la stricte expression des lois de l'impérialisme dans la décadence du système capitaliste comme un tout. Face à un marché mondial entièrement partagé, ces lois ne laissent aucune autre solution aux puissances impérialistes lésées dans le partage du « gâteau impérialiste » que celle d'essayer, en engageant une nouvelle guerre, d'en arracher une plus grosse part. La défaite physique du prolétariat allemand d'une part, et le statut de puissance impérialiste spoliée dévolu à l'Allemagne suite à sa défaite en 1918 d'autre part, firent du fascisme – contrairement aux pays vainqueurs où la classe ouvrière n'avait pas été physiquement écrasée – le moyen le plus adéquat pour que le capitalisme allemand puisse se préparer à la seconde boucherie mondiale. Le fascisme n'était qu'une forme brutale du capitalisme d'Etat qui était en train de se renforcer partout, y compris dans les Etats dits « démocratiques ». Il était l'instrument de la centralisation et de la concentration de tout le capital dans les mains de l'Etat face à la crise économique, pour orienter l'ensemble de l'économie en vue de la préparation à la guerre. C'est donc le plus démocratiquement du monde, c'est-à-dire avec l'aval total de la bourgeoisie allemande, qu'Hitler arriva au pouvoir. En effet, une fois la menace prolétarienne définitivement écartée, la classe dominante n'avait plus à se préoccuper de maintenir tout l'arsenal démocratique, suivant en cela le processus alors déjà à l'oeuvre en Italie.
Le capitalisme décadent exacerbe le racisme
« Oui, peut-être... » nous dira-t-on, « mais ne faites-vous pas abstraction de l'un des traits qui distinguent le fascisme de tous les autres partis et fractions de la bourgeoisie, à savoir, son antisémitisme viscéral, alors que c'est justement cette caractéristique particulière qui a provoqué l'holocauste ? » C'est cette idée que défendent en particulier les trotskistes. Ceux-ci, en effet, ne reconnaissent formellement la responsabilité du capitalisme et de la bourgeoisie en général dans la genèse du fascisme que pour ajouter aussitôt que ce dernier est malgré tout bien pire que la démocratie bourgeoise, comme en témoigne l'holocauste. Selon eux donc, devant cette idéologie du génocide, il n'y a pas à hésiter un seul instant : il faut choisir son camp, celui de l'antifascisme, celui des Alliés. Et c'est cet argument, avec celui de la défense de l'URSS, qui leur a servi à justifier leur trahison de l'internationalisme prolétarien et leur passage dans le camp de la bourgeoisie durant la seconde guerre mondiale. Il est donc parfaitement logique de retrouver aujourd'hui en France par exemple, les groupes trotskistes – la Ligue Communiste Révolutionnaire et son leader Krivine avec le soutien discret, mais bien réel, de Lutte Ouvrière – en tête de la croisade antifasciste et « anti-négationniste », défendant la vision selon laquelle le fascisme est le « mal absolu » et, de ce fait, qualitativement différent de toutes les autres expressions de la barbarie capitaliste ; ceci impliquant que face à lui, la classe ouvrière devrait se porter à l'avant-garde du combat et défendre voire revitaliser la démocratie.
Que l'extrême droite (le nazisme en particulier) soit profondément raciste, cela n'a jamais été contesté par la Gauche communiste pas plus d'ailleurs que la réalité effrayante des camps de la mort. La vraie question est ailleurs. Elle consiste à savoir si ce racisme et la répugnante désignation des juifs comme boucs-émissaires, responsables de tous les maux, ne serait que l'expression de la nature particulière du fascisme, le produit maléfique de cerveaux malades ou s'il n'est pas plutôt le sinistre produit du mode de production capitaliste confronté à la crise historique de son système, un rejeton monstrueux mais naturel de l'idéologie nationaliste défendue et propagée par la classe dominante toutes fractions confondues. Le racisme n'est pas un attribut éternel de la nature humaine. Si l'entrée en décadence du capitalisme a exacerbé le racisme à un degré jamais atteint auparavant dans toute l'histoire de l'humanité, si le 20e siècle est un siècle où les génocides ne sont plus l'exception mais la règle, cela n'est pas dû à on ne sait quelle perversion de la nature humaine. C'est le résultat du fait que, face à la guerre désormais permanente que doit mener chaque Etat dans le cadre d'un marché mondial sursaturé, la bourgeoisie, pour être à même de supporter et de justifier cette guerre permanente, se doit, dans tous les pays, de renforcer le nationalisme par tous les moyens. Quoi de plus propice, en effet, à l'épanouissement du racisme que cette atmosphère si bien décrite par Rosa Luxemburg au début de sa brochure de dénonciation du premier carnage mondial : « (...) la population de toute une ville changée en populace, prête à dénoncer n'importe qui, à molester les femmes, à crier : hourrah, et à atteindre au paroxysme du délire en lançant elle-même des rumeurs folles ; un climat de crime rituel, une atmosphère de pogrom, où le seul représentant de la dignité humaine était l'agent de police au coin de la rue. » Et elle poursuit en disant : « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse, voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est... » (La crise de la Social-démocratie). On pourrait reprendre exactement les mêmes termes pour décrire les multiples scènes d'horreur en Allemagne durant les années 1930 (pillages des magasins juifs, lynchages, enfants séparés de leurs parents) ou évoquer, entre autres, l'atmosphère de pogrom qui régnait en France en 1945 quand le journal stalinien du PCF titrait odieusement : « A chacun son boche ! ». Non, le racisme n'est pas l'apanage exclusif du fascisme, pas plus que sa forme antisémite. Le célèbre Patton, général de la très « démocratique » Amérique, celle-là même qui était censée libérer l'humanité de « la bête immonde », ne déclarait-il pas, lors de la libération des camps : « Les juifs sont pires que des animaux » ; tandis que l'autre grand « libérateur », Staline, organisa lui-même des séries de pogroms contre les juifs, les tziganes, les tchétchènes, etc. Le racisme est le produit de la nature foncièrement nationaliste de la bourgeoisie, quelle que soit la forme de sa domination, « totalitaire » ou « démocratique ». Son nationalisme atteint son point culminant avec la décadence de son système.
La seule force en mesure de s'opposer à ce nationalisme qui suintait par tous les pores de la société bourgeoise pourrissante, à savoir le prolétariat, était vaincue, défaite physiquement et idéologiquement. De ce fait le nazisme, avec l'assentiment de l'ensemble de sa classe, put s'appuyer notamment sur le racisme latent de la petite-bourgeoisie pour en faire, sous sa forme antisémite, l'idéologie officielle du régime. Encore une fois, aussi irrationnel et monstrueux que soit l'antisémitisme professé puis mis en pratique par le régime nazi, il ne saurait s'expliquer par la seule folie et perversité, par ailleurs bien réelles, des dirigeants nazis. Comme le souligne très justement la brochure publiée par le Parti Communiste International, Auschwitz ou le grand alibi, l'extermination des juifs « ... a eu lieu, non pas à un moment quelconque, mais en pleine crise et guerre impérialistes. C'est donc à l'intérieur de cette gigantesque entreprise de destruction qu'il faut l'expliquer. Le problème se trouve de ce fait éclairci : nous n'avons plus à expliquer le "nihilisme destructeur" des nazis, mais pourquoi la destruction s'est concentrée en partie sur les juifs. »
Pour expliquer pourquoi la population juive, même si elle ne fut pas la seule, fut désignée tout d'abord à la vindicte générale, puis exterminée en masse par le nazisme, il faut prendre en compte deux facteurs : les besoins de l'effort de guerre allemand et le rôle joué dans cette sinistre période par la petite bourgeoisie. Cette dernière fut réduite à la ruine par la violence de la crise économique en Allemagne et sombra massivement dans une situation de lumpen prolétarisation. Dès lors, désespérée et en l'absence d'un prolétariat pouvant jouer le rôle de contrepoison, elle donna libre cours à tous les préjugés les plus réactionnaires, caractéristiques de cette classe sans avenir, et se jeta, telle une bête furieuse, encouragée par les formations fascistes, dans le racisme et l'antisémitisme. Le « juif » était supposé représenter la figure par excellence de « l'apatride » qui « suce le sang du peuple » ; il était désigné comme le responsable de la misère à laquelle était réduite la petite-bourgeoisie. Voila pourquoi les premières troupes de choc utilisées par les nazis étaient issues des rangs d'une petite-bourgeoisie en train de sombrer. Et cette désignation du « juif » comme l'ennemi par excellence aura aussi comme fonction de permettre à l'Etat allemand, grâce à la confiscation des biens des juifs, de ramasser des fonds destinés à contribuer à son réarmement militaire. Au début, il dut le faire discrètement pour ne pas attirer l'attention de ses vainqueurs de la première guerre mondiale. Les camps de déportation, au départ, eurent la fonction de fournir à la bourgeoisie une main d'oeuvre gratuite, toute entière dédiée à la préparation de la guerre.
Le silence complice des Alliés sur l'existence des camps de la mort
Alors que, de 1945 à aujourd'hui, la bourgeoisie n'a eu de cesse de nous exhiber, de façon obscène, les montagnes de squelettes trouvés dans les camps d'extermination nazis et les corps affreusement décharnés des survivants de cet enfer, elle fut très discrète sur ces mêmes camps pendant la guerre elle-même, au point que ce thème fut absent de la propagande guerrière du « camp démocratique ». La fable que nous ressert régulièrement la bourgeoisie selon laquelle ce n'est qu'avec la libération des camps en 1945 que les Alliés se seraient véritablement rendus compte de ce qui se passait à Dachau, Auschwitz ou Treblinka, ne résiste pas à la moindre étude historique. Les services de renseignement existaient déjà et étaient très actifs et efficaces comme l'attestent des centaines d'épisodes de la guerre où ils jouèrent un rôle déterminant ; et l'existence des camps de la mort ne pouvait échapper à leur investigation. Cela est confirmé par toute une série de travaux d'historiens de la seconde guerre mondiale. Ainsi le journal français Le Monde, par ailleurs très actif dans la campagne « anti-négationniste », écrit dans son édition du 27 septembre 1996 : « Un massacre [celui perpétré dans les camps] dont un rapport du parti social-démocrate juif, le Bund polonais, avait, dès le printemps 1942, révélé l'ampleur et le caractère systématique fut officiellement confirmé aux officiels américains par le fameux télégramme du 8 août 1942, émis par G. Riegner, représentant du Congrès Juif mondial à Genève, sur la base d'informations fournies par un industriel allemand de Leipzig du nom d'Edouard Scholte. A cette époque on le sait, une grande partie des juifs européens promis à la destruction étaient encore en vie. » On voit donc que les gouvernements Alliés au travers de multiples canaux, étaient parfaitement au courant des génocides en cours dès 1942. Pourtant les dirigeants du « camp démocratique », les Roosevelt, Churchill et consorts, firent tout pour que ces révélations, pourtant incontestables, ne fassent l'objet d'aucune publicité et donnèrent à la presse de l'époque des consignes d'extrême discrétion sur ce sujet. En fait ils ne levèrent pas le moindre petit doigt pour tenter de sauver la vie de ces millions de condamnés à mort. C'est ce que confirme ce même article du journal Le Monde : « (...) l'Américain D. Wyman a montré, au milieu des années 1980, dans son livre Abandon des juifs (Calmann-Lévy), que quelques centaines de milliers d'existences auraient pu être épargnées sans l'apathie, voir l'obstruction, de certains organes de l'administration américaine (comme le Département d'Etat) et des Alliés en général. » Ces extraits de ce très bourgeois et démocratique journal ne font que confirmer ce qu'a toujours affirmé à ce propos la Gauche communiste, en particulier dans la brochure Auschwitz ou le grand alibi. Et c'est ce texte qui est aujourd'hui désigné à la vindicte comme étant, ce qui est un mensonge infâme, à l'origine des thèses « négationnistes ». Le silence de la coalition impérialiste opposée à l'Allemagne hitlérienne montre déjà ce que valent ces vertueuses et tonitruantes proclamations d'indignation devant l'horreur des camps après 1945.
Ce silence s'expliquerait-il par l'antisémitisme latent de certains dirigeants Alliés comme l'ont soutenu des historiens israéliens après la guerre ? Que l'antisémitisme ne soit pas l'apanage des tenants des régimes fascistes est, comme nous l'avons évoqué plus haut, une chose certaine. Mais ce n'est pas là la véritable explication du silence des Alliés dont d'ailleurs certains des dirigeants étaient juifs ou très proches des organisations juives, comme Roosevelt par exemple. Non, là encore, l'origine de cette remarquable discrétion réside dans les lois qui régissent le système capitaliste, quels que soient les oripeaux, démocratiques ou totalitaires, dont il drape sa domination. Comme pour l'autre camp, toutes les ressources du camp Allié étaient mobilisées au service de la guerre. Pas de bouches inutiles, tout le monde doit être occupé, soit au front, soit dans la production d'armements. L'arrivée en masse des populations en provenance des camps, des enfants et des vieillards qu'on ne pouvait pas envoyer au front ou à l'usine, des hommes et des femmes malades et épuisés qu'on ne pouvait immédiatement intégrer dans l'effort de guerre, aurait désorganisé ce dernier. Dès lors on ferme les frontières et on empêche par tous les moyens une telle immigration. Le ministre de sa très gracieuse et très démocratique majesté britannique, A. Eden décida en 1943 (c'est-à-dire à une période où la bourgeoisie anglo-saxonne n'ignorait rien de la réalité des camps), à la demande de Churchill, « qu'aucun navire des Nations unies ne peut être habilité à effectuer le transfert des réfugiés d'Europe. » Et Roosevelt ajoutait que « transporter tant de monde désorganiserait l'effort de guerre » (Churchill, Mémoires, T.10). Voilà les sordides raisons qui conduisirent ces « grands démocrates » et « antifascistes » patentés à garder le silence sur ce qui se passait à Dachau, Buchenwald et autres lieux de sinistre mémoire ! Les considérations humanitaires qui étaient censées les animer n'avaient pas leur place devant leurs sordides intérêts capitalistes et les besoins de l'effort de guerre.
La complicité directe du « camp démocratique » dans l'holocauste
Les Alliés ne se contentèrent pas d'entretenir soigneusement le silence durant toute la guerre sur les génocides perpétrés dans les camps ; ils allèrent beaucoup plus loin dans le cynisme et l'abjection. Si d'un côté ils n'ont jamais hésité à faire tomber un déluge de bombes sur les populations allemandes, pour l'essentiel ouvrières, de l'autre ils se sont refusés à tenter la moindre opération militaire en direction des camps de la mort. Ainsi, alors que dès le début 1944 ils pouvaient sans difficultés bombarder les voies ferrées menant à Auschwitz, ils se sont volontairement abstenus. Non seulement cet objectif était à ce moment-là à portée de leur aviation mais deux évadés du camp leur avaient décrit en détail le fonctionnement de celui-ci et la topographie des lieux.
Dans l'article cité plus haut, Le Monde rapporte : « des dirigeants juifs hongrois et slovaques supplient les Alliés de passer à l'action, alors que les déportations des juifs de Hongrie ont commencé. Ils désignent même un objectif : le carrefour ferroviaire de Kosice-Pressow. Les allemands pouvaient, il est vrai, assez rapidement réparer les voies. Mais cet argument ne vaut pas pour la destruction des crématoires de Birkenau, qui aurait incontestablement désorganisé la machine d'extermination. Rien ne sera fait. En définitive, il est difficile de ne pas reconnaître que même le minimum n'a pas été tenté, noyé qu'il a été par la mauvaise volonté des états-majors et des diplomates. »
Mais contrairement à ce que déplore ce journal bourgeois, ce n'est pas par une simple « mauvaise volonté » ou « lourdeur bureaucratique » que le « camp démocrate » fut complice de l'holocauste. Cette complicité fut, comme on va le voir, totalement consciente. Les camps de déportation furent au début essentiellement des camps de travail où la bourgeoisie allemande pouvait bénéficier à moindre coût d'une main d'oeuvre réduite à l'esclavage, toute entière consacrée à l'effort de guerre. Même si déjà à l'époque il existait des camps d'extermination, ils étaient jusqu'en 1942 plus l'exception que la règle. Mais à partir des premiers revers militaires sérieux subis par l'impérialisme allemand, en particulier face au formidable rouleau compresseur mis en place par les Etats-Unis, le régime nazi ne pouvait déjà plus nourrir convenablement la population et les troupes allemandes. Il décida de se débarrasser de la population excédentaire enfermée dans les camps, et dès lors, les fours crématoires se répandirent un peu partout et accomplirent leur sinistre besogne. L'horreur indicible de ce qui se perpétrait dans les camps pour alimenter la machine de guerre allemande était le fait d'un impérialisme aux abois qui reculait sur tous les fronts. Cependant bien que l'holocauste fut perpétré sans le moindre état d'âme par le régime nazi et ses sbires, il ne rapportait pas grand chose au capitalisme allemand qui était, comme on l'a vu, lancé dans une course désespérée pour réunir les moyens nécessaires à une résistance efficace face à une avancée de plus en plus irrésistible des Alliés. C'est dans ce contexte que plusieurs négociations furent tentées par l'Etat allemand, en général directement par les SS, auprès des Alliés dans le but de chercher à se débarrasser, avec profit, de plusieurs centaines de milliers, voir de millions de prisonniers.
L'épisode le plus célèbre de ce sinistre marchandage fut celui qui a concerné Joël Brand, le dirigeant d'une organisation semi-clandestine de juifs hongrois. Ce dernier, comme l'a raconté A. Weissberg dans son livre L'histoire de J. Brand et comme cela a été repris dans la brochure Auschwitz ou le grand alibi, fut convoqué à Budapest pour y rencontrer le chef des SS chargé de la question juive, A. Eichmann. Celui-ci le chargea de négocier auprès des gouvernements anglo-américains la libération d'un million de juifs en échange de 10 000 camions. Eichmann était prêt à réduire ses prétentions, voire à accepter d'autres types de marchandises. Les SS, pour preuve de leur bonne foi et du caractère on ne peut plus sérieux de leur offre, se déclarèrent prêts à libérer sans contrepartie 100 000 juifs dès qu'un accord de principe serait obtenu par J. Brand. Dans un premier temps, celui-ci connut les pires difficultés (jusqu'à subir une incarcération dans des prisons anglaises du Proche-Orient) pour rencontrer des représentants des gouvernements Alliés. Ces difficultés n'étaient pas le fruit du hasard : à l'évidence, une rencontre officielle avec cet « empêcheur de tourner en rond » était à éviter.
Quand il put enfin discuter des propositions allemandes avec Lord Moyne, le responsable du gouvernement britannique pour le Proche-Orient, celui-ci lui opposa un refus catégorique qui n'avait rien de personnel (il ne faisait qu'appliquer les consignes du gouvernement britannique) et qui était encore moins l'expression d'un « refus moral face à un odieux chantage ». Aucun doute n'est en effet possible à la lecture du compte rendu que fit Brand de cette discussion : « Il le supplie de donner au moins un accord écrit, quitte à ne pas le tenir, ça ferait toujours 100 000 vies sauvées, Moyne lui demande alors quel serait le nombre total ? Eichmann a parlé d'un million. Comment imaginez-vous une chose pareille, mister Brand ? Que ferais-je de ce million de juifs ? Où les mettrai-je ? Qui les accueillera ? Si la terre n'a plus de place pour nous, il ne nous reste plus qu'à nous laisser exterminer dit Brand désespéré. » Comme le souligne très justement Auschwitz ou le grand alibi à propos de ce glorieux épisode de la seconde boucherie mondiale : « Malheureusement si l'offre existait, il n'y avait pas de demande ! Non seulement les juifs mais aussi les SS s'étaient laissés prendre à la propagande humanitaire des alliés Les alliés n'en voulaient pas de ce million de juifs ! Pas pour 10 000 camions, pas pour 5 000, même pas pour rien. »
Une certaine historiographie récente tente de montrer que ce refus était avant tout dû au veto opposé par Staline face à ce type de marchandage. Ce n'est là qu'une tentative de plus pour chercher à masquer et à atténuer la responsabilité des « grandes démocraties » et leur complicité directe dans l'holocauste. C'est ce que révèle la mésaventure survenue au naïf J. Brand dont on ne peut sérieusement contester le témoignage. De plus, durant toute la guerre, ni Roosevelt ni Churchill n'ont eu pour habitude de se laisser dicter leur conduite par Staline. Avec le « petit père des peuples », ils étaient plutôt au diapason, faisant preuve du même cynisme et de la même brutalité. Le très « humaniste » Roosevelt opposera d'ailleurs le même refus à d'autres tentatives ultérieures des nazis, en particulier lorsque, fin 1944, ils essayèrent encore de vendre des juifs à l' « Organisation des Juifs Américains », transférant pour preuve de leur bonne volonté près de 2 000 juifs en Suisse, comme le raconte dans le détail Y. Bauer dans un livre intitulé Juifs à vendre (Editions Liana Levi).
Tout ceci n'est ni une bavure ni le fait de dirigeants devenus « insensibles » à cause des terribles sacrifices qu'exigeait la conduite de la guerre contre la féroce dictature fasciste comme veut le faire croire la bourgeoisie. L'antifascisme n'a jamais exprimé un réel antagonisme entre d'un côté un camp défendant la démocratie et ses valeurs, et de l'autre un camp totalitaire. Il n'a été dès le départ qu'un « chiffon rouge » agité devant les yeux des prolétaires pour justifier la guerre à venir en masquant son caractère classiquement inter-impérialiste pour le repartage du monde entre les grands requins capitalistes (c'est ce que l'Internationale Communiste avait mis en avant dès la signature du Traité de Versailles et qu'il fallait absolument gommer de la mémoire ouvrière). Il a été surtout le moyen de les embrigader dans la plus gigantesque boucherie de l'histoire. Si, pendant la guerre, il fallait faire le silence sur les camps et fermer soigneusement les frontières à tous ceux qui tentaient d'échapper à l'enfer nazi pour « ne pas désorganiser l'effort de guerre », après la fin de la guerre il en a été tout autrement. L'immense publicité faite soudain, à partir de 1945, aux camps de la mort représentait une formidable aubaine pour la bourgeoisie. Braquer tous les projecteurs sur la réalité monstrueuse des camps de la mort permettait en effet aux Alliés de masquer les crimes innombrables qu'ils avaient eux-mêmes perpétrés. Ce battage assourdissant permettait aussi d'enchaîner solidement une classe ouvrière (qui risquait de renâcler contre les immenses sacrifices et la misère noire qu'elle continuait de subir même après la « Libération ») au char de la démocratie. Celle-ci était présentée par tous les partis bourgeois, de la droite aux staliniens, comme une valeur commune aux bourgeois et aux ouvriers, valeur qu'il fallait absolument défendre pour éviter, à l'avenir, de nouveaux holocaustes.
En attaquant la Gauche communiste aujourd'hui, la bourgeoisie, en fidèle adepte de Goebbels, met en pratique son célèbre adage selon lequel plus un mensonge est gros plus il a de chances d'être cru. Elle cherche en effet à la présenter comme l'ancêtre du « négationnisme ». La classe ouvrière doit rejeter une telle calomnie et se souvenir qui a fait fi du terrible sort réservé aux déportés dans les camps, qui a utilisé cyniquement ces même déportés pour en faire le symbole de la supériorité intangible de la démocratie bourgeoise et justifier ainsi le système d'exploitation et de mort qu'est le capitalisme. Aujourd'hui face à tous les efforts de la classe dominante pour raviver la mystification démocratique notamment au moyen de l'antifascisme, la classe ouvrière doit se souvenir ce qui lui est advenu, durant les années 1930-40, quand elle s'est faite piéger par ce même antifascisme et qu'elle a finalement servi de chair à canon au nom de « la défense de la démocratie ».
RN.
Nous avons vu dans l'article précédent comment le KPD, privé de ses meilleurs éléments assassinés, soumis à la répression, ne parvient pas à jouer le rôle qui lui incombe, et comment les conceptions organisationnelles erronées vont mener au désastre, jusqu'à l'exclusion de la majorité des membres du parti ! Et c'est dans la confusion politique et dans une situation générale d'ébullition que va se constituer le KAPD.
Les 4 et 5 avril 1920, trois semaines après le début du putsch de Kapp et la vague de luttes de riposte que celui-ci a soulevé dans toute l'Allemagne, des délégués de l'opposition se réunissent pour porter un nouveau parti sur les fonds baptismaux : le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands, KAPD).
Il s'agit de fonder enfin un « parti de l'action révolutionnaire » et disposer d'une force qui s'oppose au cours opportuniste du KPD.
Aussi lourdes de conséquences que soient les erreurs du KPD durant le putsch de Kapp, elles ne peuvent en aucune façon justifier la fondation d'un nouveau parti. Sans avoir auparavant épuisé toutes les possibilités du travail de fraction, on fonde à la hâte, dans une complète précipitation un nouveau parti, en partie par « frustration », presque sur un coup de colère. Les délégués sont issus pour l'essentiel de Berlin et de quelques autres villes. Ils représentent environ 20 000 membres.
Tout comme le KPD lors de son congrès de fondation, le tout nouveau KAPD est de composition très hétérogène. Il représente plutôt un rassemblement des opposants et des exclus du KPD. ([1] [131])
Il est formé de trois tendances :
- La tendance de Berlin est dirigée par des intellectuels comme Schröder, Schwab et Reichenbach, tous issus du milieu des Etudiants Socialistes, ainsi que par des ouvriers comme Emil Sachs, Adam Scharrer et Jan Appel, excellents organisateurs. Leur point de vue est que les Unions ne sont qu'une branche dépendante du parti; ils rejettent toute forme de syndicalisme révolutionnaire et de fédéralisme anarchisant. Cette tendance représente l'aile marxiste au sein du KAPD.
- La tendance « anti-parti », dont le principal porte-parole est Otto Rühle, forme, comme telle, un regroupement plutôt hétéroclite. Concentrer toutes ses forces sur les Unions est la seule orientation qui l'unit. C'est une tendance syndicaliste-révolutionnaire.
- La tendance nationale-bolchevik, autour de Wolffheim et de Laufenberg, est principalement implantée à Hambourg. Même si Wolffheim et Laufenberg ne participent pas directement à la création du KAPD, ils y adhèrent en vue de l'infiltrer.
Très vite le KAPD va connaître une affluence de jeunes ouvriers radicalisés qui ne possèdent que peu d'expérience organisationnelle mais sont portés par un énorme enthousiasme. De nombreux membres de la section de Berlin n'ont que peu de liens avec le mouvement ouvrier d'avant-guerre. De plus la première guerre mondiale a engendré une radicalisation chez de nombreux artistes et intellectuels (F. Jung, poète; H. Vogeler, membre d'une communauté; F. Pfemfert, O. Kanehl, artiste, etc.) qui sont massivement attirés par le KPD puis par le KAPD. La plupart d'entre eux y joueront un rôle désastreux. Tout comme les intellectuels bourgeois avec leur influence après 1968, ils défendent des visions individualistes et propagent largement l'hostilité envers l'organisation, la méfiance envers la centralisation, le fédéralisme. Ce milieu est facilement contaminé par l'idéologie et les comportements petits-bourgeois et s'en fait le porteur. Il ne s'agit pas de donner d'emblée une image négative du KAPD, contrairement à ceux qui le taxent, à la légère, de « petit-bourgeois ». Mais l'influence de ce milieu va peser et fortement marquer le parti. Ces cercles intellectuels contribuent à l'apparition d'une idéologie encore inédite dans le mouvement ouvrier, celle du « Proletkult » (« culte du prolétaire »), tout en étant les adversaires de tout approfondissement théorique. L'aile marxiste du KAPD, dés le début, se démarque de ces éléments hostiles à l'organisation.
Les faiblesses sur la question organisationnelle conduisent à la disparition de l'organisation
L'objectif de cet article n'est pas d'examiner de très près les positions du KAPD (pour cela se reporter à de notre livre La Gauche hollandaise). Celui-ci, malgré toutes ses faiblesses théoriques, fournit une contribution historiquement précieuse sur les questions syndicale et parlementaire. Il a accompli un travail de pionnier dans l'approfondissement de la compréhension des raisons qui rendent impossible tout travail au sein des syndicats dans le capitalisme en décadence, qui font que ceux-ci se sont transformés en organes de l'Etat bourgeois ; il en a fait de même concernant l'impossibilité d'utiliser le parlement au profit des intérêts ouvriers, celui-ci n'étant plus qu'une arme contre le prolétariat.
Concernant le rôle du parti, le KAPD est le premier à développer un point de vue clair sur la question du substitutionisme. Contrairement à la majorité de l'IC, il reconnaît que dans cette nouvelle période, celle de la décadence du capitalisme, les partis de masses ne sont plus possibles :
« 7. La forme historique pour le rassemblement des combattants prolétariens les plus conscients, les plus clairs, les plus disposés à l'action est le Parti. (...) Le Parti communiste doit être une totalité élaborée programmatiquement, organisée et disciplinée dans une volonté unitaire. Il doit être la tête et l'arme de la révolution. (...)
9. (...) En particulier, il ne devra jamais accroître l'effectif de ses membres plus rapidement que ne le permet la force d'intégration du noyau communiste solide. »
(Thèses sur le rôle du parti dans la révolution prolétarienne, Thèses du KAPD, Proletarier n° 7, juillet 1921)
Si nous faisons ressortir en premier lieu les apports programmatiques du KAPD, c'est pour souligner qu'en dépit des faiblesses fatales de celui-ci, que nous allons aborder, la Gauche communiste doit s'en réclamer. Mais le KAPD va démontrer par la suite qu'il ne suffit pas d'être clair « programmatiquement sur des questions-clés ». Tant que l'on n'a pas une compréhension suffisamment claire de la question organisationnelle, la clarté programmatique ne présente aucune garantie pour la survie de l'organisation. Ce qui est déterminant ce n'est pas seulement la capacité de se doter de bases programmatiques solides mais c'est surtout celle de construire l'organisation, de la défendre et de lui donner la force de remplir son rôle historique. Sinon, il y a le danger qu'elle ne se déchire sous l'action de fausses conceptions organisationnelles et qu'elle ne résiste pas aux vicissitudes de la lutte de classes.
Dans l'un de ses premiers points à l'ordre du jour, lors de son congrès de fondation, le KAPD déclare son rattachement immédiat à l'Internationale Communiste sans avoir préalablement demandé son admission à celle-ci. Alors que, dès le départ, son but est de rejoindre le mouvement international, le souci central exprimé dans la discussion va être de mener « le combat contre le Spartakusbund au sein de la 3e Internationale. »
Dans une discussion avec des représentants du KPD, il déclare : « Nous considérons la tactique réformiste du Spartakusbund en contradiction avec les principes de la 3e Internationale, nous allons oeuvrer à l'exclusion du Spartakusbund hors de la 3e Internationale. » (Procès-verbal du congrès de fondation du parti, cité par Bock). Au cours de cette discussion c'est toujours la même idée qui resurgit comme leitmotiv :
« Nous refusons la fusion avec le Spartakusbund et nous le combattrons avec acharnement. (...) Notre position vis-à-vis du Spartakusbund est claire et simple à préciser : nous pensons que les chefs compromis doivent être exclus du front de la lutte prolétarien et nous aurons la voie libre pour que les masses marchent ensembles selon le programme maximaliste. Il est décidé qu'une délégation de deux camarades sera formée pour présenter un rapport oral au Comité Exécutif de la 3e Internationale. » (Idem)
Si la lutte politique contre les positions opportunistes du Spartakusbund est indispensable, cette attitude hostile envers le KPD reflète une complète distorsion des priorités. Au lieu d'impulser une clarification envers le KPD avec l'objectif d'établir les conditions pour l'unification, c'est une attitude sectaire, irresponsable et destructrice pour chaque organisation qui prédomine. Cette attitude est surtout impulsée par la tendance nationale-bolchevik de Hambourg.
Que le KAPD, lors de sa fondation, ait accepté la tendance nationale-bolchevik dans ses rangs est une catastrophe. Ce courant est anti-prolétarien. A elle seule sa présence au sein du KAPD fait d'emblée lourdement chuter la crédibilité de celui-ci aux yeux de l'Internationale communiste. ([2] [132])
Jan Appel et Franz Jung sont nommés délégués au deuxième congrès de l'IC siégeant en juillet 1920. ([3] [133])
Dans les discussions avec le Comité exécutif de l'IC (CEIC) où ils représentent le point de vue du KAPD, ils assurent que le courant national-bolchevik autour de Wolffheim et Laufenberg, tout comme la tendance « anti-parti » de Rühle seront exclus du KAPD. Sur la question syndicale et parlementaire, les points de vue du CEIC et du KAPD s'affrontent violemment. Lénine vient juste de terminer sa brochure Le gauchisme, maladie infantile du communisme. En Allemagne, le parti, ne recevant plus aucune nouvelle de ses délégués à cause du blocus militaire, décide l'envoi d'une seconde délégation composée de O. Rühle et de Merges. Il ne pouvait faire pire.
Rühle est, en effet, le représentant de la minorité fédéraliste qui souhaite dissoudre le parti communiste pour le fondre dans le système des Unions. Refusant toute centralisation, cette minorité rejette également implicitement l'existence d'une Internationale. Après leur voyage à travers la Russie au cours duquel les deux délégués sont choqués par les conséquences de la guerre civile (21 armées se sont portées à l'assaut de la Russie) et ne voient qu'un « régime en état de siège », ils décident, sans en référer au parti, de repartir convaincus que « la dictature du parti bolchevik est le tremplin pour l'apparition d'une nouvelle bourgeoisie soviétique. » Malgré la demande pressante de Lénine, Zinoviev, Radek et Boukharine qui leur accordent des voix consultatives et les poussent à participer aux travaux du congrès, ils renoncent à toute participation. Le CEIC va jusqu'à leur accorder des voix délibératives et non plus consultatives. « Alors que nous étions déjà à Pétrograd sur le chemin du retour, l'Exécutif nous envoya une nouvelle invitation au Congrès, avec la déclaration qu'au KAPD serait garanti pendant ce congrès d'avoir le droit de disposer de voix délibératives, bien qu'il ne remplisse aucune des conditions draconiennes de la Lettre ouverte au KAPD ou n'ait promis de les remplir. »
Le résultat est que le deuxième congrès de l'IC se déroule sans que la voix critique des délégués du KAPD ne se fasse entendre. L'influence néfaste de l'opportunisme au sein de l'IC peut ainsi plus facilement se déployer. Le travail dans les syndicats est inscrit dans les 21 conditions d'admission dans l'IC comme condition impérative sans que la résistance du KAPD contre ce tournant opportuniste ne se fasse sentir lors de ce congrès.
De plus, il n'est pas possible que les différentes voix critiques vis-à-vis de cette évolution de l'IC se trouvent réunies lors du congrès. Par cette attitude dommageable des délégués du KAPD, il n'y a pas de concertation internationale ni d'action commune. L'opportunité d'un travail de fraction international fructueux vient d'être sacrifié.
Après le retour des délégués, le courant regroupé autour de Rühle est exclu du KAPD à cause de ses conceptions et de ses comportements hostiles à l'organisation. Les « conseillistes » ne rejettent pas seulement l'organisation politique du prolétariat, niant de ce fait le rôle particulier que doit jouer le parti dans le processus de développement de la conscience de classe du prolétariat (Voir à ce sujet les Thèses sur le parti du KAPD), ils joignent leur voix au choeur de la bourgeoisie pour défigurer l'expérience de la révolution russe. Au lieu de tirer les leçons des difficultés de la révolution russe, ils rejettent celle-ci et la caractérisent de révolution double (à la fois prolétarienne et bourgeoise ou bien petite-bourgeoise). Ce faisant ils se donnent eux mêmes le coup de grâce politique. Les « conseillistes » ne causent pas seulement des dégâts en niant le rôle du parti dans le développement de la conscience de classe mais ils contribuent activement à la dissolution du camp révolutionnaire et renforcent l'hostilité générale envers l'organisation. Après leur désintégration et leur dispersion, ils ne pourront accomplir aucune contribution politique. Ce courant existe encore aujourd'hui et se maintient principalement aux Pays-Bas (bien que son idéologie soit largement répandue au delà de ce pays).
Le Comité central du KAPD décide, lors du premier congrès ordinaire du parti en août 1920, qu'il ne s'agit pas de combattre la 3e Internationale mais de lutter en son sein jusqu'au triomphe des vues du KAPD. Cette attitude se différencie à peine de celle de la Gauche italienne mais se modifiera par la suite. La vision selon laquelle il faut former une « opposition » au sein de l'IC et non pas une fraction internationale ne donne pas la possibilité de développer une plateforme internationale de la Gauche communiste.
En novembre 1920, après le deuxième congrès du KAPD, une troisième délégation (dont font partie Gorter, Schröder et Rasch) part pour Moscou. L'IC reproche au KAPD d'être responsable de l'existence, dans le même pays, de deux organisations communistes (KPD et KAPD) et lui demande de mettre un terme à cette anomalie. Pour l'IC, l'exclusion de Rühle et des nationaux-bolcheviks autour de Wolffheim et Laufenberg ouvre la voie à la réunification des deux courants et doit permettre le regroupement avec l'aile gauche de l'USPD. Alors que le KPD et le KAPD prennent respectivement position, avec véhémence contre la fusion de leurs deux partis, le KAPD rejette par principe tout regroupement avec l'aile gauche de l'USPD. Malgré ce refus de la position de l'IC, le KAPD reçoit le statut de parti sympathisant de la 3e Internationale avec voix consultative.
Malgré cela, lors du troisième congrès de l'IC (du 26 juillet au 13 août 1921) la délégation du KAPD exprime à nouveau sa critique des positions de l'IC. Dans de nombreuses interventions elle affronte avec courage et détermination l'évolution opportuniste de l'IC. Mais la tentative d'ériger une fraction de gauche au cours du congrès échoue car parmi les différentes voix critiques provenant du Mexique, de Grande-Bretagne, de Belgique, d'Italie et des Etats-Unis, personne n'est prêt à effectuer ce travail de fraction international. Seul le KAP hollandais et les militants de Bulgarie rejoignent la position du KAPD. Pour finir la délégation se trouve confrontée à un ultimatum de la part de l'IC : dans les trois mois le KAPD doit fusionner avec le VKPD sinon il sera exclu de l'Internationale.
Par son ultimatum, l'IC commet une erreur lourde de conséquences, à l'instar du KPD qui, une année auparavant lors du congrès d'Heidelberg, avait réduit au silence les voix critiques qui existaient dans ses propres rangs. L'opportunisme, dans l'IC, a ainsi un obstacle de moins sur son chemin.
La délégation du KAPD refuse de prendre une décision immédiate sans en référer préalablement aux instances du parti. Le KAPD se trouve devant un choix difficile et douloureux (celui-ci se pose également pour l'ensemble du courant communiste de gauche) :
- soit il fusionne avec le VKPD, prêtant ainsi main forte au développement de l'opportunisme ;
- soit il se constitue en fraction externe de l'Internationale avec la volonté de reconquérir l'IC et même le parti allemand VKPD, en espérant que d'autres fractions significatives se forment simultanément ;
- soit il oeuvre dans la perspective que soient posées les conditions pour la formation d'une nouvelle internationale ;
- soit il proclame de façon totalement artificielle, la naissance d'une 4e Internationale.
A partir de juillet 1921, la direction du KAPD se laisse entraîner dans des décisions précipitées. Malgré l'opposition des représentants de la Saxe orientale et de Hanovre, malgré l'abstention du district le plus important de l'organisation (celui du Grand Berlin), la direction du parti fait accepter une résolution proclamant la rupture avec la 3e Internationale. Plus grave encore que cette décision, qui est prise en dehors du cadre d'un congrès du parti, est celle d'oeuvrer à la « construction d'une Internationale communiste ouvrière ».
Le congrès extraordinaire du KAPD du 11 au 14 septembre 1921 proclame, à l'unanimité, sa sortie immédiate de la 3e Internationale comme parti sympathisant.
En même temps, il considère toutes les sections de l'IC comme définitivement perdues. D'après lui, il ne peut plus surgir de fractions révolutionnaires du sein de l'Internationale. Déformant la réalité, il voit les différents partis de l'IC comme « des groupes auxiliaires politiques » au service du « capital russe ». Par emballement le KAPD, non seulement sous-estime le potentiel d'opposition internationale au développement de l'opportunisme dans l'IC, mais aussi porte atteinte aux principes régissant les rapports entre partis révolutionnaires. Cette attitude sectaire est un avant-goût de celle que vont adopter par la suite d'autres organisations prolétariennes. L'ennemi ne semble plus être le Capital mais les autres groupes auxquels l'on dénie la qualité de révolutionnaires.
Le drame de l'automutilation
Une fois exclu de l'IC, une autre faiblesse du KAPD va peser de tout son poids. Non seulement, lors de ses conférences, il n'y a quasiment pas d'évaluation globale du rapport de forces entre les classes au niveau international, mais il se borne plus ou moins à l'analyse de la situation en Allemagne et à souligner la responsabilité particulière de la classe ouvrière dans ce pays. Nul n'y est disposé à admettre que la vague révolutionnaire internationale est sur le reflux. De cette façon, au lieu de tirer les leçons de ce reflux et de redéfinir les nouvelles tâches de l'heure, il est affirmé que la « situation est archi-mûre pour la révolution ». Malgré cela, une majorité de membres s'éloigne du parti, surtout les jeunes qui ont rejoint le mouvement après la guerre, constatant que le moment des grandes luttes révolutionnaires est dépassé. En réaction à ce fait, il y a des tentatives, comme nous le montreront dans un autre article, d'affronter artificiellement la situation avec le développement d'une large tendance au putschisme et aux actions individuelles.
Au lieu de reconnaître le reflux de la lutte de classe, au lieu de mettre en oeuvre un patient travail de fraction à l'extérieur de l'Internationale, on aspire à la fondation d'une Internationale Communiste Ouvrière (KAI). Les sections de Berlin et de Bremerhaven s'élèvent contre ce projet mais restent minoritaires.
Simultanément, au cours de l'hiver 1921-22, l'aile regroupée autour de Schröder commence à rejeter la nécessité des luttes revendicatives. Selon elle, celles-ci sont, dans la période « de la crise mortelle du capitalisme », opportunistes ; et seules les luttes politiques posant la question du pouvoir doivent être soutenues. En d'autres termes, le parti ne peut remplir sa fonction que dans les périodes de luttes révolutionnaires. Il s'agit là d'une nouvelle variante de la conception « conseilliste » !
En mars 1922, Schröder obtient, grâce à la manipulation de la procédure des votes, une majorité pour sa tendance, ce qui ne reflète pas la réalité des rapports de forces dans le parti. En réaction le district du Grand Berlin, le plus important numériquement, exclut Sachs, Schröder et Goldstein du parti du fait de leur « comportement portant atteinte au Parti et de leur ambition personnelle démesurée. » Schröder, qui appartient à la majorité « officielle », réplique par l'exclusion du district de Berlin et va s'installer à Essen où il forme la « tendance d'Essen ». Il y a désormais deux KAPD et deux journaux portant le même nom. C'est alors que commence la période des accusations personnelles et des calomnies.
Au lieu de chercher à tirer les leçons de la rupture avec le KPD lors du congrès d'Heidelberg en octobre 1919 et celles de l'exclusion de l'IC, tout se passe, au contraire, comme si l'on voulait maintenir une continuité dans la série des fiascos ! Le concept de parti n'est plus qu'une simple étiquette dont s'affuble chacune des scissions qui se réduisent à quelques centaines de membres si ce n'est moins.
Le sommet du suicide organisationnel est atteint avec la fondation, par la tendance d'Essen, de l'Internationale Communiste Ouvrière (KAI) entre le 2 et le 6 avril 1922.
Après la naissance dans la précipitation du KAPD lui-même en avril 1920, sans qu'auparavant toute possibilité d'un travail de fraction de l'extérieur du KPD ne soit épuisée, il est décidé maintenant – juste après avoir quitté l'IC et après qu'une scission irresponsable ait provoqué l'apparition de deux tendances, celle d'Essen et celle de Berlin – de fonder précipitamment et ex-nihilo une nouvelle internationale ! Une création purement artificielle, comme si la fondation d'une organisation n'est qu'une question de volontarisme ! Il s'agit là d'une attitude complètement irresponsable qui entraîne un nouveau fiasco.
La tendance d'Essen se scinde à son tour en novembre 1923 pour donner le « Kommunitischer Rätebund » (Union Communiste des Conseils) ; une partie de cette tendance (Schröder, Reichenbach) retourne en 1925 dans le SPD et une autre se retire complètement de la politique.
Quant à la tendance de Berlin, elle parvient à se maintenir en vie un peu plus longtemps. A partir de 1926 elle se tourne vers l'aile gauche du KPD. A ce moment-là, elle compte encore environ 1 500 à 2 000 membres et la majorité de ses groupes locaux (surtout dans la Ruhr) a disparu. Elle connaît cependant un nouvel accroissement numérique (atteignant environ 6 000 membres) en se regroupant avec « Entschiedene Linke » (la « Gauche déterminée » qui a été exclue du KPD). Après une nouvelle scission en 1928, le KAPD. devient de plus en plus insignifiant.
Toute cette trajectoire nous le montre : les communistes de gauche en Allemagne ont, sur le plan organisationnel, des conceptions fausses qui leur sont fatales. Leur démarche organisationnelle est une catastrophe pour la classe ouvrière.
Après leur exclusion de l'IC et la farce de la création de la KAI, ils sont incapables d'accomplir un travail de fraction international conséquent. Cette tâche fondamentale sera prise en charge par la Gauche italienne. Il n'était possible de tirer les leçons de la vague révolutionnaire et de les défendre qu'à la condition de se maintenir en vie comme organisation. Et c'est précisément leurs faiblesses et leurs conceptions profondément erronées sur la question organisationnelle qui les a conduit à l'échec et à la disparition. Il est vrai que la bourgeoisie a, dés le début, tout fait, par la répression (d'abord avec la Social-démocratie, puis avec les staliniens et les fascistes), pour anéantir physiquement les communistes de gauche. Mais c'est leur incapacité à construire et à défendre l'organisation qui a fondamentalement contribué à leur mort politique et à leur destruction. L'héritage révolutionnaire en Allemagne est, abstraction faite de quelques rares cas, complètement réduit à néant. La contre-révolution a totalement triomphé. C'est pourquoi tirer les leçons léguées par l'expérience organisationnelle de la « Gauche allemande » et les assimiler constitue, pour les révolutionnaires d'aujourd'hui, une tâche fondamentale afin d'empêcher que le fiasco d'alors ne se répète.
Les conceptions organisationnelles fausses du KPD accélèrent sa trajectoire vers l'opportunisme
Le KPD, ayant exclu après 1919 l'opposition, se trouve pris dans le tourbillon dévastateur de l'opportunisme.
En particulier, il commence à entreprendre un travail dans les syndicats et au sein du Parlement. Alors qu'il s'agissait d'une question « purement tactique » lors de son deuxième congrès en octobre 1919, cette tache se transforme rapidement en « stratégie ».
Constatant que la vague révolutionnaire ne s'étend plus et même recule, le KPD cherche à « aller » vers les ouvriers « retardataires » et « bercés d'illusions » qui se trouvent dans les syndicats en construisant des « fronts unis » dans les entreprises. De plus, en décembre 1920, l'unification avec l'USPD centriste se réalise avec l'espoir d'avoir plus d'influence grâce à la création d'un parti de masse. Grâce à quelques succès lors des élections parlementaires, le KPD s'enfonce dans ses propres illusions en croyant que « plus on obtient de voix aux élections, plus on gagne de l'influence dans la classe ouvrière. » En fin de compte il va obliger ses militants à devenir membres des syndicats.
Sa trajectoire opportuniste s'accélère encore lorsqu'il ouvre la porte au nationalisme. Alors qu'il veut, à juste raison, exclure les nationaux-bolcheviks en 1919, à partir de 1920-21 il laisse entrer des éléments nationalistes par la petite porte.
Vis à vis du KAPD, il adopte une attitude de rejet inflexible. Lorsque l'Internationale admet ce dernier avec voix consultative en novembre 1920, il pousse au contraire à son exclusion.
Après les luttes de 1923, avec la montée en force du stalinisme en Russie, le processus qui fait du KPD le porte-parole de l'Etat russe s'accélère. Au cours des années 1920, le KPD devient l'un des appendices les plus fidèles de Moscou. Si d'un côté la majorité du KAPD rejette l'ensemble de l'expérience russe, de l'autre le KPD perd complètement tout sens critique ! Les conceptions organisationnelles fausses ont affaibli, en son sein, de façon définitive, les forces d'opposition au développement de l'opportunisme.
« La révolution allemande » : histoire de la faiblesse du parti
Il est clair qu'il a manqué, à la classe ouvrière en Allemagne, un parti suffisamment fort à ses côtés. On peut comprendre que l'influence des Spartakistes, dans la première phase des luttes en novembre et décembre 1918, soit relativement faible et c'est un véritable drame que le KPD fraîchement fondé ne puisse empêcher la provocation de la bourgeoisie. Pendant toute l'année 1919, la classe ouvrière paie le prix des faiblesses du parti. Dans la vague de luttes qui se déroule après dans les différents endroits d'Allemagne, le KPD ne dispose pas d'une influence déterminante. Cette influence diminue encore après octobre 1919 avec les scissions dans le parti. Lorsqu'ensuite se produit, en mars 1920, la réaction massive de la classe ouvrière contre le putsch de Kapp, de nouveau il n'est pas à la hauteur.
Après avoir souligné la tragédie qu'a été, pour la classe ouvrière la faiblesse du parti, on pourrait se dire qu'on a enfin trouvé la cause de la défaite de la révolution en Allemagne. Il est certain que cette faiblesse ainsi que les erreurs faites par les révolutionnaires, notamment sur le plan organisationnel, ne doivent pas se répéter. Cependant, elles ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer l'échec de la révolution en Allemagne.
Il a souvent été souligné que le Parti bolchevik autour de Lénine fournit l'exemple de la façon dont la révolution peut être conduite à la victoire, alors que l'Allemagne fournit le contre-exemple par la faiblesse des révolutionnaires. Mais cela n'explique pas tout.. Lénine et les bolcheviks sont les premiers à souligner que : « S'il a été si facile de venir à bout de la clique de dégénérés, tels que Romanov et Raspoutine, il est infiniment plus difficile de lutter contre la bande puissante et organisée des impérialistes allemands, couronnés ou non. » (Lénine, Discours au premier congrès de la marine de guerre de Russie, 22 novembre 1917, Oeuvres, tome 26) « Pour nous, il était plus facile de commencer la révolution, mais il est extrêmement difficile pour nous de la poursuivre et de l'accomplir. Et la révolution a des difficultés énormes pour aboutir dans un pays aussi industrialisé que l'Allemagne, dans un pays avec une bourgeoisie aussi bien organisée. » (Lénine, Discours à la conférence de Moscou des comités d'usine, 23 juillet 1918, Oeuvres, tome 27)
En particulier, en mettant un terme à la guerre sous la pression de la classe ouvrière, la bourgeoisie a éliminé un ressort important pour la radicalisation des luttes. Une fois la guerre terminée, malgré la formidable combativité des prolétaires, leur pression croissante à partir des usines, leur initiative et leur organisation au sein des conseils ouvriers, ils se sont heurtés au travail de sabotage particulièrement élaboré des forces contre-révolutionnaires, au centre desquelles se trouvaient le SPD et les syndicats.
La leçon pour aujourd'hui va de soi : face à une bourgeoisie aussi habile que l'était alors celle d'Allemagne – et dans la prochaine révolution l'ensemble de la bourgeoisie fera preuve, pour le moins, de mêmes capacités et sera unie pour combattre la classe ouvrière par tous les moyens – les organisations révolutionnaires ne pourront remplir leur devoir qu'en étant elles-mêmes solides et organisées internationalement.
Le parti ne peut se construire qu'en s'appuyant sur une clarification programmatique préalable de longue haleine et surtout sur l'élaboration de principes organisationnels solides. L'expérience en Allemagne le montre : l'absence de clarté sur le mode de fonctionnement marxiste de l'organisation condamne immanquablement celle-ci à la disparition.
La défaillance des révolutionnaires en Allemagne à l'époque de la première guerre mondiale pour véritablement construire le parti a eu des conséquences catastrophiques. Non seulement le parti lui-même s'est effondré et s'est désagrégé, mais au cours de la contre-révolution et dés la fin des années 1920, il n'y a quasiment plus de révolutionnaires organisés pour faire entendre leur voix. Il va régner pendant plus de 50 ans un silence de mort en Allemagne. Lorsque le prolétariat relève la tête en 1968, il lui manque cette voix révolutionnaire. C'est l'une des tâches les plus importantes dans la préparation de la future révolution prolétarienne que de mener à bien la construction de l'organisation. Si cela ne se fait pas, il est sûr que la révolution ne se produira pas et que son échec est d'ores et déjà annoncé.
C'est pourquoi la lutte pour la construction de l'organisation se trouve au coeur de la préparation de la révolution de demain.
DV.
La C.W.O et le cours historique, une accumulation de contradictions
Dans le n° 5 de Revolutionary Perspectives, organe de la Communist Workers Organisation (CWO), on peut lire un article intitulé « Sectes, mensonges et la perspective perdue du CCI » qui se veut une réponse à celui que nous avons publié dans la Revue Internationale n° 87, « Une politique de regroupement sans boussole » (ce texte étant lui-même une réponse à une lettre de la CWO publiée dans la même Revue). Il aborde beaucoup de questions, notamment sur la méthode de construction des organisations communistes, sur lesquelles nous reviendrons dans d'autres numéros de la Revue Internationale. Dans l'article qui suit nous nous contenterons de traiter principalement d'un des aspects de la polémique de la CWO : l'idée suivant laquelle le CCI serait en crise du fait de ses erreurs dans l'analyse de la perspective historique.
Dans plusieurs textes publiés dans la Revue Internationale ainsi que dans notre presse territoriale ([1] [137]), nous avons rendu compte de la crise qu'a dû affronter notre organisation dans la dernière période et qui s'est traduite notamment, comme le signale l'article de la CWO, par un nombre important de démissions dans sa section en France. Le CCI a identifié les causes de ses difficultés organisationnelles : la persistance en son sein du poids de l'esprit de cercle résultant des conditions historiques dans lesquelles notre organisation s'était formée après la plus longue et profonde période de contre-révolution de l'histoire du mouvement ouvrier. Le maintien de cet esprit de cercle avait notamment conduit à la formation de clans au sein de l'organisation qui avaient gravement miné le tissu organisationnel. Dès l'automne 1993, l'ensemble du CCI avait engagé le combat contre ces faiblesses et son 11e Congrès, tenu au printemps 1995, avait pu conclure qu'elles avaient, pour l'essentiel, été surmontées ([2] [138]).
Pour sa part, la CWO donne des difficultés organisationnelles du CCI une explication différente :
« (...) la crise actuelle du CCI... est le résultat ... d'une démoralisation politique. La véritable raison en est que les perspectives sur lesquelles le CCI a été fondé se sont finalement effondrées face à la réalité que le CCI a tenté pendant des années d'ignorer. En fait, ce que nous disions à propos de la précédente scission de 1981 s'applique à la crise présente.
"Les causes de la crise présente se sont développées pendant plusieurs années et peuvent être trouvées dans les positions de base du groupe. Le CCI affirme que la crise économique "est là" dans toutes ses contradictions est qu'il en a été ainsi depuis plus de 12 ans. Il considère que la conscience révolutionnaire surgit directement et spontanément chez les ouvriers en lutte contre les effets de cette crise. De ce fait, il n'est pas surprenant, alors que la crise a été loin de provoquer le niveau de lutte de classe prédit par le CCI, que cela conduise à des scissions dans l'organisation." (Workers' Voice n° 5)
Depuis lors, la situation de la classe ouvrière a empiré et celle-ci a été acculée à la défensive. Au lieu de le reconnaître, le CCI a proclamé tout au long des années 80 que nous étions dans les "années de vérité" conduisant à des confrontations de classe encore plus grandes. (...) Les contradictions évidentes entre les perspectives du CCI et la réalité capitaliste auraient provoqué plus tôt la crise actuelle s'il n'y avait pas eu l'effondrement du stalinisme. Ce seul phénomène historique a complètement escamoté le débat sur le cours historique dans la mesure où la pause faisant suite à un bouleversement d'une telle ampleur a repoussé pour un temps le cours de la bourgeoise vers la guerre et a permis également à la classe ouvrière de disposer de plus de temps pour se regrouper avant que les nouvelles attaques du capital ne rendent à nouveau nécessaires des conflits sociaux à grande échelle au niveau international. Il a permis au CCI d'échapper par des contorsions aux conséquences de la perspective des "années de vérité". Pour lui, mai 1968 a mis fin à la contre-révolution et a ouvert la période où la classe ouvrière pourrait jouer son rôle historique. Presque trente ans après (c'est-à-dire plus d'une génération !) qu'en est-il de cette confrontation de classe ? C'est la question que nous avons posée au CCI en 1981 et c'est encore aujourd'hui là où le bât blesse.
Le CCI sait cela, et c'est dans le but de prévenir une nouvelle démoralisation qu'il s'est tourné vers un vieux truc, la recherche d'un bouc émissaire. Le CCI se refuse à affronter sa crise actuelle en tant que résultat de ses erreurs politiques. Au lieu de cela, il a essayé – et ce n'est pas la première fois – de renverser la réalité dans sa tête et insiste sur le fait que les problèmes qu'il rencontre sont dus à des éléments "parasites" extérieurs qui le minent sur le plan organisationnel. »
Evidemment, n'importe quel lecteur de notre presse aura pu constater que jamais le CCI n'a attribué ses difficultés organisationnelles internes à l'action des éléments parasites. Ou bien la CWO ment délibérément (et dans ce cas, nous lui demandons dans quel but elle fait cela) ou bien elle a très mal lu ce que nous avons écrit (et nous conseillons à ses militants d'acheter des lunettes ou d'en changer). En tout état de cause une telle affirmation fait preuve d'une accablante absence de sérieux qui est absolument regrettable dans le débat politique. C'est pour cela que nous n'allons pas nous y attarder préférant traiter le fond des désaccords qui existent entre le CCI et la CWO (et le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, BIPR, dont elle est un des constituants). Plus particulièrement nous allons aborder dans cet article l'idée suivant laquelle les perspectives mises en avant par le CCI concernant la lutte de classe auraient fait faillite ([3] [139]).
La perspective du CCI a-t-elle fait faillite ?
Pour évaluer la validité ou non de la perspective que nous avions tracée, il est nécessaire de revenir sur ce que nous écrivions à la veille des années 1980.
« (...) tant que pouvait subsister l'apparence qu'il y avait des solutions à la crise, elle [la bourgeoisie] a bercé les exploités de promesses illusoires : "acceptez l'austérité aujourd'hui et ça ira mieux demain" (...)
Aujourd'hui ce langage ne prend plus (...) Puisque promettre des "lendemains qui chantent" ne trompe plus personne, la classe dominante a changé de registre. C'est le contraire que l'on commence à promettre maintenant en disant bien fort que le pire est devant nous mais qu'elle n'y est pour rien, que "c'est la faute des autres", qu'il n'y a pas d'autre issue... Ainsi la bourgeoisie, en même temps qu'elle perd ses propres illusions, est obligée de parler clair à la classe ouvrière quant à l'avenir qu'elle lui réserve.
(...) Si la bourgeoisie n'a pas d'autre avenir à proposer à l'humanité que la guerre généralisée, les combats qui se développent aujourd'hui démontrent que le prolétariat n'est pas prêt à lui laisser les mains libres et que LUI a un autre avenir à proposer, un avenir où il n'y aura plus de guerre ni d'exploitation : le communisme.
Dans la décennie qui commence, c'est donc cette alternative qui va se décider : ou bien le prolétariat poursuit son offensive, continue de paralyser le bras meurtrier du capitalisme aux abois et ramasse ses forces pour son renversement, ou bien il se laisse piéger, fatiguer et démoraliser par ses discours et sa répression et, alors, la voie est ouverte à un nouvel holocauste qui risque d'anéantir la société humaine. Si les années 1970 furent, tant pour la bourgeoisie que pour le prolétariat, les années d'illusion, les années 1980, parce que la réalité du monde actuel s'y révélera dans toute sa nudité, et parce que s'y décidera pour bonne part l'avenir de l'humanité, seront les années de la vérité. » ([4] [140])
Comme le dit la CWO, nous avons maintenu cette analyse tout au long des années 1980. En particulier, chacun des congrès internationaux que nous avons tenus dans cette période a été l'occasion pour le CCI de réaffirmer sa validité.
« A l'aube des années 1980, nous avons analysé la décennie qui commençait comme "les années de vérité" (...) A la fin du premier tiers de cette période, on peut constater que cette analyse s'est pleinement confirmée : jamais depuis les années 1930, l'impasse totale dans laquelle se trouve l'économie capitaliste ne s'était révélée avec une telle évidence ; jamais, depuis la dernière guerre mondiale, la bourgeoisie n'avait déployé de tels arsenaux militaires, n'avait mobilisé de tels efforts en vue de la production de moyens de destruction ; jamais depuis les années 1920, le prolétariat n'avait mené des combats de l'ampleur de ceux qui ont secoué la Pologne et l'ensemble de la classe régnante en 1980-81. (...) » ([5] [141])
Cependant, lors de ce congrès, nous relevions le fait que le prolétariat mondial venait de subir une défaite très sérieuse qui s'était notamment concrétisée par l'instauration de l'état de guerre en Pologne :
« Alors que les années 1978-79-80 avaient été marquées par une reprise mondiale des luttes ouvrières (grève des mineurs américains, des dockers de Rotterdam, des ouvriers de la sidérurgie en Grande-Bretagne, des ouvriers de la métallurgie en Allemagne et au Brésil, affrontements de Longwy-Denain en France, grèves de masse en Pologne), les années 1981 et 1982 se sont distinguées par un net reflux de ces luttes ; ce phénomène étant particulièrement évident dans le plus "classique" des pays capitalistes, la Grande-Bretagne, où l'année 1981 connaissait le nombre le plus faible de grèves depuis la seconde guerre mondiale alors qu'en 1979 celles-ci avaient atteint leur niveau quantitatif le plus élevé de l'histoire avec 29 millions de jours d'arrêt de travail. Ainsi, l'instauration de l'état de guerre en Pologne et la violente répression qui s'est abattue sur les ouvriers de ce pays n'arrivaient pas comme un éclair dans un ciel bleu. Point le plus marquant de la défaite ouvrière après les formidables combats de l'été 1980, le coup de force de décembre 1981 participait d'une défaite de tout le prolétariat. (...)
Quelle que soit la gravité de la défaite enregistrée ces dernières années par la classe ouvrière, elle ne remet pas en cause le cours historique dans la mesure où :
- ce ne sont pas les bataillons décisifs du prolétariat mondial qui se sont trouvés en première ligne de l'affrontement ;
- la crise qui maintenant atteint de plein fouet les métropoles du capitalisme obligera le prolétariat de ces métropoles à exprimer ses réserves de combativité qui n'ont pas été jusqu'à présent entamées de façon décisive. »
Il n'a pas fallu attendre plus de trois mois pour que se confirme cette prévision. Dès septembre 1983 en Belgique et peu après aux Pays-Bas, les travailleurs du secteur public entraient massivement dans la lutte ([6] [142]). Ces mouvements n'étaient nullement isolés. En fait, en quelques mois, les mouvements sociaux touchent la plupart des pays avancés : Allemagne, Grande-Bretagne, France, Etats-Unis, Suède, Espagne, Italie, Japon ([7] [143]). Rarement on n'avait connu une telle simultanéité internationale dans les affrontements de classe, en même temps que la bourgeoisie de tous les pays organisait un black-out presque total sur ces mouvements. Evidemment, la bourgeoisie n'est pas restée les bras croisés et a organisé toute une série de campagnes et de manoeuvres, principalement de la part des syndicats, destinées à écoeurer les ouvriers, à éparpiller leurs luttes, à les enfermer dans des impasses corporatistes ou sectorielles. Cela conduit, au cours de l'année 1985, à une certaine accalmie des luttes ouvrières dans les principaux pays européens, notamment ceux qui avaient connu les mouvements les plus importants au cours des années précédentes. En même temps, ces manoeuvres n'ont pu qu'accentuer un peu plus le discrédit qui, dans la plupart des pays avancés, frappait les syndicats ce qui constituait un élément très important dans la prise de conscience de la classe ouvrière puisque ces organes sont ses principaux ennemis, ceux qui ont comme fonction de saboter de l'intérieur ses luttes.
« C'est pour cet ensemble de raisons que le développement actuel de la méfiance à l'égard des syndicats constitue une donnée essentielle du rapport de forces entre les classes et donc de toute la situation historique. Cependant, cette méfiance elle-même est en partie responsable, de façon immédiate, de la réduction du nombre de luttes dans différents pays et plus particulièrement là où justement le discrédit des syndicats est le plus fort (comme en France, suite à l'arrivée accidentelle de la gauche au pouvoir en 1981). Lorsque pendant des décennies les ouvriers ont eu l'illusion qu'ils ne pouvaient mener des combats que dans le cadre des syndicats et avec l'appui de ceux-ci, la perte de confiance en ces organes s'accompagne de façon momentanée d'une perte de confiance en leur propre force et les conduit à opposer la passivité à tous les soi-disant "appels à la lutte" qui en émanent. » ([8] [144]) Les luttes très importantes qui allaient se dérouler peu après dans deux grands pays marqués par une faible combativité en 1985, la France (notamment la grève des chemins de fer en décembre 1986) et l'Italie en 1987 (notamment dans le secteur de l'éducation, mais aussi dans les transports) faisaient la preuve que la vague de luttes débutée en septembre 1983, en Belgique, se poursuivait. Cette réalité était également illustrée, et de quelle manière, justement dans ce dernier pays, par un mouvement de luttes de six semaines (avril-mai 86), le plus important depuis la seconde guerre mondiale, englobant le secteur public, le secteur privé et les chômeurs, qui paralysait pratiquement la vie économique et contraignait le gouvernement à reculer sur toute une série d'attaques qu'il avait préparées. Au cours de la même période (1986-87), se déroulaient d'autres mouvements d'ampleur dans les pays scandinaves (Finlande et Norvège début 1986, Suède à l'automne 1986), aux Etats-Unis (été 1986), au Brésil (un million et demi de grévistes en octobre 1986, luttes massives en avril-mai 1987), en Grèce (2 millions de grévistes en janvier 1987), en Yougoslavie (printemps 1987), en Espagne (printemps 1987), au Mexique, en Afrique du Sud, etc. Il faut relever également la grève spontanée, en dehors des syndicats, des 140 000 travailleurs de British Telecom fin janvier 1987.
Evidemment, la bourgeoisie réagissait à cette combativité en mettant en oeuvre de nouvelles manoeuvres de grande envergure. Il s'agissait de créer des diversions avec des campagnes idéologiques amplement médiatisées sur le « terrorisme islamique », sur la « paix » entre les grandes puissances (signature des accords de réduction des armements nucléaires), sur l'aspiration des peuples à la « liberté » et à la « démocratie » (mise en scène internationale de la « glasnost » de Gorbatchev), sur l'écologie, sur les interventions « humanitaires » dans le tiers-monde, etc. ([9] [145]) Il s'agissait surtout de pallier au discrédit croissant qui affectait les syndicats classiques en promouvant de nouvelles formes de syndicalisme (de « combat », de « base », etc.). La manifestation le plus marquante de cette manoeuvre bourgeoise (souvent prise en charge par les organisations gauchistes, mais également par des syndicalistes et des partis de gauche traditionnels, staliniens ou socio-démocrates) a été la constitution de « coordinations » dans les deux pays où le syndicalisme classique était le plus discrédité, l'Italie (particulièrement dans les transports) et la France (en premier lieu dans l'importante grève des hôpitaux à l'automne 1988) ([10] [146]). Une des fonctions de ces organes, qui se présentaient comme « émanation de la base » et « anti-syndicaux », était d'introduire le poison corporatiste dans les rangs prolétariens avec l'argument que les syndicats ne défendaient pas les intérêts ouvriers parce qu'ils étaient organisés par branches et non par métiers.
Ces manoeuvres ont eu un certain impact que nous avons relevé à l'époque : « Cette capacité de manoeuvre de la bourgeoisie est parvenue jusqu'à présent à entraver le processus d'extension et d'unification dont est porteuse la vague présente de lutte de classe. » ([11] [147]) En outre, parmi les autres causes des difficultés éprouvées par la classe ouvrière, nous relevions : « le poids de la décomposition idéologique environnante sur laquelle s'appuie et s'appuieront de plus en plus les manoeuvres bourgeoises visant à renforcer l'atomisation, le "chacun pour soi", et à saper la confiance croissante de la classe ouvrière en sa propre force et en l'avenir que porte son combat. » (Ibidem)
Cependant nous notions également que si « le phénomène de la décomposition pèse à l'heure actuelle et pour toute une période d'un poids considérable » et si « il constitue un danger très important auquel la classe doit s'affronter (...) ce constat ne doit être nullement une source de démoralisation ou de scepticisme » puisque « tout au long des années 1980, c'est malgré ce poids négatif de la décomposition, systématiquement exploité par la bourgeoisie, que le prolétariat a été en mesure de développer ses luttes face aux conséquences de l'aggravation de la crise... ». ([12] [148]).
Voici donc l'analyse que nous faisions de l'état de la lutte de classe quelques mois avant un des événements les plus considérables de l'après-guerre, l'effondrement des régimes staliniens d'Europe et de l'URSS.
Le CCI n'avait pas prévu cet événement (pas plus que les autres organisations du milieu prolétarien ou que les « experts » de la bourgeoisie). Il fut cependant, dès septembre 1989, deux mois avant la chute du mur de Berlin, parmi les premiers à l'identifier ([13] [149]). Dès ce moment-là nous avons qualifié l'effondrement du bloc de l'est comme la manifestation majeure jusqu'à ce jour de la décomposition de la société capitaliste. Et en ce sens, nous avons immédiatement annoncé que cet événement allait provoquer « Des difficultés accrues pour le prolétariat » ([14] [150]). Ainsi, en cohérence avec nos précédentes analyses, nous écrivions : « L'identification systématiquement établie entre communisme et stalinisme, le mensonge mille fois répété, et encore plus martelé aujourd'hui qu'auparavant, suivant lequel la révolution prolétarienne ne peut conduire qu'à la faillite, vont trouver avec l'effondrement du stalinisme, et pendant toute une période, un impact accru dans les rangs de la classe ouvrière. C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat... qu'il faut s'attendre. (...) En particulier, l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes de la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats. Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classes, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne. » ([15] [151])
C'est avec beaucoup de légèreté que la CWO affirme que l'effondrement du stalinisme « a permis au CCI d'échapper par des contorsions aux conséquences de la perspective des "années de vérité" ». Ce n'est pas pour « écraser le coup » et tenter de masquer la faillite de notre perspective sur le développement des luttes au cours des années 1980 que nous avons annoncé que les événements de la fin 1989 allaient provoquer un recul de la classe ouvrière. Comme on l'a vu plus haut, nous n'avons pas sorti cette thèse comme on tire un lapin d'un chapeau, mais elle était en complète cohérence avec notre cadre d'analyse. Si les années 1980 se terminaient donc avec un recul très important de la classe ouvrière, cela ne signifiait nullement que l'analyse du CCI de la période historique était erronée, comme le prétend la CWO.
En premier lieu, on ne peut, pour affirmer une telle idée, se baser sur le surgissement d'un phénomène qui n'avait été prévu par personne (même si, après coup, le marxisme permet de l'expliquer). Après tout, les révolutionnaires du 19e siècle avaient-ils prévu un des événements les plus considérables de ce siècle, la Commune de Paris ? Lénine avait-il prévu ce qui allait se passer quelques semaines plus tard, la révolution de février 1917 en Russie, prélude de l'Octobre rouge, lorsqu'il disait aux jeunes ouvriers suisses : « Nous les vieux, nous ne verrons peut être pas les luttes décisives de la révolution imminente. » (« Rapport sur la révolution de 1905 », janvier 1917) ? En tout état de cause, il appartient aux marxistes de savoir réagir rapidement face aux événements imprévus et de savoir en tirer immédiatement les conséquences et les leçons. C'est ce que Marx avait fait avec la Commune avant même qu'elle ne soit écrasée (La guerre civile en France). C'est ce que Lénine a su faire dès l'annonce de la révolution de février (Lettres de loin et Thèses d'avril). Pour notre part, nous avons dès la fin de l'été 1989 mis en évidence les bouleversements que les événements de l'Est allaient provoquer, tant du point de vue des antagonismes impérialistes que du développement de la lutte de classe.
Cela dit, même ces bouleversements imprévisibles n'ont pas remis en cause notre analyse de fin 1979 : « Les années 1980, (...) parce que s'y décidera pour bonne part l'avenir de l'humanité, seront les années de la vérité. »
Effectivement, c'est bien au cours de cette période que s'est jouée pour une part la perspective historique. Au début des années 1980, la bourgeoisie, particulièrement celle d'Occident, avait lancé, en même temps qu'elle développait de façon massive ses armements, de vastes campagnes visant à soumettre les prolétaires à la botte du capital afin de pouvoir les embrigader dans une nouvelle guerre mondiale. Pour ce faire, elle avait essayé de mettre à profit la défaite et l'écrasement des ouvriers de Pologne en 1981 qui, outre qu'il avait provoqué une grande désorientation parmi les ouvriers d'Occident, lui donnait le prétexte de stigmatiser « L'Empire du Mal » (suivant les termes de Reagan). La vague de luttes qui a commencé en 1983 a déjoué cet objectif. Pas plus que dans les années 1970, la classe ouvrière des pays centraux n'était prête à se laisser embrigader pour une nouvelle guerre généralisée.
De plus, le fait que la bourgeoisie n'ait pu donner sa propre réponse à la crise de son système, la guerre impérialiste, en même temps que le prolétariat n'était pas encore en mesure de mettre en avant sa propre perspective révolutionnaire, a précipité la société capitaliste dans sa phase de décomposition ([16] [152]) dont une des manifestations majeures a été justement l'effondrement des régimes staliniens ce qui a repoussé dans la futur la possibilité d'une nouvelle guerre mondiale.
Enfin, d'une façon inattendue, les années 1980 ont abouti, avec l'effondrement du bloc de l'Est et toutes ses conséquences, sur une mise en évidence sans précédent de la vérité du capitalisme décadent : celle d'un chaos indescriptible, d'une barbarie sans nom qui ne font que s'aggraver chaque jour plus.
L'aveuglement de la CWO et du BIPR
Ainsi, comme on peut le voir, la thèse de la CWO sur « la faillite de la perspective du CCI » ne résiste pas au rappel des faits et de nos propres analyses. Et si une organisation a été réellement aveugle à ce qui se passait au cours des années 1980, ce n'est pas le CCI mais la CWO (et le BIPR) elle-même. Une organisation qui décrit les luttes de classe de cette période dans les termes suivants :
« (...) à partir de 1976, la classe dominante, en utilisant principalement les syndicats et la social démocratie, a été capable de restaurer une nouvelle fois la paix sociale. Ce fut une paix sociale ponctuée par de grandes luttes de la classe ouvrière (Pologne 1980-81, les dockers belges en 1983 et la grève des mineurs britanniques en 1984-85). Cependant, il n'y a pas eu de vague internationale de grèves comme en 1968-74, et tous ces mouvements se sont achevés par un recul encore plus grand face aux attaques capitalistes. » ([17] [153])
On reste sidéré devant une telle affirmation. Pour ne prendre que quelques exemples, la CWO n'a retenu des luttes en Belgique de 1983 que celle des dockers en faisant l'impasse sur celle de l'ensemble du secteur public. Pour elle, les luttes du printemps 1986 dans ce pays, encore plus importantes (1 million de travailleurs mobilisés pendant plus d'un mois dans un pays comptant moins de 10 millions d'habitants), n'ont pas existé. De même, les luttes dans le secteur public aux Pays-Bas à l'automne 1983, les plus importantes depuis le début du siècle, lui sont passées complètement inaperçues. Peut être peut-on penser que cette cécité de la CWO provient du fait qu'elle-même, ou l'autre organisation du BIPR, Battaglia Comunista, n'est pas présente dans ces pays et qu'elle a été, comme la grande majorité du prolétariat mondial, victime du black-out international organisé par les médias bourgeoises pour occulter les mouvements sociaux qui s'y sont déroulés. Même si c'est le cas, ce n'est pas une excuse : une organisation révolutionnaire ne peut se contenter, pour analyser la situation de la lutte de classe, des informations répercutées par les journaux des pays où elle est présente. Elle peut éventuellement s'appuyer sur ce que rapporte la presse d'autres organisations révolutionnaires, notamment la nôtre qui a amplement rendu compte de ces événements. Mais c'est justement là où se trouve le problème : ce n'est pas le CCI qui a été confronté à des « contradictions évidentes entre [ses] perspectives et la réalité capitaliste », ce n'est pas lui qui « a tenté pendant des années d'ignorer la réalité » pour se masquer ses erreurs sur la perspective, comme le prétend la CWO, c'est la CWO elle-même. La meilleure preuve de cela : lorsque la CWO évoque « les grandes luttes de la classe ouvrière » qui « ont ponctué la paix sociale » dans le pays où elle est implantée, la Grande-Bretagne, elle ne fait référence qu'à la grève des mineurs de 1984-85 en ignorant totalement les formidables mobilisations de 1979, les plus importantes depuis plus d'un demi-siècle. De même, elle ne fait nullement référence au mouvement très important de 1987 en Italie, dans le secteur de l'école, alors que son organisation soeur, Battaglia Comunista, s'y trouvait en première ligne.
A quoi faut-il attribuer la cécité de la CWO, son incapacité à voir, ou plutôt à chercher à voir la réalité ? La CWO nous donne la réponse (en attribuant cette démarche au CCI) : parce que cette réalité a démenti ses propres perspectives. En particulier, la CWO, comme le BIPR n'a jamais compris la question du cours historique.
Le BIPR et le cours historique
Le CCI, et la Revue Internationale notamment, a déjà consacré de nombreuses polémiques avec le BIPR sur la question du cours historique ([18] [154]). Nous n'allons pas revenir sur tout ce que nous avons écrit à ces occasions et qui constitue une critique de l'absence de méthode avec laquelle le BIPR aborde la question de la phase historique dans laquelle prennent place les luttes ouvrières de notre temps. En quelques mots, disons que le BIPR rejette la notion même de cours historique telle qu'elle avait été notamment développée au cours des années 1930 par la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie. C'est parce qu'elle avait compris que le cours à la guerre et le cours aux affrontements de classe ne sont pas parallèles mais s'excluent mutuellement que la fraction avait été capable de prévoir, dans une période de profonde contre-révolution, l'inéluctabilité de la seconde guerre mondiale dès lors que le capitalisme, depuis 1929, connaissait une nouvelle crise ouverte de son économie.
Pour le BIPR : « le cycle d'accumulation qui a commencé après la seconde guerre mondiale approche de sa fin. Le boom d'après guerre a depuis longtemps laissé la place à la crise économique globale. Une nouvelle fois la question de la guerre impérialiste ou de la révolution prolétarienne est placée à l'ordre du jour de l'histoire. » (Plate forme du BIPR de 1994) En même temps, il reconnaît aujourd'hui (ce n'était pas le cas à l'époque) qu'il y a eu une « réponse ouvrière massive à l'échelle internationale aux attaques de la crise capitaliste, à la fin des années 60 et au début des années 70 » (« Perspectives de la CWO », Revolutionary Perspectives n° 5). Cependant, le BIPR s'est toujours refusé à admettre que si le capitalisme n'avait pas été précipité vers une nouvelle guerre mondiale à partir de la fin des années 1960, cela était dû essentiellement au fait que la réponse apportée par la classe ouvrière dès les premières attaques de la crise faisaient la preuve que celle-ci n'était pas prête, contrairement aux années 1930 à se laisser embrigader dans un nouvel holocauste. Ainsi, pour répondre à la question « pourquoi la guerre mondiale n'a-t-elle pas encore éclaté » alors que « au niveau objectif sont présentes toutes les raisons pour le déclenchement d'une nouvelle guerre généralisée », la revue théorique de Battaglia Comunista, Prometeo n° 11 (décembre 1987) commence par affirmer que « il est clair qu'aucune guerre ne pourra jamais être menée sans la disponibilité (au combat et dans la production de guerre) du prolétariat et de toutes les classes laborieuses. Il est évident que, sans un prolétariat consentant et embrigadé, aucune guerre ne serait possible. Il est évident, de même, qu'un prolétariat en pleine phase de reprise de la lutte de classe serait la démonstration du surgissement d'une contre-tendance précise, celle de l'antithèse à la guerre, celle de la marche vers la révolution socialiste. » C'est exactement de cette façon que le CCI pose le problème, mais c'est justement cette méthode qui était critiquée dans un autre article publié dans Battaglia Comunista n° 83 (mars 1987), et repris en anglais dans l'organe du BIPR Communist Review n° 5, intitulé « Le CCI et le cours historique : une méthode erronée ». Dans cet article on peut lire, entre autres choses, « la forme de la guerre, ses moyens techniques, son rythme, ses caractéristiques par rapport à l'ensemble de la population, ont beaucoup changé depuis 1939. Plus précisément, la guerre aujourd'hui nécessite moins de consensus ou de passivité de la part de la classe ouvrière que les guerres d'hier... l'engagement dans des actions de guerre est possible sans l'accord du prolétariat ». Comprenne qui pourra. Ou plutôt on comprend que le BIPR ne comprend pas très bien de quoi il parle. La cohérence, en tout cas, n'est pas sa préoccupation première.
On peut d'ailleurs trouver une preuve de ce manque de cohérence dans la façon dont le BIPR a réagi à la crise qui allait aboutir à la guerre du Golfe, début 1991. Dans la version en anglais d'un appel adopté à cette occasion par le BIPR (la version en italien est différente !) on peut lire : « Nous devons combattre ses plans et préparatifs de guerre [de notre Etat]... Toutes les tentatives d'envoyer de nouvelles forces doivent être combattues par des grèves aux ports et aux aéroports par exemple... nous appelons les ouvriers britanniques du pétrole de la mer du Nord à développer leur lutte et à empêcher les patrons d'augmenter la production. Cette grève doit être étendue afin d'inclure tous les ouvriers du pétrole et tous les autres ouvriers. » (Workers Voice n° 53) Si « l'engagement dans des actions de guerre est possible sans l'accord du prolétariat », à quoi rime ce type d'appel ? La CWO pourrait-il nous l'expliquer ?
Pour revenir à l'article de Prometeo n° 11, celui qui commence par poser la question dans les mêmes termes que le CCI, nous pouvons y lire : « La tendance à la guerre avance d'un pas rapide mais le niveau de l'affrontement de classe, par contre, est absolument en dessous de ce qui serait nécessaire pour repousser les pesantes attaques lancées contre le prolétariat international ». Donc, pour le BIPR, ce n'est pas la lutte de classe qui permet de répondre à la question qu'il posait lui-même : « pourquoi la guerre mondiale n'a-t-elle pas encore éclaté ? ». Les réponses qu'il donne sont au nombre de deux :
- les alliances militaires ne sont pas encore suffisamment constituées et stabilisées ;
- les armements atomiques constituent un facteur de dissuasion pour la bourgeoisie du fait de la menace qu'ils représentent pour la survie de l'humanité ([19] [155]).
Dans la Revue Internationale n° 54, nous avons longuement répondu à ces « arguments ». Nous nous contenterons ici de rappeler que le deuxième constitue une concession incroyable pour des marxistes aux campagnes de la bourgeoisie sur le thème de l'armement atomique comme garant de la paix mondiale. Quant au premier, il a été réfuté par le BIPR lui même lorsqu'il a écrit, au moment de l'éclatement de la guerre du Golfe : « la troisième guerre mondiale a commencé le 17 janvier » (BC de janvier 1991) alors que les alliances militaires qui avaient dominé la planète pendant près d'un demi-siècle venaient juste de disparaître. Il faut signaler que, par la suite, le BIPR est revenu sur cette analyse de l'imminence de la guerre. Par exemple, les perspectives de la CWO nous disent aujourd'hui que « une guerre à grande échelle entre les puissances impérialistes dominantes a été repoussée dans le temps ». Le problème, c'est que le BIPR a la fâcheuse habitude d'aligner les analyses contradictoires. Ce faisant, il peut ainsi se mettre hors de portée de la critique qu'il fait au CCI d'avoir maintenu la même analyse tout au long des années 1980. Mais cela n'est sûrement pas un signe de la supériorité de la méthode ou des perspectives du BIPR sur celles de notre organisation.
La CWO va probablement nous accuser encore de dire des mensonges, comme elle le fait abondamment dans son article de polémique. Elle va peut être ouvrir le grand parapluis de la « dialectique » pour affirmer que tout ce qu'elle dit (ou le BIPR) n'est nullement contradictoire. Avec le BIPR, la « dialectique » a bon dos : dans la méthode marxiste, elle n'a jamais signifié qu'on peut dire une chose et son contraire.
« Falsification ! » va crier la CWO. Alors, nous donnerons encore un autre exemple, non pas sur une question de second plan ou circonstancielle (pour laquelle les contradictions sont plus facilement pardonnables) mais sur une question essentielle : la contre-révolution qui s'est abattue sur la classe ouvrière à la suite de l'échec de la vague révolutionnaire du premier après guerre est-elle terminée ?
On peut supposer que même si le BIPR n'est pas capable de donner une réponse claire et cohérente sur la question du cours historique – puisque la compréhension de cette question est apparamment au-dessus de ses forces ([20] [156]) – il peut quand même répondre à celle que nous venons de formuler.
Une telle réponse, pourtant essentielle, nous ne la trouvons ni dans la plate forme du BIPR de 1994 ni dans les « Perspectives » de la CWO de décembre 1996 où pourtant il serait essentiel qu'elle trouve place. Ceci-dit on trouve quand même des réponses dans d'autres textes :
- dans l'article de Revolutionary Perspectives n° 5 cité plus haut, la CWO semble dire que la contre-révolution n'est pas encore terminée puisqu'elle rejette l'idée du CCI suivant laquelle : « mai 1968 a mis fin à la contre-révolution » ;
- cette affirmation semble être dans la continuité des thèses adoptées par le 5e congrès de Battaglia Comunista" de 1982 (voir Prometeo n° 7), même si les choses ne sont pas dites avec autant de clarté : « si le prolétariat aujourd'hui, confronté à la gravité de la crise et subissant les coups répétés des attaques bourgeoises, ne s'est pas encore montré capable de riposter, cela signifie simplement que le long travail de la contre-révolution mondiale est encore actif dans les consciences ouvrières. »
Si on s'en tient à ces deux textes, on pourrait dire qu'il existe une certaine constance dans la vision du BIPR : le prolétariat n'est pas sorti de la contre-révolution. Le problème c'est qu'en 1987 on pouvait lire dans « Le CCI et le cours historique : une méthode erronée » (Communist Review n° 5) : « la période contre-révolutionnaire qui a suivi la défaite de la révolution d'octobre a pris fin » et « il ne manque pas de signes d'une reprise de la lutte de classe et on ne manque pas de les signaler. »
Ainsi, même sur une question aussi simple, il n'existe pas une position du BIPR mais plusieurs positions. Si on essaye de résumer ce qui ressort des différents textes publiés par les organisations constituant le BIPR, nous pouvons formuler ainsi son analyse :
- « les mouvements qui se sont développés en 68 en France, en 69 en Italie puis dans bien d'autres pays, sont essentiellement des révoltes de la petite-bourgeoisie » (position de Battaglia Comunista à cette époque) mais ils constituent néanmoins « une réponse ouvrière massive à l'échelle internationale aux attaques de la crise capitaliste » (CWO en décembre 1996) ;
- « le long travail de la contre-révolution est encore actif dans les consciences ouvrières » (BC en 1982), cependant « la période contre-révolutionnaire qui a suivi la défaite de la révolution d'octobre a pris fin » (BC en 1987), ce qui n'empêche pas que la période actuelle est sans conteste « une continuation de la domination capitaliste qui a régné, en étant seulement sporadiquement contestée, depuis la fin de la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale » (CWO en 1988 dans une lettre envoyée au CBG publiée dans le n° 13 de son Bulletin) ;
- « à partir de 1976 [et jusqu'à aujourd'hui] la classe dominante... a été capable de restaurer une nouvelle fois la paix sociale » (CWO, décembre 1996) bien que « ces luttes [le mouvement des Cobas en 1987 dans l'éducation en Italie et les grèves en Grande-Bretagne de la même année] confirment le commencement d'une période marquée par l'accentuation des conflits de classe. » (BC n° 3 de mars 1988)
Evidemment, nous pourrions considérer que ces différentes positions contradictoires correspondent à des divergences existant entre la CWO et Battaglia Comunista. Mais il ne faut surtout pas dire une telle chose car c'est « une calomnie » du CCI qui est invité à « la fermer » lorsqu'il avance cette idée (« Sectes, mensonges et la perspective perdue du CCI », note n° 1). Puisqu'il n'existe pas de désaccord entre les deux organisations, il faut alors en conclure que c'est dans la tête de chaque militant du BIPR que cohabitent des positions contradictoires. Nous nous en doutions un peu, mais la CWO a l'obligeance de nous le confirmer.
Sérieusement, est-ce que toutes ces contradictions ne font pas réfléchir les militants du BIPR ? Ces camarades sont par ailleurs capables d'avoir une pensée cohérente. Comment se fait-il que lorsqu'ils essaient de développer leurs analyses de la période on arrive à une telle bouillie ? N'est-ce pas justement parce le cadre qu'ils se sont donnés n'est pas adéquat, qu'il prend des distances, au nom de la « dialectique », avec la rigueur marxiste pour sombrer dans l'empirisme et l'immédiatisme, comme nous l'avons déjà mis en évidence dans d'autres articles de polémique ?
Aux difficultés qu'éprouve le BIPR pour apréhender de façon claire et cohérente l'état actuel de la lutte de classe, il existe une autre cause : une analyse confuse de la question syndicale, qui ne lui permet pas de comprendre, par exemple, toute l'importance du phénomène qu'on a connu tout au long des années 1980 de discrédit croissant des syndicats. Nous reviendrons sur cette question dans un prochain article.
Pour le moment, nous pouvons déjà répondre à la CWO : ce n'est pas à cause de ses analyses sur la période historique actuelle et sur le niveau de la lutte de classe que le CCI a connu la crise dont nous avons parlé dans notre presse. Pour une organisation révolutionnaire, il peut exister, contrairement à ce que pense la CWO qui fait toujours le même diagnostic depuis 1981, d'autres facteurs de crise, et particulièrement les questions organisationnelles. C'est bien ce que nous a montré, parmi beaucoup d'autres exemples, la crise qu'a connu le POSDR à la suite de son 2e Congrès de 1903. Cependant, nous nous permettrons de mettre fraternellement en garde la CWO (et le BIPR) : si une analyse erronée de la situation historique constitue pour elle le seul, ou même le principal, facteur de crise (peut-être est-ce le cas dans sa propres expérience), alors il convient qu'elle soit particulièrement vigilante car avec la montagne d'incohérences que contient sa propre analyse, elle court un grand danger.
Ce n'est certainement pas notre souhait. Notre souhait le plus sincère serait que la CWO et le BIPR rompent une fois pour toutes avec leur empirisme et leur immédiatisme et reprennent à leur compte les meilleures traditions de la Gauche communiste et du marxisme.
Fabienne
[20] [176]. C'est bien le constat qu'il fait dans l'article « Le CCI et le cours historique : une méthode erronée » en rejetant toute possibilité de définir le cours historique : « En ce qui concerne le problème que le CCI nous pose, de devenir les prophètes exacts du futur, la difficulté est que la subjectivité ne suit pas mécaniquement les mouvements objectifs... Personne ne peut croire que la maturaton de la conscience... puisse être déterminée de manière rigide à partir de données observables et mises dans un rapport rationnel ». Evidemment, nous ne demandons pas que les révolutionnaires soient des « prophètes exacts du futur » ou qu'ils « déterminent la conscience de manière rigide », mais tout simplement qu'ils répondent à la question : « les luttes qui se sont développées depuis 1968 étaient-elles ou non un signe que le prolétariat n'était pas prêt à se laisser enrôler dans une troisième guerre mondiale ? » En altérant la formulation de la question, le BIPR démontre soit qu'il ne l'a pas comprise, soit qu'il n'est pas capable d'y répondre.
Le 12e congrès du CCI qui s'est tenu en avril 1997 a marqué une étape fondamentale dans la vie de l'organisation internationale qu'est le CCI. Ce congrès a conclu une période de près de quatre ans de débat sur la question du fonctionnement de l'organisation et de combat pour la reconstitution de son unité et de sa cohésion, par l'adoption de perspectives mettant en avant que : « le CCI en a fini avec la convalescence et peut, à ce 12e congrès international, se donner des perspectives d'un "retour à un équilibre de l'ensemble de nos activités", une prise en charge de l'ensemble des tâches pour lesquelles le prolétariat l'a fait surgir en son sein, dans le milieu politique prolétarien. »([1] [182])
Depuis fin 1993 en effet le CCI, tout en maintenant ses activités régulières d'analyse de la situation internationale et d'intervention par voie de presse, s'est consacré prioritairement à la tâche de la défense de l'organisation face à des attaques à son intégrité organisationnelle menées de l'intérieur et contre une offensive sans précédent du parasitisme politique de l'extérieur.
Ce combat, qui n'a rien à voir avec une soudaine « paranoïa » qui se serait emparée du CCI, comme en ont répandu le bruit avec complaisance les adeptes de ce même parasitisme politique, mais également certains groupes et éléments du milieu politique prolétarien, a été marqué par plusieurs phases.
Il a d'abord consisté en l'examen critique et sans concessions de tous les aspects de la vie organisationnelle qui pouvaient manifester une assimilation insuffisante de la conception marxiste de l'organisation révolutionnaire et en même temps une pénétration de comportements étrangers à celle-ci. Dans cette phase, le CCI a été amené à mettre en évidence le rôle néfaste de « clans » dans l'organisation. Héritage des conditions dans lesquelles le CCI s'est formé et a grandi, à partir de cercles et de groupes, ces regroupements informels de militants sur des bases afinitaires, au lieu de se fondre dans l'ensemble de l'organisation conçue comme unité internationale centralisée, avaient subsisté, avec leur propre dynamique, jusqu'à constituer insidieusement un fonctionnement parallèle au sein de l'organisation. Dans le cadre général d'une compréhension de la nécessité d'une lutte permanente contre l'esprit de cercle et pour l'instauration d'un esprit de parti dans l'organisation, le 11e congrès international, en 1995, avait mis en évidence le rôle dévastateur d'un clan en particulier, qui avait étendu son influence dans beaucoup de sections territoriales et sur l'organe central international. Il avait, au terme d'une longue enquête interne, démasqué le principal inspirateur de ce clan, l'individu JJ qui avait mené une politique systématique de sabotage, par de multiples manoeuvres cachées, jusqu'à la constitution d'un réseau d' « initiés » à l'ésotérisme au sein de l'organisation. Le 11e congrès devait ainsi prononcer à l'unanimité des délégations et des participants l'exclusion de cet individu.
Le 11e congrès international avait permis de faire la lumière sur les dysfonctionnements internes de l'organisation. Par une politique de discussion systématique de tous les mécanismes de ceux-ci et la mise en lumière des différentes responsabilités dans les comportements anti-organisationnels, par un réexamen critique de l'histoire du CCI, mais également par une réappropriation des leçons de l'histoire du mouvement ouvrier en matière d'organisation, le CCI pouvait considérer avoir écarté la principale menace qui pesait sur son existence, et avoir restauré en son sein les principes marxistes en matière d'organisation.
L'heure n'était pourtant pas encore à la fin du débat et du combat sur la question organisationnelle. C'est pourquoi le rapport d'activités du 12e congrès international devait soumettre à l'organisation le bilan de la « convalescence » de l'organisation. Après le 11e congrès en effet, le CCI devait prendre la mesure des attaques dont il était la cible. D'une part l'individu JJ devait, dès le lendemain du 11e congrès, passer à une nouvelle offensive, en exerçant une pression considérable sur ses « amis » restés dans l'organisation et sur des militants encore indécis sur la validité de la politique du CCI ; d'autre part et conjointement « cette nouvelle offensive était immédiatement relayée au plan externe par les attaques redoublées du parasitisme à l'échelle internationale contre le CCI (...). » (Ibid.) Le CCI se trouvait ainsi confronté à une deuxième phase de son combat sur la question d'organisation : il ne s'agissait plus seulement de régler des problèmes de fonctionnement interne, il s'agissait de «passer du combat de défense de l'organisation à l'intérieur à celui de sa défense vers l'extérieur (...) en répondant contre tous les volets d'une attaque concertée de la bourgeoisie visant le CCI et la Gauche communiste dans son ensemble. » (Ibid.)
Le 12e congrès a tiré un bilan positif de cette phase. Contrairement aux dénigrements et rumeurs persistantes sur la «crise » et 1'« hémorragie » de militants que connaîtrait le CCI, cette politique a non seulement permis de consolider les bases retrouvées d'un fonctionnement interne collectif sain et efficace de l'organisation et de procéder à de nouvelles intégrations sur ces bases, mais elle a également été un facteur considérable de resserrement des liens de l'organisation avec des éléments en recherche, contacts et sympathisants, qui se rapprochent des positions révolutionnaires.
Il peut sembler surprenant qu'une organisation révolutionnaire internationale, qui a déjà plus de vingt ans d'existence, en soit arrivée à devoir consacrer autant de temps prioritairement à la question de la défense de l'organisation. Mais cela n'est étonnant que pour ceux qui croient que cette question est secondaire ou découle mécaniquement des positions politiques programmatiques. En réalité, la question de l'organisation est non seulement une question politique à part entière, mais elle est en plus celle qui, plus que toute autre, conditionne l'existence même de l'organisation, dans l'accomplissement de toutes les tâches au quotidien. Elle exige de la part des révolutionnaires une vigilance permanente et un combat contre tous les aspects de la répression directe ou de la pression indirecte de l'idéologie et du pouvoir de la bourgeoisie. Ce combat pour la défense de l'organisation révolutionnaire contre la bourgeoisie est une constante de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Il a été mené par Marx et Engels au sein de la lre Internationale contre les influences de la petite-bourgeoisie portées par l'anarchisme et contre les intrigues du bakouninisme ; par Rosa Luxemburg contre l'embourgeoisement de la Social-démocratie allemande et le réformisme au sein de la 2e Internationale ; par Lénine contre la conception des cercles qui régnait au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe et pour une conception d'un parti organisé, discipliné et centralisé ; par la Gauche communiste contre la dégénérescence de la 3e Internationale, en particulier dans sa défense du travail de Fraction par la Gauche communiste d'Italie.
Ce combat, le CCI l'a mené depuis les débuts de sa constitution au cours des années 1970, en combattant pour le regroupement des révolutionnaires, en défendant la conception d'une organisation internationale, unie et centralisée, contre les conceptions anti-organisationnelles qui prévalaient dans le mouvement de resurgissement de la lutte de classe et des positions révolutionnaires à cette époque. Dans les années 1980, le CCI a encore eu à combattre contre des conceptions académiques et l'influence du « conseillisme ». Dans la période où nous vivons aujourd'hui, toute l'idéologie de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie en décomposition fait régner une ambiance générale de dénigrement et de dénonciation du communisme et des notions mêmes d'organisation révolutionnaire et de militantisme. Et cette même bourgeoisie ne cesse de ressasser par des campagnes idéologiques à répétition la «faillite du communisme » et même d'attaquer directement l'héritage de la Gauche communiste, en s'efforçant de présenter ce courant comme une sorte d'extrémisme de type «fasciste », comme une constellation de petites sectes d'illuminés. C'est pourquoi la défense de la conception marxiste de l'organisation communiste est un combat qui doit être une préoccupation constante des organisations de la Gauche communiste.
« Le CCI a gagné une bataille, il a gagné non sans mal le combat qui l'a opposé à une tendance à la destruction de l'organisation de l'intérieur. Cependant, il n'a pas gagné la guerre. Car notre guerre, c'est la guerre des classes, celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie, une lutte à mort qui ne laissera pas de répit à la faible avant-garde communiste dont le CCI est aujourd'hui la principale composante. Dans ce sens, les perspectives, si elles doivent se mesurer à l'aune de ce que l'organisation a été capable d'accomplir au cours des dernières deux années - et plus largement depuis les débuts de sa constitution- pour savoir mesurer quels sont les acquis de son combat et l'état de ses forces réelles, elles doivent aussi être déterminées par les enjeux de la lutte générale de la classe ouvrière, et en son sein par la nécessité de la construction d'un parti mondial, arme indispensable de sa lutte révolutionnaire. » (Ibid.)
Le milieu politique prolétarien
Le 12e congrès a ainsi réaffirmé la conception de toujours du CCI de l'existence d'un « milieu politique prolétarien ». Contrairement à des conceptions qui existent encore dans ce même milieu, principalement les héritiers « bordiguistes » du courant de la Gauche communiste d'Italie, le CCI ne se considère pas comme la seule organisation communiste, encore moins comme « le parti ». Mais le CCI défend l'absolue nécessité de la construction d'un parti mondial indispensable à la lutte révolutionnaire du prolétariat, en tant qu'expression la plus avancée et facteur actif de sa prise de conscience. Pour le CCI, c'est à partir des organisations de la période historique actuelle, les organisations survivantes des anciens courants de la gauche de la 3e Internationale et les nouveaux groupes qui peuvent surgir sur des positions de classe dans le feu de la lutte du prolétariat, qu'il faut s'atteler à la tâche à long terme de la construction du parti. Cette construction ne sera pas le produit spontané du «mouvement» de la classe venant s'agréger automatiquement au « parti historique » de la conception bordiguiste, par la « reconnaissance » de son « programme invariant ». Elle ne sera pas non plus le produit d'un rassemblement sans principes fait de concessions mutuelles et d'opportunisme entre différentes organisations prêtes à brader leurs positions. Elle sera le résultat de toute une activité consciente des organisations révolutionnaires qui doit se faire dès aujourd'hui à partir de la conception que le « milieu politique prolétarien » (ou ce que le PC Internazionalista appelle le « camp internationaliste ») « est une expression de la vie de la classe, du processus de sa prise de conscience. » ([2] [183])
Le 12e congrès a donc réaffirmé que la politique du CCI de confrontation systématique avec les positions des autres organisations du milieu prolétarien ne doit jamais perdre de vue que l'objectif n'est pas en soi la dénonciation des erreurs mais fondamentalement la clarification face à la classe ouvrière.
« Notre but ultime est d'aller vers l'unification politique de notre classe et des révolutionnaires, unification qui s'exprime dans la construction du Parti et dans le développement de la conscience de la classe ouvrière. Dans ce processus, la clarification politique est l'élément central et c'est ce qui a toujours guidé la politique du CCI dans le milieu politique prolétarien. Même lorsque dans un groupe du milieu politique prolétarien, la scission devient inévitable du fait de son envahissement par des courants bourgeois, il convient qu'elle soit le fruit d'une telle clarification pour servir réellement les intérêts de la classe ouvrière et non ceux de la bourgeoisie. » (Ibid.)
Le 12e congrès est également revenu sur la notion de « parasitisme » approfondie au cours de ces dernières années. Il a insisté sur la nécessité d'une nette démarcation du milieu politique prolétarien de cette nébuleuse de groupes, publications et individus, qui, tout en se réclamant plus ou moins d'une parenté avec le milieu révolutionnaire, par leurs positions politiques ou par leur activité envers ce milieu, ont pour fonction de répandre la confusion, et en dernière analyse de faire le jeu de la bourgeoisie contre le milieu politique prolétarien.
« Le parasitisme ne fait pas partie du milieu politique prolétarien. La notion de parasitisme politique n'est pas une innovation du CCI. Elle appartient à l'histoire du mouvement ouvrier. En aucun cas le parasitisme n'est l'expression de l'effort de prise de conscience de la classe. Au contraire il constitue une tentative de faire avorter cet effort. En ce sens, son activité vient compléter le travail des forces de la bourgeoisie pour saboter l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de la classe.
Ce qui anime l'activité et détermine l'existence des individus ou des groupes parasites, ce n'est nullement la défense des principes de classe du prolétariat, la clarification des positions politiques, mais au mieux, l'esprit de chapelle ou de "cercles d'amis", l'affirmation de l'individualisme et son individualité vis-à-vis du milieu politique prolétarien. En ce sens, ce qui caractérise le parasitisme moderne, ce n'est pas la défense d'une plate-forme programmatique mais essentiellement une attitude politique face aux organisations révolutionnaires. » (Ibid.)
C'est dans ce sens que le 12e congrès a défini qu'une des priorités dans ses activités est « la défense du milieu politique prolétarien contre l'offensive destructrice de la bourgeoisie et les agissements du parasitisme » et «faire vivre le milieu politique prolétarien dans son ensemble -qui comprend nos contacts et sympathisants », comme « une expression de la vie de la classe, du processus de sa prise de conscience. » (Ibid.)
La situation internationale et les perspectives de la lutte de classe
Le 12e congrès a également longuement débattu de la situation internationale, sur l'accélération de la crise économique, l'aggravation des tensions impérialistes et le développement de la lutte de classe. Cette discussion a revêtu un caractère particulièrement important du fait du chaos qui se développe aujourd'hui dans tous les domaines sous le poids de la décomposition de l'ensemble de la société capitaliste et de la confusion qu'entretient la bourgeoisie pour masquer la faillite de son système, confusion qui atteint même les capacités des groupes révolutionnaires à défendre un cadre marxiste d'analyse et à dégager des perspectives pour le développement de la lutte de classe.
Sur le plan de la crise économique, le 12e congrès a réaffirmé la nécessité de s'appuyer sur les acquis fondamentaux du marxisme pour pouvoir faire face efficacement à tous les discours mystificateurs que la bourgeoisie distille. Il ne faut pas se limiter à l’examen empirique des « indicateurs économiques » de plus en plus falsifiés par les « spécialistes » de l'économie bourgeoise, mais toujours resituer cet examen de la situation actuelle dans le cadre de la théorie marxiste de l'effondrement du capitalisme. «Les révolutionnaires, les marxistes, ne peuvent pas prévoir les formes précises ni le rythme de l'effondrement croissant du mode de production capitaliste. Mais il leur revient de proclamer et de démontrer l'impasse absolue dans laquelle se trouve ce système, de dénoncer tous les mensonges sur une mythique 'sortie du tunnel' de celui-ci. » ([3] [184])
Sur le plan des tensions impérialistes, le 12e congrès s'est attaché à analyser et préciser les caractéristiques du chaos actuel, une foire d'empoigne entre les grandes puissances impérialistes, cachée derrière le prétexte d'interventions « humanitaires » ou de « maintien de la paix », et qui entraîne un déferlement de la barbarie guerrière dans un nombre grandissant de régions de la planète. « La tendance au "chacun pour soi" a pris le dessus sur la tendance à la reconstitution d'alliances stables préfigurant de futurs blocs impérialistes ce qui a contribué à multiplier et aggraver les affrontements militaires. » (Ibid.)
Enfin ce sont surtout les perspectives de la lutte de classe qui ont fait l'objet de la discussion la plus importante au cours de ce congrès. En effet, la classe ouvrière est aujourd'hui dans une situation difficile, où elle subit de plein fouet des attaques extrêmement brutales de ces conditions d'existence dans le contexte d'un déboussolement idéologique dont elle n'est pas encore sortie et que la bourgeoisie s'efforce d'entretenir par la répétition de campagnes médiatiques et de manoeuvres de toutes sortes. « Il s'agit pour la classe dominante, pleinement conscience du fait que ses attaques croissantes contre la classe ouvrière vont provoquer de la part de cette dernière des ripostes de grande envergure, de prendre les devants à un moment où la combativité n'est encore qu'embryonnaire, où pèsent encore fortement sur la conscience les séquelles de l'effondrement des prétendus régimes "socialistes", afin de "mouiller la poudre" et de renforcer au maximum son arsenal de mystifications syndicalistes et démocratiques. » (Ibid.)
Cette situation a des implications importantes pour l'intervention de l'organisation. Dans l'estimation de la situation, il s'agit déjà de ne pas se tromper. Les obstacles importants que monte la bourgeoisie face au développement de la lutte de classe ne signifient pas que le prolétariat se trouve dans une situation de défaite similaire à celle des années 1930.
« Les campagnes des années 1930 :
-se situaient dans un contexte de défaite historique du prolétariat, de victoire sans partage de la contre-révolution ;
-avaient comme objectif d'embrigader les prolétaires dans la guerre mondiale qui se préparait ;
-disposaient d'un faire valoir, les régimes fascistes en Italie, Allemagne et Espagne, bien réel, massif, durable et ciblé.
En revanche, les campagnes actuelles :
-se situent dans un contexte où le prolétariat a surmonté la contre-révolution, où il n'a pas subi de défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affrontements de classe ;
-ont comme objectif de saboter un cours montant de la combativité et de la conscience dans la classe ouvrière ;
-ne disposent pas d'un faire valoir unique et ciblé mais sont obligées de faire appel à des thèmes disparates et quelque fois circonstanciels (terrorisme, "danger fasciste", réseaux de pédophilie, corruption de la justice, etc.), ce qui tend à limiter leur portée internationale et dans le temps. » (Ibid.)
Il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'euphorie du type de celle qui s'est développée suite au « mouvement » de grèves en France en décembre 1995. Cette manoeuvre préventive de la bourgeoisie a fait croire à plus d'un que la route vers de nouvelles mobilisations ouvrières significatives était largement ouverte et leur a fait grandement sous-estimer les difficultés actuelles de la classe ouvrière. « Seule une avancée significative de la conscience dans la classe ouvrière permettra à celle-ci de repousser ce type de mystifications. Et cette avancée ne pourra résulter que d'un développement massif des luttes ouvrières remettant en cause, comme elle avait commencé à le faire au milieu des années 1980, les instruments les plus importants de la bourgeoisie en milieu ouvrier, les syndicats et le syndicalisme. » (Ibid.)
Dans ce contexte, le 12e congrès s'est donné comme une des priorités des activités de l'organisation « l'intervention dans le développement de la lutte de classe. (...)
Les perspectives de notre intervention ne seront pas de façon générale celles d'une participation active, directe et d'agitation visant à s'inscrire dans une tendance à la montée d'une lutte de classe qui se dégage clairement de l'emprise syndicale pour s'affirmer sur son propre terrain, et se donnant pour tâche d'impulser l'extension et la prise en mains de la lutte par la classe elle-même.
De façon générale notre intervention dans la lutte de classe, tout en poursuivant la mise en avant de la perspective historique du prolétariat (défense du communisme contre les campagnes de la bourgeoisie), aura pour tâche principale le travail patient et opiniâtre de dénonciation et d'explication des manoeuvres de la bourgeoisie, des syndicats et du syndicalisme de base contre le mécontentement et la combativité montante dans la classe ouvrière, une intervention pour beaucoup "à contre-courant" de la tendance à se laisser encore enfermer dans les pièges de la division et du radicalisme corporatiste du syndicalisme. ».
C'est un travail important dont nous n'avons pu donner ici qu'un rapide aperçu qu'a accompli ce 12e congrès du CCI pour tracer les perspectives des années qui viennent. Ces perspectives, nos lecteurs et sympathisants pourront les trouver dans la résolution sur la situation internationale publiée intégralement ci-dessous et leurs implications dans notre presse et dans nos interventions à venir.
CCI.
RESOLUTION SUR LA SITUATION INTERNATIONALE
l) Les mensonges abondamment assénés lors de l'effondrement des régimes staliniens, au tournant des années 1980 et 1990, à propos de la «faillite définitive du marxisme » ne sont pas nouveaux. Déjà, il y a exactement un siècle, la gauche de la 2e Internationale, avec à sa tête Rosa Luxemburg, avait eu à combattre les thèses révisionnistes qui affirmaient que Marx s'était lourdement trompé en annonçant que le capitalisme allait à la faillite. Les décennies suivantes, avec la première guerre mondiale, puis la grande dépression des années 1930 faisant suite à une courte période de reconstruction, ont laissé peu de marge à la bourgeoisie pour enfoncer un tel clou. En revanche, les deux décennies de « prospérité » du deuxième après guerre ont permis une nouvelle floraison, y compris dans les milieux «radicaux », de « théories » enterrant « définitivement » le marxisme et ses prévisions de l'effondrement du capitalisme. Ces concerts d'autosatisfaction ont évidemment été battus en brèche par le retour de la crise ouverte du capitalisme à la fin des années 1960 mais le rythme lent de celle-ci, avec des périodes de « reprise » comme celle que connaît aujourd'hui le capital américain et britannique, a permis à la propagande bourgeoise de masquer aux yeux de la grande majorité des prolétaires la réalité et l'ampleur de l'impasse où se trouve aujourd'hui le mode de production capitaliste. C'est pour cette raison qu'il appartient aux révolutionnaires, aux marxistes, de dénoncer en permanence les mensonges bourgeois sur les prétendues possibilités du capitalisme de « sortir de la crise » et, en particulier, de faire justice des « arguments » qui sont tour à tour employés pour tenter de « démontrer » de telles possibilités.
2) Dès le milieu des années 1970, face à l'évidence de la crise, les « experts » ont commencé à rechercher toutes les explications possibles permettant à la bourgeoisie de se rassurer à bon compte sur les perspectives de son système. Incapable d'envisager la faillite définitive de celui-ci, la classe dominante avait besoin, non seulement dans un but de mystification des exploités, mais également pour son propre usage, d'expliquer les difficultés croissantes de l'économie mondiale à partir de causes circonstancielles tournant évidemment le dos aux causes véritables. Tour à tour, les explications suivantes ont connu leur heure de gloire :
- la « crise du pétrole » faisant suite à la guerre du Kippour de 1973 (c'était oublier que la crise ouverte remontait à 6 ans auparavant, les hausses des cours pétroliers n'ayant fait qu'accentuer une dégradation qui s'était déjà manifestée avec les récessions de 1967 et 1971);
- les excès des politiques néo-keynésiennes suivies depuis la fin de la guerre qui maintenant provoquaient une inflation galopante : il fallait « moins d'Etat » ;
- les excès des « reaganomics » des années 1980 qui avaient provoqué une hausse sans précédent du chômage dans les principaux pays.
Fondamentalement, il fallait se cramponner à l'idée qu'il existait des portes de sortie, qu'avec une « bonne gestion », l'économie mondiale pourrait revenir à sa splendeur des « trente glorieuses ». D fallait retrouver le secret perdu de la « prospérité ».
3) Pendant longtemps, les performances économiques du Japon et de l'Allemagne, alors que les autres pays étaient confrontés au marasme, étaient supposées démontrer la capacité du capitalisme à « surmonter sa crise » : « il faut que chaque pays soit aussi "vertueux" que les deux grands vaincus de la deuxième guerre mondiale, et tout le monde se portera bien » : tel était le credo de beaucoup d'apologistes appointés du capitalisme. Aujourd'hui, le Japon et l'Allemagne font figure « d'homme malade ». Alors qu'il éprouve les plus grandes difficultés à relancer une « croissance » qui fit sa gloire passée, le premier vient d'être classé en catégorie D (à côté du Brésil et du Mexique) dans l'indice des pays à risque tant sont menaçantes les dettes qu'ont accumulées l'Etat, les entreprises et les particuliers (représentant plus de deux ans et demi de la production nationale). Quant au second pays, il connaît maintenant un des taux de chômage les plus élevés de l’Union européenne et il ne parvient pas lui-même à satisfaire aux « critères de Maastricht » indispensables pour mettre en place la « monnaie unique ». En fin de compte, on se rend compte que la prétendue « vertu » passée de ces pays ne faisait que masquer la même fuite en avant dans l'endettement qui caractérise l'ensemble du capitalisme depuis des décennies En réalité, les difficultés présentes des deux « premiers de la classe » des années 1970 et 1980 constituent une illustration de l'impossibilité pour le capitalisme de poursuivre indéfiniment la tricherie sur lequel il a basé principalement la reconstruction du deuxième après guerre et qui lui a permis jusqu'à présent d'éviter un effondrement semblable à celui des années 1930 : l'utilisation systématique du crédit.
4) Déjà quand elle dénonçait les « théories » des révisionnistes, Rosa Luxemburg avait été conduite à démolir l'idée qui leur était chère suivant laquelle le crédit devrait permettre au capitalisme de surmonter ses crises. S'il a été un stimulant indiscutable du développement de ce système, tant du point de vue de la concentration du capital que de sa circulation, le crédit n'a jamais pu se substituer au marché réel lui-même comme aliment de l'expansion capitaliste. Les traites sur l'avenir permettent d'accélérer la production et la commercialisation des marchandises mais elles doivent être remboursées un jour ou l'autre. Et ce remboursement n'est possible que si ces dernières ont trouvé à s'échanger sur le marché lequel ne découle pas automatiquement de la production, comme Marx l'a systématiquement démontré contre les économistes bourgeois. En fin de compte, loin de permettre de surmonter les crises, le crédit ne fait qu'en étendre la portée et la gravité comme le montre, en s'appuyant sur le marxisme, Rosa Luxemburg. Aujourd'hui, les thèses de la gauche marxiste contre le révisionnisme, à la fin du siècle dernier, restent fondamentalement valables. Pas plus qu'alors, le crédit ne peut à l'heure actuelle élargir les marchés solvables. Cependant, confrontée à une saturation définitive de ces derniers (alors qu'au siècle dernier, il existait la possibilité d'en conquérir de nouveaux), le crédit est devenu la condition indispensable à l'écoulement des marchandises produites, se substituant au marché réel.
5) Cette réalité s'est déjà illustrée au lendemain de la seconde guerre mondiale lorsque le plan Marshall, outre sa fonction stratégique dans la constitution du bloc américain, a permis aux Etats-Unis de créer un débouché pour la production de leur industrie. La reconstruction qu'il a permise des économies européenne et japonaise a fait de celles-ci, au cours des années 1960, des concurrents de l'économie américaine ce qui a donné le signal du retour de la crise ouverte du capitalisme mondial. Depuis lors, c'est principalement en utilisant le moyen du crédit, d'un endettement toujours plus grand, que l'économie mondiale a réussi à s'éviter une dépression brutale comme celle des années 1930. C'est ainsi que la récession de 1974 a été surmontée jusqu'au début des années 1980 grâce au formidable endettement des pays du tiers monde lequel a conduit à la crise de la dette du début des années 1980 qui a coïncidé avec une nouvelle récession encore plus importante que celle de 1974. Cette nouvelle récession mondiale n'a pu être surmontée à son tour que par des déficits commerciaux faramineux des Etats-Unis dont le montant de l'endettement extérieur est venu concurrencer celui du tiers-monde. Parallèlement, les déficits des budgets des pays avancés ont explosé ce qui a permis de soutenir la demande mais a conduit à une véritable situation de faillite pour les Etats (dont l'endettement représente entre 50 % et 130 % de la production annuelle suivant les pays). C'est d'ailleurs pour cette raison que la récession ouverte, celle qui s'exprime par des chiffres négatifs dans les taux de croissance de la production d'un pays, est loin de constituer le seul indicateur de la gravité de la crise. Dans presque tous les pays, le seul déficit annuel du budget des Etats (sans compter celui des administrations locales) est supérieur à la croissance de la production ; cela signifie que si ces budgets étaient équilibrés (le seul moyen de stabiliser l'endettement cumulé des Etats) tous ces pays seraient en récession ouverte.
La plus grosse partie de cet endettement n'est évidemment pas remboursable, il s'accompagne de krachs financiers périodiques de plus en plus graves qui sont de véritables séismes pour l'économie mondiale (1980, 1989) et qui demeurent plus que jamais à l'ordre du jour.
6) Le rappel de ces faits permet de remettre à leur place les discours sur la « santé » actuelle des économies britannique et américaine qui tranche avec l'apathie de celles de leurs concurrents. En premier lieu, il convient de relativiser l'importance de ces « succès ». Ainsi, la baisse très sensible du taux de chômage en Grande-Bretagne doit beaucoup, de l'aveu même de la Banque d'Angleterre, à la suppression dans les statistiques (dont le mode de calcul a été modifié 33 fois depuis 1979) des chômeurs ayant renoncé à chercher un travail. Cela dit, ces « succès » s'appuient en bonne partie sur une amélioration de la compétitivité de ces économies sur l'arène internationale (basée notamment sur la faiblesse de leur monnaie, le maintien de la Livre hors du serpent monétaire s'étant révélé, jusqu'à présent, comme une bonne opération), c'est-à-dire sur une plus grande dégradation des économies concurrentes. C'est un fait que la synchronisation mondiale des périodes de récession et celles de « reprise » qu'on avait connues jusque là avait partiellement masqué : la relative amélioration de l'économie d'un pays ne passe pas par l'amélioration de celle de ses « partenaires » mais, fondamentalement, par une dégradation de celle-ci puisque les « partenaires » sont avant tout des concurrents. Avec la disparition du bloc américain faisant suite à celle du bloc russe, à la fin des années 1980, la coordination qui existait par le passé entre les principaux pays occidentaux (par exemple via le G7) de leurs politiques économiques (ce qui constituait un facteur non négligeable de ralentissement du rythme de la crise) a laissé la place à un « chacun pour soi » de plus en plus effréné. Dans une telle situation, il revient à la première puissance mondiale le privilège d'imposer ses diktats dans l'arène commerciale au bénéfice de sa propre économie nationale. C'est ce qui explique en bonne partie les « succès » actuels du capital américain.
Cela dit, même si les performances actuelles des économies anglo-saxonnes ne sont nullement significatives d'une possible amélioration de l'ensemble de l'économie mondiale, elles-mêmes ne sont pas destinées à durer. Tributaires du marché mondial, lequel ne pourra surmonter sa totale saturation, elles f vont nécessairement se heurter à cette saturation. Surtout, aucun pays n'a résolu le problème de l'endettement généralisé (même f si les déficits budgétaires des Etats-Unis ont été quelque peu réduits ces dernières années). La meilleure preuve de cela est la hantise qui habite les principaux responsables économiques (tel le président de la Banque fédérale américaine) que la « croissance » actuelle n'aboutisse à la « surchauffe » et à un retour de l'inflation. En réalité, derrière cette crainte de la surchauffe il y a fondamentalement le constat que la « croissance » actuelle est basée sur un endettement exorbitant qui nécessairement produira un retour de balancier catastrophique. L'extrême fragilité des bases sur lesquelles s'appuient les « succès » présents de l'économie américaine nous a été une nouvelle fois confirmée par le début d'affolement de Wall Street ainsi que des autres Bourses lorsque la FED a annoncé fin mars 1997 un relèvement minime de ses taux d'intérêt.
7) Parmi les mensonges abondamment diffusés par la classe dominante pour faire croire à la viabilité, malgré tout, de son système, une place de choix est également réservée à l'exemple des pays d'Asie du sud-est, les « dragons » (Corée du Sud, Taiwan, Hongkong et Singapour) et les « tigres » (Thaïlande, Indonésie, Malaisie) dont les taux de croissance actuels (quelques fois à deux chiffres) font baver d'envie les bourgeois occidentaux. Ces exemples seraient sensés démontrer qu'il est possible au capitalisme actuel aussi bien de développer les pays arriérés que d'échapper à la fatalité de la chute ou de la stagnation de la croissance. En réalité, le « miracle économique » de la plupart de ces pays (particulièrement la Corée et Taiwan) n'est nullement fortuit : il est la conséquence de l'équivalent du plan Marshall mis en oeuvre au cours de la guerre froide par les Etats-Unis afin de contenir l'avancée du bloc russe dans la région (injection massive de capitaux représentant jusqu'à 15 % du PNB, prise en charge directe de l'économie nationale, en s'appuyant notamment sur l'appareil militaire, afin de suppléer à une bourgeoisie nationale presque inexistante et surmonter les résistances des secteurs féodaux, etc.). Comme tels, ces exemples ne sont nullement généralisables à l'ensemble du tiers-monde, lequel continue pour sa plus grande partie à sombrer dans une catastrophe sans nom. Par ailleurs, l'endettement de la plupart de ces pays, tant extérieur qu'au niveau de leurs Etats, atteint des niveaux considérables ce qui les soumet aux mêmes menaces que tous les autres pays. Enfin, si leur prix très bas de la force de travail a constitué un attrait pour nombre d'entreprises occidentales, le fait qu'ils deviennent des rivaux commerciaux pour les pays avancés les soumet au risque de la mise en place d'entraves croissantes à leurs exportations de la part de ces derniers. En réalité, faisant jusqu'à présent figure d'exception, comme ce fut le cas de leur grand voisin japonais, ils ne pourront pas échapper indéfiniment aux contradictions de l'économie mondiale qui ont transformé en cauchemar d'autres « success stories » qui ont précédé la leur, telle celle du Mexique. C'est pour l'ensemble de ces raisons que, à côté des discours dithyrambiques, les experts internationaux et les institutions financières prennent dès à présent des dispositions pour limiter les risques financiers qu'ils présentent. Et les mesures destinées à rendre plus «flexible » la force de travail qui se trouvaient à l'origine des récentes grèves en Corée démontrent que la bourgeoisie autochtone elle-même est consciente du fait qu'elle a mangé son pain blanc. Comme l'écrit le Guardian du 16 octobre 1996 : «La question est de savoir quel sera le premier des tigres d'Asie à tomber. »
8) Le cas de la Chine, que certain présente comme la future grande puissance du siècle prochain, n'échappe pas non plus à la règle.
La bourgeoisie de ce pays a réussi jusqu'à présent à opérer avec succès la transition vers les formes classiques du capitalisme, contrairement à celles des pays d'Europe de l'Est dont le marasme total (à quelques exceptions près) apporte un cinglant démenti à tous les discours sur les prétendues « grandes perspectives » qui s'offraient à eux avec leur rejet des régimes staliniens. Cela dit, l'arriération de ce pays reste considérable, la plus grande partie de l'économie, comme dans tous les régimes staliniens, étouffe sous le poids de la bureaucratie et des dépenses militaires. De l'aveu même des autorités le secteur public est globalement déficitaire et des centaines de milliers d'ouvriers sont payés avec des mois de retard. Et même si le secteur privé est plus dynamique, il ne peut surmonter les pesanteurs du secteur étatique de même qu'il reste particulièrement tributaire des fluctuations du marché mondial. Enfin, le « formidable dynamisme » de l'économie chinoise ne saurait cacher que, même dans l'hypothèse du maintien de sa croissance actuelle, ce ne sont pas moins de 250 millions de chômeurs qu'elle comptera à la fin du siècle.
9) De quelque côté qu'on se tourne, pour peu qu'on soit capable de résister aux sirènes des apologistes du mode de production capitaliste et de s'appuyer sur les enseignements du marxisme, la perspective de l'économie mondiale ne peut être que celle d'une catastrophe croissante. Les prétendus « succès » présents de certaines économies (pays anglo-saxons ou d'Asie du sud-est) ne représentent nullement l'avenir de l'ensemble du capitalisme. Ils ne sont qu'un trompe l'oeil mystificateur qui ne pourra pas masquer longtemps cette catastrophe. De même, les discours sur la « mondialisation » sensée ouvrir une ère de liberté et d'expansion du commerce ne font que masquer une intensification sans précédent de la guerre commerciale dans la quelle les assemblages de pays comme l’Union Européenne n'ont d'autre signification que l'établissement d'une forteresse contre la concurrence d'autres pays. Ainsi, une économie mondiale en équilibre instable sur une montagne de dettes qui ne seront jamais remboursées sera de plus en plus confrontée aux convulsions du « chacun pour soi », phénomène qui a toujours caractérisé le capitalisme mais qui revêt, dans la période actuelle de décomposition, une qua lité nouvelle. Les révolutionnaires, les marxistes, ne peuvent pas prévoir les formes précises ni le rythme de l'effondrement croissant du mode de production capitaliste. Mais il leur revient de proclamer et de dé montrer l'impasse absolue dans laquelle se trouve ce système, de dénoncer tous les mensonges sur une mythique «sortie du tunnel » de celui-ci.
10) Plus encore que dans le domaine économique, le chaos propre à la période de décomposition exerce ses effets dans celui des relations politiques entre Etats. Au moment de l'effondrement du bloc de l'Est conduisant à la disparition du système d'alliances issu de la seconde guerre mondiale, le CCI avait mis en évidence :
- que cette situation mettait à l'ordre du jour, sans que cela soit immédiatement réalisable, la reconstitution de nouveaux blocs, l'un étant dirigé par les Etats-Unis et l'autre par l'Allemagne ;
- que, de façon immédiate, elle allait déboucher sur un déferlement d'affrontements ouverts que « l'ordre de Yalta » avait réussi auparavant à maintenir dans un cadre « acceptable » pour les deux gendarmes du monde.
Dans un premier temps, la tendance à la constitution d'un nouveau bloc autour de l'Allemagne; dans la dynamique de la réunification de ce pays, a accompli des pas significatifs. Mais assez rapidement, la tendance au « chacun pour soi » a pris le dessus sur la tendance à la reconstitution d'alliances stables préfigurant de futurs blocs impérialistes ce qui a contribué à multiplier et aggraver les affrontements militaires. L'exemple le plus significatif a été celui de la Yougoslavie dont l'éclatement a été favorisé par les intérêts impérialistes antagoniques des grands Etats européens, Allemagne, Grande-Bretagne et France. Les affrontements dans l'ex-Yougoslavie ont créé un fossé entre les deux grands alliés de la Communauté européenne, l'Allemagne et la France, provoqué un rapprochement spectaculaire entre ce dernier pays et la Grande-Bretagne et la fin de l'alliance de celle-ci et des Etats-Unis, la plus solide et durable du 20e siècle. Depuis, cette tendance au « chacun pour soi », au chaos dans les relations entre Etats, avec son cortège d'alliances de circonstances et éphémères, n'a nullement été remise en cause, bien au contraire.
11) Ainsi, la dernière période a vu s'opérer un certain nombre de modifications sensibles dans les alliances qui s'étaient formées dans la période précédente : -relâchement important des liens entre la France et la Grande-Bretagne illustré notamment par l'absence de soutien de cette dernière aux revendications de la première comme la réélection de Boutros-Ghali à la tête de l'ONU ou le commandement par un européen du versant sud du dispositif de l'OTAN en Europe ;
- nouveau rapprochement entre la France et l'Allemagne qui s'est concrétisé en particulier par le soutien de cette dernière à ces mêmes revendications de la France ;
-mise en veilleuse des conflits entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui s'est exprimée, entre autres, par le soutien de cette dernière à l'Oncle Sam sur ces mêmes questions.
En fait, une des caractéristiques de cette évolution des alliances est liée au fait que seuls les Etats-Unis et l'Allemagne ont, et peuvent avoir, une politique cohérente à long terme, le premier de préservation de son leadership, la seconde de développement de son propre leadership sur une partie du monde, les autres puissances étant confinées à des politiques plus circonstancielles visant, en bonne partie, à contrecarrer celle des premières. En particulier, la première puissance mondiale est confrontée, depuis qu'a disparu la division du monde en deux blocs, à une contestation permanente de son autorité de la part de ses anciens alliés.
12) La manifestation la plus spectaculaire de cette crise de l'autorité du gendarme mondial a été la rupture de son alliance historique avec la Grande-Bretagne, à l'initiative de cette dernière, à partir de 1994. Elle s'est également concrétisée par la longue impuissance des Etats-Unis, jusqu'à l'été 1995, sur un des terrains majeurs des affrontements impérialistes, l'ex-Yougoslavie. Elle s'est exprimée plus récemment, en septembre 1996, par les réactions presque unanimes d'hostilité envers les bombardements de l'Irak par 44 missiles de croisière alors qu'en 1990-91 les Etats-Unis avaient réussi à obtenir le soutien des mêmes pays pour l'opération « tempête du désert ». En particulier, concernant les Etats de la région, la con damnation très ferme de ces bombardements par l'Egypte et l'Arabie Saoudite tranche avec le soutien total qu'elles avaient apporté à l'Oncle Sam lors de la guerre du Golfe. Parmi les autres exemples de la contestation du leadership américain il faut encore relever:
- la protestation générale contre la loi Helms-Burton renforçant l'embargo contre Cuba dont le « lider maximo » a été reçu par la suite en grande pompe, et pour la première fois, par le Vatican ;
-la venue au pouvoir en Israël, contre la volonté affichée des Etats-Unis, de la droite, laquelle a tout fait depuis pour saboter le processus de paix avec les palestiniens qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie US ;
-plus généralement, la perte du monopole du contrôle de la situation au Moyen-Orient, zone cruciale s'il en est, notamment illustrée par le retour en force de la France qui s'est imposée comme co-parrain du règlement du conflit entre Israël et le Liban, fin 1995 et qui a confirmé son succès dans la région avec l'accueil chaleureux réservé à Chirac par l'Arabie Saoudite en octobre 1996;
- l'invitation récente de plusieurs dirigeants européens (dont le même Chirac qui a lancé des appels à l'indépendance envers les Etats-Unis) par un certain nombre d'Etats d'Amérique du sud confirmant la fin du contrôle sans partage de cette zone par les Etats-Unis.
13) Cela dit, la dernière période a été marquée, comme l'avait déjà constaté il y a un an le 12e Congrès de la section en France, par une contre-offensive massive des Etats- Unis. Cette contre-offensive s'est concrétisée en particulier par un retour en force de cette puissance dans l'ex-Yougoslavie à partir de l'été 1995 sous couvert de 1’IFOR devant prendre la succession de la FORPRONU, laquelle avait constitué pendant plusieurs années l'instrument de la présence prépondérante du tandem franco-britannique. La meilleure preuve du succès américain a été la signature à Dayton, aux Etats-Unis, des accords de paix sur la Bosnie. Depuis, la nouvelle avancée de la puissance US ne s'est pas démentie. En particulier, elle a réussi à infliger au pays qui l'avait défiée le plus ouvertement, la France, un très sérieux revers dans ce qui constitue son « pré carré », l'Afrique. Après l'élimination de l'influence française au Rwanda, c'est maintenant la principale position de la France sur ce continent, le Zaïre qui est en train de lui échapper avec l'effondrement du régime de Mobutu sous les coups de la « rébellion » de Kabila massivement soutenue par le Rwanda et l'Ouganda, c'est-à-dire, par les Etats-Unis. C'est une punition particulièrement sévère que cette puissance est en train d'infliger à la France et qui se veut exemplaire à l'adresse de tous les autres pays qui voudraient l'imiter dans sa politique de défi permanent. C'est une punition qui vient couronner les autres revers infligés récemment par les Etats-Unis à ce pays sur la question du successeur de Boutros-Ghali et sur la question du commandement du flanc sud de l'OTAN.
14) C'est en grande partie parce qu'elle avait justement compris les risques qu'elle courrait en emboîtant le pas à la politique aventuriste de la France (qui de façon régulière se fixe des objectifs dépassant ses capacités réelles), que la bourgeoisie britannique à pris dernièrement ses distances avec sa consoeur d'outre-Manche. Cette brouille a été grandement favorisée par l'action des Etats-Unis et de l'Allemagne qui ne pouvaient voir que d'un mauvais oeil l'alliance contractée par la France et la Grande-Bretagne à partir de la question Yougoslave. C'est ainsi que les bombardements américains de l'Irak, en septembre 1996, avaient comme immense avantage d'enfoncer un coin entre les diplomaties française et britannique, la première soutenant du mieux qu'elle peut Saddam Hussein, la seconde misant, comme celle des Etats-Unis, sur le renversement de son régime. De même, l'Allemagne n'a pas manqué de saper la solidarité franco-britannique sur les questions qui lui font mal comme notamment celle de l'Union Européenne et de la monnaie unique (3 sommets franco-allemands en deux semaines sur cette question, en décembre 1996). C'est donc dans ce cadre qu'on peut comprendre la nouvelle évolution des alliances au cours de la dernière période qui était signalée plus haut. En fait, l'attitude de l'Allemagne et surtout des Etats-Unis confirme ce que nous disions au précédent congrès du CCI : « Dans une telle situation d'instabilité, il est plus facile pour chaque puissance de créer des troubles chez ses adversaires, de saboter les alliances qui lui portent ombrage, que de développer pour sa part des alliances solides et s'assurer une stabilité sur ses terres. » {Résolution sur la situation internationale, point 11). Cependant, il convient de mettre en évidence des différences importantes aussi bien dans les méthodes que dans le résultat de la politique suivie par ces deux puissances.
15) Le résultat de la politique internationale de l'Allemagne ne se limite pas, loin de là, à détacher la France de la Grande-Bretagne et obtenir de la première qu'elle renoue leur alliance passée, ce qui s'est concrétisé notamment, au cours de la dernière période, par des accords militaires de première importance, aussi bien sur le terrain, en Bosnie (mise en place d'une brigade conjointe) qu'au niveau des accords de coopération militaires (signature le 9 décembre 1996 d'un accord pour « un concept commun en matière de sécurité et de défense »). En réalité, on assiste à l'heure actuelle à une avancée très significative de l'impérialisme allemand qui se concrétise notamment par :
-le fait qu'au sein de la nouvelle alliance entre la France et l'Allemagne, cette dernière se trouve dans un rapport de forces beaucoup plus favorable que dans la période 1990-94 (la France ayant été contrainte en bonne partie de retourner à ses anciennes amours du fait de la défection de la Grande-Bretagne) ; -une extension de sa zone traditionnelle d'influence vers les pays de l'Est, et tout particulièrement par le développement d'une alliance avec la Pologne ;
- un renforcement de son influence en Turquie (dont le nouveau gouvernement dirigé par l'islamiste Erbakan est plus favorable à l'alliance allemande que le précédent) qui lui sert de relais en direction du Caucase (où elle soutient les mouvements nationalistes qui s'opposent à la Russie) et de l'Iran avec qui la Turquie a signé d'importants accords ;
- l'envoi, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, d'unités combattantes en dehors des frontières, et justement dans la zone particulièrement critique des Balkans avec le corps expéditionnaire présent en Bosnie dans le cadre de 1’IFOR (ce qui permet au ministre de la défense de déclarer que « L'Allemagne jouera un rôle important dans la nouvelle société »).
Par ailleurs, l'Allemagne, en compagnie de la France, a engagé un forcing diplomatique en direction de la Russie dont elle est le premier créancier et qui n'a pas tiré d'avantages décisif de son alliance avec les Etats-Unis.
16) Ainsi, dès à présent, l'Allemagne est en train de s'installer dans son rôle de principal rival impérialiste des Etats-Unis. Cependant, il faut noter qu'elle a réussi jusqu'à aujourd'hui à avancer ses pions sans s'exposer à des représailles du mastodonte américain, en particulier en évitant systématiquement de le défier de façon ouverte comme le fait la France. La politique de l'aigle allemand (qui pour le moment réussit à masquer ses griffes) se révèle en fin de compte bien plus efficace que celle du coq gaulois. C'est à la fois la conséquence des limites que son statut de vaincu de la deuxième guerre mondiale continue de lui imposer (bien que justement sa politique actuelle vise à dépasser ce statut) et de son assurance en tant que seule puissance ayant éventuellement la possibilité, à terme, de prendre la direction d'un nouveau bloc impérialiste. C'est aussi le résultat du fait que, jusqu'à présent, l'Allemagne a pu avancer ses positions sans faire étalage direct de sa force militaire (même si, évidemment, elle a apporté un soutien très important à son allié Croate dans sa guerre contre la Serbie). Mais la première historique que constitue la présence de son corps expéditionnaire en Bosnie non seulement a brisé un tabou mais indique la direction dans laquelle elle devra s'orienter de plus en plus pour tenir son rang. Ainsi, à terme, ce ne sera plus seulement par délégation (comme ce fut le cas en Croatie, et dans une moindre mesure dans le Caucase) que l'impérialisme allemand apportera sa contribution aux conflits sanglants et aux massacres dans lesquels s'enfonce le monde actuel, mais de façon bien plus directe.
17) Pour ce qui concerne la politique internationale des Etats-Unis, l'étalage et l'emploi de la force armée non seulement fait partie depuis longtemps de ses méthodes, mais elle constitue maintenant le principal instruments de défense de ses intérêts impérialistes, comme le CCI l'a mis en évidence depuis 1990, avant même la guerre du Golfe. Face à un monde dominé par le «chacun pour soi », où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lesquels ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres Etats : la force militaire. Ce faisant, les Etats-Unis sont pris dans une contradiction :
- d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation,
- d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine.
En fait, l'affirmation de la supériorité militaire par la superpuissance agit en sens contraire suivant que le monde est divisé en blocs, comme avant 1989, ou que les blocs n'existent plus. Dans le premier cas, l'affirmation de cette supériorité tend à renforcer la confiance des vassaux envers le leader quant à sa capacité à les défendre efficacement et constitue donc un facteur de cohésion autour de lui. Dans le second cas, les démonstrations de force de la seule superpuissance qui ait survécu ont au contraire comme résultat ultime d'aggraver encore plus le « chacun pour soi » tant que n'existe pas une puissance qui puisse lui faire concurrence à son niveau. C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des Etats-Unis ne sauraient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership. La force brute, les manoeuvres visant à déstabiliser leurs concurrents (comme aujourd'hui au Zaïre), avec tout leur cortège de conséquences tragiques n'ont donc pas fini d'être employés par cette puissance, bien au contraire, contribuant à accentuer le chaos sanglant dans lequel s'enfonce le capitalisme.
18) C'est un chaos qui a encore relativement épargné l'extrême Orient et l'Asie du Sud Est. Mais il importe de souligner l'accumulation de charges explosives qui s'y déroule à l'heure actuelle :
- intensification des efforts d'armement des deux principales puissances, Chine et Japon ;
- volonté de ce dernier pays de se dégager le plus possible du contrôle américain hérité de la seconde guerre mondiale;
- politique plus ouvertement « contestataire » de la Chine (ce dernier pays tenant un peu la place de la France en occident alors que le Japon a une diplomatie beaucoup plus semblable à celle de l'Allemagne);
- menace de déstabilisation politique en Chine (particulièrement après la mort de Deng) ;
- existence d'une multitude de « contentieux » entre Etats (Taiwan et Chine, les deux Corées, Vietnam et Chine, Inde et Pakistan, etc.).
Pas plus qu'elle ne pourra échapper à la crise économique, cette région ne pourra échapper aux convulsions impérialistes qui assaillent le monde aujourd'hui, contribuant à accentuer le chaos général dans lequel s'enfonce la société capitaliste.
19) Ce chaos général, avec son cortège de conflits sanglants, de massacres, de famines, et plus généralement, la décomposition qui envahit tout les domaines de la société et qui risque, à terme, de l'anéantir, trouve son aliment principal dans l'impasse totale dans laquelle se trouve l'économie capitaliste. Mais en même temps, cette impasse, avec les attaques permanentes et de plus en plus brutales qu'elle provoque nécessairement contre la classe productrice de l'essentiel de la richesse sociale, le prolétariat, porte avec elle la riposte de ce dernier et la perspective de son surgissement révolutionnaire. Depuis la fin des années 1960, le prolétariat mondial a fait la preuve qu'il n'était pas disposé à subir passivement les attaques capitalistes et les luttes qu'il a menées dès les premières atteintes de la crise ont démontré qu'il était sorti de la terrible contre-révolution qui s'était abattue sur lui après la vague révolutionnaire des années 1917-23. Cependant, ce n'est pas de façon continue qu'il a développé ses luttes mais de façon heurtée, avec des avancées et des reculs. C'est ainsi que, entre 1968 et 1989, la lutte de classe a connu trois vagues de combats successifs (1968-74, 1978-81, 1983-89) au cours desquelles les masses ouvrières, malgré des défaites, des hésitations, des retours en arrière, ont acquis une expérience croissante qui les a conduites, notamment, à rejeter de plus en plus l'encadrement syndical. Cependant, cette avancée progressive de la classe ouvrière vers une prise de conscience des buts et des moyens de son combat a été brutalement interrompue à la fin des années 1980 :
« Cette lutte, qui avait resurgi avec puissance à la fin des années 1960, mettant un terme à la plus terrible contre-révolution qu'ait connue la classe ouvrière, a subi un recul considérable avec l'effondrement des régimes staliniens, les campagnes idéologiques qui l'ont accompagné et l'ensemble des événements (guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, etc.) qui l'ont suivi. C'est sur les deux plans de sa combativité et de sa conscience que la classe ouvrière a subie, de façon massive, ce recul, sans que cela remette en cause toutefois, comme le CCI l'avait déjà affirmé à ce moment-là, le cours historique vers les affrontements de classe. » (Résolution sur la situation internationale du 11e congrès du CCI, point 14)
20) A partir de l'automne 1992, avec les grandes mobilisations ouvrières en Italie, le prolétariat a repris le chemin des luttes. Mais c'est un chemin semé d'embûches et de difficultés. Lors de l'effondrement des régimes staliniens, à l'automne 1989, en même temps qu'il annonçait le recul de la conscience provoqué par cet événement, le CCI avait précisé que : « l'idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes dans la période qui vient, favorisant grandement l'action des syndicats » (« Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est », Revue Internationale n° 60) Et, effectivement, nous avons assisté, au cours de la dernière période, à un retour en force des syndicats résultant d'une stratégie très élaborée de la part de toutes les forces de la bourgeoisie. Cette stratégie avait comme premier objectif de mettre à profit le désarroi provoqué dans la classe ouvrière par les événements de 1989-91 pour recrédibiliser le plus possible à ses yeux les appareils syndicaux dont le discrédit acquis dans beaucoup de pays tout au long des années 80 continuait à se faire sentir. L'illustration la plus claire de cette offensive politique de la bourgeoisie nous a été donnée par la manoeuvre développée par les différents secteurs de la bourgeoisie, à l'automne 1995 en France. Grâce à un habile partage des tâches entre la droite au pouvoir, déchaînant de façon particulièrement provocante toute une avalanche d'attaques contre le niveau de vie de la classe ouvrière, et les syndicats, se présentant comme les meilleurs défenseurs de celle-ci, mettant eux-mêmes en avant les méthodes prolétariennes de lutte, l'extension au delà des secteurs et la conduite du mouvement par les assemblées générales, l'ensemble de la classe bourgeoise a redonné aux appareils syndicaux une popularité qu'ils n'avaient pas connue depuis plus d'une décennie. Le caractère prémédité, systématique et international de la manoeuvre s'est révélé avec l'immense publicité faite aux grèves de la fin 1995 dans tous les pays alors que la plupart des mouvements des années 1980 avaient été l'objet d'un black-out total. D s'est encore confirmé avec la manoeuvre développée en Belgique, à la même période, qui constituait une copie conforme de la première. De même, la référence aux grèves de l'automne 1995 en France a été largement employée lors de la manoeuvre mise en place au printemps 1996 en Allemagne et qui devait culminer avec l'immense marche sur Bonn du 10 juin. Cette manoeuvre était destinée à donner aux syndicats, perçus comme des spécialistes de la négociation et de la concertation avec le patronat, une image beaucoup plus combative afin qu'ils soient capables dans l'avenir de contrôler les luttes sociales qui ne manqueront pas de surgir face à une intensification sans précédent des attaques économiques contre la classe ouvrière. Ainsi se confirmait clairement l'analyse que le CCI avait mise en avant à son 11e Congrès : « les manoeuvres présentes des syndicats ont aussi, et surtout, un but préventif: il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise. » (Résolution sur la situation internationale, point 17) Et le résultat de ces manoeuvres venant compléter le désarroi provoqué par les événements de 1989-91 pouvait nous faire dire, lors du 12e Congrès de notre section en France : «... dans les principaux pays du capitalisme, la classe ouvrière se retrouve ramenée à une situation comparable à celle des années 1970 en ce qui concerne ses rapports aux syndicats et au syndicalisme : une situation où la classe, globalement, luttait derrière les syndicats, suivait leurs consignes et leurs mots d'ordre et, enfin de compte, s'en remettait à eux. En ce sens, la bourgeoisie a momentanément réussi à effacer des consciences ouvrières les leçons acquises au cours des années 1980, suite aux expériences répétées de confrontation aux syndicats. » (Résolution sur la situation internationale, point 12)
21) L'offensive politique de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ne se limite pas, loin de là, à la crédibilisation des appareils syndicaux. La classe dominante utilise les différentes manifestations de la décomposition de la société (montée de la xénophobie, conflits entre cliques bourgeoises, etc.) pour les retourner contre la classe ouvrière. C'est ainsi qu'on a assisté dans plusieurs pays d'Europe à des campagnes destinées à créer des diversions auprès des ouvriers, voire à dévoyer leur colère et leur combativité sur un terrain totalement étranger à celui du prolétariat :
-mise à profit des sentiments xénophobes exploités par l'extrême droite (Le Pen en France, Heider en Autriche) pour monter des campagnes sur le « danger de fascisme » ;
-en Espagne, campagnes contre le terrorisme de l'ETA dans lesquelles les ouvriers sont invités à se solidariser de leurs patrons ;
- utilisation des règlements de compte entre secteurs de l'appareil policier et judiciaire pour mettre sur pieds des campagnes pour un Etat et une justice « propres » dans des pays comme l'Italie (opération « mains propres ») et particulièrement en Belgique (affaire Dutroux).
Ce dernier pays a constitué au cours de la dernière période une sorte de « laboratoire » pour tout l'éventail de mystifications mises en oeuvre contre la classe ouvrière par la bourgeoisie. Celle-ci, a successivement :
- réalisé une copie conforme de la manoeuvre de la bourgeoisie française de l'automne 1995 ;
- puis développé une manoeuvre semblable à celle de la bourgeoisie allemande du printemps 1996;
-monté en épingle, à partir de l'été 1996, l'affaire Dutroux laquelle a été opportunément « découverte » au « bon moment » (alors que tous les éléments étaient déjà connus par la justice depuis longtemps) afin de créer, grâce à un battage médiatique sans précédent, une véritable psychose dans les familles ouvrières, en même temps que pleuvaient les attaques, et défouler la colère sur le terrain interclassiste d'une «justice au service du peuple », particulièrement lors de la « marche blanche » du 20 octobre ;
- relancé, avec la « marche multicolore » du 2 février organisée à l'occasion de la fermeture des Forges de Clabecq, la mystification interclassiste d'une «justice populaire » et d'une « économie au service du citoyen », mystification renforcée par la promotion du syndicalisme « de combat » et « de base » autour du très médiatique D'Orazio ;
- ajouté une nouvelle couche de mensonges démocratiques suite à l'annonce début mars de la fermeture de l'usine Renault de Vilvorde (fermeture qui a été condamnée par les tribunaux) en même temps qu'on faisait la promotion d'une « Europe sociale », opposée à « l'Europe des capitalistes ».
L'immense médiatisation internationale de toutes ces manoeuvres a une nouvelle fois fait la preuve qu'elles n'étaient pas uniquement à usage interne mais faisaient partie d'un plan élaborée de façon concertée par la bourgeoisie de tous les pays. Il s'agit pour la classe dominante, pleinement conscience du fait que ses attaques croissantes contre la classe ouvrière vont provoquer de la part de cette dernière des ripostes de grande envergure, de prendre les devants à un moment où la combativité n'est encore qu'embryonnaire, où pèsent encore fortement sur la conscience les séquelles de l'effondrement des prétendus régimes « socialistes », afin de « mouiller la poudre » et de renforcer au maximum son arsenal de mystifications syndicalistes et démocratiques.
22) Le désarroi incontestable dans lequel se trouve à l'heure actuelle la classe ouvrière a donné à la bourgeoisie une certaine marge de manoeuvre quant à ses jeux politiques internes. Comme l'avait établi le CCI début 1990: «C'est pour cette raison (...) qu'il convient aujourd'hui de mettre à jour l'analyse développée par le CCI sur la "gauche dans l'opposition". Cette carte était nécessaire à la bourgeoisie depuis la fin des années 1970 et tout au long des années 1980 du fait de la dynamique générale de la classe vers des combats de plus en plus déterminés et conscients, de son rejet croissant des mystifications démocratiques, électorales et syndicales. Les difficultés rencontrées dans certains pays (par exemple la France) pour la mettre en place dans les meilleures conditions ne retiraient rien au fait qu'elle constituait l'axe central de la stratégie de la bourgeoisie contre la classe ouvrière, ce qui a été illustré par la permanence de gouvernements de droite dans des pays aussi importants que les Etats-Unis, la RFA et la Grande-Bretagne. En revanche, le recul actuel de la classe n'impose plus à la bourgeoisie, pour un certain temps, l'utilisation prioritaire de cette stratégie. Cela ne veut pas dire que dans ces derniers pays on verra nécessairement la gauche retourner au gouvernement : nous avons, à plusieurs reprises (...) mis en évidence qu'une telle formule n'est indispensable que dans les périodes révolutionnaires ou de guerre impérialiste. Par contre, il ne faut pas être surpris s'il advient un tel événement, ou bien considérer qu'il s'agit d'un "accident" ou l'expression d'une faiblesse particulière de la bourgeoisie de ces pays. » (Revue Internationale n° 61) C'est pour cette raison que la bourgeoisie italienne a pu, en grande partie pour des raisons de politique internationale, faire appel au printemps 1996 à une équipe de centre gauche où domine l'ancien parti communiste (PSD) et soutenue pendant un bon moment par l'extrême gauche de « Rifondazione Comunista ». C'est aussi pour cette raison que la probable victoire des travaillistes en Grande-Bretagne, en mai 1997, ne devra pas être vue comme une source de difficultés pour la bourgeoisie de ce pays (qui a d'ailleurs pris le soin de mettre fin au lien organique entre le parti et l'appareil syndical afin de permettre à ce dernier de s'opposer au gouvernement, si nécessaire). Cela dit, il importe de souligner, le fait que la classe dominante ne va revenir aux thèmes des années 1970 où « l'alternative de gauche » avec son programme de mesures « sociales », voire de nationalisations, avait comme objectif de briser l'élan de la vague de luttes initiée en 1968 en dévoyant le mécontentement et la combativité vers l'impasse électorale. Si des partis de gauche (dont le programme économique se distingue d'ailleurs de moins en; moins de ceux de droite) parviennent au gouvernement, ce sera essentiellement « par défaut » du fait des difficultés de la droite, et non comme moyen de mobilisation des ouvriers dont la crise a aujourd'hui ôté les illusions qu'ils pouvaient avoir dans les années 1970.
23) Dans cet ordre d'idées, il convient aussi d'établir une différence très nette entre les campagnes idéologiques qui se déploient aujourd'hui et celles qui avaient été employées contre la classe ouvrière au cours des années 1930. Entre ces deux types de campagnes, il existe un point commun : elles se déploient toutes sur le thème de la « défense de la Démocratie ». Cependant, les campagnes des années 1930 :
- se situaient dans un contexte de défaite historique du prolétariat, de victoire sans partage de la contre-révolution ;
-avaient comme objectif d'embrigader les prolétaires dans la guerre mondiale qui se préparait ;
-disposaient d'un faire valoir, les régimes fascistes en Italie, Allemagne et Espagne, bien réel, massif, durable et ciblé.
En revanche, les campagnes actuelles :
- se situent dans un contexte où le prolétariat à surmonté la contre-révolution, où il n'a pas subi de défaite décisive remettant en cause le cours historique aux affrontements de classe ;
-ont comme objectif de saboter un cours montant de la combativité et de la conscience dans la classe ouvrière ;
- ne disposent pas d'un faire valoir unique et ciblé mais sont obligées de faire appel à des thèmes disparates et quelques fois circonstanciels (terrorisme, « danger fasciste », réseaux de pédophilie, corruption de la justice, etc.) ce qui tend à limiter leur portée internationale et dans le temps.
C'est pour ces raisons que si les campagnes de la fin des années 1930 avaient réussi à mobiliser les masses ouvrières derrière elles de façon permanente, celles d'aujourd'hui :
- soit réussissent à entraîner massivement les ouvriers (cas de la « Marche blanche » du 20 octobre 1996 à Bruxelles) mais elles ne peuvent le faire que dans une durée limitée (c'est pour cela que la bourgeoisie belge a mis en place d'autres manoeuvres par la suite) ;
- soit se déploient de façon permanente (^cas des campagnes anti-Front National en France), mais ne réussissent pas à embrigader les ouvriers, jouant essentiellement un rôle de diversion.
Cela dit, il importe de ne pas sous-estimer le danger de ce type de campagnes dans la mesure où les effets de la décomposition générale et croissante de la société bourgeoise pourront leur fournir de nouveaux thèmes en permanence. Seule une avancée significative de la conscience dans la classe ouvrière permettra à celle-ci de repousser ce type de mystifications. Et cette avancée ne pourra résulter que d'un développement massif des luttes ouvrières remettant en cause, comme elle avait commencé à le faire au milieu des années 1980, les instruments les plus importants de la bourgeoisie en milieu ouvrier, les syndicats et le syndicalisme.
24) Cette remise en cause, qui s'accompagne de la prise en main directe des luttes et de leur extension par les assemblées générales et les comités de grève élus et révocables, passe nécessairement par tout un processus de confrontation avec le sabotage des syndicats. C'est un processus qui va nécessairement se développer dans l'avenir du fait de l'accroissement de la combativité ouvrière en réponse aux attaques de plus en plus brutales que déchaînera le capitalisme. Déjà, la tendance à un développement de la combativité ne permet plus aujourd'hui à la bourgeoisie, devant la menace d'un débordement, de renouveler les grandes manoeuvres « à la française » de 1995-96 destinées à recrédibiliser massivement les syndicats. Cependant, ces derniers n'ont pas eu encore l'occasion de se démasquer réellement même si, au cours de la dernière période, ils ont commencé à employer plus fréquemment leurs méthodes d'action « classiques » comme la division entre secteur public et secteur privé (manifestation du 11 décembre 1996 en Espagne, par exemple) ou la mise en avant du corporatisme. L'exemple le plus spectaculaire de cette tactique est la grève déclenchée à l'annonce de la fermeture de l'usine Renault de Vilvorde où l'on a pu voir les syndicats des différents pays où se trouvent des usines de cette entreprise promouvoir une mobilisation « européenne » des « Renault ». Mais le fait que cette manoeuvre crapuleuse des syndicats soit passée inaperçue, qu'elle leur ait même permis d'augmenter quelque peu leur prestige tout en diffusant la mystification d'une « Europe sociale », fait la preuve que nous sommes aujourd'hui dans une étape charnière entre celle de la recrédibilisation des syndicats et celle où ils devront se découvrir et se déconsidérer de plus en plus. Une des caractéristiques de cette période consiste dans le début d'une mise en avant des thèmes du syndicalisme « de combat » suivant lesquels « la base » serait capable de « pousser » les directions syndicales à se radicaliser (exemples des Forges de Clabecq ou des mineurs en mars dernier en Allemagne) où qu'il peut exister une "base syndicale" capable de défendre vraiment les intérêts ouvriers en dépit des trahisons des appareils (exemple, notamment, de la grève des dockers en Grande-Bretagne).
25) Ainsi, c'est encore un long chemin qui attend la classe ouvrière sur la voie de son émancipation, un chemin que la bourgeoisie va systématiquement miner par toutes sortes de pièges, comme on l'a déjà vu au cours de la dernière période. L'ampleur des manoeuvres mises en place par la bourgeoisie démontre qu'elle est consciente des dangers que recèle pour elle la situation actuelle du capitalisme mondial. Si Engels avait pu écrire que la classe ouvrière mène son combat sur trois plans, économique, politique et idéologique, la stratégie actuelle de la bourgeoisie qui se déploie également contre les organisations révolutionnaires (campagne sur le prétendu « négationnisme » de la Gauche communiste) fait la preuve qu'elle le sait parfaitement. Il appartient aux révolutionnaires, non seulement de débusquer et de dénoncer systématiquement les pièges semées par la classe dominante, et l'ensemble de ses organes, notamment les syndicats, mais de mettre en avant, contre toutes les falsifications qui se sont développées au cours de la dernière période, la véritable perspective de la révolution communiste comme but ultime des combats présents du prolétariat. C'est uniquement si la minorité communiste joue pleinement son rôle que la classe ouvrière pourra développer ses forces et sa conscience pour atteindre ce but.
L'extrême-droite passe à l'offensive, la démocratie inflige la défaite à la classe ouvrière
Dans la Revue Internationale n° 83, nous avons montré qu'en 1919 la classe ouvrière, suite à l'échec du soulèvement de janvier, a subi de lourdes défaites du fait de l'éparpillement de ses luttes. La classe dominante en Allemagne a déchaîné la plus violente des répressions contre les ouvriers.
1919 a connu l'apogée de la vague révolutionnaire mondiale. Tandis que la classe ouvrière en Russie reste isolée face à l'assaut organisé par les Etats démocratiques, la bourgeoisie allemande passe à l'offensive contre un prolétariat terriblement atteint par ses récentes défaites afin de le terrasser.
La classe ouvrière supporte le coût de la défaite de l'impérialisme allemand
Après le désastre de la guerre, alors que l'économie est en lambeaux,
la classe dominante cherche à exploiter la situation en faisant peser tout le
poids de sa défaite sur les reins de la classe ouvrière. En Allemagne, entre
1913 et 1920, les productions agricole et industrielle ont baissé de plus de 50
%. De plus, un tiers de la production restante doit être livré aux pays
vainqueurs. Dans de nombreuses branches de l'économie la production continue de
s'effondrer. Les prix augmentent de façon vertigineuse et le coût de la vie
passe de l'indice 100 en 1913 à l'indice 1100 en 1920. Après les privations
subies par la classe ouvrière pendant la guerre, c'est la famine « en temps de paix » qui est au programme.
La sous-alimentation continue à se répandre. Le chaos et l'anarchie de la
production capitaliste, la paupérisation et la faim parmi les ouvriers règnent
partout.
La bourgeoisie utilise le Traité de Versailles pour diviser la classe ouvrière
Simultanément, les puissances victorieuses de l'Ouest font payer au prix fort la bourgeoisie allemande vaincue. Il existe cependant de grandes oppositions d'intérêts entre les puissances victorieuses. Alors que les Etats-Unis trouvent un intérêt à ce que l'Allemagne serve de contrepoids à l'Angleterre et, pour cette raison, s'élèvent contre toute mise en pièces de l'Allemagne, la France souhaite un affaiblissement territorial, militaire et économique aussi durable que possible, et même un démembrement de l'Allemagne. Le Traité de Versailles du 28 juin 1919 stipule que l'armée en Allemagne sera réduite par étapes à 400 000 hommes au 10 avril 1920, puis à 200 000 hommes le 20 juillet 1920. La nouvelle armée républicaine, la Reichswehr, ne peut reprendre dans ses rangs que 4000 officiers sur les 24 000 existants. Elle considère ces décisions comme une menace de mort planant sur elle ; aussi s'y oppose-t-elle par tous les moyens. Tous les partis bourgeois - du SPD au Centre en passant par l'extrême-droite -se retrouvent unis dans l'intérêt du capital national unis pour rejeter le Traité de Versailles. Ce n'est que sous la contrainte exercée par les puissances victorieuses qu'ils s'inclinent. Cependant la bourgeoisie mondiale tire profit du Traité de Versailles pour approfondir la division qui existait déjà pendant la guerre entre les ouvriers des puissances victorieuses et ceux des puissances vaincues.
Par ailleurs, une fraction importante de l'armée, se sentant menacée par le Traité, cherche immédiatement à organiser la résistance contre son application. Elle aspire à une nouvelle confrontation avec les puissances victorieuses. Pour envisager cette perspective, il faut que la bourgeoisie impose très rapidement une nouvelle défaite décisive à la classe ouvrière.
Mais, pour l'instant, il n'est pas question, pour les principaux tenants du capital allemand, que l'armée arrive au pouvoir. A la tête de l'Etat bourgeois, le SPD fait en effet la preuve de ses grandes capacités. Depuis 1914, il a réussi à museler le prolétariat. Et, au cours de l'hiver 1918-19, il a organisé avec une grande efficacité le sabotage et la répression des luttes révolutionnaires. Le capital allemand n'a donc pas besoin de l'armée pour maintenir sa domination. Il dispose de la dictature de la République de Weimar et s'appuie sur elle. C'est ainsi que les troupes de police, sous les ordres du SPD, tirent sur une manifestation massive rassemblée devant le Reichstag le 13 janvier 1920. Quarante-deux morts restent sur le pavé. Au cours de la vague de grèves dans la Ruhr à la fin février le « gouvernement démocratique » menace les révolutionnaires de la peine de mort.
C'est pourquoi lorsqu'en février 1920 des parties de l'armée mettent en pratique leurs aspirations putschistes, elles ne sont soutenues que par des fractions minoritaires du capital. Ce sont surtout celles de l'Est agraire qui forment leur point d'appui, celles qui sont particulièrement intéressées à la reconquête des régions orientales perdues au cours de la guerre.
Le putsch de Kapp : l'extrême-droite passe à l'offensive...
La préparation de ce putsch est un secret de polichinelle au sein de la bourgeoisie. D'ailleurs dans un premier temps, le gouvernement SPD n'entreprend rien contre les putschistes. Le 13 mars 1920 une brigade de la Marine sous le commandement du général von Lûttwitz entre à Berlin, cerne le siège du gouvernement Ebert et proclame sa destitution. Quand Ebert rassemble autour de lui les généraux von Seekt et Schleicher pour riposter à ce putsch de l'extrême-droite, l'armée hésite car, comme le déclare alors le Haut-Commandant de l’Etat-major : « La Reichswehr ne peut admettre aucune "guerre fratricide" Reichswehr contre Reichswehr. »
Le gouvernement prend alors la fuite, d'abord à Dresde puis vers Stuttgart. Kapp déclare alors le gouvernement social-démocrate démis de ses fonctions mais ne fait procéder à aucune arrestation. Avant sa fuite vers Stuttgart le gouvernement, soutenu par les syndicats, parvient à lancer un appel à la grève et montre une nouvelle fois la perfidie avec laquelle il est capable d'agir contre la classe ouvrière.
« Luttez par tous les moyens pour le maintien de la République. Abandonnez tous vos différends. Il n'existe qu'un seul moyen contre la dictature de Guillaume II :
- la paralysie totale de toute l'économie ;
- tous les bras doivent être croisés ;
- aucun prolétaire ne doit prêter son concours à la dictature militaire ;
- grève générale sur toute la ligne. Prolétaires, unissez-vous. A bas la contre-révolution. »
Les membres sociaux-démocrates du gouvernement : Ebert, Bauer, Noske Le Comité directeur du SPD - O. Wels
Les syndicats et le SPD interviennent ainsi immédiatement pour protéger la république bourgeoise - même s'ils utilisent à cette occasion un langage en apparence favorable aux ouvriers ([1] [190]). Kapp proclame la dissolution de l'Assemblée Nationale, annonce des élections et menace tout ouvrier en grève de la peine de mort.
La riposte armée de la classe ouvrière
L'indignation parmi les ouvriers est gigantesque. Immédiatement ils comprennent clairement qu'il s'agit d'une attaque directe contre leur classe. Partout se développe la riposte la plus violente. Naturellement, il ne s'agit pas de prendre la défense du gouvernement haï de Scheidemann.
De la Wasserkante à la Prusse Orientale, en passant par l'Allemagne centrale, Berlin, le Bade-Wtlrtemberg, la Bavière et la Ruhr, dans toutes les grandes villes se développent des manifestations ; dans tous centres industriels les ouvriers entrent en grève et cherchent à prendre d'assaut les postes de police pour s'armer ; dans les usines se tiennent des assemblées générales pour décider du combat à mener. Dans la plupart des grandes villes les troupes putschistes commencent à ouvrir le feu sur les ouvriers en manifestation. Des dizaines d'ouvriers tombent les 13 et 14 mars 1920.
Dans les centres industriels des comités d'action, des conseils ouvriers et des conseils exécutifs sont formés. Les masses ouvrières affluent dans les rues. Depuis novembre 1918, jamais la mobilisation ouvrière n'avait été aussi importante. Partout la colère ouvrière explose contre les militaires.
Le 13 mars, jour de l'entrée des troupes de Kapp dans Berlin, la Centrale du KPD réagit d'abord par l'expectative. Dans une première prise de position elle déconseille la grève générale : « Le prolétariat ne lèvera pas le petit doigt pour la République démocratique. (...) La classe ouvrière, hier encore mise aux fers par les Ebert et Noske, et désarmée, (...) est en ce moment incapable d'agir. La classe ouvrière entreprendra la lutte contre la dictature militaire dans les circonstances et avec les moyens qui lui paraîtront propices. Ces circonstances ne sont pas encore réunies. »
La Centrale du KPD se trompe cependant. Les ouvriers eux-mêmes ne veulent pas attendre. Au contraire, en l'espace de quelques jours ils sont de plus en plus nombreux à se joindre au mouvement. Partout s'élèvent les mots d'ordre : « Armement des ouvriers », « A bas les putschistes ».
Alors qu'en 1919, dans toute l'Allemagne, la classe ouvrière avait lutté dans l'éparpillement, le putsch provoque sa mobilisation simultanée en de nombreux lieux à la fois. Cependant, hormis dans la Ruhr, il ne se produit quasiment aucune prise de contact entre les différents foyers de lutte. Dans tout le pays la riposte se fait spontanément mais sans la moindre organisation capable de lui donner une centralisation.
La Ruhr, la plus importante concentration de la classe ouvrière, est la cible principale des « Kappistes ». C'est pourquoi elle est le centre de la riposte ouvrière. A partir de Munster, les « Kappistes » tentent d'encercler les ouvriers de la Ruhr. Ceux-ci sont les seuls à unir leurs luttes à l'échelle de plusieurs villes et à donner une direction centralisée à la grève Partout des comités d'action sont formes. Des unités d'ouvriers en armes (80 000 environ) sont mises sur pieds Cela constitue la plus importante mobilisation militaire de l'histoire du mouvement ouvrier, après la Russie
Bien que cette résistance sur le plan militaire ne soit pas centralisée à l'échelle du pays, les ouvriers en armes parviennent à stopper l'avance des troupes de Kapp. Les putschistes sont défaits ville après ville La classe ouvrière n'était pas parvenue à enregistrer de tels succès en 1919, au cours des différents soulèvements révolutionnaires Le 20 mars 1920, l'armée est contrainte de se retirer complètement de la Ruhr. Dés le 17 mars, Kapp doit déjà se démettre sans conditions, son putsch ayant à peine duré 100 heures. C'est la puissante riposte de la classe ouvrière qui est la cause de sa chute
Comme lors des événements de l'année précédente, les principaux foyers de la résistance ouvrière se trouvent en Saxe, à Hambourg, à Francfort et à Munich ([2] [191]). Mais la réaction la plus puissante a lieu dans la Ruhr.
Alors que dans l'ensemble de l'Allemagne le mouvement reflue fortement après la départ de Kapp et l'échec du putsch, dans la Ruhr cette situation ne met pas fin au mouvement. De nombreux ouvriers pensent, en effet, qu'il y a là une opportunité pour développer le combat.
Les limites de la riposte ouvrière
Si un large front de riposte de la part de la classe ouvrière s'est développé à la vitesse de l'éclair contre les putschistes sanguinaires, il est cependant évident que la question du renversement de la bourgeoisie n'est pas vraiment à l'ordre du jour ; il ne s'agit, pour la majorité des ouvriers, que de repousser une agression armée.
La suite à donner à ce succès est, à ce moment-là, une question obscure. Hormis les ouvriers de la Ruhr, ceux des autres régions ne formulent quasiment pas de revendications pouvant conférer une plus grande dimension au mouvement de la classe. Tant que la pression ouvrière était dirigée contre le putsch il y avait une orientation homogène parmi les prolétaires. Mais une fois les troupes putschistes battues, le mouvement marque le pas et se retrouve sans objectif clair. Repousser une attaque militaire dans une région ne crée pas forcément les conditions pour un renversement de la classe capitaliste.
En différents endroits, il y a, de la part des anarcho-syndicalistes, des tentatives de mise en train de mesures de socialisation de la production. Celles-ci expriment l'illusion que l'expulsion des extrémistes de droite suffit à ouvrir les portes du socialisme. Toute une série de « commissions » sont créées, ici et là, par les ouvriers qui veulent, par ce moyen, adresser leurs exigences à l'Etat bourgeois. Tout ceci est présenté comme les premières mesures prises par les ouvriers sur le chemin du socialisme, comme les tout premiers petits pas vers le double pouvoir. Mais en réalité ces conceptions ne sont que des signes d'impatience qui détournent l'attention des ouvriers des tâches les plus urgentes à accomplir. Avoir de telles illusions qu'après s'être seulement assuré d'un rapport de forces favorable à un niveau LOCAL constitue un grave danger pour la classe ouvrière, parce que la question du pouvoir ne peut se poser d'abord qu'à l'échelle d'un pays, et en réalité seulement à l'échelle internationale. C'est pourquoi les signes d'impatience petite-bourgeoise et le « tout, tout de suite » doivent être fermement combattus.
Si les ouvriers se sont immédiatement mobilisés militairement contre le putsch, l'impulsion et la force de leur mouvement ne provient pas fondamentalement des usines. Sans cela, c'est-à-dire sans l'initiative des masses qui exercent leur pression dans la rue et qui s'expriment dans les assemblées ouvrières - au sein desquelles la situation est discutée et les décisions prises collectivement - le mouvement ne peut réellement aller de l'avant. Ce processus implique la prise en mains la plus large possible, la tendance à l'extension et à l'unification du mouvement mais également un développement en profondeur de la conscience qui permet notamment de démasquer les ennemis du prolétariat.
C'est pourquoi l'armement des ouvriers et leur riposte militaire déterminée ne suffisent pas. La classe ouvrière doit mettre en oeuvre ce qui est sa principale force : le développement de sa conscience et de son organisation. Dans cette perspective, les conseils ouvriers occupent la place centrale. Les conseils ouvriers et les comités d'action qui sont réapparus spontanément dans ce dernier mouvement, sont cependant encore trop faiblement développés pour servir de point de ralliement et de fer de lance pour le combat
De plus, dés le départ, le SPD entreprend toute une série de manoeuvres pour exercer son rôle de sabotage contre les conseils. Alors que le KPD concentre toute son intervention sur la réélection des conseils ouvriers, cherchant ainsi à renforcer l'initiative ouvrière, le SPD parvient à bloquer ces tentatives
Le SPD et les syndicats : fer de lance de la défaite de la classe ouvrière
Dans la Ruhr de nombreux représentants du SPD siègent dans les comités d'action et dans le comité de grève central. Tout comme entre novembre 1918 et fin 1919, ce parti sabote le mouvement aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur ; et une fois les ouvriers affaiblis de façon déterminante, il pourra abattre sur eux tous les moyens de répression.
Suite à la démission de Kapp le 17 mars, au retrait des troupes hors de la Ruhr le 20 mars et à la reprise en main des affaires par le gouvernement SPD Ebert-Bauer de retour d'« exil », ce dernier avec l'armée sont en mesure de réorganiser les forces bourgeoises.
Une nouvelle fois les syndicats et le SPD se ruent au secours du Capital. S'appuyant sur la pire démagogie et sur des menaces à peine voilées, Ebert et Scheidemann appellent immédiatement à la reprise du travail : « Kapp et Liittwitz sont hors d'état de nuire, mais la sédition des Junkers continue de menacer l'Etat Populaire allemand. C'est eux que concerne la poursuite du combat, jusqu'à temps qu'eux aussi se soumettent sans conditions. Pour ce grand but, il faut resserrer encore plus solidement et plus profondément le front républicain. La grève générale, à plus longue échéance, porte atteinte non seulement à ceux qui se sont rendus coupables de haute trahison, mais aussi à notre propre front. Nous avons besoin de charbon et de pain pour poursuivre le combat contre les anciennes puissances, c'est pourquoi il faut cesser la grève du peuple, mais tout en restant en état d'alerte permanent. »
En même temps, le SPD fait mine de faire des concessions politiques pour atteindre le mouvement à travers sa partie la plus combative et la plus consciente. C'est ainsi qu'il promet « plus de démocratie » dans les usines, « une influence déterminante dans l'élaboration de la nouvelle réglementation de la constitution économique et sociale », l'épuration de l'administration des forces ayant des sympathies envers les putschistes. Mais surtout, les syndicats font tout pour qu'un accord soit signé. L'accord de Bielefeld fait la promesse de concessions qui, en réalité, permet de mettre un frein au mouvement pour ensuite organiser la répression.
Au même moment la menace d'une « intervention étrangère » est une nouvelle fois agitée : un élargissement des luttes ouvrières permettrait une attaque des troupes étrangères, surtout celles des Etats-Unis, contre l'Allemagne ; de même les livraisons de ravitaillement en provenance de Hollande à destination de la population affamée seraient interrompues.
Ainsi les syndicats et le SPD préparent les conditions et mettent en place tous les moyens de la répression contre la classe ouvrière. Le même SPD, dont les ministres quelques jours auparavant, le 13 mars, appelaient encore les ouvriers à la grève générale contre les putschistes, prennent à nouveau les rênes en main pour mener la répression. Alors que les négociations en vue d'un cessez-le-feu sont en train de se dérouler et qu'en apparence le gouvernement fait des « concessions » à la classe ouvrière, la mobilisation générale de la Reichswehr est déjà en route. Un grand nombre d'ouvriers ont l'illusion fatale que les troupes gouvernementales envoyées par « l'Etat démocratique » de la République de Weimar contre les putschistes ne peuvent entreprendre aucune action de combat contre les ouvriers. C'est ainsi que le Comité de Défense de Berlin-Kôpenick appelle les milices ouvrières à cesser le combat. Dès l'entrée dans Berlin des troupes fidèles au gouvernement, des conseils de guerre sont immédiatement mis sur pieds, conseils dont la férocité ne va rien envier à celle des Corps-Francs une année auparavant. Quiconque est pris en possession d'une arme est immédiatement exécuté. Des ouvriers par milliers sont soumis à la torture, fusillés ; d'innombrables femmes sont violées. On estime à plus de 1 000 les ouvriers assassinés pour la seule région de la Ruhr.
Ce que les sbires de Kapp n'ont pas réussi à faire contre les ouvriers, les bourreaux de l'Etat démocratique vont y parvenir.
Depuis la première guerre mondiale tous les partis bourgeois sont réactionnaires et des ennemis de la classe ouvrière.
Depuis que le système capitaliste est entré dans sa période de décadence, le prolétariat a constamment dû se réapproprier le fait qu'il n'existe aucune fraction de la classe dominante moins réactionnaire que les autres ou dans une disposition de moindre hostilité par rapport à la classe ouvrière. Au contraire, les forces de gauche du capital, comme l'exemple du SPD en a apporté la preuve, sont encore plus sournoises et plus dangereuses dans leurs attaques contre la classe ouvrière.
Dans le capitalisme décadent il n'y a aucune fraction de la bourgeoisie qui soit, d'une manière ou d'une autre, encore progressiste et que la classe ouvrière doive soutenir. Le prolétariat paie très cher ses illusions vis à vis de la social-démocratie. Avec l'écrasement de la riposte ouvrière contre le putsch de Kapp, le SPD montre derechef toute sa sournoiserie et fait la preuve qu'il agit au service du Capital.
D'abord il se présente comme « le représentant le plus radical des ouvriers ». Non seulement il parvient à mystifier les ouvriers mais aussi leurs partis politiques. Bien que, à un niveau général, le KPD mette en garde haut et fort la classe ouvrière contre le SPD et dénonce sans restriction le caractère bourgeois de sa politique, il est souvent lui-même, à un niveau local, victime de ses sournoiseries. C'est ainsi que, dans différentes villes, le KPD signe des appels à la grève générale communs avec le SPD.
Par exemple à Francfort le SPD, 1’USPD et le KPD déclarent ensemble : « Il faut entrer en lutte maintenant, non pas pour protéger la République bourgeoise, mais pour établir le pouvoir du prolétariat. Quittez immédiatement les usines et les bureaux ! »
A Wuppertal les directions des districts des trois partis publient cet appel : « La lutte unitaire doit être menée avec pour objectifs:
1° La conquête du pouvoir politique par la dictature du prolétariat jusqu'à la consolidation du socialisme sur la base du pur système des conseils.
2° La socialisation immédiate des entreprises économiques suffisamment mûres pour cette fin.
Pour atteindre ces objectifs, les partis signataires (USPD, KPD, SPD) appellent à entrer avec détermination en grève générale le lundi 15 mars. »
Le fait que le KPD et 1’USPD ne dénoncent pas le véritable rôle du SPD mais prêtent leur concours à l'illusion de la possibilité d'un front uni avec ce parti traître à la classe ouvrière et dont les mains sont couvertes du sang ouvrier va avoir des conséquences dévastatrices.
A nouveau, le SPD tire toutes les ficelles et prépare la répression contre la classe ouvrière. Après la défaite des putschistes, avec Ebert à la tête du gouvernement, il dote la Reichswehr d'un nouveau chef - von Seekt - militaire chevronné qui s'est déjà taillé une solide réputation en tant que bourreau de la classe ouvrière. D'emblée, l'armée excite la haine contre les ouvriers : « Alors que le putschisme de droite doit quitter la scène battu, le putschisme de gauche relève à nouveau la tête. (...) Nous portons les armes contre toutes les variétés de putschs ». Ainsi les ouvriers qui ont combattu les putschistes sont dénoncés comme les véritables putschistes. « Ne vous laissez pas induire en erreur par les mensonges bolchevistes et spartakistes. Restez unis et forts. Faites front contre le bolchevisme qui veut tout anéantir. » (Au nom du gouvernement du Reich : von Seekt et Schiffer)
C'est un véritable bain de sang qu'accomplit la Reichswehr sous le commandement du SPD. C'est l'armée « démocratique » qui marche contre la classe ouvrière, alors que les « Kappistes » ont depuis longtemps pris la fuite !
Les faiblesses des
révolutionnaires sont fatales à toute la classe ouvrière
Alors que la classe ouvrière s'oppose avec un courage héroïque aux attaques de l'armée et cherche à donner une orientation à leurs luttes, les révolutionnaires sont à la traîne par rapport au mouvement. L'absence d'un parti communiste fort constitue l'une des causes décisives de ce nouveau revers que subit la révolution prolétarienne en Allemagne.
Comme nous l'avons montré dans les articles précédents, le KPD s'est trouvé gravement affaibli par l'exclusion de l'opposition lors du Congrès de Heidelberg ; en mars 1920 le KPD ne compte que quelques centaines de militants à Berlin, la majorité des membres ayant été exclue.
De plus pèse sur le parti le traumatisme de sa terrible faiblesse, lors de la semaine sanglante de janvier 1919, lorsqu'il n'est pas arrivé à dénoncer de façon unie le piège tendu par la bourgeoisie à la classe ouvrière et qu'il n'est pas parvenu à empêcher celle-ci de s'y engouffrer.
Voila pourquoi le 13 mars 1920 le KPD développe une analyse fausse du rapport de forces entre les classes, pensant qu'il est trop tôt pour frapper en retour. Il est évident que la classe ouvrière se trouve confrontée à l'offensive de la bourgeoisie et n'a pas le choix du moment du combat. De plus sa détermination à riposter est importante. Face à cette situation le parti a parfaitement raison de donner l'orientation suivante :
« Rassemblement immédiat dans toutes les usines pour élire des conseils ouvriers. Réunion immédiate des conseils en assemblées générales qui se doivent de prendre en charge la direction de la lutte et d'arrêter les prochaines mesures à prendre. Réunion immédiate des conseils en un Congrès Central des conseils. Au sein des conseils ouvriers les Communistes luttent pour la dictature du prolétariat, pour la République des conseils... » (15 mars 1920)
Mais après la reprise en main par le SPD des rênes des affaires gouvernementales, la Centrale du KPD déclare le 21 mars 1920 :
« Pour la conquête ultérieure des masses prolétariennes à la cause du communisme, un état de choses dans lequel la liberté politique pourrait être mise à profit sans limite et où la démocratie bourgeoise n'apparaîtrait pas comme la dictature du Capital, est de la plus haute importance pour le développement en direction de la dictature du prolétariat.
Le KPD voit dans la constitution d'un gouvernement socialiste excluant tout parti bourgeois capitaliste, des conditions favorables à l'action des masses prolétariennes et à leur processus de maturation nécessaire à l'exercice de la dictature du prolétariat.
Il adoptera vis à vis du gouvernement une attitude d'opposition loyale tant que celui-ci n'attentera pas aux garanties qui assurent à la classe ouvrière sa liberté d'action politique et tant qu'il combattra la contre-révolution bourgeoise par tous les moyens à sa disposition et qu'il n'empêchera pas le renforcement social et organisationnel de la classe ouvrière. »
En promettant au SPD son « opposition loyale » qu'espère le KPD ? N'est-ce pas le même SPD qui, au cours de la guerre et au début de la vague révolutionnaire, a tout entrepris pour mystifier la classe ouvrière, l'attacher au char de l'Etat et qui a froidement organisé sa répression !
En adoptant cette attitude la Centrale du KPD se laisse abuser par les manoeuvres du SPD. Lorsque l'avant-garde des révolutionnaires se laisse autant induire en erreur, il n'est dés lors pas étonnant que dans les masses les illusions au sujet du SPD se trouvent renforcées ! La politique catastrophique du front uni « à la base » appliqué en mars 1920 par la Centrale du KPD, va malheureusement être reprise immédiatement par l'Internationale Communiste. Le KPD a ainsi accompli un tragique premier pas. Pour les militants exclus du KPD en octobre 1919, cette nouvelle erreur de la Centrale est le motif qui les poussent à fonder le KAPD à Berlin très peu de temps après, au début avril 1920.
Encore une fois la classe ouvrière en Allemagne s'est héroïquement battue contre le Capital. Et cela alors que la vague de luttes au niveau international est en plein reflux. Mais une fois encore elle a dû agir en étant privée de l'action déterminante du parti. Les hésitations et les erreurs politiques des révolutionnaires en Allemagne mettent clairement en évidence combien pèsent lourdement dans la balance le manque de clarté et la défaillance de l'organisation politique du prolétariat.
Cet affrontement provoqué par la bourgeoisie à partir du putsch de Kapp s'est malheureusement conclu par une nouvelle et grave défaite du prolétariat en Allemagne. Malgré le formidable courage et la détermination avec lesquelles ils se sont jetés dans la bataille, les ouvriers ont encore une fois payé au prix fort leurs illusions persistantes vis à vis du SPD et de la démocratie bourgeoise. Handicapés politiquement par la faiblesse chronique de ses organisations révolutionnaires, abusés par la politique et les discours sournois de la social-démocratie, ils sont défaits et finalement livrés non pas aux balles des putschistes d'extrême-droite mais à celles de la très « démocratique » Reichswehr sous les ordres du gouvernement SPD.
Mais cette nouvelle défaite du prolétariat en Allemagne est surtout un coup d'arrêt pour la vague révolutionnaire mondiale et la Russie des soviets est de plus en plus isolée.
DV.
[1] [192] Aujourd'hui encore la question, s'il s'agissait on non d'une provocation visant un but précis, avec un accord entre l'armée et le gouvernement, n'est pas clarifiée. On ne peut en aucune manière considérer comme exclue l'hypothèse selon laquelle la classe dominante avait un plan utilisant les putschistes comme facteur de provocation suivant le concept suivant : les extrémistes de droite attirent les ouvriers dans le piège, la dictature démocratique frappant ensuite de toutes ses forces !
[2] [193] En Allemagne Centrale Max Hôlz fait pour la première fois son apparition. En organisant des groupes de combat d'ouvriers armés, il livre de nombreux combats à la police et à l'armée. Au cours d'actions contre les magasins il s'empare des marchandises pour les distribuer aux chômeurs. Nous reviendrons sur lui dans un prochain article.
Le communisme n'est pas un bel idéal
Dès le début de la première série de ces articles, « Le communisme n'est pas un bel idéal, niais une nécessité matérielle », nous avons combattu le cliché qui prétend que o le communisme est un bel idéal, mais qui ne marchera jamais », en affirmant, avec Marx, que le communisme ne se ramène absolument pas à « un bel idéal u, mais est contenu organiquement dans la lutte de classe du prolétariat. Le communisme n'est pas une utopie abstraite imaginée par une poignée de visionnaires bien intentionnés; c'est un mouvement qui prend naissance dans les conditions mêmes de la société actuelle. Et pourtant, cette première série d'articles s'est beaucoup consacrée à l'étude des idées des communistes durant la période ascendante du capitalisme, à l'examen de la manière dont leur conception de la société future et des moyens d'y parvenir s'est développée au cours du 19e siècle, c'est-à-dire bien avant que la révolution communiste ne soit à l'ordre du jour de l’histoire.
Le communisme est le mouvement de l'ensemble du prolétariat, de la classe ouvrière en tant que force sociale historique et internationale. Mais son histoire est aussi l'histoire de ses organisations; et la clarification des buts du mouvement est la tâche spécifique de ses minorités politiques, ses partis et fractions. Contrairement aux chimères des conseillistes et des anarchistes, il n'y a pas de mouvement communiste sans organisations communistes ; pas plus qu'il n'existe de conflits d'intérêts entre les deux. A travers la première série d'articles, nous avons montré comment le travail de clarification des moyens et des buts du mouvement a été réalisé par les marxistes de la Ligue Communiste et des Première et Deuxième Internationales; mais ce travail a toujours été réalisé en liaison la plus étroite avec le mouvement des masses, en participant et en tirant les leçons d'événements historiques tels que les révolutions de 1848 ou la Commune de Paris en 1871.
Dans cette seconde série, nous examinerons l'évolution du projet communiste dans la période de la décadence du capitalisme, c'est-à-dire la période où le communisme n'est plus seulement la perspective générale des luttes ouvrières ; c'est la période où il est devenu une véritable nécessité du fait que les rapports de production capitalistes sont entrés définitivement en conflit permanent avec les forces productives qu'ils ont mises en mouvement. Plus simplement, la décadence du capitalisme a placé 1’humanité devant le choix : communisme ou barbarie. Nous aurons l'occasion de revenir plus profondément sur la signification de cette alternative tout au long de cette série. Pour le moment nous voulons simplement dire que, pas plus que dans la première série, les articles consacrés à la période de décadence du capitalisme ne peuvent prétendre fournir une « histoire » de tous les événements majeurs du 20e siècle qui ont contribué à l'élucidation des moyens et des buts du communisme. Peut-être plus que dans la première série nous aurons à nous restreindre à la manière dont les communistes ont analysé et compris ces événements.
II suffit de considérer la révolution russe de 1917 pour réaliser pourquoi il doit en être ainsi : écrire une nouvelle histoire, même consacrée aux seuls premiers mois de cet événement, serait complètement au dessus de nos moyens. Mais cela ne doit en aucune manière diminuer l'importance de notre étude. Au contraire, nous allons découvrir que quasiment toutes les avancées que le mouvement révolutionnaire du 20e siècle a réalisées dans sa compréhension de la voie vers le communisme découlent pour l'essentiel de cette expérience irremplaçable de la classe ouvrière. Même si la Revue Internationale du CCI a déjà dédié de nombreuses pages aux leçons de la révolution russe et de la vague révolutionnaire internationale qu'elle a initiée, il y a encore beaucoup à dire sur la manière dont ses leçons ont été tirées et élaborées par les organisations communistes de cette époque.
1905: LA GREVE DE MASSE OUVRE LA VOIE A LA REVOLUTION PROLETARIENNE
Les marxistes considèrent généralement que le début de l'époque de décadence capitaliste commence avec l'éclatement de la première guerre impérialiste mondiale en 1914. Cependant, nous avons terminé la première série, et nous commençons la seconde, avec la « première » révolution russe, avec les événements de 1905 qui ont eu lieu dans ce qu'on peut considérer comme une période charnière entre les deux époques. Comme nous le verrons, la nature équivoque de cette période a conduit à de nombreuses ambiguïtés dans le mouvement ouvrier sur la signification de ces événements. Mais ce qui a été perçu le plus clairement, parmi les fractions les plus lucides du mouvement, c'est que 1905 en Russie marquait l'émergence de nouvelles formes de lutte et d'organisation qui correspondaient aux besoins de la nouvelle période de déclin capitaliste. Si, comme nous l'avons montré dans le dernier article de la première série, la précédente décennie avait témoigné d'une forte tendance dans le mouvement ouvrier à perdre de vue la perspective du communisme - en particulier à travers le poids croissant des illusions réformistes et parlementaires -, 1905 a été l'éclair qui a illuminé la route pour tous ceux qui voulaient la voir.
Rosa Luxemburg et le débat sur la grève de masse
A première vue, la révolution de 1905 en Russie fut un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Les idées réformistes s'étaient emparées du mouvement ouvrier tandis que le capitalisme semblait connaître des jours enchanteurs dans lesquels la situation ne pouvait que s'améliorer pour les ouvriers tant que ceux-ci s'en tenaient aux méthodes légales du syndicalisme et du parlementarisme. Les temps de l’héroïsme révolutionnaire, des combats de rue et des barricades semblaient appartenir au passé, et même ceux qui professaient « l'orthodoxie » marxiste, tel Karl Kautsky, répétaient que le meilleur moyen pour les ouvriers de faire la révolution était de gagner une majorité parlementaire. Soudain, en janvier 1905, la répression sanglante d'une manifestation pacifique conduite par le prêtre et agent de l’Etat Gapone, allumait la mèche d'une vague de grèves massives à travers l'immense empire du Tsar et initiait une année entière d'effervescence sociale qui allait culminer dans de nouvelles grèves de masse en octobre et donner naissance au Soviet de St Petersburg puis à l’insurrection armée de décembre.
En vérité, ces événements n'ont pas surgi du néant. Les misérables conditions de travail et d'existence des ouvriers russes, qui étaient à l'origine de leur humble pétition au Tsar en ce premier dimanche de janvier, avaient été rendues encore plus intolérables par la guerre russo-japonaise de 1904. Cette guerre avait été la pleine expression de l'aiguisement des tensions inter-impérialistes globales qui devaient atteindre leur paroxysme en 1914. De plus, la magnifique combativité des ouvriers russes n'était pas non plus un phénomène isolé, tant historiquement que géographiquement. Les mouvements de grève en Russie s'étaient accumulés depuis les années 1890, tandis que le spectre de la grève de masse avait déjà dressé la tête en Europe occidentale même: en Belgique et en Suède en 1902, en Hollande en 1903 et en Italie en 1904.
Avant même 1905, le mouvement ouvrier avait été traversé par un débat animé sur la a grève générale ». Dans la Deuxième Internationale, les marxistes avaient combattu la mythologie anarchiste et syndicaliste qui présentait la grève générale comme un événement apocalyptique qui pourrait être engagé à tout moment et qui permettrait de se débarrasser du capitalisme sans que la classe ouvrière ait besoin de conquérir le pouvoir politique. Mais l'expérience pratique de la classe détourna le débat de ces abstractions pour l'orienter vers la question concrète de la grève de masse, c'est-à-dire un mouvement de grèves réel et en évolution par opposition à l'arrêt du travail universel décrété à l'avance et une fois pour toute. Dès lors, les protagonistes du débat changèrent. La question de la grève de masse allait devenir une des principales pommes de discorde entre la droite réformiste et la gauche révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier et des partis social-démocrates en particulier. Et, comme lors du précédent round de ce débat (sur les théories révisionnistes de Bernstein à la fin des années 1890), c'est le mouvement ouvrier en Allemagne qui allait être au centre de la controverse.
Les réformistes, en particulier les dirigeants syndicalistes, ne voyaient dans la grève de masse qu'une force de l'anarchie menaçant de ruiner les années de patient travail au cours desquelles les syndicats avaient acquis leurs effectifs d'adhérents et leurs fonds de soutien et pour le parti une substantielle représentation parlementaire. Les bureaucrates syndicaux, spécialistes dans la négociation avec la bourgeoisie, craignaient que des explosions massives et spontanées, comme celles qui avaient eu lieu en Russie, ne débouchent sur une répression massive et la perte de tous les gains péniblement acquis dans les décennies précédentes. Prudemment, ils évitèrent de dénoncer ouvertement le mouvement en Russie. Par contre, ils cherchèrent à limiter son champ d'application. Ils acceptèrent la grève de masse comme le produit de l'arriération de la Russie et de son régime despotique. Elle ne pouvait donc pas être appliquée à un pays comme l'Allemagne où les syndicats et les partis ouvriers avaient une existence légale reconnue. Et si une espèce de grève générale s'avérait nécessaire en Europe occidentale, il ne pourrait s'agir que d'une opération défensive limitée visant à préserver les droits démocratiques existants contre un assaut de la réaction. Mais surtout, une telle opération devait être préparée à l'avance et contrôlée de près par les organisations ouvrières existantes de manière à contenir toute menace « d'anarchie ».
Officiellement, la direction du SPD avait pris ses distances par rapport à ses tendances conservatrices. Au congrès d’Iena de 1905, Bebel présenta une résolution qui semblait marquer une victoire de la gauche contre les réformistes puisqu'elle saluait l'importance de la grève de masse. En fait, la résolution de Bebel était une expression typique du centrisme puisqu'elle réduisait la grève de masse à la sphère purement défensive. La direction révélera sa duplicité quelques mois plus tard, en février 1906, lorsqu'elle passera un accord secret avec les syndicats pour bloquer toute propagande effective pour la grève de masse en Allemagne.
Pour la gauche, par contre, le mouvement en Russie avait une signification universelle et historique. II apportait un souffle d'air frais dans l'atmosphère renfermée du syndicalisme et du parlementarisme qui avait dominé le parti depuis si longtemps. Les efforts de la gauche pour comprendre les implications des grèves de masse en Russie se sont cristallisés surtout dans les écrits de Rosa Luxemburg qui avait déjà mené le combat contre le révisionnisme de Bernstein et qui avait été directement impliquée dans les événements de 1905 à travers son appartenance au Parti social-démocrate de Pologne ; ce pays faisait alors partie de l'empire russe. Dans sa brochure, célèbre à juste titre, Grève de masses, parti et syndicat, elle fit montre d'une profonde maîtrise de la méthode marxiste qui, du fait de son cadre historique et théorique global, est capable de discerner les floraisons de l'avenir dans les germes du présent. De même que Marx avait été capable de prédire le futur général du capitalisme mondial en étudiant ses formes pionnières en Angleterre, ou de proclamer les potentialités révolutionnaires du prolétariat en observant un mouvement aussi faible d'apparence que celui des tisserands de Silésie, Luxemburg fut capable de montrer que le mouvement prolétarien dans la Russie « arriérée » de 1905 révélait les caractéristiques essentielles de la lutte de classes dans une période qui commençait seulement à s'ouvrir: celle du déclin du capitalisme mondial.
Les opportunistes retranchés dans la bureaucratie syndicale et leurs partisans plus ou moins ouverts dans le parti ne tardèrent pas à attaquer ces marxistes, qui cherchaient à tirer les implications réelles du mouvement de grève de masse en Russie, en les taxant de « romantiques de la révolution » et surtout d'anarchistes cherchant à ressusciter la vieille vision millénariste de la grève générale. II est vrai qu'il y avait des semi-anarchistes dans le SPD - en particulier ceux qui se faisaient appeler les « lokalisten » et qui appelaient à une « grève sociale générale » - et que, comme Luxemburg l’a écrit elle-même, les grèves de masse en Russie semblaient, à première vue, « être devenues le champ d'expérimentation pour les exploits de l'anarchisme. » ([1] [195]) Mais, en réalité, Luxemburg a montré, outre que les anarchistes ont été presque complètement absents du mouvement, que les méthodes et les buts de ce dernier ont constitué « la liquidation historique de l'anarchisme ». Et cela pas uniquement parce que les ouvriers russes ont prouvé, contrairement à l'apolitisme plaidé par les anarchistes, que la grève de masse pouvait être aussi un instrument politique dans la lutte pour les droits démocratiques (cette lutte touchait à sa fin en tant que composante réalisable du combat du mouvement ouvrier). Mais d'abord et avant tout parce que la forme et la dynamique de la grève de masse a porté un coup décisif aux visions des anarchistes et à celles des bureaucrates syndicaux qui, au delà de toutes leurs différences, partageaient la notion fausse que la grève générale pouvait être déclenchée et arrêtée à volonté, indépendamment des conditions historiques et de l'évolution réelle de la lutte de classe. Contre ces visions, Luxemburg montrera que la grève de masse est « un produit historique et non pas artificiel », qu'elle n'est « ni 'fabriquée" artificiellement ni "décidée" ou "propagée" dans un éther immatériel et abstrait mais qu'elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique. Ce n’ est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de /a situation sociale qui provoquent la grève de masse dans /a phase actuelle de la lutte de classe, qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève de masse en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse en partant du point de vue de ce qui est historiquement inévitable. » (Ibid.)
Et, lorsque Luxemburg évoque « la phase actuelle de la lutte de classe », elle ne se réfère pas à un moment passager mais bien à une nouvelle période historique. Avec une saisissante clairvoyance, elle avance que « la révolution russe actuelle éclate à un point de l évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste » (Ibid.). En d'autres termes, la grève de masse en Russie présageait les conditions qui allaient devenir universelles dans l'époque imminente de la décadence capitaliste. Le fait qu'elle soit apparue avec une telle acuité dans la Russie « arriérée » renforçait plutôt qu'elle n'affaiblissait cette thèse, puisque le développement tardif mais très rapide du capitalisme en Russie avait donné naissance à un prolétariat hautement concentré faisant face à un appareil policier omniprésent qui lui interdisait virtuellement toute organisation et ne lui laissait d'autre choix que de s'organiser dans et à travers la lutte. Cette réalité va s'imposer à tous les ouvriers dans la période de décadence, période dans laquelle l’Etat capitaliste, ne pouvant plus tolérer l'existence d'organisations de masse permanentes, va détruire ou récupérer systématiquement à son profit tous les efforts précédents de la classe pour s'organiser à cette échelle.
La période de décadence du capitalisme est celle de la révolution prolétarienne. En conséquence, la révolution de 1905 en Russie « apparaît moins comme l'héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur dune nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu'il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d’Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés, les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir. » (Ibid.) Ces « voies et méthodes » sont précisément celles de la grève de masse qui, comme le dit Luxemburg, est « la mise en mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution. » (Ibid.) En somme, le mouvement en Russie montrait aux ouvriers du monde entier le chemin de la révolution.
Les caractéristiques de la lutte de classe dans la nouvelle période
Quelle était précisément cette « méthode de mise en mouvement » de la lutte de classe dans la nouvelle période ?
D'abord, la tendance de la lutte à éclater spontanément, sans planification, sans collecte préalable de fonds destinés à soutenir un long siège contre les patrons. Luxemburg rappelle les motifs « minimes » qui, aux ateliers Poutilov, furent à l'origine de la grève de janvier ; dans son 1905, Trotsky évoque comment la grève d'octobre avait démarré parmi les typographes de Moscou pour une simple question de rétribution des ponctuations. Il en est ainsi parce que les causes immédiates de la grève de masse sont complètement secondaires au regard de ce qui est sous-jacent: la profonde accumulation de mécontentement dans le prolétariat face à un régime capitaliste de moins en moins capable de faire la moindre concession et contraint de rogner toujours plus ce qui avait été arraché au capital par les ouvriers.
Les bureaucrates syndicaux, bien sûr, pouvaient difficilement imaginer une lutte ouvrière à large échelle qui ne soit pas planifiée et contrôlée depuis leurs confortables bureaux-, et si des mouvements spontanés éclataient sous leurs yeux, ils ne pouvaient les considérer que comme impuissants parce qu'inorganisés. Mais Luxemburg leur répondît qu'avec l'émergence des nouvelles conditions de la lutte de classe, la spontanéité, loin d'être la négation de l'organisation, en constituait le point de départ le plus vital: « La conception rigide et mécanique de la bureaucratie n'admet la lutte que comme résultat de l'organisation parvenue à un certain degré de sa force. L'évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l'organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un magnifique exemple de ce phénomène en Russie où un prolétariat quasi inorganisé a commencé à créer en un an et demi de luttes révolutionnaires tumultueuses un vaste réseau d'organisations. » (Ibid.)
N’en déplaise à beaucoup de critiques de Luxemburg, une telle vision n'est pas « spontanéiste » : les organisations auxquelles elle fait référence ici sont les organes unitaires immédiats des ouvriers et non pas le parti politique ou la fraction dont l'existence et le programme, au lieu d'être liés au mouvement immédiat de la classe, correspondent avant tout à sa dimension historique et en profondeur. Comme nous le verrons, Luxemburg n'a, en aucune manière, nié la nécessité pour le parti politique prolétarien d'intervenir dans la grève de masse. Mais sa vision exprime de manière extrêmement lucide la fin de toute une époque dans laquelle les organisations unitaires de la classe pouvaient exister sur une base permanente, en dehors des phases de combat ouvert contre le capital.
La nature explosive, spontanée de la lutte dans les nouvelles conditions est directement liée à l'essence même de la grève de masse : la tendance des luttes à s'étendre très rapidement à des couches de plus en plus larges d'ouvriers. Décrivant l'extension de la grève de janvier, elle écrivait: « on ne peut parler ni de plan préalable, ni d'action organisée, car l'appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d'ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l'assaut. » (Ibid.) Alors que le mécontentent dans la classe est général, il devient éminemment possible pour le mouvement de s'étendre à travers faction directe des ouvriers en grève, en appelant leurs camarades des autres usines et secteurs autour de revendications qui reflètent leurs griefs communs.
Enfin, contre ceux qui, dans les syndicats et les partis, voulaient une « grève de masse purement politique », une grève de masse ramenée à une arme défensive de protestation contre les transgressions des droits démocratiques des ouvriers, Luxemburg a démontré l'interaction vivante entre les aspects économique et politique de la grève de masse :
« ( ..) Le mouvement dans son ensemble ne s'oriente pas uniquement dans le sens d'un passage de l'économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s'étend, se clarifie et s'intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s'étend, s'organise, et s'intensifie parallèlement. II y a interaction complète entre les deux. (..) En un mot, la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C'est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. » (Ibid.) Et ici, la dimension « politique » ne signifie pas simplement, pour Luxemburg, la défense des libertés démocratiques, mais surtout la lutte offensive pour le pouvoir, comme elle le précise dans le passage qui suit immédiatement : « la grève de masse est inséparable de la révolution. » Le capitalisme en décadence est devenu incapable d'apporter des améliorations durables dans les conditions de vie de la classe ouvrière et tout ce qu'il peut offrir, en fait, c'est la répression et la paupérisation. C'est pourquoi les conditions mêmes qui donnent naissance à la grève de masse, contraignent aussi les ouvriers à poser la question de la révolution. Plus encore, parce qu'elle forme la base de la polarisation de la société bourgeoise en deux camps fondamentaux, parce qu'elle pousse inévitablement les prolétaires à s'opposer de front à la force de l’Etat capitaliste, la grève de masse ne peut pas faire autrement que de développer la nécessité de renverser le vieux pouvoir d’Etat : « Aujourd'hui la classe ouvrière est obligée de s'éduquer, de se rassembler et de se diriger elle-même au cours de la lutte et ainsi la révolution est dirigée autant contre l'exploitation capitaliste que contre le régime d'Etat ancien ; si bien que la grève de masse apparaît comme le moyen naturel de recruter, d'organiser et de préparer à la révolution les couches prolétaires les plus larges, de même qu'elle est en même temps un moyen de miner et d'abattre l'Etat ancien ainsi que d'endiguer l'exploitation capitaliste. » (Ibid.)
Ici Luxemburg s'attaque au problème posé par les opportunistes dans le parti, qui basaient leur « parlementarisme sinon rien » sur l'observation juste que le pouvoir d'Etat moderne ne pouvait plus être renversé par la seule vieille tactique des barricades et des combats de rue (et, dans le dernier article de cette série nous avons vu comment même Engels avait apporté son soutien aux opportunistes sur ce point). Les opportunistes croyaient qu'il en résulterait que « la lutte de classe se limiterait exclusivement à la bataille parlementaire et que la révolution -au sens de combat de rue - serait tout simplement supprimée. » Mais Luxemburg répond: « l'histoire a résolu le problème à sa manière, qui est à la fois la plus profonde et la plus subtile : elle a fait surgir la grève de masse révolutionnaire qui, celles, ne remplace ni ne rend superflus les affrontements directs et brutaux dans la rue, mais les réduit à un simple moment de la longue période de luttes politiques... » (Ibid.) Ainsi donc l'insurrection armée se présente comme le point culminant de l’œuvre organisative et éducative de la grève de masse. Cette perspective sera amplement confirmée par les événements de février à octobre 1917.
Dans ce passage, Luxemburg s'attaque à David et à Bernstein en ce qu'ils sont les porte-parole de la tendance opportuniste dans le parti. Mais, en insistant sur le fait que la révolution ne se limite pas à un unique acte violent insurrectionnel, en affirmant que ce dernier est le couronnement du mouvement de masse sur le terrain spécifique du prolétariat - les lieux de production et la rue -, Luxemburg exprimait également, sur le fond, un rejet total des conceptions « orthodoxes » défendues par Kautsky qui, à ce moment-là, étaient considérées comme faisant partie de la gauche du parti mais pour lesquelles la notion de révolution, comme nous l'avons montré dans l'article de cette série paru dans la Revue internationale n° 88, était tout aussi prisonnière de la nasse parlementariste. Comme nous le verrons plus tard, l'opposition réelle de Kautsky à l'analyse révolutionnaire de Luxemburg sur la grève de masse allait se faire bien plus nette après la parution de sa brochure. Mais Luxemburg avait déjà tracé la voie pour le rejet du parlementarisme en montrant que la grève de masse constituait l'embryon de la révolution prolétarienne.
Nous avons dit que le travail de Luxemburg sur la grève de masse n'éliminait en aucune manière la nécessité du parti prolétarien. En fait, à l'époque de la révolution prolétarienne, le parti révolutionnaire devient encore plus crucial, comme les bolcheviks allaient le montrer en Russie. Mais au développement de nouvelles conditions et de nouvelles méthodes de la lutte de classe correspondaient un rôle nouveau pour l'avant-garde révolutionnaire et Luxemburg fut une des premières à l’affirmer. La conception du parti comme une organisation de masse qui regroupe, englobe et commande la classe, conception qui avait dominé de plus en plus au sein de la social-démocratie, a été historiquement enterrée par la grève de masse. L'expérience de cette dernière a montré que le parti ne peut pas regrouper la majorité de la classe, pas plus qu'il ne peut prendre en main les détails organisationnels d'un mouvement aussi gigantesque et mouvant qu'une grève de masse. D'où la conclusion de Luxemburg :
« Ainsi nous parvenons pour l’Allemagne aux mêmes conclusions en ce qui concerne le rôle propre de la "direction" de la social-démocratie par rapport aux grèves de masse que dans l'analyse des événements de Russie. En effet, laissons de côté la théorie pédante d'une grève de démonstration mise en scène artificiellement par le Parti et les syndicats et exécutée par une minorité organisée et considérons le vivant tableau d'un véritable mouvement populaire issu de l'exaspération des conflits de classe et de la situation politique (..) : alors la tâche de la social-démocratie consistera non pas dans la préparation ou la direction technique de la grève, mais dans la direction politique de l'ensemble du mouvement. » (Ibid.)
La profondeur de l'analyse de Luxemburg sur la grève de masse en Russie a fourni une réfutation complète contre tous ceux qui cherchaient à nier sa signification historique et internationale. Comme une révolutionnaire véritable, Luxemburg a montré que les tempêtes venues de l'est bouleversaient non seulement les vieilles conceptions de la lutte de classe en général, mais encore exigeaient un réexamen radical du rôle du parti lui même. Pas étonnant qu'elle ait empêché de dormir les conservateurs qui dominaient les bureaucraties des syndicats et du parti !
Les soviets, organes du pouvoir prolétarien
Le dogme bordiguiste selon lequel le programme révolutionnaire serait « invariant » depuis 1848 a trouvé un total démenti dans les événements de 1905. Les méthodes et les formes organisationnelles de la grève de masse - en particulier les soviets ou conseils ouvriers – ne furent pas le résultat de schémas préétablis mais surgirent de la créativité de la classe en mouvement. Les soviets ne sont pas des créations ex-nihilo, ce qui n'existe pas dans la nature. Ils furent les héritiers naturels des précédentes formes d'organisation de la classe ouvrière, et en particulier de la Commune de Paris. Mais ils ont aussi représenté une forme plus élevée d'organisation qui correspondait aux besoins de la lutte dans la nouvelle période.
Un autre facette de la thèse de » l'invariance » est également contredite par la réalité de 1905 : celle selon laquelle le «fil rouge » de la clarté révolutionnaire au 20e siècle passe par un seul courant du mouvement ouvrier (la gauche italienne). Comme nous allons le voir, la clarté qui a émergé parmi les révolutionnaires sur les événements de 1905 est indubitablement une synthèse des différentes contributions faites par les révolutionnaires de l'époque. Ainsi, alors que Luxemburg a fait preuve, sur la dynamique de la grève de masse et les caractéristiques générales de la lutte de classe dans la nouvelle période, d'une clairvoyance sans égal, son livre Grève de masses, pari et syndicat contient par contre une compréhension étonnamment limitée des acquis organisationnels essentiels du mouvement. Elle a certainement révélé une profonde vérité en montrant que, dans la grève de masse, les organisations étaient le produit du mouvement et non l'inverse, mais l'organe qui est, plus que toute autre chose, l'émanation de la grève de masse, le soviet, est à peine mentionné au passage. Quand elle évoque les nouvelles organisations nées de la lutte, elle fait référence d'abord et avant tout aux syndicats : « ...tandis que les gardiens jaloux des syndicats allemands craignent avant tout de voir se briser en mille morceaux ces organisations, comme de la porcelaine précieuse, au milieu du tourbillon révolutionnaire, la révolution russe nous présente un tableau tout différent: ce qui émerge des tourbillons et de la tempête, des flammes et du brasier des grèves de masse, telle Aphrodite surgissant de l'écume des mers, ce sont des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents. » (Ibid.)
Il est vrai que, à l'aube naissante de la nouvelle période, les syndicats n'avaient pas encore été pleinement intégrés à l’Etat bourgeois, même si la bureaucratie combattue par Luxemburg était déjà l'expression de cette tendance. Mais il n'en reste pas moins que l'émergence des soviets signait la mort de la forme syndicale d'organisation. En tant que méthode de défense des ouvriers, cette dernière était entièrement rattachée à la période précédente où il était effectivement possible, pour les luttes ouvrières, d'être planifiées à l'avance et menées sur une base sectorielle dans la mesure où les patrons ne s'étaient pas encore unifiés derrière l’Etat et où la pression des ouvriers au niveau d'une entreprise ou d'un secteur ne provoquait pas automatiquement la solidarité de classe de la classe dominante contre leur lutte. Désormais, les conditions pour « des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents »étaient en train de disparaître rapidement, tandis que les conditions nouvelles exigeaient de nouvelles formes d'organisation.
La signification révolutionnaire des soviets a été comprise beaucoup plus clairement par les révolutionnaires en Russie et surtout par Trotsky qui a joué un rôle central dans le soviet de St Petersburg. Dans son livre 1905, écrit aussitôt après les événements, Trotsky fournit une définition classique du soviet qui fait clairement le lien entre sa forme et sa fonction dans la lutte révolutionnaire :
« Qu'était-ce donc que le Soviet ? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d'alors.- il fallait avoir une organisation jouissant d'une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l'intérieur du prolétariat; elle devait être capable d'initiative et se contrôler elle-même de manière automatique ; l'essentiel enfin, c'était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures. ( ..) Pour avoir de l'autorité sur les niasses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d'une très large représentation. Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépourvues d'organisation, était le processus de la production, il ne restait qu’ à attribuer le droit de représentations aux entreprises et aux usines. » ([2] [196])
Ici Trotsky comble le vide laissé par Luxemburg en montrant que c'est le soviet, et non les syndicats, qui constitue la forme organisationnelle appropriée à la grève de masse, à l'essence de la lutte prolétarienne dans la nouvelle période révolutionnaire. Né spontanément de l'initiative créatrice des ouvriers en mouvement, il incarne le nécessaire passage de la spontanéité à l'auto-organisation. L'existence permanente et la forme corporatiste des syndicats étaient adaptées uniquement aux méthodes de lutte de la période précédente. La forme soviétique d'organisation, au contraire, exprimait parfaitement les besoins d'une situation où la lutte « tend à se développer non plus sur un plan vertical (métiers, branches d'industrie) mais sur un plan horizontal (géographique) en unifiant tous ses aspects - économiques et politiques, localisés et généralisés -, (et où) la farine d'organisation qu'elle engendre ne peut avoir pour fonction que d'unifier le prolétariat par delà les secteurs professionnels. » ([3] [197]).
Comme nous l'avons déjà vu, la dimension politique de la grève de masse n'est pas limitée au niveau défensif mais implique inévitablement le passage à l'offensive, à la lutte prolétarienne pour le pouvoir. Ici encore, Trotsky a vu, plus clairement que personne, que la destinée ultime du soviet était d'être un organe direct du pouvoir révolutionnaire. A mesure que le mouvement de masse s'organise et s’unifie, il est inévitablement obligé d'aller au delà des tâches « négatives » de paralysie de l'appareil productif et d'assumer les tâches « positives » de prise en charge de la production et de la distribution des denrées essentielles, de diffusion d'informations et de propagande, de garantie d'un nouvel ordre révolutionnaire. Tout cela révélait la nature réelle du soviet comme un organe capable de réorganiser la société :
« Le Soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d'autres organisations révolutionnaires remplirent la même tâche avant lui, à côté de lui et après lui : elles n'eurent pourtant pas l'influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les événements, que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d'une part et la presse réactionnaire de l'autre donnèrent au soviet le titre de "gouvernement prolétarien", c'est qu'en fait cette organisation n'était autre que l'embryon d'un gouvernement révolutionnaire. » ([4] [198]). Cette conception de la signification réelle des soviets était, comme nous le verrons, intimement liée à la vision de Trotsky que c'était essentiellement la révolution prolétarienne qui était à l'ordre du jour de l'histoire en Russie.
Lénine, bien que forcé d'observer les phases initiales du mouvement depuis l’exil, saisit également le rôle clé des soviets. Trois ans seulement auparavant, en écrivant son Que Faire ? avec le but majeur d'insister sur le rôle indispensable du parti révolutionnaire, il avait mis en garde contre la manière dont le courant économiste fétichisait la spontanéité immédiate de la lutte. Mais désormais, dans la tourmente de la grève de masse, Lénine a dû lui-même corriger les « superléninistes » de son parti qui transformaient cette polémique en dogme rigide. Se méfiant du soviet parce qu'il n'était pas un organe du parti et qu'il avait effectivement surgi spontanément de la lutte, ces bolcheviks le mettait devant un ultimatum absurde : adopter le programme des bolcheviks ou se dissoudre. Marx avait mis en garde contre ce genre d'attitude (« Voici la vérité, mettez-vous à genoux. ») avant même que le Manifeste Communiste ait été écrit; et Lénine vit clairement que si les bolcheviks persistaient dans cette ligne, ils passeraient complètement à côté du mouvement réel. Voici ce que fut la réponse de Lénine : « II me semble que le camarade Radine a tort (..) quand il pose cette question : le Soviet des Députés Ouvriers ou le Parti. Je pense qu'on ne saurait poser ainsi la question ; qu'il faut aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des Députés Ouvriers et le Parti. La question - très importante - est seulement de savoir comment partager et comment coordonner les tâches du Soviet et celles du Parti Ouvrier Social-Democrate de Russie. II me semble que le Soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque (..)
Le Soviet des députés ouvriers est né de la grève générale, à l'occasion de la grève, au nom des objectifs de la grève. Qui a conduit et fait aboutir la grève ? Tout le prolétariat au sein duquel il existe aussi... des non social-démocrates... Faut-il que ce combat soit livré par les seuls social-démocrates ou uniquement sous le drapeau social-démocrate ? II me semble que non... en qualité d'organisation professionnelle, le soviet des députés ouvriers doit tendre à s'incorporer les députés de tous les ouvriers, employés, gens de service, salariés agricoles etc. Quant à nous, social-démocrates, nous tâcherons à notre tour ... de lutter en commun avec les camarades prolétaires, sans distinction d'opinions, pour développer une propagande inlassable, opiniâtre de la conception seule conséquente, seule réellement prolétarienne, du marxisme. Pour ce travail, pour cet effort de propagande et d'agitation, nous conserverons absolument, nous consoliderons et développerons notre parti de classe, tout à fait indépendant, fidèlement attaché aux principes, le parti du prolétariat conscient... » ([5] [199])
Tout comme Trotsky, qui souligna également cette distinction entre le parti, en tant qu’organisation « à l'intérieur du prolétariat » et le Conseil, en tant qu'organisation « du prolétariat » (ibid.), Lénine fut capable de voir que le parti n'avait pas pour tâche de regrouper ou d'organiser l'ensemble du prolétariat mais d'intervenir dans la classe et ses organes unitaires pour lui donner une direction politique claire. Cette vision tend dès lors à converger avec la conception de Luxemburg esquissée précédemment. De plus, à la lumière de l'expérience de 1905 et des capacités révolutionnaires de la classe dont elle avait puissamment témoigné, Lénine allait « redresser la barre » et corriger certaines exagérations contenues dans Que faire ? : notamment la notion, initialement développée par Kautsky, selon laquelle la conscience de classe est « importée » dans le prolétariat par le parti, ou plutôt par les intellectuels socialistes. Mais cette réaffirmation de la thèse de Marx selon laquelle la conscience communiste émane nécessairement de la classe communiste, le prolétariat, ne diminua en rien la conviction de Lénine sur le rôle indispensable du parti. Etant donné que la classe comme un tout, même lorsqu'elle s'oriente dans une direction révolutionnaire, continue de se confronter à l'énorme puissance de l'idéologie bourgeoise, l'organisation des éléments prolétariens les plus conscients doit être présente dans les rangs prolétariens pour combattre toute les hésitations et illusions, pour clarifier les buts immédiats et à long terme du mouvement.
Nous ne pouvons approfondir davantage la question ici. Il faudrait consacrer toute une série d'articles pour exposer la théorie bolchevik de l'organisation et pour la défendre en particulier contre les calomnies, communes aux mencheviks, anarchistes, conseillistes et à d'innombrables parasites, selon lesquelles « l'étroitesse » de la conception du parti (la conception du parti « étroit ») chez Lénine serait un produit de l'arriération russe et un retour aux conceptions populistes et bakouninistes. Nous nous bornerons à dire ici que, tout comme la révolution de 1905 n'était pas la dernière d'une série de révolutions bourgeoises mais le signe avant-coureur des révolutions prolétariennes en gestation dans les entrailles du monde capitaliste, la conception bolchevik du parti de 1903 n'était pas enracinée dans le passé. Elle était en fait en rupture avec le passé, avec la conception légaliste et parlementariste du « parti de masse » qui était parvenue à dominer le mouvement social-démocrate. Les évènements de 1917 allaient confirmer de la manière la plus concrète que le « parti d'un nouveau type » de Lénine était précisément le type de parti qui correspondait aux besoins de la lutte de classe à l'époque de la révolution prolétarienne.
S'il y a eu des faiblesses dans la compréhension de Lénine du mouvement de 1905 elles résidaient essentiellement dans son approche du problème des perspectives. Pour être bref, la vision de Lénine, selon laquelle la révolution de 1905 était, à la base, une révolution bourgeoise dans laquelle le rôle dirigeant était échu au prolétariat, ne lui permit pas d'atteindre le même degré de clarté que Trotsky sur la signification historique des soviets. Sans doute, il sut voir qu'ils ne devaient pas être limités à des organes purement défensifs et qu'ils devraient se considérer eux-mêmes comme des organes du pouvoir révolutionnaire: « II me semble que, sous le rapport politique, le Soviet de députés ouvriers doit être envisagé comme un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire. Je pense que le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire de toute la Russie. » (Lénine, Ibid.) Mais, dans sa conception de « la dictature démocratique des ouvriers et paysans », ce gouvernement n'était pas la dictature du prolétariat accomplissant la révolution socialiste. II accomplissait une révolution bourgeoise et, de ce fait, il devait incorporer toutes les classes et couches qui étaient impliquées dans le combat contre le tsarisme. Trotsky voyait la force du Soviet précisément dans le fait qu’« il ne laissait pas dissoudre sa nature de classe dans l'élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l'expression organisée de la volonté de classe du prolétariat » (Trotsky, Ibid.) Lénine, de son côté, appelait le soviet à diluer sa composition de classe en élargissant sa représentation aux soldats, aux paysans et à « l'intelligentsia révolutionnaire bourgeoise », et en assumant les tâches d'une révolution « démocratique ». Pour comprendre ces différences, il faut examiner de plus près la question qui se trouve derrière: celle de la nature de la révolution en Russie.
Nature et perspectives de la révolution
La scission de 1903 entre bolcheviks et mencheviks se cristallisa sur la question de l'organisation. Mais la révolution de 1905 montra que les divergences sur l'organisation étaient aussi liées à d'autres questions programmatiques plus générales: dans ce cas surtout, celle de la nature et des perspectives de la révolution en Russie.
Les mencheviks, qui prétendaient être les interprètes « orthodoxes » de Marx sur cette question, défendaient que la Russie attendait encore son 1789. Dans cette révolution bourgeoise tardive, inévitable si le capitalisme voulait briser les entraves absolutistes et construire les bases matérielles du socialisme, la tâche du prolétariat et de son parti était d'agir comme une force d'opposition indépendante, en soutenant la bourgeoisie contre le tsarisme mais en refusant de participer au gouvernement afin d'être libre de le critiquer sur sa gauche. Dans cette vision, la classe dirigeante de la révolution bourgeoise ne pouvait être que la bourgeoisie, du moins ses fractions les plus libérales et d'avant garde. -
Les bolcheviks, avec Lénine à leur tête, étaient d'accord que la révolution ne pourrait être qu'une révolution bourgeoise et rejetaient comme anarchiste l'idée qu'elle pourrait immédiatement revêtir un caractère socialiste. Mais, sur la base de l'analyse des conditions du développement du capitalisme en Russie (en particulier sa dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers et de la bureaucratie d’Etat russe), ils étaient convaincus que la bourgeoisie russe était trop soumise à l'appareil tsariste, trop molle et trop indécise pour mener à bien sa propre révolution. En plus, l'expérience historique des révolutions de 1848 en Europe enseignait que cette indécision serait d'autant plus grande que la bourgeoisie craignait qu'un soulèvement révolutionnaire ne laisse libre cours à la « menace d'en bas », c'est-à-dire au mouvement du prolétariat. Dans ces conditions, les bolcheviks prédisaient que la bourgeoisie trahirait la lutte contre l'absolutisme et que celle-ci ne pourrait être menée jusqu'au bout qu'à travers une insurrection populaire armée dans laquelle le rôle dirigeant devait être joué par la classe ouvrière. Cette insurrection devait établir une a dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » ; et, au grand scandale des mencheviks, les bolcheviks se déclaraient prêts à participer au gouvernement révolutionnaire provisoire qui serait l'instrument de cette « dictature démocratique », et à retourner dans l'opposition une fois que les principales tâches de la révolution bourgeoise auraient été acquises.
La troisième position, défendue par Trotsky, était celle de la « révolution permanente », selon une formule tirée des écrits de Marx sur les révolutions de 1848. Trotsky était d'accord avec les bolcheviks pour dire que la révolution avait encore des tâches démocratiques bourgeoises à accomplir et que la bourgeoisie serait incapable de mener à bien de telles tâches. Mais il rejetait l'idée que le prolétariat, une fois embarqué sur la voie révolutionnaire, veuille ou puisse imposer une « autolimitation » à son combat. Les intérêts de classe du prolétariat le pousseraient, non seulement à prendre le pouvoir lui-même, mais aussi à « télescoper » les tâches démocratiques bourgeoises en tâches prolétariennes et à initier des mesures politiques et économiques socialistes. Cependant cette dynamique ne pouvait être circonscrite à la seule arène nationale :
« Une "autolimitation" du gouvernement ouvrier n'aurait d'autre effet que de trahir les intérêts des sans-travail, des grévistes, et enfin de tout le prolétariat, pour réaliser la république. Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs et, dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l'état arriéré des conditions économiques du pays. Dans les limites d'une révolution nationale, cette situation n'aurait pas d'issue.
La tâche du gouvernement ouvrier sera donc, dès le début, d'unir ses forces avec celles du prolétariat socialiste de l’ Europe occidentale. Ce n'est que dans cette voie que sa domination révolutionnaire temporaire deviendra le prologue d'une dictature socialiste. La révolution permanente sera donc de règle, pour le prolétariat de Russie, dans l'intérêt et pour la sauvegarde de cette classe. » ([6] [200])
La notion de « révolution permanente », comme nous l'avons relevé précédemment dans cette série d'articles, n'est pas dépourvue d'ambiguïtés. Et celles-ci n'ont pas manqué d'être exploitées par ceux qui se sont appropriés le « copyright » de Trotsky, les trotskistes de la dernière heure. Mais au moment où elle a été développée, dans le but de comprendre la transition vers une nouvelle période dans l'histoire du capitalisme, la position de Trotsky avait un immense avantage sur les deux théories mentionnées précédemment: au lieu de partir du contexte russe, elle abordait le problème du point de vue international. En cela, Trotsky, et non les mencheviks, était l’héritier de Marx. En effet, ce dernier, en envisageant la possibilité que la « Russie puisse « s'épargner » l'étape capitaliste, avait également démontré que cela ne serait possible que dans le contexte d'une révolution socialiste internationale ([7] [201]). L'évolution ultérieure des événements a montré que la Russie ne pouvait pas échapper à l'épreuve du capitalisme. Mais, contrairement aux dogmes schématiques des mencheviks, qui professaient doctement que chaque pays devait patiemment « construire les fondations du socialisme s dans ses propres limites nationales, Trotsky, l'internationaliste, s'orientait vers la compréhension que les conditions de la réalisation du socialisme, (c'est-à dire l'entrée en décadence d'un capitalisme plus que mûr) ne seraient données qu'en tant que réalité globale, bien avant que chaque pays ait pu passer par toutes les étapes du développement capitaliste. Les événements de 1905 avaient amplement démontré que le prolétariat urbain, hautement concentré et combatif était déjà la seule force réellement révolutionnaire dans la société russe. Et les événements de 1917 n'allaient pas tarder à confirmer qu'un prolétariat révolutionnaire ne peut s'embarquer que pour une révolution prolétarienne.
Le Lénine de 1917, comme nous l'avons souligné dans l'article sur les Thèses d'Avril dans la Revue internationale n° 89, se montra capable de se débarrasser du barda encombrant de la « dictature démocratique », même si de « vieux bolcheviks » s'y cramponnaient comme à leur propre vie. En ce sens, ce n'est certainement pas par hasard si, à l'époque de 1905, Lénine lui-même s'est également rapproché de la thèse de la « révolution permanente » en déclarant dans un article écrit en septembre 1905 : « Dès la révolution démocratique, selon le degré de »os forces, les forces du prolétariat organisé et conscient, nous devrons commencer à passer à la révolution socialiste. Nous représentons la révolution permanente. Nous ne devons pas nous arrêter à mi-chemin. » ([8] [202]) Les traductions staliniennes ultérieures ont remplacé le mot « permanente » par « ininterrompue » pour prémunir Lénine contre tout virus trotskiste, mais le sens est clair. Si Lénine continuait à avoir des hésitations sur la position de Trotsky, cela venait des ambiguïtés de la période : jusqu'à la guerre de 1914, il n'était pas encore clair que le système comme un tout était entré dans sa période de décadence, mettant ainsi définitivement la révolution communiste mondiale à l'ordre du jour de l’histoire. La guerre, et le gigantesque mouvement du prolétariat qui commencera en février 1917, éliminera ses derniers doutes.
La position menchevik dévoilera, elle aussi, sa logique interne en 1917: à l'époque de la révolution prolétarienne, « l'opposition critique » à la bourgeoisie se transforme d'abord en capitulation devant la bourgeoisie, puis en enrôlement dans les forces contre-révolutionnaires. De fait, même la position des bolcheviks pour la « dictature démocratique »menaça de conduire le parti dans la même direction en 1917, et ce jusqu’au retour d'exil de Lénine et son combat victorieux pour le réarmement du parti. Mais les réflexions de Trotsky sur la révolution de 1905 ont également joué un rôle crucial dans ce combat. Sans elles, Lénine aurait pu ne pas être en mesure de forger les armes théoriques dont il a eu besoin pour élaborer les Thèses d'Avril et tracer la voie de l'insurrection d'Octobre.
Kautsky, Pannekoek et l'Etat
La révolution de 1905 s'est terminée par une défaite de la classe ouvrière. L'insurrection armée de décembre, isolée et écrasée, ne déboucha ni sur une dictature prolétarienne ni sur une république démocratique mais sur une décennie de réaction tsariste qui provoqua, pour un temps, la dispersion et la désorientation du mouvement ouvrier. Mais ce ne fut pas une défaite à l'échelle historique et mondiale. Au cours de la seconde décennie du nouveau siècle, apparurent les signes du resurgissement prolétarien y compris en Russie. Cependant, le centre du débat sur la grève de masse s'était à nouveau déplacé vers l'Allemagne. II y prit un caractère urgent et direct parce que la détérioration de la situation économique avait provoqué des mouvements de grève massifs pan-ni les ouvriers allemands, quelquefois autour de revendications économiques mais aussi, en Prusse, autour de la question de la réforme du suffrage électoral. La menace croissante de la guerre poussait aussi le mouvement ouvrier à considérer la grève de masse comme une forme d'action contre le militarisme. Ces événements ont donné lieu à une âpre polémique au sein du parti allemand qui opposa Kautsky, le «pape de l'orthodoxie marxiste » (en fait le dirigeant du courant centriste dans le parti), et les principaux théoriciens de la Gauche, d'abord Luxemburg, puis Pannekoek.
Avec la droite social-démocrate, qui montrait une opposition de plus en plus catégorique à toute action de masse de la classe ouvrière, Kautsky défendait que la grève de masse dans les pays avancés devait au mieux être limitée au terrain défensif et que la meilleure stratégie pour la classe ouvrière était celle d'une « guerre d'usure » graduelle, essentiellement légaliste, au moyen du Parlement et des élections en tant qu'instruments clés du transfert du pouvoir su prolétariat. Mais cela ne faisait qu'apporter la preuve que le prétendu « centrisme » de sa position était en réalité une couverture pour l'aile clairement opportuniste du parti. Répondant dans deux articles publiés dans la Neue Zeit en 1910 (« Usure ou lutte ? » et « Théorie et pratique »), Luxemburg développa de nouveau les arguments qu'elle avait défendus dans Grève de masses, rejeta la vision de Kautsky selon laquelle la grève de masse en Russie serait un produit de l’arriération russe et s'opposa à la stratégie « d'usure » en montrant les liens intimes et inévitables entre la grève de masse et la révolution.
Mais, comme le souligne l'ouvrage que nous avons publié, La Gauche hollandaise, l'argumentation de Luxemburg comportait une faiblesse importante: « En réalité, bien souvent dans ce débat, Rosa Luxemburg restait sur le terrain choisi par Kautsky et la direction du SPD. Elle appelait à inaugurer les manifestations et grèves pour le suffrage universel par une grève de masse et proposait comme mot d'ordre "transitoire" mobilisateur celui de la lutte 'pour la République". Sur ce terrain Kautsky pouvait lui répliquer que "vouloir inaugurer une lutte électorale par une grève de masse c'est une absurdité". » Comme le livre le montre, c'est au marxiste hollandais Anton Pannekcek, qui vivait en Allemagne à cette époque, qu'il reviendra de faire avancer le débat d'un pas décisif.
Déjà en 1909, dans son texte sur « Les divergences tactiques dans le mouvement ouvrier » dirigé contre les déviations révisionnistes et anarchistes, Pannekoek avait fait preuve d'une profonde maîtrise de la méthode marxiste dans la défense de ses positions, qui contenaient les germes des principes du rejet du parlementarisme et du syndicalisme élaborés par la Gauche communiste germano-hollandaise après la guerre, tout en se démarquant clairement de la position anarchiste, moraliste et intemporelle, sur un tel rejet. Dans sa polémique contre Kautsky, conduite dans le Neue Zeit en 1912 au travers des articles « Action de masse et révolution » et « Théorie marxiste et tactiques révolutionnaires », Pannekoek poussera plus loin ce point de vue. Parmi les contributions les plus importantes contenues dans ces textes, on trouve le diagnostic que fait Pannekoek du centrisme de Kautsky (qu'il attribue à un « radicalisme passif » dans son second texte), sa défense de la grève de masse comme une forme de la lutte de classe appropriée à l'époque de l'impérialisme, son insistance sur la capacité du prolétariat à développer de nouvelles formes d'organisation unitaires au cours de la lutte ([9] [203]), et sa vision du parti comme une minorité active dont les tâches sont de fournir une direction politique et programmatique au mouvement plutôt que de l'organiser ou de le contrôler d'en haut. Mais le plus important fût son argumentation concernant la direction ultime que la grève de masse doit assumer, ce qui l’a conduit à réaffirmer contre le légalisme et le fétichisme parlementaire de Kautsky, la thèse marxiste fondamentale sur l'attitude du prolétariat envers l’Etat bourgeois dans la confrontation révolutionnaire. Dans un passage cité et soutenu par Lénine dans L'Etat et la Révolution, Pannekcek écrit :
« La lutte du prolétariat n'est pas simplement une lutte contre la bourgeoisie pour le pouvoir d’Etat ; c'est aussi une lutte contre le pouvoir d’Etat... La révolution prolétarienne consiste à anéantir et à dissoudre les instruments de la force de 1’ Etat par les instruments de la force du prolétariat... La lutte ne cesse qu'au moment où le résultat final est atteint, au moment où l'organisation d'Etat est complètement détruite. L'organisation de la majorité prouve sa supériorité en anéantissant l'organisation de la minorité dominante. »([10] [204])
Et Lénine, bien qu'il ait noté certains défauts dans la formulation de Pannekcek, la défend ardemment comme fondée sur le marxisme contre les attaques de Kautsky qui l'accuse de retomber dans l'anarchisme: « Dans cette discussion, c'est Pannekoek qui représente le marxisme contre Kautsky; car Marx a précisément enseigné que le prolétariat ne peut pas se contenter de conquérir le pouvoir d'Etat (en ce sens que le vieil appareil d’Etat ne doit pas simplement passer en d'autres mains), mais qu'il doit briser, démolir cet appareil et !e remplacer par un nouveau. » ([11] [205])
Pour nous, les défauts de la présentation de Pannekcek étaient de deux ordres. D'abord, il n'a pas suffisamment fondé son argumentation sur les écrits de Marx et Engels sur la question de l’Etat et, en particulier, sur leurs conclusions concernant la Commune de Paris. Dans ces conditions, il était facile pour Kautsky de calomnier sa position en la taxant d'anarchiste. Deuxièmement, Pannekoek reste vague sur la forme que prendront les nouveaux organes du pouvoir prolétarien ; comme Luxemburg, il n'avait pas encore saisi la signification historique de la forme soviet, chose qu'il allait largement rattraper dans la période qui suivra la révolution russe ! Mais ceci ne fait qu'apporter une preuve supplémentaire que la clarification du programme communiste est un processus qui intègre et synthétise les meilleures contributions du mouvement prolétarien international. L'analyse de Luxemburg sur la grève de masse a été « couronnée » par l'appréciation que fit Trotsky des soviets et par la perspective révolutionnaire qu'il tira des événements de 1905. La pertinence de Pannekcek sur la question de 1’Etat fut reprise à son compte en 1917 par Lénine qui a été capable de montrer non seulement que la révolution prolétarienne doit effectivement détruire l’Etat capitaliste existant mais que les organes spécifiques de l'accomplissement de cette tâche, la «forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat », étaient les soviets ou conseils ouvriers. Les apports de Lénine dans ce domaine, largement exposés dans son livre L'Etat et la Révolution feront l'objet du prochain article de cette série.
CDW
[1] [206] Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicat.
[2] [207] 1905, «Le Soviet de Députés Ouvriers », Trotsky, Ed. de Minuit.
[3] [208] K Révolution de 1905: enseignements fondamentaux pour le prolétariat », Revue Internationale n° 43, automne 1985.
[4] [209] Ibid., Trotsky, x Conclusions ».
[5] [210] Lénine, K Nos tâches et le soviet des députés ouvriers H. Oeuvres Complètes, vol 10.
[6] [211] Trotsky, 1905, K Nos différends s, Ed. de Minuit.
[7] [212] Voir la Revue internationale n° 81 « Communisme du passé, communisme de l'avenir ».
[8] [213] Lénine,, x L'attitude de la social-démocratie envers le mouvement paysan. », Oeuvres Complètes, vol 8, traduit de l'anglais par nous.
[9] [214] Pannekoek en reste au niveau des généralités lorsqu'il décrit ces formes d’organisations. Mais le mouvement réel commençait à apporter ses propres concrétisations: en 1913, des grèves antisyndicales éclatèrent dans les chantiers navals du nord de l'Allemagne et donnèrent naissance à des comités de grève autonomes. Pannekoek n’hésita pas à défendre ces nouvelles formes de lutte et d'organisation contre les syndicats bureaucratiques qui délaient pas loin d'achever leur intégration finale dans l'état capitaliste. Voir Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, Paris 1969.
[10] [215] Lénine, Oeuvres complètes, Vol. 25. Dans l'édition française, le passage cité par L.énine est tiré de « L'action de masse et la révolution ».
[11] [216] Lénine, L Etat et la Révolution, Oeuvres complètes, Vol. 25.
Dans le précédent numéro de notre Revue nous avons publié une polémique en réponse à celle de Revolutionary Perspectives n°5 (publication de la Communist workers' organisation, CWO) « Sectes, mensonges et la perspective perdue du CCI ». Ne pouvant, faute de place, traiter de tous les aspects abordés par la CWO, nous nous sommes cantonnés à répondre à une seule des questions : l'idée suivant laquelle la perspective dégagée par le CCI pour la présente période historique aurait totalement fait faillite. Nous avons mis en évidence que les affirmations de la CWO se basaient essentiellement sur une profonde incompréhension de nos propres positions et surtout sur une totale absence de sa part de cadre d'analyse de la période présente. Une absence de cadre qui est d'ailleurs fièrement revendiquée par la CWO, et le BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire) auquel elle est affiliée, lorsqu'elle considère qu'il est impossible pour les organisations révolutionnaires d'identifier la tendance dominante dans le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie, cours vers des affrontements de classe croissants ou bien cours vers la guerre impérialiste. En réalité, le refus du BIPR de considérer qu'il est possible, et nécessaire, pour les révolutionnaires d'identifier la nature du cours historique tire ses origines des conditions mêmes dans lesquelles s'est constituée, à la fin de la seconde guerre mondiale, l'autre organisation du BIPR et inspiratrice de ses positions politiques, le Partito Comunista Internaziona-lista (PCInt). Justement, dans le n°15 de la revue théorique en langue anglaise du BIPR, Internationalist Communist (IC), cette organisation revient, dans une nouvelle polémique avec le CCI, « Les racines politiques du malaise or-ganisationnel du CCI », sur la question des origines du PCInt et de celles du CCI. C'est essentiellement cette question que nous traiterons ici en réponse à cette polémique.
La polémique du BIPR traite du même thème que l'article de RP n° 5 : les causes des difficultés organisationnelles que le CCI a affrontées au cours de la dernière période. La grande faiblesse des deux textes, c'est qu'ils ne mentionnent nullement l'analyse que le CCI a faite pour sa part de ces difficultés ([1] [219]) : aux yeux du BIPR celles-ci ne peuvent surgir que de faiblesses d'ordre programmatique ou dans l'appréciation de la situation mondiale actuelle. Incontestablement, ces questions peuvent être source de difficultés pour une organisation communiste. Mais toute l'histoire du mouvement ouvrier nous démontre que les questions liées à la structure et au fonctionnement de l'organisation sont des questions politiques à part entière et que des faiblesses dans ce domaine, plus encore que sur d'autre points programmatiques ou d'analyse, ont des conséquences de premier plan, et souvent dramatiques, sur la vie des formations révolutionnaires. Faut-il rappeler aux camarades du BIPR, qui pourtant se revendiquent des positions de Lénine, l'exemple du 2e Congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, en 1903, où c'est justement sur la question d'organisation (et nullement sur des points programmatiques ou d'analyse de la période) que s'est fait le clivage entre bolcheviks et mencheviks ? En fait, à y regarder de plus près, l'incapacité actuelle du BIPR à fournir une analyse sur la nature du cours historique trouve en bonne partie ses origines dans des erreurs politiques concernant la question d'organisation, et plus particulièrement sur la question des rapports entre fraction et parti. Et c'est justement ce que met en évidence une nouvelle fois l'article de IC. Afin que les camarades du BIPR ne puissent pas nous accuser de falsifier leur position nous donnons ci-dessous une longue citation de leur article :
« Le CCI a été formé en 1975 mais son histoire remonte à la Gauche Communiste de France (GCF), un groupe minuscule qui avait été formé au cours de la seconde guerre mondiale par le même élément ("Marc") qui allait fonder le CCI dans les années 70. La GCF était fondamentalement basée sur le rejet de la formation du Parti Communiste Internationaliste en Italie après 1942 par les ancêtres du BIPR.
La GCF affirmait que le Parti Communiste Internationaliste ne constituait pas une avancée par rapport à la vieille Fraction de la Gauche Communiste qui été allée en exil en France durant la dictature de Mussolini. La GCF avait appelé les membres de la Fraction à ne pas rejoindre le nouveau Parti qui avait été formé par des révolutionnaires comme Onorato Damen, relâché de prison avec l'effondrement du régime de Mussolini. Il donnait comme argument que la contre-révolution qui s'était abattue sur les ouvriers depuis leurs défaites dans les années 20 continuait encore et que, de ce fait, il n'y avait pas la possibilité de créer un parti révolutionnaire dans les années 40. Après que le fascisme italien se soit effondré et que l'Etat italien soit devenu un champ de bataille entre les deux fronts impérialistes la grande majorité de la fraction italienne en exil a rejoint le Parti Communiste Internationaliste (PCInt) en misant sur le fait que la combativité ouvrière ne resterait pas limitée au nord de l'Italie alors que la guerre approchait de sa fin. L'opposition de la GCF n'eut aucun impact à cette époque mais c'était le premier exemple des conséquences des raisonnements abstraits qui constituent un des traits méthodologiques du CCI aujourd'hui. Aujourd'hui le CCI va dire qu'il ne sortit aucune révolution de la seconde guerre mondiale et que c'est bien la preuve que la GCF avait raison. Mais cela ignore le fait que le PCInt était la création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe et que, malgré un demi siècle de domination capitaliste par la suite, elle continue à exister et s'accroît aujourd'hui.
La GCF, d'un autre côté, a poussé ses abstractions "logiques" un cran plus loin. Elle a considéré que puisque la contre-révolution était toujours dominante la révolution prolétarienne n'était pas à l'ordre du jour. Et si cela était le cas, une nouvelle guerre impérialiste devait advenir ! Le résultat en fut que la direction s'en alla en Amérique du Sud et la GCF disparut durant la guerre de Corée. Le CCI a toujours été quelque peu embarrassé par la révélation des capacités de compréhension du "cours historiques" par ses ancêtres. Toutefois sa réponse a toujours été de le prendre de haut. Quand l'ancienne GCF est revenue dans une Europe remarquablement préservée, au milieu des années 60, au lieu de reconnaître que le PCInt avait toujours eu raison quant a ses perspectives et à sa conception de l'organisation, elle a cherché à dénigrer le PCInt en affirmant qu'il était "sclérosé" et "opportuniste" et a dit au monde qu'il était "bordiguiste" (... Une accusation qu'elle a été obligée de retirer par la suite). Cependant, même après qu'elle ait été contrainte à cette rétractation, elle n'en avait pas fini avec sa politique de dénigrement des possibles "rivaux" (pour reprendre les termes du CCI lui-même) et maintenant le CCI essayait de soutenir que le PCInt avait "travaillé dans les partisans" (c'est-à-dire avait appuyé les forces bourgeoises qui cherchaient à établir un Etat démocratique italien). C'était une calomnie lâche et écoeurante. En fait des militants du PCInt avaient été assassinés sous les ordres directs de Palmiro Togliatti (Secrétaire général du Parti Communiste Italien) pour avoir essayé de combattre le contrôle des staliniens sur la classe ouvrière en gagnant une audience auprès des partisans. »
Ce passage, qui aborde les histoires respectives du CCI et du BIPR, mérite qu'on y réponde sur le fond, notamment en apportant des éléments historiques. Cependant, pour la clarté du débat, il nous faut commencer par rectifier certains propos qui dénotent soit la mauvaise foi, soit une ignorance affligeante de la part du rédacteur de l'article.
Quelques rectifications et précisions
En premier lieu, la question des partisans qui provoque une telle indignation chez les camarades du BIPR au point qu'ils ne peuvent se retenir de nous traiter de « calomniateurs » et de « lâches ». Effectivement nous avons dit que le PCInt avait « travaillé dans les partisans ». Mais ce n'est nullement une calomnie, c'est la stricte vérité. Oui ou non le PCInt a-t-il envoyé certains de ses militants et cadres dans les rangs des partisans ? C'est une chose qu'on ne peut cacher. Plus, le PCInt se revendique de cette politique, à moins qu'il n'ait changé de position depuis que le camarade Damen écrivait, au nom de l'Exécutif du PCInt, à l'automne 1976, que son Parti pouvait «se présenter avec toutes ses cartes en règle » en évoquant « ces militants révolutionnaires qui faisaient un travail de pénétration dans les rangs des partisans pour y diffuser les principes et la tactique du mouvement révolutionnaire et qui, pour cet engagement, sont même allés jusqu'à payer de leur vie. » ([2] [220]) En revanche, nous n'avons jamais prétendu que cette politique consistait à « appuyer les forces qui cherchaient à établir un Etat démocratique italien ». Nous avons abordé à plusieurs reprises cette question dans notre presse ([3] [221]), et nous y reviendrons dans la seconde partie de cet article, mais si nous avons critiqué impitoyablement les fautes commises par le PCInt lors de sa constitution, nous ne l'avons jamais confondu avec les organisations trotskistes, encore moins staliniennes. Plutôt que de pousser de hauts cris, les camarades du BIPR auraient mieux fait de donner les citations qui provoquent leur colère. En attendant qu'ils le fassent, nous pensons qu'il est préférable qu'ils remettent leur indignation dans leur poche, et leurs insultes avec.
Un autre point sur lequel il nous faut apporter une rectification et une précision concerne l'analyse de la période historique faite par la GCF au début des années 1950 et qui a motivé le départ d'Europe d'un certain nombre de ses membres. Le BIPR se trompe lorsqu'il prétend que le CCI est embarrassé par cette question et qu'il y répond « en le prenant de haut ». Ainsi, dans l'article consacré à la mémoire de notre camarade Marc (Revue Internationale n° 66) nous écrivions : « Cette analyse, on la trouve notamment dans l'article "L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective" publiée dans Internationalisme n° 46 (...). Ce texte rédigé en mai 1952 par Marc, constitue, en quelque sorte, le testament politique de la GCF. En effet, Marc quitte la France pour le Venezuela en juin 1952. Ce départ correspond à une décision collective de la GCF qui, face à la guerre de Corée, estime qu'une troisième guerre mondiale entre le bloc américain et le bloc russe est devenue inévitable à brève échéance (comme il est dit dans le texte en question). Une telle guerre, qui ravagerait principalement l'Europe, risquerait de détruire complètement les quelques groupes communistes, et notamment la GCF, qui ont survécu à la précédente. La "mise à l'abri" en dehors d'Europe d'un certain nombre de militants ne correspond dons pas au souci de leur sécurité personnelle (...) mais au souci de préserver la survie de l'organisation elle-même. Cependant, le départ sur un autre continent de son élément le plus expérimenté et formé va porter un coup fatal à la GCF dont les éléments qui sont restés en France, malgré la correspondance suivie que Marc entretient avec eux, ne parviennent pas, dans une période de profonde contre-révolution, à maintenir en vie l'organisation. Pour des raisons sur lesquelles on ne peut revenir ici, la troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu. Il est clair que cette erreur d'analyse a coûté la vie de la GCF (et c'est probablement l'erreur, parmi celles commises par notre camarade tout au long de sa vie militante, qui a eu les conséquences les plus graves). »
Par ailleurs, lorsque nous avons republié le texte évoqué plus haut (dès 1974 dans le n° 8 du Bulletin d'étude et de discussion de RI, ancêtre de la Revue internationale) nous avons bien précisé : «Internationalisme avait raison d'analyser la période qui a suivi la 2e guerre mondiale comme une continuation de la période de réaction et de reflux de la lutte de classe du prolétariat (..). Elle avait encore raison d'affirmer qu'avec la fin de la guerre le capitalisme ne sort pas de sa période de décadence, que toutes les contradictions qui ont amené le capitalisme à la guerre subsistaient et poussaient inexorablement le monde vers de nouvelles guerre. Mais Internationalisme n'a pas perçu ou pas suffisamment mis en évidence la phase de "reconstruction" possible dans le cycle : crise-guerre-reconstruction-crise. C'est pour cette raison et dans le contexte de la lourde atmosphère de la guerre froide USA-URSS de l'époque qu'Internationalisme ne voyait la possibilité d'un resurgissement du prolétariat que dans et à la suite d'une 3e guerre.»
Comme on peut le voir, le CCI n'a jamais « pris de haut » cette question et n'a jamais été « embarrassé » pour évoquer les erreurs de la GCF (même à une époque où le BIPR n'était pas encore là pour les lui rappeler). Cela dit, le BIPR nous fait une nouvelle fois la preuve qu'il n'a pas compris notre analyse du cours historique. L'erreur de la GCF ne consiste pas en une évaluation incorrecte du rapport de forces entre classes mais dans une sous-estimation du répit que la reconstruction avait donné à l'économie capitaliste lui permettant pendant deux décennies d'échapper à la crise ouverte et donc d'atténuer quelque peu l'ampleur des tensions impérialistes entre blocs. Celles-ci pouvaient alors rester contenues dans le cadre de guerres locales (Corée, Moyen-Orient, Vietnam, etc.). Si à cette époque la guerre mondiale n'a pas eu lieu ce n'est pas grâce au prolétariat (lequel était paralysé et embrigadé par les forces de gauche du capital) mais parce qu'elle ne s'imposait pas encore au capitalisme.
Après avoir fait ces mises au point, il nous faut revenir sur un « argument » qui semble tenir à coeur au BIPR (puisqu'il l'employait déjà dans l'article de polémique de RP n° 5) : celui concernant la taille « minuscule » de la GCF. En réalité, la référence au caractère « minuscule » de la GCF renvoie à la « création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe », à savoir le PCInt qui, à l'époque, comptait plusieurs milliers de membres. Le BIPR veut-il par là nous démontrer que la raison de la plus « grande réussite » du PCInt était que ses positions étaient plus correctes que celles de la GCF ?
Si tel est le cas l'argument est bien maigre. Cependant, au delà de la pauvreté de cet argument, la démarche du BIPR touche à des questions de fond où se situent justement certaines des divergences fondamentales entre nos deux organisations. Pour être en mesure d'aborder ces questions de fond, il nous faut revenir sur l'histoire de la Gauche communiste d'Italie. Car la GCF n'était pas qu'un groupe « minuscule », c'était aussi le véritable continuateur politique de ce courant historique dont se réclament également le PCInt et le BIPR.
Quelques éléments d'histoire de la Gauche italienne
Le CCI a publié un livre, La Gauche communiste d'Italie, qui présente l'histoire de ce courant. Nous ne ferons ici qu'esquisser quelques aspects importants de cette histoire.
Le courant de la Gauche italienne, qui s'était dégagé autour d'Amadeo Bordiga et de la fédération de Naples comme Fraction « abstentionniste » au sein du PSI, a été à l'origine de la fondation du PC d'Italie en 1921 au Congrès de Livourne et a assumé la direction de ce parti jusqu'en 1925. En même temps que d'autres courants de gauche dans l'Internationale Communiste (comme la Gauche allemande ou la Gauche hollandaise), il s'est dressé, bien avant l'Opposition de gauche de Trotsky, contre la dérive opportuniste de l'Internationale. En particulier, contrairement au trotskisme qui se réclamait intégralement des 4 premiers congrès de lie, la Gauche italienne rejetait certaines des positions adoptées lors des 3e et 4e Congrès, et tout particulièrement la tactique de « Front Unique ». Sur bien des aspects, notamment sur la nature capitaliste de 1’URSS ou sur la nature définitivement bourgeoise des syndicats, les positions de la Gauche germano-hollandaise étaient au départ beaucoup plus justes que celles de la gauche italienne. Cependant, la contribution au mouvement ouvrier de la Gauche communiste d'Italie s'est révélée plus féconde que celle des autres courants de la Gauche communiste dans la mesure où elle avait été capable de mieux comprendre deux questions essentielles :
- le repli et la défaite de la vague révolutionnaire ;
- la nature des tâches des organisations révolutionnaires dans une telle situation.
En particulier, tout en étant consciente de la nécessité d'une remise en cause des positions politiques qui avaient été invalidées par l'expérience historique, la Gauche italienne avait le souci d'avancer avec une très grande prudence, ce qui lui a évité de «jeter le bébé avec l'eau du bain » contrairement à la Gauche hollandaise qui a fini par considérer octobre 1917 comme une révolution bourgeoise et à rejeter la nécessité d'un parti révolutionnaire. Cela n'a pas empêché la Gauche italienne de reprendre à son compte certaines des positions qui avaient été élaborées antérieurement par la Gauche germano-hollandaise.
La répression croissante du régime mussolinien, notamment à partir des lois d'exception de 1926, a contraint la plupart des militants de la Gauche communiste d'Italie à s'exiler. C'est donc à l'étranger, principalement en France et en Belgique, que ce courant a poursuivi une activité organisée. En février 1928 a été fondée à Pantin, près de Paris, la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie. Celle-ci a essayé de participer à l'effort de discussion et de regroupement des différents courants de Gauche qui avaient été exclus de 1’IC dégénérescente et dont la figure la plus connue était Trotsky. En particulier, la Fraction avait comme objectif de publier une revue de discussion commune à ces différents courants. Cependant, ayant été exclue de l'Opposition de Gauche internationale, elle s'était résolue à partir de 1933 à publier pour son propre compte la revue Bilan en langue française en même temps qu'elle poursuivait la publication de Prometeo en langue italienne.
Nous n'allons pas ici passer en revue ni les positions de la Fraction ni l'évolution de celles-ci. Nous nous contenterons de rappeler une de ses positions essentielles qui fondaient son existence : les rapports entre parti et fraction.
Cette position a été progressivement élaborée par la Fraction à la fin des années 1920 et au début des années 1930 quand il s'agissait de définir quelle politique il convenait de développer vis-à-vis des partis communistes en voie de dégénérescence.
A grands traits, on peut résumer ainsi cette position. La Fraction de Gauche se forme à un moment où le parti du prolétariat tend à dégénérer victime de l'opportunisme, c'est-à-dire de la pénétration en son sein de l'idéologie bourgeoise. C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de 1’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manoeuvres sordides. Cela dit, une fois qu'un parti du prolétariat est passé dans le camp de la bourgeoisie, il n'y a pas de retour possible. Nécessairement, le prolétariat devra faire surgir un nouveau parti pour reprendre son chemin vers la révolution et le rôle de la Fraction est alors de constituer un « pont » entre l'ancien parti passé à l'ennemi et le futur parti dont elle devra élaborer les bases programmatiques et constituer l'ossature. Le fait qu'après le passage du parti dans le camp bourgeois il ne puisse exister de vie prolétarienne en son sein signifie aussi qu'il est tout à fait vain, et dangereux, pour les révolutionnaires de pratiquer « l'entrisme » qui constituait une des « tactiques » du trotskisme et que la Fraction a toujours rejeté. Vouloir entretenir une vie prolétarienne dans un parti bourgeois, et donc stérile pour les positions de classe, n'a jamais eu comme autre résultat que d'accélérer la dégénérescence opportuniste des organisations qui s'y sont essayées et non de redresser en quoi que ce soit ce parti. Quant au « recrutement » que ces méthodes ont permis, il était particulièrement confus, gangrené par l'opportunisme et n'a jamais pu constituer une avant-garde pour la classe ouvrière.
En fait, une des différences fondamentales entre la Fraction italienne et le trotskisme réside dans le fait que la Fraction, dans la politique de regroupement des forces révolutionnaires, mettait toujours en avant la nécessité de la plus grande clarté, de la plus grande rigueur programmatique, même si elle était ouverte à la discussion avec tous les autres courants qui avaient engagé le combat contre la dégénérescence de 11C. En revanche, le courant trotskiste a essayé de constituer des organisations de façon précipitée, sans une discussion sérieuse et une décantation préalables des positions politiques, misant essentiellement sur des accords entre « personnalités » et sur l'autorité acquise par Trotsky comme un des principaux dirigeants de la révolution de 1917 et de 11C à son origine.
Une autre question qui a opposé le trotskisme à la Fraction italienne était celle du moment où il fallait former un nouveau parti. Pour Trotsky et ses camarades, la question de la fondation du nouveau parti était immédiatement à l'ordre du jour dès lors que les anciens partis avaient été perdus pour le prolétariat. Pour la Fraction, la question était très claire : « La transformation de la fraction en Parti est conditionnée par deux éléments intimement liés ([4] [222]):
/. L'élaboration, par la fraction, de nouvelles positions politiques capables de donner un cadre solide aux luttes du prolétariat pour la Révolution dans sa nouvelle phase plus avancée (...).
2. Le renversement des rapports de classe du système actuel (...) avec l'éclatement de mouvements révolutionnaires qui pourront permettre à la Fraction de reprendre la direction des luttes en vue de l'insurrection. » (« Vers l'Internationale 2 et 3/4 ? », Bilan n°l, 1933)
Pour que les révolutionnaires soient capables d'établir de façon correcte quelle est leur responsabilité à un moment donné, il est indispensable qu'ils identifient de façon claire le rapport de forces entre les classes et le sens de l'évolution de ce rapport de forces. Un des grands mérites de la Fraction est justement d'avoir su identifier la nature du cours historique au cours des années 1930 : de la crise générale du capitalisme, du fait de la contre-révolution qui pesait sur la classe ouvrière, il ne pouvait sortir qu'une nouvelle guerre mondiale.
Cette analyse a fait la preuve de toute son importance au moment de la guerre d'Espagne. Alors que la plupart des organisations se réclamant de la gauche des partis communistes ont vu dans les événements d'Espagne une reprise révolutionnaire du prolétariat mondial, la Fraction avait compris que malgré toute la combativité et le courage du prolétariat d'Espagne, il était piégé par l'idéologie antifasciste promue par toutes les organisations ayant une influence en son sein (la CNT anarchiste, 1’UGT socialiste ainsi que les partis communiste, socialiste et le POUM, un parti socialiste de gauche participant au gouvernement bourgeois de la « Generalitat ») et qu'il était destiné à servir de chair à canon dans un affrontement entre secteurs de la bourgeoisie (la « démocratique » contre la «fasciste ») préludant à la guerre mondiale qui devait survenir inévitablement. A cette occasion, il s'est formé dans la fraction une minorité qui pensait qu'en Espagne la situation restait « objectivement révolutionnaire » et qui, au mépris de toute discipline organisationnelle et refusant le débat que lui proposait la majorité, s'est enrôlée dans les brigades antifascistes du POUM ([5] [223]) et s'est même exprimée dans les colonnes du journal de ce parti. La Fraction est obligée de prendre acte de la scission de la minorité qui, à son retour d'Espagne, fin 1936 ([6] [224]), va intégrer les rangs de l'Union Communiste, un groupe ayant rompu sur la gauche, au début des années 1930, avec le trotskisme mais qui rejoint ce courant pour qualifier de « révolutionnaires » les événements d'Espagne et promouvoir un « antifasciste critique ».
Ainsi, en compagnie d'un certain nombre de communistes de gauche hollandais, la Fraction italienne est la seule organisation qui ait maintenu une position de classe intransigeante face à la guerre impérialiste qui se développait en Espagne ([7] [225]). Malheureusement, à la fin de 1937, Vercesi qui est le principal théoricien et animateur de la Fraction commence à élaborer une théorie suivant laquelle les différents affrontements militaires qui se sont produits dans la seconde partie des années 1930 ne constituent pas les préparatifs vers une nouvelle boucherie impérialiste généralisée mais des « guerres locales » destinées à prévenir par des massacres d'ouvriers la menace prolétarienne qui se ferait jour. D'après cette « théorie » le monde se trouvait donc à la veille d'une nouvelle vague révolutionnaire et la guerre mondiale n'était plus à l'ordre du jour dans la mesure, notamment, où l'économie de guerre était sensée, par elle-même, surmonter la crise capitaliste. Seule une minorité de la Fraction, dont notre camarade Marc, est alors capable de ne pas se laisser entraîner dans cette dérive qui représentait une sorte de revanche posthume de la minorité de 1936. La majorité décide d'interrompre la publication de la revue Bilan et de la remplacer par Octobre (dont le nom est conforme à la « nouvelle perspective »), organe du Bureau International des Fractions de Gauche (italienne et belge), qu'elle veut publier en 3 langues. En fait, au lieu de «faire plus » comme la supposée « nouvelle perspective » l'exigeait, la Fraction est incapable de maintenir son travail d'auparavant : Octobre, contrairement à Bilan, paraîtra de façon irrégulière et uniquement en français ; de nombreux militants, déboussolés par cette remise en cause des positions de la Fraction tombent dans la démoralisation ou démissionnent.
La Gauche italienne durant la seconde guerre mondiale et la formation de la GCF
Lorsque la guerre mondiale éclate, la Fraction est désarticulée. Plus encore que la répression policière, de la part de la police « démocratique », puis de la Gestapo (plusieurs militants, dont Mitchell, principal animateur de la Fraction belge, sont déportés et meurent), c'est la désorientation politique et l'impréparation face à une guerre mondiale sensée ne pas advenir qui sont responsables de cette débandade. Pour sa part, Vercesi proclame qu'avec la guerre le prolétariat est devenu « socialement inexistant », que tout travail de fraction est devenu inutile et qu'il convient donc de dissoudre les fractions (décision qui est prise par le Bureau International des fractions) ce qui contribue encore à la paralysie de la Fraction. Cependant le noyau de Marseille, constitué de militants qui s'étaient opposés aux conceptions révisionnistes de Vercesi avant la guerre, poursuit un travail patient pour reconstituer la Fraction, un travail particulièrement difficile du fait de la répression et de l'absence de moyens matériels. Des sections sont rétablies à Lyon, Toulon et Paris. Des contacts sont pris avec la Belgique. A partir de 1941 la Fraction italienne « reconstituée » tient des conférences annuelles, nomme une Commission Executive et publie un Bulletin international de discussion. Parallèlement se constitue en 1942, sur les positions de la Fraction italienne, le Noyau français de la Gauche communiste auquel participe Marc, membre de la CE de la FI et qui se donne comme perspective de constituer la Fraction française.
Lorsqu'en 1942-43 se développent dans le Nord de l'Italie de grandes grèves ouvrières conduisant à la chute de Mussolini et à son remplacement par l'amiral pro-allié Badoglio (grèves qui se répercutent en Allemagne parmi les ouvriers italiens soutenues par des grèves d'ouvriers allemands), la Fraction estime que, conformément à sa position de toujours, « le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert » Sa Conférence d'août 1943 décide de reprendre le contact avec l'Italie et demande aux militants de se préparer à y retourner dès que possible. Cependant ce retour ne fut pas possible en partie pour des raisons matérielles et en partie pour des raisons politiques du fait que Vercesi et une partie de la Fraction belge y étaient hostiles considérant que les événements d'Italie ne remettaient pas en cause « l'inexistence sociale du prolétariat ». A sa conférence de mai 1944, la Fraction condamne les théories de Vercesi ([8] [226]). Cependant ce dernier n'est pas arrivé au bout de sa dérive. En septembre 1944 il participe, au nom de la Fraction (et en compagnie d'un autre membre de celle-ci, Pieri) à la constitution de la « Coalizione antifa-scista » de Bruxelles aux côtés des partis démocrate chrétien, « communiste », républicain, socialiste et libéral et qui publie le journal L'Italia di Domani dans les colonnes duquel on trouve des appels à la souscription financière pour soutenir l'effort de guerre allié. Ayant pris connaissance de ces faits, la CE de la Fraction a exclu Vercesi le 20 janvier 1945. Cela n'a pas empêché ce dernier de poursuivre encore plusieurs mois son activité dans la « Coalizione » et comme président de la « Croce Rossa » ([9] [227]).
Pour sa part, la Fraction maintenue poursuivait un travail difficile de propagande contre l'hystérie antifasciste et de dénonciation de la guerre impérialiste. Elle avait maintenant à ses côtés le Noyau français de la Gauche communiste qui s'est constitué en Fraction française de la Gauche communiste et qui a tenu son premier congrès en décembre 1944. Les deux fractions distribuent des tracts et collent des affiches appelant à la fraternisation entre les prolétaires en uniforme des deux camps impérialistes. Cependant, à la conférence de mai 1945, ayant appris la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista avec les figures prestigieuses de Onorato Damen et Amadeo Bordiga, la majorité de la Fraction décide la dissolution de celle-ci et l'entrée individuelle de ses membres dans le PCInt. C'était là une remise en cause radicale de toute la démarche de la Fraction depuis sa constitution en 1928. Marc, membre de la CE de la Fraction, et qui avait été le principal animateur de son travail durant la guerre, s'oppose àcette décision. Il ne s'agissait pas d'une démarche formaliste mais politique : il estimait que la Fraction devait se maintenir tant qu'elle ne s'était pas assurée des positions du nouveau parti qui étaient mal connues et vérifier si elles étaient bien conformes à celles de la Fraction ([10] [228]). Pour ne pas être complice du suicide de la Fraction, il démissionne de sa CE et quitte la conférence après avoir fait une déclaration expliquant son attitude. La Fraction (qui pourtant n'est plus sensée exister) l'exclue pour « indignité politique » et refuse de reconnaître la FFGC dont il était le principal animateur. Quelques mois après, deux membres de la FFGC qui avaient rencontré Vercesi, lequel s'était prononcé pour la constitution du PCInt, scissionnent et constituent une FFGC-bis avec le soutien de cette organisation. Pour éviter toute confusion, la FFGC prend le nom de Gauche Communiste de France (GCF) tout en se réclamant de la continuité politique de la Fraction. Pour sa part, la FFGC-bis se voit « renforcée » par l'entrée dans ses rangs des membres de la minorité exclue de la Fraction en 1936 et du principal animateur de l'Union Communiste, Chazé. Cela n'empêche pas le PCInt et la Fraction belge de la reconnaître comme « seul représentant en France de la Gauche communiste ».
La « minuscule » GCF a arrêté en 1946 la publication de son journal d'agitation, L'Etincelle, estimant que la perspective d'une reprise historique des combats de classe, telle qu'elle avait été mise en avant en 1943, ne s'était pas vérifiée. En revanche, elle a publié, entre 1945 et 1952, 46 numéros de sa revue théorique Internationalisme, abordant l'ensemble des questions qui se posaient au mouvement ouvrier au lendemain de la seconde guerre mondiale et précisant les bases programmatiques sur lesquelles allaient se constituer Internacionalismo en 1964 au Venezuela, Révolution Internationale en 1968 en France et le Courant Communiste International en 1975.
Dans la seconde partie de cet article, nous allons revenir sur la fondation du Partito Comunista Internazionalista, inspirateur du BIPR et « création de la classe ouvrière révolutionnaire ayant eu le plus de réussite depuis la Révolution russe » aux dires de celui-ci.
Fabienne.
Rectificatif
Le BIPR nous a demandé de rectifier la phrase suivante de notre article « Une politique de regroupement sans boussole » {Revue internationale n° 87, p. 22) : « A la 4e conférence [des groupes de la Gauche communiste], la CWO et BC ont relâché les critères afin de permettre que la place du CCI soit prise par le SUCM. » Le BIPR nous a dit qu'en réalité la 4e conférence s'est réunie sur les critères qui avaient été adoptés à la fin de la 3e, le SUCM ayant affirmé être d'accord avec ces critères. Nous prenons acte de ce fait. Nous sommes intéressés à ce que les polémiques entre le CCI et le BIPR, comme tous les débats entre révolutionnaires, s'appuient sur les questions de fond et non sur des malentendus ou des détails erronés.
[1] [229] Voir l'article sur le 12e Congrès du CCI dans ce numéro.
[2] [230] Lettre publiée dans la Revue Internationale n° 8 avec notre réponse : <r Les ambiguïtés sur les "partisans" dans la constitution du Parti Communiste Internationaliste en Italie ».
[3] [231] Voir article de la Revue Internationale n° 8.
[4] [232] Nous avons souvent abordé dans notre presse ce qui, conformément à la conception élaborée par la Gauche italienne, distingue la forme parti de la forme fraction (voir en particulier notre étude « Le rapport Fraction-Parti dans la tradition marxiste » dans la Revue Internationale n° 59, 61, 64 et 65). Pour la clarté de la question on peut rappeler ici les éléments suivants. La minorité communiste existe en permanence comme expression du devenir révolutionnaire du prolétariat. Cependant l'impact qu'elle peut avoir sur les luttes immédiates de la classe est étroitement conditionné par le niveau de celles-ci et du degré de conscience des masses ouvrières. Ce n'est que dans des périodes de luttes ouvertes et de plus en plus conscientes du prolétariat que cette minorité peut espérer avoir un impact sur ces luttes. Ce n'est que dans ces circonstances qu'on peut parler de cette minorité comme d'un parti. En revanche, dans les périodes de recul historique du prolétariat, de triomphe de la contre-révolution, il est vain d'espérer que les positions révolutionnaires puissent avoir un impact significatif et déterminant sur l'ensemble de la classe. Dans de telles périodes, le seul travail possible, et il est indispensable, est celui d'une fraction : préparer les conditions politiques de la formation du futur parti lorsque le rapport de forces entre les classes permettra à nouveau que les positions communistes aient un impact dans l'ensemble du prolétariat.
[5] [233] Un membre de la minorité, Candiani, prend même le commandement de la colonne poumiste « Lenin » sur le front d'Aragon.
[6] [234] Il faut noter que les événements d'Espagne ont provoqué des scissions dans d'autres organisations (l'Union Communiste en France, la Ligue des Communistes en Belgique, la Revolutionary Workers' League aux Etats-Unis, la Liga Comunista au Mexique) qui se retrouvent sur les positions de la Fraction italienne rejoignant ses rangs ou constituant, comme en Belgique, une nouvelle fraction de la Gauche Communiste internationale. C'est à cette époque que le camarade Marc quitte l'Union Communiste et rejoint la Fraction avec qui il était en contact depuis plusieurs années.
[7] [235] La majorité de la Fraction, contrairement à la légende qu'a entretenue la minorité ainsi que d'autres groupes, ne s'est pas cantonnée à observer de loin les événements d'Espagne. Ses représentants sont restés jusqu'en mai 1937 en Espagne, non pour s'enrôler sur le front antifasciste mais pour poursuivre, dans la clandestinité face aux tueurs staliniens qui ont failli les assassiner, un travail de propagande pour essayer de soustraire quelques militants à la spirale de la guerre impérialiste.
[8] [236] Durant cette période, la Fraction a publié de nombreux numéros de son bulletin de discussion ce qui lui a permis de développer toute une série d'analyses notamment sur la nature de l'URSS, sur la dégénérescence de la révolution russe et la question de l'Etat dans la période de transition, sur la théorie de l'économie de guerre développée par Vercesi et sur les causes économiques de la guerre impérialiste.
[9] [237] A ce titre, il en est venu à remercier « son excellence le nonce apostolique > pour son « appui à cette oeuvre de solidarité et d'humanité » tout en se déclarant certain « qu'aucun italien ne se couvrirait de la honte de rester sourd à notre pressant appel » {L'Italia di Domani n°l 1, mars 1945)
[10] [238] En ce sens, la raison pour laquelle Marc s'oppose à la décision de la Fraction, en mai 1945, n'est pas celle donnée par IC : « que la contre-révolution qui s'était abattue sur les ouvriers depuis leurs défaites dans les années 20 continuait encore et que, de ce fait, il n'y avait pas la possibilité de créer un parti révolutionnaire dans les années 40 » puisqu'à ce moment-là, tout en soulignant les difficultés grandissantes rencontrées par le prolétariat du fait de la politique systématique des Alliés visant à dévoyer sa combativité sur un terrain bourgeois, Marc n'avait pas encore remis en cause explicitement la position adoptée en 1943 sur la possibilité de former le parti.
« Plus encore que dans le domaine économique, le chaos propre à la période de décomposition exerce ses effets dans celui des relations politiques entre Etats. Au moment de l'effondrement du bloc de l'Est, conduisant à la disparition du système d'alliances issu de la seconde guerre mondiale, le CCI avait mis en évidence :
-que cette situation mettait à l'ordre du jour, sans que cela soit immédiatement réalisable, la reconstitution de nouveaux blocs, l'un étant dirigé par les Etats-Unis et l'autre par l'Allemagne ;
-que, de façon immédiate, elle allait déboucher sur un déferlement d'affrontements ouverts que "l'ordre de
Yalta" avait réussi auparavant à maintenir dans un cadre "acceptable"pour les deux gendarmes du monde. » (...) « Depuis, cette tendance au "chacun pour soi", au chaos dans les relations entre Etats, avec son cortège d'alliances de circonstance et éphémères, n'a nullement été remise en cause, bien au contraire. »(...)
« ... assez rapidement la tendance au "chacun pour soi " a pris le dessus sur la tendance à la reconstitution d'alliances stables préfigurant de futurs blocs impérialistes ce qui a contribué à multiplier et aggraver les affrontements militaires. » (« Résolution sur la situation internationale » parue dans la Revue Internationale n° 90)
C'est ainsi que, lors de son 12e congrès, le CCI a défini sa vision de la situation mondiale sur le plan impérialiste, vision qui a été, ces derniers mois, illustrée et confirmée à de trop nombreuses reprises. L'instabilité grandissante que connaît le monde capitaliste se traduit notamment par une multiplication de conflits meurtriers aux quatre coins de la planète. Cette aggravation de la barbarie capitaliste est avant tout le fait des grandes puissances qui ne cessent de nous promettre « un monde de paix et de prospérité» mais dont les rivalités toujours plus aiguës et ouvertes coûtent de plus en plus cher à l'humanité en nombre de morts, en généralisation de la terreur et de la misère.
Parce que « la première puissance mondiale est confrontée, depuis qu'a disparu la division du monde en deux blocs, à une contestation permanente de son autorité de la part de ses anciens alliés » (Ibid.), elle a dû mener contre ces derniers et contre leurs intérêts impérialistes, dans la dernière période, « une contre-offensive massive » notamment dans l'ex-Yougoslavie et en Afrique. Malgré cela, les anciens alliés continuent de défier les Etats-Unis jusque dans ses chasses gardées comme l'Amérique latine ou le Moyen-Orient.
Nous ne pouvons traiter ici de toutes les parties du monde qui subissent les effets de la tendance « au chacun pour soi » et de l'exacerbation des rivalités impérialistes entre les grandes puissances. Nous n'aborderons donc que quelques situations qui illustrent parfaitement cette analyse et qui ont connu, ces derniers temps, des rebondissements significatifs.
Afrique noire : les intérêts français au plus mal
Dans la résolution citée plus haut nous affirmions aussi que la première puissance mondiale « a réussi à infliger au pays qui l'avait défiée le plus ouvertement, la France, un très sérieux revers dans ce qui constitue son "pré carré", l'Afrique. » L'évidence des faits à ce moment-là nous autorisait à dire que : «Après l'élimination de l'influence française au Rwanda, c'est maintenant la principale position de la France sur ce continent, le Zaïre qui est en train de lui échapper avec l'effondrement du régime de Mobutu sous les coups de la "rébellion" de Kabila massivement soutenue par le Rwanda et l'Ouganda, c'est-à-dire par les Etats-Unis. »
Depuis, les hordes de Kabila ont éjecté Mobutu et sa clique et pris le pouvoir à Kinshasa. Dans cette victoire et en particulier dans les massacres monstrueux des populations civiles qu'elle a occasionnés, le rôle direct et actif joué par l'Etat américain, notamment à travers les nombreux « conseillers » qu'il a mis à la disposition de Kabila, est aujourd'hui un secret de polichinelle. Hier, c'était l'impérialisme français qui armait et conseillait les bandes hutues, responsables des massacres au Rwanda, pour déstabiliser le régime pro-US de Kigali ; aujourd'hui, c'est Washington qui en fait de même, contre les intérêts français, avec les « rebelles » tutsis de Kabila.
Le Zaïre est ainsi passé sous la coupe exclusive des Etats-Unis. La France, quant à elle, a perdu un pion essentiel, ce qui signe son éviction complète de la « région des grands lacs ».
De plus, cette situation n'a pas tardé à provoquer une déstabilisation en chaîne des pays voisins qui sont encore sous l'influence française. L'autorité et la crédibilité du « parrain français » ont en effet pris un sacré coup dans la région, ce dont les Etats-Unis essaient de tirer profit au maximum. Ainsi, depuis quelques semaines, le Congo-Brazzaville est déchiré par la guerre que se livrent les deux derniers présidents qui sont pourtant tous les deux des « créatures » de la France. Les pressions et les nombreux efforts de médiation faits par Paris ne connaissent pour le moment aucun succès. En Centrafrique, pays qui est actuellement soumis à une situation de chaos sanglant, cette même impuissance se manifeste. Ainsi, malgré deux interventions militaires très musclées et la création d'une « force africaine d'interposition» à sa botte, l'impérialisme français n'arrive toujours pas à maintenir l'ordre sur place. Plus grave, le président centrafricain Ange Patassé, une autre « créature » de la France, menace maintenant de recourir à l'aide américaine signifiant ainsi sa défiance vis-à-vis de son parrain actuel. Cette perte de crédit tend aujourd'hui à se généraliser à travers toute l'Afrique noire jusqu'à commencer à atteindre les pions les plus fidèles de Paris. Plus généralement, l'influence française s'effrite sur l'ensemble du continent comme l'a clairement démontré, par exemple, le dernier sommet annuel de l'OUA où des « initiatives françaises » significatives ont été repoussées :
- l'une concernait la reconnaissance du nouveau pouvoir de Kinshasa que Paris voulait retarder et placer sous condition ; sous la pression des Etats-Unis et de ses alliés africains, Kabila a non seulement obtenu une reconnaissance immédiate mais également un soutien économique « pour reconstruire son pays » ;
-une autre concernait la nomination d'une nouvelle direction à la tête de l'organisme africain ; le « candidat » de la France, abandonné par ses «amis», a dû retirer sa candidature avant le vote.
L'impérialisme français subit actuellement sur le continent noir une série de revers graves sous les coups de boutoir de l'impérialisme américain, et il s'agit pour lui d'un déclin historique, essentiellement au profit de ce dernier, dans ce qui était, il n'y a pas si longtemps, son pré carré.
« C'est une punition particulièrement sévère que cette puissance (les Etats-Unis) est en train d'infliger à la France et qui se veut exemplaire à l'adresse de tous les autres pays qui voudraient l'imiter dans sa politique de défi permanent. » (Ibid.)
Cependant, malgré son déclin, l'impérialisme français a encore des arguments à faire valoir, des cartes à jouer pour défendre ses intérêts et riposter à l'offensive, pour le moment victorieuse, des américains. C'est notamment dans ce but qu'il a engagé tout un redéploiement stratégique de ses forces militaires en Afrique. Si, sur ce plan (et sur d'autres), Paris est loin de pouvoir rivaliser avec Washington, cela ne signifie nullement qu'elle va baisser les bras; et, pour le moins, il est sûr que, dès à présent, elle va mettre en oeuvre toutes ses capacités de nuisance pour mettre en difficulté la politique et les intérêts américains. Les populations africaines n'ont donc pas fini de subir dans leur chair la rivalité entre les grands gangsters capitalistes.
Derrière les massacres en Algérie, les mêmes intérêts sordides des « grands »
L'Algérie est un autre terrain qui subit de plein fouet les effets de la décomposition du capitalisme mondial et sur lequel s'exerce l'antagonisme féroce entre les « grands ». En effet, voilà près de cinq années que ce pays ne cesse de s'enfoncer dans un chaos toujours plus sanglant et barbare. Les règlements de compte en série, les incessants massacres en masse de populations civiles, les multiples attentats meurtriers perpétrés jusqu'au coeur de la capitale plongent ce pays dans l'horreur et la terreur quotidiennes. Depuis 1992, début de ce que les médias bourgeois appellent hypocritement « la crise algérienne », il ne fait aucun doute que le chiffre de 100 000 tués a été dépassé. S'il y a bien une population (et donc un prolétariat) qui est prise en otage dans une guerre entre fractions bourgeoises, c'est bien celle d'Algérie. Il est clair aujourd'hui que ceux qui assassinent quotidiennement, qui sont les responsables directs de la mort de ces milliers d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards, ce sont des bandes armées à la solde des différents camps en présence :
- celui des islamistes dont la fraction la plus dure et la plus fanatique, le GIA, draine notamment une jeunesse décomposée, désoeuvrée, sans perspective (du fait de la situation économique dramatique de l'Algérie aujourd'hui qui jette la majorité de la population dans le chômage, la misère et la famine) sinon celle de plonger dans la plus profonde délinquance. Al Wasat, le journal de la bourgeoisie saoudienne qui paraît à Londres, reconnaît que « cette jeunesse a d'abord constitué un moteur dont le FIS s'est servi pour effrayer tous ceux qui se mettaient en travers de sa route vers le pouvoir » mais que celle-ci a tendu à lui échapper de plus en plus ;
- l'Etat algérien, lui-même, dont il apparaît aux yeux de tout le monde qu'il est impliqué directement dans de nombreux massacres qu'il a imputés aux « terroristes islamistes ». Les témoignages recueillis notamment sur la boucherie (entre 200 et 300 morts) qui a eu lieu dans la banlieue algéroise, à Raïs, à la fin du mois d'août dernier prouvent, s'il en était besoin, que le régime de Zéroual est loin d'être innocent : « Cela a duré de 22h 30 à 2h 30. Ils (les massacreurs) ont pris tout leur temps. (...) Aucun secours n'est arrivé. Les forces de sécurité sont pourtant toutes proches. Les premiers arrivés ce matin ont été les pompiers. » (témoignages cités dans le journal Le Monde) Il est clair aujourd'hui qu'une bonne partie des carnages perpétrés en Algérie sont l'oeuvre soit des services de sécurité de l'Etat soit des « milices d'autodéfense » armées et contrôlées par ce même Etat. Ces milices ne sont pas chargées, comme veut le faire croire le régime en place, « de veiller sur la sécurité des villages » ; elles sont pour l'Etat un moyen de quadrillage de la population, une arme redoutable pour éliminer ses opposants et imposer son ordre par la terreur.
Face à cette situation d'épouvante, « l'opinion mondiale », c'est-à-dire les grandes puissances occidentales surtout, a commencé à exprimer son « émotion ». Ainsi, quand le secrétaire général de l'ONU Kofi Annan cherche à encourager « la tolérance et le dialogue » et appelle à « une solution urgente », Washington, qui se dit « horrifiée », lui apporte immédiatement son soutien. L'Etat français, quant à lui, n'est pas en reste question compassion mais s'interdit de faire de « l'ingérence dans les affaires de l'Algérie ». L'hypocrisie dont font preuve tous ces « grands démocrates » est absolument effarante mais elle a de plus en plus de mal à masquer leurs responsabilités dans l'horreur que vit ce pays. Par fractions bourgeoises algériennes interposées, c'est une guerre sans merci que se livrent notamment la France et les Etats-Unis depuis la disparition des grands blocs impérialistes. L'enjeu de cette sordide rivalité est pour Paris de conserver l'Algérie dans son giron et pour Washington de la récupérer à son profit ou, pour le moins, de déstabiliser l'influence de sa rivale.
Dans cette bataille, le premier coup a été porté par l'impérialisme américain qui a soutenu, en sous main, le développement de la fraction intégriste du FIS (qui était à sa botte via le soutien de l'Arabie Saoudite) à tel point que celle-ci, en 1992, est arrivée aux portes du pouvoir. Et c'est un véritable coup d'Etat perpétré par le régime en place à Alger, avec le soutien du parrain français, qui a permis d'écarter le danger qui était imminent tant pour les fractions bourgeoises qui sont au pouvoir que pour les intérêts français. Depuis la politique menée par l'Etat algérien, notamment avec l'interdiction du FIS, la chasse et l'emprisonnement de nombre de ses dirigeants et militants, a permis de réduire l'influence de ce dernier dans le pays. Mais si cette politique, sur ce plan, a été globalement couronnée de succès, elle est, par contre, responsable de la situation de chaos actuelle. C'est elle qui a jeté des fractions du FIS dans l'illégalité, la guérilla et les actions terroristes. Aujourd'hui, les islamistes sont discrédités du fait notamment de leurs multiples et abominables exactions. On peut donc affirmer qu'avec le soutien de Paris le régime de Zéroual est pour l'instant parvenu à ses fins mais aussi que l'impérialisme français a réussi globalement à résister à l'offensive de la première puissance mondiale et à préserver ses intérêts en Algérie. Le prix de ce « succès », ce sont les populations qui le paient aujourd'hui et le paieront encore demain. En effet, quand récemment les Etats-Unis ont parlé d'apporter tout leur soutien « aux efforts personnels » de Kofi Annan, c'était pour signifier qu'il ne sont pas prêts à lâcher le morceau; ce à quoi Chirac leur a immédiatement répondu en dénonçant, à l'avance, toute politique « d'ingérence dans les affaires algériennes », laissant entendre par là qu'il défendra bec et ongles son pré carré.
Moyen-Orient : les difficultés grandissantes de la politique américaine
Si les seconds couteaux impérialistes, comme la France, ont du mal à conserver leur autorité dans leurs zones d'influence traditionnelles et y subissent même des reculs sous les coups de boutoir des Etats-Unis, ces derniers ne sont pas épargnés par les difficultés dans leur politique, difficultés qu'ils subissent jusque dans leurs chasses gardées comme le Moyen-Orient. Cette zone sur laquelle ils ont, depuis la guerre du Golfe, un contrôle quasi-exclusif est soumise à une instabilité grandissante qui remet en question leur « pax americana » et leur autorité. Dans notre résolution citée ci-dessus, nous avions déjà souligné un certain nombre d'exemples illustrant la contestation grandissante du leadership américain par un certain nombre de pays vassaux de cette région du monde. Notamment, à l'automne 1996, « les réactions presque unanimes d'hostilité envers les bombardements de l'Irak par 44 missiles de croisière », réactions auxquelles se sont joints des « fidèles » comme l'Egypte et l'Arabie Saoudite. Un autre exemple significatif a été celui de « la venue au pouvoir en Israël, contre la volonté affichée des Etats-Unis, de la droite, laquelle a tout fait depuis pour saboter le processus de paix avec les palestiniens qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie US ». La situation qui s'est développée depuis a confirmé de manière éclatante cette analyse.
Dès mars dernier, le « processus de paix » subissait un recul significatif avec l'arrêt des négociations israélo-palestinienne du fait de la politique cynique de colonisation des territoires occupés développée par le gouvernement Netanyahou. Depuis, la tension n'a cessé de monter dans la région. Elle s'est soldée notamment, durant cet été, par plusieurs attentats suicide meurtriers, attribués au Hamas, en plein Jérusalem ce qui a été l'occasion pour l'Etat hébreu d'accentuer sa répression contre les populations palestiniennes et d'imposer un «blocus des territoires libres». Par ailleurs, une série de raids de Tsahal, avec leur cortège de destruction et de morts, ont été lancés contre le Hezbollah au Sud-Liban. Face à ce dérapage accéléré de la situation, la Maison Blanche a dû dépêcher sur place, successivement, ses deux principaux émissaires, Dennis Ross et Madeleine Albright, sans grand succès. Cette dernière a même reconnu qu'elle n'avait pas trouvé « la meilleure méthode pour remettre le processus de paix sur les rails ». Et en effet, malgré les fortes pressions de Washington, Nétanyahou reste sourd et poursuit sa politique agressive contre les palestiniens mettant en danger l'autorité d'Arafat et donc ses capacités à contrôler les siens. Quant aux pays arabes, ils sont de plus en plus nombreux à exprimer leur mauvaise humeur vis-à-vis de la politique américaine qu'ils accusent de sacrifier leurs intérêts au profit de ceux d'Israël. Parmi ceux qui bravent l'autorité du parrain américain se trouve la Syrie qui, actuellement, est en train de développer des relations économiques et militaires avec Téhéran et s'est même permis de rouvrir ses frontières avec l'Irak. Par ailleurs, ce qui était proprement inconcevable il y a très peu de temps se produit aujourd'hui : l'Arabie Saoudite, « le plus fidèle allié » des américains mais aussi le pays qui était jusque là le plus opposé au « régime des mollahs », renoue des liens avec l'Iran. Ces attitudes nouvelles vis-à-vis de l'Iran et de l'Irak, deux des principales cibles de la politique US ces dernières années, ne peuvent être perçues par Washington que comme des bravades, voire des camouflets.
Dans ce contexte de difficultés aiguës pour leur rivale d'outre-Atlantique, les bourgeoisies européennes se font fort de jeter de l'huile sur le feu. D'ailleurs, notre résolution affirmait déjà cet aspect en soulignant que la contestation du leadership américain se confirme « plus généralement, (par) la perte du monopole du contrôle de la situation au Moyen-Orient, zone cruciale s'il en est, notamment illustrée par le retour en force de la France qui s'est imposée comme co-parrain du règlement du conflit entre Israël et le Liban... ». Ainsi, durant l'été, on a vu l'Union Européenne doubler Dennis Ross sur le poteau et enfoncer un coin dans les fissures du dispositif diplomatique américain, son « envoyé spécial » proposant la mise sur pied d'un « comité de sécurité permanent » pour permettre à Israël et à l'OLP de « collaborer de manière permanente et non pas intermittente ». Tout récemment encore, le ministre des affaires étrangères du gouvernement français, H.Védrine, soufflait un peu plus sur les braises en taxant la politique de Netanyahou de « catastrophique », dénonçant ainsi implicitement la politique américaine. De plus, il affirmait haut et fort que « le processus de paix » était « cassé » et qu'il n'a « plus de perspective ». Il s'agit là, pour le moins, d'un encouragement, adressé aux palestiniens et à tous les pays arabes, à se détourner des Etats-Unis et de leur « pax americana».
« C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des Etats-Unis ne sauraient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership. » Et même si « la force brute, les manoeuvres visant à déstabiliser leurs concurrents (comme aujourd'hui au Zaïre), avec tout leur cortège de conséquences tragiques n'ont donc pas fini d'être employés par cette puissance » (Ibid.), ces mêmes concurrents, eux, n'ont pas non plus fini de mettre en oeuvre toutes leurs capacités de nuisance contre la politique à visée hégémonique de la première puissance mondiale.
Aujourd'hui, aucun impérialisme, pas même le plus fort, n'est à l'abri des menées déstabilisatrices de ses concurrents. Les prés carrés, les chasses gardées tendent à disparaître. Il n'y a plus sur la planète de zones « protégées ». Plus que jamais, le monde est livré à la concurrence débridée selon la règle du « chacun pour soi ». Et tout cela contribue à élargir et à accentuer le chaos sanglant dans lequel s'enfonce le capitalisme.
Elfe, 20 septembre 1997
Dans la lutte constante qu'ils mènent contre le marxisme, les professeurs bourgeois ont pour argument favori l'idée que ce dernier serait une pseudoscience, du même genre que la phrénologie ou d'autres charlataneries de ce style. On trouve la présentation la plus élaborée de cette thèse dans le livre de Karl Popper, The Open Society and it’s ennemies, qui est une justification classique du libéralisme et de... la « guerre froide ». Selon Popper, le marxisme n'est pas une science de la société car on ne peut ni vérifier ni réfuter ses propositions par l'expérience pratique condition sine qua non de toute véritable investigation scientifique.
En fait, le marxisme ne revendique pas d'être « une science » du même type que les sciences naturelles. II reconnaît que les rapports sociaux humains ne peuvent être soumis à un examen précis et contrôlé comme le sont les processus physiques, chimiques ou biologiques. Ce qu'il affirme par contre, c'est qu'en tant que vision mondiale d'une classe exploitée qui n'a aucun intérêt ni à occulter ni à travestir la réalité sociale, il est seul capable d'appliquer la méthode scientifique à l'étude de la société et de l'évolution historique. II est certain qu'on ne peut examiner l'histoire dans les conditions d'un laboratoire. On ne peut tester les prévisions d'une critique sociale révolutionnaire par des expérimentations répétées et soigneusement contrôlées. Mais même en tenant compte de cela, il est toujours possible d'extrapoler à partir du mouvement passé et présent des processus historiques, économiques et sociaux, et de dessiner à grands traits le mouvement à venir. Et ce qui est si frappant dans le gigantesque enchaînement des événements historiques inaugurés par la première guerre mondiale, c'est précisément à quel point il vérifie les prévisions du marxisme dans le laboratoire vivant de faction sociale.
Une prémisse fondamentale du matérialisme historique, c'est le fait que, comme toutes les précédentes sociétés de classes, le capitalisme atteindrait une phase où ses rapports de production, de conditions de développement des forces productives, se transformeraient en entraves, plongeant l'ensemble de la superstructure juridique et politique de la société dans la crise et ouvrant une époque de révolution sociale. Les fondateurs du marxisme ont donc analysé en profondeur les contradictions de la structure capitaliste, ses bases économiques, qui allaient entraîner le système dans sa crise historique. Cette analyse était inévitablement générale et ne pouvait parvenir à des prévisions précises. quant à la date de la crise révolutionnaire. Malgré cela, même Marx et Engels ont parfois été victimes de leur impatience révolutionnaire et ont annoncé de façon précipitée le déclin général du système et donc l'imminence de la révolution prolétarienne. La forme qu'allait prendre cette crise historique n'était pas non plus très claire. Prendrait-elle la forme de dépressions économiques cycliques comme celles qui avaient marqué la période ascendante ou sous une forme plus vaste et sans possibilité de renouveau? Là encore, on ne pouvait avancer qu'une perspective générale. Néanmoins, dès le Manifeste Communiste, le dilemme essentiel auquel était confrontée l'humanité était annoncé: socialisme ou retour à la barbarie; émergence d'une forme supérieure de rapports humains ou déchaînement de toutes les tendances destructrices inhérentes au capitalisme - ce que le Manifeste appelle «la ruine commune des classes en lutte ».
Cependant, vers la fin du 19e siècle, avec l'entrée du capitalisme dans sa phase impérialiste, une phase de militarisme débridé et de compétition aigüe pour la conquête des zones extra-capitalistes qui restaient sur la planète, le désastre où le capitalisme menait l'humanité a commencé à apparaître clairement, non sous la forme d'une vaste dépression économique mais sous celle d'une catastrophe militaire à grande échelle: la guerre globale en tant que compétition économique sous d'autres formes, mais développant de plus en plus sa propre dynamique malsaine, détruisant toute la civilisation sous ses roues meurtrières. D'où la remarquable « prophétie » d’Engels en 1887:
« Aucune guerre n'est désormais possible pour la Prusse allemande qu'une guerre mondiale, et une guerre mondiale d'une étendue et d'une violence inconnues jusqu’'ici. Huit ou dix millions de soldats se massacreront les uns les autres, et ce faisant, engloutiront toute l'Europe jusqu'à ce qu'ils l'aient dépouillée et mise à nu comme un essaim de sauterelles ne pourrait jamais le faire. Les dévastations de la guerre de Trente ans, comprimées sur trois ou quatre ans et étendues au continent tout entier; la famine, la peste, la chute générale dans la barbarie des armées et de la masse des populations ; le chaos sans espoir du système artificiel de commerce, d'industrie et de crédit, aboutissant à la banqueroute générale ; l'effondrement des vieux Etats et de la sagesse traditionnelle de leur élite au point que les couronnes tomberont par douzaine et qu'il n’y aura personne pour les ramasser; l'impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de la bataille ; un seul résultat est absolument certain : l'épuisement général et l'établissement des conditions de la victoire finale du prolétariat.
Telle est la perspective quand le système de surenchère mutuelle dans les armements, poussée à ses extrémités, finit par porter ses inévitables fruits. Voilà, mes seigneurs, princes, hommes d'Etat, voilà où, dans votre sagesse, vous avez conduit la vieille Europe. Et lorsqu'il ne vous restera plus rien à faire qu'à engager la dernière grande danse guerrière, cela nous ira très bien. La guerre peut nous repousser peut-être temporairement en arrière, elle peut nous arracher une position que nous avons déjà conquise. Mais quand des forces que vous ne pourrez plus contrôler seront lâchées, les choses iront comme elles iront; à la fin de la tragédie, vous serez ruinés et la victoire du prolétariat aura eu lieu ou sera en tous cas inévitable. » ([1] [242])
Les fractions révolutionnaires qui, en 1914, ont maintenu les principes internationalistes face à la guerre, avaient de bonnes raisons de se rappeler ces paroles d’Engels. Dans la Brochure de Junius, Rosa Luxemburg n'a eu qu'à les remettre à jour:
« Friedrich Engels a dit un jour: "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou la rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd'hui ? Jusqu'ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d'œil autour de nous en ce moment même et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l'impérialisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation -sporadiquement pendant la durée d'une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C'est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit une génération avant nous voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd'hui devant ce choix : ou bien triomphe de l'impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c'est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l'impérialisme et contre sa méthode d'action : la guerre. C'est là un dilemme de l'histoire du monde, un "soit l'un, soit l'autre" encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. (..) L'avenir de la civilisation et de l'humanité en dépend. »
Luxemburg, développant à partir des prévisions d’Engels, ajoute que si le prolétariat ne se débarrasse pas du capitalisme, la guerre impérialiste ne sera que la première d'une série de conflits globaux toujours plus dévastateurs qui finiront par menacer la survie même de l'humanité. Tel a été, en fait, le drame du 20e siècle, preuve la plus parlante du fait que, comme l'écrit Lénine, « le capitalisme a vécu. Il est devenu le frein le plus réactionnaire du progrès humain. » ([2] [243])
Mais si la guerre de 1914 a confirmé cet aspect de l'alternative historique - la décadence du système capitaliste, son plongeon dans la régression - la révolution russe et la vague révolutionnaire internationale qui a suivi, ont confirmé, avec non moins de clarté, l'autre aspect : selon les termes du Manifeste du 1 er congrès de 17nternationale communiste en 1919, l'époque de la désintégration capitaliste est aussi l'époque de la révolution communiste ; et la classe ouvrière est la seule force sociale qui puisse mettre fin à la barbarie capitaliste et inaugurer la nouvelle société. Les terribles privations de la guerre impérialiste et la désintégration du régime tsariste ont entraîné toute la société russe dans un tourbillon social. Mais, au sein de la révolte d'une immense population composée en majorité d'ouvriers et de paysans en uniforme, c'est la classe ouvrière des centres urbains qui a créé les nouveaux organes révolutionnaires de lutte - les soviets, les comités d'usine, les gardes rouges - qui ont servi de modèle au reste de la population, qui ont fait les avancées les plus rapides au niveau de la conscience politique (ces avancées se sont exprimées à travers la croissance spectaculaire du parti bolchevik) et qui, à chaque étape du processus révolutionnaire, ont agi en déterminant le cours des événements : dans le renversement du régime tsariste en février, en déjouant les plans de la contre-révolution en septembre, en menant l'insurrection en octobre. De même, c'est la classe ouvrière en Allemagne, en Hongrie, en Italie et sur tout le globe qui, par ses grèves et ses luttes, a mis fin à la guerre et a menacé l'existence même du capital mondial.
Si les masses prolétariennes ont réalisé ces prouesses révolutionnaires, ce n'est pas parce qu'elles étaient intoxiquées par quelque vision millénariste, ni qu'elles avaient été dupées par une poignée de conspirateurs machiavéliques, mais parce qu'à travers leur lutte pratique, leurs débats et leurs discussions, elles ont vu que les slogans et le programme des marxistes révolutionnaires correspondaient à leurs propres intérêts et besoins de classe.
Trois ans après l'ouverture de l'époque de la révolution prolétarienne, la classe ouvrière a fait la révolution -elle a pris le pouvoir dans un pays et a défié l'ordre capitaliste dans le monde entier. Le spectre du « bolchevisme », du pouvoir soviétique, de la mutinerie contre la machine de guerre impérialiste a fait tomber des couronnes et a hanté partout la classe dominante. Pendant trois ans et plus, il semblait que la prévision d'Engels se confirmait dans tous ses aspects : la barbarie de la guerre assurait la victoire du prolétariat. Evidemment, comme les professeurs bourgeois n'ont de cesse de nous le rappeler : « ça a raté ». Et ils ajoutent que ça ne pouvait que rater car le projet grandiose de liquider le capitalisme et de créer une société humaine est tout simplement contraire à la « nature humaine ». Mais la classe dominante de l'époque ne s'est pas assise en attendant que la « nature humaine » suive son cours. Pour exorciser le spectre de la révolution mondiale, elle s'est donné la main sur toute la planète pour combiner ses forces contre-révolutionnaires, à travers l'intervention militaire contre la république soviétique, par la provocation et le massacre des ouvriers révolutionnaires, de Berlin à Shanghai. Et quasiment sans exception, ce sont les tenants du libéralisme et de la social-démocratie, c'est-à-dire les Kerensky, les Noske et les Woodrow Wilson, que la majorité des professeurs présentent comme l'incarnation d'une alternative plus rationnelle et plus réalisable face aux rêves impossibles du marxisme, qui furent les dirigeants et les organisateurs des forces de la contre-révolution.
La physique quantique du 20e siècle a reconnu comme une nécessité une prémisse fondamentale de la dialectique: on ne peut examiner la réalité de l'extérieur. L'observation influence le processus qu'on observe. Le marxisme n'a jamais revendiqué d'être une « science » neutre « de la société » car il prend parti de l'intérieur du processus et, ce faisant, se définit comme une force qui accélère et transforme le processus. Les académiciens bourgeois peuvent se dire impartiaux et neutres mais, quand ils commentent la réalité sociale, leur point de vue partisan apparaît clairement. La différence avec les marxistes c'est que ces derniers font partie du mouvement vers une société libre, tandis que les professeurs qui critiquent le marxisme, finissent toujours par faire l'apologie des forces les plus sanglantes de la réaction sociale et politique.
D'historique et général qu'il était au 19e siècle, le programme communiste est devenu très précis. En 1917, la question brûlante était celle du pouvoir politique, de la dictature du prolétariat. Et c'est au prolétariat russe qu'a échu la résolution de ce problème, en théorie comme en pratique. L'Etat et la révolution de Lénine -La doctrine marxiste de l'Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution - écrit en août-septembre 1917, a déjà été maintes fois mentionné dans ces articles puisque nous avons non seulement tenté de réexaminer beaucoup de ces questions mais surtout d'appliquer sa méthode. Si nous répétons des choses que nous avons déjà dites, tant pis: certaines choses valent la peine d'être répétées. Comme L'Etat et la révolution occupe une place très importante dans l'évolution de la théorie marxiste de l'Etat, nous ne nous excuserons pas d'en faire ici le principal sujet d'un article.
Comme nous l'avons montré dans l'article précédent (Revue Internationale n° 90), l'expérience directe de la classe ouvrière et l'analyse de cette expérience par les minorités marxistes avaient déjà, avant la guerre et la vague révolutionnaire, jeté les bases de travail essentielles pour résoudre le problème de l’Etat dans la révolution prolétarienne. La Commune de Paris de 1871 avait déjà mené Marx et Engels à la conclusion que le prolétariat ne pouvait « seulement s'emparer » de l'ancien Etat bourgeois mais devait le détruire et le remplacer par de nouveaux organes de pouvoir. Les grèves de masse de 1905 avaient démontré que les soviets des députés ouvriers constituaient la forme du pouvoir révolutionnaire la plus appropriée à la nouvelle époque historique qui s'ouvrait. Pannekcek dans sa polémique avec Kautsky avait réaffirmé que la révolution ne pouvait qu'être le résultat d'un mouvement de masse qui paralyse et désintègre le pouvoir d’Etat de la bourgeoisie.
Mais le poids de l'opportunisme dans le mouvement ouvrier avant la guerre était trop grand pour être dissipé, même par les polémiques les plus vives. Ce que la Commune avait enseigné avait été désappris durant les décennies de parlementarisme et de légalisme, de réformisme croissant dans le parti et les syndicats. De plus, l'abandon de la vision révolutionnaire de Marx et Engels ne se restreignait aucunement à des gens ouvertement révisionnistes tels que Bernstein. A travers le travail du courant autour de Kautsky, le fétichisme parlementaire et la théorisation d'une voie pacifique, «démocratique » au socialisme étaient en fin de compte présentés comme le fin mot du « marxisme orthodoxe ». Dans une telle situation, ce n'est que lorsque les positions de la gauche de la 2e Internationale ont fusionné avec le vaste mouvement des masses que l'amnésie prolétarienne sur sa propre histoire a pu être surmontée. Cela n'en diminue pas pour autant l'importance de l'intervention «théorique » des révolutionnaires sur cette question, au contraire. Quand la théorie révolutionnaire s'empare des masses et devient une force matérielle, sa clarification et sa dissémination deviennent plus urgentes et plus décisives que jamais.
Dans un article de la Revue Internationale n° 89, le CCI a rappelé l'importance vitale de l'intervention politique et théorique des Thèses d'avril de Lénine qui montraient au parti et à l'ensemble de la classe ouvrière comment sortir du brouillard de confusion créé par les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires et toutes les forces de compromis et de trahison. Au cœur de la position de Lénine, en avril, se trouve l'insistance sur le fait que la révolution russe ne peut se concevoir que comme partie de la révolution socialiste mondiale. Qu'en conséquence, le prolétariat devait poursuivre sa lutte contre la république parlementaire - présentée par les opportunistes et les bourgeois de gauche comme le plus grand acquis de la révolution et que le prolétariat ne devait pas seulement lutter pour une république parlementaire mais pour le transfert du pouvoir aux soviets, pour la dictature du prolétariat en alliance avec les paysans pauvres.
Pour leur part, les opposants politiques de Lénine, surtout ceux qui se couvraient du voile de l'orthodoxie marxiste, ont immédiatement accusé Lénine d'anarchisme, de chercher à occuper le trône vacant de Bakounine. Cette offensive idéologique de l'opportunisme requerrait une réponse, une réaffirmation de l'alphabet marxiste, mais aussi un approfondissement théorique à la lumière de l'expérience historique récente. L'Etat et la révolution a répondu à ce besoin, fournissant en même temps l'une des plus remarquables démonstrations de la méthode marxiste, de la profonde interaction entre la théorie et la pratique. Lénine avait écrit, plus de 10 ans auparavant, qu'« il n y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire ». Forcé à ce moment-là de rentrer dans la clandestinité et de se cacher dans le territoire finlandais à cause de la répression qui suivit les Journées de juillet (Revue Internationale n° 90), Lénine a reconnu la nécessité de se plonger à fond dans les classiques du marxisme, dans l'histoire du mouvement ouvrier afin de clarifier les buts immédiats d'un mouvement de masse immensément pratique.
L'Etat et la révolution constitue une continuation et une clarification de la théorie marxiste. Mais cela n'a pas empêché la bourgeoisie (à laquelle les anarchistes comme d'habitude faisaient souvent écho) de dire de ce livre qui insiste sur le pouvoir des soviets et la destruction de toute bureaucratie, qu'il était le produit d'une conversion temporaire de Lénine à l'anarchisme. Ils font fait selon différents angles. Un historien gauchiste « sympathique » comme Liebman par exemple (Leninism under Lenin, London 1975) parle de L'Etat et la révolution comme du travail d'un « Lénine libertaire », cherchant à faire croire que ce livre exprime un enthousiasme de courte durée de Lénine pour le potentiel créateur des masses en 1917-18, en opposition au Lénine « plus autoritaire » de 1902-1903, ce Lénine qui rejetait soi-disant la spontanéité des masses et défendait un parti de style jacobin formant l'état-major de celles-ci. Mais la capacité de Lénine à répondre au mouvement spontané, à la créativité des masses, même pour corriger à leur lumière ses propres exagérations et ses propres erreurs, ne se limite pas à 1917. Elle s'est déjà clairement manifestée en 1905 (voir l'article sur 1905 dans la Revue Internationale n° 90). En 1917, Lénine était convaincu que la révolution prolétarienne était à l'ordre du jour et n'était plus désormais limitée par la théorie de la « révolution démocratique » en Russie. C'est ce qui l’a conduit à compter encore plus sur la lutte autonome de la classe ouvrière; mais c'était le développement de ses positions précédentes, et non une soudaine conversion à l'anarchisme.
D'autres approches, plus ouvertement hostiles, du livre L'Etat et la révolution le considèrent comme faisant partie d'une ruse machiavélique pour que les masses s'alignent sur les projets des bolcheviks de faire un coup d’Etat et d'établir la dictature du parti. Les anarchistes et les conseillistes sont très friands d'arguments de cet acabit. On ne va pas les réfuter en détail ici. Cela fait partie de notre défense d'ensemble de la révolution russe et de l'insurrection d'Octobre, en particulier contre les campagnes de la bourgeoisie (Voir l'article sur l'insurrection d'octobre dans ce même numéro). Ce qu'on peut dire, c'est que la défense intransigeante par Lénine des principes marxistes sur la question de l’Etat, à partir du moment où il est rentré d'exil en avril, l’a mis en extrême minorité. Et il n'y avait aucune garantie que la position qu'il défendait, conquière les masses. En partant de cette, vision, le machiavélisme de Lénine devient carrément surhumain et nous quittons le monde de la réalité pour les divagations de la théorie conspiratrice. Une autre démarche, malheureusement contenue dans un article publié dans Internationalism, notre publication aux Etats-Unis, il y a plus de 20 ans lorsque l'idéologie conseilliste avait un poids considérable sur les nouveaux groupes révolutionnaires qui surgissaient, consiste à passer L’Etat et la révolution au peigne fin et à chercher la « preuve » que le livre de Lénine, à la différence des écrits de Marx sur la dictature du prolétariat, continue de contenir le point de vue d'un autoritaire qui ne peut envisager que les ouvriers se libèrent eux-mêmes par leurs propres forces (voir dans Internationalism n° 3, « La dictature du prolétariat : Marx contre Lénine »).
Nous ne chercherons pas à éviter de traiter les faiblesses qui existent réellement dans L'Etat et la révolution. Mais nous n'irons nulle part en créant une fausse opposition entre Marx et Lénine, pas plus qu'en considérant L'Etat et la révolution comme un point de jonction entre Lénine et Bakounine. Le livre de Lénine est en complète continuité avec Marx, Engels et toute la tradition marxiste avant lui ; et la tradition marxiste qui fa suivi a, à son tour, tiré beaucoup de force et de clarté de ce travail indispensable.
La première tâche de L'Etat et la révolution a été de réfuter les conceptions des opportunistes sur la nature fondamentale de l’Etat. La tendance opportuniste dans le mouvement ouvrier, en particulier l'aile lassallienne de la social-démocratie allemande, s'est depuis longtemps basée sur l'idée que l’Etat est essentiellement un instrument neutre qui peut tout aussi bien être utilisé au bénéfice de la classe exploitée que pour défendre les privilèges des exploiteurs. Bien des combats théoriques menés par Marx et Engels vis-à-vis du parti allemand avaient pour but de démolir l'idée d'un « Etat populaire », en montrant que l’Etat, comme produit spécifique de la société de classe, est par essence un instrument de la domination d'une classe sur la société et sur la classe exploitée en particulier. Mais, comme nous l'avons vu, en 1917 l'idéologie de l’Etat comme instrument neutre que les ouvriers pouvaient s'approprier, avait pris un habit « marxiste », en particulier entre les mains des kautskystes. C'est pourquoi L'Etat et la révolution commence et finit par une attaque contre la distorsion opportuniste du marxisme; au début, par un passage célèbre à juste titre : « C'est sur cette façon d"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd'hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou parait être acceptable pour la bourgeoisie... Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d'abord de rétablir la doctrine de Marx sur l'Etat. » ([3] [244])
A cette fin, Lénine procède en rappelant le travail des fondateurs du marxisme, d'Engels en particulier, en ce qui concerne les origines historiques de l’Etat. Mais bien que Lénine parle de son travail comme d'une excavation sous les décombres de l'opportunisme, sa recherche a plus qu'un intérêt archéologique. D’Engels (L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat), nous apprenons que l’Etat surgit comme produit des antagonismes de classe irréconciliables et sert à empêcher ces antagonismes de faire exploser la fabrique sociale. Mais de peur qu'on en conclue que l’Etat serait une sorte d'arbitre social, Lénine, à la suite d’Engels, a tôt fait d'ajouter que lorsque l'Etat maintient la cohésion, il le fait dans l'intérêt de la classe économiquement dominante. II apparaît donc comme un organe de répression et d'exploitation par excellence.
Dans le feu de la révolution russe, cette question « théorique » était d'une importance gigantesque. Les mencheviks et les SR opportunistes qui agissaient maintenant de plus en plus comme aile gauche de la bourgeoisie, présentaient l’Etat qui a succédé à la chute du Tsar en février 1917 comme une sorte d' « Etat populaire », comme une expression de la « démocratie révolutionnaire ». Les ouvriers devaient donc subordonner leurs intérêts de classe égoïstes à la défense de cet Etat qui, avec un peu de persuasion, pourrait sûrement s'adapter aux besoins de tous les opprimés. En démolissant les fondements de l'idée d'un « Etat neutre », Lénine préparait le terrain pour le renversement pratique de cet Etat. Pour étayer ses arguments contre les soi-disant « démocrates révolutionnaires», Lénine rappelle les paroles lourdes de sens d’Engels sur les limites du suffrage universel. «Il faut noter encore qu'Engels est tout à fait catégorique lorsqu'il qualifie le suffrage universel d'instrument de domination de la bourgeoisie. Le suffrage universel, dit-il, tenant manifestement compte de la longue expérience de la social-démocratie allemande, est : "... l'indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l’Etat actuel. "
Les démocrates petit-bourgeois tels que nos socialistes-révolutionnaires et nos mencheviks... attendent précisément quelque chose "de plus" du suffrage universel. Ils partagent eux-mêmes et inculquent au peuple cette idée fausse que le suffrage universel, "dans l’Etat actuel", est capable de traduire réellement la volonté de la majorité des travailleurs et d'en assurer l'accomplissement. » ([4] [245])
Ce rappel de la nature bourgeoise de la version la plus «démocratique» dans « l’Etat actuel » était vital en 1917, au moment où Lénine appelle à une forme de pouvoir révolutionnaire qui puisse réellement exprimer les besoins de la classe ouvrière. Mais au cours de ce siècle, les révolutionnaires ont dû faire le même rappel. Les héritiers les plus directs des réformistes social-démocrates, les partis travaillistes et socialistes d'aujourd'hui, ont construit l'ensemble de leur programme (en défense du capital) sur l'idée d'un Etat neutre, bénévole qui, en s'emparant des principales industries et des services sociaux, prendrait un caractère «public » ou même « socialiste ». Mais cette imposture est également ardemment colportée par ceux qui se disent être les héritiers de Lénine, les staliniens et les trotskistes qui n'ont jamais cessé de défendre l'idée que les nationalisations et les services de l’Etat providence seraient des conquêtes ouvrières et constitueraient autant d'étapes vers le socialisme, même dans « l’Etat actuel ». Ces soi-disant « léninistes » sont parmi les adversaires les plus acharnés de la « substance révolutionnaire » du travail de Lénine.
Puisque l’Etat est un instrument de la domination de classe, un organe de violence dirigé contre la classe exploitée, le prolétariat ne peut pas compter sur lui pour défendre ses intérêts immédiats ni l'utiliser comme instrument de construction du socialisme. Lénine montre comment le concept marxiste de dépérissement de l’Etat a été distordu par l'opportunisme pour justifier l'idée que la nouvelle société pouvait naître graduellement, harmonieusement, au moyen de l’Etat existant qui se démocratiserait et s'approprierait les moyens de production, « dépérissant » au fur et à mesure que les bases matérielles du communisme s'établiraient. Retournant à nouveau à Engels, Lénine insiste sur le fait que ce qui « dépérit » n'est pas l’Etat bourgeois existant, mais l’Etat qui surgit de la révolution prolétarienne laquelle est nécessairement une révolution violente ayant pour tâche de «détruire » le vieil Etat bourgeois. Evidemment, Engels et Lénine rejettent tous deux l'idée anarchiste selon laquelle l’Etat peut simplement être aboli en une nuit: en tant que produit de la société de classe, la disparition finale de toute forme d’Etat ne peut avoir lieu qu'après une période plus ou moins longue de transition. Mais l’Etat de la période de transition n'est pas l'ancien Etat bourgeois. Celui-ci gît désormais en ruine, et ce qui prend sa place est une nouvelle forme d’Etat, un demi-Etat qui permet au prolétariat d'exercer sa domination sur la société, mais qui est déjà en processus « d'extinction ». Pour renforcer et approfondir cette position fondamentale du marxisme, Lénine continue en examinant l'expérience historique réelle de « l’Etat et la révolution » et le développement de la théorie marxiste en lien avec cette expérience. C'est ce que Pannekcek, malgré toutes ses capacités, a négligé de faire, se trouvant ainsi plus vulnérable face à l'accusation opportuniste d'« anarchisme».
Le point de départ de Lénine est constitué par les débuts du mouvement marxiste, c'est à-dire la période qui précède juste les révolutions de 1848. Ayant relu Le Manifeste Communiste et Misère de la philosophie, Lénine développe que dans ces livres les éléments clé par rapport à l’Etat sont :
Concernant la nature de ce « renversement violent », du rapport exact entre le prolétariat révolutionnaire et l’Etat bourgeois existant, il n'était évidemment pas possible d'être précis étant donnée l'absence d'expérience historique concrète. Cependant, Lénine souligne que « si le prolétariat a besoin de l’Etat en tant qu'organisation spéciale de la violence contre la bourgeoisie, une question s'impose : une telle organisation est-elle concevable sans que soit au préalable détruite, démolie, la machine d'Etat que la bourgeoisie a créée pour elle-même? C'est à cette question que nous amène le Manifeste communiste et c'est d'elle que parle Marx quand il résume l'expérience de la révolution de 18481851. »([5] [246])
Ensuite, Lénine continue en citant un passage clé du 18 Brumaire de Louis Bonaparte dans lequel Marx dénonce l’Etat comme un « effroyable corps parasite » et où il souligne qu'avant la révolution prolétarienne, «toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la briser. » ([6] [247])
Comme nous l'avons mentionné dans notre article de la Revue Internationale n° 73, les révolutions de 1848, tout en posant pour la première fois la question de « détruire » 1’Etat, ont permis également à Marx d'avoir quelques aperçus sur la façon dont, au cours de la lutte, le prolétariat forme ses propres comités indépendants, de nouveaux organes de l'autorité révolutionnaire. Mais le contenu prolétarien des mouvements de 1848 était trop faible, trop immature pour répondre à la question: « Qu'est ce qui remplacera le vieil appareil d’Etat bourgeois? » Lénine continue donc sur la seule expérience précédente de prise de pouvoir par le prolétariat, la Commune de 1871. Il trace, très en détails, les principales leçons que Marx et Engels ont tirées de la Commune:
Ses caractéristiques les plus importantes étaient :
Lénine n'a pas pu faire son tour d'horizon de l'histoire au-delà de l'expérience de la Commune. A l'origine, il avait l'intention d’écrire un septième chapitre de L’Etat et la révolution : « Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un cadre différent, dans d'autres conditions, continuent l'œuvre de la Commune et confirment la géniale analyse historique de Marx. » ([8] [249]) Mais l'accélération de l'histoire l’a privé de cette opportunité. « Je n'ai pas eu le temps d'écrire une seule ligne de ce chapitre, j'ai été "interrompu" par une crise politique, la veille de la révolution d'Octobre 1917. Une telle "interruption" ne pouvait qu'être la bienvenue ; mais la rédaction de la deuxième partie de la brochure (L'expérience des révolutions russe de 1905 et 1917) devra probablement être repoussée pour longtemps. II est plus agréable et plus utile de passer par "l'expérience de la révolution" que d'écrire à son sujet. » ([9] [250])
En fait, la seconde partie ne fut jamais rédigée. Il est sûr que le septième chapitre aurait eu une immense valeur. Mais Lénine avait achevé l'essentiel. La réaffirmation des enseignements de Marx et Engels sur la question de l’Etat constituait une base suffisante pour un programme révolutionnaire dans la mesure où la question primordiale était la nécessité de détruire l’Etat bourgeois et d’établir la dictature du prolétariat. Mais de toutes façons, le travail de Lénine, comme nous l'avons déjà dit, ne fut jamais une simple répétition. En revenant au passé en profondeur et dans un but militant, les marxistes font aussi avancer leur vision théorique. De cette façon L'Etat et la révolution a permis deux importantes clarifications pour le programme communiste. D'abord, il a identifié les soviets comme successeurs naturels de la Commune même si ces organes ne sont mentionnés qu'en passant. Lénine n'a pas pu analyser en profondeur pourquoi les soviets constituaient une forme supérieure d'organisation révolutionnaire par rapport à la Commune. Peut-être aurait-il pu faire des développements à partir du point de vue de Trotsky, dans ses écrits sur 1905, où ce dernier souligne en particulier que les soviets de députés ouvriers, étant basés sur les assemblées sur les lieux de travail, sont une forme d'organisation mieux adaptée pour assurer l'autonomie de classe du prolétariat (la Commune était basée sur des unités territoriales et non de travail, reflétant une phase moins développée de la concentration prolétarienne). En effet, des écrits ultérieurs de Lénine montrent que c'était la compréhension à laquelle il était parvenu ({C}[10]{C} [251]). Mais même si Lénine n'a pas pu examiner plus en détail les soviets dans L Etat et la révolution, il ne fait aucun doute qu'il les considérait comme les organes les plus appropriés pour détruire l’Etat bourgeois et former la dictature du prolétariat. A partir des Thèses d'avril, le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » était avant tout celui de Lénine et du parti bolchevik reformé.
Deuxièmement, Lénine a été capable de faire de claires généralisations sur le problème de l’Etat et de sa destruction révolutionnaire. Dans la partie de son ouvrage qui traite des révolutions de 1848, Lénine avait posé la question: « on se demandera peut-être s'il est juste de généraliser l'expérience, les observations et les conclusions de Marx, et de les appliquer au-delà des limites de l'histoire de France de ces trois années : 1848-1851 ? s ([11] [252])
La formule « concentration de toutes les forces » de la révolution prolétarienne sur la « destruction » de l'appareil d’Etat était-elle valable dans tous les pays ? La question avait toujours une importance extrême en 1917 parce que, malgré les leçons que Marx et Engels avaient tirées de la Commune de Paris, ils avaient quand même laissé beaucoup de place à l'ambiguïté sur la possibilité que le prolétariat gagne pacifiquement à travers le processus électoral dans certains pays, ceux qui avaient les institutions parlementaires les plus développées et l'appareil militaire le moins important. Comme Lénine le souligne, Marx mentionnait en particulier la Grande Bretagne mais aussi des pays tels que les Etats-Unis et la Hollande. Cependant, là-dessus, Lénine n'a pas eu peur de corriger Marx et d’aller au bout de sa pensée. Il l’a fait en utilisant la méthode de Marx, plaçant la question dans le contexte historique adapté. « Plus particulièrement, l'impérialisme - époque du capital bancaire, époque des gigantesques monopoles capitalistes, époque où le capitalisme monopoliste se transforme par voie de croissance en capitalisme monopoliste d'Etat- montre le renforcement extraordinaire de la "machine d’Etat", l'extension inouïe de son appareil bureaucratique et militaire en liaison avec une répression accrue du prolétariat, aussi bien dans les pays monarchiques que dans les républiques les plus libres. s ([12] [253])
Et le résultat, c'est que: «Aujourd'hui, en 1917, à l'époque de la première grande guerre impérialiste, cette restriction de Marx ne joue plus. L’Angleterre comme l’Amérique, les plus grands et les derniers représentants de la "liberté" anglo-saxonne dans le monde entier (absence de militarisme et de bureaucratisme) ont glissé entièrement dans le marais européen, fangeux et sanglant, des institutions militaires et bureaucratiques qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids. Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, "la condition première de toute révolution populaire réelle", c'est la démolition, la destruction de la "machine de 1’ Etat toute prête". » ([13] [254])
De ce fait, il ne devait plus y avoir d'exception.
La cible principale de L’Etat et la révolution était l'opportunisme qui, comme on l’a vu, n'a pas hésité à accuser Lénine d’anarchisme lorsque celui-ci s'est mis à insister sur la nécessité de détruire l'appareil d’Etat. Mais, comme Lénine l’a rétorqué, « la critique de l'anarchisme se réduit habituellement, pour les social-démocrates actuels, à cette pure banalité petite-bourgeoise : "Nous admettons 1’Etat, les anarchistes non!"... » ([14] [255])
Tout en démolissant de telles stupidités, Lénine rappelle la véritable critique marxiste de l'anarchisme, en se basant en particulier sur ce qu'Engels disait pour répondre aux absurdités des « antiautoritaires » : une révolution est justement la chose la plus autoritaire qui puisse être. Rejeter toute autorité, toute utilisation du pouvoir politique, c'est renoncer à la révolution. Lénine fait soigneusement la distinction entre la position marxiste qui offre une solution historique réalisable au problème de la subordination, des divisions entre dirigeants et dirigés, entre Etat et société, et celle de l'anarchisme qui ne propose que les rêves apocalyptiques d'une dissolution immédiate de tous ces problèmes ; rêves qui ont, en fin de compte, le résultat le plus conservateur:
« Nous ne sommes pas des utopistes. Nous ne "rêvons "pas de nous passer d'emblée de toute administration, de toute subordination ; ces rêves anarchistes, fondés sur l'incompréhension des tâches qui incombent à la dictature du prolétariat, sont foncièrement étrangers au marxisme et ne servent en réalité qu'à différer la révolution socialiste jusqu'au jour où les hommes auront changé. Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu'ils sont aujourd'hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, de "surveillants et de comptables".
Mais c'est au prolétariat, avant-garde armée de tous les exploités et de tous les travailleurs, qu'il faut se subordonner. » ([15] [256])
Contrairement aux anarchistes qui voulaient que l'extinction de l’Etat soit le résultat d'un acte de volonté révolutionnaire, le marxisme reconnaît qu'une société sans Etat ne peut émerger que lorsque les racines économiques et sociales des divisions de classe ont été arrachées et que la voie vers l'éclosion d'une société d'abondance matérielle est ouverte. En soulignant la base économique du dépérissement de l’Etat, Lénine revient une fois de plus aux classiques, en particulier à la Critique du programme de Gotha de Marx d'où il tire les points suivants:
Lorsque Lénine écrivait L'Etat et la révolution, le monde était au bord d'une révolution communiste. La défense des positions de Marx sur les transformations économiques n'était pas une abstraction. Elle se présentait comme une nécessité programmatique imminente. La classe ouvrière était poussée à la confrontation révolutionnaire par des besoins immédiats et brûlants : le besoin de pain et celui d'en finir avec le massacre impérialiste, etc. Mais l'avant-garde communiste ne doutait pas que la révolution puisse s'arrêter à la solution de ces questions immédiates. Celle-ci devrait aller jusqu'à sa conclusion historique ultime: l'inauguration d'une nouvelle phase de l’histoire de l'humanité.
Nous avons déjà signalé que L'Etat et la révolution est un travail incomplet. En particulier, Lénine n'a pas pu faire de développements sur le rôle des soviets comme « la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat ». Mais même si son œuvre n'avait pas été « interrompue » par l'insurrection d'octobre, elle ne pouvait exprimer que le plus haut point de clarté atteint avant l'expérience de la révolution. La révolution russe elle-même (et par dessus tout sa défaite) devait apporter beaucoup de leçons sur les problèmes de la période de transition; aussi nous ne pouvons reprocher à Lénine de n'avoir pas résolu ces questions avant que l'expérience réelle du prolétariat ne les pose. Nous reviendrons sur ces questions dans d'autres articles et sous différents angles mais il est utile d'esquisser les trois domaines principaux dans lesquels l'expérience qui a suivi devait révéler les inévitables faiblesses et lacunes de L'Etat et la révolution.
Bien que Lénine ait clairement défendu la notion d'une transformation communiste de l'économie - notion que Marx a développée en opposition aux tendances « socialistes d’Etat » dans le mouvement ouvrier ([18] [259]) son travail souffre encore de certaines ambiguïtés sur le rôle de l’Etat durant la transition économique. Nous avons vu que ces ambiguïtés existaient aussi dans le travail de Marx et Engels. Mais durant la période de la 2e Internationale, on pensait de plus en plus que la première étape sur la voie du communisme était l'étatisation de l'économie nationale, qu'une économie complètement nationalisée ne pouvait plus être une économie capitaliste. Dans plusieurs de ses écrits de l'époque, tout en dénonçant les « trusts capitalistes d’Etat » qui étaient devenus la forme de l'organisation capitaliste dans la guerre impérialiste, Lénine avait tendance à considérer ces trusts comme des instruments neutres, comme une sorte de marchepied vers le socialisme, comme une forme de centralisation économique dont le prolétariat victorieux pourrait simplement s'emparer en bloc. Dans un travail rédigé en septembre 1917, « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? », Lénine est plus explicite :
« Le capitalisme a créé des appareils de contrôle sous forme de banques, de cartels, service postal, coopératives de consommation, associations d'employés. Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable.
Les grandes banques constituent 1"'appareil d'Etat" dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme et que nous prenons tout prêt au capitalisme.. » ([19] [260])
Dans L'Etat et la révolution, Lénine exprime une idée similaire quand il écrit:
« Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d'un seul "cartel" du peuple entier, de Mat. » ([20] [261])
II est évidemment juste que la transformation communiste ne commence pas de zéro - son point de départ inévitable est constitué par les forces productives existantes, les réseaux de transport, de distribution existants, etc. Mais 1’histoire nous a enseigné qu'il fallait être extrêmement prudent vis-à-vis de l’idée de simplement s'emparer des organismes et des institutions économiques créés par le capital pour ses besoins propres, surtout quand ils sont des archétypes d'institutions tels que les grandes banques. Plus important encore, la révolution russe et, en particulier, la contre-révolution stalinienne ont montré que la simple transformation de l'appareil productif en une propriété d’Etat ne supprime pas l'exploitation de l'homme par 1’homme. C'est une erreur qui est nettement présente dans l’Etat et la révolution lorsque Lénine écrit que dans la première phase du communisme, « ... l'exploitation de l'homme par l'homme sera impossible, car on ne pourra s'emparer, à titre de propriété privée, des moyens de production, fabriques, machines, terre, etc. » ([21] [262])
Cette faiblesse est aggravée par l'insistance de Lénine sur le fait qu'il y a une «distinction scientifique» à faire entre le socialisme et le communisme (le premier étant défini comme la phase inférieure du communisme). En fait, Marx et Engels n'ont pas véritablement théorisé une telle distinction, et ce n'est pas par hasard si, dans la Critique du programme de Gotha, Marx parle des phases inférieure et supérieure du communisme, car il voulait transmettre l'idée d'un mouvement dynamique entre le capitalisme et le communisme, non celle d'un « troisième» mode de production fixe défini par « la propriété publique». Pour finir et de façon plus significative, quand Lénine parle de la transition économique dans L’Etat et la révolution, il n'est pas explicite sur le fait que la dynamique vers le communisme ne peut se développer qu'à l'échelle internationale ; cela ouvre la porte à l'idée qu'au moins certaines étapes de la « construction socialiste » pourraient être réalisées dans un seul pays.
La tragédie de la révolution russe constitue un parfait témoignage du fait que même si on étatise l'ensemble de l'économie, même si on a le monopole du commerce extérieur, les lois du capital global continuent de s'imposer sur un bastion prolétarien isolé. En l'absence d'extension de la révolution mondiale, ces lois défieront toute tentative de jeter les fondements d'une quelconque « construction socialiste », transformant même l'ancien bastion du prolétariat en un nouveau et monstrueux « trust capitaliste d’Etat » en compétition sur le marché mondial. Une telle mutation ne peut que s'accompagner d'une contre-révolution politique ne laissant aucune trace de la dictature du prolétariat.
On a noté que Lénine ne disait pas grand chose du rôle du parti dans L'Etat et la révolution. Est-ce une preuve supplémentaire de la conversion temporaire de Lénine à l'anarchisme en 1917 ? Question idiote! La clarification théorique contenue dans l’Etat et la révolution constitue elle-même une préparation du parti bolchevik à son rôle de dirigeant direct dans l'insurrection d'octobre. Par sa rude polémique contre ceux qui injectent l'idéologie bourgeoise dans le prolétariat, c'est avant tout un document politique « de parti » ayant pour but d'éloigner les ouvriers de ces influences et de les gagner aux positions du parti révolutionnaire.
Cependant, la question subsiste: à la veille de la vague révolutionnaire mondiale, comment les révolutionnaires (et pas seulement les bolcheviks) envisagent-ils le rapport entre le parti et la dictature du prolétariat ? L'unique référence au parti dans L'Etat et la révolution ne nous donne pas de réponse claire puisqu'elle est formulée de façon ambiguë : « En éduquant le parti ouvrier, le marxisme éduque une avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et de mener le peuple tout entier au socialisme, de diriger et d'organiser un régime nouveau, d'être l'éducateur, le guide et le chef de tous les travailleurs et exploités pour l'organisation de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie. » ([22] [263])
C'est ambigu parce qu'on ne sait pas si c'est le parti comme tel qui assume le pouvoir ou si c'est le prolétariat que Lénine définit souvent comme l'avant-garde de toute la population opprimée. La brochure « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? » est un meilleur guide pour appréhender le niveau de compréhension de la question. Dès le titre, on voit la confusion principale : les révolutionnaires de l'époque, malgré leur engagement envers le système de délégation des soviets qui avait rendu obsolète le vieux système de représentation parlementaire, étaient encore tirés en arrière par l'idéologie parlementaire au point qu'ils considéraient que c'était le parti ayant la majorité dans les soviets centraux, qui devait former le gouvernement et administrer l’Etat. Dans des articles ultérieurs, nous examinerons plus en détail comment cette conception a mené à un enchevêtrement fatal du parti avec l’Etat et créé une situation insupportable qui a vidé les soviets de leur vie prolétarienne, dressé le parti contre la classe et, surtout, transformé le parti, de fraction la plus radicale de la classe révolutionnaire en un instrument de conservation sociale.
Mais cette évolution n'a pas eu lieu de façon autonome. Elle a, avant tout, été déterminée par l'isolement de la révolution et le développement matériel d'une contre-révolution interne. En 1917, l'insistance dans tous les écrits de Lénine, que ce soit dans la brochure qu'on vient de mentionner ou dans L'Etat et la révolution, ne porte pas sur l'exercice de la dictature par le parti mais par l'ensemble du prolétariat (et de façon croissante par l'ensemble de la population) qui prend en charge ses affaires économiques et politiques, à travers sa propre expérience pratique, ses propres débats, ses propres organisations de masse. Aussi, lorsque Lénine répond par l’affirmative à la question: les bolcheviks garderont le pouvoir d’Etat ? c'est seulement parce qu'il s'appuie sur l'idée que quelques centaines de milliers de bolcheviks feront partie d'un effort bien plus grand, l'effort de millions d'ouvriers et de paysans pauvres qui, dès le premier jour, apprendront à diriger l’Etat en leur nom. Donc, le vrai pouvoir n'est pas aux mains du parti mais des masses. Si les premiers espoirs de la révolution avaient été réalisés, si la Russie n'avait pas sombré dans la guerre civile, la famine et le blocus international, les contradictions évidentes de cette position auraient pu être résolues dans la bonne direction, démontrant que dans un système authentique de délégués élus et révocables, cela n'a aucun sens de parler d'un parti qui détient le pouvoir.
Dans la Critique du programme de Gotha, Marx décrit l’Etat de transition comme «rien d'autre que la dictature du prolétariat ». Lénine reprend cette identification entre le pouvoir de la classe ouvrière et l’Etat de transition dans L’Etat et la révolution lorsqu'il parle d'un « Etat prolétarien » ou d'un « Etat des ouvriers en armes » et qu'il souligne théoriquement ces formulations en définissant l’Etat comme étant essentiellement composé de « corps d'hommes armés ». Bref, dans la période de transition, l’Etat ne représente pas plus que les ouvriers en armes, évinçant la bourgeoisie.
Comme on le verra dans de prochains articles, cette formulation s'est rapidement avérée inadéquate. Lénine lui-même a dit que le prolétariat avait besoin de l’Etat, non seulement pour supprimer la résistance des exploiteurs, mais aussi pour mener le reste de la population non exploiteuse dans la direction socialiste. Et cette dernière fonction, la nécessité d'intégrer la population largement paysanne dans le processus révolutionnaire, donna naissance à un Etat qui n'était pas seulement constitué des délégués ouvriers des soviets, mais aussi des soviets de soldats et de paysans. Avec l'ouverture de la guerre civile, les milices ouvrières armées, les Gardes rouges, n'étaient pas une force adéquate pour combattre la puissance de la contre-révolution. La principale force armée de l’Etat soviétique était désormais l’Armée rouge, elle aussi formée dans sa majorité de paysans. En même temps, la nécessité de combattre la subversion et le sabotage internes donna naissance à la Tchéka, force de police spéciale qui a de plus en plus échappé au contrôle des soviets. Dans les semaines de l'insurrection d'octobre, l’Etat-Commune était devenu quelque chose de plus que « les ouvriers en armes ». Par dessus tout, avec l'isolement croissant de la révolution, le nouvel Etat était de plus en plus infesté par la gangrène de la bureaucratie, répondant de moins en moins aux organes élus par le prolétariat et les paysans pauvres. Loin de commencer à dépérir, le nouvel Etat était en train d'envahir toute la société. Loin de se plier à la volonté de la classe révolutionnaire, il est devenu le point central d'une sorte de dégénérescence et de contre-révolution internes qu'on n'avait jamais vues auparavant.
Dans son bilan de la contre-révolution, la Gauche communiste italienne devait porter une attention particulière au problème de l’Etat de transition ; l’une des conclusions principales à laquelle sont parvenus Bilan et Internationalisme à la suite de la révolution russe, c'est qu'il n'était plus possible d'identifier la dictature du prolétariat avec l’Etat de transition. Nous reviendrons sur cette question dans d'autres articles. Pour le moment cependant, il est important de souligner que même si les formulations du mouvement marxiste avant la révolution russe souffraient de sérieuses faiblesses sur cette question, en même temps, cette idée de non identification entre le prolétariat et l’Etat de transition n'est pas tombée du ciel. Lénine était tout à fait conscient de la définition d'Engels sur l’Etat de transition comme n'étant rien d'autre qu'un « mal nécessaire ». Et dans son livre, il y a une forte insistance sur la nécessité que les ouvriers soumettent tous les fonctionnaires d’Etat à une supervision et à un contrôle constant, en particulier les éléments de l’Etat qui incarnent avec le plus d'évidence une certaine continuité avec l'ancien régime, tels les «experts » techniques et militaires que les soviets seront forcés d'utiliser.
Lénine développe aussi un fondement théorique pour cette attitude de méfiance saine du prolétariat envers le nouvel Etat. Dans la partie sur la transformation économique, il explique que, comme son rôle sera de sauvegarder la situation de « droit bourgeois », on peut définir 1’Etat de transition comme « l’Etat bourgeois, sans la bourgeoisie ! » Même si cette formulation représente plus une provocation et un appel à la réflexion qu'une claire définition de la nature de classe de l’Etat de transition, Lénine a saisi l'essentiel : puisque la tâche de 1’Etat est de sauvegarder un état de choses qui n'est pas encore communiste, 1’Etat-Commune révèle sa nature fondamentalement conservatrice et c'est ce qui le rend particulièrement vulnérable à la dynamique de la contre-révolution. Ces perceptions théoriques sur la nature de l’Etat devaient permettre à Lénine de développer certains points de vue importants sur la nature du processus de dégénérescence, même lorsque lui-même était partiellement pris dedans. Par exemple, sa position sur les syndicats dans le débat de 1921 quand il reconnaît la nécessité pour les ouvriers de maintenir des organes de défense même contre l’Etat de transition, ou ses avertissements sur la croissance de la bureaucratie d’Etat vers la fin de sa vie. Le parti bolchevik a pu succomber à une mort insidieuse, mais les fractions communistes de gauche se devaient de reprendre le flambeau de la clarification. Cependant, il ne fait aucun doute que les développements théoriques les plus importants qu'ont effectués ces dernières, ont pu être réalisés en prenant comme point de départ l'immense contribution de Lénine dans L'Etat et la révolution.
[1] [264] Engels, 15 décembre 1887, traduit de l'anglais par nous.
[2] [265] « Réponse aux questions d'un correspondant américain », 20 juillet 1919.
[3] [266] L’Etat et la Révolution, in Oeuvres choisies de Lénine, Editions du Progrès, Moscou 1968, Tome II, chapitre 1, page 291.
[4] [267] Ibid., page 298.
[5] [268] Ibid., chapitre 2, page 307.
[6] [269] 6. Ibid., page 308.
[7] [270] Ibid., chapitre 3, page 315.
[8] [271] Ibid., page 331.
[9] [272] Post-scriptum à la première édition de L Etat et la révolution, traduit de l'anglais par nous.
[10] [273] Voir en particulier les K Thèses et rapport sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat v, écrites par Lénine et adoptées par l'Internationale communiste à son congrès de fondation en 1919. Parmi d'autres points qui seront examinés dans un prochain article, ce texte affirme que « le pouvoir des soviets, c'est-à-dire la dictature du prolétariat, est organisé de façon à rapprocher les masses laborieuses de l'appareil administratif. Tel est également le but de la réunion de l'exécutif et du législatif dans l'organisation soviétique de I’ Etat, et du remplacement des circonscriptions territoriales par des unités électorales fondées sur l'entreprise: usine, fabrique... » (thèse 16).
[11] [274] Ibid. note 3, chapitre 2, page 311.
[12] [275] Ibid., page 312.
[13] [276] Ibid., chapitre 3, page 316.
[14] [277] Ibid., chapitre 4, page 336.
[15] [278] Ibid., chapitre 3, page 325.
[16] [279] Ibid., chapitre S, page 358.
[17] [280] Ibid., page 367.
[18] [281] Lire « Le communisme contre le socialisme d'Etat » dans la Revue Internationale n°79.
[19] [282] Oeuvres choisies, idem note 3, page 418.
[20] [283] Idem note 3, chapitre 5, page 366.
[21] [284] Ibid., page 359.
[22] [285] Ibid., chapitre 2, page 307.
S'il est un combat, dans le mouvement ouvrier, que les révolutionnaires marxistes dignes de ce nom ont toujours mené jusqu'au bout, même dans les pires conditions, c'est bien celui pour sauver leur organisation, Parti ou Internationale, des griffes de l'opportunisme et pour l'empêcher de sombrer dans la dégénérescence ou, encore pire, de trahir.
C'est cette attitude que Marx et Engels ont eue dans la première Internationale. Elle a été aussi celle des « gauches » de la deuxième Internationale. Rappelons nous combien Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et les Spartakistes ([1] [286]) ont mis de temps pour prendre la décision de rompre avec le vieux parti, que ce soit avec la Social-Démocratie allemande ou avec les Indépendants. Le but qu'ils recherchaient était, dans le meilleur des cas, de renverser la direction opportuniste en gagnant à eux la majorité du parti oui dans le pire, c'est-à-dire quand l'espoir d'un redressement n'existait plus, de ne quitter l'organisation qu'en ayant entraîné avec eux le maximum d'éléments sains. Ils se sont battus tant qu'ils estimaient qu'existait encore au sein du parti la plus petite étincelle de vie et qu'ils pouvaient gagner à eux les meilleurs éléments. Cette attitude a toujours été celle des marxistes, la seule méthode utilisée à toutes les époques par les révolutionnaires. De plus, l'expérience historique montre que, le plus souvent, les « gauches » ont lutté, résisté à un tel point que c'est le vieux parti qui les a exclues et non elles qui ont rompu ([2] [287]). Trotsky par exemple a consacré plus de 6ans de sa vie à combattre au sein du parti bolchevik avant d'en être exclu.
Le combat des « gauches » de la troisième Internationale est, quant à lui, particulièrement éloquent dans la mesure où il a été mené pendant la pire période qu'ait connue le mouvement ouvrier : celle de la plus longue et terrible contre-révolution de l'histoire qui a commencé à la fin des années 1920. Et c'est pourtant dans cette situation contre-révolutionnaire, de recul dramatique du mouvement ouvrier, que les militants de la « gauche » de ÏÏC vont mener un combat mémorable et titanesque. Parmi eux, certains pensaient même que celui-ci était pratiquement perdu d'avance mais cela ne les empêchait pas de continuer car ce n'est ni le courage ni la volonté qui leur faisaient défaut ([3] [288]). Ainsi, malgré tout, s'il restait encore une toute petite chance de redresser le parti et 1’IC, ils estimaient qu'il était de leur devoir de chercher à sauver ce qu'il était encore possible de sauver des griffes du stalinisme triomphant. Ce combat est aujourd'hui, très souvent, au mieux minimisé et, au pire, totalement oublié par tous ces éléments qui, dès leurs premières divergences, quittent l'organisation à cause de leur « honneur blessé ». Cette attitude est une offense à la classe ouvrière et exprime clairement le mépris des petits bourgeois pour le dur combat de générations d'ouvriers et de révolutionnaires qui y ont trop souvent laissé leur vie, combat que ces petits messieurs jugent peut être peu brillant ou indigne d'eux.
La Gauche italienne n'a pas seulement mis en pratique cette méthode, elle l'a enrichie politiquement et théoriquement. En s'appuyant sur son héritage, le CCI, à de très nombreuses reprises, a développé cette question et notamment il a amplement montré quand et comment un parti trahit ([4] [289]). Ce sont les positions prises face aux deux événements majeurs que sont la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne qui permettent de conclure, de façon irrévocable, si une organisation politique a trahi sa classe ou pas. Tant que cette trahison n'est pas avérée, tant que le parti n'est pas passé avec armes et bagages dans le camp ennemi, le rôle des véritables révolutionnaires est de se battre bec et ongles pour le conserver dans le camp du prolétariat. C'est ce qu'ont fait les « gauches » de 1’IC, et cela dans les conditions les plus dramatiques, celles d'un triomphe absolu de la contre-révolution.
Cette politique est toujours valable aujourd'hui. Et elle est d'autant plus aisée à assumer que nous sommes dans un cours à des affrontements de classes, dans une situation autrement plus favorable pour le combat du prolétariat et pour celui des révolutionnaires. Dans le contexte historique actuel, où la révolution n'est pas encore à l'ordre du jour non plus que la guerre mondiale, les conditions sont beaucoup moins propices à la trahison d'une organisation prolétarienne ([5] [290]). C'est donc la même méthode que tout révolutionnaire conscient et conséquent se doit, a fortiori, d'appliquer s'il pense que son organisation est en train de dégénérer, ce qui signifie qu'il doit se battre en son sein pour la redresser. D ne s'agit sûrement pas d'adopter une attitude petite bourgeoise qui consiste à se sauver tout seul comme ont tendance à le faire certains « révolutionnaires en chambre », à tendance individualiste et contestataire ou qui baignent dans un esprit estudiantin de soixante-huitards attardés et qui sont aujourd'hui rapidement attirés par les sirènes du parasitisme. C'est pourquoi tous ceux qui quittent précipitamment leur organisation en l'accusant de tous les maux, sans avoir mené le combat en son sein jusqu'au bout, comme l'a fait RV par exemple ([6] [291]), sont des irresponsables et méritent d'être combattus comme de pauvres petits bourgeois sans principes.
Le long combat des « gauches » de l’IC
La crise du mouvement communiste se manifeste au grand jour au cours de l'année 1923. Quelques faits l'attestent. Après le 3e congrès de 11C, qui révèle le poids grandissant de l'opportunisme, la répression s'abat en Russie sur Kronstadt et des grèves se développent notamment à Petrograd et à Moscou. Parallèlement se crée l'Opposition ouvrière au sein du Parti Communiste russe.
Trotsky exprime le sentiment général quand il affirme : « La cause fondamentale de la crise de la révolution d'octobre réside dans le retard de la révolution mondiale. » ([7] [292]) Dès cette époque, en effet, le retard de la révolution mondiale pèse sur le mouvement ouvrier dans son ensemble. De surcroît, celui-ci est désorienté par les mesures de capitalisme d'Etat prises en URSS avec la NEP. Les derniers échecs subis par le prolétariat en Allemagne retardent d'autant l'espérance d'une extension de la révolution en Europe.
Le doute commence à travailler les révolutionnaires ; Lénine est du nombre ([8] [293]). En 1923, la révolution russe est étranglée économiquement par le capitalisme qui domine la planète. Sur ce plan, la situation de l'URSS est catastrophique et le problème posé au sein des instances dirigeantes, à ce moment-là, est le suivant : la NEP doit-elle être intégralement maintenue ou être corrigée par une aide à l'industrie ?
Le début du combat de Trotsky
Trotsky commence son combat ([9] [294]) au sein du bureau politique (BP) du PCUS où la majorité veut maintenir le statu quo. Il est en désaccord sur la question de la situation économique en Russie et sur la question organisationnelle dans le PCUS. Pour ne pas rompre l'unité du parti, ce désaccord reste interne au sein du BP. Il ne sera rendu public qu'à l'automne 1923, notamment dans son livre Cours nouveau ([10] [295]).
D'autres manifestations d'opposition vont également s'exprimer à travers :
- Une lettre du 15 octobre 1923 adressée au Comité central du PCUS et signée par 46 personnalités connues, dont des communistes de gauche et de l'opposition (Piatakov, Préobrajenski mais aussi Ossinski, Sapronov, Smirnov, etc.). Ils réclament la convocation d'une conférence spéciale pour prendre des mesures commandées par les circonstances en attendant le congrès ;
- la création du groupe « Centralisme démocratique » avec Sapronov, Smirnov, etc. ;
- la réactivation de « l'Opposition ouvrière » avec Chliapnikov ;
- la création du « Groupe ouvrier » de Miasnikov, de Kuznezov, etc. ([11] [296])
Parallèlement à ces événements, en février 1923, Bordiga, depuis la prison, porte ses premières graves critiques à l’IC, notamment sur la question du « front unique », dans son « Manifeste à tous les camarades du PCI » et, sur la base de ce désaccord de fond, il demande de pouvoir se démettre de ses fonctions de dirigeant du parti communiste italien (PCI) pour ne pas avoir à défendre des positions qu'il ne partage pas ([12] [297]).
Pour développer un combat politique plus efficace, Bordiga adopte, comme Trotsky, une attitude de prudence. Et il donne, deux ans plus tard, la clé de sa méthode dans la lettre à Korsch du 26 octobre 1926 : « Zinoviev et surtout Trotsky sont des hommes qui ont un grand sens de la réalité ; ils ont compris qu'il faut encore encaisser des coups sans passer à l'offensive ouverte ». Voilà comment les révolutionnaires agissent : avec patience. Ils sont capables de mener un long combat pour arriver à leurs fins, ils savent encaisser des coups, avancer prudemment et surtout travailler, tirer des leçons pour les combats futurs de la classe ouvrière.
Cette attitude est à mille lieues de celle des « révolutionnaires du dimanche » excités et avides d'on ne sait quel succès immédiat ou encore de celle de notre « révolutionnaire en chambre », RV, seulement intéressé à sauver son « moi ». Il fuit ses responsabilités en ne cessant de se lamenter de ce que le CCI lui aurait fait subir au cours du dernier débat interne auquel il a participé et qui aurait été, selon ses dires, pire que ce que Staline a fait subir à l'opposition de gauche (sic!). Au delà de son caractère calomnieux, cette comparaison serait risible si ce n'était une question très sérieuse. Et personne ne connaissant un tant soi peu l'histoire de l'Opposition et de sa fin tragique, ne croira une telle fable.
La crise de 1925-26
La poursuite du combat de Trotsky et celui de la gauche italienne.
La période qui suit le 5e Congrès de 1’IC est caractérisée par :
- la poursuite de la « bolchévisation » des PC et de ce que l'on a appelé le « cours droitier » de 1’IC. Le but de Staline et de ses sbires était d'éliminer en particulier les directions des partis français et allemand, c'est-à-dire celle de Treint et celle de Ruth Fischer, qui avaient été le fer de lance de Zinoviev au 5e Congrès de l’IC et qui n'étaient pas disposées à faire un tournant adroite.
- la « stabilisation » du capitalisme, ce qui pour la direction de 11C voulait dire qu'il fallait prévoir « une adaptation». Il est dit dans le rapport d'activité politique du Comité central du 14e congrès du PCUS (décembre 1925): «Ce que nous avions pris à un certain moment pour une courte pause s'est transformée en toute une période».
En marge des débats du congrès, l'événement le plus important pour le mouvement ouvrier a été la désintégration, fin 1925, de la troïka Zinoviev, Kamenev, Staline, qui assurait la direction du PCUS et de L'Internationale depuis que Lénine avait été contraint de renoncer à son activité politique. Pourquoi cette désintégration? Son existence était liée au combat contre Trotsky. Quand celui-ci et la première opposition ont été muselés, Staline n'avait plus besoin des « vieux bolcheviks » autour de Zinoviev et de Kamenev pour prendre la direction de l'Etat, du parti russe et de 1’IC. La situation de « stabilisation » lui fournit l'occasion d'un changement de politique.
Zinoviev, tout en se heurtant à Staline sur la politique intérieure soviétique, s'exprime dans le même sens sur la politique mondiale : « La première difficulté réside dans l'ajournement de la révolution mondiale. Au début de la révolution d'octobre, nous étions persuadés que les ouvriers des autres pays viendraient à notre secours dans quelques mois ou, dans le pire des cas, dans quelques années. Aujourd'hui, malheureusement, l'ajournement de la révolution mondiale est un fait établi, il est certain que la stabilisation partielle du capitalisme représente toute une époque et qu'à cette stabilisation correspond tout un complexe nouveau et beaucoup plus grand de difficultés. »
Mais tandis que les directions du parti et de 1’IC reconnaissent cette « stabilisation », elles affirment en même temps que le 5e congrès avait vu juste et que sa politique était correcte. Cependant, elles opèrent un tournant politique sans le dire ouvertement.
Si, à ce moment-là, Trotsky reste silencieux, la « gauche italienne » adopte une attitude plus politique en poursuivant ouvertement le combat. Bordiga soulève la question russe en février 1925 ainsi que la «question Trotsky » dans un article de l'Unité.
La gauche du PCI pour s'opposer à la « bolchévisation » crée le « Comité d'Entente » (mars-avril 1925). Mais, pour ne pas être exclu du parti par la direction de Gramsci, Bordiga ne rejoint pas immédiatement ce comité. C'est seulement en juin qu'il se rallie aux vues de Damen, Fortichiari et Repossi. Ce comité n'est, toutefois, pas encore une véritable fraction, ce n'est qu'un moyen d'organisation. Finalement la « gauche » sera contrainte de dissoudre le Comité d'Entente pour ne pas être exclue du parti alors qu'elle est encore majoritaire en son sein.
En Russie, au printemps 1926, c'est la création de l'Opposition Unifiée autour de la première opposition de Trotsky qui a été rejoint par Zinoviev, Kamenev, Kroupskaïa, pour la préparation du 15e Congrès du PCUS.
La répression stalinienne se renforce et frappe cette fois-ci les nouveaux oppositionnels :
- Sérébriakov, Préobrajenski (13) sont exclus du parti ;
- d'autres sont mis en prison (Miasnikov du Groupe ouvrier) ou en passe de l'être comme Fichelev, le directeur de l'imprimerie nationale ;
-des protagonistes de premier plan de la guerre civile sont chassés de l'armée : Grunstein (directeur de l'école de l'air), l'ukrainien Okhotnikov ;
- un peu partout, dans l'Oural, à Leningrad, à Moscou..., la GPU a décapité les organisations locales de l'Opposition en faisant exclure ses responsables du parti.
Mais, en octobre 1927, Trotsky et Zinoviev sont exclus du Comité central du PCUS.
Après 1927, le combat continue
La capitulation des zinoviévistes n'empêche pas la gauche russe de continuer le combat. Rien n'arrête ces militants qui sont de véritables combattants de la classe ouvrière, ni les brimades, ni les menaces, ni l'exclusion.
«L'exclusion du parti nous enlève nos droits de membres du parti, elle ne peut nous relever des obligations contractées par chacun d'entre nous à son entrée dans le parti communiste. Exclus du parti nous resterons quand même fidèles à son programme, à ses traditions, à son drapeau. Nous continuerons à travailler au renforcement du parti communiste et de son influence sur la classe ouvrière. » ([13] [298])
C'est une extraordinaire leçon de politique révolutionnaire que nous donne ainsi Rakovsky. Oui, c'est la méthode des marxistes, c'est notre méthode. Les révolutionnaires ne quittent jamais leurs organisations à moins d'en être exclus et même exclus ils continuent le combat pour leur redressement.
Au cours des années qui vont suivre, les oppositionnels vont tout faire pour revenir dans le parti. Ils sont d'ailleurs convaincus que leur exclusion n'est que temporaire.
Mais, très rapidement, en janvier 1928, commencent les déportations. Elles sont d'une extrême rigueur car aucun travail, aucun moyen de subsistance n'est garanti au déporté sur les lieux de résidence obligatoire. Les brimades pleuvent sur la famille qui perd son appartement à Moscou. Ainsi, Trotsky part pour Alma-Ata et 48 heures après, Rakovsky pour Astrakan. Le combat ne s'arrête toujours pas et l'Opposition en exil s'organise.
Bien que de nouveaux coups pleuvent, les oppositionnels et leur représentant le plus éminent, Rakovsky, poursuivent inlassablement le combat malgré les capitulations successives et l'expulsion de Trotsky d'URSS.
Durant cette période, des rumeurs circulent, distillées sournoisement par la GPU, selon lesquelles Staline va enfin appliquer la politique de l'Opposition. Immédiatement, c'est le déclenchement d'un début d'explosion de l'Opposition dans laquelle Radek semble avoir joué un rôle de provocateur ([14] [299]). Cet épisode connaît la démobilisation des plus faibles ; il permet au pouvoir stalinien de repérer les éléments chancelants et d'évaluer le moment le plus favorable pour les frapper ou les amener à capituler.
Face à ces nouvelles difficultés, Rakovsky rédige une déclaration (août 1929) : « Nous faisons appel au comité central (...) en (lui) demandant de nous faciliter notre rentrée dans le parti, en relaxant les bolcheviks-léninistes (...) en rappelant d'exil L.D. Trotsky (...) Nous sommes entièrement disposés à renoncer aux méthodes fractionnelles de lutte et à nous soumettre aux statuts et à la discipline du parti qui garantissent à chacun de ses membres le droit de défendre ses opinions communistes. »
Cette déclaration n'a aucune chance d'être acceptée par le pouvoir d'abord à cause de la demande qui y est faite pour le retour d'exil de Trotsky, mais aussi parce qu'elle est rédigée de telle façon qu'elle cherche à faire la preuve de la duplicité de Staline et de sa responsabilité dans cette affaire. Elle atteint son but et enraie le vent de panique dans les rangs des oppositionnels. La vague de capitulation est stoppée.
Malgré les embûches, les brimades atroces, les assassinats, le combat de Rakovsky et du centre de l'opposition va se poursuivre, de façon organisée, en Russie jusqu'en février 1934. La plupart d'entre eux continuent encore à résister dans les camps. ([15] [300])
L'abandon de Rakovsky n'est en aucune manière une capitulation honteuse comme l'a été, par exemple, celle des zinoviévistes. Dans un article de Bilan ([16] [301]) il est d'ailleurs clairement affirmé : « Le camarade Trotsky (...) a publié une note dans laquelle, après avoir déclaré qu'il ne s'agit pas là d'une capitulation idéologique et politique, il écrit : "Nous avons maintes fois répété que la restauration du PC en URSS ne peut se faire que par la voie internationale. Le cas Rakovsky le confirme d'une manière négative, mais éclatante." Nous nous solidarisons avec l'appréciation (...) au sujet de Rakovsky, car son dernier geste n'a rien à voir avec les honteuses capitulations des Radek, Zinoviev, Kamenev... »
Un combat au niveau international
Le combat se déroule aussi au niveau mondial avec la création de l'opposition de gauche internationale après l'expulsion de Trotsky de l'URSS en 1929.
Au 6« Plénum de 1’IC (février-mars 1926), Bordiga participe pour la dernière fois à une réunion de l'Internationale. Dans son discours, il dit : « Il est désirable qu'il se forme une résistance de gauche ; je ne dis pas une fraction, mais une résistance de gauche sur le terrain international contre de pareils dangers de droite ; mais je dois dire tout à fait ouvertement que cette réaction saine, utile et nécessaire ne peut et ne doit pas se présenter sous l'aspect de la manoeuvre et de l'intrigue, sous la forme de bruits que l'on répand dans les coulisses et dans les couloirs. »
Et à partir de 1927, le combat de la « gauche italienne » (GI) se poursuit dans l'émigration en France et en Belgique. Les militants qui n'ont pu quitter l'Italie se retrouvent en prison ou, comme Bordiga, soumis à la résidence forcée dans les îles. La GI lutte au sein des partis communistes et de l’IC malgré le fait que beaucoup de ses membres en sont exclus. Son but essentiel est d'intervenir au sein de ces organisations afin de redresser leur cours dégénérescent qui n'est pas forcément fatal. « Les partis communistes (...) sont des organes où l'on doit travailler pour combattre l'opportunisme. Nous sommes convaincus que les situations imposeront aux dirigeants de nous réintégrer, en tant que fraction organisée (souligné par nous), à moins que les situations ne doivent voir l'éclipsé totale des partis communistes. Dans ce cas aussi, que nous jugeons fort improbable, nous nous trouverons dans la possibilité d'accomplir notre devoir communiste. » ( [17] [302])
C'est à travers cette vision qu'apparaît toute la différence entre Trotsky et la GI. En avril 1928, cette dernière se constitue en fraction en réponse à la résolution du 9e plénum élargi de 11C (du 9 au 25 février 1928) qui décide que l'on ne peut être en même temps membre de 11C et soutenir les positions politiques de Trotsky. Dès cet instant, les membres de la GI, ne pouvant plus être membres de 11C, se trouvent contraints de se constituer en fraction.
Dans la résolution de fondation de la fraction, ils s'assignent les tâches suivantes : « 1) la réintégration de tous les expulsés de l'Internationale qui se réclament du Manifeste communiste et acceptent les thèses du 2e Congrès mondial.
2)la convocation du 6e Congrès mondial sous la présidence de Léon Trotsky.
3)mise à l'ordre du jour au 6e congrès mondial de l'expulsion de l'Internationale de tous les éléments qui se déclarent solidaires avec les résolutions du 15e congrès russe. » ([18] [303])
Ainsi, quand l'Opposition russe demande sa réintégration dans le parti, la GI souhaite surtout se maintenir en tant que fraction au sein de 1’IC et des PC parce qu'elle pense que la régénérescence passe désormais par un travail de fraction. « Par fraction nous entendions l'organisme qui construit les cadres devant assurer la continuité de la lutte révolutionnaire, et qui est appelée à devenir le protagoniste de la victoire prolétarienne. Contre nous,... [l'Opposition] affirmait qu'il ne fallait pas proclamer la nécessité de la formation des cadres : la clé des événements se trouvant entre les mains du centrisme et non entre les mains des fractions. » (souligné par nous) ([19] [304])
Aujourd'hui, cette politique qui consiste à répéter les demandes de réintégration à 1’IC (la GI l'a abandonnée seulement après 1928) peut paraître erronée puisqu'elle n'a pas réussi à enrayer la dégénérescence des partis communistes et de l'Internationale. Mais, sans elle, l'opposition se serait retrouvée à l'extérieur de 1’IC et aurait abouti à une situation d'isolement pire encore. Les oppositionnels se seraient retrouvés éloignés de la masse des militants communistes et n'auraient plus pu peser sur leur involution ([20] [305]). C'est cette méthode, théorisée plus tard par la GI, qui a permis de maintenir le lien avec le mouvement ouvrier et qui lui a permis de transmettre ses acquis à la « gauche » communiste actuelle dont le CCI fait partie.
A contrario, la politique d'isolement du groupe Réveil communiste ([21] [306]) par exemple, a été catastrophique. Ce groupe n'y a pas survécu. Il a été incapable de donner naissance à un courant organisé. Il a surtout confirmé la méthode et la thèse classique du mouvement ouvrier : on ne rompt pas à la légère d'une organisation du prolétariat ; on ne rompt pas sans avoir préalablement épuisé toutes les solutions, après avoir utilisé tous les moyens, d'une part, pour aboutir à une clarification politique des divergences et, d'autre part, pour convaincre le maximum d'éléments sains.
Les leçons tirées par la Gauche italienne
Nous n'avons pas dressé ce vaste panorama historique pour le plaisir de faire oeuvre d'historien mais pour en tirer les enseignements nécessaires pour le mouvement ouvrier et notre classe aujourd'hui. Effectivement ce long développement nous enseigne que « l'histoire du mouvement ouvrier est l'histoire de ses organisations » comme l'affirmait Lénine. Aujourd'hui il est de bon ton de se séparer, sans aucun principe, d'une organisation politique du prolétariat et cela pour un oui ou pour un non. Tout en ayant les mêmes bases programmatiques, on crée une nouvelle organisation, ou bien, sans avoir passé au crible de la critique le programme et la pratique d'une organisation, on décrète qu'elle dégénère. Le simple rappel de l'histoire de la 3e Internationale nous montre quelle doit être la véritable attitude des révolutionnaires, à moins de penser qu'il n'y a guère besoin des organisations révolutionnaires ou d'avoir la prétention de découvrir tout seul tout ce que nous ont légué les organisations du passé. Nous n'avons pas cette prétention. Sans le travail théorique et politique de la gauche italienne, ni le CCI ni les autres groupes de la gauche communiste (le BIPR et les divers PCI) existeraient aujourd'hui.
Il est bien évident que, si nous nous réclamons de l'attitude de l'Opposition et de la Gauche italienne, nous ne pouvons pas nous réclamer entièrement des conceptions de l'Opposition et de Trotsky.
Par contre, nous approuvons celle qui est mise en avant, au début des années 1930, dans Bilan :
« Il est parfaitement exact que le rôle des fractions est surtout un rôle d'éducation de cadres au travers des événements vécus, et grâce à la confrontation rigoureuse de la signification des événements. (...) Sans le travail des fractions, la révolution russe aurait été impossible. Sans les fractions, Lénine lui-même, serait resté un rat de bibliothèque et ne serait pas devenu un chef révolutionnaire.
Les fractions sont donc les seuls endroits historiques où le prolétariat continue son travail pour son organisation de classe. De 1928 jusque maintenant, le camarade Trotsky a totalement négligé ce travail de construction des fractions et, de ce fait, il n'a pas contribué à réaliser les conditions effectives pour le mouvement de masse. » ([22] [307])
De même, nous reprenons à notre compte ce que la GI a mis en évidence concernant la perte des organisations politiques dans une période de recul historique du prolétariat, en l'occurrence dans un cours à la guerre (celui des années 1930) ce qui n'est, bien évidemment, pas le cas aujourd'hui :
«La mort de l'Internationale Communiste dérive de l'extinction de sa fonction : l'IC est morte de la victoire du fascisme en Allemagne ; cet événement a épuisé historiquement sa fonction et a manifesté le premier résultat définitif de la politique centriste.
Le fascisme, victorieux en Allemagne, a signifié que les événements empruntaient le chemin opposé à celui de la révolution mondiale pour prendre la voie qui conduit à la guerre.
Le parti ne cesse d'exister, même après la mort de l'Internationale, LE PARTI NE MEURT PAS, IL TRAHIT. ».
Tous ceux qui, aujourd'hui, se disent d'accord avec les positions et principes de la GI et qui accusent de dégénérescence une organisation, ont le devoir et la responsabilité de tout faire pour empêcher que cette dynamique ne se poursuive et mène à la trahison, comme l'ont fait avant eux les camarades de Bilan.
Mais la GI, en critiquant Trotsky, avait aussi stigmatisé l'existence de tous ces individus sans principes (ou qui ne veulent pas savoir dans quel cours historique ils se situent) qui ne pensent qu'à construire de nouvelles organisations en dehors de celles qui existent déjà ou, comme on le voit aujourd'hui avec le développement du parasitisme, qui ne pensent qu'à détruire celles qu'ils viennent de quitter :
« D'une façon analogue, pour ce qui concerne la fondation de nouveaux partis [ici la GI parlait de Trotsky qui en 1933 proposait la construction de nouveaux partis], les sportsmen du "grand faire", au lieu de construire l'organisme pour l'action politique (..) ont fait beaucoup de tapage sur la nécessité de ne pas perdre un seul instant pour se précipiter au travail. (...).
Il est bien évident que la démagogie et le succès éphémère sont du côté du sport et non de côté du travail révolutionnaire. ».
A tous ces petits messieurs, ces nouveaux « sportsmen », ces fondateurs irresponsables de nouvelles chapelles, ces redresseurs de torts et de partis qui se jettent dans la dénonciation tonitruante des organisations prolétariennes existantes, nous tenons à rappeler notamment le travail patient et révolutionnaire de l'Opposition et surtout celui de la Gauche italienne dans les années 1920 et 1930 pour sauver leurs organisations et enfin préparer les cadres du futur parti, au lieu de quitter leur organisation pour se « sauver » eux-mêmes.
OR.
[1] [308] Voir les numéros de la Revue Internationale sur la révolution allemande
[2] [309] Les révolutionnaires qui vont fonder le KAPD sont exclus du Parti communiste allemand (KPD), ils ne rompent pas avec lui
[3] [310] Pierre Naville qui l’a rencontré à Moscou en 1927, a souligné que Rakovsky ne nourrissait aucune illusion à l'époque. Il ne prévoyait que des années de souffrance et de répression ce qui évidemment ne l'a pas arrêté dans sa détermination de véritable combattant de la classe ouvrière, cf. : p. 274, Rakovsky, ou la révolution dans tous les pays, Pierre Broué, Fayard et Trotsky vivant de Pierre Naville.
[4] [311] Cf. nos textes sur la gauche italienne et la brochure sur La Gauche Communiste d'Italie
[5] [312] Une telle trahison n'est jamais exclue, par exemple si une organisation prolétarienne, du fait de son manque de clarté sur la question des luttes de « libération nationale », se laisse entraîner sur le terrain du gauchisme, c'est-à-dire de la bourgeoisie, en soutenant un camp impérialiste contre un autre dans les conflits pouvant exister entre grandes puissances au nom des « luttes de libération nationale ». C'est ce qui est arrivé à certaines sections du Parti communiste international (bordiguiste) au début des années 1980.
[6] [313] Voir notre brochure La prétendue paranoïa du CCI.
[7] [314] L. Trotsky, L'Internationale Communiste après Lénine, PUF Paris 1979, p. 25.
[8] [315] Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste français, tome 1, pp. 122 et suivantes.
[9] [316] Au début, ce combat devait être mené ensemble avec Lénine sur la question du régime intérieur du Parti et de la bureaucratie. Mais Lénine eut sa deuxième attaque et ne reviendra plus au travail ; cf. : A. Rosmer dans l'introduction à De la révolution, recueil d'articles et de textes de Trotsky, Editions de Minuit, pp. 21 et 22.
[10] [317] Livre publié en décembre 1923.
[11] [318] Cf. Manifeste du groupe ouvrier du PCUS, février 1923 in Invariance n°6, 1975.
[12] [319] La « gauche » du PCI représente encore la majorité du parti.
[13] [320] Anciens secrétaires du parti avant Staline.
[14] [321] Rakovsky, ou la révolution dans tous les pays, Pierre Broué, Fayard.
[15] [322] Ante Ciliga : 10 ans au pays du mensonge déconcertant, Champ libre, Paris, 1977, cf. : pp. 233 et suivantes.
[16] [323] Bilan n°5,mars 1934.
[17] [324] Réponse du 8/7/1928 de la GI à l'Opposition communiste de Paz, cf. : Contre le Courant n°13.
[18] [325] Il s'agit notamment la résolution d'exclusion de tous ceux qui se solidarisaient avec Trotsky. Citation de Prometeo n°l, mai 1928.
[19] [326] Bilan n° 1, novembre 1933, cf. : p. 26.
[20] [327] Par exemple, H. Chazé est resté au sein du PCF jusqu'en 1931-32 où il était secrétaire du Rayon de Puteaux. Cf. : son livre Chronique de la révolution espagnole, Spartacus.
[21] [328] Voir notre brochure sur La Gauche communiste d'Italie.
[22] [329] Bilan n° 1, « Vers l'Internationale deux et trois quarts..? », 1933. Les trotskistes finiront par sombrer, après s'être lancés pendant les années 1930 à corps perdu dans toutes les aventures, dans tous les regroupements sans principe comme avec le PSOP (la Social-Démocratie de gauche), après avoir fait de l'entrisme dans la SFIO.
Dans le précédent numéro de la Revue Internationale, nous avons publié la première partie d'un article en réponse à la polémique « Les racines politiques du malaise organisationnel du CCI » parue dans le n° 15 de Internationalist Communiste la revue en langue anglaise du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) constitué par la Communist Workers' Organisation (CWO) et le Partito Comunista Internazionalista (PCInt). Dans cette première partie, après avoir rectifié un certain nombre d'affirmations du BIPR qui témoignent d'une méconnaissance de nos propres positions, nous sommes revenus sur l'histoire de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale qui est le courant politique dont se réclament tant le BIPR que le CCI. En particulier, nous avons mis en évidence que l'ancêtre du CCI, la Gauche Communiste de France (GCF), était bien plus qu'un «groupe minuscule », comme la qualifie le BIPR ; c'était en réalité la véritable héritière politique de la Fraction italienne ayant basé sa constitution sur les acquis de cette dernière. Ce sont justement ces acquis que le PCInt a laissés de côté ou carrément rejetés lors de sa constitution en 1943 et plus encore lors de son premier congrès à la fin de 1945. C'est ce que nous allons mettre en évidence dans cette deuxième partie de l'article.
Pour les communistes l'étude de l'histoire du mouvement ouvrier et de ses organisations ne correspond nullement à une curiosité de type académique. C'est au contraire un moyen indispensable pour leur permettre de fonder solidement leur programme, de s'orienter dans la situation présente et d'établir de façon claire des perspectives d'avenir. En particulier, l'examen des expériences passées de la classe ouvrière doit permettre de vérifier la validité des positions qui ont été défendues alors par les organisations politiques et d'en tirer les leçons. Les révolutionnaires d'une époque ne s'instaurent pas comme juges de leurs aînés. Mais ils doivent être en mesure de mettre en évidence les positions justes comme les erreurs des organisations du passé, de même qu'ils doivent savoir reconnaître le moment où une position correcte dans un certain contexte historique devient caduque lorsque les conditions historiques changent. Faute de quoi, ils éprouvent les plus grandes difficultés à assumer leur responsabilité, condamnés qu'ils sont à répéter les erreurs du passé ou bien à maintenir une position anachronique.
Une telle approche est le B A BA pour une organisation révolutionnaire. Si on s'en rapporte à son article, le BIPR partage cette approche et nous considérons comme très positif que cette organisation y ait abordé, parmi d'autres aspects, la question de ses propres origines historiques (ou plutôt les origines du PCInt) comme la question de celles du CCI. Il nous semble que la compréhension des désaccords entre nos deux organisations doit partir de l'examen de leurs histoires respectives. C'est pour cela que notre réponse à la polémique du BIPR se concentre sur cet aspect. Nous avions commencé à le faire dans la première partie de cet article pour ce qui concerne la Fraction italienne et la GCF. Il s'agit maintenant de revenir sur l'histoire du PCInt.
En fait, un des points importants qu'il s'agit ici d'établir est le suivant : peut-on considérer, comme le dit le BIPR, que « le PCInt était la création de la classe ouvrière ayant eu le plus de réussite depuis la révolution russe » ([1] [331]). Si tel est le cas, alors il faut considérer l'action du PCInt comme exemplaire et source d'inspiration pour les organisations communistes d'aujourd'hui et de demain. La question qui se pose est la suivante : à quoi peut-on mesurer le succès d'une organisation révolutionnaire ? La réponse s'impose d'elle-même : si elle s'acquitte correctement des tâches qui sont les siennes dans la période historique où elle agit. En ce sens, les critères de « réussite » qui seront sélectionnés sont en eux-mêmes significatifs de la façon dont on conçoit le rôle et la responsabilité de l'organisation d'avant-garde du prolétariat.
Les critères de « réussite » d'une organisation révolutionnaire
Une organisation révolutionnaire est l'expression, de même que facteur actif, du processus de prise de conscience qui doit conduire le prolétariat à assumer sa tâche historique de renversement du capitalisme et d'instauration du communisme. Une telle organisation est un instrument indispensable du prolétariat au moment du saut historique que représente sa révolution communiste. Lorsqu'une organisation révolutionnaire est confrontée à cette situation particulière, comme ce fut le cas des partis communistes à partir de 1917 et au début des années 1920, le critère décisif sur lequel doit être appréciée son action est sa capacité de rassembler autour d'elle, et du programme communiste qu'elle défend, les grandes masses ouvrières qui constituent le sujet de la révolution. En ce sens, on peut considérer que le parti bolchevik a pleinement accompli sa tâche en 1917 (non seulement, d'ailleurs vis-à-vis de la révolution en Russie, mais vis-à-vis de la révolution mondiale puisque c'est également lui qui a été le principal inspirateur de la constitution et du programme révolutionnaire de l'Internationale Communiste fondée en 1919). De février à octobre 1917, sa capacité à se lier aux masses en pleine effervescence révolutionnaire, à mettre en avant, à chaque moment du processus de maturation de la révolution, les mots d'ordre les plus adaptés tout en faisant preuve de la plus grande intransigeance face aux sirènes de l'opportunisme, a constitué un facteur incontestable de son «succès ».
Ceci dit, le rôle des organisations communistes ne se limite pas aux périodes révolutionnaires. Si c'était le cas, alors il n'aurait I existé de telles organisations que dans la I période qui va de 1917 à 1923 et on se demande quelle serait la signification de l'existence du BIPR et du CCI aujourd'hui. Il est clair qu'en dehors des périodes directement «révolutionnaires, les organisations communistes ont pour rôle de préparer la révolution, c'est-à-dire de contribuer du mieux possible au développement de la condition essentielle de celle-ci : la prise de conscience par l'ensemble du prolétariat de ses buts historiques et des moyens à employer pour y parvenir. Cela signifie, en premier lieu, que la fonction permanente des organisations communistes (qui est donc également la leur dans les périodes révolutionnaires) est de définir de la façon la plus claire et cohérente possible le programme du prolétariat. Cela signifie, en second lieu et en lien direct avec la première fonction, de préparer politiquement et organisationnellement le parti qui devra se trouver à la tête du prolétariat au moment de la révolution. Enfin, cela passe notamment par une intervention permanente dans la classe, en fonction des moyens de l'organisation, afin de gagner aux positions communistes les éléments qui tentent de rompre avec l'emprise idéologique de la bourgeoisie et de ses partis.
Pour en revenir à « la création de la classe ouvrière ayant eu le plus de réussite depuis la révolution russe », c'est-à-dire le PCInt (suivant l'affirmation du BIPR), on doit se poser la question : de quelle « réussite » s'agit-il ?
A-t-il joué un rôle décisif dans l'action du prolétariat au cours d'une période révolutionnaire ou d'activité intense du prolétariat ?
A-t-il apporté des contributions de premier plan à l'élaboration du programme communiste, à l'exemple, entre autres, de la Fraction italienne de la Gauche communiste, organisation dont il se réclame ?
A-t-il jeté des bases organisationnelles significatives et solides sur lesquelles pourra, s'appuyer la fondation du futur parti communiste mondial, avant-garde de la révolution prolétarienne à venir ?
Nous allons commencer par répondre à cette dernière question. Dans une lettre du 9 juin 1980 adressée par le CCI au PCInt, au lendemain de l'échec de la troisième conférence des groupes de la Gauche communiste, nous écrivions :
« Comment expliquez-vous (...) que votre organisation, qui était déjà développée au moment de la reprise de classe en 1968, n'ait pu mettre à profit cette reprise pour s'étendre au niveau international alors que la nôtre, pratiquement inexistante en 1968, ait, depuis cette date, décuplé ses forces et se soit implantée dans dix pays ? »
La question que nous posions alors reste d'actualité aujourd'hui. Depuis cette époque, le PCInt à réussi à élargir son extension internationale en constituant le BIPR en compagnie de la CWO (qui a repris, pour l'essentiel ses positions et analyses politiques) ([2] [332]). Mais il faut bien reconnaître que le bilan du PCInt, après plus d'un demi siècle d'existence, est bien modeste. Le CCI a toujours mis en évidence et déploré l'extrême faiblesse numérique et l'impact très réduit des organisations communistes, dont la nôtre, dans la période présente. Nous ne sommes pas du genre à pratiquer le bluff où à nous décerner des galons pour nous faire reconnaître comme le « véritable état-major du prolétariat ». Nous laissons à d'autres groupes la manie de se prendre pour le « vrai Napoléon » et de le proclamer. Cela dit, en s'appuyant sur le critère de « réussite » qu'on examine ici, celle de la « minuscule GCF », bien qu'elle ait cessé d'exister depuis 1952, est incomparablement plus satisfaisante que celle du PCInt. Avec des sections ou des noyaux dans 13 pays, 11 publications territoriales régulières en 7 langues différentes (dont celles qui sont les plus répandues dans les pays industrialises : anglais, allemand, espagnol et français), une revue théorique trimestrielle en trois langues, le CCI, qui s'est constitué autour des positions et des analyses politiques de la GCF, est aujourd'hui l'organisation de la Gauche communiste non seulement la plus importante et étendue, mais aussi et surtout celle qui a connu la dynamique de développement la plus positive au cours du dernier quart de siècle. Le BIPR peut bien sûr considérer que la «réussite» actuelle des héritiers de la GCF, si on la compare à celle du PCInt, est justement la preuve de la faiblesse de la classe ouvrière. Lorsque celle-ci aura développé beaucoup plus ses combats et sa conscience, elle reconnaîtra la validité des positions et des mots d'ordre du BIPR et se regroupera beaucoup plus massivement qu'aujourd'hui autour de lui. On se console comme on peut.
Ainsi, lorsque le BIPR évoque au superlatif absolu la « réussite » du PCInt, il ne peut s'agir (à moins de se réfugier dans des spéculations sur ce que sera le BIPR dans l'avenir) de sa capacité à jeter les bases organisationnelles futures du parti mondial. Nous en sommes conduits à examiner un autre critère : le PCInt de 1945-46 (c'est-à-dire lorsqu'il adopte sa première plateforme) a-t-il apporté des contributions de premier plan à l'élaboration du programme communiste?
Nous n'allons pas passer en revue ici l'ensemble des positions contenues dans cette plate-forme qui contient effectivement d'excellentes choses. Nous n'allons évoquer que quelques points programmatiques, extrêmement importants déjà à cette époque, sur lesquels on ne trouve pas dans la plateforme une grande clarté. Il s'agit de la nature de l'URSS, de la nature des luttes dites de « libération nationale et coloniale » et de la question syndicale.
La plate-forme actuelle du BIPR est claire sur la nature capitaliste de la société ayant existé en Russie jusqu'en 1990, sur le rôle des syndicats comme instruments de la préservation de l'ordre bourgeois que le prolétariat ne peut en aucune façon « reconquérir » et sur la nature contre-révolutionnaire des luttes nationales. Cependant, cette clarté n'existait pas dans la plate-forme de 1945 où 1’URSS était encore considérée comme un « Etat prolétarien », où la classe ouvrière était appelée à soutenir certaines luttes nationales et coloniales et où les syndicats étaient encore considérés comme des organisations que le prolétariat pouvait « reconquérir », notamment grâce à la création, sous l'égide du PCInt, de minorités candidates à leur direction ([3] [333]). A la même époque, la GCF avait déjà remis en cause la vieille analyse de la Gauche italienne sur la nature prolétarienne des syndicats et compris que la classe ouvrière ne pouvait plus, en aucune façon, reconquérir ces organes. De même, l'analyse sur la nature capitaliste de l'URSS avait déjà été élaborée au cours de la guerre par la Fraction italienne reconstituée autour du noyau de Marseille. Enfin, la nature contre-révolutionnaire des luttes nationales, le fait qu'elles constituaient de simples moments des affrontements impérialistes entre grandes puissances, avait déjà été établi par la Fraction au cours des années 1930. C'est pour cela que nous maintenons aujourd'hui ce que la GCF disait déjà du PCInt en 1946 et qui fâche le BIPR quand il se plaint que « la GCF affirmait que le PCInt ne constituait pas une avancée par rapport à la vieille Fraction de la Gauche communiste qui était allée en exil en France durant la dictature de Mussolini ». Sur le plan de la clarté programmatique, les faits parlent d'eux mêmes. ([4] [334])
2)La lutte du parti ne peut viser directement à la scission des masses organisées dans les syndicats.
3)Le processus de reconstruction du syndicat, s'il ne peut se réaliser qu'à travers la conquête des organes dirigeants du syndicat, découle d'un programme d'encadrement des luttes de classe sous la direction du parti. »
Ainsi, on ne peut pas considérer que les positions programmatiques qui étaient celles du PCInt en 1945 fassent partie de sa «réussite» puisqu'une bonne parti d'entre elles a dû être révisée par la suite, notamment en 1952, lors du congrès qui a vu la scission de la tendance de Bordiga et encore ultérieurement. Si le BIPR nous permet de faire un peu d'ironie, nous pourrions dire que certaines de ses positions actuelles sont plus inspirées de celles de la GCF que de celles du PCInt de 1945. Alors où réside le « grand succès » de cette organisation ? Il ne reste plus que la force numérique et que l'impact qu'elle a eus à un moment donné de l'histoire.
Effectivement, le PCInt a compté, entre 1945 et 1947, près de 3000 membres et un nombre significatif d'ouvriers se reconnaissait en lui. Est-ce à dire que cette organisation a pu jouer un rôle significatif dans le cours des événements historiques et les infléchir dans le sens de la révolution prolétarienne, même si celle-ci n'a pas eu lieu finalement. Evidemment, il est hors de question de reprocher au PCInt d'avoir failli à sa responsabilité face à une situation révolutionnaire car une telle situation n'existait pas en 1945. Mais c'est justement là où le bât blesse. Comme le dit l'article du BIPR, le PCInt misait « sur le fait que la combativité ouvrière ne resterait pas limitée au nord de l'Italie alors que la guerre approchait de sa fin ». En fait, le PCInt s'était constitué en 1943 sur la base du resurgissement des combats de classe dans le nord de l'Italie en misant sur le fait que ces combats étaient les premiers d'une nouvelle vague révolutionnaire qui allait surgir de la guerre comme ce fut le cas au cours du premier conflit mondial. L'histoire s'est chargée par la suite de démentir une telle perspective. Mais en 1943, il était tout à fait légitime de la mettre en avant ([5] [335]). Après tout, l'Internationale Communiste et la plupart des partis communistes, dont le parti italien, s'étaient formés alors que la vague révolutionnaire commencée en 1917 était déjà sur le déclin après le tragique écrasement du prolétariat allemand en janvier 1919. Mais les révolutionnaires de l'époque n'en avaient pas encore conscience (et c'est justement un des grands mérites de la Gauche italienne que d'avoir été un des premiers courants à constater cette inversion du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat). Cependant, lorsque s'est tenue la conférence de fin 1945-début 1946, la guerre était déjà terminée et les réactions prolétariennes qu'elle avait engendrées dès 1943 avaient été étouffées dans l'oeuf grâce à une politique préventive systématique de la part de la bourgeoisie ([6] [336]). Malgré cela, le PCInt n'a pas remis en cause sa politique antérieure (même si un certain nombre de voix se sont élevées dans la conférence pour constater le renforcement de l'emprise bourgeoise sur la classe ouvrière). Ce qui était une erreur tout à fait normale en 1943 l'était déjà beaucoup moins à la fin de 1945. Cependant, le PCInt a continué sur sa lancée et il ne remettra jamais plus en cause la validité de la formation du parti en 1943.
Mais le plus grave pour le PCInt n'est pas dans l'erreur d'appréciation de la période historique et dans la difficulté à reconnaître cette erreur. Bien plus catastrophique a été la façon dont le PCInt s'est développé et les positions qu'il a été amené à prendre pour cela, notamment du fait qu'il a essayé de « s'adapter » aux illusions croissantes d'une classe ouvrière en recul.
La constitution du PCInt
Lors de sa formation en 1943, le PCInt se réclamait des positions politiques élaborées par la Fraction italienne de la Gauche communiste. D'ailleurs, si son principal animateur, Onorato Damen, un des dirigeants de la Gauche dans les années 20, était resté en Italie depuis 1924 (la plupart du temps dans les prisons mussoliniennes d'où les bouleversements de 1942-43 l'avaient tiré) ([7] [337]), il comptait dans ses rangs un certain nombre de militants de la Fraction qui étaient rentrés en Italie au début de la guerre. Et effectivement, dans les premiers numéros de Prometeo clandestin (qui reprend le nom traditionnel du journal de la Gauche, celui des années 1920 et celui de la Fraction italienne dans les années 1930) publiés à partir de novembre 1943, on trouve des dénonciations très claires de la guerre impérialiste, de l'antifascisme et des mouvements « partisans » ([8] [338]). Cependant, à partir de 1944 le PCI s’oriente vers une politique d’agitation en direction des groupes de partisans et diffuse, en juin, un manifeste qui incite à la « transformation des formations de partisans là où elles sont composées d'éléments prolétariens de saine conscience de classe, en organes d'autodéfense prolétarienne, prêtes à intervenir dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. » En août 1944, Prometeo n° 15 va plus loin dans les compromissions : « Les éléments communistes croient sincèrement à la nécessité de lutte contre le nazi-fascisme et pensent, qu'une fois cet obstacle abattu, ils pourront marcher vers la conquête du pouvoir, en battant le capitalisme. » C'est la remise en vigueur de l'idée sur laquelle se sont appuyés tous ceux qui, au cours de la guerre d'Espagne, comme les anarchistes et les trotskistes, avaient appelé les prolétaires à «d'abord remporter la victoire sur le fascisme, ensuite faire la révolution ». C'est l'argument de ceux qui trahissent la cause du prolétariat pour se ranger derrière le drapeau d'un des camps impérialistes. Ce n'était pas le cas du PCInt car il restait fortement imprégné de la tradition de la Gauche du parti communiste d'Italie qui s'était distinguée, face à la montée du fascisme au début des années 1920, par son intransigeance de classe. Cela dit, de tels arguments dans la presse du PCInt permettent de mesurer l'ampleur des dérapages. Par ailleurs, suivant l'exemple de la minorité de la Fraction de 1936 qui avait rejoint les unités antifascistes du POUM en Espagne, un certain nombre de militants et de cadres du PCInt s'enrôlent dans les groupes partisans. Mais si la minorité avait rompu la discipline organisationnelle, il n'en est rien pour ces militants du PCInt : ils ne font qu'appliquer les consignes du Parti. ([9] [339])
De toute évidence, la volonté de regrouper un maximum d'ouvriers dans ses rangs et autour de lui, à un moment où ces derniers succombent massivement aux sirènes des « partisans », conduit le PCInt à prendre des distances avec l'intransigeance qu'il avait affichée au départ contre l'antifascisme et les «bandes partisanes». Ce n'est pas là une «calomnie» du CCI prenant le relaie des « calomnies » de la GCF. Ce penchant à recruter de nouveaux militants sans trop se préoccuper de la fermeté de leurs convictions internationalistes a été relevée par le camarade Danielis, responsable de la fédération de Turin en 1945 et ancien membre de la Fraction : « Une chose doit être claire pour tout le monde : le Parti a subi l'expérience grave d'un facile élargissement de son influence politique - non en profondeur (car difficile) mais en surface. Je dois faire part d'une expérience personnelle qui servira de mise en garde face au danger d'une facile influence du Parti sur certaines couches, de masses, conséquence automatique d'une non moins facile formation théorique des cadres... On devait donc penser qu'aucun inscrit au Parti n'aurait accepté les directives du »Comité de Libération Nationale ». Or, le 25 avril au matin [date de la "libération" de Turin] toute la Fédération de Turin était en armes pour participer au couronnement d'un massacre de 6 années, et quelques camarades de la province - encadrés militairement et disciplinés - entraient à Turin pour participer à la chasse à l'homme... Le Parti n'existait pas ; il s'était volatilisé. » (Procès verbal du Congrès de Florence du PCInt, 6-9 mai 1948) De toute évidence, Danielis était aussi un « calomniateur » !
Sérieusement, si les mots ont un sens, la politique du PCInt qui lui a permis ses « grands succès » de 1945, n'était rien moins qu'opportuniste. En faut-il d'autres exemples ? On pourrait citer cette lettre du 10 février 1945 adressée par le «Comité d'agitation » du PCInt « aux comités d'agitation des partis à direction prolétarienne et des mouvements syndicaux d'entreprise pour donner à la lutte révolutionnaire du prolétariat une unité de directives et d'organisation... Dans ce but, il est proposé un rassemblement de ces divers comités pour mettre au point un plan d'ensemble. » (Prometeo, avril 1945) ([10] [340]). Les «partis à direction prolétarienne » dont il est question sont notamment le parti socialiste et le parti stalinien. Aussi surprenant que cela apparaisse aujourd'hui, c'est la stricte vérité. Lorsque nous avons rappelé ces faits dans la Revue Internationale n° 32, le PCInt nous avait répondu : « Le document "Appel du Comité d'agitation du PCInt" contenu dans le numéro d'avril 45 fut-il une erreur? D'accord. Ce fut la dernière tentative de la Gauche italienne d'appliquer la tactique de "front unique à la base" préconisée par le PC d'Italie dans sa polémique avec l'IC dans les années 21-23. En tant que telle, nous la cataloguons dans les "péchés véniels" parce que nos camarades ont su l'éliminer tant sur un plan politique que théorique, avec une clarté qui aujourd'hui nous rend sûrs de nous face à quiconque. » (Battaglia Comunista n° 3, février 1983) A cela nous répondions : « On ne peut que rester admiratif devant la délicatesse et l'habileté avec lesquelles BC ménage son amour-propre. Si une proposition de front unique avec les bouchers staliniens et sociaux-démocrates n'est qu'un simple "péché véniel", qu'aurait dû faire le PCInt pour qu'on puisse parler d'erreur... Entrer au gouvernement ? » (Revue internationale n°34) ([11] [341]). En tout cas il est clair qu'en f!l944, la politique du PCInt représentait bien jun pas en arrière par rapport à celle de la l« vieille fraction ». Et quel pas ! La Fraction | avait depuis longtemps fait une critique en profondeur de la tactique du front unique et [elle ne se serait pas avisée, depuis 1935, de (qualifier le parti stalinien de « parti à direction prolétarienne»; sans parler de la social-démocratie dont la nature bourgeoise était reconnue depuis les années 1920.
Cette politique opportuniste du PCInt, nous la retrouvons dans « l'ouverture » et le manque de rigueur dont il fait preuve à la fin de la guerre afin de s'élargir. Les ambiguïtés du PCInt formé dans le Nord du pays ne sont encore que peu de choses à côté de celles des groupes du Sud qui sont admis dans le Parti à la fin de la guerre, telle la «Frazione di sinistra dei comunisti e socialisti » constituée à Naples, autour de Bordiga et Pistone, qui, jusqu'au début de 1945 pratique l'entrisme dans le PCI stalinien dans l'espoir de le redresser et qui est particulièrement floue concernant la question de l'URSS. Le PCInt ouvre également ses portes à des éléments du POC (Parti Ouvrier Communiste) qui avait constitué pendant un certain temps la section italienne de la 4e internationale trotskiste.
Il faut rappeler aussi que Vercesi, qui durant la guerre estimait qu'il n'y avait rien à faire et qui, à la fin de celle-ci, avait participé à la « Coalizione Antifascista » de Bruxelles ([12] [342]), s'intègre également dans le nouveau parti sans que celui-ci lui demande ne serait-ce que de condamner sa dérive antifasciste. Sur cet épisode, O. Damen, pour le PCInt, avait écrit au CCI, à l'automne 1976 : « Le Comité antifasciste de Bruxelles dans la personne de Vercesi, qui au moment de la constitution du PCInt pense devoir y adhérer, maintient ses propres positions bâtardes jusqu'au moment où le parti, rendant le tribut nécessaire à la clarté, se sépare des branches mortes du bordiguisme. » A cela nous répondions : « Qu'en termes galants ces choses là sont dites ! Il - Vercesi - pense devoir y adhérer ?! Et le Parti, qu'en pense-t-il ? Ou est-ce que le Parti est une société de bridge où adhère qui veut bien y penser ? » (Revue internationale n° 8). Il faut noter que dans cette lettre O. Damen avait la franchise de reconnaître qu'en 1945 le parti n'avait pas encore « rendu le tribut nécessaire à la clarté » puisque ce n'est que plus tard (en fait en 1952) qu'il le fit. On peut prendre acte de cette affirmation qui contredit toutes les fables sur la prétendue « grande clarté » ayant présidé à la fondation du PCInt puisque celui-ci représentait, au dire du BIPR, « un pas en avant » par rapport à celle de la Fraction. ([13] [343])
Le PCInt n'est pas non plus très regardant en ce qui concerne les membres de la minorité de la Fraction qui, en 1936, s'étaient enrôlés ans les milices antifascistes en Espagne et qui avaient rejoint l’Union Communiste([14] [344]). Ces éléments peuvent intégrer le Parti sans faire la moindre critique de leurs errements passés. Sur cette question, O. Damen nous écrivait dans la même lettre : « En ce qui concerne les camarades qui pendant la période de la guerre d'Espagne décidèrent d'abandonner la Fraction de la Gauche italienne pour se lancer dans une aventure en dehors de toute position de classe, rappelons que les événements d'Espagne, qui ne faisaient que confirmer les positions de la Gauche, leur ont servi de leçon pour les faire rentrer de nouveau dans le sillon de la gauche révolutionnaire. » (Ibid.) A quoi nous répondions : « il n'a jamais plus été question de retour de ces militants à la Gauche Communiste, jusqu'au moment de la dissolution de la Fraction et l'intégration de ses militants dans le PCInt (fin 45). Il n'a jamais été question de "leçon ", ni de rejet de position, ni de condamnation de leur participation à la guerre antifasciste d'Espagne de la part de ces camarades. » Si le BIPR estime qu'il s'agit là d'une nouvelle «calomnie » du CCI, qu'il nous indique les documents qui le prouvent. Et nous poursuivions : « C'est tout simplement l'euphorie et la confusion de la constitution du Parti "avec Bordiga" qui ont incité ces camarades... à le rejoindre... Le Parti en Italie ne leur a pas demandé de comptes, non pas par ignorance... mais parce que le moment n'était pas à "de vieilles querelles" ; la reconstitution du Parti effaçait tout. Ce parti qui n'était pas trop regardant sur Vagissement des partisans présents dans ses propres militants ne pouvait se montrer rigoureux envers cette minorité pour son activité dans un passé déjà lointain et lui ouvrait "naturellement" ses portes... »
En fait, la seule organisation qui ne trouve pas grâce aux yeux du PCInt et avec qui elle ne veut pas avoir de rapports est la GCF, justement parce que celle-ci continue de s'appuyer sur la même rigueur et la même intransigeance qui avaient caractérisé la Fraction durant les années 1930. Et c'est vrai que la Fraction de cette période n'aurait pu que condamner le bric à brac sur lequel s'est constitué le PCInt, un bric à brac tout à fait semblable à celui pratiqué alors par le trotskisme et contre lequel la Fraction n'avait pas de mots assez durs.
Dans les années 1920, la Gauche communiste s'était opposée à l'orientation opportuniste prise par l'Internationale Communiste à partir de son troisième congrès consistant notamment à vouloir « aller aux masses », à un moment où la vague révolutionnaire refluait, en faisant entrer dans ses rangs les courants centristes issus des partis socialistes (les Indépendants en Allemagne, les « Terzini » en Italie, Cachin-Frossard en France, etc.) et en lançant la politique de « Front unique » avec les PS. A la méthode du « rassemblement large » employée par 1’IC pour constituer les partis communistes, Bordiga et la Gauche opposaient la méthode de la « sélection » basée sur la rigueur et [l'intransigeance dans la défense des principes. Cette politique de 11C avait eu des conséquences tragiques avec l'isolement, voire l'exclusion, de la Gauche et l'envahissement du parti par les éléments opportunistes qui allaient constituer les meilleurs vecteurs de la dégénérescence de 1’IC et de ses partis.
Au début des années 1930, la Gauche italienne, fidèle à sa politique des années 20, avait bataillé au sein de l'opposition de Gauche internationale pour imposer cette I même rigueur face à la politique opportuniste de Trotsky pour qui l'acceptation des quatre premiers congrès de l’IC et surtout de sa propre politique manoeuvrière étaient des critères bien plus importants de regroupement que les combats menés dans 1’IC contre sa dégénérescence. Avec cette politique, les éléments les plus sains qui tentaient de construire un courant international de la Gauche communiste avaient été soit corrompus, soit découragés, soit condamnés à l'isolement. Bâti sur des fondations aussi fragiles, le courant trotskiste avait connu crise sur crise avant que de passer avec armes et bagages dans le camp bourgeois au cours de la seconde guerre mondiale. La politique intransigeante de la Fraction lui avait valu, pour sa part, d'être exclue de l'Opposition internationale en 1933 alors que Trotsky s'appuyait sur une fantomatique « Nouvelle Opposition Italienne » constituée d'éléments qui, à la tête du PCI encore en 1930, avaient voté pour l'exclusion de Bordiga de celui-ci.
En 1945, soucieux de rassembler le maximum d'effectifs, le PCInt qui se réclame de la Gauche, reprend à son compte non pas la politique de cette dernière face à 1’IC et face au trotskisme mais la politique que la Gauche avait justement combattue : rassemblement « large » basé sur les ambiguïtés programmatiques, regroupement - sans leur demander de comptes - de militants et de «personnalités»([15] [345]) qui avaient combattu les positions de la Fraction lors de la guerre d'Espagne ou au cours de la guerre mondiale, politique opportuniste flattant les illusions des ouvriers sur les partisans et sur les partis passés à l'ennemi, etc. Et pour que la ressemblance soit la plus complète possible, exclusion de la Gauche communiste internationale du courant, la GCF, qui revendiquait la plus grande fidélité au combat de la Fraction, en même temps qu'on ne voulait reconnaître comme seul groupe représentant la Gauche communiste en France que la FFGC-bis. Faut-il rappeler que celle-ci était constituée de trois jeunes éléments ayant scissionné de la GCF en mai 1945, de membres de l'ex-minorité de la Fraction exclue pendant la guerre d'Espagne et de membres de l'ex-Union Communiste qui s'était laissé aller à l'antifascisme au même moment ([16] [346]) ? N'y a-t-il pas là une certaine similitude avec la politique de Trotsky à l'égard de la Fraction et de la NOI ?
Marx a écrit que « si l'histoire se répète, la première fois c'est comme tragédie et la deuxième fois comme farce ». Il y a un peu de cela dans l'épisode peu glorieux de la formation du PCInt. Malheureusement, la suite des événements allait montrer que cette répétition par le PCInt en 1945 de la politique combattue par la Gauche dans les années 1920 et dans les années 1930 a eu des conséquences assez dramatiques.
Les conséquences de la démarche opportuniste du PCInt
Lorsqu'on lit le procès verbal de la conférence du PCInt de la fin 1945-début 1946, on est frappé par l'hétérogénéité qui y règne.
Sur l'analyse de la période historique, qui constitue une question essentielle, les principaux dirigeants s'opposent. Damen continue de défendre la « position officielle » :
« Le nouveau cours de l'histoire de la lutte du prolétariat va s'ouvrir. Il revient à notre parti la tâche d'orienter cette lutte dans un sens qui permette, à la prochaine et inévitable crise, que la guerre et ses artisans soient détruits à temps et définitivement par la révolution prolétarienne » (« Rapport sur la situation générale et les perspectives », page 12)
Mais certaines voix constatent, sans le dire ouvertement, que les conditions ne sont pas propices à la formation du parti :
« ... ce qui domine aujourd'hui, c'est l'idéologie jusqu'au-boutiste du CLN et du mouvement partisan, et c'est pour cela même qu'il n'existe pas les conditions pour l'affirmation victorieuse de la classe prolétarienne. Par suite, on ne peut pas qualifier le moment actuel autrement que comme réactionnaire. » (Vercesi, « Le parti et les problèmes internationaux », page 14)
« En concluant ce bilan politique, il est nécessaire de se demander si nous devons aller de l'avant en suivant une politique d'élargissement de notre influence, ou bien si la situation nous impose avant tout (dans une atmosphère encore empoisonnée) de sauvegarder les bases fondamentales de notre délimitation politique et idéologique, de renforcer idéologiquement les cadres, de les immuniser contre les bacilles qu'on respire dans l'ambiance actuelle et de les préparer ainsi aux nouvelles positions politiques qui se présenteront demain. A mon avis, c'est dans cette dernière direction que l'activité du parti doit être orientée dans tous les domaines. » (Maffi, «Relation politique-organisationnelle pour l'Italie septentrionale », page 7)
En d'autres termes, Maffi préconise le développement d'un travail classique de fraction.
Sur la question parlementaire, on constate la même hétérogénéité :
« C'est pourquoi nous utiliserons, en régime démocratique, toutes les concessions que l'on nous fera, dans la mesure où cette utilisation ne lésera pas les intérêts de la lutte révolutionnaire. Nous restons irréductiblement antiparlementaires ; mais le sens du concret qui anime notre politique nous fera repousser toute position abstentionniste déterminée à priori. » (O. Damen, Ibid. page 12.)
« Maffi, reprenant les conclusions auxquelles le parti est arrivé, se demande si le problème de l'abstentionnisme électoral doit être posé dans son ancienne forme (participer ou non aux élections, selon que la situation va ou non vers l'explosion révolutionnaire) ou si, au contraire, dans une ambiance corrompue par les illusions électorales, il ne conviendrait pas de prendre une position nettement anti-électorale, même au prix de l'isolement. Ne pas s'accrocher aux concessions que nous fait la bourgeoisie (concessions qui ne sont pas un acte de faiblesse mais de force de sa part) mais au processus réel de la lutte de classe et à notre tradition de gauche. » (Ibid. page 12)
Faut-il rappeler ici que la Gauche de Bordiga dans le parti socialiste italien s'était fait connaître au cours de la première guerre mondiale comme «Fraction abstentionniste » ?
De même, sur la question syndicale le rapporteur, Luciano Stefanini, affirme, contre la position qui sera finalement adoptée :
« La ligne politique du Parti, face au problème syndical, n'est pas encore suffisamment claire. D'un côté on reconnaît la dépendance des syndicats vis-à-vis de l'Etat' capitaliste ; de l'autre côté, on invite les ouvriers à lutter dans leur sein et à les conquérir de l'intérieur pour les porter sur une position de classe. Mais cette possibilité est exclue par l'évolution capitaliste que nous avons mentionnée plus haut... le syndicat actuel ne pourra pas changer sa physionomie d'organe d'Etat... Le mot d'ordre de nouvelles organisations de masse n'est pas actuel, mais le Parti a le devoir de prévoir quel sera le cours des événements et d'indiquer à partir d'aujourd'hui aux travailleurs quels seront les organismes qui, surgissant de l'évolution des situations, s'imposeront comme le guide unitaire du prolétariat sous la direction du parti. La prétention d'obtenir des positions de commande dans les actuels organismes syndicaux en vue de les transformer doit être définitivement liquidée. » (pages 18-19)
Au lendemain de cette conférence, la GCF pouvait écrire :
« Le nouveau parti n'est pas une unité politique mais un conglomérat, une addition de courants et de tendances qui ne manqueront pas de se manifester et de se heurter. L'armistice actuel ne peut être que très provisoire. L'élimination de l'un ou de l'autre courant est inévitable. Tôt ou tard la définition politique et organisationnelle s'imposera. » {Internationalisme n° 7, février 1946)
Après une période de recrutement intense, cette délimitation commence à se produire. Dès la fin 1946, le trouble que provoque dans le PCInt sa participation aux élections (beaucoup de militants ont en tête la tradition abstentionniste de la Gauche) conduit la direction du Parti à faire dans la presse une mise au point intitulée « Notre force » et qui en appelle à la discipline. Après l'euphorie de la conférence de Turin, beaucoup de militants découragés quittent le Parti sur la pointe des pieds. Un certain nombre d'éléments rompt pour participer à la formation du POI trotskiste, preuve qu'il n'avait pas sa place dans une organisation de la Gauche communiste. Beaucoup de militants sont exclus sans que les divergences apparaissent clairement, du moins dans la presse publique du Parti. Une des principales fédérations fait scission pour constituer la « Fédération autonome de Turin ». En 1948, lors du Congrès de Florence, le Parti a déjà perdu la moitié de ses membres et sa presse la moitié de ses lecteurs. Quant à « l'armistice » de 1946, il s'est transformé en «paix armée» que les dirigeants essayent de ne pas troubler en escamotant les principales divergences. C'est ainsi que Maffi affirme qu'il s'est « abstenu de traiter tel problème » parce que «je savais que cette discussion aurait pu empoisonner le Parti ». Cela n'empêche pas, cependant, le Congrès de remettre radicalement en cause la position sur les syndicats adoptée deux ans et demi auparavant (pourtant la position de 1945 était sensée représenter la plus grande clarté !). Cette paix armée va finalement déboucher sur l'affrontement (notamment après l'entrée de Bordiga dans le Parti en 1949) qui conduira à la scission de 1952 entre la tendance animée par Damen et celle animée par Bordiga et Maffi laquelle sera à l'origine du courant « Programma Comunista».
Quand aux « organisations soeurs » sur lesquelles le PCInt comptait pour constituer un Bureau international de la Gauche communiste, leur sort est encore moins enviable : la Fraction belge cesse de publier L'Internationaliste en 1949 et disparaît peu après ; la Fraction française-bis connaît au même moment une éclipse de deux ans, avec le départ de la plupart de ses membres, avant de réapparaître comme Groupe français de la Gauche communiste internationale qui se rattachera au courant «bordiguiste »([17] [347])
La «plus grande réussite depuis la révolution russe » a donc été de courte durée. Et lorsque le BIPR, pour appuyer son argumentation sur cette « réussite », nous dit que le PCInt « malgré un demi siècle de domination capitaliste par la suite, continue à exister et s'accroît aujourd'hui », il oublie de préciser que le PCInt actuel, en termes d'effectifs et d'audience dans la classe ouvrière, n'a plus grand chose à voir avec ce qu'il était au sortir de la dernière guerre. Sans s'appesantir sur des comparaisons, on peut considérer que l'importance actuelle de cette organisation est sensiblement la même que celle de l'héritière directe de la « minuscule GCF », la section en France du CCI. Et nous voulons bien croire que le PCInt « s'accroît aujourd'hui ». Le CCI a également constaté au cours de la dernière période un intérêt plus grand pour les positions de la Gauche communiste ce qui s'est traduit notamment par un certain nombre de nouvelles adhésions. Cela dit, nous ne pensons pas que l'accroissement actuel des forces du PCInt lui permettra de sitôt de retrouver ses effectifs de 1945-46.
Ainsi cette grande « réussite » s'est achevée de façon assez peu glorieuse en une organisation qui, tout en continuant à se dénommer « parti », est contrainte de jouer le rôle d'une fraction. Ce qui est plus grave, c'est qu'aujourd'hui le BIPR ne tire pas les enseignements de cette expérience et surtout ne remet pas en cause la méthode opportuniste qui était une des raisons des « glorieux succès » de 1945 préfigurant les «insuccès» qui allaient suivre ([18] [348]).
Cette attitude non-critique envers les errements opportunistes du PCInt à ses origines peut nous faire craindre que le BIPR, lorsque le mouvement de la classe sera plus développé qu'aujourd'hui, soit tenté de recourir aux mêmes expédients opportunistes que nous avons signalés. Dès à présent, le fait que le BIPR retienne comme principal «critère de réussite » d'une organisation prolétarienne le nombre de membres et l'impact qu'elle a pu avoir à un moment donné, en laissant de côté sa rigueur programmatique et sa capacité à jeter les bases d'une travail au long terme met en évidence l'approche immédiatiste qui est le sienne sur la (question d'organisation. Et nous savons que l'immédiatisme constitue l'antichambre de l'opportunisme. On peut également signaler d'autres conséquences fâcheuses, plus immédiates encore, de l'incapacité du PCInt de faire la critique de ses origines.
En premier lieu, le fait que le PCInt ait maintenu après 1945-46 (quand il est devenu évident que la contre-révolution continuait à imposer sa chape de plomb) la thèse de la validité de la fondation du parti l'a conduit à réviser radicalement toute la conception de la Fraction italienne sur les rapports entre Parti et Fraction. Pour le PCInt, désormais, la formation du Parti peut intervenir à tout moment, indépendamment du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie ([19] [349]). C'est la position des trotskistes, pas de la Gauche italienne qui a toujours considéré que le Parti ne pourrait se former que lors d'une reprise historique des combats de classe. Mais en même temps, cette remise en cause s'accompagne de la remise en cause qu'il puisse exister des cours historiques déterminés et antagoniques : cours vers les affrontements de classe décisifs ou cours vers la guerre mondiale. Pour le BIPR ces deux cours peuvent être parallèles, ne pas s'exclure mutuellement ce qui l'a conduit à une incapacité notoire d'analyser la période historique présente comme on l'a vu dans notre article « La CWO et le cours historique, une accumulation de contradictions » paru dans la Revue Internationale n° 89. C'est pour cela que nous écrivions dans la première partie du présent article (Revue Internationale n° 90) : «... à y regarder de plus près, l'incapacité actuelle du BIPR à fournir une analyse sur le cours historique trouve en bonne partie ses origines dans des erreurs politiques concernant la question d'organisation, et plus particulièrement sur la question des rapports entre fraction et parti. »
A la question pourquoi les héritiers de la « minuscule GCF » ont-ils réussi là où ceux du glorieux parti de 1943-45 ont échoué, c'est-à-dire à constituer une véritable organisation internationale, nous proposons à la réflexion du BIPR la réponse suivante : parce la GCF, et le CCI à sa suite, sont restés fidèles à la démarche qui avait permis à la Fraction de constituer au moment de la débâcle de l’IC le principal courant, et le plus fécond, de la Gauche communiste :
- la rigueur programmatique comme fondement de la constitution d'une organisation rejetant tout opportunisme, toute précipitation, toute politique de « recrutement » sur des bases floues ;
- une claire vision de la notion de Fraction et des liens de cette dernière avec le Parti ;
- la capacité à identifier correctement la nature du cours historique.
Le plus grand succès depuis la mort de 1’IC (et non depuis la révolution russe) ce n'est pas le PCInt qui l'a remporté mais bien la Fraction. Non pas en termes numériques mais en termes de sa capacité de préparer, au delà de sa propre disparition, les bases sur lesquelles pourra demain se constituer le Parti mondial.
En principe le PCint (et à sa suite le BIPR) se présente comme héritier politique de la Fraction italienne. Nous avons mis en évidence dans cet article combien, lors de sa constitution, cette organisation s'était éloignée de la tradition et des positions de la Fraction. Depuis, le PCint a clarifié toute une série de questions programmatiques, ce que nous considérons comme extrêmement positif. Toutefois il nous semble que le PCint ne pourra apporter sa pleine contribution à la constitution du futur parti mondial que s'il met en accord ses déclarations et ses actes, c'est-à-dire s'il se réapproprie véritablement la tradition et la démarche politiques de la Fraction italienne. Et cela suppose en premier lieu qu'il soit capable de faire une critique sérieuse de l'expérience de la constitution du PCint en 1943-45 au lieu d'en faire le panégyrique et de la prendre comme exemple.
Fabienne
[1] [350] Nous supposons que, emporté par son enthousiasme, l'auteur de l'article a été victime d'un glissement de plume et qu'il voulait dire « depuis la fin de la vague révolutionnaire du premier après guerre et de l'Internationale Communiste ». En revanche, si ce qui est écrit traduit bien sa pensée, on peut se poser des questions sur sa connaissance de l'histoire et sur son sens des réalités : n'a-t-il jamais entendu parler, entre autres exemples, du Parti Communiste d'Italie qui, au début des années 1920, avait un impact autrement plus important que celui du PCInt en 1945 en même temps qu'il se trouvait à l'avant-garde de l'ensemble de l'Internationale sur toute une série de questions politiques ? En tout cas, pour la suite de notre article, nous préférons nous baser sur la première hypothèse : polémiquer contre des absurdités n'est d'aucun intérêt.
[2] [351] Notons qu'au cours de cette même période, le CCI s'est élargi de trois nouvelles sections territoriales : en Suisse et dans deux pays de la périphérie du capitalisme, le Mexique et l'Inde, qui font l'objet d'un intérêt tout particulier de la part du BIPR (voir notamment à ce sujet l'adoption par le 6e Congrès du PCInt, en avril 1997, de « Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste »).
[3] [352] Voici comment était formulée la politique du PCInt à l'égard des syndicats : « Le contenu substantiel du point 12 delà plate-forme du parti peut être concrétisé dans les points suivants : 1) Le parti aspire à la reconstruction de la CGL au travers de la lutte directe du prolétariat contre le patronat dans des mouvements de classe partiels et généraux.
[4] [353] Le PCInt d'aujourd'hui est bien embarrassé par cette plate-forme de 1945. Aussi quand il a republié, en 1974, ce document en même temps que le « Schéma de Programme » rédigé en 1944 par le groupe de Damen, a-t-il pris soin d'en faire une critique en règle en l'opposant au « Schéma de programme » pour lequel il n'a pas de mots assez élogieux. Dans la présentation on peut lire : « En 1945, le Comité Central reçoit un projet de Plate-forme politique du camarade Bordiga qui, nous le soulignons, n'était pas inscrit au parti. Le document dont l'acceptation fut demandée en termes d'ultimatum, est reconnu comme incompatible avec les fermes prises de position adoptées désormais par le Parti sur les problèmes les plus importants et, malgré les modifications apportées, le document a toujours été considéré comme une contribution au débat et non comme une plateforme défait (...) Le CC ne pouvait, comme on l'a vu, accepter le document que comme une contribution tout à fait personnelle pour le débat du congrès futur qui, reporté en 1948, mettra en évidence des positions très différentes. » Il aurait fallu préciser PAR QUI ce document était considéré comme « une contribution au débat ». Probablement par le camarade Damen et quelques autres militants. Mais ils ont conservé pour eux leurs impressions car la Conférence de 1945-46, c'est-à-dire la représentation de l'ensemble du Parti, a pris une tout autre position. Ce document a été adopté à l'unanimité comme plate-forme du PCInt, servant de base d'adhésion et de constitution d'un Bureau international de la Gauche communiste. En revanche, c'est le « Schéma de Programme » qui a été renvoyé à la discussion pour le prochain congrès. Et si les camarades du BIPR pensent encore une fois que nous « mentons » et que nous « calomnions », qu'ils se rapportent alors au procès verbal de la Conférence de Turin de la fin 1945. Sil y a mensonge, c'est dans la façon dont le PCInt présentait en 1974 sa « version » des choses. En fait, le PCInt est tellement peu fier de certains aspects de sa propre histoire qu'il éprouve le besoin de les enjoliver un peu. Cela dit, on peut se demander pourquoi le PCInt a accepté de se soumettre à un « ultimatum » de qui que ce soit, et particulièrement de quelqu'un qui n'était même pas membre du Parti.
[5] [354] Comme on l'a vu dans la première partie de cet article, la Fraction italienne avait considéré, à sa conférence d'août 1943, qu' «avec le nouveau cours qui s'est ouvert avec les événements d'août en Italie, le cours de la transformation de la Fraction en parti s'est ouvert ». La GCF, à sa fondation en 1944, avait repris la même analyse.
[6] [355] Nous avons à de nombreuses reprises mis en évidence dans notre presse en quoi consistait cette politique systématique de la bourgeoisie, comment cette classe, ayant tiré les leçons de la première guerre, s'est partagée systématiquement le travail, laissant le soin aux pays vaincus de faire le « sale travail » (répression anti-ouvrière dans le Nord de l'Italie, écrasement de l'insurrection de Varsovie, etc.) en même temps que les vainqueurs bombardaient systématiquement les concentrations ouvrières d'Allemagne, se chargeaient ensuite de faire la police chez les vaincus en occupant tout le pays et en gardant pendant plusieurs années les prisonniers de guerre.
[7] [356] La GCF et le CCI ont souvent critiqué les positions programmatiques défendues par Damen ainsi que sa démarche politique. Cela ne retire rien à l'estime qu'on peut avoir pour la profondeur de ses convictions communistes, son énergie militante et son grand courage.
[8] [357] .« Ouvriers ! Au mot d'ordre de guerre nationale, qui arme les prolétaires italiens contre des prolétaires allemands et anglais, opposez le mot d'ordre de la révolution communiste, qui unit par-delà les frontières les ouvriers du monde entier contre leur ennemi commun : le capitalisme. » {Prometeo n° 1, 1er novembre 1943) «A l'appel du centrisme [c'est ainsi que la Gauche italienne qualifiait le stalinisme] de rejoindre les bandes partisanes, on doit répondre par la présence dans les usines d'où sortira la violence de classe qui détruira les centres vitaux de l'Etat capitaliste » (Prometeo du 4 mars 1944)
[9] [358] Pour plus d'éléments sur la question de l'attitude du PCInt envers les partisans voir <r Les ambiguïtés sur les "partisans" dans la constitution du Parti Communiste Internationaliste en Italie » dans la Revue Internationale n° 8.
[10] [359] Nous avons publié dans la Revue internationale n°32 le texte complet de cet appel ainsi que nos commentaires à son propos.
[11] [360] Il faut préciser que dans la lettre envoyée par le PCInt au PS en réponse à celle de ce dernier suite à l'appel, le PCInt s'adressait aux canailles social-démocrate en les appelant « chers camarades ». Ce n'était pas la meilleure façon de démasquer aux yeux des ouvriers les crimes commis contre le prolétariat par ces partis depuis la première guerre mondiale et la vague révolutionnaire qui l'a suivie. C'était par contre un excellent moyen de flatter les illusions des ouvriers qui les suivaient encore.
[12] [361] Voir à ce propos la première partie de cet article dans la Revue Internationale n° 90.
[13] [362] Sur ce sujet, il vaut la peine de donner d'autres citations du PCInt : « Les positions exprimées par le camarade Perrone (Vercesi) à la Conférence de Turin (1946) (...) étaient de libres manifestations d'une expérience toute personnelle et avec une perspective politique fantaisiste à laquelle il n'est pas licite de se référer pour formuler des critiques à la formation du PCInt » {Prometeo n° 18, 1972) L'ennui c'est que ces positions étaient exprimées dans le rapport sur « Le Parti et les problèmes internationaux » présenté à la Conférence par le Comité central dont Vercesi faisait partie. Le jugement des militants de 1972 est vraiment bien sévère pour leur Parti en 1945-46, un Parti dont l'Organe central présente un rapport dans lequel on peut dire n'importe quoi. Nous supposons qu'après cet article de 1972 son auteur s'est fait sérieusement réprimander pour avoir ainsi « calomnié » le PCInt de 1945 au lieu de reprendre la conclusion que O. Damen avait apportée à la discussion sur ce rapport : « // n'y a pas de divergences mais des sensibilités particulières qui permettent une clarification organique des problèmes » (Procès-verbal, page 16) Il est vrai que le même Damen a découvert plus tard que les « sensibilités particulières » étaient en fait des « positions bâtardes » et que la « clarification organique » consistait à « se séparer des branches mortes ». En tout cas, vive la clarté de 1945 !
[14] [363] Sur la minorité de 1936 dans la Fraction, voir la première partie de cet article dans la Revue Internationale n° 90
[15] [364] Il est clair que l'une des raisons pour laquelle le PCInt de 1945 accepte d'intégrer Vercesi sans lui demander de comptes et de se faire «forcer la main » par Bordiga sur la question de la plate-forme c'est qu'il compte sur le prestige de ces deux dirigeants « historiques » pour attirer à lui un maximum d'ouvriers et de militants. L'hostilité de Bordiga aurait privé le PCInt des groupes et éléments du Sud de l'Italie ; celle de Vercesi l'aurait coupé de la Fraction belge et de la FFGC-bis.
[16] [365] Sur cet épisode, voir la première partie de notre article.
[17] [366] On peut donc constater que la «minuscule GCF », qui avait été traitée par le mépris et tenue soigneusement à l'écart par les autres groupes, a survécu malgré tout plus longtemps que la Fraction belge et que la FFGC-bis. Jusqu'à sa disparition en 1952, elle publiera 46 numéros d'Internationalisme qui constituent un patrimoine inestimable sur lequel s'est bâti le CCI.
[18] [367] C'est vrai que la méthode opportuniste n'est pas seule à expliquer l'impact qu'a pu avoir le PCInt en 1945. En fait, il existe à cet impact deux causes fondamentales :
- l'Italie est le seul pays où nous ayons assisté à un réel et puissant mouvement de la classe ouvrière au cours de la guerre impérialiste et contre elle ;
- la Gauche communiste, du fait qu'elle avait assumé la direction du Parti jusqu'en 1925, que Bordiga ait été le principal fondateur de ce parti, jouissait auprès des ouvriers d'Italie d'un prestige incomparablement plus important que dans les autres pays.
A contrario, une des causes de la faiblesse numérique de la GCF est justement le fait qu'il n'y avait pas en France de tradition de la Gauche communiste dans la classe ouvrière et que celle-ci avait été incapable de surgir au cours de la guerre mondiale. Il y a aussi le fait que la GCF s'est interdit toute attitude opportuniste à l'égard des illusions des ouvriers envers la « Libération » et les « partisans ». En cela elle a suivi l'exemple de la Fraction en 1936 face à la guerre d'Espagne ce qui a conduit celle-ci à l'isolement qu'elle même constatait dans Bilan n° 36.
[19] [368] Sur cette question, voir notamment notre article « Le rapport Fraction-Parti dans la tradition marxiste », Revue Internationale n° 59.
Links
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[369] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international