Nous continuons à publier des contributions à un débat interne relatif à la compréhension de notre concept de décomposition, aux tensions inter-impérialistes et à la menace de guerre, et au rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ce débat a été rendu public pour la première fois par le CCI en août 2020, lorsqu’il a publié un texte du camarade Steinklopfer dans lequel il exprimait et expliquait ses désaccords avec la résolution sur la situation internationale du 23ᵉ Congrès du CCI. Ce texte était accompagné d’une réponse du CCI et les deux peuvent être consultés ici [1]. La deuxième contribution du camarade (ici [2]) développe ses divergences avec la résolution du 24ᵉ Congrès et le texte ci-dessous est une réponse supplémentaire exprimant la position du CCI. Enfin, il y a une contribution du camarade Ferdinand (ici [3]) qui exprime également ses divergences avec la résolution du 24ᵉ Congrès. Une réponse à ce texte sera publiée en temps utile.
Le CCI est plus ou moins seul à considérer que l’effondrement du bloc impérialiste de l’Est en 1989 a marqué le début d’une nouvelle phase dans la décadence du capitalisme – la phase de décomposition, résultant d’une impasse historique entre les deux principales classes de la société, aucune n’étant capable de faire avancer sa propre perspective face à la crise historique du système : guerre mondiale pour la bourgeoisie, révolution mondiale pour la classe ouvrière. Ce serait l’étape finale du long déclin du mode de production capitaliste, entraînant la menace d’une descente dans la barbarie et la destruction qui pourrait engloutir la classe ouvrière et l’humanité même sans une guerre entièrement mondiale entre deux blocs impérialistes[1].
Les groupes du milieu prolétarien ont rarement, voire jamais, répondu aux Thèses sur la Décomposition qui posaient les bases théoriques du concept de décomposition. Certains, comme les bordiguistes, avec leur idée de l’invariance de la théorie marxiste depuis 1848, ont eu tendance à rejeter le concept même de décadence capitaliste. D’autres, comme la Tendance communiste internationaliste, considèrent comme idéaliste notre conception de la décomposition comme une phase de chaos croissant et de destructivité irrationnelle, même s’ils ne contestent pas que ces phénomènes existent et sont même en augmentation. Mais pour ces camarades, notre conception n’est pas directement basée sur une analyse économique, et ne peut donc pas être considérée comme matérialiste.
En même temps, bien qu’ils situent leurs origines dans la Gauche communiste italienne, ces groupes n’ont jamais accepté notre notion du cours historique : l’idée que la capacité du capitalisme à mobiliser la société pour une guerre mondiale dépend de la question de savoir s’il a infligé une défaite décisive à la classe ouvrière mondiale, en particulier à ses bataillons centraux. C’était assurément l’approche de la Fraction de gauche qui a publié Bilan dans les années 1930, qui insistait sur le fait qu’avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23, la voie vers une Seconde Guerre mondiale était ouverte ; et c’était une méthode reprise par le CCI dès sa création. Dans les années 1970 et 1980, nous avons soutenu que, malgré l’aggravation de la crise économique et l’existence de blocs impérialistes stables, le capitalisme était incapable de faire des pas décisifs vers la troisième guerre mondiale parce qu’il était confronté à une génération invaincue de prolétaires qui n’étaient pas prêts à faire les sacrifices exigés par une marche vers la guerre. Aucun de ces arguments n’avait de sens pour la majorité des groupes du milieu qui ne tenaient pas compte du rapport de forces entre les classes pour comprendre la direction que prenait la société[2].
Le concept de cours historique a été un élément clé dans la formulation de la théorie de la décomposition. Dans les années 1970, période caractérisée par des vagues internationales de luttes ouvrières en réponse à la crise économique ouverte, nous considérions encore que la société se dirigeait vers des affrontements de classes massifs dont l’issue déterminerait si la voie était ouverte à la guerre mondiale ou à la révolution mondiale. Cependant, vers la fin des années 1980, malgré l’incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société pour une nouvelle guerre mondiale, il est devenu évident que la classe ouvrière avait de plus en plus de mal à affirmer sa propre perspective révolutionnaire. Paradoxalement, le concept d’un cours historique, d’un mouvement défini vers soit une guerre mondiale, soit une lutte de classe massive, n’était plus applicable dans la nouvelle phase ouverte par l’impasse historique, comme nous l’avons clarifié lors de notre 23ᵉ Congrès international[3].
À quelques exceptions près, la majorité des groupes du milieu ont également rejeté l’une des principales conclusions que nous avons tirées de l’analyse de la décomposition au niveau des conflits impérialistes – une analyse développée dans notre Texte d’orientation de 1990 « Militarisme et décomposition » et sa mise à jour en mai 2022 – à savoir que la tendance croissante au chacun pour soi entre les États, la vague de fragmentation et de désordre qui caractérise cette nouvelle phase, était devenue un élément central de la difficulté pour la bourgeoisie de reconstituer des blocs impérialistes stables[4]. La plupart des groupes considèrent que la formation de nouveaux blocs est à l’ordre du jour aujourd’hui, et affirment même qu’elle est assez avancée.
Bien qu’à notre avis les principales prévisions des Thèses sur la Décomposition et du Texte d’orientation sur le militarisme aient résisté à l’épreuve du temps (cf. rapport du 22ᵉ Congrès [5]), la guerre en Ukraine a mis en évidence la divergence avec les groupes qui voient le mouvement rapide vers les blocs et la menace imminente d’une troisième guerre mondiale.
Des idées similaires sont apparues dans nos propres rangs, comme on peut le voir dans les textes des camarades Steinklopfer et Ferdinand [6]. Ces camarades insistent cependant toujours sur le fait qu’ils sont d’accord avec le concept de décomposition, bien qu’à notre avis certains de leurs arguments le remettent en question.
Dans cet article, nous allons expliquer pourquoi nous pensons que c’est le cas dans la contribution du camarade Steinklopfer. Bien que les positions de Steinklopfer et de Ferdinand soient très similaires, elles ont été présentées comme des contributions individuelles, nous y répondrons donc séparément.
Nous diviserons notre réponse en trois parties : sur les désaccords concernant le concept de base de décomposition ; sur la polarisation impérialiste ; et sur le rapport de forces entre les classes. En répondant aux critiques du camarade Steinklopfer, nous devrons passer un temps considérable à corriger diverses représentations erronées de la position de l’organisation, qui, à notre avis, découlent d’une perte d’acquis de la part du camarade – un oubli de certains éléments de base de notre cadre analytique. Qui plus est, certaines de ces représentations erronées ont déjà été traitées dans des réponses précédentes aux textes du camarade, mais ces dernières ne sont pas prises en compte ou ne font pas l’objet de réponses dans les contributions ultérieures du camarade. C’est le signe d’une réelle difficulté à faire avancer le débat.
Selon le camarade Steinklopfer, c’est pourtant le CCI qui « révise » sa conception de la décomposition.
« il y a un fil rouge qui relie entre eux ces désaccords, qui tourne autour de la question de la décomposition. Bien que l’ensemble de l’organisation partage notre analyse de la décomposition comme phase ultime du capitalisme, lorsque nous voulons appliquer ce cadre à la situation actuelle, des différences d’interprétation apparaissent. Ce sur quoi nous sommes tous d’accord est que cette phase terminale, non seulement a été ouverte par l’incapacité de l’une ou l’autre des principales classes de la société d’offrir une perspective à l’humanité toute entière, unir de grandes parties de la société soit derrière la lutte pour la révolution mondiale (le prolétariat), soit derrière la mobilisation pour la guerre généralisée (la bourgeoisie), mais qu’elle y a ses plus profondes racines. Mais, pour l’organisation, il y aurait une seconde force motrice à cette phase terminale, qui serait la tendance au chacun-pour-soi : entre les États, au sein de la classe dominante de chaque État national, dans la société bourgeoise au sens large. Sur cette base, en ce qui concerne les tensions impérialistes, le CCI tend à sous-estimer la tendance à la bipolarisation entre grands États dominants, la tendance vers la formation d’alliances militaires entre États, tout comme il sous-estime le danger grandissant de confrontation militaire directe entre grandes puissances, qui contient une dynamique potentielle vers ce qui ressemble à une Troisième Guerre mondiale, laquelle pourrait potentiellement détruire l’humanité entière ».
Nous reviendrons plus tard sur la question de la sous-estimation de la menace d’une troisième guerre mondiale. Ce que nous voulons préciser à ce stade, c’est que nous ne considérons pas la tendance au « chacun pour soi » comme une « seconde force motrice à cette phase terminale », au sens où elle serait une cause sous-jacente de décomposition, ce qui est sous-entendu dans la phrase du camarade « une seconde force motrice » et explicite lorsqu’il poursuit en disant que « bien que je sois d’accord avec l’idée que le chacun-pour-soi bourgeois est une très importante caractéristique de la décomposition, qui a joué un très grand rôle dans l’ouverture de la phase de décomposition avec la désintégration de l’ordre impérialiste mondial de l’après-Seconde Guerre mondiale, je ne crois pas que c’en soit une des principales causes ». Si nous sommes tous d’accord pour dire que la tendance de chaque État à défendre ses propres intérêts est inhérente à toute l’histoire du capitalisme, même pendant la période des blocs stables – ou comme le dit Steinklopfer, « le chacun-pour-soi bourgeois est une tendance permanente et fondamentale du capitalisme depuis sa naissance » – cette tendance est « libérée » et exacerbée sur un plan qualitatif pendant la phase de décomposition. Cette exacerbation reste un produit de la décomposition, mais elle est devenue un facteur de plus en plus actif dans la situation mondiale, un obstacle majeur à la formation de nouveaux blocs.
Cela nous amène à un deuxième désaccord clé sur le concept de décomposition – la compréhension que la décomposition, tout en faisant fructifier toutes les contradictions existantes du capitalisme décadent, prend le caractère d’un changement qualitatif. Selon Steinklopfer, « Comme je le comprends, l’organisation a migré vers la position que, avec la décomposition, le chacun-contre-tous a acquis une qualité nouvelle par rapport à la précédente phase du capitalisme décadent, représentée par une sorte de domination absolue de la tendance à la fragmentation. Pour moi, par contre, il n’y a pas de tendance majeure dans la phase de décomposition qui n’existait pas déjà auparavant, en particulier dans la période de la décadence capitaliste ouverte par la Première Guerre mondiale ».
Il semble qu’il s’agisse là d’un cas évident de « perte d’acquis », d’oubli de ce que nous avons dit nous-mêmes dans nos textes fondamentaux, en l’occurrence les Thèses sur la Décomposition elles-mêmes. Certes, les Thèses conviennent que « Dans la mesure où les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme, qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, et même s’approfondissent, la phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l’accumulation de toutes ces caractéristiques d’un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d’agonie d’un mode de production condamné par l’histoire » (Thèse 3). Mais la même thèse souligne ensuite que la phase de décomposition « se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée » de ces caractéristiques : en somme, une telle synthèse marque le point où la quantité se transforme en qualité. Sinon, quel sens y aurait-il à décrire la décomposition comme une nouvelle phase de la décadence ?
Si nous revenons au TO sur Militarisme et Décomposition, il devient clair que nous n’avons jamais soutenu que la tendance à la formation de nouveaux blocs disparaît dans la phase de décomposition. « L’histoire (notamment celle du deuxième après-guerre) a mis en évidence le fait que la disparition d’un bloc impérialiste (par exemple l’« Axe ») met à l’ordre du jour la dislocation de l’autre (les « Alliés ») mais aussi la reconstitution d’un nouveau « couple » de blocs antagoniques (Est et Ouest). C’est pour cela que la situation présente porte effectivement avec elle, sous l’impulsion de la crise et de l’aiguisement des tensions militaires, une tendance vers la reformation de deux nouveaux blocs impérialistes ».
Cependant, le TO avait déjà souligné que
« ce n’est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l’origine du militarisme et de l’impérialisme. C’est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n’est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n’est pas nécessairement la seule) de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. D’une certaine façon, il en est de la formation des blocs vis-à-vis de l’impérialisme comme du stalinisme vis-à-vis du capitalisme d’État. De même que la fin du stalinisme ne remet pas en cause la tendance historique au capitalisme d’État, dont il constituait pourtant une manifestation, la disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l’emprise de l’impérialisme sur la vie de la société ». Et il poursuit en disant qu’en l’absence de blocs, les antagonismes impérialistes prendront un caractère nouveau, chaotique, mais non moins sanglant : « Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d’empoigne, où jouera à fond la tendance au « chacun pour soi », où les alliances entre États n’auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d’ordre par l’emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire ».
Ce scénario a été amplement démontré par les guerres qui ont suivi dans les Balkans, l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, la guerre en Syrie, les nombreux conflits en Afrique, etc. En particulier, les tentatives du gendarme américain de maintenir un minimum d’ordre deviendraient un facteur majeur dans l’exacerbation du chaos, comme nous l’avons vu au Moyen-Orient en particulier.
Bien entendu, l’analyse proposée dans le Texte d’orientation sur le militarisme, publié au début des années 1990, présente une limite majeure. S’il démontre à juste titre l’incapacité de nouveaux prétendants tels que l’Allemagne et le Japon à former un nouveau bloc opposé aux États-Unis, il ne prévoit pas la montée en puissance de la Chine et sa capacité à être un défi majeur à la domination américaine. Mais cela invalide-t-il la conclusion du TO selon laquelle la tendance à la formation de nouveaux blocs ne sera pas à l’ordre du jour pendant une période indéfinie ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’être clair sur ce que le CCI dit réellement sur le défi chinois aux États-Unis. Selon le camarade Steinklopfer,
« Dans l’analyse actuelle de l’organisation, cependant, la Chine n’est pas et ne sera jamais un concurrent sérieux des États-Unis, parce que son développement économique et technologique est considéré comme « un produit de la décomposition ». Si l’on suit cette interprétation, la Chine ne peut être et ne sera jamais plus qu’un pays semi-développé incapable de rivaliser avec les vieux centres du capitalisme d’Amérique du Nord, d’Europe ou du Japon. Cette interprétation n’implique-t-elle pas que l’idée, sinon d’un arrêt du développement des forces productives – que nous avons toujours, à juste titre, exclu comme caractéristique du capitalisme décadent – du moins de quelque chose qui n’en est pas loin, est maintenant postulée par l’organisation dans la phase finale de la décadence ? Comme un lecteur attentif l’aura noté, le 24ᵉ Congrès a condamné non seulement l’idée d’un défi global de l’impérialisme chinois comme remettant en cause la question de l’analyse théorique de la décomposition – l’idée même que la Chine a renforcé sa compétitivité au détriment de ses rivaux est rejetée comme une expression de mes prétendues illusions sur la bonne santé du capitalisme chinois ».
La position selon laquelle la Chine « ne sera jamais un concurrent sérieux des États-Unis » n’est pas du tout celle de l’organisation. Bien qu’il ait tardé à reconnaître l’importance de la montée de la Chine, depuis quelques années maintenant, le CCI insiste sur le fait que la stratégie impérialiste américaine – assurément depuis les années Obama, à travers la présidence Trump et en continuant sous Biden – est basée sur la compréhension que son principal rival est la Chine, tant sur le plan économique que militaire. Le rapport sur les tensions impérialistes publié dans le sillage de la guerre en Ukraine[7] développe l’argument selon lequel, derrière le piège que les États-Unis ont tendu à la Russie en Ukraine, derrière la tentative de saigner à blanc la Russie, la véritable cible de l’impérialisme américain est la Chine ; et il évoque assez longuement la « polarisation » croissante entre les États-Unis et la Chine comme un facteur central des rivalités impérialistes mondiales. Mais c’est une erreur – et nous pensons que le camarade Steinklopfer y tombe – de confondre ce processus de polarisation, dans lequel les rivalités entre les États-Unis et la Chine prennent de plus en plus le devant de la scène dans les événements mondiaux, avec la formation réelle de blocs militaires, qui impliquerait le développement d’alliances stables dans lesquelles une puissance est capable d’exercer une discipline sur ses « alliés ». Comme nous l’avons dit, le milieu prolétarien a prétendu que la guerre en Ukraine avait marqué une étape importante dans la marche vers de nouveaux blocs militaires, mais en réalité nous avons vu de nouvelles preuves de l’instabilité des alliances existantes :
– Si les États-Unis ont connu un certain succès en revigorant l’OTAN sous leur direction, ils n’ont pas mis fin à la volonté de pays comme l’Allemagne et la France d’adopter une ligne indépendante à l’égard de la Russie, comme en témoignent les tentatives de négociations séparées, la réticence à imposer des interdictions sur l’importation d’énergie russe et, surtout, la relance de la force militaire de l’UE et l’augmentation considérable du budget de la défense de l’Allemagne – une arme à double tranchant qui pourrait aller à l’encontre des intérêts américains à long terme ; entre-temps, la Turquie, membre de l’OTAN, a très clairement joué son propre jeu dans cette situation, comme en témoigne l’accord qu’elle a négocié entre l’Ukraine et la Russie pour permettre l’acheminement de céréales à partir des ports ukrainiens.
– Le « soutien » de la Chine à la Russie a été extrêmement discret malgré les demandes d’aide économique et militaire de la Russie. Il ne fait aucun doute que la classe dominante chinoise est consciente que la Russie est tombée dans le piège américain et sait qu’une Russie affaiblie constituerait un énorme fardeau plutôt qu’un « partenaire » utile.
– Un certain nombre de pays ont maintenu une position indépendante face à l’appel à isoler la Russie, notamment l’Inde et une série de pays d’Amérique du Sud et d’Afrique.
Nous devrions également souligner, en réponse à l’accusation selon laquelle le CCI « sous-estime le danger grandissant de confrontation militaire directe entre grandes puissances », que le rapport nie fermement que l’inexistence de blocs militaires rende le monde plus sûr, au contraire :
« L’absence de blocs rend paradoxalement la situation plus dangereuse dans la mesure où les conflits sont caractérisés par une plus grande imprédictibilité : « En annonçant qu’il plaçait sa force de dissuasion en état d’alerte, le président russe Vladimir Poutine a contraint l’ensemble des états-majors à mettre à jour leurs doctrines, le plus souvent héritées de la guerre froide. La certitude de l’annihilation mutuelle – dont l’acronyme en anglais MAD signifie « fou » – ne suffit plus à exclure l’hypothèse de frappes nucléaires tactiques, prétendument limitées. Au risque d’un emballement incontrôlé » (LMD, avril 2022, p.1). En effet, paradoxalement, on peut soutenir que le regroupement en blocs limitait les possibilités de dérapage
à cause de la discipline de bloc ;
à cause aussi de la nécessité d’infliger au préalable une défaite décisive au prolétariat mondial dans les centres du capitalisme (cf. l’analyse du cours historique dans les années 1980).
Ainsi, même s’il n’y a pas actuellement de perspective de constitution de blocs ou de troisième guerre mondiale, en même temps, la situation est caractérisée par une plus grande dangerosité, liée à l’intensification du chacun pour soi et à l’irrationalité croissante : l’imprévisibilité du développement des confrontations, les possibilités de dérapages de celles-ci, qui est plus forte que dans les années 50 à 80, marquent la phase de décomposition et constituent une des dimensions particulièrement préoccupante de cette accélération qualitative du militarisme. ».
Le danger esquissé ici n’est pas celui où la bourgeoisie est capable de faire marcher consciemment l’humanité vers une troisième guerre mondiale entre blocs, visant la conquête des marchés et des ressources des puissances rivales. Cela impliquerait que l’une des prémisses clés de la décomposition – l’incapacité de la bourgeoisie à offrir une perspective à l’humanité, aussi barbare soit-elle – ait été retirée de l’équation. Ce serait plutôt l’expression ultime de la propagation de l’irrationalité et du chaos qui sont si centraux dans la phase de décomposition. D’une certaine manière, Steinklopfer le reconnaît lui-même, lorsqu’il dit, plus loin dans le texte, qu’une spirale irréversible de destruction pourrait avoir lieu même sans la formation de blocs : « Il est de la plus haute importance politique de dépasser toute approche schématique, unilatérale de faire de l’existence de blocs impérialistes une précondition des affrontements militaires entre grandes puissances dans la situation actuelle », et il poursuit en affirmant que la tentative même d’empêcher la formation de nouveaux blocs pourrait rendre une troisième guerre mondiale plus probable. La provocation américaine à l’égard de la Russie s’inscrit assurément dans le cadre d’un effort visant à empêcher la formation d’un nouveau bloc entre la Russie et la Chine et elle pourrait effectivement prendre des proportions imprévisibles si une Russie désespérée décidait d’emprunter la voie suicidaire de l’utilisation de son arsenal nucléaire. Mais ce serait l’expression la plus claire de l’avertissement contenu dans les Thèses selon lequel le développement de la décomposition peut compromettre l’avenir de l’humanité même sans une mobilisation générale de la société pour une guerre mondiale.
Sans doute le camarade Steinklopfer fera-t-il référence à un passage prémonitoire de son texte (écrit avant la guerre en Ukraine) où il dit que
« La qualité nouvelle de la phase de décomposition consiste, à ce niveau, dans le fait que toutes les contradictions déjà existantes d’un mode de production en déclin sont exacerbées au plus haut point. Il en va de même avec la tendance au chacun-contre-tous qui est, elle aussi, exacerbée par la décomposition. Mais la tendance à la guerre entre puissances dominantes, et ainsi vers la guerre mondiale, est également exacerbée, comme le sont toutes les tensions générées par les mouvements vers la formation de nouveaux blocs impérialistes et par les tendances visant à les contrecarrer. L’incapacité à comprendre ceci nous amène aujourd’hui à gravement sous-estimer le danger de guerre, en particulier les conflits qui vont sortir des tentatives des États-Unis d’utiliser leur actuelle supériorité militaire contre la Chine, afin de stopper le développement de cette dernière, tout comme nous sous-estimons sérieusement le danger de conflits militaires entre l’OTAN et la Russie (ce dernier conflit étant, au moins à court terme, potentiellement encore plus dangereux que le conflit sino-américain du fait qu’il comporte un risque encore plus grand de déboucher sur une guerre thermonucléaire) ».
Il est assurément vrai que le CCI a initialement sous-estimé l’imminence de l’invasion russe en Ukraine, tout comme nous avons tardé à identifier les manœuvres machiavéliques des États-Unis destinées à attirer la Russie dans ce piège. Mais selon nous, il ne s’agissait pas d’une réfutation de notre cadre théorique sous-jacent, mais plutôt du résultat d’une incapacité à l’appliquer de manière cohérente. Après tout, nous avions déjà considéré la pandémie de Covid-19 comme la preuve d’une nouvelle et très sérieuse accélération de la décomposition capitaliste, et la guerre en Ukraine a pleinement confirmé ce jugement, en montrant que le processus de décomposition n’est pas simplement une descente lente et progressive vers l’abîme, mais sera ponctué de moments d’intensification et d’accélération sévères, comme ceux que nous vivons aujourd’hui.
Enfin, nous devons préciser que notre point de vue selon lequel la montée en puissance de la Chine n’a été possible qu’en conséquence de la décomposition, et à la dissolution des blocs en particulier, n’implique pas qu’il y ait eu un « arrêt du développement des forces productives » empêchant la Chine de devenir un rival sérieux des États-Unis. Au contraire, le développement de la Chine est un exemple éclatant de ce que, à la suite de Marx, nous avons décrit comme « la croissance comme déclin »[8], un processus où l’accumulation même des forces productives entraîne de nouvelles menaces pour l’avenir de l’humanité : par la dévastation écologique, la « production » de pandémies et l’aiguisement des antagonismes militaires. Non seulement la croissance chinoise est le résultat de la décomposition, mais elle est devenue un puissant facteur de son accélération. Argumenter, comme le fait le camarade Steinklopfer, qu’elle a eu lieu « malgré la décomposition » fait sortir la compréhension de l’essor de la Chine de notre cadre général d’analyse.
Lorsque nous en arrivons à l’évaluation de l’état actuel de la lutte de classe, nous devons à nouveau consacrer un certain temps dans notre réponse à insister sur le fait que la description de notre position par le camarade Steinklopfer n’est pas du tout exacte.
– Le camarade répète l’argument selon lequel nous ne considérons plus le manque de perspective du prolétariat comme un facteur de recul de la lutte de classe : « Il est déjà frappant dans la résolution du 23ᵉ Congrès que le problème de la faiblesse, bientôt de l’absence de perspective révolutionnaire prolétarienne, n’est pas considéré comme central pour expliquer les problèmes des luttes ouvrières au cours des années 80 ». Nous avons déjà répondu à cette question dans notre précédente réponse publiée à l’article de Steinklopfer sur le 23ᵉ Congrès : « le camarade Steinkopfler suggère que la résolution sur le rapport de forces entre les classes du 23ᵉ congrès ne s’intéresse plus au problème de la perspective révolutionnaire, et que ce facteur a disparu de notre compréhension des causes (et conséquences) de la décomposition. En fait, la question de la politisation de la lutte de classe et des efforts de la bourgeoisie pour empêcher son développement est au cœur de la résolution » [9]. Il ne pouvait guère en être autrement, car toute la base des Thèses sur la Décomposition est l’argument selon lequel si le monde capitaliste est dans un état d’agonie et de désintégration, c’est avant tout parce qu’aucune des deux grandes classes de la société n’est capable d’offrir une perspective pour l’humanité.
– Steinklopfer se trompe également lorsqu’il affirme que le CCI fonde aujourd’hui ses espoirs sur une simple augmentation de la combativité, une sorte de saut automatique vers la conscience révolutionnaire poussé par la crise, une vision conseilliste ou économiste qui néglige le rôle de la théorie révolutionnaire (et donc de l’organisation révolutionnaire). Mais nous n’avons jamais nié la nécessité de la politisation des luttes et le rôle clé des organisations politiques dans cette évolution, ni le poids négatif de la rupture organique et de la séparation des organisations politiques de la classe. Il est certes vrai qu’aucune organisation révolutionnaire n’est à l’abri de faire des concessions aux erreurs conseillistes, économistes ou immédiatistes, mais nous considérons que lorsque de telles erreurs se produisent, elles sont en désaccord avec notre cadre analytique fondamental, ce qui nous donne la capacité de les critiquer et de les surmonter [10].
D’autre part, nous avons considéré que le rejet apparent par Steinklopfer de l’importance centrale de la lutte défensive de la classe ouvrière contre l’impact de la crise économique – explicitement affirmée dans la section finale des Thèses sur la Décomposition comme un antidote vital à l’engloutissement dans le processus de putréfaction sociale – ouvrait la porte aux idées modernistes. Pas dans le sens explicite de ceux qui appellent les travailleurs à abandonner leurs luttes défensives ou qui exigent l’auto-négation immédiate du prolétariat dans le processus révolutionnaire. Le camarade, dans son récent texte, affirme clairement qu’il considère les luttes défensives comme indispensables à la récupération future de l’identité de classe et d’une perspective révolutionnaire. Le problème réside dans la tendance à séparer la dimension économique de la lutte de sa dimension politique et donc à ne pas reconnaître l’élément implicitement politique dans même la plus « petite » expression de la résistance de classe. Dans son texte précédent, il semblait y avoir une expression claire de cette séparation entre les dimensions politique/théorique dans le point de vue apparent selon lequel l’apport théorique de l’organisation révolutionnaire pourrait de lui-même compenser la dimension politique manquante dans la lutte défensive quotidienne, un point de vue que nous avons critiqué comme frisant le substitutionnisme [11]. Dans la nouvelle contribution, Steinklopfer a précisé que le développement de la dimension théorique ne peut pas être l’œuvre d’une minorité seule, mais doit finalement être le travail de millions de prolétaires. C’est bien, mais le camarade affirme ensuite que c’est la majorité du CCI qui l’a oublié. « Cependant, l’organisation a peut-être oublié que les masses prolétariennes sont capables de participer à ce travail de réflexion théorique ». Nous ne l’avons en fait pas oublié. L’une des raisons pour lesquelles nous avons accordé tant d’importance au mouvement des Indignés de 2011, par exemple, était qu’il était caractérisé par une culture du débat très animée dans les assemblées, où les questions sur les origines de la crise capitaliste et l’avenir de la société étaient soulevées et discutées comme étant tout aussi pertinentes pour le mouvement que les décisions sur les formes d’action immédiates[12].
Cependant, il y a une composante très importante dans la capacité de la classe ouvrière « dans sa masse » à se réapproprier la dimension théorique de son combat : le processus de « maturation souterraine », par lequel nous voulons dire que, même dans les périodes où la classe dans son ensemble est en retrait, un processus de politisation peut encore avoir lieu parmi une minorité de la classe, dont certains graviteront bien sûr vers les organisations politiques de la Gauche communiste. C’est cet aspect souvent « caché » de la politisation de la classe qui portera ses fruits dans des mouvements de classe plus étendus et plus massifs.
Dans le rapport sur la lutte de classe au 24ᵉ Congrès du CCI [13], nous avons souligné que le camarade Steinklopfer abandonne ou discrédite le concept de maturation souterraine en affirmant que nous assistons en fait à un processus de « régression souterraine » dans la classe ouvrière. Nous avons soutenu que cela ignore la réalité des éléments en recherche qui répondent à l’état désespéré de la société capitaliste, malgré les difficultés extrêmes évidentes de la classe à prendre conscience d’elle-même à un niveau plus général ; l’organisation révolutionnaire a la tâche d’aider ces éléments à pousser plus loin leurs réflexions et à comprendre toutes leurs implications aux niveaux théorique et organisationnel. D’autre part, le concept de régression souterraine ne peut qu’aboutir à une sous-estimation de l’importance de ce travail envers les minorités en recherche.
Dans le nouveau texte, la position du camarade vis-à-vis de la notion de régression souterraine reste très floue. D’une part, elle n’est ni défendue ni répudiée. D’autre part, juste avant d’accuser le CCI d’oublier que les masses prolétariennes sont capables de réfléchir, il semble se rapprocher de la notion d’une dynamique de maturation souterraine : « Le travail théorique est la tâche, non des révolutionnaires seuls, mais de la classe ouvrière comme un tout. Étant donné que le processus de développement du prolétariat est inégal, il est de la responsabilité particulière des couches les plus politisées du prolétariat de l’assumer ; des minorités, donc, oui, mais cela comprend potentiellement des millions d’ouvriers qui, loin de se substituer eux-mêmes à l’ensemble, pousseront pour impulser et stimuler plus avant les autres. Pour leur part, les révolutionnaires ont la tâche spécifique d’orienter et d’enrichir cette réflexion qui doit être accomplie par des millions. Cette responsabilité des révolutionnaires est au pire au moins aussi importante que celle d’intervenir dans des mouvements de grève, par exemple ». Ce qui reste flou dans l’évaluation du camarade, c’est de savoir si ce potentiel de maturation politique est quelque chose pour l’avenir ou s’il a déjà lieu, même à très petite échelle.
Ce sur quoi le camarade Steinklopfer continue d’insister dans le nouveau texte est l’importance des revers, des défaites politiques, que la classe ouvrière a subis depuis la résurgence initiale de la lutte de classe à la fin des années 60, qui a mis fin à la période précédente de contre-révolution. Selon lui, la majorité du CCI sous-estime la profondeur de ces défaites et cela – ainsi que notre amnésie sur la capacité des masses à la réflexion théorique – exprime une perte de confiance dans le prolétariat de notre part :
« Cette perte de confiance s’exprime elle-même dans le rejet de toute idée que le prolétariat a subi des défaites politiques importantes au cours des décennies qui ont suivi 1968. Faute de cette confiance, nous finissons par minimiser l’importance de ces très graves revers politiques, en nous consolant avec les luttes défensives quotidiennes, vues comme le principal creuset de la voie à suivre, ce qui est à mes yeux une concession significative à une approche « économiciste » de la lutte de classe déjà critiquée par Lénine et Rosa Luxemburg au début du XXᵉ siècle. La compréhension que le « prolétariat n’est pas vaincu », qui donnait une vision correcte et très importante dans les années 70 et 80, est devenue un article de foi, un dogme creux, qui empêche toute analyse sérieuse, scientifique du rapport de force ».
Énumérant ces défaites, le camarade, dans une proposition d’amendement à la résolution sur la situation internationale du 24ᵉ Congrès, fait référence à (a) l’incapacité de la première vague internationale à développer l’aspect politique de la lutte, un potentiel annoncé notamment par les événements de mai-juin 1968 en France (b) l’impact de l’effondrement du bloc de l’Est et les campagnes contre le communisme qui ont suivi et (c) l’échec de la classe à répondre à la crise économique de 2008, un échec qui a ouvert la voie à la montée du populisme.
Il est difficilement soutenable d’affirmer que le CCI ait rejeté « toute idée que le prolétariat a subi des défaites politiques importantes au cours des décennies qui ont suivi 1968 ». Le camarade Steinklopfer reconnaît lui-même que le concept même de décomposition est basé sur notre reconnaissance que le prolétariat n’a pas été capable de réaliser le potentiel politique révolutionnaire contenu dans les luttes ouvrières des années 70 et 80 ; de plus, la compréhension que l’effondrement du bloc de l’Est a initié un profond recul de la combativité et de la conscience de classe a été au centre de nos analyses au cours des trente dernières années ; et nous pouvons assurément citer un certain nombre d’importants mouvements de classe qui ont été largement défaits par la classe dominante, de la grève de masse en Pologne en 1980 aux mineurs britanniques en 1985, en passant par les Indignés en 2011, etc. (comme Rosa Luxemburg l’a si bien dit, la lutte de classe prolétarienne est la seule forme de guerre dans laquelle la victoire finale ne peut être préparée que par une série de défaites).
Ce que le CCI rejette, ce n’est pas la réalité ou l’importance de défaites, d’échecs ou de revers particuliers, mais l’idée que ceux qui se sont produits depuis les années 1980 constituent une défaite historique comparable à celle des années 20 et 30, dans laquelle la classe ouvrière des principaux centres du capitalisme a été réduite à l’état où elle est prête à accepter d’être emmenée à la guerre pour « résoudre » les problèmes du système. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’un dogme vide, mais qu’il continue à avoir une valeur opérationnelle, surtout en ce qui concerne la guerre actuelle en Ukraine, où la bourgeoisie des États-Unis et de l’Europe occidentale s’est donné beaucoup de mal pour éviter d’utiliser des troupes sur le terrain, sans parler de toute mobilisation directe des masses prolétariennes dans le conflit entre l’OTAN et la Russie.
Il est certain que, dans la période de décomposition, nous ne pouvons pas envisager une telle défaite historique de la même manière que dans la période 1968-89, où elle aurait été fondée sur la victoire de la bourgeoisie dans une confrontation décisive et directe entre les classes. Dans la période de décomposition, il y a un danger très réel que le prolétariat soit progressivement miné par la désintégration de la société sans même être un défi majeur à la bourgeoisie. Et les révolutionnaires doivent constamment évaluer si ce « point de non-retour » a été atteint. Selon nous, les signes continus de résistance de classe contre les attaques sur le niveau de vie (par exemple en 2019 et encore aujourd’hui, notamment en Grande-Bretagne au moment où nous écrivons ces lignes) est un signe que nous n’en sommes pas encore là ; un autre est l’émergence de minorités de recherche dans le monde entier.
En revanche, le camarade Steinklopfer semble régresser vers l’approche qui était valable dans la période précédente, lorsque le concept du cours historique était pleinement applicable, mais qui ne tient plus la route dans la phase de décomposition. Sans préciser ce qui a changé et ce qui reste inchangé dans la nouvelle phase, le camarade semble dériver vers l’idée que la classe ouvrière a subi une défaite à un niveau historique si important que le cours vers la guerre mondiale a été rouvert. Il ne dit pas quelles conséquences cela peut avoir, notamment pour l’activité de l’organisation révolutionnaire, et il avance de nombreuses mises en garde et réserves : « Non seulement parce que le prolétariat ne veut pas aller vers une telle guerre, mais parce que la bourgeoisie elle-même n’a pas l’intention de faire marcher qui que ce soit vers une nouvelle guerre mondiale ».
Les ambiguïtés de ce genre, comme nous l’avons noté, prolifèrent tout au long du texte et c’est pourquoi nous ne pensons pas que l’analyse actuelle du camarade offre une voie à suivre pour l’organisation.
Amos (août 2022)
[1] « Thèses sur la décomposition [4] », Revue internationale n° 107
[2] Le groupe Internationalist Voice [5] fait ici clairement exception. « Contrairement aux spéculations selon lesquelles cette guerre est le début de la troisième guerre mondiale, nous pensons que la troisième guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour de la bourgeoisie mondiale. Pour qu’une guerre mondiale ait lieu, les deux conditions suivantes doivent être remplies :
– l’existence de deux blocs impérialistes politiques, économiques et militaires ;
– une classe ouvrière vaincue au niveau mondial.
Au cours des dernières décennies, les conditions préalables essentielles à une guerre mondiale n’ont pas été réunies. D’une part, chacun des principaux acteurs – gangsters – pense à ses propres intérêts impérialistes. D’autre part, bien que la classe ouvrière ne soit pas prête à fournir le soutien nécessaire à l’alternative (c’est-à-dire une révolution communiste contre la barbarie du système capitaliste) et qu’elle ait reculé au cours de la dernière décennie, elle n’a pas été vaincue. Par conséquent, les guerres impérialistes qui peuvent s’enflammer ont tendance à se situer à un niveau régional et à être des guerres par procuration. Bien qu’il existe une sorte d’alliance entre la Russie et la Chine, et que certaines actions militaires russes bénéficient du soutien tacite de la Chine, nous ne devons pas oublier que chacune de ces puissances poursuit ses propres intérêts impérialistes, qui entreront inévitablement en conflit les uns avec les autres de temps à autre ».
[3] « Rapport sur la question du cours historique [6] », Revue internationale n° 164.
[4] « Texte d’orientation : militarisme et décomposition [7] », Revue internationale n° 64.
[5] « Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017) [8] », 22ᵉ Congrès du CCI, Revue internationale n° 164 ; « Militarisme et décomposition (mai 2022) [9] », Revue internationale n° 168.
[6] « Explication des amendements rejetés du camarade Steinklopfer [2] », « Divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24ᵉ Congrès du CCI (explication d’une position minoritaire, par Ferdinand) [3] ».
[7] « Signification et impact de la guerre en Ukraine [10] ».
[8] « Growth as decay [11] ».
[9] « Divergences avec la résolution sur la situation internationale du 23ᵉ congrès [1] ».
[10] Voir par exemple la Revue internationale n° 167, « Rapport sur la lutte de classe internationale au 24ᵉ Congrès du CCI [12] ». Ce rapport appuie une critique faite au rapport sur les luttes ouvrières en France en 2019 adopté par le 24ᵉ Congrès de notre section en France, qui contenait une surestimation du niveau de politisation de ces mouvements, et « ouvrait donc la porte à une vision conseilliste ».
[11] « Divergences avec la résolution sur la situation internationale du 23e congrès [1] ».
[12] Voir « Bilan critique du mouvement des Indignés de 2011 [13] ».
[13] « Rapport sur la lutte de classe internationale au 24ème Congrès du CCI [12] ».
Dans la continuité des documents de discussion publiés après le 23e Congrès du CCI(1), nous publions de nouvelles contributions exprimant des divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès du CCI(2). Comme dans la contribution précédente du camarade Steinklopfer, les désaccords portent sur la compréhension de notre concept de décomposition, sur les tensions inter-impérialistes et la menace de guerre, et sur le rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Afin d’éviter tout retard supplémentaire lié à la pression de l’actualité, nous publions les nouvelles contributions des camarades Ferdinand et Steinklopfer sans réponse défendant la position majoritaire au sein du CCI, mais nous ne manquerons pas de répondre à ce texte en temps voulu. Nous tenons à préciser que ces contributions ont été écrites avant la guerre en Ukraine.
Le CCI défend le principe scientifique de la clarification par le débat, par le moyen de la confrontation d’arguments fondés sur des faits, dans le but de parvenir à une compréhension plus profonde des questions auxquelles la classe est confrontée. La période actuelle est difficile pour les révolutionnaires. C’était déjà le cas avant la pandémie de Covid, mais au cours des deux dernières années, il a fallu examiner de nouveaux événements et évolutions. Aussi, il n’est pas surprenant qu’au sein d’une organisation révolutionnaire vivante, des polémiques sur l’analyse de la situation mondiale surgissent.
Les principales divergences au sein de l’organisation concernent les questions suivantes, d’une importance cruciale pour les perspectives du prolétariat :
a) Comment évaluer l’actuel rapport de forces entre les classes, après l’abandon du concept de cours historique ? La classe va-t-elle de défaite en défaite, ou avance-t-elle ?
b) Comment mesurer la maturation souterraine de la conscience de classe, le travail de la « vieille taupe » ? Y a-t-il une maturation significative, ou au contraire un recul ?
c) Concernant la situation économique : la crise pandémique produit-elle seulement des perdants, ou y a-t-il dans la situation des gagnants qui peuvent améliorer leur position ?
d) Concernant les tensions impérialistes : y a-t-il des polarisations significatives dans la constellation mondiale qui augmentent le danger d’une guerre généralisée ? Ou bien la tendance du chacun contre tous est-elle dominante, et donc un obstacle à une nouvelle constellation de blocs ?
Déjà après le 23e Congrès du CCI, qui s’est tenu en 2019, l’article de la Revue internationale rendant compte de ses travaux signalait des controverses dans nos rangs sur l’évaluation de la situation mondiale, notamment au niveau de la lutte des classes, ou plus précisément du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat. La présentation de la Revue internationale n° 164 disait : « Lors du congrès, des divergences sont apparues sur l’appréciation de la situation de la lutte de classe et sa dynamique. Le prolétariat a-t-il subi des défaites idéologiques qui affaiblissent sérieusement ses capacités ? Y a-t-il une maturation souterraine de la conscience ou, au contraire, assistons-nous à un approfondissement du reflux de l’identité de classe et de la conscience ? »
Dans le même temps, en 2019, nous avons abandonné le concept de « cours historique », car nous avons reconnu que la dynamique de la lutte des classes dans la période actuelle de décomposition ne pouvait plus être analysée de manière adéquate dans ce cadre.
Dans les discussions entre 2019 et 2021, et finalement dans la préparation de la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès, nous avons été confrontés à la poursuite des divergences dans l’évaluation de la situation mondiale actuelle.
Dans une large mesure, la controverse a été rendue publique en août 2020 dans le cadre d’un « débat interne ». L’article du camarade Steinklopfer, défendant des positions minoritaires, et la réponse du CCI, ont montré que le champ du débat englobait non seulement la question de la dynamique de la lutte de classe et de la conscience de classe, mais dans un sens plus large l’appréciation de la période de décomposition capitaliste, notamment l’application concrète du concept de décomposition – une notion qui, jusqu’à présent, est une caractéristique distinctive du CCI au sein du milieu politique prolétarien.
Puisque j’avais des désaccords similaires à ceux du camarade Steinklopfer avec la position majoritaire dans la période récente, j’ai été invité à les présenter non seulement par le biais de contributions internes mais aussi dans un article pour publication expliquant mes divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès.
La plupart des amendements que j’ai proposés à la Résolution du Congrès tournaient autour de la question économique, à savoir la dynamique, le poids et les perspectives du capitalisme d’État chinois. Simultanément, j’ai soutenu de nombreux amendements du camarade Steinklopfer qui défendaient des orientations identiques ou compatibles.
Mes divergences peuvent être résumées sous les rubriques suivantes (les numéros se réfèrent à la version de la Résolution sur notre site web en langue française) :
– la Chine, sa puissance économique et le capitalisme d’État (points 9 et 16 de la Résolution) ;
– l’évolution de la crise économique mondiale et du capitalisme d’État en décomposition (points 14, 15 et 19) ;
– la polarisation impérialiste et la menace de guerre (points 12 et 13) ;
– le rapport de forces entre les classes et la question de la maturation souterraine de la conscience (point 28).
La Résolution, après avoir montré la décomposition politique et idéologique aux États-Unis et en Europe, dit : « Et tandis que la propagande d’État chinoise met en évidence la désunion et l’incohérence croissantes des « démocraties », se présentant comme un rempart de la stabilité mondiale, le recours croissant de Pékin à la répression interne, comme contre le « mouvement démocratique » à Hong Kong et les musulmans ouïgours, est en fait la preuve que la Chine est une bombe à retardement. La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de la décomposition. » (point 9)
Elle déclare ensuite : « L’ouverture économique au cours de la période de Deng dans les années 80 a mobilisé d’énormes investissements, notamment en provenance des États-Unis, de l’Europe et du Japon. Le massacre de Tiananmen en 1989 a montré clairement que cette ouverture économique a été mise en œuvre par un appareil politique inflexible qui n’a pu éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe que par une combinaison de terreur d’État, une exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant et de croissance économique frénétique dont les fondations semblent maintenant de plus en plus fragiles. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État, dont la cohésion est mise en péril par l’existence de forces centrifuges au sein de la société et d’importantes luttes de cliques au sein de la classe dominante. » (ibid.)
Au point 16, la Résolution affirme tout d’abord que la Chine est confrontée à la réduction des marchés à travers le monde, à la volonté de nombreux États de se libérer de leur dépendance à l’égard de la production chinoise et au risque d’insolvabilité auquel est confronté un certain nombre de pays impliqués dans le projet de la Route de la Soie, et que la Chine poursuit donc une évolution vers la stimulation de la demande intérieure et l’autarcie au niveau des technologies-clés, afin de pouvoir gagner du terrain au-delà de ses propres frontières et développer son économie de guerre. Ces évolutions, dit la Résolution, provoquent « de puissants conflits au sein de la classe dirigeante, entre les partisans de la direction de l’économie par le Parti communiste chinois et ceux liés à l’économie de marché et au secteur privé, entre les « planificateurs » du pouvoir central et les autorités locales qui veulent orienter elles-mêmes les investissements. » (point 16)
Les affirmations selon lesquelles la Chine est une bombe à retardement, que son État est faible et que sa croissance économique semble chancelante sont l’expression d’une sous-estimation du véritable développement économique et impérialiste de la Chine au cours des quarante dernières années. Vérifions d’abord les faits puis les fondements théoriques sur lesquels repose cette analyse erronée.
Il se peut que les tensions internes en Chine soient en réalité plus fortes qu’il n’y paraît – d’un côté les contradictions au sein de la société en général, de l’autre celles au sein du parti au pouvoir en particulier. Nous ne pouvons pas faire confiance à la propagande chinoise sur la force de son système. Mais ce que les médias occidentaux ou autres non chinois nous disent sur les contradictions en Chine est aussi de la propagande – et en plus c’est souvent un vœu pieux. Les éléments mentionnés dans la Résolution ne sont pas convaincants : un contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social et l’oppression de la « liberté d’expression démocratique » peuvent être des signes d’une faiblesse de la classe dirigeante. Je suis d’accord avec cela. Comme nous le savons depuis la période post-1968 avec un mouvement prolétarien en développement, la démocratie est beaucoup plus efficace pour contrôler la classe ouvrière, et les contradictions sociales en général, que ne le sont les régimes autoritaires. Par exemple, dans les années 1970, la bourgeoisie en Espagne, au Portugal et en Grèce a remplacé les régimes autoritaires par des régimes démocratiques en raison de la nécessité de gérer l’agitation sociale. Mais la classe ouvrière en Chine est-elle dans une dynamique similaire à celle du prolétariat en Europe du Sud dans les années 1970 ? Je pose cette question dans l’optique du rapport de forces entre les classes, que nous ne pouvons finalement mesurer correctement qu’à l’échelle mondiale.
La Résolution traite de la question du rapport de forces entre les classes dans sa dernière partie, et je reviendrai sur ce point. Mais nous pouvons anticiper une chose : il n’y a aucun élément en faveur de la thèse selon laquelle le prolétariat menace le régime de Xi Jinping.
Il en va de même pour d’autres contradictions au sein de la Chine continentale et de son appareil politique. Bien que les divergences d’intérêts entre le Parti au pouvoir et les très riches magnats de la technologie chinoise, comme Jack Ma (Alibaba) et Wang Xing (Meituan), soient évidentes, ces derniers ne semblent pas proposer de modèle alternatif à la République populaire, et encore moins constituer une opposition organisée. Par ailleurs, au sein du Parti, les luttes idéologiques importantes semblent appartenir au passé. Avant 2012 et la présidence de Xi Jinping, le dénommé « débat sur le gâteau » avait lieu dans les hautes sphères du parti : il y avait deux factions. L’une disait que la Chine devait s’attacher à faire grossir le gâteau – l’économie chinoise. L’autre voulait partager plus équitablement le gâteau existant. Un partisan de la seconde position était Bo Xilai, condamné à la prison à vie pour corruption et abus de pouvoir, un an après l’accession de Xi Jinping à la tête du parti et de l’État. Entre-temps, la position du « partage équitable » est devenue la doctrine officielle(3). Et il n’y a aucun signe d’un nouveau débat.
Selon les informations disponibles(4), les purges dans l’appareil de répression ont commencé au début de 2021. Dans la police, la police secrète, le système judiciaire et pénitentiaire, officiellement plus de 170 000 personnes ont été sanctionnées pour cause de corruption. Il s’agit d’un cynique étalage de pouvoir. Il en va de même pour le système de surveillance orwellien. Tout aussi fou est le culte de la personnalité autour de Xi Jinping. Mais est-ce la preuve de la « faiblesse de l’État » ? D’une « bombe à retardement » sous le fauteuil du président ?
En ce qui concerne les contradictions internes de la République populaire, ma thèse est l’opposée. Les cercles dirigeants de ce pays utilisent la crise pandémique pour restructurer son économie, son armée, son empire. Même si la croissance économique en Chine a ralenti ces derniers temps, derrière cela se cache, dans une certaine mesure, un plan calculé de l’élite politique dirigeante pour maîtriser les excès du capital privé et renforcer le capitalisme d’État pour le défi impérialiste. Le Parti coupe les ailes de certaines des entreprises les plus rentables et des magnats les plus riches ; c’est laisser s’échapper l’air de certaines bulles spéculatives afin de contrôler plus strictement l’ensemble de l’activité économique, avec le message propagandiste que tout cela vise à protéger les ouvriers, les enfants, l’environnement et la libre concurrence.
Les purges dans l’appareil de répression et l’étalage du pouvoir autoritaire sont des indices de tensions cachées (pas seulement au Xinjiang et à Hong Kong). Mais aucun modèle alternatif pour le cours du capitalisme d’État chinois n’est visible.
Telle est ma lecture de l’aspect factuel.
Si nous voulons comprendre le sens des divergences actuelles dans l’analyse de la Chine, nous devons examiner la théorie qui sous-tend la position majoritaire et donc la présente Résolution.
Le développement de la Chine a été minimisé dans nos rangs pendant des décennies. Cela est lié à une compréhension erronée et schématique de la décadence capitaliste. L’un de nos textes de référence du début de l’existence du CCI, « La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme », le formulait ainsi : « La période de décadence du capitalisme se caractérise par l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées. Les pays qui n’ont pas réussi leur « décollage » industriel avant la 1ʳᵉ guerre mondiale sont, par la suite, condamnés à stagner dans le sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui « tiennent le haut du pavé ». Il en est ainsi de grandes nations comme l’Inde ou la Chine dont « l’indépendance nationale » ou même la prétendue « révolution » (lire l’instauration d’un capitalisme d’État draconien) ne permettent pas la sortie du sous-développement et du dénuement. » (« La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme », 1980, Revue internationale n° 23).
Ce n’est qu’en 2015, dans le cadre du bilan critique de quarante ans d’analyses du CCI, que nous avons reconnu officiellement l’erreur de ce schéma :
• « Cette vision « catastrophiste » est due, en bonne partie, à un manque d’approfondissement de notre analyse du capitalisme d’État […] C’est cette erreur consistant à nier toute possibilité d’expansion du capitalisme dans sa période de décadence qui explique les difficultés qu’a eues le CCI à comprendre la croissance et le développement industriel vertigineux de la Chine (et d’autres pays périphériques) après l’effondrement du bloc de l’Est. » (« 40 ans après la fondation du CCI, quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ? », 2015, Revue internationale n° 156).
Mais cette reconnaissance était mitigée. Bientôt les anciens schémas se sont glissés à nouveau dans nos analyses. Les implications de la contradiction entre nos vues « classiques » et la réalité étaient trop radicales. Pour combler cette contradiction, il aurait fallu aller aux racines des lois économiques du mouvement qui sont également à l’œuvre dans le capitalisme décadent. Au lieu de cela, le problème a été réglé avec la formulation « La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de la décomposition. » (point 9 de la présente Résolution, déjà citée ci-dessus) – brillante dans son imprécision. L’idée a été introduite en 2019, avec la Résolution du 23e Congrès international qui disait : « Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu. » (Revue internationale n° 164).
Mais alors que cette dernière formulation est correcte dans le sens où l’ouverture du monde à l’investissement du capital (la mondialisation) a eu lieu principalement dans la période de décomposition à la veille et après l’effondrement du système des blocs, et que cela a fait partie des conditions permettant la montée de la Chine comme atelier du monde, la phrase sur sa croissance comme « produit de la décomposition » est un pas en arrière vers la « vision catastrophiste ». Tout est un produit de la décomposition – et toute croissance est donc nulle et fausse. En outre : tout se décompose de manière homogène, une sorte de désintégration en douceur non seulement des relations humaines, de la morale, de la culture et de la société, mais du capitalisme lui-même.
La Résolution actuelle n’est pas en mesure de saisir la réalité de l’essor de la Chine au cours des quatre dernières décennies et de l’expliquer. Comme déjà cité plus haut, elle déclare simplement que « cette ouverture économique a été mise en œuvre par un appareil politique inflexible qui n’a pu éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe que par une combinaison de terreur d’État, une exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant et de croissance économique frénétique dont les fondations semblent maintenant de plus en plus fragiles. » (point 9)
Une partie de ce raisonnement est tautologique : « l’ouverture économique a été mise en œuvre par […] une croissance économique frénétique » – le succès économique était dû au succès économique.
Pour le reste, la Résolution explique le succès de la Chine par rapport au sort du bloc russe avant 1989 en disant que cette performance était le résultat d’une « combinaison de terreur d’État » et d’une « exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant ». Qu’est-ce que cela explique ? La Résolution suggère-t-elle qu’une « combinaison de terreur d’État » et d’« exploitation impitoyable » sont les ingrédients d’un capitalisme réussi ? Et sont-ils distincts du stalinisme en Russie ?
J’ai proposé de supprimer la phrase et soutenu à la place une formulation que le camarade Steinklopfer a suggérée avec l’un de ses amendements : « […] Ce n’est pas un hasard si la Chine, contrairement à l’URSS et à son ancien bloc impérialiste, ne s’est pas effondrée vers la fin du XXe siècle. Son décollage a reposé sur deux avantages spécifiques : sur l’existence d’une gigantesque zone extra-capitaliste interne basée sur la paysannerie transformable en prolétariat industriel, et sur une tradition culturelle particulièrement ancienne et très développée (avant que l’industrialisation moderne ne commence en Europe, la Chine a toujours été l’un des principaux centres de l’économie mondiale, de la connaissance et de la technologie). »
On peut certainement se demander si le terme de « zones extra-capitalistes » est encore adapté pour décrire ce qui est pourtant un fait significatif, à savoir la nouvelle intégration d’une force de travail disponible dans le rapport et l’échange formels entre le capital et le travail salarié. L’idée est claire : le processus d’accumulation du capital en Chine était réel, et pas seulement factice. Il a eu lieu grâce à des ressources qui n’étaient pas encore formellement déterminées comme la vente de la force de travail et l’appropriation par les capitalistes de sa valeur d’usage. Comme pour toute accumulation sous le capitalisme, ce processus dans la Chine post-Mao nécessitait une force de travail nouvellement disponible (et des matières premières, c’est-à-dire dans une large mesure la nature, donc aussi une « zone extra-capitaliste » dans un certain sens). Les anciens paysans des campagnes se sont déplacés vers les villes et ont offert la force de travail nécessaire à l’exploitation capitaliste.
Pour éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe, il était également nécessaire que la Chine réadmette la sanction du marché capitaliste (la « main invisible » d’Adam Smith), en particulier à deux niveaux : le licenciement des ouvriers et la mise en faillite des entreprises non rentables. Seules ces mesures mises en œuvre par les cercles dirigeants autour de Deng Xiaoping et après ont permis au secteur du capital privé de fonctionner et à l’économie chinoise de rivaliser avec le reste du monde. Tout cela est négligé par la Résolution existante. Et les amendements qui devraient corriger les lacunes ont été rejetés en expliquant qu’ils remettraient en cause ou relativiseraient « l’impact de la décomposition sur l’État chinois ».
En effet, la réticence de la Résolution à reconnaître la réalité de la force de la Chine est ancrée dans la compréhension de la décadence capitaliste – et donc de la décomposition. Nous n’avons jamais conclu le débat sur les différentes analyses du boom économique de l’après-1945. La position majoritaire au sein du CCI semble être celle définie comme « marchés extra-capitalistes et endettement » (cf. Revue internationale n° 133-141)(5). Cette position théorique estime que les nouveaux marchés nécessaires à la vente d’une production accrue ne peuvent être qu’extra-capitalistes ou créés en quelque sorte artificiellement par la dette. Ceci est cohérent avec une compréhension littérale d’un argument central de L’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg(6) – mais en désaccord avec la réalité. Ce n’est pas le bon endroit ici pour une analyse plus approfondie de ce talon d’Achille de l’analyse économique du CCI.
Il suffit, pour comprendre les divergences, de voir que la position officielle du CCI nie le fait que l’accumulation capitaliste signifie aussi la création de nouveaux marchés solvables dans le milieu capitaliste, sur la base d’échanges entre le travail salarié et le capital (bien qu’insuffisants par rapport aux besoins de l’accumulation sans entraves – ce dernier point n’est pas controversé). Parce que l’apparition de nouveaux marchés solvables dans la période de décadence est évidente, la position actuelle du CCI doit expliquer leur création d’une manière ou d’une autre. Et comme les marchés extra-capitalistes significatifs (dans le sens d’acheteurs solvables des marchandises produites) ne peuvent plus être détectés, l’accumulation continue est « expliquée » par la création de dettes, ou par des astuces qui « trichent avec la loi de la valeur ». Je reviendrai sur cette question dans le contexte des points suivants de la Résolution.
Sous le titre « Une crise économique sans précédent », la Résolution tente de proposer une analyse des conséquences de la pandémie de Covid-19 sur l’économie mondiale. Si je suis d’accord pour dire que la situation est sans précédent et donc que les conséquences ne sont pas faciles à prévoir, la compréhension de l’accumulation et de la crise capitalistes dans le cadre de la Résolution n’est pas suffisante pour analyser la réalité actuelle et ses forces motrices. De l’avis de la majorité du CCI qui a adopté la Résolution dans sa forme actuelle et rejeté les amendements proposés par Steinklopfer et moi-même, tout est subordonné à la « décomposition », une sorte de fragmentation homogène. Cette compréhension de la période de décomposition est schématique et – dans la mesure où elle nie la persistance de lois capitalistes élémentaires – par exemple la concentration et la centralisation du capital – un abandon du marxisme. Ce point de vue rejette explicitement l’idée que le séisme économique qui se produit en conséquence de la pandémie produit non seulement des perdants mais aussi des gagnants. Il réfute implicitement la persistance de la centralisation et de la concentration du capital, du transfert des profits des sphères moins technologiques vers celles à plus forte composition organique, et nie ainsi une polarisation supplémentaire entre les gagnants et les perdants. La pandémie a accéléré les tendances centrifuges typiques de la période de décomposition, mais pas de manière homogène. Des polarisations différentes ont lieu. Les riches deviennent plus riches, les entreprises rentables plus attractives, les États qui ont bien géré le Covid-19 étendent leurs marchés aux dépens des incompétents et renforcent leur appareil. Ces polarisations et ces disparités accrues dans l’économie mondiale font partie d’une réalité négligée par la Résolution actuelle, qui ne voit que fragmentation, perdants et incertitude. Au point 14, il est dit : « Cette irruption des effets de la décomposition dans la sphère économique affecte directement l’évolution de la nouvelle phase de crise ouverte, inaugurant une situation totalement inédite dans l’histoire du capitalisme. Les effets de la décomposition, en altérant profondément les mécanismes du capitalisme d’État mis en place jusqu’à présent pour « accompagner » et limiter l’impact de la crise, introduisent dans la situation un facteur d’instabilité et de fragilité, d’incertitude croissante. »
La Résolution sous-estime le fait que les économies fortes sont bien mieux loties que les faibles : « L’une des manifestations les plus importantes de la gravité de la crise actuelle, contrairement aux situations passées de crise économique ouverte et à la crise de 2008, réside dans le fait que les pays centraux (Allemagne, Chine et États-Unis) ont été frappés simultanément et sont parmi les plus touchés par la récession, la Chine par une forte baisse du taux de croissance en 2020. » (point 15)
Et elle nie que la Chine sorte gagnante de la situation : « Seule nation à avoir un taux de croissance positif en 2020 (2 %), la Chine n’est pas sortie triomphante ou renforcée de la crise pandémique, même si elle a momentanément gagné du terrain au détriment de ses rivaux. Bien au contraire. » (point 16)
La force motrice d’un capitaliste est la recherche du profit le plus élevé. En période de récession, lorsque tous ou la plupart des capitalistes subissent des pertes, le profit le plus élevé se transforme en perte la plus faible. Les entreprises et les États qui ont moins de pertes que leurs rivaux obtiennent de meilleurs résultats. Dans cette logique, la Chine est jusqu’à présent l’un des gagnants de la crise pandémique. D’ailleurs, les États-Unis sont aussi économiquement mieux lotis que la plupart des pays hautement industrialisés et émergents, en contradiction avec la phrase citée au point 15 de la Résolution.
Les tendances à la polarisation que je mets en avant ne sont pas en contradiction avec le cadre de la décomposition. Au contraire, les disparités croissantes augmentent l’instabilité mondiale. Mais cette instabilité est inégale. La pandémie conduit à une concentration accrue du capital compétitif, au remplacement du travail vivant par des machines et des robots, à une composition organique accrue. Le capital à la composition organique la plus élevée attire une partie des profits produits par les capitaux moins compétitifs. Tout cela se passe sur une base en réduction relative de travail vivant, car une partie de plus en plus importante de celui-ci devient superflue.
D’une part, cela aboutit à un fossé croissant et stupéfiant entre les parties rentables de l’économie mondiale et celles qui ne le sont pas. D’autre part, cela signifie une course sans merci entre les acteurs les plus avancés pour les profits restants.
Ces deux tendances ne renforcent pas la stabilité, mais leur réalité est contestée par la position « décomposition partout ». Cette dernière est une recherche permanente des phénomènes de dislocation et de désintégration, perdant de vue les tendances plus profondes et concrètes typiques des mutations actuelles.
Enfin, la Résolution parle respectivement de « tricheries avec la loi de la valeur » et avec les « lois du capitalisme », sans expliquer ce que sont ces lois et ce que signifieraient ces tricheries :
• « Non seulement le poids de la dette condamne le système capitaliste à des convulsions toujours plus dévastatrices (faillites d’entreprises et même d’États, crises financières et monétaires, etc.) mais aussi, en restreignant de plus en plus la capacité des États à tricher avec les lois du capitalisme, il ne peut qu’entraver leur capacité à relancer leur économie nationale respective. » (point 19)
• « La bourgeoisie continuera à se battre jusqu’à la mort pour la survie de son système, que ce soit par des moyens directement économiques (comme l’exploitation de ressources inexploitées et de nouveaux marchés potentiels, illustrés par le projet chinois de la Nouvelle route de la soie) ou politiques, surtout par la manipulation du crédit et les tricheries avec la loi de la valeur. Cela signifie qu’il peut toujours y avoir des phases de stabilisation entre des convulsions économiques ayant des conséquences de plus en plus profondes. » (point 20)
Ces formulations n’expliquent rien. Elles sont un déguisement improvisé pour l’absence d’un concept clair. Et sans ce dernier, tout ne devient qu’« instabilité et fragilité » et « incertitude croissante ».
Une conséquence de la négligence de la polarisation économique par le dernier Congrès international est la sous-estimation des tensions impérialistes et de la menace de guerre.
Après avoir admis que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène, et donné des exemples de nouvelles alliances, la Résolution minimise le danger d’une future constellation de blocs avec les mots suivants : « Toutefois, cela ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée. La marche vers la guerre mondiale est encore obstruée par la puissante tendance au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste, tandis que dans les pays capitalistes centraux, le capitalisme ne dispose pas encore des éléments politiques et idéologiques – dont en particulier une défaite politique du prolétariat – qui pourraient unifier la société et aplanir le chemin vers la guerre mondiale. Le fait que nous vivions encore dans un monde essentiellement multipolaire est mis en évidence en particulier par les relations entre la Russie et la Chine. Si la Russie s’est montrée très disposée à s’allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux États-Unis, elle n’en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin oriental, et est l’un des principaux opposants à la « Nouvelle route de la soie » de la Chine vers l’hégémonie impérialiste. » (point 12)
Ces phrases sont cohérentes avec l’« incertitude » concernant la question économique et évitent une prise de position claire sur les tendances impérialistes actuelles. La Résolution s’avère tiède lorsqu’elle admet la confrontation évidente entre les États-Unis et la Chine et insiste sur le fait que « toutefois » cela ne signifie pas la « formation de blocs stables ». La position majoritaire n’a pas encore tiré les conséquences de notre reconnaissance, lors du 23e Congrès international, que le concept de cours historique n’est plus utile pour l’analyse du présent. Elle tente toujours de comprendre la situation actuelle dans le cadre du vieux schéma de la Guerre froide, enfoui sous les décombres du mur de Berlin. Que les alliances en formation deviennent vraiment ou non des « blocs stables » n’est pas la question centrale si nous voulons analyser le danger d’une guerre généralisée ou nucléaire, deux menaces très sérieuses pour une perspective communiste.
La Résolution répond à des questions qui ne se posent plus et passe à côté des vraies questions. Je reviendrai sur ce point dans la partie suivante de la critique, consacrée au rapport de forces entre les classes.
Un autre signe révélateur de la persistance de l’ancienne vision est la formulation suivante dans la Résolution : « Bien que nous n’assistions pas à une marche contrôlée vers la guerre menée par des blocs militaires disciplinés, nous ne pouvons pas exclure le danger de flambées militaires unilatérales ou même d’accidents épouvantables qui marqueraient une nouvelle accélération du glissement vers la barbarie. ». (point 13)
La logique capitaliste de la polarisation entre la Chine et les États-Unis les pousse tous deux à trouver des alliés, à participer à la course aux armements et à se diriger vers la guerre. La question de savoir si cette marche est contrôlée ou non est une autre question. Mais il convient tout d’abord de préciser que la Chine et les États-Unis sont tous deux à la recherche d’alliances et se préparent à la guerre. Bien qu’une vision statique puisse nous amener à conclure que nous vivons « encore dans un monde essentiellement multipolaire » (point 12), la dynamique va dans le sens de la bipolarité.
En ce qui concerne la question de la stabilité des alliances et de la discipline de ses composantes, le fait est que les États-Unis sont offensifs dans leur recherche d’alliés face à la Chine. Cette dernière est désavantagée à plusieurs égards – au niveau de son armée, de sa technologie, de la géographie. Mais l’Empire du Milieu rattrape son retard avec détermination sur les premiers plans.
Cela devrait nous rappeler une vieille thèse de la société de classes, appelée le piège de Thucydide, qui dit que « lorsqu’une grande puissance menace d’en évincer une autre, le résultat en est presque toujours la guerre » (Alison Graham, 2015). Thucydide, le père de l’histoire scientifique, a écrit il y a plus de 2 400 ans que la cause première de la guerre du Péloponnèse était « l’accroissement de la puissance d’Athènes et l’inquiétude qu’elle inspirait à Sparte ». Il est certain que nous vivons dans un monde très différent, mais toujours dans une société de classes. Faudrait-il penser que le capitalisme dans sa période de décomposition est plus rationnel et donc plus enclin à éviter la guerre ?
Je pense que le prolétariat des pays centraux est encore un frein sur le chemin d’une guerre généralisée. Je suis d’accord avec cette idée, exprimée dans le point de la Résolution cité plus haut. Cependant, je ne partage pas l’opinion selon laquelle les expressions typiques de la décomposition telles que décrites par la Résolution, comme la « puissante tendance au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste », constituent de véritables obstacles à des guerres généralisées ou nucléaires. C’est pourquoi j’ai approuvé et soutenu un autre amendement proposé par le camarade Steinklopfer, qui a toutefois été rejeté par la majorité : « Dans tout le capitalisme décadent jusqu’à présent, des deux principales expressions du chaos généré par le déclin de la société bourgeoise – les conflits impérialistes entre États et la perte de contrôle au sein de chaque capital national – dans les zones centrales du capitalisme lui-même, la première tendance l’a emporté sur la seconde. En supposant, comme nous le faisons, que cela continuera d’être le cas dans le contexte de la décomposition, cela signifie que seul le prolétariat peut être un obstacle aux guerres entre les principales puissances, et non cependant les divisions au sein de la classe dirigeante de ces pays. Si, dans certaines circonstances, ces divisions peuvent retarder le déclenchement de la guerre impérialiste, elles peuvent aussi la catalyser. »
Non seulement en ce qui concerne la question des constellations de blocs, mais aussi en ce qui concerne le rôle de la classe ouvrière, nous devons considérer les conséquences de notre dépassement en 2019 du concept de cours historique. En 1978, dans la Revue internationale n° 18, le CCI a formulé les critères d’évaluation du cours historique dans les termes suivants :
« De l’analyse des conditions qui ont permis le déclenchement des deux guerres impérialistes, on peut tirer les enseignements communs suivants :
le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat ne peut se juger que de façon mondiale et ne saurait tenir compte d’exceptions pouvant concerner des zones secondaires : c’est essentiellement de la situation d’un certain nombre de grands pays qu’on peut déduire la nature véritable de ce rapport de forces ;
pour que la guerre impérialiste puisse éclater, le capitalisme a besoin d’imposer préalablement une défaite profonde au prolétariat, défaite avant tout idéologique mais également physique si le prolétariat a manifesté auparavant une forte combativité (cas de l’Italie, de l’Allemagne et de l’Espagne entre les deux guerres) ;
cette défaite ne se suffit pas d’une passivité de la classe mais suppose l’adhésion enthousiaste de celle-ci à des idéaux bourgeois (« démocratie », « antifascisme », « socialisme en un seul pays ») ;
l’adhésion à ces idéaux suppose :
a) qu’ils aient un semblant de réalité (possibilité d’un développement infini et sans heurt du capitalisme et de la « démocratie », origine ouvrière du régime qui s’est établi en URSS) ;
b) qu’ils soient associés d’une façon ou d’une autre à la défense d’intérêts prolétariens ;
c) qu’une telle association soit défendue parmi les travailleurs par des organismes qui aient leur confiance pour avoir été dans le passé des défenseurs de leurs intérêts, en d’autres termes que les idéaux bourgeois aient comme avocat des organisations anciennement prolétariennes ayant trahi.
Telles sont, à grands traits, les conditions qui ont permis par le passé le déclenchement des guerres impérialistes. Il n’est pas dit a priori qu’une éventuelle guerre impérialiste à venir ait besoin de conditions identiques, mais dans la mesure où la bourgeoisie a pris conscience du danger que pouvait représenter pour elle un déclenchement prématuré des hostilités (malgré tous ces préparatifs préalables, même la seconde guerre mondiale provoque une riposte des ouvriers en 1943 en Italie et en 1944/45 en Allemagne), on ne s’avance pas trop en considérant qu’elle ne se lancera dans un affrontement généralisé que si elle a conscience de contrôler aussi bien la situation qu’en 1939 ou au moins qu’en 1914. En d’autres termes, pour que la guerre impérialiste soit de nouveau possible, il faut qu’il existe au moins les conditions énumérées plus haut et si tel n’est pas le cas, qu’il en existe d’autres en mesure de compenser celles faisant défaut. »
Lors du 23e Congrès en 2019, nous avons déclaré que ces critères ne s’appliquent plus à la situation actuelle. Nous devons donc poser la question de savoir si la bourgeoisie, pour déclencher la guerre, a encore besoin d’une « défaite physique » et d’une « adhésion enthousiaste à des idéaux bourgeois ».
Malgré cette controverse théorique générale, au niveau des concepts et des critères d’appréciation, nous semblons d’accord pour dire que le prolétariat reste, pour la bourgeoisie, un obstacle pour mener une guerre que les grands bastions du prolétariat dans les pays centraux auraient à soutenir d’une manière ou d’une autre. La Résolution prétend que le prolétariat n’a pas encore subi la « défaite politique » décisive (point 12). Ce faisant, la position majoritaire persiste dans l’idée centrale du concept du cours historique : soit cours à la guerre, soit cours à la révolution. Ainsi, la matrice de l’époque de la Guerre froide reste pertinente, bien que nous ayons constaté lors du 23e Congrès international que ce schéma n’est finalement plus adapté si l’on veut évaluer le rapport de forces aujourd’hui. Il n’est pas surprenant que cette faiblesse s’exprime également dans les parties de la Résolution qui parlent de la lutte de classe : « Malgré les énormes problèmes auxquels le prolétariat est confronté, nous rejetons l’idée que la classe a déjà été vaincue à l’échelle mondiale, ou qu’elle est sur le point de subir une défaite comparable à celle de la période de contre-révolution, un genre de défaite dont le prolétariat ne serait peut-être plus capable de se remettre. » (point 28)
La phrase est fausse à la fois dans la prémisse et dans sa conséquence apparemment logique.
La question de départ n’est pas exactement de savoir si le prolétariat a déjà été vaincu à l’échelle mondiale, donc définitivement vaincu, ou presque vaincu, dans une mesure comparable à celle de la période de la contre-révolution. Si l’on s’accorde sur le fait que le prolétariat mondial a subi une série de défaites au cours des quelque quarante dernières années, il faut trouver des critères permettant de mesurer l’étendue de cette ou ces défaites. La question n’est pas celle posée par l’horreur de la défaite physique des années 1930, la mort ou la vie, l’extermination du non-identique. Pour l’instant, il ne s’agit pas d’une situation de tout ou rien, mais d’une dégradation progressive de la conscience de classe, au moins dans son étendue. Mon hypothèse est qu’il s’agit d’un processus asymptotique(7) vers la défaite définitive.
La conséquence logique n’est donc pas « un genre de défaite dont le prolétariat ne serait peut-être plus capable de se remettre ». Si l’hypothèse est correcte (un processus graduel de perte de conscience, avant tout de la conscience de son identité de classe distincte), la conclusion doit être : la classe ouvrière peut encore inverser le processus, faire une sorte de demi-tour. Mais elle doit prendre conscience de la dynamique négative. Les révolutionnaires ont la responsabilité d’en parler dans les termes les plus clairs possibles.
La mauvaise matrice se trouve dans la description et la compréhension par la Résolution de l’état concret de la lutte de classe : « Le fait que, juste avant la pandémie, nous avons vu une réapparition fragile de la lutte de classe (aux États-Unis en 2018, et surtout en France en 2019). Et même si cette dynamique a ensuite été largement bloquée par la pandémie et les confinements, nous avons vu, dans un certain nombre de pays, des mouvements de classe significatifs même pendant la pandémie, notamment autour des questions de sécurité, notamment sanitaire, au travail » (ibid.).
La vision sous-jacente est celle d’une dynamique douce vers une conscience de classe plus forte, donc une dynamique positive, ou au moins une sorte de situation statique : ni positive ni négative, donc en quelque sorte neutre, sur la base d’une combativité de classe intacte.
Alors que mon évaluation est celle d’une dynamique de recul de la conscience de classe, une dynamique négative qui doit être inversée. Heureusement, la combativité pointe encore le bout de son nez ici et là. Mais la combativité n’est pas encore la conscience, même une augmentation de la première n’implique pas encore un élargissement ou un approfondissement de la seconde.
L’évaluation correcte de la situation actuelle et de sa dynamique interne est essentielle pour le prolétariat et ses organisations politiques. Les tâches de l’heure pour les révolutionnaires dépendent évidemment de la compréhension de cette situation objective et concrète.
À un autre niveau, nous devons considérer la question de la « vieille taupe » de Marx (dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Nous avons l’habitude de parler de ce phénomène en termes de maturation souterraine de la conscience de classe. La Résolution souligne le potentiel d’un profond renouveau prolétarien dont témoignent, entre autres, « Les signes, petits mais significatifs, d’une maturation souterraine de la conscience, se manifestant par une ébauche de réflexion globale sur la faillite du capitalisme et la nécessité d’une autre société dans certains mouvements (notamment les Indignés en 2011), mais aussi par l’émergence de jeunes éléments en recherche de positions de classe et se tournant vers l’héritage de la Gauche communiste » (ibid.).
La vague formulation sur les « signes, petits mais significatifs, d’une maturation souterraine de la conscience » est un compromis entre deux opposés irréconciliables : en avant ou en arrière ? Quelle direction du mouvement, avancée ou recul de la conscience de classe, y compris concernant ses composantes souterraines, non visibles ?
Dans les discussions avant et pendant le Congrès, j’ai défendu l’idée qu’il n’y a pas de maturation souterraine significative dans la classe. Nous avons besoin du concept de maturation souterraine afin de combattre les visions conseillistes et les pratiques similaires. C’est un acquis du CCI que la maturation souterraine a lieu aussi dans les moments de recul des luttes ou même dans les périodes de contre-révolution.
Mais c’est une autre chose de dire, comme le fait la majorité, que le mouvement de cette maturation est toujours ascendant.
Si l’on affirme que la maturation est en toute période un mouvement croissant, une régression est exclue. Cela signifie que l’on sous-estime deux choses. D’une part, nous sous-estimons la profondeur des difficultés de notre classe, y compris de ses parties les plus conscientes, et d’autre part, nous sous-estimons le rôle et les tâches spécifiques des révolutionnaires dans la période actuelle. Cette tâche n’est pas seulement quantitative, par la diffusion de positions révolutionnaires, mais c’est surtout un travail qualitatif, théorique, d’analyse en profondeur des tendances actuelles dans les différents domaines : les changements dans l’économie, les tensions impérialistes, et la dynamique dans la classe, surtout au niveau de la conscience. Il y a certainement le potentiel pour un développement de la conscience, mais le potentiel et la réalisation ne sont pas la même chose.
Ferdinand, janvier 2022
1 « Divergences avec la résolution sur la situation internationale du 23e congrès [1] », publié sur notre site web.
2 « Résolution sur la situation internationale (2021) [15] », Revue internationale n° 167.
3 Cela n’a pas aidé Bo Xilai, car il était officiellement en prison, non pas en raison de sa prétendue mauvaise orientation politique, mais pour corruption et abus de pouvoir.
4 Si je ne cite pas littéralement d’autres sources, je base les informations de cet article sur Wikipedia et The Economist.
5 Le lecteur attentif de nos résolutions arrivera à cette conclusion bien que les congrès du CCI n’aient sagement jamais soumis les concepts théoriques au vote.
6 Chapitre 26, vers la fin : « Dans le commerce capitaliste intérieur, le capital ne peut réaliser dans le meilleur des cas que certaines parties de la valeur du produit social total : le capital constant usé, le capital variable et la partie consommée de la plus-value. En revanche, la partie de la plus-value destinée à la capitalisation doit être réalisée « à l’extérieur ». »
7 Signifie couramment qu’une tendance tend vers une droite (un maximal théorique) en s’en rapprochant de plus en plus sans jamais l’atteindre.
Fin juillet, des réfugiés squelettiques, femmes, enfants et hommes mourants de soif, titubants, étaient recueillis à la frontière libyenne par des gardes-côtes. Un peu plus loin dans le désert saharien, plusieurs cadavres étaient retrouvés. Parmi eux, une mère et sa fillette. Insoutenables images ! Le père, qui les attendait déjà sur place, effondré par la nouvelle de leur disparition, exprimait avec douleur qu’il souhaitait « un avenir pour sa fille ». Un événement terrible parmi des milliers d’autres, dans un monde capitaliste sans perspective.
Quelques semaines auparavant, le 14 juillet, une n-ième embarcation de fortune, partie de Libye avec 750 personnes à bord coulait après un refoulement (« pushback ») raté de la garde côtière grecque. Face à ces horreurs, seul un faible écho dans les médias. A contrario, à peine huit jours plus tard, la disparition de cinq touristes VIP lors d’une excursion sous-marine vers l’épave du Titanic provoquait une intense couverture médiatique. Ce contraste en dit long sur la politique des États, qui tirent profit d’un fait divers dramatique pour faire oublier les cadavres des migrants noyés en Méditerranée.
La dégradation de la situation globale pousse à des migrations de plus en plus longues, complexes et dangereuses. Aujourd’hui, on enregistre un chiffre record de 110 millions de réfugiés dans le monde, de même qu’une augmentation du nombre des victimes, particulièrement en Méditerranée où la situation est une des pires au monde avec déjà plus de 2.000 victimes depuis le début de l’année 2023. Plus le nombre de migrants augmente, moins l’accès aux pays occidentaux est possible. Politique inhumaine au durcissement redoutable, interdisant dans les faits tout droit à l’exil.
Face à l’accentuation de la barbarie, à l’instabilité et au chaos dans le monde, les États ne se limitent plus à s’afficher comme forteresses imprenables, avec des kilomètres de barbelés et des murailles dressées. Ils se sont dotés de technologies de surveillance et d’outils de flicage visant à verrouiller implacablement l’accès aux frontières. Les pires victimes sont probablement les migrants de l’espace subsaharien et de la corne de l’Afrique. Déjà victimes de la logique capitaliste avec la guerre, les bandes criminelles armées, l’insécurité, le changement climatique avec la sécheresse et la famine, ces populations sont poussées en ultime recours à l’exode.
Si le capitalisme en faillite tend à entraîner l’humanité dans les décombres et la pauvreté absolue, les effets destructeurs de la crise qui marquaient plus fortement les pays de la périphérie depuis des décennies touchent désormais plus fortement les pays occidentaux qui refusent de manière drastique la moindre « bouche inutile ». Seuls les réfugiés de l’Ukraine, pour la propagande de guerre, et les migrants les plus riches et diplômés, susceptibles de renflouer quelques secteurs « en tension » pour des conditions de travail pénibles et des salaires de misère, peuvent espérer, après des tracasseries administratives ubuesques, un hypothétique asile en échange d’une exploitation forcenée. Mais pour la majorité des « crèves la faim », l’Union européenne est devenue une destination inaccessible et même mortelle.
Les pays démocratiques ont parallèlement renforcé, avec une brutalité inouïe, tout leur arsenal juridique à des fins de dissuasion, (1) criminalisant davantage les migrants et même les ONG qui viennent en aide aux naufragés. (2)
Pour se délester d’un sale boulot et ne pas trop se salir les mains, les États de l’Union européenne ont surtout complété leur arsenal en externalisant leurs propres frontières, en donnant mandat à des pays tiers, au bord de la Méditerranée, d’assurer la rétention des migrants, déléguant le maintien de l’ordre dans des camps éloignés, hors du territoire européen. Cela, contre rétribution, pour une gestion « offshore » où les maltraitances, la traite d’êtres humains et les tortures sont légions, où les conditions de vie sont souvent proches de l’univers carcéral le plus sordide. Une politique entièrement assumée par l’Union européenne, notamment via les financements de l’Agence Frontex, permettant aux gardes côtes de ces pays tiers de procéder carrément à des refoulements (« pushback ») bien pratiques et pourtant « illégales » au regard des lois occidentales.
Fidèles aux consignes non avouées de l’Union européenne, les autorités tunisiennes, par exemple, comme le montrent les tragédies au Sahara, n’ont pas hésité à abandonner de façon délibérée dans le désert des réfugiés sans eau ni nourriture dans le but de les faire crever ! Une politique monstrueuse qui, outre le chantage pratiqué par les pays tiers pour l’occasion, prend les migrants comme simple monnaie d’échange. La complicité de facto de l’Union européenne avec ces États et leurs méthodes musclées doit empêcher toute demande d’asile : soit maintenir hors circuit les candidats à l’exil en bloquant les frontières ou alors les condamner à mort dans la Méditerranée (ou le désert) s’ils se résignent à partir finalement. Et c’est bien ce qui se produit !
Les États bourgeois, sous leur masque démocratique, sont de véritables assassins ! L’hypocrite « droit » d’asile est bafoué même pour des enfants martyrisés ou en détresse, même pour des gens maltraités ou mutilés. Il y a de quoi avoir la nausée ! Surtout quand, à l’instar de ce que commandite l’Union européenne, les migrants sont parqués contre leur gré par des gardes chiourmes, ceux de l’État Turc, Libyen ou Égyptien, etc.
La manière détournée de laisser crever les migrants, la multiplication des naufrages et des cadavres témoigne non seulement de l’hypocrisie et du cynisme de l’Union européenne, mais aussi et surtout de leurs pratiques criminelles, de leur volonté de liquider de sang-froid les « indésirables ».
Pour accompagner ses pratiques ignobles et répugnantes, la bourgeoisie ne se contente pas d’éloigner ou d’éliminer ceux qu’elle n’accepte pas sur son sol. Elle cultive les peurs, instrumentalisant les pires réflexes xénophobes au sein de la population, montant les ouvriers les uns contre les autres, opposant les populations locales aux migrants présentés comme de dangereux concurrents qui viennent « prendre leur place » et « dégrader leurs conditions de vie ».
Cela commence déjà sur la route de l’exode et le passage dans des pays tiers : « En désignant la migration subsaharienne comme un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, le chef de l’État tunisien a fait de tout migrant subsaharien un complice présumé de ce prétendu complot ». (3) De telles politiques encouragent les agressions, les persécutions et autres violences contre les migrants, comme cela s’est produit en de nombreuses occasions dans la ville portuaire tunisienne de Sfax, devenue rapidement un véritable calvaire pour les exilés.
Pour les migrants qui arrivent par miracle dans les pays occidentaux, les souffrances se poursuivent sous la forme de l’exclusion, de préjugés racistes véhiculés par les théories d’extrême droite, instrumentalisées par l’État de manière ignoble d’un côté, mais aussi et surtout par une propagande gauchiste « anti-raciste » de la « défense des droits », opposant sournoisement ouvriers et immigrés, cherchant à pourrir les consciences au détriment d’un véritable combat ouvrier commun. La classe ouvrière doit absolument rejeter tous les préjugés démocratiques, de même qu’elle doit rejeter fermement « les pièges tendus par la bourgeoisie autour de luttes parcellaires (pour sauver l’environnement, contre l’oppression raciale, le féminisme, etc.) qui le détournent de son propre terrain de classe ». (4)
Le seul véritable soutien que les ouvriers peuvent apporter aux migrants persécutés n’est autre que celui de la lutte contre la dégradation de ses conditions de vie et la barbarie croissante, afin d’affirmer à terme le seul projet historique viable : la destruction du capitalisme et l’édification d’une société sans exploitation et sans frontières.
WH, 1 septembre 2023
1 Au Royaume-Uni, par exemple, qui n’est plus membre de Frontex, le projet de loi sur l’immigration illégale interdit aux personnes irrégulières de présenter une demande d’asile ou toute autre demande de protection en vertu de leurs droits fondamentaux, et ce, quelle que soit la gravité de la situation dans laquelle elles se trouvent. En outre, cette loi prévoyait carrément, avant d’être rejetée par la justice, leur expulsion vers un autre pays (comme le Rwanda), sans un semblant de garantie que ces personnes pourraient y obtenir une protection minimale.
2 L’Italie, la Grèce et Malte ont déclenché des enquêtes administratives et pénales à l’encontre des ONG. L’Italie a déjà immobilisé et imposé des sanctions pécuniaires à des navires de sauvetage qui n’auraient pas respecté la nouvelle loi italienne.
3 Cf. « Tunisie : dans la ville portuaire de Sfax, l’espoir blessé des migrants subsahariens », Le Monde (29 juin 2023).
4 « Résolution sur la situation internationale du 25ᵉ Congrès du CCI », Revue internationale n° 170 (2023).
Le texte « Divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès du CCI (explication d’une position minoritaire, par Ferdinand) [3] » présente les désaccords du camarade Ferdinand avec l’analyse du CCI de la période présente. Ces divergences recoupent largement, comme il le souligne lui-même (« Puisque j’avais des désaccords similaires à ceux du camarade Steinklopfer »), celles formulées par le camarade Steinklopfer lors du 23ᵉ Congrès du CCI et rappelées par celui-ci dans un texte présentant ses amendements à la résolution du 24ᵉ Congrès du CCI. Nous avons largement répondu à ces divergences en 2019 et plus récemment dans une contribution publiée ici. Les arguments développés dans cette dernière exposent des arguments largement valables également pour l’essentiel des critiques formulées dans le texte de Ferdinand, et nous ne les redévelopperons donc pas ici1.
Cette contribution se centrera plutôt sur la compréhension de la situation en Chine, qui occupe une place importante dans la contribution de Ferdinand. Avant tout, nous sommes d’accord avec Ferdinand lorsqu’il souligne l’importance du débat, en particulier dans une période marquée par l’apparition d’événements nouveaux où « il n’est pas surprenant qu’au sein d’une organisation révolutionnaire vivante, des polémiques sur l’analyse de la situation mondiale surgissent ». De fait, dans une organisation non monolithique comme le CCI, il serait inquiétant que, face aux bouleversements des dernières années, aucun questionnement ou désaccord ne surgisse. Sur ce plan, comprendre « l’évolution de la Chine, sa puissance économique et le capitalisme d’État » constitue une question centrale non seulement pour mieux comprendre la dynamique actuelle du capitalisme mais aussi pour analyser la situation en mettant en pratique la méthode marxiste.
Dès le début de sa contribution, Ferdinand exprime ses critiques concernant l’analyse de la situation en Chine par l’organisation et pose la méthode qu’il a l’intention de développer : « Les affirmations selon lesquelles la Chine est une bombe à retardement, que son État est faible et que sa croissance économique semble chancelante sont l’expression d’une sous-estimation du véritable développement économique et impérialiste de la Chine au cours des quarante dernières années. Vérifions d’abord les faits puis les fondements théoriques sur lesquels repose cette analyse erronée ». Examinons donc de plus près quels sont les faits auxquels il est fait référence ici et ensuite les fondements théoriques que Ferdinand estime erronées. Mais avant cela, qu’en est-il de l’assertion que le CCI a toujours sous-estimé le développement de la Chine et qu’il continue à le faire ?
Une première manière, insidieuse, de mettre en doute l’analyse de l’organisation est d’affirmer qu’elle aurait toujours négligé le développement de la Chine (« Le développement de la Chine a été minimisé dans nos rangs pendant des décennies ») et qu’elle continue à le faire (« Mais cette reconnaissance était mitigée. Bientôt les anciens schémas se sont glissés à nouveau dans nos analyses »). Or, il est assez inexact de dire que le CCI a négligé pendant des décennies le développement de la Chine.
Ainsi, dès la fin des années 1970, le CCI mettait en évidence une évolution dans le rapport de forces entre les blocs d’une importance capitale pour le futur :
« Comme ailleurs, la devise du capital chinois devient : « exporter ou mourir ». Mais en raison de la faiblesse de son économie et faute de positions sur le marché mondial, la Chine ne peut plus jouer cavalier seul et, en conséquence, est contrainte de s’intégrer plus fortement dans le bloc occidental, comme en témoignent au niveau économique sa balance commerciale et au niveau politique son soutien à toutes « les politiques occidentales ou du tiers-monde hostiles à Moscou » ». (Révolution internationale n° 41 [20], septembre 1977) ;
« Les années passées ont vu un renforcement considérable de l’impérialisme américain et un affaiblissement de son rival russe. L’intégration de la Chine dans le bloc américain et la participation au réarmement de Pékin signifient que le Kremlin rencontrera une force de plus en plus puissante sur sa frontière Est – une force qui barrera fermement la route vers les bases industrielles japonaises. Même les efforts de l’impérialisme russe pour chasser la Chine de la péninsule indochinoise ne peuvent compenser cette victoire de l’impérialisme américain en Extrême-Orient. » (« Rapport sur la situation internationale [21] », 3e congrès international du CCI, 1979, Revue internationale n° 18).
Il s’agit là d’une dynamique cruciale qui s’enclenche dans le courant des années 1960 et 70 à travers la « rupture idéologique avec Moscou » de la Chine, son détachement du bloc russe et, dans le courant des années 1970 (visite de Nixon à Pékin en 1972 et établissement de relations diplomatiques en 1979), le rapprochement progressif du bloc américain afin de « travailler ensemble [et de] s’unir pour contrer l’ours polaire » (Deng Xiaoping en 1979).
Pendant 70 ans (dont 30 ans de domination du parti « communiste »), c’est-à-dire l’essentiel du XXe siècle, la Chine avait été une des expressions les plus manifestes de l’entrée en décadence du capitalisme – économie en ruine, guerres civiles, immixtions et invasions d’impérialismes étrangers, famines gigantesques, flots de réfugiés et massacre de millions de personnes. Son intégration au marché occidental a permis son développement économique et une formidable modernisation technologique, en particulier vers la fin des années 1980 et durant les années 1990. Dans le courant des années 1990 et le début des années 2000, le CCI a progressivement mis en évidence et analysé la montée en puissance de la Chine :
– sur le plan économique, en soulignant que cela ne remettait nullement en question l’analyse de la décadence du capitalisme :
« La décadence du capitalisme n’a jamais signifié un effondrement soudain et brutal du système, comme certains éléments de la Gauche allemande la présentaient dans les années 1920, ni un arrêt total du développement des forces productives, comme le pensait à tort Trotsky dans les années 30. […] la bureaucratie chinoise (figure de proue du « boom » actuel) a réussi le tour de force stupéfiant de se maintenir en vie. Certains critiques vis-à-vis de la notion de décadence du capitalisme ont même présenté ce phénomène comme la preuve que le système a encore la capacité de se développer et de s’assurer une croissance réelle.
En réalité, le « boom » chinois actuel ne remet en aucune façon en question le déclin général de l’économie capitaliste mondiale. Contrairement à la période ascendante du capitalisme :
– la croissance industrielle actuelle de la Chine ne fait pas partie d’un processus global d’expansion ; au contraire, elle a comme corollaire direct la désindustrialisation et la stagnation des économies les plus avancées qui ont délocalisé en Chine à la recherche de coûts de travail moins chers ;
– la classe ouvrière chinoise n’a pas en perspective une amélioration régulière de ses conditions de vie, mais on peut prévoir qu’elle subira de plus en plus d’attaques contre ses conditions de vie et de travail et une paupérisation accrue d’énormes secteurs du prolétariat et de la paysannerie en dehors des principales zones de croissance ;
– la croissance frénétique ne contribuera pas à une expansion globale du marché mondial mais à un approfondissement de la crise mondiale de surproduction : étant donné la consommation restreinte des masses chinoises, le gros des produits chinois est dirigé vers l’exportation dans les pays capitalistes les plus développés ;
– l’irrationalité fondamentale de l’envolée de l’économie chinoise est mise en lumière par les terribles niveaux de pollution qu’elle a engendrés – c’est une claire manifestation du fait que l’environnement planétaire ne peut être qu’altéré par la pression subie par chaque pays pour qu’il exploite ses ressources naturelles jusqu’à la limite absolue pour être compétitif sur le marché mondial ;
– à l’image du système dans son ensemble, la totalité de la croissance de la Chine est basée sur des dettes qu’elle ne pourra jamais compenser par une réelle extension sur le marché mondial.
D’ailleurs, la fragilité de toutes ces bouffées de croissance est reconnue par la classe dominante elle-même, qui est de plus en plus alarmée par la bulle chinoise – non parce qu’elle serait contrariée par les niveaux d’exploitation terrifiants sur laquelle elle est basée, loin de là, ces niveaux féroces sont précisément ce qui rend la Chine si attrayante pour les investissements – mais parce que l’économie mondiale est devenue trop dépendante du marché chinois et que les conséquences d’un effondrement de la Chine deviennent trop horribles à envisager, non seulement pour la Chine – qui serait replongée dans l’anarchie violente des années 30 – mais pour l’économie mondiale dans son ensemble. […]
Il est vrai que l’entrée dans la décadence s’est produite bien avant que ces marchés se soient épuisés et que le capitalisme a continué à faire le meilleur usage possible de ces aires économiques restantes en tant que débouché pour sa production : la croissance de la Russie pendant les années 30 et l’intégration des économies paysannes qui subsistaient pendant la période de reconstruction après la guerre en sont des exemples. Mais la tendance dominante, et de loin, dans l’époque de décadence, est l’utilisation d’un marché artificiel, basé sur l’endettement. » (« Résolution sur la situation internationale [22] », 16e congrès international du CCI, 2005, Revue internationale n° 122)2 ;
– sur le plan de la manifestation de sa puissance impérialiste de plus en plus proéminente dès le début du XXIe siècle :
« En particulier, elle ne saurait décourager la Chine de faire prévaloir les ambitions impérialistes que lui permet son statut récent de grande puissance industrielle. Il est clair que ce pays, malgré son importance démographique et économique, n’a absolument pas les moyens militaires ou technologiques, et n’est pas près de les avoir, de constituer une nouvelle tête de bloc. Cependant, il a les moyens de perturber encore plus les ambitions américaines – que ce soit en Afrique, en Iran, en Corée du Nord, en Birmanie, et d’apporter sa pierre à l’instabilité croissante qui caractérise les rapports impérialistes » (« Résolution sur la situation internationale, 19e congrès international du CCI [23] », 2011, Revue internationale n° 146).
Non pas un manque d’attention porté au développement de la Chine, mais un certain schématisme, en particulier au niveau de la compréhension des manifestations de la décadence, a certes caractérisé l’application et l’approfondissement de ce cadre d’analyse, comme le CCI l’a pointé lui-même lors de son 21e congrès international en 2015 :
« Le déni, dans certains de nos textes clefs, de toute possibilité d’expansion du capitalisme dans sa phase décadente a aussi rendu difficile pour l’organisation d’expliquer la croissance vertigineuse de la Chine et d’autres « nouvelles économies » dans la période qui a suivi la chute des vieux blocs. Alors que ces développements ne remettent pas en question, comme beaucoup l’ont dit, la décadence du capitalisme et en sont d’ailleurs une claire expression, ils sont allés à l’encontre de la position selon laquelle dans la période de décadence, il n’y a strictement aucune possibilité d’un décollage industriel dans des régions de la « périphérie ». Alors que nous avons été capables de réfuter certains des mythes les plus faciles sur la « globalisation » dans la phase qui a suivi l’effondrement des blocs (mythes colportés par la droite qui y voyait un nouveau et glorieux chapitre dans l’ascendance du capitalisme, comme par la gauche qui s’en est servie pour une revitalisation des vieilles solutions nationalistes et étatiques), nous n’avons pas été capables de discerner le cœur de la vérité dans la mythologie mondialiste : que la fin du vieux modèle autarcique ouvrait de nouvelles sphères aux investissements capitalistes, y compris l’exploitation d’une nouvelle source énorme de force de travail prélevée en dehors des rapports sociaux directement capitalistes. » (« Résolution sur la situation internationale [24] », point 10, 21e congrès international du CCI, 2015, Revue internationale n° 156).
« Cependant, nous avons été moins capables de prévoir la capacité de la Russie de ré-émerger en tant que force qui compte sur la scène mondiale, et plus important, nous avons beaucoup tardé à voir la montée de la Chine en tant que nouvel acteur significatif dans les rivalités entre grandes puissances qui se sont développées dans les deux ou trois dernières décennies – un échec étroitement connecté à notre problème de reconnaissance de la réalité de l’avancée économique de la Chine ». (« Résolution sur la situation internationale [24] », point 11, 21e congrès international du CCI, 2015, Revue internationale n° 156).
Toutefois, l’assertion même de Ferdinand que si cela a été le cas dans le passé cela ne peut qu’être toujours le cas aujourd’hui, est un mode d’argumentation fallacieux. Depuis que ce danger a été reconnu par l’organisation, on peut constater que l’attention portée au cadre de compréhension du développement de la Chine a été soutenu dans les analyses récentes de l’organisation :
« Les étapes de l’ascension de la Chine sont inséparables de l’histoire des blocs impérialistes et de leur disparition en 1989 : la position de la Gauche communiste affirmant « l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées » dans la période de décadence et la condamnation des états « qui n’ont pas réussi leur « décollage industriel » avant la première guerre mondiale à stagner dans le sous-développement, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui tiennent le haut du pavé » était parfaitement valable dans la période de 1914 à 1989. C’est le carcan de l’organisation du monde en deux blocs impérialistes adverses (permanente entre 1945 et 1989) en vue de la préparation de la guerre mondiale qui empêchait tout bouleversement de la hiérarchie entre puissances. L’essor de la Chine a commencé avec l’aide américaine rétribuant son changement de camp impérialiste en faveur des États-Unis en 1972. Il s’est poursuivi de façon décisive après la disparition des blocs en 1989. La Chine apparaît comme le principal bénéficiaire de la “globalisation” suite à son adhésion à l’OMC en 2001 quand elle est devenue l’atelier du monde et la destinataire des délocalisations et des investissements occidentaux, se hissant finalement au rang de seconde puissance économique mondiale. Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu.
La puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de « fusion militaro-civile » et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la « cohésion nationale » repose sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique et la répression féroce des populations allogènes du Xinjiang musulman et du Tibet. En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de l’ensemble du système capitaliste : sa production militaire se développe à un rythme effréné, son budget défense a été multiplié par six en 20 ans et occupe depuis 2010 la 2e place mondiale » (« Résolution sur la situation internationale [25] », 23e congrès international du CCI, 2019, Revue internationale n° 164).
En réalité, ce n’est pas la sous-estimation de l’expansion de la Chine qui pose problème à Ferdinand, mais le cadre d’interprétation même qui est exploité (« la formulation « La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de la décomposition. » »). Pour Ferdinand, l’examen des « faits » en eux-mêmes démontrerait déjà l’inconsistance de l’approche du CCI.
Ferdinand veut examiner « les faits », mais il commence par sélectionner ceux qui lui conviennent : « Nous ne pouvons pas faire confiance à la propagande chinoise sur la force de son système. Mais ce que les médias occidentaux ou autres non chinois nous disent sur les contradictions en Chine est aussi de la propagande – et en plus c’est souvent un vœu pieux. ». Dès lors, il peut balayer d’un trait les « faits » avancés par l’organisation (« Les éléments mentionnés dans la Résolution ne sont pas convaincants ») tout en sélectionnant les sources qu’il estime « crédibles » (« je base les informations de cet article sur Wikipedia et The Economist »).
En conséquence, les « faits » qu’il daigne examiner se limitent uniquement à la question des tensions internes au sein des classes dirigeantes. Et qui plus est, son mode d’argumentation est des plus curieux :
– Ferdinand compare de manière absurde les changements de l’ordre de bataille au sein de certaines bourgeoisies en Europe de l’Ouest dans les années 1970, sous la pression de la lutte de classe, avec l’exacerbation des tensions internes entre cliques au sein des bourgeoisies nationales, qui est avant tout un phénomène de la phase de décomposition du capitalisme et plus spécifiquement de sa dernière décennie. Elle découle en effet de la pression de plus en plus forte que les différentes bourgeoisies ressentent aux niveaux économique et impérialiste et de la difficulté de garder le contrôle sur l’ensemble du système politique (comme le surgissement du populisme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, mais également les tensions entre cliques au sein de l’appareil d’État en Chine).
– il avance l’idée fausse et saugrenue que le CCI défendrait « la thèse selon laquelle le prolétariat menace le régime de Xi Jinping ».
Cette argumentation cache en réalité (a) une sous-estimation du poids de la décomposition sur l’appareil politique de la bourgeoisie et (b) une tendance à voir la forme du capitalisme chinois comme une forme “avancée” de capitalisme, comme dans les pays européens, et pas comme une expression caricaturale du pourrissement du capitalisme. Le fait que Ferdinand puisse imaginer que la question ne serait pas une lutte de factions au sein du parti-état stalinien mais consisterait à proposer un modèle alternatif (« aucun modèle alternatif pour le cours du capitalisme d’État chinois n’est visible »), par des factions bourgeoises à l’extérieur et à l’intérieur du parti, montre à quel point il ne voit pas combien le système de capitalisme d’État stalinien en Chine ne représente pas une expression de force du capitalisme mais est au contraire un pur produit de la barbarie, de la décadence et de la décomposition.
Dans cette perspective, son analyse de la répression des capitalistes privés souligne singulièrement le manque de méthode dans son approche des « faits » : il pointe la récente répression des capitalistes privés (« Le Parti coupe les ailes de certaines des entreprises les plus rentables et des magnats les plus riches ; c’est laisser s’échapper l’air de certaines bulles spéculatives afin de contrôler plus strictement l’ensemble de l’activité économique »). Mais que prouve cette mise sous tutelle plus stricte des entreprises privées par l’État ? Le contexte de la phase de décomposition, mis en évidence par le CCI, permet précisément d’appréhender que la « reprise en main » de secteurs entiers de l’économie par le parti, qui souligne la rigidité du système politique stalinien chinois sous pression sur les plans économique et impérialiste, tout comme d’ailleurs les tensions entre factions en son sein, sont essentiellement une expression de FAIBLESSE du régime et non de sa force.
Tandis que les « faits » qu’il veut bien examiner se limitent à la question des tensions au sein des classes dirigeantes, il reste silencieux sur la multitude d’éléments avancée par l’organisation qui attestent des difficultés de la Chine, depuis le rapport sur les tensions impérialistes de juin 2018 [26] (Revue internationale n° 161) jusqu’au rapport sur la pandémie et le développement de la décomposition [27], adopté au 24e congrès international du CCI en 2021 (Revue internationale n° 167) :
« À plus long terme, l’économie chinoise est confrontée à une délocalisation des industries stratégiques par les États-Unis et les pays européens et aux difficultés de la « nouvelle route de la soie » à cause des problèmes financiers liés à la crise économique et accentués par la crise du Covid-19 (financement chinois mais surtout niveau d’endettement de pays « partenaires » comme le Sri-Lanka, le Bangladesh, le Pakistan, le Népal…) mais aussi par une méfiance croissante de la part de nombreux pays et à la pression antichinoise des États-Unis. Aussi, il ne faut pas s’étonner qu’en 2020, il y a eu un effondrement de la valeur financière des investissements injectés dans le projet « Nouvelle route de la soie » (−64 %).
La crise du Covid-19 et les obstacles rencontrés par la « nouvelle Route de la Soie » ont également accentué les tensions de plus en plus manifestes à la tête de l’État chinois, entre la faction « économiste » qui mise avant tout sur la mondialisation économique et le « multilatéralisme » pour poursuivre l’expansion capitaliste de la Chine et la faction « nationaliste » qui appelle à une politique plus musclée et qui met en avant la force (« la Chine qui a vaincu le Covid ») face aux menaces intérieures (les Ouïghours, Hong-Kong, Taïwan) et extérieures (tensions avec les USA, l’Inde et le Japon). Dans la perspective du prochain Congrès du Peuple en 2022 qui devrait nommer le nouveau (l’ancien ?) président, la situation en Chine est donc également particulièrement instable. »
Depuis lors, tous les rapports sur les tensions impérialistes ont avancé de nombreux éléments concernant la gestion calamiteuse de la crise du Covid : l’accumulation des problèmes pour l’économie chinoise, la stagnation des « nouvelles routes de la soie » et l’accentuation des antagonismes au sein de la bourgeoisie chinoise. Le rapport sur les tensions impérialistes de novembre 2021 [28] (Revue internationale n° 167) synthétise les difficultés de la Chine sur les différents plans :
« La Chine a connu ces dernières décennies une ascension fulgurante sur les plans économique et impérialiste, qui en a fait le challenger le plus important pour les États-Unis. Cependant, comme l’illustrent déjà les événements de septembre 2021 en Afghanistan, elle n’a pu profiter, ni de la poursuite du déclin américain, ni de la crise de la Covid-19 et de ses conséquences pour renforcer ses positions sur le plan des rapports impérialistes, bien au contraire. Nous examinons les difficultés auxquelles la bourgeoisie chinoise est confrontée sur le plan de la prise en charge de la Covid, de la gestion de l’économie, des rapports impérialistes et des tensions en son sein. »
Sur chacun de ces plans, des éléments précis sont fournis pour illustrer que « loin de tirer profit de la situation actuelle, la bourgeoisie chinoise, comme les autres bourgeoisies, est confrontée au poids de la crise, au chaos de la décomposition et aux tensions internes, qu’elle tente par tous les moyens de contenir au sein de ses structures capitalistes d’État désuètes ». (Rapport sur les tensions impérialistes de novembre 2021 [28], Revue internationale n° 167). Malheureusement, elles sont toutes soigneusement ignorées par Ferdinand.
Qu’est-ce qui pousse alors le camarade à contester l’affirmation que « la Chine est une bombe à retardement », alors que cela ne peut être fondé sur un suivi insuffisant ou un manque de preuves, surtout dans la période présente, de la part du CCI, comme toutes les références à nos textes de congrès le montrent ? Les éléments discutés ci-dessus ne constituent-ils, en fin de compte, qu’un rideau de fumée qui doit cacher la véritable raison de son désaccord, à localiser alors au niveau des « fondements théoriques » ?
Ferdinand entend démontrer par plusieurs questions que ce qui est en jeu est « une compréhension erronée et schématique de la décadence capitaliste ».
La première question abordée est l’idée que le CCI sous-estimerait la tendance vers la constitution de nouveaux blocs (« la Résolution minimise le danger d’une future constellation de blocs »), qui, pour Ferdinand, serait pourtant dominante : « La logique capitaliste de la polarisation entre la Chine et les États-Unis les pousse tous deux à trouver des alliés, à participer à la course aux armements et à se diriger vers la guerre ». Cette analyse fait toutefois abstraction des caractéristiques de la phase actuelle de décomposition qui :
(a) contrecarre radicalement cette tendance au regroupement en blocs impérialistes comme ceux qui ont marqué la période de la « Guerre froide ». Cela a clairement été posé par le CCI dès 1990 :
« la tendance à un nouveau partage du monde entre deux blocs militaires est contrecarrée, et pourra peut-être même être définitivement compromise, par le phénomène de plus en plus profond et généralisé de décomposition de la société capitaliste tel que nous l’avons déjà mis en évidence » (« Après l’effondrement du bloc de l’Est : déstabilisation et chaos [29] », 1990, Revue internationale n° 61).
« ce n’est pas la disparition du partage du monde en deux constellations impérialistes résultant de l’effondrement du bloc de l’Est qui pouvait remettre en cause une telle réalité. En effet, ce n’est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l’origine du militarisme et de l’impérialisme. C’est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n’est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n’est pas nécessairement la seule) de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. » (« Texte d’orientation Militarisme et décomposition [7] », 1990, Revue internationale n° 64).
Ainsi, dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, les positionnements de l’Inde envers les États-Unis et la Russie, de la Chine envers la Russie ou de la Turquie envers l’OTAN (dont le pays est membre) et la Russie soulignent (parmi d’autres exemples) combien c’est l’instabilité qui caractérise les rapports entre puissances impérialistes et non pas la constitution de blocs impérialistes.
(b) n’implique nullement une réduction de la barbarie militaire, du danger de guerre, comme nous le signalions déjà il y a plus de 30 ans :
« les affrontements militaires entre États, même s’ils ne sont plus manipulés et utilisés par les grandes puissances, ne sont pas près de disparaître. Bien au contraire, comme on l’a vu dans le passé, le militarisme et la guerre constituent le mode même de vie du capitalisme décadent que l’approfondissement de la crise ne peut que confirmer. Cependant, ce qui change avec la période passée, c’est que ces antagonismes militaires ne prennent plus à l’heure actuelle la forme d’une confrontation entre deux grands blocs impérialistes » (« Résolution sur la situation internationale [30] », juin 1990, Revue internationale n° 63) ;
« […] la fin des blocs ne fait qu’ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l’impérialisme. » (« Texte d’orientation Militarisme et décomposition [7] », 1990, Revue internationale n° 64).
Et face à l’interprétation de Ferdinand que « Faudrait-il penser que le capitalisme dans sa période de décomposition est plus rationnel et donc plus enclin à éviter la guerre ? », c’est tout le contraire qui est vrai : le CCI a mis en évidence que l’instabilité et le chaos actuels découlant de la tendance au chacun pour soi ne réduisent pas le militarisme et le danger de guerre mais rendent paradoxalement le danger de spirale nucléaire plus réel que lors de la “Guerre froide” entre blocs (cf. le rapport « Signification et impact de la guerre en Ukraine [10] », 2022, Revue internationale n° 168).
Un autre point qui marquerait le schématisme du CCI selon Ferdinand est la non-reconnaissance que le capitalisme d’État chinois sortirait grand gagnant de la situation et se renforcerait : « La Résolution sous-estime le fait que les économies fortes sont bien mieux loties que les faibles […] Et elle nie que la Chine sorte gagnante de la situation […] la Chine est jusqu’à présent l’un des gagnants de la crise pandémique ». D’après Ferdinand en effet, « Les cercles dirigeants de ce pays utilisent la crise pandémique pour restructurer son économie, son armée, son empire. Même si la croissance économique en Chine a ralenti ces derniers temps, derrière cela se cache, dans une certaine mesure, un plan calculé de l’élite politique dirigeante pour maîtriser les excès du capital privé et renforcer le capitalisme d’État pour le défi impérialiste ».
Le CCI ne nie nullement que dans cette phase de décomposition croissante, des bourgeoisies nationales peuvent, temporairement et dans certaines régions, profiter de la situation : pendant la première décennie de la phase de décomposition, les États-Unis ont pu sembler réussir à imposer leur hégémonie globale (première guerre du Golfe, accords de Dayton pour l’ex-Yougoslavie) ; aujourd’hui même, certains pays producteurs de pétrole ou de gaz encaissent une manne inespérée de dollars ; de même, la Chine a effectivement connu une expansion économique remarquable entre 1990 et 2016. Toutefois, la vraie question à expliquer est la suivante : de quoi cette expansion est-elle le produit ?
Pour le CCI, l’entrée du capitalisme depuis 1989 dans la phase finale de sa décadence, la phase de décomposition, permet de situer et de comprendre à la fois les ingrédients de l’émergence soudaine de la Chine mais aussi les fragilités et les contradictions internes et externes qui menacent son expansion. Cette contextualisation est précisément ce que Ferdinand évite de faire de manière extensive et explicite.
Par ailleurs, contrairement à Ferdinand qui semble voir le capitalisme d’État stalinien comme le moteur dynamique du développement de la Chine, la Gauche Communiste de France, dans sa revue Internationalisme en 1952, soulignait déjà que le capitalisme d’État n’est pas fondamentalement une solution aux contradictions du capitalisme, même s’il peut en retarder les effets, mais est une expression de ces contradictions :
« Puisque le mode de production capitaliste est entré dans sa décadence, la pression pour lutter contre ce déclin avec des mesures capitalistes d’État est croissante. Cependant, la tendance à renforcer les organes et les formes capitalistes étatiques est tout sauf un renforcement du capitalisme ; au contraire, elle exprime les contradictions croissantes sur le terrain économique et politique. Avec l’accélération de la décomposition dans le sillage de la pandémie, nous assistons également à une forte augmentation des mesures capitalistes d’État ; celles-ci ne sont pas l’expression d’un plus grand contrôle de l’État sur la société mais constituent plutôt l’expression des difficultés croissantes à organiser la société dans son ensemble et à empêcher sa tendance croissante à la fragmentation. » (« Résolution sur la situation internationale [15] », point 23, 24ᵉ congrès international du CCI, 2021, Revue internationale n° 167).
Dans ce cadre, l’implosion du bloc de l’Est a aussi signifié la faillite du capitalisme d’État stalinien, particulièrement dépassé et inefficace. Or, si la Chine, en passant du côté américain, a été capable de s’ouvrir aux capitalistes privés et au marché mondial (où elle a joué un rôle central dans la politique de mondialisation de l’économie), elle a gardé les structures surannées du capitalisme d’État stalinien, qui implique nécessairement (a) une liberté étroitement surveillée et relative pour les capitaux et les capitalistes privés, (b) une peur bleue de tout conflit social qu’il ne peut affronter qu’à travers une répression brutale et (c) des luttes machiavéliques et sans pitié entre factions rivales au sein du parti-État.
La question centrale qui transparaît confusément à travers une forêt d’éléments spécifiques est que le cadre de la décomposition mis en avant par le CCI implique une approche univoque :
« […] tout est subordonné à la « décomposition », une sorte de fragmentation homogène » » et passe à côté de certaines des caractéristiques centrales du capitalisme : « Cette compréhension de la période de décomposition est schématique et – dans la mesure où elle nie la persistance de lois capitalistes élémentaires – par exemple la concentration et la centralisation du capital – un abandon du marxisme ».
Or :
(a) la compréhension de la décomposition en tant que cadre dominant pour saisir le développement de la situation de ces quarante dernières années a été mise en évidence par le CCI vers la fin des années 1980 et confirmée par le déroulement des événements qui ont ébranlé l’ordre mondial et les rapports entre les classes depuis 1989-1990 :
« Depuis un an, la situation mondiale a connu des bouleversements considérables qui ont modifié de façon très sensible la physionomie du monde telle qu’il était sorti de la Seconde Guerre impérialiste. Le CCI s’est appliqué à suivre de très près ces bouleversements :
– pour rendre compte de leur signification historique ;
– pour examiner dans quelle mesure ils infirmaient ou confirmaient les cadres d’analyse valables auparavant.
C’est ainsi que ces événements historiques (agonie du stalinisme, disparition du bloc de l’Est, désagrégation du bloc de l’Ouest), s’ils n’avaient pu être prévus dans leur spécificité, s’intégraient parfaitement dans le cadre d’analyse et de compréhension de la période historique présente élaboré antérieurement par le CCI : la phase de décomposition » (« Texte d’orientation Militarisme et décomposition [7] », 1990, Revue internationale n° 64).
Cette situation a provoqué une dynamique de pourrissement sur pied du capitalisme accentuant des caractéristiques déjà présentes depuis son entrée en décadence, tels l’explosion irrationnelle du militarisme, une foire d’empoigne impérialiste, le chaos ou la difficulté pour la bourgeoisie à garder le contrôle de son appareil politique, mais qui deviennent des caractéristiques dominantes de cette phase finale :
« il est indispensable de mettre en évidence la différence fondamentale qui oppose les éléments de décomposition qui ont affecté le capitalisme depuis le début du siècle et la décomposition généralisée dans laquelle s’enfonce à l’heure actuelle ce système et qui ne pourra aller qu’en s’aggravant. Là aussi, au-delà de l’aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd’hui une telle profondeur et une telle extension qu’il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l’entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique – la phase ultime – de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société. » (« Thèses sur la Décomposition [4] », 1990, Revue internationale n° 107).
Pourquoi Ferdinand ne se positionne-t-il pas par rapport à la prédominance de ce cadre dans la phase ultime de la décadence capitaliste, celle de la décomposition sociale, discuté et approuvé unanimement par l’organisation, et rappelé dans le préambule de la résolution sur la situation internationale du 24e congrès international du CCI [15] ? (2021, Revue internationale n° 167) :
« Cette résolution s’inscrit dans la continuité du rapport sur la décomposition présenté au 22e congrès du CCI, de la résolution sur la situation internationale présentée au 23e congrès, et du rapport sur la pandémie et la décomposition présenté au 24e congrès. Elle est basée sur l’idée que non seulement la décadence du capitalisme passe par différents stades ou phases, mais que nous avons depuis la fin des années 1980 atteint sa phase ultime, la phase de décomposition ».
(b) Est-ce que ce cadre de compréhension de la situation implique, comme Ferdinand l’affirme, « l’oubli » par le CCI de certaines tendances inhérentes au capitalisme, telle la tendance à la concentration et la centralisation, encore accentuées en décadence ? Loin de les nier, le CCI a mis en évidence combien la mise en œuvre de ces tendances exacerbe encore plus le chaos et la barbarie de la période :
« dans la continuité de la plate-forme de l’Internationale communiste de 1919, qui non seulement insistait sur le fait que la guerre impérialiste mondiale de 1914-18 annonçait l’entrée du capitalisme dans « l’époque de l’effondrement du Capital, de sa désintégration interne, l’époque de la révolution communiste du prolétariat », mais encore soulignait également que « l’ancien « ordre » capitaliste a cessé de fonctionner ; son existence ultérieure est hors de question. Le résultat final du mode de production capitaliste est le chaos. Ce chaos ne peut être surmonté que par la classe productive et la plus nombreuse – la classe ouvrière. Le prolétariat doit établir un ordre réel – l’ordre communiste ». Ainsi, le drame auquel l’humanité est confrontée se pose effectivement en termes d’ordre contre chaos. Et la menace d’un effondrement chaotique était liée à « l’anarchie du mode de production capitaliste », en d’autres termes, à un élément fondamental du système lui-même – un système qui, suivant le marxisme, et à un niveau qualitativement plus élevé que dans tout mode de production antérieur, implique que les produits du travail humain deviennent une puissance étrangère qui se dresse au-dessus et contre leurs créateurs. La décadence du système, du fait de ses contradictions insolubles, marque une nouvelle spirale dans cette perte de contrôle. Et comme l’explique la Plate-forme de l’IC, la nécessité d’essayer de surmonter l’anarchie capitaliste au sein de chaque État-nation – par le monopole et surtout par l’intervention de l’État – ne fait que la pousser vers de nouveaux sommets à l’échelle mondiale, culminant dans la guerre mondiale impérialiste. Ainsi, alors que le capitalisme peut à certains niveaux et pendant certaines phases retenir sa tendance innée au chaos (par exemple, à travers la mobilisation pour la guerre dans les années 1930 ou la période de boom économique qui a suivi la guerre), la tendance la plus profonde est celle de la « désintégration interne » qui, pour l’IC, caractérise la nouvelle époque. » (« Résolution sur la situation internationale [15] », 24ᵉ congrès du CCI, 2021, Revue internationale n° 167).
Il apparaît donc que les divers désaccords de Ferdinand en rapport avec l’analyse de la Chine viennent fondamentalement d’une assimilation insuffisante des tendances centrales de la phase de décomposition. En réalité, en partant de ce cadre et en reprenant les éléments convoqués dans les points précédents, on ne peut qu’appréhender le développement de la Chine comme « un produit de la décomposition ». Certes, Ferdinand affirme qu’il est d’accord avec cette dernière : « Les tendances à la polarisation que je mets en avant ne sont pas en contradiction avec le cadre de la décomposition », il y aurait juste le CCI qui exagère avec sa « décomposition partout ». En réalité, et l’examen des points précédents le confirme, Ferdinand manifeste une incompréhension profonde de la décomposition et une phrase est particulièrement illustrative de ceci : « Cette dernière [la position « décomposition partout »] est une recherche permanente des phénomènes de dislocation et de désintégration, perdant de vue les tendances plus profondes et concrètes [nous soulignons] typiques des mutations actuelles ». En d’autres mots, le chacun pour soi, le chaos et l’individualisme exacerbé ne constitueraient pas des tendances fondamentales de la période présente : dès lors, malgré l’expression formelle d’un accord avec ce cadre, transparaît en réalité, à travers un nuage de fumée, une remise en question concrète de celui-ci par une approche détournée et empirique.
Avec Ferdinand, nous avons commencé par souligner l’importance de ce débat. Pour Ferdinand, celui-ci consiste en une confrontation de théories et d’affirmations. Ainsi, il le souligne dans sa contribution sur l’analyse de l’émergence de la Chine : « ma thèse est l’opposée. Les cercles dirigeants de ce pays utilisent la crise pandémique pour restructurer son économie, son armée, son empire ». Or, Ferdinand rappelle, au début de son texte, qu’un débat au sein du CCI doit se développer avec méthode. Rappelons en quoi consiste la conception marxiste du débat :
« Contrairement au courant bordiguiste, le CCI n’a jamais considéré le marxisme comme une « doctrine invariante », mais bien comme une pensée vivante pour laquelle chaque événement historique important est l’occasion d’un enrichissement. En effet, de tels événements permettent, soit de confirmer le cadre et les analyses développés antérieurement, venant ainsi les conforter, soit de mettre en évidence la caducité de certains d’entre eux, imposant un effort de réflexion afin d’élargir le champ d’application des schémas valables auparavant mais désormais dépassés, ou bien, carrément, d’en élaborer de nouveaux, aptes à rendre compte de la nouvelle réalité. Il revient aux organisations et aux militants révolutionnaires la responsabilité spécifique et fondamentale d’accomplir cet effort de réflexion en ayant bien soin, à l’image de nos aînés comme Lénine, Rosa Luxemburg, la Fraction Italienne de la Gauche Communiste Internationale (Bilan), la Gauche Communiste de France, etc., d’avancer à la fois avec prudence et audace :
– en s’appuyant de façon ferme sur les acquis de base du marxisme ;
– en examinant la réalité sans œillères et en développant la pensée sans « aucun interdit non plus qu’aucun ostracisme » (Bilan).(« Texte d’orientation Militarisme et décomposition [7] », 1990, Revue internationale n° 64).
Bref, un débat ne consiste pas simplement en une libre « confrontation d’arguments fondés sur des faits », d’une libre opposition d’« hypothèses », d’une juxtaposition de « théories », « d’opinions » avancées par une « majorité » et une « minorité » comme le camarade le laisse transparaître à diverses occasions (« confrontation d’arguments fondés sur des faits » ; « il n’y a aucun élément en faveur de la thèse selon laquelle le prolétariat menace le régime de Xi Jinping […], ma thèse est l’opposée » ; « nous devons examiner la théorie qui sous-tend la position majoritaire et donc la présente Résolution »). Le point de départ d’un débat est avant tout le cadre partagé par l’organisation, adopté et précisé par les différents rapports de ses congrès internationaux.
En conséquence, l’approche du CCI n’est nullement dogmatique mais applique simplement la méthode marxiste lorsqu’elle confronte des éléments nouveaux au cadre partagé, communément acquis sur la base des débats passés dans l’histoire du mouvement ouvrier, afin d’évaluer en quoi ces éléments nouveaux confirment ou au contraire remettent en question le cadre d’analyse acquis. Par contre, derrière l’approche formellement systématique de Ferdinand, qui présente point par point ses commentaires critiques à la résolution sur la situation internationale, adoptée par le CCI lors de son dernier congrès international, se cache la confusion d’une démarche qui vise à voiler le fait que le camarade tend en réalité à remettre en question le cadre en partant d’une autre logique implicite.
R. Havanais, novembre 2022.
1« Explication des amendements rejetés du camarade Steinklopfer [2] », « Réponse au camarade Steinklopfer, août 2022 [31] ».
2En réalité, l’endettement ne crée nullement un véritable « marché » mais consiste à injecter des sommes toujours plus importantes dans l’économie en acompte de la production attendue des années à venir. Dans ce sens, la dette représente un poids qui pèse de plus en plus lourdement sur l’économie. Ainsi, le niveau d’endettement de la Chine est gigantesque (300 % du PIB en 2019).
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En juillet dernier, l’information était divulguée que, fin mai 2023, s’était tenue à Bruxelles, à l’initiative du groupe Perspective Internationaliste et du Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste ‘Controverses’1, une « Conférence » réunissant une petite vingtaine de participants, individus ou représentants de groupes politiques faisant partie selon les organisateurs de la « Gauche internationaliste » ou encore du « communisme de gauche ». Cette réunion s’est tenue de manière quasi clandestine/ secrète, sur la base d’invitations confidentielles et d’une sélection des participants par les organisateurs « strictement pour des raisons financières » (la ficelle est un peu grosse). Voilà qui ressemble fort à une réunion de conjurés ; mais alors, une conjuration contre qui et dans quel but ?
Dès sa fondation et dans le prolongement de la politique de la Gauche communiste, le CCI a toujours prôné avec acharnement la discussion entre groupes révolutionnaires en vue d’une confrontation et clarification de leurs positions ou de prises de positions communes face au développement de la lutte de classe : « Avec ses moyens encore modestes, le CCI s’est attelé à la tâche longue et difficile du regroupement des révolutionnaires à l’échelle mondiale autour d’un programme clair et cohérent. Tournant le dos au monolithisme des sectes, il appelle les communistes de tous les pays à prendre conscience des responsabilités immenses qui sont les leurs, à abandonner les fausses querelles qui les opposent, à surmonter les divisions factices que le vieux monde fait peser sur eux […]. Fraction la plus consciente de la classe, les communistes se doivent de lui montrer son chemin en faisant leur le mot d’ordre : REVOLUTIONNAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! » (2)
La constitution même du CCI, en particulier à partir d’une proposition du groupe Internationalism (États-Unis) en 1972 de mettre en place une correspondance internationale, a été le produit d’un long processus de confrontation politique ouverte entre divers groupes autour des questions centrales pour le développement de la lutte prolétarienne. Par la suite, le rôle moteur du CCI dans l’organisation et la tenue des conférences des groupes de la Gauche communiste, convoquées par le groupe Battaglia Comunista dans les années 1978-1980 ou récemment dans la publication d’une « Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine » en 2022, témoignent de l’importance que le CCI accorde à la discussion entre révolutionnaires.
Cependant, pour le CCI, il a toujours été fondamental que ces discussions se développent de manière publique, à partir d’une base politique commune claire de positions de classe entre les organisations invitées et d’objectifs annoncés bien établis, afin de contribuer au développement de la conscience de classe : « La vie des groupes révolutionnaires, leurs discussions et leurs désaccords font partie du processus de prise de conscience qui se développe au sein de la classe ouvrière ; c’est pourquoi, nous sommes radicalement contre toute politique de “discussions cachées” ou d’“accords secrets” ». (3)
Cette rencontre bruxelloise non seulement a été organisée « en cachette », mais ne manifeste de plus pas la moindre ambition militante. S’il y avait une « convergence d’objectifs » (dixit les organisateurs) entre les participants, ce n’était sûrement pas celui de prendre position en tant que militants révolutionnaires par rapports aux défis cruciaux auxquels la classe ouvrière est confrontée : aucune déclaration commune de la part de ces prétendus « internationalistes » pour prendre position sur un évènement historique majeur comme la guerre en Ukraine, sur la destruction et la crise du climat ou la déstabilisation économique. La bourgeoisie, lors du sommet de Davos début 2023, a été plus claire et explicite qu’eux ! Aucune prise de position non plus sur la vague de luttes récente et ses perspectives… Comment des éléments qui se proclament « communistes » peuvent-ils rester silencieux sur les enjeux du moment ? Pour le CCI, la préoccupation militante est une composante incontournable d’une conférence de communistes, dans la mesure où celle-ci cherche toujours à dégager une plus grande compréhension de la situation mondiale, de la crise dans laquelle est plongé le capitalisme mondial et ses perspectives du point de vue de classe du prolétariat, ainsi que les tâches qui en découlent pour les groupes révolutionnaires.
Et qu’en est-il de la dynamique des discussions ? On nous apprend que les participants se sont réunis « pour parler et s’écouter » et qu’ils « ont été exposés à des idées différentes ». Cependant, aucun texte conjoint n’a été publié avant la conférence pour annoncer et préparer ses objectifs ou après pour présenter le fruit des travaux de celle-ci. Or, pour les révolutionnaires, l’approfondissement des positions est un processus vivant qui implique une discussion franche des positions et la confrontation politique des désaccords, dans la mesure où cette dynamique fait partie du processus de prise de conscience qui se développe au sein de la classe ouvrière. La simple juxtaposition d’analyses clinquantes lors de la rencontre de Bruxelles, tout comme le fait d’avoir consciemment évité toute confrontation des positions, révèlent qu’elle n’était qu’une foire aux positions, un marché aux palabres où chacun cultive son dada, un de ces colloques académiques de singes savants, se gargarisant de « théorie ». Bref, elle se situait à l’opposé de la tradition de la confrontation politique revendiquée par la Gauche communiste dans le but de clarifier les positions politiques et les enjeux de la lutte de classe.
En réalité, une confrontation politique fructueuse n’est possible que si les bases politiques de la rencontre sont cohérentes et claires. Pour le CCI, s’il y a bien « la nécessité fondamentale du travail de regroupement, il met en garde aussi contre toute précipitation. Il faut exclure tout regroupement sur des bases sentimentales et insister sur l’indispensable cohérence des positions programmatiques comme condition première du regroupement ». (4) Or, la base commune de la réunion, définie vaguement comme « une résistance, un questionnement critique permanent fondamental du Mode de Production Capitaliste », ne peut qu’engendrer la plus grande confusion et un désaccord des plus profonds sur le cadre d’appréhension pour déterminer la situation dans laquelle se trouve le capitalisme (en déclin ou pas ? Et ceci depuis quand ?), une question centrale pour défendre des orientations pour le combat prolétarien, ainsi que sur la situation et les potentialités de la classe ouvrière et surtout sur son mode d’organisation. Concernant la dernière question, l’importance des révolutionnaires, de leur rôle et de leur organisation a d’ailleurs été totalement escamotée lors de cette réunion.
Pourtant, en y regardant de plus près, il y a bien une base commune évidente entre la plupart des participants, que ceux-ci préfèrent sans doute garder dans l’ombre : c’est la conviction que le marxisme et les acquis des combats de la Gauche communiste depuis cent ans sont obsolètes et doivent être « complétés », voire « dépassés » par le recours à différentes théories anarcho-conseillistes, modernistes ou écologistes radicales. C’est bien pour cela qu’ils se nomment « pro-révolutionnaires », en se voyant comme une sorte d’ « amicale pour la propagation de la révolution » et non plus comme des militants et organisations produits du combat historique de la classe ouvrière. En conséquence, leur objectif non avoué mais réel est de jeter à la poubelle les leçons des dernières 55 années de luttes ouvrières et les résultats de cent ans de combats de la Gauche communiste internationaliste, de remettre en question les acquis organisationnels de celle-ci : la conception militante de l’organisation politique communiste comme produit du combat historique du prolétariat et comme avant-garde politique dans la lutte au profit d’une vision d’un cercle d’intellectuels réfléchissant au futur de l’humanité et rêvant d’avoir un impact révolutionnaire sur celui-ci.
Bref, cette réunion constituait bien une « conjuration » visant à discréditer et à dévaloriser les positions et les combats de la Gauche communiste internationaliste, à remplacer ses acquis politiques et organisationnels « obsolètes » par la fumisterie théorique et le chacun pour soi organisationnel d’un soi-disant pôle « pro-révolutionnaire ». Dans la perspective d’un tel « révisionnisme » destructeur, ce n’est nullement à cause d’un oubli ou par « manque de place » ou encore « de financement », comme ils le suggèrent, que les promoteurs n’ont pas invité le CCI à cette conférence. Bien au contraire, c’est délibérément, de manière pleinement consciente : le but était d’éviter la confrontation politique que le CCI aurait forcément recherché à travers la dénonciation de la supercherie, dans la mesure où l’objectif prioritaire de cette conférence « Potemkine », celui sur lequel l’essentiel des participants se retrouvent pleinement, ce n’est pas de clarifier et d’approfondir les positions, mais au contraire de mettre en avant un communisme de gauche factice, de déployer un leurre aguichant servant avant tout à égarer les éléments en recherche d’une perspective révolutionnaire et à participer ainsi à la mise en place d’un « cordon sanitaire » afin d’éviter qu’ils rejoignent les positions de la Gauche communiste et particulièrement du CCI. Cette supercherie est à l’opposé d’un instrument pour le combat prolétarien, c’est un barrage visant à empêcher le développement et le renforcement des avant-gardes révolutionnaires.
CCI, 15 septembre 2023
2Manifeste du CCI [37], janvier 1976
3« Rencontre internationale convoquée par le PCI-Battaglia Comunista [38] », Revue internationale n° 10 (1977).
4Ibid.
Dans son article « Les réactions aux émeutes : Entre condamnations brutales et “compréhensions” hypocrites [39] », Le Prolétaire, journal du Parti Communiste International (PCI-Le Prolétaire) croit déceler dans les positions du CCI à l’égard des émeutes en France pire qu’une « hypocrisie » : le CCI serait carrément à la remorque de l’organisation bourgeoise Lutte Ouvrière et des garde-chiourmes syndicaux. En adversaire de la violence de classe, « le CCI se met ainsi du côté d’un mouvement bien ordonné, pacifique et contrôlé par le collaborationnisme syndical ».
Quelle bévue le CCI a-t-il pu commettre pour mériter une telle sentence ? Il a osé exprimer ce que Le Prolétaire qualifie de « condamnation des émeutes », cette « révolte des jeunes prolétaires » animée par « la haine contre l’ordre établi nécessaire à la lutte révolutionnaire ».
Mais Le Prolétaire a des arguments, et pas des moindres ! Il croit nous clouer le bec en balançant doctement un extrait de l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes [40] : « Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction ».
Nous aurions sans doute été foudroyés par la honte si Le Prolétaire ne s’était pas piteusement pris les pieds dans le tapis. Dans ce texte, Marx et Engels parlent, en effet, de l’attitude du prolétariat face… aux révolutions bourgeoises du XIXᵉ siècle contre le féodalisme ! La « vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics » qu’il fallait « tolérer » consistait, en l’occurrence, à « mettre à exécution [les] présentes phrases terroristes » de la petite-bourgeoisie démocratique dans le contexte de la lutte de la bourgeoisie allemande contre la monarchie et ses palais ! À l’époque de l’ascendance du capitalisme, alors que les conditions historiques n’étaient absolument pas réunies pour le développement de la lutte révolutionnaire du prolétariat, ce texte ne cesse d’ailleurs d’insister sur la nécessité pour le prolétariat de « s’organiser » par lui-même et de « centraliser » le plus possible son combat. Tout l’inverse de la passion du Prolétaire pour les émeutes !
Il ne s’agit pas seulement d’une gaffe un peu ridicule, mais d’une preuve supplémentaire (s’il en fallait encore une) que le PCI ne comprend pas ce qu’est la lutte de classe et qu’il est incapable de l’inscrire dans un cadre historique : il pioche dans les vieux textes du mouvement ouvrier ce qui semble s’appliquer plus ou moins à la situation présente sans se poser la moindre question. Le rapport du PCI à la méthode marxiste, ce n’est pas la démarche historique de Marx et Engels, de Lénine et de Luxemburg, ni celle de la Gauche communiste d’Italie, c’est faire l’exégèse maladroite d’un texte qui paraît, de loin, confirmer des impressions empiriques ! Il suffit donc au PCI de jauger les émeutes au doigt mouillé, de constater que des prolétaires y participent pour tomber en pâmoison devant une flambée de violences urbaines qui ne se situe absolument pas sur le terrain de la lutte de classe, et y voir un lien avec les combats du prolétariat à l’époque des révolutions bourgeoises.
Avec un ersatz de démarche marxiste en bandoulière, Le Prolétaire analyse les émeutes sur la base d’une série de critères abstraitement déterminée par l’auto-proclamé « Parti » et applicable à chaque lutte quelle que soit la situation : la composition sociologique d’un mouvement, la perception à vue de nez d’une « haine contre l’ordre établi », le niveau d’affrontement suffisant avec les « bureaucraties syndicales », la clarté jugée plus ou moins satisfaisante des ouvriers vis-à-vis « de la révolution et des voies qui y conduisent »… En guise de méthode, le PCI nous sert donc une savante recette de cuisine composée d’ingrédients de son choix dans laquelle chaque lutte ou expression de colère sont analysées pour elles-mêmes, sans relation avec la situation historique, la dynamique générale du combat ouvrier et le rapport de force entre les classes.
Cette démarche conduit finalement Le Prolétaire a des positions clairement opportunistes. Il affirme ainsi sans rire que « la violence des émeutiers était tout sauf aveugle ; […] leurs cibles ont été prioritairement des commissariats et des postes de police, des prisons et des institutions étatiques, des mairies, etc., avant même le pillage de grandes surfaces et de magasins divers ». C’est vraiment cela commencer à se confronter à l’État bourgeois, camarades ? Le Prolétaire a-t-il exactement la même vision de la lutte de classe que le pire des black-blocs ? C’est d’autant plus navrant que les émeutes ne sont même pas comparables à l’idéologie des black-blocs qui, eux, s’imaginent vraiment s’attaquer aux symboles du capitalisme en détruisant les vitrines des banques. Lors des émeutes, les jeunes balançaient des feux d’artifice sur des commissariats comme ils pillaient les supermarchés, ils brûlaient les mairies comme la bagnole du voisin, sans autre aiguillon que leur rage et leur impuissance.
À notre tour, donc, d’asséner au PCI un « sage précepte », mais de Lénine cette fois : « “Notre doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action”, ont toujours dit Marx et Engels, se moquant à juste titre de la méthode qui consiste à apprendre par cœur et à répéter telles quelles des “formules” capables tout au plus d’indiquer les objectifs généraux, nécessairement modifiés par la situation économique et politique concrète à chaque phase particulière de l’histoire ». Contrairement à la démarche empirique pour le moins frivole du Prolétaire, le mouvement ouvrier a toujours insisté sur l’importance d’analyser avec précision et méthode le contexte dans lequel se déroule une lutte pour en saisir la signification réelle et ses perspectives. La dynamique internationale de la lutte de classe, quelle que soit la radicalité ou la massivité apparente de telle ou telle expression de colère, est évidemment un point de référence essentiel. Sans un cadre d’analyse rigoureux, le PCI est condamné à tâtonner dans le brouillard de l’histoire.
C’est ainsi que Trotsky, incapable comme le PCI de saisir l’importance du contexte historique, pensait que « la révolution française [avait] commencé » avec les immenses grèves de 1936 en France. Contrairement à la grande clarté de la Gauche italienne, il contribuait par-là à désorienter bien des militants restés fidèles à la cause du prolétariat.
En réalité, après la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-1923 et le triomphe de la contre-révolution stalinienne, le prolétariat subissait un profond recul de sa conscience qui allait le mener à la Guerre mondiale derrière l’idéologie bourgeoise de l’antifascisme. Ce seul exemple devrait suffire à démontrer que la combativité et la massivité ne constituent pas en elles-mêmes des critères suffisants.
Inversement, lorsque le mouvement de Mai 68 éclatait, les conditions historiques avaient radicalement changé par rapport à 1936. Ce mouvement était marqué par le retour de la crise, après la période de reconstruction, et le surgissement d’une génération de jeunes ouvriers qui n’avait pas subi de plein fouet les pires atrocités de la contre-révolution. Ce qui fût alors la plus grande grève de l’histoire et qui a été le point de départ de plusieurs vagues de luttes de par le monde pendant deux décennies, avait été précédé par de multiples petites grèves, insignifiantes en apparence et largement encadrées par les syndicats, mais qui revêtaient en réalité une importance historique.
Les conditions de la lutte de classe ne sont donc pas toujours tout à fait les mêmes à chaque étape de l’évolution historique. Voyons brièvement comment le CCI analyse la situation actuelle et quelles implications il en tire pour comprendre la lutte de classe et les violences urbaines que nous venons de connaître.
Dans le prolongement de Mai 68, le rapport de force favorable au prolétariat ouvrait la voie à une dynamique vers des affrontements décisifs avec la bourgeoisie. Mais dans les années 1980, bien que la combativité de la classe ouvrière a empêché la bourgeoisie de mettre en avant sa seule « réponse » à la crise historique du capitalisme (la guerre mondiale), l’incapacité du prolétariat à sortir du carcan syndical et des mystifications démocratiques ne lui ont pas, non plus, permis de porter plus en avant la perspective révolutionnaire. Ceci a abouti à une situation d’impasse marquée par l’effondrement du bloc de l’Est et toute la campagne sur la « mort du communisme » et le « triomphe de la démocratie ». C’est ce que le CCI a identifié comme la phase ultime de la décadence du capitalisme, sa décomposition, qui n’a cessé d’attiser à l’extrême des phénomènes caractéristiques du pourrissement de la société : accroissement des catastrophes en tout genre, du chaos et du chacun pour soi sur la scène impérialiste, sur le plan social et politique, montée en puissance des idéologies les plus irrationnelles et mortifères, du désespoir, du « no futur », etc.
Cette situation nouvelle a impliqué un recul important des luttes de la classe ouvrière pendant plus de trente ans, malgré des expressions sporadiques de combativité (CPE, Indignés, Occupy…). Le prolétariat britannique, pourtant l’un des plus expérimentés et combatifs de l’histoire, représentait la quintessence de ce recul, puisque jusqu’en 2022, il est resté largement passif et résigné face aux attaques extrêmement brutales portées par la bourgeoisie.
L’accélération récente de la décomposition, marquée par la pandémie de Covid-19 et, plus encore, par la guerre en Ukraine, n’ont fait qu’amplifier la crise profonde dans laquelle s’enfonce le capitalisme. Tous les effets délétères de la décomposition se sont encore plus approfondis, s’alimentant les uns les autres dans une sorte de « tourbillon » incontrôlable.
Cependant, alors que la crise devient de plus en plus insoutenable, le prolétariat commence à réagir : d’abord en Grande-Bretagne où, pour la première fois depuis plus de trente ans (!), le prolétariat a crié son raz-le-bol, mois après mois, à travers d’innombrables grèves, puis, presque simultanément, dans de nombreux pays, notamment en France, en Allemagne, en Espagne, en Hollande… mais aussi au Canada, en Corée et, aujourd’hui, aux États-Unis.
À l’occasion de la réforme des retraites en France, des millions d’ouvriers se sont retrouvés dans les rues, affirmant à chaque manifestation la nécessité de lutter tous ensemble, commençant, de façon embryonnaire, à faire le lien avec les luttes des autres pays, à se remémorer ses expériences (notamment le CPE et Mai 68) et s’interroger sur les moyens de la lutte. Malgré le poids du corporatisme et ses immenses difficultés pour affronter les syndicats et tous les amortisseurs sociaux et idéologiques que sécrète la bourgeoisie, le prolétariat commence à se reconnaître comme une classe, à lutter massivement à l’échelle internationale, à exprimer des réflexes de solidarité et de combativité que nous n’avions observé que très marginalement depuis des décennies. C’est une véritable rupture avec la situation précédente de passivité à laquelle nous assistons ! Mais l’absence de cadre d’analyse pousse Le Prolétaire à ne voir dans cette rupture que la « défaite » de vulgaires « mobilisations moutonnières ».
La période actuelle voit donc à la fois la décomposition s’accélérer brutalement, avec tout ce qu’elle charrie de désespoir et d’absence de perspective, mais aussi le retour de la combativité ouvrière. Cela signifie que le développement de la lutte de classe ouvrière va nécessairement se heurter à des expressions de désespoirs et d’impuissance en son sein, qui demeureront des fardeaux pour le prolétariat et que la bourgeoisie ne va cesser de promouvoir. Les émeutes et les mouvements interclassistes comme les « gilets jaunes » en sont des illustrations caricaturales !
Les émeutes n’ont, en effet, rien apporté d’autres qu’étaler au grand jour l’impuissance totale d’une jeunesse désespérée : il n’a pas fallu une semaine à l’État pour rétabli l’ordre et réprimer férocement les émeutiers. Surtout, les violences urbaines ont été un véritable frein au développement de la lutte de classe. En divisant pour rien les ouvriers, elles ont donné à la bourgeoisie une opportunité pour tenter de saper la combativité et l’unité qui commencent à émerger, à travers une campagne dont les derniers échos en date sont l’ignoble propagande raciste du gouvernement sur « l’interdiction de l’abaya à l’école ».
Une large partie de la gauche du capital a également profité de la situation pour pourrir la réflexion en cours du prolétariat sur les moyens de la lutte : « vous désiriez plus de radicalité durant la lutte contre la réforme des retraites : voilà un exemple qui fait trembler la bourgeoisie ! », « vous souhaitiez une plus grande unité des travailleurs : vive la convergence des gilets jaunes et des jeunes de banlieue ! »…
Et le PCI, victime de sa propre confusion, de son incapacité à comprendre la lutte de classe, s’est finalement placé dans le sillage des gauchistes.
Quand la classe ouvrière a tant besoin de développer son unité, Le Prolétaire chante les louanges de violences urbaines qui ont été une formidable occasion pour la bourgeoisie de diviser les prolétaires, non seulement en France, mais aussi à l’échelle internationale où la presse a fait ses gorges chaudes des émeutes pour mieux discréditer la violence de classe et les manifestations massives ! Quand la classe ouvrière a tant besoin de développer sa conscience, son organisation et ses méthodes de lutte, Le Prolétaire présente des violences aveugles, où se mêlent destructions de locaux municipaux et pillage de supermarchés, comme le sommet de la lutte de classe ! Quand la classe ouvrière a tant besoin de retrouver sa confiance en elle-même, Le Prolétaire jette, d’un air dégoûté, un mouchoir sur ses luttes « moutonnières » et présente ses pas en avant comme des « défaites » !
La légèreté avec laquelle Le Prolétaire examine les émeutes n’est donc pas seulement inconsistante, elle est surtout irresponsable. Car le PCI, contrairement aux partis trotskistes et à toute l’extrême-gauche du capital, est une organisation de la Gauche communiste. Malgré tous nos désaccords, le PCI appartient au camp du prolétariat et a, de ce fait, une responsabilité vis-à-vis du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière. Plutôt que de confronter ses positions sérieusement avec les autres organisations du milieu politique prolétarien, plutôt que faire preuve du minimum de solidarité et de fraternité qui devrait l’animer à l’égard de ce même milieu, il met sur un pied d’égalité une officine bourgeoise telle que Lutte Ouvrière et le CCI, au milieu d’un article indigent, sans se soucier le moins du monde des responsabilités politiques qui lui incombent.
Cette irresponsabilité, le PCI l’exprime également à l’égard des ouvriers qui se rapprochent des positions de la classe ouvrière dont il contribue à entretenir la confusion à force de contorsions opportunistes et de renoncement à faire vivre le précieux héritage du mouvement ouvrier : la méthode marxiste.
EG, 20 septembre 2023
La nouvelle flambée de barbarie en Israël et Palestine nous oblige à changer le thème de cette réunion publique qui devait, initialement, se concentrer sur la crise environnementale.
Après la guerre en Ukraine, ce nouveau conflit confirme une fois de plus que la guerre joue un rôle central dans ce que nous avons appelé « l’effet tourbillon », c’est-à-dire l’interaction accélérée de toutes les expressions de la décomposition capitaliste, menaçant de plus en plus la survie même de l’humanité. Il est vital pour les révolutionnaires de mettre en avant une position internationaliste claire contre toutes les confrontations impérialistes qui se répandent à travers le monde.
Il ne s’agit toutefois pas de sous-estimer que la destruction capitaliste de la nature fait partie intégrante de cette menace. En effet, l’intensification de la guerre et du militarisme ne peut qu’aggraver la crise environnementale, tout comme l’approfondissement de celle-ci ne peut qu’alimenter des rivalités militaires de plus en plus chaotiques.
Cela ne signifie pas non plus que tout espoir en l’avenir est perdu. Le retour de la lutte de classe qui a commencé en Grande-Bretagne, il y a plus d’un an, et qui s’impose maintenant aux États-Unis, montre que la classe ouvrière n’est pas vaincue et que sa résistance à l’exploitation contient les germes du renversement révolutionnaire de l’ordre mondial actuel.
Toutes ces questions seront débattues lors de nos prochaines réunions publiques.
Le CCI organise ces réunions publiques dans plusieurs villes :
Paris : 21 octobre 2023 de 15h00 à 18h00, au CICP, 21 ter rue Voltaire (métro « Rue des Boulets »).
Marseille : 21 octobre 2023 de 15h00 à 18h00, Local Mille Babords, 61 Rue Consolat.
Lille : 28 octobre 2023 de 15h00 à 18h00, Café « Les Sarrasins », 52 rue des Sarrasins (métro « Gambetta »).
Nantes : 4 novembre 2023, à partir de 15H00, Salle de la Fraternité, 3 rue de l'Amiral Duchaffault, 44100 Nantes, (Station de tramway "Duchaffault", ligne 1).
Toulouse : 4 novembre 2023 de 14h00 à 17h00, Maison de la citoyenneté, 5 rue Paul Mériel (métro « Jean Jaurès »)
Lyon : 4 novembre 2023. Pour des raisons indépendantes de notre volonté, la réunion publique prévue dans cette ville ne pourra pas se tenir sur place. Une réunion publique en ligne est organisée à partir de 14H00. Les personnes souhaitant y participer peuvent adresser un message sur notre adresse électronique ([email protected] [44]) ou dans la rubrique “nous contacter [45]” de notre site internet. Les modalités techniques pour se connecter à la réunion publique seront communiquées ultérieurement.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/content/10309/divergences-resolution-situation-internationale-du-23e-congres
[2] https://fr.internationalism.org/content/10808/explication-des-amendements-rejetes-du-camarade-steinklopfer
[3] https://fr.internationalism.org/content/11141/divergences-resolution-situation-internationale-du-24e-congres-du-cci
[4] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[5] https://en.internationalistvoice.org/the-russian-military-campaign-nato-militarism-and-gang-war-capitalism-means-war-and-savagery/
[6] https://fr.internationalism.org/content/10064/rapport-question-du-cours-historique
[7] https://fr.internationalism.org/rinte64/decompo.htm
[8] https://fr.internationalism.org/content/9937/rapport-decomposition-aujourdhui-mai-2017
[9] https://fr.internationalism.org/content/10785/militarisme-et-decomposition-mai-2022
[10] https://fr.internationalism.org/content/10771/signification-et-impact-guerre-ukraine
[11] https://en.internationalism.org/content/17032/growth-decay
[12] https://fr.internationalism.org/content/10522/rapport-lutte-classe-internationale-au-24eme-congres-du-cci
[13] https://fr.internationalism.org/content/10729/bilan-critique-du-mouvement-des-indignes-2011
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/debat
[15] https://fr.internationalism.org/content/10545/resolution-situation-internationale-2021
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/geographique/afrique
[17] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/35/europe
[18] https://fr.internationalism.org/en/tag/7/466/refugies
[19] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/frontex
[20] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/197709/9391/revolution-internationale-n-41-septembre
[21] https://fr.internationalism.org/rinte18/situation.htm
[22] https://fr.internationalism.org/rint/122_rsi
[23] https://fr.internationalism.org/rint146/resolution_sur_la_situation_internationale_du_19e_congres_du_cci.html
[24] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201601/9304/resolution-situation-internationale
[25] https://fr.internationalism.org/content/9922/resolution-situation-internationale-2019-conflits-imperialistes-vie-bourgeoisie-crise
[26] https://fr.internationalism.org/content/9737/rapport-tensions-imperialistes-juin-2018
[27] https://fr.internationalism.org/content/10505/rapport-pandemie-et-developpement-decomposition
[28] https://fr.internationalism.org/content/10641/rapport-novembre-2021
[29] https://fr.internationalism.org/rinte61/est.htm
[30] https://fr.internationalism.org/rinte63/reso.htm
[31] https://fr.internationalism.org/content/11124/reponse-au-camarade-steinklopfer
[32] https://fr.internationalism.org/files/fr/bulletin_printemps_2023.pdf
[33] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/correspondance-dautres-groupes
[34] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[35] https://internationalistperspective.org/
[36] https://www.leftcommunism.org/
[37] https://fr.internationalism.org/manifeste1
[38] https://fr.internationalism.org/french/Rinte10/rencontre_inter_BC
[39] https://www.pcint.org/03_LP/549/549_06_reactions-emeutes.htm
[40] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/18500300.htm
[41] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/polemique
[42] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/emeutes
[43] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/pci-proletaire
[44] mailto:[email protected]
[45] https://fr.internationalism.org/contact
[46] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/reunions-publiques
[47] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/environnement