Soumis par Revue Internationale le
S'il est un combat, dans le mouvement ouvrier, que les révolutionnaires marxistes dignes de ce nom ont toujours mené jusqu'au bout, même dans les pires conditions, c'est bien celui pour sauver leur organisation, Parti ou Internationale, des griffes de l'opportunisme et pour l'empêcher de sombrer dans la dégénérescence ou, encore pire, de trahir.
C'est cette attitude que Marx et Engels ont eue dans la première Internationale. Elle a été aussi celle des « gauches » de la deuxième Internationale. Rappelons nous combien Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et les Spartakistes ([1]) ont mis de temps pour prendre la décision de rompre avec le vieux parti, que ce soit avec la Social-Démocratie allemande ou avec les Indépendants. Le but qu'ils recherchaient était, dans le meilleur des cas, de renverser la direction opportuniste en gagnant à eux la majorité du parti oui dans le pire, c'est-à-dire quand l'espoir d'un redressement n'existait plus, de ne quitter l'organisation qu'en ayant entraîné avec eux le maximum d'éléments sains. Ils se sont battus tant qu'ils estimaient qu'existait encore au sein du parti la plus petite étincelle de vie et qu'ils pouvaient gagner à eux les meilleurs éléments. Cette attitude a toujours été celle des marxistes, la seule méthode utilisée à toutes les époques par les révolutionnaires. De plus, l'expérience historique montre que, le plus souvent, les « gauches » ont lutté, résisté à un tel point que c'est le vieux parti qui les a exclues et non elles qui ont rompu ([2]). Trotsky par exemple a consacré plus de 6ans de sa vie à combattre au sein du parti bolchevik avant d'en être exclu.
Le combat des « gauches » de la troisième Internationale est, quant à lui, particulièrement éloquent dans la mesure où il a été mené pendant la pire période qu'ait connue le mouvement ouvrier : celle de la plus longue et terrible contre-révolution de l'histoire qui a commencé à la fin des années 1920. Et c'est pourtant dans cette situation contre-révolutionnaire, de recul dramatique du mouvement ouvrier, que les militants de la « gauche » de ÏÏC vont mener un combat mémorable et titanesque. Parmi eux, certains pensaient même que celui-ci était pratiquement perdu d'avance mais cela ne les empêchait pas de continuer car ce n'est ni le courage ni la volonté qui leur faisaient défaut ([3]). Ainsi, malgré tout, s'il restait encore une toute petite chance de redresser le parti et 1’IC, ils estimaient qu'il était de leur devoir de chercher à sauver ce qu'il était encore possible de sauver des griffes du stalinisme triomphant. Ce combat est aujourd'hui, très souvent, au mieux minimisé et, au pire, totalement oublié par tous ces éléments qui, dès leurs premières divergences, quittent l'organisation à cause de leur « honneur blessé ». Cette attitude est une offense à la classe ouvrière et exprime clairement le mépris des petits bourgeois pour le dur combat de générations d'ouvriers et de révolutionnaires qui y ont trop souvent laissé leur vie, combat que ces petits messieurs jugent peut être peu brillant ou indigne d'eux.
La Gauche italienne n'a pas seulement mis en pratique cette méthode, elle l'a enrichie politiquement et théoriquement. En s'appuyant sur son héritage, le CCI, à de très nombreuses reprises, a développé cette question et notamment il a amplement montré quand et comment un parti trahit ([4]). Ce sont les positions prises face aux deux événements majeurs que sont la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne qui permettent de conclure, de façon irrévocable, si une organisation politique a trahi sa classe ou pas. Tant que cette trahison n'est pas avérée, tant que le parti n'est pas passé avec armes et bagages dans le camp ennemi, le rôle des véritables révolutionnaires est de se battre bec et ongles pour le conserver dans le camp du prolétariat. C'est ce qu'ont fait les « gauches » de 1’IC, et cela dans les conditions les plus dramatiques, celles d'un triomphe absolu de la contre-révolution.
Cette politique est toujours valable aujourd'hui. Et elle est d'autant plus aisée à assumer que nous sommes dans un cours à des affrontements de classes, dans une situation autrement plus favorable pour le combat du prolétariat et pour celui des révolutionnaires. Dans le contexte historique actuel, où la révolution n'est pas encore à l'ordre du jour non plus que la guerre mondiale, les conditions sont beaucoup moins propices à la trahison d'une organisation prolétarienne ([5]). C'est donc la même méthode que tout révolutionnaire conscient et conséquent se doit, a fortiori, d'appliquer s'il pense que son organisation est en train de dégénérer, ce qui signifie qu'il doit se battre en son sein pour la redresser. D ne s'agit sûrement pas d'adopter une attitude petite bourgeoise qui consiste à se sauver tout seul comme ont tendance à le faire certains « révolutionnaires en chambre », à tendance individualiste et contestataire ou qui baignent dans un esprit estudiantin de soixante-huitards attardés et qui sont aujourd'hui rapidement attirés par les sirènes du parasitisme. C'est pourquoi tous ceux qui quittent précipitamment leur organisation en l'accusant de tous les maux, sans avoir mené le combat en son sein jusqu'au bout, comme l'a fait RV par exemple ([6]), sont des irresponsables et méritent d'être combattus comme de pauvres petits bourgeois sans principes.
Le long combat des « gauches » de l’IC
La crise du mouvement communiste se manifeste au grand jour au cours de l'année 1923. Quelques faits l'attestent. Après le 3e congrès de 11C, qui révèle le poids grandissant de l'opportunisme, la répression s'abat en Russie sur Kronstadt et des grèves se développent notamment à Petrograd et à Moscou. Parallèlement se crée l'Opposition ouvrière au sein du Parti Communiste russe.
Trotsky exprime le sentiment général quand il affirme : « La cause fondamentale de la crise de la révolution d'octobre réside dans le retard de la révolution mondiale. » ([7]) Dès cette époque, en effet, le retard de la révolution mondiale pèse sur le mouvement ouvrier dans son ensemble. De surcroît, celui-ci est désorienté par les mesures de capitalisme d'Etat prises en URSS avec la NEP. Les derniers échecs subis par le prolétariat en Allemagne retardent d'autant l'espérance d'une extension de la révolution en Europe.
Le doute commence à travailler les révolutionnaires ; Lénine est du nombre ([8]). En 1923, la révolution russe est étranglée économiquement par le capitalisme qui domine la planète. Sur ce plan, la situation de l'URSS est catastrophique et le problème posé au sein des instances dirigeantes, à ce moment-là, est le suivant : la NEP doit-elle être intégralement maintenue ou être corrigée par une aide à l'industrie ?
Le début du combat de Trotsky
Trotsky commence son combat ([9]) au sein du bureau politique (BP) du PCUS où la majorité veut maintenir le statu quo. Il est en désaccord sur la question de la situation économique en Russie et sur la question organisationnelle dans le PCUS. Pour ne pas rompre l'unité du parti, ce désaccord reste interne au sein du BP. Il ne sera rendu public qu'à l'automne 1923, notamment dans son livre Cours nouveau ([10]).
D'autres manifestations d'opposition vont également s'exprimer à travers :
- Une lettre du 15 octobre 1923 adressée au Comité central du PCUS et signée par 46 personnalités connues, dont des communistes de gauche et de l'opposition (Piatakov, Préobrajenski mais aussi Ossinski, Sapronov, Smirnov, etc.). Ils réclament la convocation d'une conférence spéciale pour prendre des mesures commandées par les circonstances en attendant le congrès ;
- la création du groupe « Centralisme démocratique » avec Sapronov, Smirnov, etc. ;
- la réactivation de « l'Opposition ouvrière » avec Chliapnikov ;
- la création du « Groupe ouvrier » de Miasnikov, de Kuznezov, etc. ([11])
Parallèlement à ces événements, en février 1923, Bordiga, depuis la prison, porte ses premières graves critiques à l’IC, notamment sur la question du « front unique », dans son « Manifeste à tous les camarades du PCI » et, sur la base de ce désaccord de fond, il demande de pouvoir se démettre de ses fonctions de dirigeant du parti communiste italien (PCI) pour ne pas avoir à défendre des positions qu'il ne partage pas ([12]).
Pour développer un combat politique plus efficace, Bordiga adopte, comme Trotsky, une attitude de prudence. Et il donne, deux ans plus tard, la clé de sa méthode dans la lettre à Korsch du 26 octobre 1926 : « Zinoviev et surtout Trotsky sont des hommes qui ont un grand sens de la réalité ; ils ont compris qu'il faut encore encaisser des coups sans passer à l'offensive ouverte ». Voilà comment les révolutionnaires agissent : avec patience. Ils sont capables de mener un long combat pour arriver à leurs fins, ils savent encaisser des coups, avancer prudemment et surtout travailler, tirer des leçons pour les combats futurs de la classe ouvrière.
Cette attitude est à mille lieues de celle des « révolutionnaires du dimanche » excités et avides d'on ne sait quel succès immédiat ou encore de celle de notre « révolutionnaire en chambre », RV, seulement intéressé à sauver son « moi ». Il fuit ses responsabilités en ne cessant de se lamenter de ce que le CCI lui aurait fait subir au cours du dernier débat interne auquel il a participé et qui aurait été, selon ses dires, pire que ce que Staline a fait subir à l'opposition de gauche (sic!). Au delà de son caractère calomnieux, cette comparaison serait risible si ce n'était une question très sérieuse. Et personne ne connaissant un tant soi peu l'histoire de l'Opposition et de sa fin tragique, ne croira une telle fable.
La crise de 1925-26
La poursuite du combat de Trotsky et celui de la gauche italienne.
La période qui suit le 5e Congrès de 1’IC est caractérisée par :
- la poursuite de la « bolchévisation » des PC et de ce que l'on a appelé le « cours droitier » de 1’IC. Le but de Staline et de ses sbires était d'éliminer en particulier les directions des partis français et allemand, c'est-à-dire celle de Treint et celle de Ruth Fischer, qui avaient été le fer de lance de Zinoviev au 5e Congrès de l’IC et qui n'étaient pas disposées à faire un tournant adroite.
- la « stabilisation » du capitalisme, ce qui pour la direction de 11C voulait dire qu'il fallait prévoir « une adaptation». Il est dit dans le rapport d'activité politique du Comité central du 14e congrès du PCUS (décembre 1925): «Ce que nous avions pris à un certain moment pour une courte pause s'est transformée en toute une période».
En marge des débats du congrès, l'événement le plus important pour le mouvement ouvrier a été la désintégration, fin 1925, de la troïka Zinoviev, Kamenev, Staline, qui assurait la direction du PCUS et de L'Internationale depuis que Lénine avait été contraint de renoncer à son activité politique. Pourquoi cette désintégration? Son existence était liée au combat contre Trotsky. Quand celui-ci et la première opposition ont été muselés, Staline n'avait plus besoin des « vieux bolcheviks » autour de Zinoviev et de Kamenev pour prendre la direction de l'Etat, du parti russe et de 1’IC. La situation de « stabilisation » lui fournit l'occasion d'un changement de politique.
Zinoviev, tout en se heurtant à Staline sur la politique intérieure soviétique, s'exprime dans le même sens sur la politique mondiale : « La première difficulté réside dans l'ajournement de la révolution mondiale. Au début de la révolution d'octobre, nous étions persuadés que les ouvriers des autres pays viendraient à notre secours dans quelques mois ou, dans le pire des cas, dans quelques années. Aujourd'hui, malheureusement, l'ajournement de la révolution mondiale est un fait établi, il est certain que la stabilisation partielle du capitalisme représente toute une époque et qu'à cette stabilisation correspond tout un complexe nouveau et beaucoup plus grand de difficultés. »
Mais tandis que les directions du parti et de 1’IC reconnaissent cette « stabilisation », elles affirment en même temps que le 5e congrès avait vu juste et que sa politique était correcte. Cependant, elles opèrent un tournant politique sans le dire ouvertement.
Si, à ce moment-là, Trotsky reste silencieux, la « gauche italienne » adopte une attitude plus politique en poursuivant ouvertement le combat. Bordiga soulève la question russe en février 1925 ainsi que la «question Trotsky » dans un article de l'Unité.
La gauche du PCI pour s'opposer à la « bolchévisation » crée le « Comité d'Entente » (mars-avril 1925). Mais, pour ne pas être exclu du parti par la direction de Gramsci, Bordiga ne rejoint pas immédiatement ce comité. C'est seulement en juin qu'il se rallie aux vues de Damen, Fortichiari et Repossi. Ce comité n'est, toutefois, pas encore une véritable fraction, ce n'est qu'un moyen d'organisation. Finalement la « gauche » sera contrainte de dissoudre le Comité d'Entente pour ne pas être exclue du parti alors qu'elle est encore majoritaire en son sein.
En Russie, au printemps 1926, c'est la création de l'Opposition Unifiée autour de la première opposition de Trotsky qui a été rejoint par Zinoviev, Kamenev, Kroupskaïa, pour la préparation du 15e Congrès du PCUS.
La répression stalinienne se renforce et frappe cette fois-ci les nouveaux oppositionnels :
- Sérébriakov, Préobrajenski (13) sont exclus du parti ;
- d'autres sont mis en prison (Miasnikov du Groupe ouvrier) ou en passe de l'être comme Fichelev, le directeur de l'imprimerie nationale ;
-des protagonistes de premier plan de la guerre civile sont chassés de l'armée : Grunstein (directeur de l'école de l'air), l'ukrainien Okhotnikov ;
- un peu partout, dans l'Oural, à Leningrad, à Moscou..., la GPU a décapité les organisations locales de l'Opposition en faisant exclure ses responsables du parti.
Mais, en octobre 1927, Trotsky et Zinoviev sont exclus du Comité central du PCUS.
Après 1927, le combat continue
La capitulation des zinoviévistes n'empêche pas la gauche russe de continuer le combat. Rien n'arrête ces militants qui sont de véritables combattants de la classe ouvrière, ni les brimades, ni les menaces, ni l'exclusion.
«L'exclusion du parti nous enlève nos droits de membres du parti, elle ne peut nous relever des obligations contractées par chacun d'entre nous à son entrée dans le parti communiste. Exclus du parti nous resterons quand même fidèles à son programme, à ses traditions, à son drapeau. Nous continuerons à travailler au renforcement du parti communiste et de son influence sur la classe ouvrière. » ([13])
C'est une extraordinaire leçon de politique révolutionnaire que nous donne ainsi Rakovsky. Oui, c'est la méthode des marxistes, c'est notre méthode. Les révolutionnaires ne quittent jamais leurs organisations à moins d'en être exclus et même exclus ils continuent le combat pour leur redressement.
Au cours des années qui vont suivre, les oppositionnels vont tout faire pour revenir dans le parti. Ils sont d'ailleurs convaincus que leur exclusion n'est que temporaire.
Mais, très rapidement, en janvier 1928, commencent les déportations. Elles sont d'une extrême rigueur car aucun travail, aucun moyen de subsistance n'est garanti au déporté sur les lieux de résidence obligatoire. Les brimades pleuvent sur la famille qui perd son appartement à Moscou. Ainsi, Trotsky part pour Alma-Ata et 48 heures après, Rakovsky pour Astrakan. Le combat ne s'arrête toujours pas et l'Opposition en exil s'organise.
Bien que de nouveaux coups pleuvent, les oppositionnels et leur représentant le plus éminent, Rakovsky, poursuivent inlassablement le combat malgré les capitulations successives et l'expulsion de Trotsky d'URSS.
Durant cette période, des rumeurs circulent, distillées sournoisement par la GPU, selon lesquelles Staline va enfin appliquer la politique de l'Opposition. Immédiatement, c'est le déclenchement d'un début d'explosion de l'Opposition dans laquelle Radek semble avoir joué un rôle de provocateur ([14]). Cet épisode connaît la démobilisation des plus faibles ; il permet au pouvoir stalinien de repérer les éléments chancelants et d'évaluer le moment le plus favorable pour les frapper ou les amener à capituler.
Face à ces nouvelles difficultés, Rakovsky rédige une déclaration (août 1929) : « Nous faisons appel au comité central (...) en (lui) demandant de nous faciliter notre rentrée dans le parti, en relaxant les bolcheviks-léninistes (...) en rappelant d'exil L.D. Trotsky (...) Nous sommes entièrement disposés à renoncer aux méthodes fractionnelles de lutte et à nous soumettre aux statuts et à la discipline du parti qui garantissent à chacun de ses membres le droit de défendre ses opinions communistes. »
Cette déclaration n'a aucune chance d'être acceptée par le pouvoir d'abord à cause de la demande qui y est faite pour le retour d'exil de Trotsky, mais aussi parce qu'elle est rédigée de telle façon qu'elle cherche à faire la preuve de la duplicité de Staline et de sa responsabilité dans cette affaire. Elle atteint son but et enraie le vent de panique dans les rangs des oppositionnels. La vague de capitulation est stoppée.
Malgré les embûches, les brimades atroces, les assassinats, le combat de Rakovsky et du centre de l'opposition va se poursuivre, de façon organisée, en Russie jusqu'en février 1934. La plupart d'entre eux continuent encore à résister dans les camps. ([15])
L'abandon de Rakovsky n'est en aucune manière une capitulation honteuse comme l'a été, par exemple, celle des zinoviévistes. Dans un article de Bilan ([16]) il est d'ailleurs clairement affirmé : « Le camarade Trotsky (...) a publié une note dans laquelle, après avoir déclaré qu'il ne s'agit pas là d'une capitulation idéologique et politique, il écrit : "Nous avons maintes fois répété que la restauration du PC en URSS ne peut se faire que par la voie internationale. Le cas Rakovsky le confirme d'une manière négative, mais éclatante." Nous nous solidarisons avec l'appréciation (...) au sujet de Rakovsky, car son dernier geste n'a rien à voir avec les honteuses capitulations des Radek, Zinoviev, Kamenev... »
Un combat au niveau international
Le combat se déroule aussi au niveau mondial avec la création de l'opposition de gauche internationale après l'expulsion de Trotsky de l'URSS en 1929.
Au 6« Plénum de 1’IC (février-mars 1926), Bordiga participe pour la dernière fois à une réunion de l'Internationale. Dans son discours, il dit : « Il est désirable qu'il se forme une résistance de gauche ; je ne dis pas une fraction, mais une résistance de gauche sur le terrain international contre de pareils dangers de droite ; mais je dois dire tout à fait ouvertement que cette réaction saine, utile et nécessaire ne peut et ne doit pas se présenter sous l'aspect de la manoeuvre et de l'intrigue, sous la forme de bruits que l'on répand dans les coulisses et dans les couloirs. »
Et à partir de 1927, le combat de la « gauche italienne » (GI) se poursuit dans l'émigration en France et en Belgique. Les militants qui n'ont pu quitter l'Italie se retrouvent en prison ou, comme Bordiga, soumis à la résidence forcée dans les îles. La GI lutte au sein des partis communistes et de l’IC malgré le fait que beaucoup de ses membres en sont exclus. Son but essentiel est d'intervenir au sein de ces organisations afin de redresser leur cours dégénérescent qui n'est pas forcément fatal. « Les partis communistes (...) sont des organes où l'on doit travailler pour combattre l'opportunisme. Nous sommes convaincus que les situations imposeront aux dirigeants de nous réintégrer, en tant que fraction organisée (souligné par nous), à moins que les situations ne doivent voir l'éclipsé totale des partis communistes. Dans ce cas aussi, que nous jugeons fort improbable, nous nous trouverons dans la possibilité d'accomplir notre devoir communiste. » ( [17])
C'est à travers cette vision qu'apparaît toute la différence entre Trotsky et la GI. En avril 1928, cette dernière se constitue en fraction en réponse à la résolution du 9e plénum élargi de 11C (du 9 au 25 février 1928) qui décide que l'on ne peut être en même temps membre de 11C et soutenir les positions politiques de Trotsky. Dès cet instant, les membres de la GI, ne pouvant plus être membres de 11C, se trouvent contraints de se constituer en fraction.
Dans la résolution de fondation de la fraction, ils s'assignent les tâches suivantes : « 1) la réintégration de tous les expulsés de l'Internationale qui se réclament du Manifeste communiste et acceptent les thèses du 2e Congrès mondial.
2)la convocation du 6e Congrès mondial sous la présidence de Léon Trotsky.
3)mise à l'ordre du jour au 6e congrès mondial de l'expulsion de l'Internationale de tous les éléments qui se déclarent solidaires avec les résolutions du 15e congrès russe. » ([18])
Ainsi, quand l'Opposition russe demande sa réintégration dans le parti, la GI souhaite surtout se maintenir en tant que fraction au sein de 1’IC et des PC parce qu'elle pense que la régénérescence passe désormais par un travail de fraction. « Par fraction nous entendions l'organisme qui construit les cadres devant assurer la continuité de la lutte révolutionnaire, et qui est appelée à devenir le protagoniste de la victoire prolétarienne. Contre nous,... [l'Opposition] affirmait qu'il ne fallait pas proclamer la nécessité de la formation des cadres : la clé des événements se trouvant entre les mains du centrisme et non entre les mains des fractions. » (souligné par nous) ([19])
Aujourd'hui, cette politique qui consiste à répéter les demandes de réintégration à 1’IC (la GI l'a abandonnée seulement après 1928) peut paraître erronée puisqu'elle n'a pas réussi à enrayer la dégénérescence des partis communistes et de l'Internationale. Mais, sans elle, l'opposition se serait retrouvée à l'extérieur de 1’IC et aurait abouti à une situation d'isolement pire encore. Les oppositionnels se seraient retrouvés éloignés de la masse des militants communistes et n'auraient plus pu peser sur leur involution ([20]). C'est cette méthode, théorisée plus tard par la GI, qui a permis de maintenir le lien avec le mouvement ouvrier et qui lui a permis de transmettre ses acquis à la « gauche » communiste actuelle dont le CCI fait partie.
A contrario, la politique d'isolement du groupe Réveil communiste ([21]) par exemple, a été catastrophique. Ce groupe n'y a pas survécu. Il a été incapable de donner naissance à un courant organisé. Il a surtout confirmé la méthode et la thèse classique du mouvement ouvrier : on ne rompt pas à la légère d'une organisation du prolétariat ; on ne rompt pas sans avoir préalablement épuisé toutes les solutions, après avoir utilisé tous les moyens, d'une part, pour aboutir à une clarification politique des divergences et, d'autre part, pour convaincre le maximum d'éléments sains.
Les leçons tirées par la Gauche italienne
Nous n'avons pas dressé ce vaste panorama historique pour le plaisir de faire oeuvre d'historien mais pour en tirer les enseignements nécessaires pour le mouvement ouvrier et notre classe aujourd'hui. Effectivement ce long développement nous enseigne que « l'histoire du mouvement ouvrier est l'histoire de ses organisations » comme l'affirmait Lénine. Aujourd'hui il est de bon ton de se séparer, sans aucun principe, d'une organisation politique du prolétariat et cela pour un oui ou pour un non. Tout en ayant les mêmes bases programmatiques, on crée une nouvelle organisation, ou bien, sans avoir passé au crible de la critique le programme et la pratique d'une organisation, on décrète qu'elle dégénère. Le simple rappel de l'histoire de la 3e Internationale nous montre quelle doit être la véritable attitude des révolutionnaires, à moins de penser qu'il n'y a guère besoin des organisations révolutionnaires ou d'avoir la prétention de découvrir tout seul tout ce que nous ont légué les organisations du passé. Nous n'avons pas cette prétention. Sans le travail théorique et politique de la gauche italienne, ni le CCI ni les autres groupes de la gauche communiste (le BIPR et les divers PCI) existeraient aujourd'hui.
Il est bien évident que, si nous nous réclamons de l'attitude de l'Opposition et de la Gauche italienne, nous ne pouvons pas nous réclamer entièrement des conceptions de l'Opposition et de Trotsky.
Par contre, nous approuvons celle qui est mise en avant, au début des années 1930, dans Bilan :
« Il est parfaitement exact que le rôle des fractions est surtout un rôle d'éducation de cadres au travers des événements vécus, et grâce à la confrontation rigoureuse de la signification des événements. (...) Sans le travail des fractions, la révolution russe aurait été impossible. Sans les fractions, Lénine lui-même, serait resté un rat de bibliothèque et ne serait pas devenu un chef révolutionnaire.
Les fractions sont donc les seuls endroits historiques où le prolétariat continue son travail pour son organisation de classe. De 1928 jusque maintenant, le camarade Trotsky a totalement négligé ce travail de construction des fractions et, de ce fait, il n'a pas contribué à réaliser les conditions effectives pour le mouvement de masse. » ([22])
De même, nous reprenons à notre compte ce que la GI a mis en évidence concernant la perte des organisations politiques dans une période de recul historique du prolétariat, en l'occurrence dans un cours à la guerre (celui des années 1930) ce qui n'est, bien évidemment, pas le cas aujourd'hui :
«La mort de l'Internationale Communiste dérive de l'extinction de sa fonction : l'IC est morte de la victoire du fascisme en Allemagne ; cet événement a épuisé historiquement sa fonction et a manifesté le premier résultat définitif de la politique centriste.
Le fascisme, victorieux en Allemagne, a signifié que les événements empruntaient le chemin opposé à celui de la révolution mondiale pour prendre la voie qui conduit à la guerre.
Le parti ne cesse d'exister, même après la mort de l'Internationale, LE PARTI NE MEURT PAS, IL TRAHIT. ».
Tous ceux qui, aujourd'hui, se disent d'accord avec les positions et principes de la GI et qui accusent de dégénérescence une organisation, ont le devoir et la responsabilité de tout faire pour empêcher que cette dynamique ne se poursuive et mène à la trahison, comme l'ont fait avant eux les camarades de Bilan.
Mais la GI, en critiquant Trotsky, avait aussi stigmatisé l'existence de tous ces individus sans principes (ou qui ne veulent pas savoir dans quel cours historique ils se situent) qui ne pensent qu'à construire de nouvelles organisations en dehors de celles qui existent déjà ou, comme on le voit aujourd'hui avec le développement du parasitisme, qui ne pensent qu'à détruire celles qu'ils viennent de quitter :
« D'une façon analogue, pour ce qui concerne la fondation de nouveaux partis [ici la GI parlait de Trotsky qui en 1933 proposait la construction de nouveaux partis], les sportsmen du "grand faire", au lieu de construire l'organisme pour l'action politique (..) ont fait beaucoup de tapage sur la nécessité de ne pas perdre un seul instant pour se précipiter au travail. (...).
Il est bien évident que la démagogie et le succès éphémère sont du côté du sport et non de côté du travail révolutionnaire. ».
A tous ces petits messieurs, ces nouveaux « sportsmen », ces fondateurs irresponsables de nouvelles chapelles, ces redresseurs de torts et de partis qui se jettent dans la dénonciation tonitruante des organisations prolétariennes existantes, nous tenons à rappeler notamment le travail patient et révolutionnaire de l'Opposition et surtout celui de la Gauche italienne dans les années 1920 et 1930 pour sauver leurs organisations et enfin préparer les cadres du futur parti, au lieu de quitter leur organisation pour se « sauver » eux-mêmes.
OR.
[1] Voir les numéros de la Revue Internationale sur la révolution allemande
[2] Les révolutionnaires qui vont fonder le KAPD sont exclus du Parti communiste allemand (KPD), ils ne rompent pas avec lui
[3] Pierre Naville qui l’a rencontré à Moscou en 1927, a souligné que Rakovsky ne nourrissait aucune illusion à l'époque. Il ne prévoyait que des années de souffrance et de répression ce qui évidemment ne l'a pas arrêté dans sa détermination de véritable combattant de la classe ouvrière, cf. : p. 274, Rakovsky, ou la révolution dans tous les pays, Pierre Broué, Fayard et Trotsky vivant de Pierre Naville.
[4] Cf. nos textes sur la gauche italienne et la brochure sur La Gauche Communiste d'Italie
[5] Une telle trahison n'est jamais exclue, par exemple si une organisation prolétarienne, du fait de son manque de clarté sur la question des luttes de « libération nationale », se laisse entraîner sur le terrain du gauchisme, c'est-à-dire de la bourgeoisie, en soutenant un camp impérialiste contre un autre dans les conflits pouvant exister entre grandes puissances au nom des « luttes de libération nationale ». C'est ce qui est arrivé à certaines sections du Parti communiste international (bordiguiste) au début des années 1980.
[6] Voir notre brochure La prétendue paranoïa du CCI.
[7] L. Trotsky, L'Internationale Communiste après Lénine, PUF Paris 1979, p. 25.
[8] Philippe Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste français, tome 1, pp. 122 et suivantes.
[9] Au début, ce combat devait être mené ensemble avec Lénine sur la question du régime intérieur du Parti et de la bureaucratie. Mais Lénine eut sa deuxième attaque et ne reviendra plus au travail ; cf. : A. Rosmer dans l'introduction à De la révolution, recueil d'articles et de textes de Trotsky, Editions de Minuit, pp. 21 et 22.
[10] Livre publié en décembre 1923.
[11] Cf. Manifeste du groupe ouvrier du PCUS, février 1923 in Invariance n°6, 1975.
[12] La « gauche » du PCI représente encore la majorité du parti.
[13] Anciens secrétaires du parti avant Staline.
[14] Rakovsky, ou la révolution dans tous les pays, Pierre Broué, Fayard.
[15] Ante Ciliga : 10 ans au pays du mensonge déconcertant, Champ libre, Paris, 1977, cf. : pp. 233 et suivantes.
[16] Bilan n°5,mars 1934.
[17] Réponse du 8/7/1928 de la GI à l'Opposition communiste de Paz, cf. : Contre le Courant n°13.
[18] Il s'agit notamment la résolution d'exclusion de tous ceux qui se solidarisaient avec Trotsky. Citation de Prometeo n°l, mai 1928.
[19] Bilan n° 1, novembre 1933, cf. : p. 26.
[20] Par exemple, H. Chazé est resté au sein du PCF jusqu'en 1931-32 où il était secrétaire du Rayon de Puteaux. Cf. : son livre Chronique de la révolution espagnole, Spartacus.
[21] Voir notre brochure sur La Gauche communiste d'Italie.
[22] Bilan n° 1, « Vers l'Internationale deux et trois quarts..? », 1933. Les trotskistes finiront par sombrer, après s'être lancés pendant les années 1930 à corps perdu dans toutes les aventures, dans tous les regroupements sans principe comme avec le PSOP (la Social-Démocratie de gauche), après avoir fait de l'entrisme dans la SFIO.