Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [15° partie]

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1895-1905: LA PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE OBSCURCIE PAR LES ILLUSIONS PARLEMENTAIRES

A la fin du dernier article de cette série, nous avons examiné le principal danger posé aux partis sociaux-démocrates agissant au zénith du développement historique du capitalisme: le divorce entre la lutte pour des réformes immédiates et le but général du communisme. Le succès grandissant de ces partis, à la fois en gagnant à leur cause un nombre sans cesse croissant d'ouvriers et en arrachant des concessions à la bourgeoisie à travers les luttes parlementaires et syndicales, était accompagné, et de fait contribua pour une part au développement des idéologies du réformisme - qui réduit le rôle du parti des ouvriers à la défense et l'amélioration immédiate de leurs conditions de vie - et du gradualisme selon lequel le capitalisme peut être aboli par un processus entièrement pacifique de l'évolution de la société. D'un autre côté, la réaction contre la menace réformiste de la part de certains courants révolutionnaires représentait un recul vers des visions fausses, sectaires ou utopiques qui n'avaient que peu ou pas du tout à voir avec la lutte défensive de la classe ouvrière et ses buts révolutionnaires ultimes.

Le présent article, qui conclut une première partie sur le développement du programme communiste dans la période d’ascendance du capitalisme, examine de façon plus détaillée comment la perspective de la révolution communiste fut obscurcie pendant cette période par la polarisation sur la question-clé de la conquête du pouvoir par le prolétariat et sur le pays-phare qu'était l'Allemagne dont le mouvement ouvrier était fier d’y avoir le plus grand parti social-démocrate au monde.

Nous avons montré à plusieurs reprises dans cette série d’articles que le combat contre cette forme d’opportunisme qu'est le réformisme était un élément constant de la lutte marxiste pour un programme révolutionnaire et une organisation chargée de le défendre. C'était notamment le cas avec le parti allemand fondé en 1875 et produit de la fusion entre les fractions lassallienne et marxiste du mouvement ouvrier. La même année, Marx avait écrit la Critique du Programme de Gotha ([1]) afin de combattre les concessions faites par les marxistes aux lassalliens.

En rédigeant la Critique du Programme de Gotha, Marx s’appuyait sur l'expérience de la Commune de Paris qui avait très clairement montré la manière dont le prolétariat devait assumer le pouvoir politique: non à travers une conquête pacifique de l'ancien Etat mais par sa destruction et l'établissement de nouveaux organes de pouvoir directement contrôlés par les ouvriers en armes.

Ceci ne signifiait pas que, depuis 1871, le courant marxiste avait atteint une clarté définitive sur cette question. Dès l'origine, la lutte pour le suffrage universel et celle pour la représentation de la classe ouvrière su parlement avaient été des questions-clé du mouvement ouvrier organisé. Ces luttes représentaient le but premier des Chartistes, en Grande-Bretagne, que Marx considérait comme le premier parti politique de la classe ouvrière. On peut aisément comprendre que, ayant longtemps mené le combat pour le suffrage universel contre la résistance de la bourgeoisie - qui, à l'époque, le considérait comme une menace à son ordre - les révolutionnaires eux-mêmes aient pensé que la classe ouvrière, représentant la majorité de la population, était capable d’arriver au pouvoir à travers les institutions parlementaires. Ainsi, au Congrès de l’Internationale à la Haye en 1872, Marx fit un discours dans lequel il était encore prêt à estimer possible, dans les pays ayant une constitution plus démocratique comme la Grande-Bretagne, l’Amérique et la Hollande, que la classe ouvrière « puisse atteindre son but par des mayens pacifiques. »

Néanmoins, Marx ajouta tout de suite que « dans la plupart des pays continentaux le levier de la révolution devra être la force ; un recours à la force sera nécessaire un jour pour établir l'autorité des ouvriers. » De plus, comme Engels l’a argumenté dans son introduction du premier volume du Capital, même si les ouvriers parvenaient au pouvoir au moyen du parlement, ils auraient certainement à faire face à une « rébellion pro-esclavagiste » qui nécessiterait à nouveau le « levier de la force ». En Allemagne, pendant la période des lois antisocialistes introduites par Bismarck en 1878, la vision révolutionnaire de la conquête du pouvoir l'emportait sur les charmes du pacifisme social. Nous avons déjà amplement démontré la conception radicale du socialisme contenue dans le livre de Bebel La femme et le socialisme ([2]). En 1881, dans un article du Der Sozialdemokrat du 6 avril 1881, Karl Kautsky défendait la nécessité de « détruire 1‘Etat bourgeois » et de « créer un nouvel Etat » ([3]). Dix ans plus tard, en 1891, Engels écrivait son introduction à La Guerre Civile en France qui s'achevait par un message sans ambiguïté adressé à tous les éléments non révolutionnaires qui avaient commencé d'infiltrer le parti :

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. » La même année, il provoque un chahut dans le SPD en publiant finalement la Critique du Programme de Gotha, que Marx et lui-même avaient décidé de ne pas publier en 1875. Le parti était sur le point d’adopter un nouveau programme (qui allait être connu sous le nom du Programme d’Erfurt) et Engels voulait être sûr que le nouveau document serait enfin débarrassé de toute influence lassal­lienne. ([4])

L'hydre réformiste relève la tête

Le souci d’Engels en 1891 était de montrer qu'une aile opportuniste « philistine » était déjà en train de prendre pied dans le parti (en fait elle était présente depuis le début).

Mais, si le courant révolutionnaire et les conditions d'illégalité imposées par les lois antisocialistes, avaient tenu cette aile à distance pendant les années 1880, celle-ci allait devenir de plus en plus influente et hardie dans la décennie qui suivit. La première expression majeure de cela fut la campagne, au début da années 1890, menée par Vollmar et la branche bavaroise du SPD, qui réclamait une politique « pratique » sur l'agriculture, une politique de « socialisme d’Etat », et lançait un appel à l’Etat des Junkers pour introduire une législation au profit de la paysannerie. Son appel en faveur de la paysannerie mettait en cause le caractère de classe prolétarien du parti. Cette « rébellion de la droite » fut vaincue entre autres grâce à la polémique vigoureuse menée par Karl Kautsky. Mais en 1896, Edouard Bernstein publia ses thèses « révisionnistes »rejetant ouvertement la théorie marxiste des crises, appelant le parti à abandonner ses prétentions et à se déclarer » le parti démocratique de la réforme sociale ». Ses articles ont d'abord été publiés dans Die Neue Zeit, la revue théorique du parti ; plus tard ils furent publiées dans un livre dont le titre anglais est Evolutionary Socialism. Pour Bernstein, la société capitaliste pouvait se développer pacifiquement et graduellement vers le socialisme. De ce fait, nul besoin de perturbations révolutionnaires violentes et d'un parti défenseur de l'intensification de la lutte de classe !

Peu après, survint le cas Millerand en France: pour la première fois, un député socialiste faisait son entrée dans un cabinet capitaliste.

Ce n'est pas le lieu ici d'entreprendre une analyse en profondeur des raisons qui ont permis le développement du réformisme pendant cette période. Plusieurs facteurs agissaient simultanément :

- L'abrogation des lois antisocialistes qui a permis au SPD d'entrer dans l'arène légale et de se développer rapidement en nombre et influence ; mais son action dans le cadre des normes de la légalité bourgeoise a nourri des illusions sur les possibilités de la classe ouvrière d'utiliser ces normes à son avantage.

- Cette période a aussi vu un afflux, dans le parti, d'intellectuels petit-bourgeois qui avaient une certaine inclination « naturelle » envers des idées de réconciliation entre les classes antagoniques de la société capitaliste.

- Nous pouvons aussi évoquer les limites « nationales » d'un mouvement révolutionnaire qui, bien que fondé sur les principes de l'internationalisme prolétarien, était encore largement organisé en partis nationaux ; c'était une porte ouverte à l'adaptation opportuniste aux besoins de l’Etat-nation.

- Enfin, la mort d’Engels, en 1895, a enhardi ceux qui voulaient édulcorer l'essence révolutionnaire du marxisme, notamment Bernstein qui avait été un des collaborateurs les plus proches de celui-ci.

Tous ces facteurs ont joué leur rôle mais, fondamentalement, le réformisme était le produit des pressions émanant de la société bourgeoise dans une période de croissance et de prospérité économiques impressionnantes au sein de laquelle la perspective d'un effondrement capitaliste et celle de la révolution prolétarienne semblaient s'évanouir dans un horizon lointain. En somme, d'organisation essentiellement orientée vers un futur révolutionnaire, la social-démocratie se transformait graduellement en une organisation fixée sur le présent et sur l'obtention d'améliorations immédiates des conditions de vie de la classe ouvrière. Le fait que de telles améliorations étaient encore possibles faisait qu'il semblait de plus en plus raisonnable de penser que le socialisme pouvait être atteint subrepticement par l'accumulation de ces améliorations et la démocratisation graduelle de la société bourgeoise.

Bernstein n'avait pas tout à fait tort quand il disait que ses idées n'étaient que l'émanation de ce que le parti était réellement. Mais il avait tort en pensant que c'était tout le parti qui était ou pouvait être réformiste. La preuve en est que sa tentative d'éliminer le marxisme a été vigoureusement combattue par les courants révolutionnaires. Ceux-ci ont eu la force d'imposer le fait qu'un parti révolutionnaire, quel que soit le niveau de sa lutte pour la défense immédiate des intérêts de la classe ouvrière, ne pouvait garder son caractère prolétarien que s'il poursuivait activement la destinée révolutionnaire de cette classe. La réponse de Luxemburg à Bernstein (Réforme ou Révolution) est à juste titre reconnue comme la plus percutante contre cette attaque au marxisme. Mais à ce stade, elle n'était sûrement pas la seule: toutes les figures majeures dans le parti, entre autres Kautsky et Bebel, apportèrent leurs propres contributions dans le combat pour préserver le parti du danger révisionniste.

A priori, ces réponses mirent les révisionnistes en déroute: le rejet des thèses de Bernstein fut confirmé par tout le parti à la Conférence de Dresde en 1903. Mais, comme l'histoire allait le montrer si tragiquement en 1914, les pressions réformistes agissant sur la social-démocratie furent plus fortes que les plus claires résolutions de congrès. Les révolutionnaires eux-mêmes, jusqu'aux plus clairs d'entre eux, ne furent pas immunisés contre les illusions démocratiques propagées par les réformistes. Dans les réponses à ces dentiers, les marxistes ont fait beaucoup d'erreurs qui allaient être autant de fissures dans la cuirasse du parti prolétarien, fissures à travers lesquelles l'opportunisme a pu répandre son influence insidieuse.

Les erreurs d'Engels et la critique de Luxemburg

En 1895, Engels publia, dans le journal du SPD Vorwarts, une introduction su livre de Marx Les luttes de classes en France, ce dernier développant l'analyse des événements de 1848. Dans son article, Engels argumente tout à fait correctement que l'époque où les révolutions pouvaient être accomplies par des minorités de la classe exploitée, en utilisant seulement les méthodes des batailles de rue et des barricades, était terminée et que la future conquête du pouvoir ne pouvait être que l’œuvre d'une classe ouvrière consciente et organisée massivement. Cela ne voulait pas dire qu’Engels rejetait les combats de rue et les barricades et qu'il ne les considérait pas comme faisant partie d'une stratégie révolutionnaire plus large. Mais, ces précisions furent supprimées par l'éditeur du Vorwarts. Engels protesta vivement dans une lettre adressée à Kautsky : « A ma grande surprise, je lis aujourd’hui dans le Vorwarts un extrait tiré de mon "Introduction", imprimée à mon insu et arrangée de telle sorte qu'on me fait apparaître comme un adorateur pacifique à tout prix de la légalité. » ([5])

Le coup monté vis-à-vis d’Engels fonctionna parfaitement : sa lettre de protestation ne fut pas publiée (elle ne l’a été qu'en 1924) et, durant ce laps de temps, les opportunistes ont pu utiliser pleinement son « Introduction » pour faire de lui leur mentor politique. D'autres, qui en général aiment à se présenter comme des révolutionnaires enragés, ont utilisé le même article pour justifier leur thèse selon laquelle Engels est devenu un vieux réformiste à la fin de sa vie et qu'il existe un vrai gouffre entre les visions de Marx et d'Engels sur ce point comme sur beaucoup d'autres.

Mais au delà du tripatouillage du texte par les opportunistes, un problème persistait. II fut mis en évidence par Rosa Luxemburg dans son dernier discours-lors du congrès de fondation du KPD en 1918. II est vrai qu'à ce moment-là, Luxemburg ne savait pas que les opportunistes avaient dénaturé les mots d'Engels. Mais ceci dit, elle trouva des faiblesses importantes dans certains articles qu'elle n’hésita pas, avec son style caractéristique, à soumettre à une critique marxiste rigoureuse.

Le problème posé à Rosa Luxemburg était le suivant : le nouveau parti communiste était en tain de se constituer. La révolution était dans les rues, l'année se désintégrait, les conseils d'ouvriers et de soldats se multipliaient à travers le pays et le marxisme « officiel » du parti social-démocrate - qui avait encore une énorme influence au sein de la classe en dépit du rôle que sa direction opportuniste avait joué durant la guerre - en appelait à l'autorité d’Engels pour justifier l'utilisation contre-révolutionnaire de la démocratie parlementaire comme antidote à la dictature du prolétariat.

Comme nous l'avons dit, Engels n'avait pas eu tort de mettre en avant que la vieille tactique de « 48 » du combat de rue plus ou moins désorganisé ne pouvait plus désormais être la méthode pour la prise de pouvoir par le prolétariat. Il a montré qu'il était impossible pour une minorité déterminée de prolétaires de s'attaquer aux armées modernes de la classe dominante. En effet, la bourgeoisie était tout à fait prête à provoquer de telles escarmouches afin de justifier une répression massive contre l'ensemble de la classe ouvrière (en fait, ce fut précisément la tactique qu'elle utilisa contre la révolution allemande quelques semaines après le congrès du KPD, en poussant les ouvriers de Berlin dans un soulèvement prématuré qui conduisit à la décapitation des forces révolutionnaires, y inclus Luxemburg elle-même). En conséquence, il soutint: «Un combat de rue ne peut donc à l'avenir être victorieux que si cette infériorité de situation est compensée par d'autres facteurs. Aussi se produira-t-il plus rarement au début d'une gronde révolution qu'au cours du développement de celle-ci, et il faudra l'entreprendre avec des forces plus grandes. Mais alors, celles-ci, comme dans l'ensemble de la grande Révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préféreront sans doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. » ([6]) En un sens, c'est précisément ce que la révolution russe a accompli. En se constituant lui-même en tant que force irrésistible organisée, le prolétariat y a été capable de renverser l’Etat bourgeois dans une insurrection bien planifiée et relativement sans effusion de sang en octobre 1917.

Le vrai problème est la façon avec laquelle Engels envisageait ce processus. Rosa Luxemburg avait devant les yeux l'exemple vivant de la révolution russe et son équivalent en Allemagne, où le prolétariat avait développé son auto-organisation à travers le processus de la grève de masse et la formation des soviets. Ces derniers étaient les formes d'action et d'organisation qui non seulement correspondaient à la nouvelle époque des guerres et des révolutions mais aussi, dans un sens plus profond, exprimaient la nature fondamentale du prolétariat comme classe qui ne peut affamer son pouvoir révolutionnaire qu'en faisant éclater en morceaux les règles et les institutions de la société de classes. La faiblesse fatale de l'argumentation d’Engels, en 1895, était d'insister sur le fait que le prolétariat devait construire ses forces à travers l'utilisation des institutions parlementaires, c'est-à-dire à travers des organismes spécifiques de cette même société bourgeoise qu'il avait à détruire. Là, Luxemburg part de ce qu’Engels a vraiment dit et elle critique ses véritables insuffisances.

« Ensuite il expose comment la situation a évoluée depuis, et en arrive à la question pratique des tâches du Parti en Allemagne. "La guerre de 1870-71 et la défaite de la Commune ont transporté momentanément le centre de gravité du mouvement ouvrier de la France vers l'Allemagne, comme Marx l’a prédit. A la France, il fallait naturellement des années pour se remettre de la saignée du mois de mai 1871. En Allemagne cependant, où l'avalanche des milliards français fit croître l'industrie comme dans l'atmosphère d'une serre chaude, la social-démocratie se développa bien plus vite et d'une manière plus tenace que le capitalisme lui-même. L'intelligence avec laquelle les ouvriers allemands utilisèrent le suffrage universel, introduit en 1866, a porté rapidement ses fruits. Tout le monde peut constater le développement extraordinaire du parti par des chiffres indiscutables."

Vient ensuite la fameuse énumération marquant l'accroissement des voix social-démo­crates, d'une élection au Reichstag à l'autre, jusqu'à en compter des millions ; et voici ce qu'en conclut Engels : "Cette bonne utilisation du suffrage universel entraîna un tout nouveau mode de lutte du prolétariat, mode qui se développa rapidement. On s'aperçut que les administrations d’Etat dans lesquelles s'organise le pouvoir de la bourgeoisie offrent à la classe ouvrière d'autres moyens de combattre ces mêmes organisations d’Etat. On participa aux élections des parlements provinciaux, des conseils municipaux, des conseils de prud'hommes, on disputa à la bourgeoisie chaque poste. En toutes ces occasions, une bonne partie du prolétariat dit son mot. Et ainsi la bourgeoisie et le gouvernement en vinrent à craindre bien plus faction légale que faction illégale du parti ouvrier, bien plus les résultats de l'élection que ceux de la révolte". » ([7])

Luxemburg, tout en comprenant le rejet d’Engels de la vieille tactique du combat de rue, n'a pas hésité à mettre en avant les dangers inhérents à cette approche.

« Cette conception eut deux conséquences :

1°La lutte parlementaire, antithèse de l'action révolutionnaire directe du prolétariat, fut considérée comme seul moyen de la lutte de classe. C'était la chute dans le parlementarisme pur et simple.

2° L'organisation la plus puissante de l’Etat, son instrument le plus effectif resta complètement hors de cause. On prétendit conquérir le parlement, le faire servir à des fins prolétariennes, et l'armée, la masse des prolétaires en uniforme, fut supposée parfaitement inattaquable, comme si celui qui est soldat devait être dans tous les cas, et rester une fois pour toutes, le défenseur inébranlable de la classe dominante. Cette erreur jugée, du point de vue de nos expériences d'aujourd'hui, serait incompréhensible de la part d'un homme ayant une responsabilité à la tête de notre mouvement, si l'on ne savait pas dans quelles circonstances défait ce document historique a été rédigé. » ([8])

L'expérience de la vague révolutionnaire avait définitivement réfuté le scénario d’Engels. Loin d'être alarmée de l'utilisation de faction « constitutionnelle » par le prolétariat, la bourgeoisie avait compris que la démocratie parlementaire était son rempart le plus fiable contre le pouvoir des conseils ouvriers. Toute faction de la social-démocratie (conduite par d'éminents parlementaires parmi les plus réceptifs aux influences bourgeoises) n'avait pour but que de persuader les ouvriers d'inféoder leurs propres organes de classe, les conseils, à l’assemblée nationale supposée plus « représentative N. Par ailleurs, la révolution en Russie et en Allemagne avait clairement révélé la capacité de la classe ouvrière, à travers son action et sa propagande révolutionnaires, à désintégrer les armées de la bourgeoisie et à gagner la masse des soldats à la cause de la révolution.

Ainsi Luxemburg n'a pas hésité à qualifier l'approche d’Engels de « bévue ». Mais elle n'a pas conclu de cela qu’Engels avait cessé d'être un révolutionnaire. Elle était convaincue qu'il aurait reconnu son erreur à la lumière de l'expérience la plus récente: « Tous ceux qui connaissent les travaux de Marx et d’Engels, tous ceux qui sont bien instruits de leur authentique esprit révolutionnaire qui a inspiré tous leurs enseignements et tous leur écrits, seront absolument sûrs qu'Engels aurait été le premier à protester contre la débauche de parlementarisme, contre le gaspillage des énergies du mouvement ouvrier, qui était caractéristique en Allemagne durant les décennies précédant la guerre. »

Luxemburg poursuivit en fournissant un cadre pour comprendre l'erreur faite par Engels : « Il y a soixante dix ans, lorsqu'on révisa les erreurs, les illusions de 1848, on croyait que le prolétariat avait un chemin infiniment long à parcourir jusqu'à ce que le socialisme puisse, devenir une réalité, c'est ce qui ressort de chaque ligne de la préface en question, qu'Engels a écrite en 1895. » En d'autres termes, Engels écrivait dans une période où la lutte directe pour la révolution n'était pas encore à l'ordre du jour ; l’effondrement de la société capitaliste n'était pas encore devenue une réalité tangible comme ce sera le cas en 1917. Dans de telles circonstances, il n'était pas possible pour le mouvement ouvrier de développer une vision totalement lucide de sa route vers le pouvoir. En particulier, la distinction nécessaire, conservée dans le Programme d’Erfurt, entre le programme minimum des réformes économiques et politiques et le programme maximum du socialisme, contenait le danger que ce dernier soit subordonné au premier; il en était de même pour l'utilisation du parlement qui avait représenté une tactique valable dans la lutte pour des réformes mais risquait de devenir une fin en soi.

Luxemburg a montré que même Engels n'avait pas été immunisé contre une certaine confusion sur ce point. Mais elle reconnaissait également que le vrai problème résidait dans les courants politiques qui incarnaient activement les dangers rencontrés par les partis sociaux-démocrates de cette période, c'est-à-dire les opportunistes et ceux qui les couvraient à la direction du parti. C'était en particulier ces derniers qui avaient consciemment manipulé Engels aboutissant à un résultat très éloigné de ses intentions : «Je dois vous rappeler le fait bien connu que la préface en question a été écrite par Engels sous une forte pression de la part du groupe parlementaire. A cette époque en Allemagne, au début des années quatre vingt dix après l'abrogation des lois antisocialistes, il se produisit un fort mouvement vers la gauche, le mouvement de ceux qui voulaient empêcher le parti d'être complètement absorbé dans la lutte parlementaire. Bebel et ses fidèles cherchaient des arguments convaincants, soutenus par la grande autorité d’Engels ; ils souhaitaient une formulation qui les aiderait à maintenir une main ferme sur les éléments révolutionnaires. » ([9]) Comme nous l'avons dit au début, le combat pour un programme révolutionnaire est toujours un combat contre l'opportunisme dans les rangs du prolétariat ; de même, l'opportunisme est toujours prêt à s'emparer de la moindre défaillance dans la vigilance et la concentration des révolutionnaires et utiliser leurs erreurs à ses propres fins.

Kautsky : l'erreur devient l'orthodoxie

« Entre les mains d'un Kautsky le "marxisme" servit à dénoncer et à briser toute résistance contre le parlementarisme... Toute résistance de cette sorte était excommuniée comme anarchisme, comme anarcho-syndicalisme, ou antimarxisme. Le marxisme officiel servit de couverture à toutes les déviations et à tous les abandons de la véritable lutte de classe révolutionnaire, à toute cette politique de semi position qui condamnait la social-démocratie allemande, et le mouvement ouvrier en général, y compris le mouvement syndical, à s'emprisonner volontairement dans les cadres et sur le terrain de la société capitaliste, sans volonté sérieuse de l'ébranler et de la faire sortir de ses gonds ». ([10]).

Nous ne faisons pas partie de cette école moderniste de pensée qui aime à présenter Karl Kautsky comme la source de tout ce qui était mauvais dans les partis sociaux-démocrates. Il est vrai que son nom est souvent associé à de profondes erreurs théoriques - telle sa théorie de la conscience socialiste comme produit des intellectuels, ou son concept d'ultra-impérialisme. Et de fait, Kautsky devint au bout du compte un renégat du marxisme, pour employer le propre terme de Lénine, surtout à cause de son rejet de la révolution d'Octobre. De telles erreurs font qu'il est souvent difficile de se rappeler que Kautsky était véritablement un marxiste avant de devenir un renégat. Tout comme Bebel, il avait défendu la continuité du marxisme à de nombreux moments cruciaux de la vie du parti. Mais comme Bebel, ainsi que beaucoup d'autres de sa génération, sa compréhension du marxisme révéla plus tard qu'elle souffrait d'un nombre significatif de faiblesses ; celles-ci, en retour, reflétaient des faiblesses plus répandues, des faiblesses du mouvement en général. Dans le cas de Kautsky, c'était avant tout son « destin » de devenir le champion d'une approche qui, au lieu de soumettre à la critique les erreurs contingentes du mouvement révolutionnaire du passé du fait des conditions matérielles changeantes, figea ces erreurs en une « orthodoxie »non contestable.

Comme nous l'avons vu, Kautsky ferrailla souvent contre les révisionnistes de droite dans le parti, d'où sa réputation de pilier du marxisme « orthodoxe ». Mais si nous regardons un peu plus profondément la façon dont il mena la bataille contre le révisionnisme, nous voyons aussi pourquoi cette orthodoxie était en réalité une forme de centrisme, une manière de concilier avec l'opportunisme ; et c'était le cas bien avant que Kautsky, qui se voulait à mi-chemin entre les « excès de droite et de gauche », ne revendique ouvertement le label de centriste. Les hésitations de Kautsky pour mener une lutte intransigeante contre le révisionnisme se sont révélées dès la parution des articles de Bernstein, quand son amitié personnelle avec ce dernier le fit hésiter quelques temps avant de lui répondre politiquement. Mais la tendance de Kautsky à concilier avec le réformisme est allée plus loin que cela comme le notait Lénine dans L Etat et la Révolution :

« Chose infiniment plus grave encore (que les hésitations de Kautsky dans sa lutte contre Bernstein) jusque dans sa polémique avec les opportunistes, dans sa manière de poser et de traiter le problème nous constatons maintenant, en étudiant l'histoire de la récente trahison de Kautsky envers le marxisme, une déviation constante vers l'opportunisme, précisément dans la question de 1’ Etat. » ([11]) Un des travaux que Lénine choisit pour illustrer cette déviation fut celui dont la forme est celle d'une réfutation en règle du révisionnisme mais dont le véritable contenu révèle sa tendance croissante à s'en accommoder. Il s'agit de son livre La révolution sociale, publié en 1902.

Dans ce livre, Kautsky nous fournit quelques arguments marxistes très solides contre les principales « révisions » mises en avant par Bernstein et ses adeptes. Contre leur argumentation (qui nous est si familière aujourd’hui) - selon laquelle le développement des classes moyennes mène à une atténuation des antagonismes de classe, ce qui revient à dire que le conflit entre la bourgeoisie et le prolétariat peut se résoudre dans le cadre de la société capitaliste - Kautsky répondit en insistant, comme Marx l'avait fait, sur le fait que l'exploitation de la classe ouvrière augmentait en intensité, que l’Etat capitaliste devenait plus et non pas moins oppressif et que cela exacerbait plutôt que cela n'atténuait les antagonismes de classe : « plus... la classe dominante les soutient avec l'appareil d’Etat et l'emploie abusivement pour les desseins de l'exploitation et de l'oppression, plus l'animosité du prolétariat contre elles grandit, la haine de classe croît, et les efforts pour conquérir la machine d'Etat augmente en intensité. » ([12])

De même, Kautsky réfuta l'argumentation selon laquelle le développement des institutions rendait la révolution sociale superflue et que « par l'exercice des droits démocratiques dans la situation présente la société capitaliste s'avance graduellement et sans aucun heurt vers le socialisme. Par conséquent, la conquête révolutionnaire du pouvoir politique par le prolétariat n'est pas nécessaire, et les efforts vers elle sont directement nuisibles, puisqu'il suffit qu'ils interfèrent lentement mais sûrement dans ce processus en cours .» ([13]) Kautsky affirma que ceci était une illusion parce que, s'il est vrai que le nombre des élus socialistes étaient en augmentation, « simultanément avec cela, la démocratie bourgeoise part en morceaux » ([14]) ; « le Parlement qui autrefois était un moyen défaire pression sur le gouvernement sur la route du progrès, devient de plus en plus le moyen d'annuler les petits progrès que /es conditions contraignent le gouvernement à faire. Dans la mesure où la classe qui domine à travers le parlementarisme est devenue superflue et même nuisible, la machine parlementaire perd toute signification .» ([15]) Cela montrait une grande perspicacité vis-à-vis des conditions qui se développeraient de plus en plus à mesure que le capitalisme approcherait de son époque de décadence qui mettraient en évidence le déclin du parlement même en tant que tribune de conflits inter-bourgeois (que le parti ouvrier pouvait parfois exploiter à son profit), sa transformation en une simple feuille de vigne masquant un appareil d’Etat de plus en plus bureaucratique et militariste. Kautsky reconnaissait même que, étant donné la vacuité des organes « démocratiques » de la bourgeoisie, l'arme de la grève - y inclus- la grève politique de masse dont les contours étaient déjà apparus en France et en Belgique - «jouera un grand rôle dans les combats révolutionnaires du futur. » ([16])

Cependant, Kautsky ne fut jamais capable de pousser ces arguments jusqu'à leur conclusion logique. Si le parlementarisme bourgeois était en déclin, si les ouvriers étaient en train de développer de nouvelles formes d'action comme la grève de masse, tous ces éléments étaient des signes de l'approche d'une nouvelle époque révolutionnaire dans laquelle l'axe central de la lutte de classe était en train de s'éloigner de façon définitive de l'arène parlementaire et de se placer sur le terrain de classe spécifique au prolétariat, dans les usines et la rue. En effet, loin de voir les implications du déclin du parlementarisme, Kautsky tira de cela la plus réactionnaire des conclusions, que la mission du prolétariat était de sauver et ranimer cette démocratie bourgeoise moribonde :

« Le parlementarisme... devient toujours plus sénile et impuissant, et ne peut retrouver une nouvelle jeunesse et force que lorsque, à l'instar de tout le pouvoir gouvernemental dans son ensemble, il sera conquis par le prolétariat renaissant et mis au service de son but. Le parlementarisme, loin de rendre la révolution inutilisable et superflue, a besoin d'une révolution pour être revivifier. » ([17])

Ces visions n'étaient pas, comme dans le cas d’Engels, en contradiction avec les nombreux autres arguments bien plus clairs. Ils constituaient un fil rouge dans la pensée de Kautsky, renvoyant en partie à ses commentaires sur le Programme d’Erfurt au début des années 1890 et anticipant son œuvre bien connue Le chemin du pouvoir en 1910. Cette dernière œuvre scandalisa les réformistes déclarés avec son affirmation audacieuse selon laquelle « l'ère révolutionnaire a commencé », mais elle maintenait la même vision conservatrice sur la prise du pouvoir. Commentant ces deux travaux dans L'Etat et la Révolution,Lénine était particulièrement frappé par le fait que, nulle part dans ces livres, Kautsky ne défendait la

position classique du marxisme sur la nécessité de détruire l'appareil d`Etat bourgeois et de le remplacer par un Etat-Commune :

« Dans cette brochure (La Révolution Sociale), il est partout question de la conquête du pouvoir d’Etat, sans plus ; c'est-à ­dire que l'auteur a choisi une formule qui est une concession aux opportunistes, puisqu'elle admet la conquête du pouvoir sans la destruction de la machine d’Etat. Kautsky ressuscite en 1902 précisément ce qu'en 1872 Marx déclarait "périmé" dons le programme du Manifeste communiste. »

Avec Kautsky, et avec le marxisme officiel de la deuxième Internationale, le parlementarisme était devenu un dogme immuable.

La conquête de l'économie capitaliste

La tendance croissante du parti social-démocrate à se présenter comme candidat au gouvernement, à vouloir prendre les rênes de l’Etat bourgeois, allait avoir des implications profondes également sur son programme économique. En toute logique, ce dernier apparaissait de plus en plus non comme un programme de destruction du capital, visant à saper les fondations de la production capitaliste, mais comme une série de propositions « réalistes » pour s'emparer de l’économie bourgeoise et la gérer « au nom du prolétariat ». Ce n'était pas un hasard si le développement de cette vision, qui contraste fortement avec les idées de la transformation socialiste défendues dans les décennies précédentes par les Engels, Bebel et Morris ([18]), coïncidait avec les premières expressions du capitalisme d’Etat qui accompagnaient la montée de l'impérialisme et du militarisme. II est vrai que Kautsky a critiqué la déviation du « socialisme d’Etat » revendiquée par des gens comme Vollmar mais ses critiques n'allèrent pas à la racine de la question. La polémique de Kautsky s'opposait aux programmes qui en appelaient aux gouvernements existants, bourgeois ou absolutistes, pour qu'ils introduisent des mesures « socialistes » telles que la nationalisation de la terre. Mais il ne voyait pas qu'un programme d'étatisation défendu par un gouvernement démocratique resterait également à l'intérieur des limites du capitalisme. Ainsi, dans La révolution sociale, il nous dit que « la domination politique du prolétariat et la perpétuation du système capitaliste de production sont irréconciliables. » ([19]) Mais les passages qui suivent cette affirmation hardie donnent le vrai sens de la vision de Kautsky sur la « transformation socialiste » : « La question, alors, surgit de savoir quels sont les acheteurs qui sont à la disposition des capitalistes quand ils veulent vendre leurs entreprises. Une partie des usines, des mines etc., pourrait être vendue directement aux ouvriers qui y travaillent et ainsi pourrait fonctionner de façon coopérative ; une autre partie pourrait être vendue à des coopératives de distribution, et une autre encore à des communautés ou des Etats. II est clair cependant, que le capital trouverait ses acheteurs les plus nombreux et généreux dans les Etats ou municipalités, et pour cette raison la majorité des industries deviendrait la propriété des Etats et des municipalités. Que les sociaux-démocrates quand ils arriveraient au pouvoir s'efforceraient consciemment de pousser à cette solution est bien connu. » ([20]) Kautsky poursuit ensuite en expliquant que les industries les plus mûres pour la nationalisation sont celles où les trusts sont les plus développés et que « la socialisation (qui désigne en raccourci le transfert à la propriété nationale, municipale et coopérative) ira de pair avec la socialisation de la majeure partie du capital argent. Quand une usine ou une part de propriété terrienne est nationalisée, ses dettes sont aussi nationalisées, et les dettes privées deviennent des dettes publiques. Dans le cas d'une corporation, les actionnaires deviendront des porteurs de parts des obligations du gouvernement. » ([21])

A partir de passages comme ceux-là, on peut voir que, dans la « transformation socialiste » de Kautsky, toutes les catégories essentielles du capital demeurent: les moyens de production sont « vendus » aux ouvriers ou à l’Etat, le capital argent est centralisé dans les mains du gouvernement, les trusts « privés » laissent la place à des trusts nationaux ou municipaux etc. Ailleurs dans le même livre, Kautsky affirme explicitement le maintien des relations salariales dans un régime prolétarien :

« Je parle ici des salaires du travail. Quoi, va-t-on dire, il y aura des salaires dans la nouvelle société ? N'aurons-nous pas aboli le salariat et l'argent ? Ces objections seraient valables si la révolution sociale proposait d'abolir immédiatement l'argent. Je maintiens que ce sera impossible. L'argent est le moyen le plus simple connu jusqu'à présent qui assure, dans un mécanisme compliqué comme le processus productif moderne, avec sa division du travail énorme d'une portée considérable, la circulation des produits et leur distribution aux individus de la société. C'est le moyen qui permet à chacun de satisfaire ses besoins selon ses inclinations individuelles... En tant que moyen d'une telle circulation, l'argent sera indispensable en attendant quelque chose de mieux. » ([22])

Evidemment, il est vrai que le salariat ne peut être aboli en un jour. Mais il est par contre faux d'affirmer, comme Kautsky le fait dans ces passages cités, que les salaires et l'argent sont des formes neutres qu'on peut garder dans le « socialisme » jusqu'à ce que l'augmentation de la production mène à l'abondance pour tous Sur la base du salariat et de la production de marchandises, la production croissante est un euphémisme , pour l’accumulation du capital Cette accumulation du capital. qu'elle soit dirigée par l’Etat ou par des intérêts privés, signifie nécessairement la dépossession et l’exploitation des producteurs C'est pourquoi Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha, affirme que la dictature prolétarienne aura à faire immédiatement des incursions dans la logique de l'accumulation en remplaçant les salaires et l'argent par un système de bons du travail.

Ailleurs, Kautsky insiste sur le fait que ces salaires « socialistes » sont fondamentalement différents des salaires capitalistes parce que, dans le nouveau système, la force de travail n'est plus une marchandise - sa thèse étant qu'il n'y a plus de marché pour la force de travail une fois que les moyens de production sont devenus propriété de l’Etat. Cet argument (qui était souvent utilisé, par les divers apologistes du modèle stalinien, pour prouver que l’URSS et ses rejetons ne pouvaient être capitalistes) a une tare fondamentale: il ignore la réalité du marché mondial qui fait de chaque économie nationale une unité capitaliste concurrentielle, quel que soit le niveau de suppression des mécanismes du marché à l'intérieur de cette unité.

Il est vrai, comme nous l'avons noté précédemment dans cette série d'articles, que Marx lui-même a écrit des textes qui induisent que la production socialiste pouvait exister à l'intérieur des frontières d'un Etat-nation. Le problème est que les propositions développées par la social-démocratie « officielle » au tout début du 20e siècle, en contradiction avec la démarche résolument internationaliste de Marx, étaient de plus en plus considérées comme faisant partie d'un programme « concret » applicable à chaque nation prise séparément. Cette vision « nationale » du socialisme commença même à être intégrée dans les programmes. On trouve ainsi la formulation suivante dans un autre travail de Kautsky à la même période, The Socialist republic ([23]) :

« ...une communauté capable de satisfaire ses besoins et rassemblant toutes ses industries nécessaires, doit avoir des dimensions très différentes de celles des colonies socialistes qui avaient été planifiées au début de notre siècle. Parmi les organisations sociales existantes aujourd'hui, il n y en a qu'une qui a les dimensions requises, qui peut être utilisée comme champ approprié pour l'établissement et le développement du Commonwealth socialiste ou coopératif: la Nation »

Mais la chose qui est peut-être la plus significative de la vision de Kautsky au sujet de la transformation socialiste, c'est la façon dont tout se passe d'une façon légale et ordonnée. Il passe plusieurs pages de sa brochure The Social Révolution à affirmer qu'il sera beaucoup mieux de dédommager les capitalistes, pour se les acheter, que de simplement les exproprier. Bien que ses écrits sur le processus révolutionnaire abordent l'utilisation des grèves et autres actions des ouvriers, son souci premier semble être que la révolution ne doit pas trop effrayer les capitalistes. Un des opposants réformistes de Kautsky au Congrès de Dresde de 1903, Kollo, a mis le doigt sur le problème de façon tout à fait pertinente quand il observait que Kautsky voulait une révolution sociale... sans violence. Mais ni le renversement du pouvoir politique de la classe capitaliste, ni l'expropriation économique des expropriateurs, peuvent se produire sans l'irruption impétueuse, violente mais extraordinairement créative des masses sur la scène de l'histoire.

Nous répétons qu'il n'est pas question de diaboliser Kautsky. Il était l'expression d'un processus plus profond: la gangrène opportuniste des partis sociaux-démocrates, leur incorporation graduelle dans la société bourgeoise et les difficultés que les marxistes avaient à comprendre et combattre ce danger. Sur le problème du parlementarisme, il est certain que, nulle part, une clarté parfaite ne pouvait être trouvée dans la période que nous avons étudiée. Dans Réforme ou révolution par exemple, Luxemburg a mené une attaque très édifiante sur les illusions parlementaires de Bernstein. Cependant, elle laisse subsister certaines lacunes sur la question, en particulier quand elle ne réussit pas à reconnaître la « bévue » dans l'introduction à Les luttes de classes en France d'Engels qu'elle fustigera en 1918. Un autre cas instructif est celui de William Morris: Dans les années 1880, Morris fit un certain nombre de mises en garde pertinentes contre le pouvoir corrupteur du parlement mais ses intuitions furent sapées par sa tendance au purisme ainsi qu'une incapacité à comprendre la nécessite, pour les socialistes, d'intervenir dans le combat quotidien de la classe et, à cette époque, d'utiliser les élections et le parlement comme des éléments centraux de cette lutte. Comme la plupart de ceux qui étaient très critiques avec le parlementarisme à cette époque, Morris était très perméable aux positions antiparlementaires atemporelles des anarchistes. Et, vers la fin de sa vie, en réaction aux ravages que l'anarchisme avait provoqués sur ses efforts de construire une organisation révolutionnaire,

Morris lui-même tomba dans l'emballement croissant pour la voie parlementaire vers le pouvoir.

Ce qui « manquait », durant ces années, c'était le véritable mouvement de la classe. Ce fut surtout le séisme de 1905 en Russie qui permit aux meilleurs éléments du mouvement ouvrier de discerner les vrais contours de la révolution prolétarienne et de dépasser les conceptions périmées et erronées qui avaient jusque-là obscurci leur vision. Le véritable crime de Kautsky a été de combattre bec et ongles contre ces clarifications, se présentant lui-même de plus en plus ouvertement comme un « centriste » dont la vraie bête noire n'était pas la droite révisionniste mais la gauche révolutionnaire telle qu'elle était incarnée par des figures comme Luxemburg et Pannekoek. Mais c'est une autre partie de l'histoire.

CDW.



[1] Voir Revue Internationale n° 79. Un thème cen­tral de la Critique du Programme de Gotha portait sur la défense du concept de dictature du prolétariat contre l'idée lassallienne de l' « Etat populaire » qui tendait à masquer son adaptation à l’Etat bismarckien existant.

[2] Voir Revue Internationale n° 83, 85 et 86.

[3] Cité dans Massimo Salvadori, Karl Kautsky and the Socialist Revolution, 1880- 1938, London 1979, p. 22.

[4] On doit dite que les efforts d’Engels pour pallier aux faiblesses du programme d’Erfurt ne furent pas globalement un succès. Engels reconnut clairement que le danger opportuniste avait été codifié en son sein : sa critique sur le projet de programme (lettre à Kautsky, le 29 juin 1891) contient la définition la plus claire de l'opportunisme qu'on puisse trouver dam les écrits d’Engels et Marx et son souci central était le fait que le programme, bien que contenant une bonne introduction générale marxiste sur la crise inévitable du capitalisme et la nécessite du socialisme, restait très flou sur les moyens pour le prolétariat d'arriver au pouvoir. II est particulièrement critique sur le fait que les ouvriers allemands puissent utiliser la version « prussienne » du parlement (« une feuille de vigne de l'absolutisme ») afin de prendre le pouvoir pacifiquement. D'un autre côté, dans le même texte, Engels reprend la vision selon laquelle, dans les pays les plus démocratiques, le prolétariat pourrait arriver au pouvoir à travers le processus électoral; et il ne fait pas une claire distinction entre la république démocratique et l’Etat­ Commune. A la fin, le document d'Erfurt,au lieu de montrer le lien entre les programmes minimum et maximum, fait apparaître un gouffre entre les deux. C'est pourquoi Luxemburg, dans son discours au Congrès de fondation du KPD en 1918, parle du programme de Spartakus comme étant « délibérément opposé »au programme d'Erfurt et non comme cherchant simplement à le remplacer.

[5] Engels, Selected Correspondence, p. 461

[6] Introduction à Les luttes de classes en France.

[7] Luxemburg, « Discours sur le Programme du Congrès de fondation du KPD. »

[8] Ibid.

[9] Traduit de l'anglais par nous.

[10] Luxemburg, « Discours sur le Programme du Congrès de fondation du KPD »

[11] Chapitre VI, 2, « Polémique de Kautsky avec les opportunistes ».

[12] The Social Revolution, Chicago, 1916, p. 36-7, traduit de l'anglais par nous.

[13] Ibid. p. 66.

[14] Ibid. p. 75.

[15] Ibid. p. 78-79.

[16] Ibid. p. 90.

[17] Ibid. p. 79-80.

[18] Voir Revue Internationale n° 83, 85 et 86.

[19] The Social Revolution, Chicago, 1916, p. 113, traduit de l'anglais par nous.

[20] Ibid., p. 113-114.

[21] Ibid., p. 116-117.

[22] Ibid., p. 129.

[23] Ce passage est tiré d'une version anglaise « traduite et adaptée pour l’Amérique »par Daniel De Leon (New-York, 1900); aussi nous ne sommes pas sûrs que les éléments repris ici soient totalement fidèles à l'original de Kautsky. Néanmoins la citation nous donne un avant-goût des conceptions développées dans le mouvement international de l'époque.

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