“La grève la plus longue de l’histoire de la SNCF”. Tel est désormais le titre officiel de ce mouvement mené par les cheminots, en décembre et janvier. Même combativité et détermination du côté des agents de la RATP, mobilisés eux aussi sans relâche durant des semaines.
Et ils ne furent pas seuls. En ces mois de décembre et janvier, plusieurs journées d’action ont vu se rassembler des centaines de milliers de manifestants pour s’opposer à cette impitoyable “réforme” des retraites, devenue le symbole de la dégradation continue de nos conditions d’existence, à nous tous, les exploités, travailleurs du public ou du privé, précaires ou en CDI, jeunes ou vieux.
Après des années d’atonie, ce mouvement social sonne le réveil de la combativité du prolétariat en France. La classe ouvrière a commencé à relever la tête. En se battant pour leur dignité et en se serrant les coudes, entre les différents secteurs, entre les différentes générations, les travailleurs ont pu constater qu’ils pouvaient lutter ensemble, unis et solidaires. La renaissance de ce sentiment d’appartenir à une même classe, de tous être frappés par la même exploitation, les mêmes attaques iniques des gouvernements successifs, de pouvoir enfin se rassembler dans la rue avec les mêmes mots d’ordre, les mêmes revendications, d’exprimer par des pancartes, des slogans, dans les discussions sur le pavé, ce besoin et cette envie d’être solidaires dans la lutte… tout cela représente la victoire essentielle de ce mouvement. Ce n’est qu’une petite graine, fragile, mais elle est une promesse pour l’avenir.
Malgré l’ampleur de cette mobilisation, le gouvernement a néanmoins pu rester “droit dans ses bottes”. Après des semaines de grève, après des manifestations hebdomadaires rassemblant des centaines de milliers de personnes et une immense détermination, ce mouvement n’est en effet pas parvenu à instaurer un rapport de force favorable aux travailleurs.
Or, avec l’aggravation de la crise économique mondiale et la course permanente aux profits, le gouvernement va attaquer encore et encore. Pour freiner ces attaques à venir, les prochaines luttes devront donc aller plus loin, en s’inspirant notamment de la dernière victoire du prolétariat en France, celle de 2006. Le Président Chirac et le gouvernement Villepin avaient en effet dû retirer leur Contrat Première Embauche. Pourquoi ? Qu’ont-ils perçu dans ce mouvement qui les a tant inquiétés ?
À l’époque, les étudiants comprennent vite que ce “Contrat Poubelle Embauche” va imposer une nouvelle aggravation de la précarité et de la pauvreté à tous les jeunes travailleurs. Indignés par cet avenir insupportable, ils se mobilisent massivement. Ils organisent alors eux-mêmes, dans toutes les universités, et sans aucun syndicat, des assemblées générales massives, ouvertes à tous les travailleurs, actifs ou retraités. Leurs AG, qui se tiennent dans les amphithéâtres des universités, sont la force du mouvement, le poumon de la lutte. C’est dans ces AG que se discutent presque chaque jour les actions à mener, les moyens de coordonner la lutte d’une université à l’autre, d’organiser les manifestations chaque samedi afin que le maximum de travailleurs puisse y participer. C’est grâce aux débats intenses en leur sein, que les étudiants (pour la plupart des jeunes travailleurs précaires) décident d’aller chercher la solidarité des salariés en envoyant des délégations massives dans les gares, les dépôts de la RATP, dans certaines usines (comme à Citroën). Semaine après semaine, le mouvement ne cesse de s’amplifier avec des manifestations hebdomadaires de plus en plus importantes. Les syndicats (et notamment la CGT) ne sont pas à la tête des cortèges. Ce ne sont pas eux qui organisent ce mouvement massif. Les ballons de la CGT sont même refoulés par les étudiants à la queue des manifestations.
Si le gouvernement a fini par reculer, c’est parce qu’il a perçu le danger de cette dynamique ; il lui fallait arrêter ce processus à l’œuvre, stopper ces jeunes travailleurs précaires, encore scolarisés, entraînant les salariés dans leur lutte et dans leurs AG, mettre fin au développement de cette solidarité symbolisée par ce slogan “Jeunes lardons, vieux croûtons, tous la même salade”. Le mouvement du printemps 2006 fut ainsi un gigantesque camouflet à un autre slogan, celui de la bourgeoisie, et lancé par l’ex-Premier ministre Raffarin : “Ce n’est pas la rue qui gouverne !”
Pour le moment, la classe ouvrière est incapable de s’élever à un tel niveau dans la lutte. Mais les étudiants d’hier sont les salariés d’aujourd’hui. Ils doivent se souvenir et transmettre cette expérience à leurs camarades de travail, aux plus jeunes comme aux plus vieux.
Les plus vieux, justement, portent en leur mémoire une immense expérience ouvrière, celle de Mai 68. Ce mouvement montre la capacité des travailleurs à étendre leur lutte, de proche en proche, d’usine en usine, de ville en ville. Il faut que les ouvriers aujourd’hui à la retraite racontent cette page de l’Histoire. À partir de 1967, la situation économique se détériore sérieusement en France, poussant le prolétariat à entrer en lutte. Dès le début 1967, se produisent des affrontements importants à Bordeaux (à l’usine d’aviation Dassault), à Besançon et dans la région lyonnaise (grève avec occupation à Rhodia, grève à Berliet), dans les mines de Lorraine, dans les chantiers navals de Saint-Nazaire, à Caen… Ces grèves préfigurent ce qui va se passer à partir du milieu du mois de mai 1968 dans tout le pays. On ne peut pas dire que l’orage ait éclaté dans un ciel d’azur. Entre le 22 mars et le 13 mai 1968, la répression féroce des étudiants mobilise de manière croissante la classe ouvrière portée par ses élans instinctifs de solidarité. Le 14 mai, à Nantes, de jeunes ouvriers lancent un mouvement de grève. Le 15 mai, le mouvement gagne l’usine Renault de Cléon, en Normandie ainsi que deux autres usines de la région. Le 16 mai, les autres usines Renault entrent dans le mouvement : drapeau rouge sur Flins, Sandouville et le Mans. L’entrée de Renault-Billancourt dans la lutte est alors un signal : c’est la plus grande usine de France (35 000 travailleurs) et depuis longtemps. Existe alors un adage : “Quand Renault éternue, la France s’enrhume”. Le 17 mai, la grève commence à toucher toute la France. C’est un mouvement totalement spontané. Partout, les jeunes ouvriers sont devant. Il n’y a pas de revendications précises : c’est un ras-le-bol qui s’exprime. Le 13 mai, une grande manifestation rassemble 9 millions de personnes dans la rue. C’est un véritable raz de marée ! Le 18 mai, il y a un million de travailleurs en grève à midi. Le 22 mai, il y en a 8 millions. C’est alors la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Tous les secteurs sont concernés : industrie, transports, énergie, postes et télécommunications, enseignement, administrations, médias, laboratoires de recherche, etc. Au cours de cette période, les facultés occupées, certains bâtiments publics comme le Théâtre de l’Odéon à Paris, les rues, les lieux de travail deviennent des lieux de discussion politique permanente. “On se parle et on s’écoute” devient un slogan.
Le même besoin de solidarité anime aujourd’hui la classe ouvrière. Combien de fois a-t-on pu entendre dans les cortèges des mots d’ordre tels que : “c’est tous ensemble que nous devons lutter”, ou bien “ce n’est pas seulement pour nous que nous nous battons, mais pour tous les autres secteurs et les générations à venir”. L’enthousiasme de se retrouver tous ensemble dans la rue chaque semaine en manifestant, d’être unis et solidaires, au-delà des secteurs et des corporations, en témoigne. Après une décennie d’atonie sociale, le mouvement actuel ne pouvait être qu’un premier petit pas sur la longue route qui mène vers les luttes massives. Pour réaliser les pas suivants, pour parvenir à construire un rapport de force face au gouvernement, et freiner ses attaques, il faudra éviter le piège de la grève “par procuration” et parvenir à étendre le mouvement dès le début à tous les secteurs, en prenant nos luttes en main, en nous auto-organisant, en nous regroupant dans des assemblées générales, massives, souveraines et autonomes, pour y débattre et prendre ensemble les décisions, pour lutter en tant que classe. Le mouvement actuel, malgré toutes ses faiblesses, porte les germes de cette dynamique future, car il a remis au-devant de la scène sociale le fait que les travailleurs subissent tous la même exploitation, les mêmes attaques et, surtout, qu’ils peuvent mener ensemble une lutte animée par le besoin d’unité et de solidarité.
Plus que jamais, l’avenir appartient à la lutte de classe !
Claudine, 13 janvier 2020
Le mouvement contre la réforme des retraites a été mené de bout en bout sous le contrôle des syndicats. Ce sont eux qui ont appelé à la grève, eux qui ont choisi et organisé les journées d’action, eux qui ont dirigé les rares assemblées générales. Et ce sont eux qui nous ont menés volontairement à la défaite. Il ne faut pas être naïf, le gouvernement et les syndicats se sont concertés durant 2 ans… pour se préparer et parvenir à faire passer cette réforme !
Le gouvernement devait se donner toutes les garanties pour que cette attaque de grande ampleur, annoncée par Macron en 2017 comme un véritable “big bang”, ne provoque pas une riposte massive de toute la classe ouvrière. Philippe s’est donc appuyé sur la collaboration des “partenaires sociaux” que sont les syndicats pour saboter l’inévitable explosion de colère de l’ensemble des travailleurs.
Cette attaque générale contre toute la classe ouvrière ne pouvait en effet que déclencher une réaction d’indignation et de colère spontanée dans un secteur particulièrement combatif, celui des transports. Pour les cheminots, “trop, c’est trop” : après avoir mené plusieurs mouvements ces dernières années, notamment la “grève perlée” de 2018, contre la dégradation de leurs conditions de travail, contre la remise en cause de leur statut, et où ils n’avaient rien obtenu, l’attaque contre leur régime de retraite ne pouvait déboucher que sur une volonté de repartir en lutte de façon encore plus déterminée avec le mot d’ordre : “Maintenant ça suffit ! On ne lâchera rien !”. Cette combativité dans le secteur des transports risquait de déboucher sur une explosion incontrôlable avec le danger de faire tache d’huile du fait que l’attaque générale contre les retraites a soulevé une colère générale de toute la classe ouvrière.
La classe dominante dispose de multiples moyens pour “tâter le pouls” du mécontentement social (dans un pays où Macron, le “Président des riches”, est devenu l’homme le plus détesté dans la majorité de la population) : sondages d’opinion, enquêtes de police pour “prendre la température” des secteurs “à risque”, et en premier lieu la classe ouvrière. Mais l’instrument le plus important de ce “thermomètre social” est constitué par l’appareil syndical qui est bien plus efficace encore que les sociologues des instituts de sondage ou que les fonctionnaires de police. En effet, cet appareil a comme fonction d’être l’instrument par excellence d’encadrement des exploités au service de la défense des intérêts du Capital. L’appareil syndical de l’État capitaliste dispose d’une expérience de près d’un siècle. Il est particulièrement sensible à l’état d’esprit des travailleurs, à leur volonté et à leur capacité d’engager des combats contre la bourgeoisie. Ce sont les forces d’encadrement de la classe ouvrière qui sont chargées d’avertir en permanence les patrons et le gouvernement du danger représenté par la lutte de classe. C’est d’ailleurs à cela que servent les rencontres et concertations périodiques entre les dirigeants syndicaux et le patronat ou le gouvernement : élaborer ensemble, main dans la main, la meilleure stratégie permettant au gouvernement et au patronat de porter ses attaques contre la classe ouvrière avec le maximum d’efficacité.
Les syndicats ont parfaitement compris que la classe ouvrière en France n’était plus disposée à courber encore l’échine et à encaisser sans broncher de nouvelles attaques. La classe dominante sait également que le prolétariat n’a aujourd’hui plus la moindre illusion sur une possible “sortie du tunnel” : tous les travailleurs ont maintenant conscience que “ça va être de pire en pire” et qu’ils n’auront pas d’autre choix que de se battre pied à pied tous ensemble pour défendre leurs conditions de vie et l’avenir de leurs enfants. Ainsi, la côte de popularité du mouvement des Gilets jaunes contre “la vie chère” et la misère, il y a tout juste un an, a été un bon indicateur de la colère qui grondait dans les entrailles de la société : 80 % de la population disaient soutenir, comprendre ou avoir de la sympathie pour ce raz-de-marée anti-Macron (même si la classe ouvrière ne se reconnaissait pas dans les méthodes de contestation (1) de ce mouvement interclassiste initié par les petits patrons asphyxiés par les taxes sur le carburant). La bourgeoisie, avait donc parfaitement perçu, ces deux dernières années, une véritable montée de la combativité ouvrière. La ténacité des urgentistes ou des postiers, en grève durant des mois, en était aussi un indice. La multiplication des luttes dans les secteurs de la grande distribution, des chauffeurs de bus ou dans l’aviation en était un autre.
Face à l’accumulation de mécontentement des exploités, la bourgeoisie française devait donc “accompagner” l’application de la réforme des retraites d’un “pare-feu” pour canaliser, encadrer, diviser, épuiser la riposte inévitable du prolétariat.
Haïs aujourd’hui au sein des cortèges des manifestants pour avoir “poignardé le mouvement dans le dos”, la CFDT et l’UNSA ont parfaitement joué leur rôle de “syndicats responsables et réformistes”. Ce fut une vraie pièce de théâtre (2) :
– Acte 1 : la CFDT tricote un texte avec le gouvernement durant 2 ans en affirmant qu’elle veut un régime universel “juste et équilibré” mais qu’elle refuse la notion d’ “âge pivot”, véritable provocation qui n’a pour raison d’être que de focaliser sur elle toute la colère et ainsi détourner l’attention du sujet véritable, l’attaque générale contre les retraites ; le gouvernement réfléchit.
– Acte 2 : le 11 décembre, le gouvernement annonce officiellement… roulement de tambours… que l’âge pivot sera finalement dans la réforme ; la CFDT est vent debout, parce que la “ligne rouge” a été franchie, et rejoint le “front syndical”, tout l’espace médiatique est occupé par ce “débat” : âge pivot ou pas. Les gens de théâtre appellent ce moment “jouer la grande scène du II”.
– Acte 3 : finalement, ô grande surprise, le vendredi 10 janvier, à Matignon, le gouvernement recule sur “l’âge pivot” ; la CFDT et l’UNSA crient à la victoire et quittent le mouvement.
Les spectateurs repartent avec dans leur poche le “système de retraite à points”, c’est-à-dire des années de travail en plus et une pension de retraite rabotée.
Il y a 25 ans, le gouvernement Juppé avait usé peu ou prou de la même stratégie : mener une attaque générale contre la classe (la réforme de la Sécurité sociale qui signifiait une dégradation de l’accès aux soins pour tous) et une attaque spécifique contre un secteur particulier (la réforme du régime spécial des cheminots, qui leur imposait de travailler 8 ans de plus !). Après un mois de grève, avec des cheminots ultras-combatifs à la pointe du mouvement, Juppé avait reculé et les syndicats avaient crié à la victoire… le statut des cheminots était sauvé. Ce secteur, véritable “locomotive” de la contestation sociale, rentrait donc en gare, en reprenant le travail et en sonnant ainsi la fin du voyage, celle du mouvement, pour tous. Ainsi le gouvernement pouvait maintenir sa réforme de la sécurité sociale.
Cette manœuvre, éculée, semble moins bien fonctionner aujourd’hui. Personne ne crie victoire, mis à part la CFDT et l’UNSA, donc. Tout le monde dénonce ce piège pour ce qu’il est : une fumisterie, un stratagème pour faire passer la pilule. Même dans la presse, le secret est éventé.
Si donc, malgré leur détermination, les centaines de milliers de manifestants cessent aujourd’hui peu à peu le combat sans que le gouvernement ait retiré son attaque générale contre les retraites, c’est que la manœuvre était plus ample et complexe. Aux côtés des syndicats “réformistes”, les “radicaux”, la CGT, FO et Solidaires, ont tenu leur rôle pour isoler et épuiser les grévistes. Compte-tenu du niveau de colère et de combativité de notre classe, cette usure programmée a simplement été plus longue que prévue. Il a même fallu tout le savoir-faire de ces spécialistes du sabotage des luttes pour parvenir à leurs fins.
Dès la rentrée de septembre, la campagne sur la réforme des retraites est officiellement lancée. FO, Solidaires et la CGT font feu de tout bois. Comment ? Par la multiplication des journées d’action sectorielles. À chaque boîte, sa journée de grève et ses revendications spécifiques. “Chacun pour soi, les syndicats pour tous”. Le but est d’épuiser les velléités de luttes avant de lancer un mouvement plus ample et sous contrôle.
Seulement, cette dispersion organisée est très critiquée. Dans les manifestations, les ouvriers qui expriment leur mécontentement face à cette division ne sont pas rares, ils veulent que les syndicats rassemblent car “on est tous dans la même galère, il faut qu’on se batte tous ensemble”. L’annonce, le 20 septembre, de la grande manifestation unitaire du 5 décembre répond à cette poussée. Là encore, rien n’est laissé au hasard : cette date est choisie parce qu’elle est suffisamment lointaine (plus de deux mois) pour poursuivre, durant tout ce laps de temps, l’éparpillement et l’épuisement. Elle est aussi juste avant les fêtes de fin d’année et la fameuse trêve des confiseurs, propice à rendre tout blocage des transports impopulaire et à isoler les plus combatifs.
Durant les mois d’octobre et de novembre, les syndicats “radicaux” poursuivent leur travail de sape par leurs grèves isolées et sectorielles. Alors que la colère ouvrière est palpable, dans de multiples secteurs, ils se gardent bien de proposer des AG ouvertes et rassemblant largement, d’unifier les entreprises et les secteurs entre eux par l’envoi de délégations massives pour discuter et étendre la grève. Rien de tout cela ! Juste des grèves et des actions isolées en attendant la promesse de la grande manifestation du 5 décembre. Mais cette stratégie d’épuisement et de démoralisation est une nouvelle fois insuffisante. La classe ouvrière continue de pousser, et la combativité de monter.
Le 16 octobre, les cheminots arrêtent brutalement le travail suite à un accident ferroviaire dans les Ardennes. Spontanément, en utilisant leurs téléphones, ils se préviennent les uns les autres et étendent ainsi la grève à toute une partie de la SNCF. Les agents d’Île-de-France se montrent particulièrement combatifs. Les lignes de RER sont bloquées. Les syndicats prennent le train en marche et chapeautent cette grève en appelant au “droit de retrait”. En d’autres termes : ils collent à la mobilisation qui se met en marche. La bourgeoisie goûtera peu cette autonomie ouvrière et cette dynamique de prise en main et d’extension de la lutte, au point que gouvernement et patronat dénoncent l’illégalité de cette “grève sauvage” et menacent de sanctions les grévistes. Ce qui permettra aux syndicats de reprendre définitivement le contrôle de la situation en s’érigeant comme protecteurs des grévistes et défenseurs du droit de grève. Durant ce mois d’octobre, la SNCF va en fait connaître un certain nombre de grèves sauvages, notamment dans le centre de maintenance de Châtillon où, sans l’avis des syndicats, 200 ouvriers sur 700 se regroupent pour se dresser contre des mesures qui aggravent les conditions de travail, mesures qui sont vite retirées afin de stopper la grève immédiatement et ainsi éviter que le mouvement ne soit connu et ne donne des idées aux travailleurs. (3)
Les syndicats sont donc avertis, ils doivent se montrer plus combatifs et coller au mouvement afin d’en avoir le parfait contrôle. Le 9 novembre, la CGT rejoint l’UNSA-ferroviaire (4) et Sud/Solidaires, dans l’appel à la grève reconductible du 5 décembre. Elle annonce que cette action sera aussi menée à la SNCF. Puis la CFDT-cheminots annonce être aussi du mouvement. (5)
Mais derrière le “front syndical” et les discours sur l’unité de tous les secteurs, ils poursuivent tous dans les coulisses leur même travail de sape et de division. Leur sabotage de l’unité du mouvement dans le secteur hospitalier est particulièrement caractéristique : depuis le mois de mars, les syndicats et leurs “collectifs inter-urgences” mènent des actions ultra-corporatistes, séparant la contestation des urgentistes de tous les autres services hospitaliers. Mais sous la pression grandissante de la volonté de “se battre tous ensemble”, ils changent de discours et appellent à deux manifestations “unitaires”, les 14 et 30 novembre, unitaires à… la fonction hospitalière ! Cela afin de mieux séparer cette lutte du mouvement général contre la réforme des retraites, au nom de la “spécificité des hôpitaux” (et donc surtout mieux diviser). Cette décision syndicale engendrera une véritable bronca au sein des AG des agents hospitaliers et nombre d’entre eux se mobiliseront tout de même, hors des consignes syndicales, le 5 décembre.
Lors des grandes manifestations de décembre, le besoin de solidarité entre les secteurs et les générations, de se battre tous ensemble, est repris par les slogans crachés par les haut-parleurs des camionnettes syndicales. Pour en faire quoi ? Rien. Juste répéter ces slogans en boucle lors de chaque journée d’action. Mais concrètement, chaque secteur est appelé à défiler dans son pré-carré syndical, parfois même délimité, parqué, coupé des autres, par une corde et un “service d’ordre”, l’ordre syndical. Aucun grand rassemblement pour discuter en fin de manifestation, alors que nombre de travailleurs en ont exprimé le souhait. Les syndicats et les flics dispersent les foules. Le temps presse : les cars doivent partir.
En cette mi-décembre, les cheminots de la SNCF et de la RATP en grève ont conscience que, s’ils restent isolés, le mouvement est voué à la défaite. Alors que font les syndicats ? Ils organisent un simulacre d’extension : quelques représentants CGT partent à la rencontre de quelques autres représentants CGT d’une autre entreprise.
Lors des manifestations du samedi, officiellement organisées par les syndicats afin de permettre aux salariés du privé de participer au mouvement, la CGT, FO et Solidaires ne font aucun effort de mobilisation en direction des entreprises. Au contraire, tout leur discours focalise sur le courage des cheminots “qui se battent pour nous tous”, sur la force de blocage de ce secteur (sous-entendant que les autres travailleurs sont impuissants) et la nécessité de les soutenir en… alimentant les caisses de solidarité organisées surtout par la CGT en lieu et place de la solidarité active des travailleurs dans la lutte et l’extension du mouvement (même s’il était compréhensible que tout le monde éprouve le besoin d’aider les cheminots financièrement du fait de leur perte d’un mois de salaire !). Tout au long de décembre, les syndicats cultivent la grève par procuration !
Ainsi, seuls en grève “illimitée”, les cheminots sont encouragés à tenir, “coûte que coûte” durant les 15 jours des fêtes de fin d’année avec le mot d’ordre : pas de trêve des confiseurs !
Mais là encore, les médias qui dénoncent “la prise en otage des familles qui veulent simplement se réunir pour Noël”, ces deux semaines de “trêve” durant lesquelles les cheminots se battent seuls, ne suffisent pas à épuiser la colère et la combativité générale, ni à rendre la grève “impopulaire”.
Le 9 janvier, la nouvelle journée de mobilisation multisectorielle voit à nouveau des centaines de milliers de manifestants affluer, toujours aussi déterminés à refuser la réforme.
Le 10 janvier, Phillipe négocie avec les syndicats et annonce “un dialogue constructif et des avancées”, promettant de demander dès le lendemain au Président Macron s’il est possible de retirer “l’âge pivot”. Tous les syndicats saluent cette victoire, cette grande victoire pour la CFDT et l’UNSA, ce petit pas en avant pour la CGT, FO et Solidaire montrant que le gouvernement commencerait à reculer sous la pression de la rue et des grévistes du secteur des transports.
Le lendemain donc, nouvelle manifestation. Ce samedi 11 janvier, à Marseille, les syndicats organisent des animations en fin de manifestation, pour rendre impossible toute discussion. À Paris, ils laissent le champ libre aux policiers pour gazer une nouvelle fois, disperser, et même tabasser des manifestants. Il ne faut pas que ces derniers puissent débattre. Mais surtout, l’affluence ce jour-là est en très nette baisse, les trains commencent à reprendre les voies, l’usure se fait sentir, l’ambiance au sein des cortèges moins massifs est moins combative. Le coup d’estocade peut être porté. Philippe annonce le retrait de “l’âge pivot”… temporairement. Le timing est parfait.
Alors maintenant que le mouvement s’essouffle, que les grévistes cheminots n’en peuvent plus, financièrement exsangues, qu’ils reprennent peu à peu le travail, que font les syndicats “radicaux” ? Ils en appellent bien sûr à l’extension du mouvement qui est dans une dynamique de reflux, haranguant le privé de “prendre le relais”, dénonçant la “lâcheté de la grève par procuration” ! Il fallait entendre Monsieur Mélenchon, le 9 janvier, sur toutes les chaînes, lancer : “La grève par procuration, ça commence à bien faire, il faut que tout le monde s’y mette !”.
Maintenant, ils n’ont que les mots “assemblées générales souveraines” à la bouche pour faire croire qu’ils ne sont que les porte-paroles des ouvriers et que si certains continuent à s’épuiser seuls à être en grève, ils n’y peuvent rien, “c’est l’AG et la base qui décident si les cheminots veulent perdre encore des jours de salaire” (dixit le dirigeant de la CGT, Philippe Martinez sur les plateaux télé).
Maintenant, ils multiplient les actions pour mieux constater que les ouvriers ne veulent pas renforcer et généraliser la mobilisation et donc mettre sur leur dos la défaite ! Cette semaine, ce ne sont pas moins de trois journées d’action, les 14, 15 et 16 janvier, auxquelles les syndicats appellent alors même que les cheminots reprennent le travail progressivement.
Maintenant, le meneur de la CGT, Monsieur Martinez, faisant écho à celui du Parti La France Insoumise de Monsieur Mélenchon, est sur tous les plateaux, toutes les radios, et au milieu des grévistes pour dénoncer les violences policières… qui durent depuis des mois ! Alors que les syndicats (CGT en tête) ont laissé faire jusqu’à présent les tabassages de manifestants, les dispersions des fins de manifestations à coup de grenades lacrymogènes, sans broncher et sans protester. Il a fallu que Mélenchon se mette à appeler à la démission du Préfet de police de Paris pour que les syndicats se mettent aussi à crier à hue et à dia contre la répression des grévistes.
Maintenant, tous les syndicats vont jouer le jeu des négociations avec le gouvernement pour la “prise en compte de la pénibilité”, nouvelle étape pour un émiettement corporatiste du mouvement alors que tout le monde travaille sous pression et que l’exploitation est pénible pour tous ! Ce “volet des négociations” est sérieusement à l’étude avec un unique objectif : diviser, voire mettre en concurrence les ouvriers dans des négociations perdues d’avance, branche par branche, pour déterminer si tel travail est plus “pénible” que tel autre. Le “front syndical” fera sans doute belle figure lorsque la CGT-cheminots et la CFDT-Carrefour se tireront la bourre pour savoir qui a le travail le plus “pénible” !
Les syndicats avaient fait le même coup lors de la grève des cheminots de l’hiver 1986 en appelant à l’extension de la grève, à la fin du mouvement, alors que les cheminots commençaient à reprendre le travail. (6) En fait, ce que cherchent ces pompiers sociaux professionnels, c’est l’extension et le renforcement de la défaite pour couper l’herbe sous le pied et tenter de casser les reins de la classe ouvrière. Ceci afin de donner toutes les garanties au gouvernement pour que cette réforme puisse passer au Parlement sans difficultés (et ainsi permettre au gouvernement de faire passer d’autres attaques) !
Non, la classe ouvrière n’a pas à se laisser culpabiliser par les syndicats !
Non, ceux qui reprennent le travail ne sont pas des briseurs de grève !
Non, les secteurs qui ne sont pas rentrés en lutte n’ont pas manqué de courage et de solidarité !
Ce sont les syndicats, main dans la main avec le gouvernement, qui ont planifié et orchestré cette défaite !
Ce sont les syndicats, main dans la main avec le gouvernement, qui ont empêché toute unité possible, toute extension réelle du mouvement !
La classe ouvrière, au contraire, doit être consciente du pas qu’elle a fait. Après dix années d’atonie, suite au long mouvement appelé par tous les syndicats unis, épuisant et impuissant, de 2010, les travailleurs ont commencé à redresser la tête, à vouloir lutter ensemble, à vouloir s’unir, à se reconnaître comme des frères de classe. Ces derniers mois ont été animés par le développement de la solidarité entre les secteurs et entre les générations !
Voilà la victoire de ce mouvement car le vrai gain de la lutte, c’est la lutte elle-même où toutes les catégories professionnelles, toutes les générations se sont enfin retrouvées ensemble dans un même combat de rue contre une réforme qui est une attaque contre tous les exploités ! Et voilà ce que vont s’évertuer à vouloir effacer le gouvernement et les syndicats dans les semaines et les mois à venir.
À nous de nous rassembler pour débattre, discuter, tirer les leçons, pour ne pas oublier et, lors des luttes de demain, être encore plus nombreux et plus forts en commençant à comprendre et à déjouer les syndicats, ces professionnels… de la défaite. Ils seront toujours les derniers remparts de l’État dans les rangs ouvriers pour la défense de l’ordre capitaliste !
Léa, 14 janvier 2020
(1) L’occupation des ronds-points, l’agitation ostentatoire des symboles républicains et nationalistes tels que les drapeaux tricolores ou La Marseillaise.
(2) Cf. nos tracts dans lesquels nous annoncions la manœuvre dès le début du mois de décembre.
(3) La déclaration des ouvriers de Châtillon a été publiée dans le RI n° 479. En voici un très court extrait : “Nous agents grévistes du matériel au Technicentre de Châtillon, sur le réseau TGV Atlantique, avons cessé le travail massivement depuis lundi 21 octobre au soir, sans se concerter ou être encadrés par les syndicats. (…) Notre colère est réelle et profonde, nous sommes déterminés à nous battre jusqu’au bout de nos revendications, pour le respect et la dignité. …) Marre des réorganisations, des bas salaires, des suppressions d’emplois et des sous-effectifs ! Nous appelons l’ensemble des cheminots à relever la tête avec nous, car la situation aujourd’hui à Châtillon est en réalité le reflet d’une politique nationale”.
(4) … alors que l’UNSA des autres secteurs n’appelle pas à faire grève ! En fait, là aussi, l’UNSA-ferroviaire est contrainte de coller à la combativité du secteur sous peine d’être complètement discréditée.
(5) … alors qu’au niveau national, la CFDT n’appelle pas plus à la grève !
(6) Nous republions ci-contre un article tirant les leçons de cette lutte : “SNCF décembre 1986 : Les ouvriers peuvent se battre sans les syndicats”.
Après l’assassinat ciblé par les États-Unis du stratège militaire iranien de premier plan, Qassem Soleimani, les discussions dans de nombreuses capitales du monde, en particulier en Europe occidentale (qu’elles aient ou non exprimé un soutien explicite à l’action américaine) ont porté sur la nécessité d’éviter une “escalade” des tensions militaires au Moyen-Orient. Commentant la nature limitée de la réponse initiale de l’Iran (une attaque de missiles sur des bases aériennes américaines en Irak qui semble avoir causé peu de dommages ou de pertes humaines), les mêmes voix ont poussé un soupir de soulagement, espérant que l’Iran allait maintenant annoncer une désescalade.
Mais la montée des confrontations militaires au Moyen-Orient (et la contribution particulière des États-Unis à celle-ci) a des racines plus profondes et plus larges que l’impasse actuelle entre l’Iran et le gouvernement Trump. Déjà à l’époque de la guerre froide, cette région stratégiquement vitale avait été le théâtre d’un certain nombre de guerres par procuration entre les blocs américain et russe, notamment les guerres arabo-israéliennes de 1967 et 1973 et les “guerres civiles” qui ont déchiré le Liban et l’Afghanistan, de même que la guerre entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980. Avec l’effondrement du bloc russe, les États-Unis ont cherché à s’imposer comme la seule superpuissance mondiale, exigeant de leurs anciens partenaires du bloc occidental qu’ils se joignent à la première guerre du “nouvel ordre mondial” de Bush Senior contre l’Irak de Saddam en 1991. Mais ce nouvel ordre mondial s’est vite révélé être une illusion. Au lieu de parvenir à une nouvelle stabilité mondiale (qui serait bien sûr dominée par les États-Unis), chaque nouvelle aventure militaire américaine ne faisait qu’accélérer le glissement vers le chaos : l’état actuel des deux pays qu’ils ont envahis au début du nouveau siècle, l’Afghanistan et l’Irak, en fournit de nombreuses preuves. Sous Obama, les revirements des États-Unis dans ces pays et la nécessité de “pivoter” vers l’Extrême-Orient pour faire face au défi croissant de la Chine, ont encore souligné l’affaiblissement de l’emprise de l’impérialisme américain sur le Moyen-Orient. En Syrie, il a dû céder de plus en plus de terrain à la Russie de Poutine, qui a maintenant formé une alliance avec la Turquie (membre de l’OTAN) pour disperser les forces kurdes qui détenaient auparavant le nord de la Syrie avec le soutien des États-Unis. (1) Mais si les États-Unis ont battu en retraite, ils ont continué à insister sur le fait qu’ils ne se sont en aucun cas retirés de la région. Ils ont plutôt réorienté leur stratégie vers un soutien sans faille à leurs deux alliés les plus fiables dans la région : Israël et l’Arabie saoudite. Sous Trump, ils ont pratiquement abandonné toute prétention à jouer le rôle d’arbitre entre Israël et les Palestiniens, soutenant sans hésiter les mouvements ouvertement annexionnistes de Netanyahou. De même, ils n’ont aucun scrupule à soutenir le régime saoudien qui mène une guerre brutale au Yémen et qui assassine effrontément des porte-parole de l’opposition comme le journaliste Jamal Khashoggi, tué et démembré à l’ambassade saoudienne à Istanbul. Surtout, ils ont accentué la pression sur leur principal ennemi dans la région, l’Iran.
L’Iran est une épine dans le pied des États-Unis depuis la soi-disant révolution islamique qui a renversé le Shah, fortement pro-américain, en 1979. Dans les années 1980, ils ont soutenu la guerre de Saddam contre l’Iran afin d’affaiblir le nouveau régime. Mais le renversement de Saddam en 2003 a ouvert une grande partie de l’Irak à l’influence iranienne : le gouvernement irakien de Bagdad, dominé par les chiites, est étroitement lié au régime de Téhéran. Cela a fortement accru les ambitions impérialistes de l’Iran dans tout le Moyen-Orient : il a établi une sorte “d’État dans l’État” via le Hezbollah au Liban et constitue le principal soutien des forces houtistes qui combattent l’Arabie saoudite et ses mandataires au Yémen. Et Soleimani a été le principal architecte de l’impérialisme iranien dans ces aventures et d’autres encore.
La décision de Trump d’entériner l’assassinat de Soleimani n’était donc pas basée sur un simple caprice de ce président américain, certes imprévisible, mais fait partie d’une stratégie impérialiste soutenue par une partie considérable de la bourgeoisie américaine, même si la poursuite de sa logique a certainement accentué les divisions au sein de l’appareil politico-militaire de la classe dirigeante américaine. Elle a fâché ceux qui ont soutenu l’approche plus conciliante d’Obama envers l’Iran, telle qu’elle est incarnée dans l’accord sur le programme nucléaire iranien, l’un des premiers accords diplomatiques à être abandonnés par Trump lorsqu’il est devenu président. Cette tentative de jeter des ponts avec l’Iran a également été l’approche des principales puissances européennes, y compris la Grande-Bretagne, qui ont de nouveau exprimé leurs doutes sur la politique de Trump après l’assassinat de Soleimani.
Ces critiques bourgeoises contre Trump ont déploré de ne pouvoir percevoir la vision à long terme derrière l’assassinat de Soleimani, à laquelle visiblement Trump n’avait pas réfléchi. Elles continuent à affirmer leur engagement en faveur de solutions rationnelles, politiques et diplomatiques aux conflits et rivalités guerrières qui se répandent dans le monde entier. Mais le glissement du capitalisme vers le militarisme n’est pas le produit de Trump ou d’autres mauvais dirigeants, mais de l’impasse historique du système capitaliste ; ces factions bourgeoises “responsables” ne sont pas moins dépendantes de la machine militaire que Trump et d’autres populistes (la guerre des drones au Moyen-Orient et dans les régions avoisinantes a été initiée sous Obama).
L’administration de Trump est fondée sur la reconnaissance que l’ancien ordre des alliances militaires disciplinées, qui a prévalu pendant la guerre froide, et le projet de nouvel ordre mondial post-1989, sont tous deux morts et que la véritable dynamique dans le monde depuis 1989 est le “chacun pour soi” : c’est la véritable signification du slogan de Trump : “America First”. Ceci est l’expression, au niveau des relations internationales, de la décomposition sous-jacente de la société capitaliste elle-même, de la phase finale du déclin du capitalisme en tant que mode de production, déclin qui a d’abord été clairement signalé par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, les États-Unis ne sont plus le “gendarme du monde”, mais le principal facteur de la descente dans le chaos. C’est pourquoi le “coup de dés” qui se joue derrière l’assassinat de Soleimani, indépendamment des fantasmes subjectifs de Trump ou de ses acolytes et partisans, ne peut avoir qu’un seul résultat : l’escalade de la barbarie militaire, que celle-ci se produise ou non à court ou à long terme. Comme le cauchemar en Syrie l’illustre de façon frappante, la première victime de cette escalade sera la masse de la population, le “dommage collatéral” du militarisme. En ce sens, qu’il soit intentionnel ou non, l’abattage de l’avion ukrainien au-dessus de Téhéran le même jour que la frappe de missiles iraniens contre des bases aériennes américaines démontre le coût humain réel de ces affrontements militaires.
L’aile gauche de la machine politique capitaliste (les démocrates et les “sociaux-démocrates” aux États-Unis, les corbynistes au Royaume-Uni, les trotskystes partout) ont leur propre programme lorsqu’ils attribuent la montée des tensions au Moyen-Orient à Trump ou à l’impérialisme américain. Cela découle de l’idée que les États-Unis ou les puissances occidentales sont les seuls impérialistes, et qu’ils sont opposés à des pays non-impérialistes ou même anti-impérialistes comme la Russie, la Chine ou l’Iran. Ceci est un mensonge : à notre époque, tous les pays sont impérialistes, des plus grands et des plus influents aux plus petits et aux moins grandes puissances mondiales. L’Iran, pas moins qu’Israël, ont leurs propres motivations impérialistes, qui s’expriment dans leurs tentatives d’utiliser des forces indirectes pour devenir la puissance dominante au Moyen-Orient. Et derrière elles se cachent les plus grands États impérialistes que sont la Russie et la Chine. En revanche, les exploités du capital, quel que soit l’État-nation qui préside à leur exploitation, n’ont aucun intérêt à s’identifier aux aventures impérialistes de leur propre classe dirigeante. La gauche, tout en appelant à la défense des nations dites “opprimées”, prétend également être du côté des exploités et des opprimés dans ces pays, où le long règne de l’économie de guerre ainsi que l’impact de la crise économique mondiale (à laquelle on peut ajouter le poids des sanctions américaines dans un pays comme l’Iran) (2) a certainement conduit à une accumulation massive de mécontentement social et d’opposition aux régimes existants dans tout le Moyen-Orient. Les révoltes populaires dans des pays comme le Liban, l’Irak et l’Iran au cours des deux dernières années en sont la preuve. Mais alors que les gauchistes clament leur soutien à ces mouvements, ils minent réellement la possibilité d’un mouvement de classe indépendant émergeant dans ces pays, parce qu’ils refusent de critiquer les faiblesses de ces révoltes où les différents intérêts de classe sont fusionnés. En effet, avec leur soutien au “nationalisme des opprimés”, les gauchistes ne peuvent que renforcer davantage la tendance de ces révoltes à prendre une direction nationaliste (comme avec les slogans anti-iraniens scandés lors des manifestations en Irak, ou le fait d’agiter le drapeau libanais comme une fausse solution aux divisions sectaires au Liban). Et maintenant que les régimes en Iran et en Irak cherchent pour l’instant à noyer le mécontentement envers le régime dans une campagne hystérique d’unité nationale anti-américaine, la gauche, en se faisant l’écho des slogans anti-américains, se révèle être une “meneuse de claques” de l’effort de guerre des ayatollahs. C’est une des ironies de la situation que l’assassinat de Soleimani par les États-Unis permette au régime de Téhéran de mettre en place des campagnes pour renforcer sa crédibilité en tant que défenseur des “intérêts nationaux” iraniens. Pourtant, malgré les images très médiatisées de centaines de milliers de personnes dans les rues pleurant Soleimani, nous doutons que les exploités et les opprimés d’Iran et d’Irak aient été entièrement pris dans la nasse de l’union nationale : il s’agit après tout du même Soleimani dont les forces d’élite ont été en première ligne de la répression impitoyable des protestations contre le régime, qui a laissé des centaines de cadavres dans les rues. Les manifestations antigouvernementales qui ont éclaté dans tout l’Iran immédiatement après que les autorités ont admis avoir abattu l’avion de ligne ukrainien montrent que “l’Union sacrée” promue par le régime après l’assassinat de Soleimani n’a pas de réelle solidité. La classe ouvrière en Iran a mené des luttes courageuses au cours des deux dernières années, révélant une fois de plus qu’elle a le potentiel (comme nous l’avons vu à certains moments en 1978-79) de fournir une direction à la masse de la population, d’intégrer son mécontentement dans un mouvement authentiquement prolétarien. Mais pour que cela se produise, les travailleurs d’Iran, d’Irak et d’autres pays en première ligne du conflit impérialiste devront développer leur capacité d’éviter tous les pièges tendus sur leur chemin, que ce soit sous la forme de nationalisme ou d’illusions dans la pretendue supériorité de “la démocratie occidentale”.
Et ils ne pourront pas faire ce pas en avant vital sans la solidarité active de la classe ouvrière internationale, surtout dans les pays centraux du système. Les luttes actuelles de la classe ouvrière en France indiquent que ce n’est pas un espoir perdu.
Contre l’escalade de la barbarie militaire, la seule voie pour l’humanité réside dans l’escalade de la lutte de classe internationale contre le capital, contre ses rivalités nationales, sa répression et ses guerres.
Amos, 12 janvier 2020
(1) Le “retournement de veste” de la Turquie d’Erdogan fonctionne cependant dans les deux sens, comme la plupart des alliances aujourd’hui : au Moyen-Orient, elle s’est tournée vers la Russie contre les États-Unis, mais en Libye, elle a envoyé des troupes pour soutenir le gouvernement d’entente nationale reconnu par l’ONU, contre les forces de Khalifa Haftar, qui sont soutenues par la Russie…
(2) Il faut également rappeler que le même Trump qui déclare hypocritement son soutien aux manifestations de la population iranienne contre la pauvreté et le chômage menace maintenant de rendre leurs conditions de vie encore plus désespérées en infligeant des sanctions économiques encore plus lourdes à l’Iran. Non moins hypocrite est la prétention de Trump de soutenir les manifestations qui ont suivi la chute de l’avion ukrainien, une tentative d’instrumentaliser la bévue de l’Iran et de répandre des illusions dans les scrupules moraux des puissances occidentales.
Dans son roman de 1957, Le Dernier Rivage, adapté au cinéma quelques années plus tard, Nevil Shute imaginait l’Australie comme le dernier endroit sur Terre où les humains avaient survécu après qu’une guerre nucléaire avait détruit l’hémisphère nord. C’était un court répit puisque la radioactivité mortelle se déplaçait vers le sud et l’histoire décrivait comment les différents personnages abordaient la mort de la planète ainsi que leur propre tragédie.
Aujourd’hui, au lieu d’abriter les derniers soubresauts de la civilisation décrit par Shute, le continent australien est un précurseur et un microcosme (un microcosme particulièrement significatif, aussi grand que l’Europe entière ou les États-Unis) d’une Terre transformée en désert par la soif avide et insatiable du capitalisme pour le profit. Tout ce qui est en lien avec le changement climatique d’origine anthropique, le réchauffement global et l’incapacité totale du capitalisme ne serait-ce que de commencer à faire face à cette menace mortelle pour l’humanité, tout comme les solutions bidon proposées notamment par les Verts, se manifeste aujourd’hui en Australie.
Nous pourrions mentionner de nombreux chiffres détaillés, des graphiques, la hausse des températures, les échelles, l’ampleur et l’étendue des incendies faisant rage actuellement à travers l’Australie. Nous pourrions encore signaler le nombre de maisons perdues, de morts et de malades occasionnés, mais il est suffisant ici de dire que tout cela atteint un niveau record et s’accroît davantage chaque jour dans des endroits toujours plus nombreux du continent, qu’à certains endroits les niveaux de pollution de l’air sont plus élevés que ceux de Pékin ou de Delhi. Dans la capitale de la Nouvelle-Galles du Sud, la pollution est onze fois supérieure à la normale. Dans la populeuse Sydney, les alarmes incendie se déclenchent, les ferries et les autres moyens de transport sont à l’arrêt, les écoles fermées. Les personnes souffrant de maladies respiratoires sévères engorgent hôpitaux et cabinets médicaux, et personne n’est averti que les masques de protection à la pékinoise qui font leur apparition sont plus qu’inutiles. Des gens rapportent que la fumée s’introduit même à l’intérieur de leur maison et ils s’inquiètent à raison des effets immédiats et à long terme sur leur santé. Les conditions deviennent de plus en plus dangereuses pour les pompiers, dont 85 % sont des volontaires (suite à la dernière vague de suppression d’emplois à temps plein de pompiers), et en raison des courtes pauses dans leur activité ils font face à l’épuisement, à l’intoxication par la fumée et au danger d’accident mortel.
Bien sûr, il y a toujours eu des incendies de brousse en Australie, mais l’ampleur, la durée et l’intensité de ces derniers événements les placent à un niveau inédit et dangereux. Tout comme “il y a toujours eu des feux de brousse”, il y a toujours eu des changements climatiques et des fluctuations du dipôle de l’océan Indien, qui affecte les phénomènes météorologiques en Australie et au-delà, réchauffant le sud-est tout en accroissant la pluviométrie en Afrique dans ce cas. Mais comme d’autres phénomènes météorologiques au niveau mondial (par exemple, El Niño), ils se distordent et s’intensifient jusqu’à atteindre des niveaux “sans précédent” selon les experts. Ceci est causé par l’accroissement du réchauffement global provoqué par les effets de l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre.
Aussi graves qu’ils soient, ce ne sont pas seulement les incendies de brousse et les pénuries d’eau qui témoignent des dangers à court et long termes pour la population en Australie et au-delà. La déforestation est en train de créer de plus en plus de déserts de poussière. L’Australie n’a rien à envier aux autorités brésiliennes ni aux autres complices de l’exploitation impitoyable des sols et de son ampleur. De vastes étendues, aussi loin que le regard peut porter, ont été privées de toute forme de végétation. Quant aux emblématiques koalas, ils ont été décimés bien avant ces incendies. Les immenses plaines créées pour l’agriculture intensive requièrent de grandes quantités d’eau et des tonnes d’engrais. Elles sont dénudées de toute pousse, laissant peu d’humidité dans le sol, ce qui de plus réduit la formation de nuages au-dessus d’elles. Comme ces plaines se dessèchent sous la chaleur, il ne reste qu’une terre aride se décomposant en poussière, balayée par le vent et arrosée de pesticides, une préoccupation supplémentaire pour les populations avoisinantes. Comme au Brésil de Bolsonaro, les défrichements illégaux et les déforestations ont été tolérés, voire encouragés par les diverses autorités australiennes. Tout ceci dans l’intérêt du capitalisme et de son inéluctable course aux profits. Étant donné les avertissements des experts sur les futurs développements climatiques, et que rien ne va changer concernant le besoin de profit du capitalisme, combien de temps encore de vastes zones d’Australie demeureront habitables pour les générations futures ?
Le gouvernement de coalition dirigé par “l’homme du peuple”, le Premier ministre Scott Morrison, contrairement à son prédécesseur, Tony Abbot, accepte l’idée que le “réchauffement global” existe mais qu’il est “sous contrôle” (comme il l’est en Australie en ce moment !). Sa position et celle de son gouvernement ne sont fondamentalement pas différentes de celle d’Abbot, qui disait que le réchauffement global “était probablement une bonne chose”, qu’il “verdissait la planète et accroissait les rendements agricoles, rendant la vie plus sûre et plus agréable”, et qu’il n’y avait pas beaucoup de chances de le stopper de toute façon. Morrison a gagné l’élection sur cette base : “ne pas avoir peur du charbon”, affirmant qu’il ne placerait pas le changement climatique avant les emplois, que le lien avec les incendies de brousse existait vraiment “parmi beaucoup d’autres facteurs” mais était une “question secondaire” et “au sujet de laquelle il n’y avait pas à s’inquiéter”. Le gouvernement et son secteur de l’énergie n’ont pas de politique cohérente à propos du changement climatique et ils ne sont pas différents de la grande majorité des principales puissances. Ils utilisent actuellement des crédits carbone en lien avec des manipulations comptables afin de prétendre agir en faveur de la réduction des émissions promises par le gouvernement australien. Le gouvernement fédéral détourne le problème vers les autorités locales, étatiques et territoriales, “décentralisant” la question, évitant et sapant ainsi toute forme de responsabilité ou d’approche cohérente. Cette tactique de “décentralisation” est une vieille astuce de l’État démocratique qui facilite aussi le “diviser pour régner”. Pendant ce temps, le parlement de Nouvelle-Galles du Sud essaie de faire passer une loi qui amoindrirait toute considération climatique dans la production de charbon. Les très lucratives exportations de charbon australien s’élèvent à 36 milliards de livres sterling par an selon certains rapports. Sept nouvelles mines à ciel ouvert ont été mises en service dans le Queensland. Fondamentalement, comme tous les gouvernements quelle que soit leur couleur, la réponse du gouvernement australien a été de nier, détourner et obscurcir la question du changement climatique tout en poursuivant rapidement la spoliation du territoire au nom de l’intérêt national et du profit.
Le Verts font plus de bruit autour du changement climatique, mais quand ils en viennent au fond du problème, ils sont clairement à mettre dans le même sac que le gouvernement et ses politiciens. Le “mouvement vert” ressemble beaucoup au mouvement pacifiste. En fait, en Australie, comme dans toutes les principales démocraties, les deux mouvements, leur structure et leur personnel, sont interchangeables et interchangent réellement à certains moments de l’histoire.
La principale similarité entre les deux mouvements est qu’ils existent pour promouvoir et plaider ce que le capitalisme ne peut pas offrir : un système sans profit, sans concurrence et sans guerre. Ils ne représentent pas seulement des diversions à la nécessité pour le prolétariat d’affronter le capitalisme dans son ensemble, ils sont aussi d’importants soutiens pour la perpétuation du système et sont ainsi partiellement responsables des effets cumulatifs de sa décomposition. Pour les Verts, la lutte du travail contre le capital doit être évitée pour que réussissent leurs “réformes”, réformes qui n’ont en réalité aucune chance de réussir puisque le capitalisme est par nature un système d’exploitation destructeur.
Pour les Verts, généralement la situation “requiert l’attention du gouvernement” et “l’intervention” dans le secteur “bancaire”. L’intervention de l’État est aussi requise pour “de nouveaux emplois issus des sources d’énergie neutres en carbone”, et le parlement (les Verts tout comme les pacifistes sont très portés sur le parlement et la démocratie) devrait “sauver le peuple” : c’est le même parlement qui, en réalité, représente les intérêts du capital contre “le peuple” en général et la classe ouvrière en particulier. Pour les Verts, la classe ouvrière devrait soutenir son ennemi, se sacrifier pour lui et renoncer à ses luttes sur son terrain de classe.
Pour certains Verts en Australie, et sans aucun doute ailleurs, les incendies ont été accueillis comme “une dernière piqûre de rappel” (dans une longue série de “dernières piqûres de rappel”). L’idée de ces activistes est qu’étant donné les dommages croissants causés par les incendies et les inondations, les compagnies d’assurance refuseront de couvrir ceux-ci ainsi que d’autres risques critiques associés au réchauffement global et, par conséquent, les banques ne prêteront plus aux entreprises productrices d’énergie fossile et investiront à la place dans des “solutions vertes”.
Le problème fondamental de cette approche est qu’elle est basée sur la supposition que le capitalisme est un système “ouvert à la raison”, qui adoptera une approche logique et fera ce qui est le mieux pour le monde. Toutes les preuves dont nous disposons depuis le début du siècle dernier nous montrent que ce n’est pas le cas, comme illustré par deux Guerres mondiales et de nombreuses guerres irrationnelles et illogiques depuis lors, à mesure que le capitalisme s’enfonce davantage dans le déclin. Peu importe la “radicalité” apparente de ces Verts, leur seul objectif est de faire croire qu’il est possible de réformer le système à travers les compagnies d’assurance, les banques et “l’exploitation verte”. Mais la principale fonction de l’idéologie verte, comme de son jumeau pacifiste, est d’embrouiller et démobiliser la classe ouvrière, de la détourner de sa lutte contre le capital et la ramener vers l’ “intérêt national”.
Ce qui démasque vraiment le mouvement Vert (et cause beaucoup de dissensions internes au sein de ces groupes) est le développement du militarisme et de la guerre. Quand les Verts sont clairement pacifistes, comment abordent-ils la question de la guerre impérialiste ? Compte tenu de leur soutien aux intérêts nationaux, leur approche est celle de l’influent parti écologique en Allemagne qui a soutenu la “guerre contre le terrorisme” de leur État en Afghanistan et ses “expéditions” militaires extérieures. Les Verts en général vont laisser l’appareil militaire et répressif de l’État non seulement intact mais renforcé, agressif et fonctionnant à l’énergie fossile.
Les terrifiants incendies australiens et toutes les magouilles politiciennes autour d’eux sont un exemple supplémentaire de la course du capitalisme dans son ensemble vers la destruction. Le capitalisme n’agit pas pour le bien de l’humanité mais pour l’accumulation du capital et la conquête militaire. La raison n’entre pas en ligne de compte : “Le capital est un rapport mondial entre les classes, basé sur l’exploitation du travail salarié et de la production pour la vente afin de réaliser des profits. La recherche constante de débouchés pour ses produits entraîne une concurrence impitoyable entre les États-nations pour la domination du marché mondial. Et cette concurrence exige que chaque capital national se développe ou meure. Un capitalisme qui ne cherche plus à pénétrer le dernier recoin de la planète et à croître sans limite ne peut exister. De même, le capitalisme est totalement incapable de coopérer à l’échelle mondiale pour répondre à la crise écologique, comme l’a déjà démontré l’échec lamentable des différents sommets et protocoles climatiques”.
De l’ “autre côté” du capital se tient le travail. Ce dernier est déjà monté à l’assaut du ciel autrefois et il lui faudra réitérer ce combat en tant que seule force capable d’offrir une possibilité de se battre face à l’avenir sombre que nous réserve le capitalisme.
Baboon, 28 décembre 2019
Le monde de la politique est chaque jour de plus en plus versatile. Un jour c’est la “taxe plastique”, un autre le mécanisme européen de stabilité. Les différents partis politiques n’hésitent pas à utiliser leurs désaccords pour embrouiller les idées du prolétariat et le détourner des réels problèmes. Tous ont la prétention de parler au nom du “peuple” italien, donc aussi des travailleurs. En réalité, tant l’ancien gouvernement “jaune et vert” (1) que l’actuel gouvernement “jaune et rose”, comme tous ceux qui les ont précédés, ne sont que les défenseurs du capital national et cherchent à tromper les travailleurs avec des mesures présentées comme la panacée pour leurs conditions de vie.
Le gouvernement précédent s’est présenté comme un gouvernement “populaire” en affichant ses mesures censées soulager les problèmes des travailleurs, comme l’introduction de la “quota 100” (2) et du revenu universel dit “de citoyenneté”. Mais quand on y regarde de plus près, ces mesures n’ont rien apporté de vraiment substantiel au prolétariat :
– La “quota 100” ? Ce mécanisme concerne seulement quelques dizaines de milliers de personnes. Ce n’est pas l’abolition de la loi “Fornero” (3) et, de toute façon, ceux qui l’acceptent perdent de l’argent sur leur pension. Il s’agit donc d’une mesure de propagande et non d’une mesure sociale capable de s’attaquer réellement aux problèmes des gens (qui est, en l’occurrence, la possibilité de partir en retraite plus tôt avec une pension qui permet de vivre). On nous a également dit que la retraite anticipée devrait servir à créer de nouveaux emplois pour les jeunes. (4) Les statistiques montrent pourtant que ce n’est pas vrai : pratiquement aucun travailleur qui a pris sa retraite avec la “quota 100” n’a été remplacé, ce qui a également créé des problèmes dans l’administration publique, en particulier dans le domaine de la santé où le manque de personnel oblige les médecins et les infirmiers à effectuer des gardes supplémentaires épuisantes.
– Le revenu de citoyenneté : un bazar qui non seulement n’a pas supprimé la pauvreté (comme Di Maio s’est empressé de le déclarer à grands cris avec tous ses ministres depuis les balcons du palais Chigi), non seulement n’a pas été utilisé pour créer des emplois (5) (sauf pour les postes de navigation), mais a surtout favorisé le recours au travail illégal. Personne ne peut vivre avec 500 € mensuels : celui qui reçoit ce revenu doit le compléter, mais pour l’instant il ne peut le faire qu’avec le travail au noir (pour ne pas perdre le revenu de citoyenneté).
– En revanche, pour financer une partie de ces mesures, on a retiré de l’argent aux retraités : trois milliards en trois ans.
– Le nouveau gouvernement prétend également vouloir résoudre les problèmes sociaux avec des promesses sur la réduction des impôts, la gratuité des crèches, “l’allocation bébé”, etc. Mais en réalité, cette réduction d’impôts s’élève à moins de 40 euros par mois (et seulement pour les travailleurs ayant les revenus les plus faibles). De plus, la gratuité des crèches est également destinée aux personnes aux revenus les plus faibles, si tant est qu’elles puissent trouver une place en crèche.
La situation avec le nouveau gouvernement ne s’améliore pas, loin de là. Le scénario qui se dessine de plus en plus clairement aux yeux de tous est celui d’un effritement progressif de toute la sphère productive italienne. Le nombre de licenciements est impressionnant : Alitalia a supprimé 5 000 emplois ; Unicredit : 8 000 ; Ilva di Taranto : 4 700 ; Whirlpool Campania : 800 ; Embrago à Riva di Chieri : 500 ; Bosch à Bari : 640 ; Pernigotti : 25, Jabil : 350, Conad : 3 105… pour ne citer que les plus connus mais auxquels il faut ajouter des dizaines d’autres petites et moyennes entreprises. Il y a actuellement 160 entreprises en crise avec un total estimé de 400 000 emplois en danger. Le cas d’Unicredit est particulièrement significatif : avec 8 000 licenciements (plus de 6 000 en Italie) et la fermeture de près de 500 agences, Unicredit n’est que la dernière entreprise en faillite dans le secteur bancaire qui, en douze ans, a anéanti pas moins de 74 000 emplois. Dans ce cas, il est facile de voir comment le progrès des technologies numériques (en 2019, 13,7 millions d’Italiens géraient leur argent par le biais de smartphones) ne profite qu’aux entrepreneurs et tout cela au détriment des travailleurs. Si pour certains, il semble se dessiner une conclusion positive, comme pour Almaviva où les 3 000 licenciements ont été révoqués, à la lecture des accords collectifs, on se rend compte que cela ne s’est produit qu’en augmentant l’exploitation de la main d’œuvre : six mois de “Contrat de solidarité” ont été imposés aux travailleurs avec la diminution de 45 % du temps de travail (et des salaires) à Rome, 45 % à Palerme et 35 % à Naples et douze mois supplémentaires de Fonds extraordinaire de garantie des salaires. (6)
Cette situation ne touche pas uniquement l’Italie, mais concerne tous les pays capitalistes. Même la “florissante” Allemagne connaît des licenciements dans tous les secteurs : à la Deutsche Bank, 18 000 emplois doivent être supprimés dans les années à venir ; 5 600 emplois en moins chez T-Systems (la branche informatique de Deutsche Telekom) ; 700 chez Allianz ; Thyssenkrupp doit effectuer 6 000 licenciements dans le monde, dont 4 000 en Allemagne ; Siemens : 2 700 dans le monde dont 1 400 en Allemagne ; Bayer : 12 000 d’ici 2021. En France, le gouvernement Macron s’attaque aux services sociaux, aux retraites, aux soins de santé, etc.
Si les entreprises font faillite ou licencient en masse, ce n’est pas à cause de l’incapacité de leurs dirigeants ou parce que quelqu’un a spéculé ou volé : ce n’est pas la faute du capitaliste individuel si nous nous dirigeons vers une nouvelle récession profonde, c’est une conséquence de l’obsolescence du système capitaliste comme un tout qui ne peut même plus garantir la simple survie de ses exploités.
Que font l’État et les syndicats face à cette ruine ? Si nous considérons le cas de la société sidérurgique ILVA de Tarente, avec ses 4 700 licenciements (impliquant environ 20 000 familles, en considérant également les activités induites par la présence de cette entreprise), le plan de l’État italien a été d’entrer dans le capital de la société franco-indienne qui possède l’entreprise ILVA (ArcelorMittal) avec une injection d’argent frais et… la réduction des licenciements à “seulement” 1 800. En pratique, en acceptant 40 % des licenciements annoncés par l’entreprise, l’État s’adapte face aux besoins d’ArcelorMittal. Le tout accompagné de la promesse d’une reconversion de l’usine sur la base d’une technologie plus propre, visant une fois de plus à poser une fausse alternative entre les emplois et la santé, comme si les travailleurs devaient choisir de mourir du cancer ou simplement de faim.
Et les syndicats dans tout ça ? Que proposent les syndicats pour faire face à la situation ? La réponse de Landini, secrétaire général de la Confédération générale italienne du travail (CGIL), le syndicat qui se présente comme le plus combatif et le plus à gauche, est vraiment significative. Plutôt que de défendre les conditions des travailleurs en s’attaquant aux licenciements et à la dégradation des conditions de vie, Landini propose “une alliance avec le gouvernement et les entreprises pour empêcher le pays de s’effondrer”, (7) en demandant aux entreprises d’ “abandonner les sirènes de la finance, de redevenir les entrepreneurs innovants et capables qui, avec ceux qui travaillent, ont fait l’Italie”. (8) En pratique, on propose un prétendu pacte social qui ne peut se faire que contre le prolétariat. De plus, l’avertissement sournois sur les “sirènes de la finance” suggère l’idée illusoire que l’investissement du capital sur les marchés spéculatifs est le fait de capitalistes égoïstes et non la recherche de la nécessaire valorisation de chaque capital.
Face à ces attaques généralisées, aidées et encouragées par le syndicat, seule la lutte unie de tous les travailleurs est en mesure de s’y opposer. On ne peut opposer aux attaques concertées des capitalistes, de l’État et des syndicats des luttes séparées, centrées sur les spécificités de sa propre situation, comme les syndicats nous y invitent continuellement. On ne peut pas non plus penser sauver son propre emploi en faisant progresser la rentabilité de son entreprise, sa productivité, son rôle stratégique. La seule règle que le capital connaît est celle de l’extraction maximale de la plus-value du prolétariat et de sa transformation en profit ; quand il échoue, il taille dans le vif et ferme.
Pour éviter que les travailleurs ne commencent à penser par eux-mêmes qu’il est nécessaire de s’unir, le syndicat leur a immédiatement coupé l’herbe sous le pied : “Nous devons penser à une grève générale unifiée”, a dit le secrétaire de la CGIL, Landini, le 20 novembre dernier. Mais un mois plus tard, ils y réfléchissent encore ! Quoi qu’il en soit, nous savons déjà ce que sont les “grèves générales unitaires” des syndicats : des journées de mobilisation isolées, avec les travailleurs défilant chacun derrière leurs banderoles sectorielles, écoutant les bavardages habituels du syndicaliste de service et rentrant ensuite chez soi sans que rien n’ait changé. Ce n’est certainement pas ainsi que se fait l’unité des prolétaires : elle se forge dans des assemblées générales, où ils se rencontrent en tant que membres d’une même classe, où ils confrontent leurs idées pour décider comment donner de la force à la lutte, comment donner de la continuité à la mobilisation, comment étendre la lutte à d’autres secteurs, puisque les attaques ne se limitent pas aux licenciements, mais incluent la précarité croissante du travail, les réductions de salaire, etc.
Si les travailleurs veulent se battre face au capital, contre les appendices du gouvernement bourgeois que sont les syndicats, instruments de contrôle des luttes prolétariennes, il n’y a qu’une seule façon de faire : s’unir pour défendre leurs conditions de travail, sans se perdre derrière les spécificités sectorielles et les manifestations syndicales stériles.
Bien sûr, cette étape est difficile. C’est une vraie montagne. Elle nous oblige à nous reconnaître non plus comme des métallurgistes, des sidérurgistes, des employés de banques, des infirmières, etc., mais comme des prolétaires, comme les véritables producteurs de la richesse sociale, une richesse qui nous est enlevée pour devenir en grande partie du profit pour le capital. Pour y parvenir, les travailleurs les plus conscients doivent répandre l’idée que l’unification des luttes est possible, que l’expérience du mouvement prolétarien le montre, que les travailleurs en France en 1968 ou en Italie en 1969 (l’automne chaud), ou ceux de Pologne en 1980 l’ont fait, que le prolétariat est la principale force sociale de la société quand il est uni, solidaire et organisé. Les travailleurs doivent se regrouper, discuter, se réapproprier les leçons du passé, pour préparer l’avenir de la lutte de classe.
Elios, 13 décembre 2019
(RZIZ, section en Italie du CCI)
(1) Jusqu’en septembre 2019, le gouvernement de Giuseppe Conte s’appuyait sur une coalition entre la Ligue du Nord (Parti d’extrême droite associé à la couleur verte) et le Mouvement 5 étoiles (Parti attrape-tout associé à la couleur jaune). Depuis la chute de la coalition populiste, le M5S s’est associé au Parti démocrate (Rose) pour se maintenir au gouvernement. (NDT)
(2) Le M5S a présenté la “Quota 100” comme un mécanisme de diminution de l’âge de départ à la retraite. (NDT)
(3) La loi “Fornero” prévoit un âge minimum de 67 ans pour partir à la retraite. (NDT)
(4) Pris d’enthousiasme, Di Maio est même allé jusqu’à dire que pour chaque retraite, trois nouveaux emplois seraient créés ! Après la multiplication des pains et des poissons, voici la multiplication des emplois !
(5) De temps à autre, on nous présente des statistiques selon lesquelles le nombre de personnes ayant un emploi augmente, mais si on regarde les heures travaillées, on constate qu’elles diminuent ; c’est parce que cette augmentation correspond à une augmentation du travail à temps partiel, de sorte qu’à la place d’une personne employée, il y en a désormais deux, mais avec une moitié de salaire.
(6) Ce fond est une prestation pour les travailleurs en situation de chômage technique en Italie. (NDT)
(7) La Repubblica (9 décembre 2019).
(8) L’invitation à considérer les entrepreneurs comme des partenaires, comme des alliés avec lesquels on peut tracer ensemble un chemin commun, plutôt que comme des adversaires, n’échappera à personne. D’autre part, la production par la télévision publique (RAI) de pas moins de cinq fictions sur les grands entrepreneurs italiens (Adriano Olivetti, Enrico Mattei (ENI), Giovanni Borghi (Ignis), Enzo Ferrari et Luisa Spagnoli) va exactement dans le même sens, c’est-à-dire propager l’idée qu’il existe de bons et compétents entrepreneurs et que si les choses tournent mal, c’est à cause de l’incapacité ou de la cupidité de quelques autres.
Il y a trente ans, le mur de Berlin s’effondrait, traduisant la faillite des régimes staliniens honnis. Cet événement devait devenir par la suite le véritable symbole de l’implosion du bloc de l’Est. Cet anniversaire a été l’occasion pour la bourgeoisie, bien qu’elle fasse profil bas aujourd’hui, d’asséner les mêmes mensonges qu’hier.
L’anniversaire de la chute du mur de Berlin s’est déroulé sans flonflons ni trompettes, dans une triste ambiance. Aux antipodes de l’euphorie et de l’immense liesse populaire du 9 novembre 1989, la “grande fête” organisée par la bourgeoisie faisait pâle figure : “les Européens, incorrigibles pessimistes, ont abordé le trentième anniversaire (…) dans une ambiance d’enterrement. Le moral est en berne…” (1) Et comme “signe du manque d’enthousiasme pour ce jubilé, aucun des grands dirigeants occidentaux ne fait le déplacement samedi 9 novembre à Berlin”. (2) Finalement, seule une odieuse propagande bourgeoise servait de décorum à ce rendez-vous sans panache.
Les faits sont têtus et la bourgeoisie ne peut absolument pas pavoiser à l’heure de ce bilan des trente dernières années. Même le monstre stalinien tant détesté autrefois, celui des régimes de l’Est, en vient à susciter parfois une nostalgie désabusée et des doutes de la part de populations des territoires “libérés”, tant la situation s’est dégradée depuis : “Il y a 30 ans, la communication, la solidarité entre les gens étaient bien meilleures. Aujourd’hui, on doit se battre pour tout, pour le travail, pour le loyer, pour le docteur. Avant, le docteur n’était pas un comptable, aujourd’hui, c’est un entrepreneur”, dit Arnaud”. (3)
En effet, l’état de la société reste catastrophique, notamment dans les territoires de l’ex-bloc de l’Est, davantage sinistrés. Les menaces croissantes de la société capitaliste poussent d’autant les populations inquiètes dans les bras des populistes qui prétendent les “protéger”. Bon nombre de ces pays (Hongrie, Pologne, etc.) sont donc très marqués par ces régimes ouvertement à droite, prônant un nationalisme virulent et une “bunkérisation” des frontières. La situation de décomposition et de chaos du monde capitaliste actuel tranche donc de manière radicale avec les grandes promesses mensongères de la bourgeoisie, avec ses discours hypocrites, avec les illusions entretenues au moment de la chute du mur en novembre 1989 où elle promettait un avenir radieux : celui d’une sorte de félicité démocratique pour le monde et la “nation allemande réunifiée”.
Au moment des événements, la perspective d’en finir avec la terreur stalinienne et la pénurie chronique, le vaste soulagement empreint d’illusions des Allemands de l’Est avaient été instrumentalisés à outrance par la bourgeoisie occidentale (en complicité avec celle des “vaincus” de l’Est) pour diviser les ouvriers et diffuser une vaste campagne idéologique mondiale, celle du plus grand mensonge de l’histoire contre le prolétariat : la chute du mur et la faillite du stalinisme signifient “la mort du communisme” !
Aujourd’hui, même si de façon plus sournoise, vu les rancœurs et les colères au sein des populations face aux prétendus “bienfaits de la démocratie”, les médias bourgeois et toute la classe politique nous servent les mêmes discours idéologiques nauséabonds remis au goût du jour : “Même si l’Europe est aujourd’hui en crise sur plusieurs sujets, il ne faut pas oublier que la chute du mur de Berlin a avant tout signé la fin du communisme en tant que régime totalitaire”. (4)
À l’époque, le CCI combattait déjà ce mensonge, cette ignoble idée que le stalinisme équivaut au communisme, matraquée depuis à l’envi : “Crise et faillite du stalinisme sont celles du capitalisme, non du communisme. (…) Il y a aujourd’hui un déchaînement de mensonges à cette occasion, et en premier lieu, le principal et le plus crapuleux d’entre eux : celui prétendant que cette crise, cette faillite, c’est celle du communisme, celle du marxisme ! Démocrates et staliniens se sont toujours retrouvés, au-delà de leurs oppositions, dans une sainte-alliance, dont le premier fondement est de dire aux ouvriers que c’est le socialisme qui, au-delà de ses travers et déformations, règne à l’Est. Pour Marx, Engels, Lénine, Luxemburg, et pour l’ensemble du mouvement marxiste, le communisme a toujours signifié la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, la fin des classes, la fin des frontières, cela n’étant possible qu’à l’échelle mondiale, dans une société où règne l’abondance, “de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins”, où “le règne du gouvernement des hommes cède la place à celui de l’administration des choses”. Prétendre qu’il y aurait quelque chose de “communiste” ou d’engagé sur la voie du “communisme” en URSS et dans les pays de l’Est, alors que règnent en maître exploitation, misère, pénurie généralisée, représente le plus grand mensonge de toute l’histoire de l’humanité, mensonge aussi énorme que prétendre que les rapports entre serfs et seigneurs au Moyen Âge avaient quelque chose de socialiste !” (5)
Toutes les fractions politiques bourgeoises se complaisent dans ce mensonge réitéré, dans une même complicité, pour cette même assimilation grossière du stalinisme au communisme : des démocrates et gauchistes les plus à gauche jusqu’aux partis d’extrême-droite, comme en témoigne, par exemple, l’AfD dans ce slogan insidieux : “Aujourd’hui comme hier : la liberté plutôt que le socialisme”. (6) Trente ans après, la bourgeoisie enfonce donc le même clou contre la conscience ouvrière. Seule la Gauche communiste est capable de le dénoncer encore aujourd’hui !
Peu après la chute du mur de Berlin, dans son discours du 22 novembre 1989 au parlement Européen, le président Mitterrand évoquait de manière vibrante cet événement historique, à proximité de son grand ami, le chancelier Kohl : “la liberté et la démocratie, inséparables l’une de l’autre, remportaient une de leur plus sensible victoire”. Une dizaine de mois plus tard, dans le sillage des “bienfaits” de la chute du mur de Berlin, les chevaliers de la liberté du monde occidental se lançaient dans une croisade sanglante au Moyen-Orient lors de la première guerre du Golfe, sous la houlette des États-Unis. Une guerre dont les 500 000 morts étaient censés apporter, selon le chantre de la Maison-Blanche à l’époque, George Bush (père), “un nouvel ordre mondial” pour “la paix, la prospérité et la démocratie”.
Depuis, la dynamique destructrice du capitalisme témoigne, contrairement à toute cette propagande digne des plus grands charlatans, d’une situation qui s’est fortement dégradée partout et sur tous les plans. Qu’on en juge :
– Le “nouvel ordre mondial” et la “paix” ? Dès la chute du mur de Berlin, une boîte de Pandore s’est ouverte. Ce qui a suivi n’est nullement un “nouvel ordre mondial” mais bien le plus grand chaos de l’histoire. (7) Sur tous les continents et territoires de la planète, le chacun pour soi s’est exacerbé et les conflits guerriers se sont multipliés, généralisés et étendus. Dans les pays de la périphérie du capitalisme, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, comme en Asie, le monde a sombré dans l’instabilité croissante, multipliant les massacres et les effusions de sang. On a surtout vu revenir de véritables scènes de guerre au cœur même de l’Europe et du monde occidental, faits sans précédent depuis 1945. De la guerre en ex-Yougoslavie avec ses charniers, en passant par les conflits en Géorgie, en Ukraine, et surtout la multiplication des attentats depuis la tragédie des tours jumelles aux États-Unis en septembre 2001, la “paix” a surtout été celle des cimetières ! La catastrophe des tours jumelles inaugurait une terreur, une banalisation des scènes de guerre et de barbarie un peu partout au cœur du monde “civilisé” : attentats à Madrid en mars 2004, à Londres en juillet 2005, à Paris dans la salle de concerts du Bataclan en novembre 2015, etc. On pourrait aussi ajouter l’horreur plus récente des ravages de la guerre en Syrie et ses dommages collatéraux, dont les bombardements intensifs rappellent les pires exactions de la Seconde Guerre mondiale. De même celles des massacres et famines au Yémen (avec l’implication des impérialismes occidentaux, comme la France, grande pourvoyeuse d’armes). Notons aussi que la course aux armements redémarre partout de façon terrifiante.
– La “prospérité” ? Depuis trente ans, la situation économique n’a fait globalement que se dégrader sur tous les plans, creusant de manière scandaleuse les inégalités. Depuis la grande secousse financière mondiale de 2008, les prolétaires ont ressenti encore plus fortement dans leur chair le joug de l’exploitation et sa justification par des politiciens bourgeois de plus en plus cyniques : attaques sur le niveau de vie et les salaires, chômage de masse et explosion du travail précaire, dégradation des conditions d’accès aux soins, exclusion accrue… Tout cela, aggravé par les réformes en cours et à venir. Ce à quoi il faut ajouter un pillage systématique des ressources et les agressions contre l’environnement par la recherche de plus en plus effrénée du profit dans un monde en crise. Bref, la logique infernale du capitalisme moribond menace maintenant clairement la survie de la civilisation humaine.
– Plus de “démocratie” ? Depuis trente ans, les États n’ont fait que durcir leur arsenal répressif. La décomposition n’a fait qu’entretenir et favoriser les réflexes nationalistes et xénophobes, les idéologies populistes et le chacun pour soi. La bourgeoisie a surtout profité des attentats meurtriers pour muscler son dispositif juridique et policier, la terreur étatique et la criminalisation des conflits sociaux. La répression brutale et les violences se sont graduellement accentuées à tous les niveaux. Cela signifie que les prétendues “libertés publiques”, tant vantées, laissent davantage transparaître le véritable visage de “l’État démocratique” et sa véritable nature dictatoriale : un appareil monopolisant froidement la violence pour maintenir son ordre contre les exploités. Faut-il également évoquer le grand “élan démocratique” des pays du monde occidental construisant partout de nouveaux murs, dressant des barbelés, blindant les frontières maritimes ou terrestres en laissant sciemment périr les immigrés, comme l’Union européenne en Méditerranée ? L’idée de “démocratie” n’est de toute façon qu’un concept creux dans la mesure où la société reste divisée en classes antagoniques basées sur l’exploitation de la force de travail. Cela n’empêche nullement la bourgeoisie d’adapter ses discours hypocrites pour continuer à nous vanter ses “grands principes”, ses “valeurs” ; cela, pour couvrir et justifier tous ses crimes, afin de mieux dédouaner son système meurtrier et l’exaction des exploiteurs.
Aujourd’hui, alors que ce mode de production en déclin est à l’agonie et qu’il nous entraîne dans l’abîme, la bourgeoisie nous demande de le défendre par son idéologie mystificatrice, celle qui a accompagné les trente ans d’atrocités en tous genres, la “démocratie”. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter les insistances du discours de commémoration de la chancelière Angela Merkel, sa mise en garde contre les dangers des “totalitarismes” et les “contestations grandissantes” (notamment du populisme à l’Est) : “les valeurs qui fondent l’Europe, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit et la préservation des droits de l’homme ne vont pas de soi” et “doivent toujours être défendues” a-t-elle assuré. Selon toute la bourgeoisie : “si ce trentième anniversaire peut être mis à profit, ce doit être pour tenter de repenser, pour tous ceux qui l’ont adopté, le modèle démocratique…” (8) Obligée de masquer sa faillite, la bourgeoisie a besoin de se crédibiliser à nouveau, de “régénération”, besoin de “repenser” son “modèle démocratique” aux abois, pour… mieux attaquer et museler les exploités !
De ces trente dernières années, depuis la chute du mur de Berlin, le prolétariat doit garder en tête des leçons essentielles :
– le communisme n’est ni “mort” ni en “faillite”. C’est bien le stalinisme, expression politique du capitalisme d’État à l’Est, qui a sombré sous les coups de boutoirs de la crise de ce système en décomposition.
– le prolétariat doit rejeter toutes les campagnes médiatiques mensongères, notamment tous les pièges alimentant les divisions : celle opposant par exemple en Allemagne les “Ossies” aux “Wessies”, mais aussi les pièges opposant les idéologies “populistes” à “l’anti-populisme” et autres idéologies démocratiques.
– la bourgeoisie reste une classe de menteurs, obligée de masquer en permanence sa domination et son exploitation aux prolétaires. Ses promesses, comme celles de 1989-90, ne sont que du vent, des phrases creuses destinées à anesthésier le prolétariat.
– la chute du mur et l’effondrement du bloc de l’Est sont une expression des plus spectaculaires de la crise et de la décomposition du système. Le capitalisme ne peut désormais que nourrir une affreuse spirale destructrice et n’a pas d’autre avenir. Il faut donc le détruire avant qu’il n’engloutisse l’humanité.
Face à toutes les logiques de destruction que nous impose ce système, il n’existe qu’une seule solution : la lutte de classe révolutionnaire, celle d’un combat international de tous les ouvriers, au-delà des divisions, au-delà et contre tous les clivages nationaux, contre l’État bourgeois. Seul le prolétariat international peut offrir cette perspective comme alternative, celle d’une autre société, sans mur ni barbelé, sans classe, sans exploitation : une véritable société communiste.
WH, 3 décembre 2019
1 “Chute du Mur de Berlin : ne nous trompons pas de funérailles [6]”, Le Monde (9 novembre 2019).
2 “ [7]L’Allemagne célèbre la chute du mur de Berlin, il y a 30 ans [7]”, Le Point (9 novembre 2019).
3 “Il y a 30 ans, la chute du Mur de Berlin [8]”, La Dépêche du Midi (9 novembre 2019).
4 “Chute du Mur de Berlin : ne nous trompons pas de funérailles [6]”, Le Monde (9 novembre 2019).
5 “Écroulement du bloc de l’Est : la faillite définitive du stalinisme [9]”, Revue internationale n° 60 (1ᵉʳ trimestre 1990).
6 Alternative für Deutschland est un groupe nationaliste et eurosceptique situé à l’extrême droite. Une très grande partie de l’ex-RDA est sous l’emprise politique de cette formation. Dans plusieurs Länder, c’est presque le plus grand parti politique. Il a remplacé Die Linke (“La Gauche”), qui était en grande partie le successeur de l’ex-SED (“Parti socialiste unifié d’Allemagne” de l’ex-RDA), en sachant capter par sa démagogie toutes les déceptions, les frustrations et les peurs des populations face aux réalités de la crise.
7 “Notes sur l’impérialisme et la décomposition : vers le plus grand chaos de l’histoire [10]”, Revue internationale n° 68 (1ᵉ trimestre 1992).
8 “Chute du Mur de Berlin : ne nous trompons pas de funérailles [6]”, Le Monde (9 novembre 2019).
La pandémie du coronavirus est en train de faire des milliers de morts à travers le monde. Pourquoi ? Parce que les recherches sur ce type de virus, connu depuis longtemps, ont été abandonnées car estimées non rentable ! Parce que lorsque l’épidémie a démarré, il était plus important aux yeux de la bourgeoisie chinoise de tout faire pour masquer la gravité de la situation afin de protéger son économie et sa réputation, n’hésitant pas à proférer tous les mensonges et à faire pression sur les médecins tirant la sonnette d’alarme ! Parce que dans tous les pays, les mesures de confinement ont été chaque fois prises trop tard, les États ayant pour préoccupation première de “ne pas bloquer l’économie”, de “ne pas faire souffrir les entreprises” ! Parce que, partout, il manque des masques, du gel hydro-alcoolique, des moyens pour dépister la maladie, des lits d’hôpitaux, des respirateurs et des places en réanimation ! Faut-il rappeler qu’en France les urgentistes et les internes sont en grève depuis plus d’un an pour dénoncer le manque catastrophique de moyens humains et matériels des hôpitaux ? (1) Les dirigeants osent aujourd’hui parler de protéger les plus démunis face au virus, les personnes âgées, alors même que les agents des maisons de retraites médicalisées, les EHPAD, ont eux aussi fait grève pendant plus d’un an, indignés par la maltraitance dont sont victimes les “résidants” à cause du manque de personnel et donc de temps pour s’occuper d’eux ! En France, pourtant deuxième puissance économique européenne, il est impossible de se procurer le moindre masque. Au sein même des services de pneumologie, en première ligne de la pandémie, les médecins doivent se contenter de trois masques par jour ! En Italie, la même situation honteuse et indigne prédomine. Les salariés sont nombreux à être contraints d’aller au travail, souvent entassés par millions dans les transports en commun, car officiellement “indispensables à la continuité économique du pays”… comme les usines du secteur automobile ! Ils se retrouvent entassés sur des chaînes de production, sans aucune précaution, aucun masque, aucun savon. Des grèves ont d’ailleurs éclaté ces derniers jours dans ce pays. Voici le bref extrait d’un témoignage venant de Bologne : “Les ouvriers ne sont pas de la viande de boucherie”. “Les grèves dans les chaînes d’usine se multiplient. Obligés de travailler sans aucune protection pour leur santé, les ouvriers sont en révolte : “je suis obligé de travailler dans un environnement de travail mettant en danger ma santé, celle de mes proches, de mes camarades de travail, des personnes que je rencontre”. (…) À l’intérieur des entrepôts et des usines ne valent pas tous les sages préceptes que nous écoutons tous les jours. Dans beaucoup de ces endroits, il y a l’absence presque totale des conditions minimales indispensables pour éviter la prolifération du virus :
– la présence de travailleurs en nombre significatif dans des espaces réduits et entassés de marchandises n’a jamais été remise en question ;
– (…) il manque même de savon dans les toilettes !
– gants et masques ? Des prétentions inutiles de ceux qui n’ont pas envie de travailler disent les maîtres. (…)
– Interventions publiques pour vérifier le respect de ces petites attentions ? C’est de la part de la force publique en cas de grève”.
Le cri de ralliement de ces grèves est “Vos profits valent plus que notre santé !” Telle est en effet la réalité sous le capitalisme, ce système d’exploitation décadent. Mais ces luttes montrent aussi qu’un espoir existe. La classe ouvrière est porteuse de solidarité, de dignité et d’unité. Elle est porteuse d’un monde où la recherche de profit n’aura plus cours, où “l’internationale sera le genre humain”.
Face à cette pandémie, il faut non seulement développer la solidarité, veiller sur les plus démunis, mais aussi développer notre réflexion sur ce qu’est le capitalisme, pourquoi il pourrit ainsi sur pied, et d’en discuter, chaque fois que possible, afin de nourrir la conscience collective de la nécessité de le renverser. C’est à cette réflexion que veut contribuer l’article ci-dessous.
Les prévisions les plus pessimistes se confirment et l’OMS doit reconnaître qu’il s’agit d’une pandémie mondiale qui s’est déjà étendue à au moins 117 pays sur tous les continents, que le nombre de personnes touchées dépasse 120 000, que le nombre de décès dans les premières semaines de la pandémie est supérieur à 4 000, etc. Ce qui a commencé comme “un problème” en Chine est aujourd’hui devenu une crise sociale dans les principales puissances capitalistes de la planète (Japon, États-Unis, Europe occidentale, etc.). Rien qu’en Italie, le nombre de décès dépasse déjà ceux causés dans le monde entier par l’épidémie de SRAS de 2002-2003. Les mesures draconiennes de contrôle de la population prises, il y a un mois, par les autorités chinoises “tyranniques”, telles que l’enfermement de millions de personnes, (2) et celles d’un véritable “darwinisme social”, consistant à exclure des services hospitaliers tous ceux qui ne sont pas “prioritaires” dans la lutte pour contenir la maladie, sont aujourd’hui monnaie courante dans de nombreuses grandes villes de tous les pays démocratiques touchés sur tous les continents.
Les médias bourgeois nous bombardent en permanence de données, de recommandations et d’ “explications” sans fin sur ce qu’ils veulent nous présenter comme une sorte de fléau, une nouvelle catastrophe “naturelle”. Mais cette catastrophe n’a rien de “naturel” ; elle est le résultat de la dictature asphyxiante du mode de production capitaliste sénile sur la nature, et en son sein, l’espèce humaine.
Les révolutionnaires n’ont pas la compétence pour se livrer à des études épidémiologiques ou pour faire des pronostics sur l’évolution des maladies. Notre rôle est d’expliquer, sur une base matérialiste, les conditions sociales qui rendent possible et inévitable l’apparition de ces événements catastrophiques. Nous devons donc clairement indiquer que l’essence du système capitaliste est de faire passer l’exploitation, le profit et l’accumulation avant les besoins humains. Un capitalisme différent, bienveillant, n’est pas possible. Mais nous pouvons aussi affirmer que ces mêmes rapports de production capitalistes qui, à un moment de l’histoire, ont pu permettre un énorme progrès des forces productives (de la science, d’une certaine domination sur la nature pour contenir les souffrances qu’elle imposait aux hommes…) sont devenus aujourd’hui un obstacle à leur développement. Nous devons également expliquer comment la prolongation, pendant des décennies, de la phase de décadence capitaliste, a conduit, en l’absence de solution révolutionnaire, à l’entrée dans une nouvelle phase : celle de la décomposition sociale, (3) où toutes ces tendances destructrices sont encore plus concentrées, plongeant dans la démultiplication du chaos, de la barbarie, de l’effondrement progressif des structures sociales qui garantissent un minimum de cohésion sociale, menaçant même la vie telle que nous la connaissons sur la planète.
Élucubrations d’une poignée de marxistes dépassés ? Certainement pas. Les scientifiques qui parlent le plus rigoureusement du développement de l’actuelle pandémie du Covid-19 affirment que la prolifération de ce type d’épidémie est causée, entre autres, par la détérioration accélérée de l’environnement, qui entraîne une plus grande contagion à partir d’animaux (zoonoses) qui sont proches des concentrations humaines pour survivre. En même temps elles sont favorisées par le surpeuplement de millions d’êtres humains dans des mégapoles qui provoquent des courbes de contagion véritablement vertigineuses. Comme nous l’expliquions dans notre précédent article sur le Covid-19, (4) certains médecins en Chine avaient en effet tenté de mettre en garde contre un nouveau risque d’épidémie de coronavirus, à partir de décembre 2019, mais ils ont été directement censurés et réprimés par l’État, car cela menaçait l’image d’une puissance mondiale de premier plan à laquelle aspire le capital chinois.
Le CCI n’est pas non plus le premier à insister sur le fait que l’un des principaux moteurs de la propagation de cette pandémie est le manque croissant de coordination des politiques au sein des différents pays, qui est l’une des caractéristiques du capitalisme, mais qui est renforcé par l’avancée du “chacun pour soi” et du “repli sur soi”, qui caractérisent les États et les capitalistes dans la phase de décomposition de ce système et qui tend à imprégner tous les rapports sociaux.
Nous ne découvrons rien de nouveau lorsque nous soulignons que le danger de cette maladie ne réside pas tant dans le virus lui-même, mais dans le fait que cette pandémie se déroule dans un contexte de détérioration énorme, sur des décennies et à l’échelle mondiale, des infrastructures sanitaires. C’est en fait “l’administration” de ces structures de plus en plus réduites et défectueuses qui dicte les politiques des différents États pour tenter de retarder l’annonce de l’apparition de nouveaux cas, quitte à prolonger l’effet de cette pandémie dans le temps. Cette dégradation irresponsable des ressources accumulées par des décennies de travail humain (des connaissances, de la technologie, etc.) ne traduit-elle pas un manque absolu de perspective, une absence totale de préoccupation pour l’avenir de l’espèce humaine, caractéristiques d’une forme d’organisation sociale (le capitalisme) en décomposition ?
Bien sûr, il y a eu d’autres épidémies extrêmement mortelles dans l’histoire de l’humanité. De nos jours, il est facile de trouver dans les “médias” bourgeois des enquêtes et des ouvrages sur la façon dont la variole et la rougeole, le choléra ou la peste ont causé des millions de morts. Ce qui manque dans ce genre d’affirmations, c’est une explication selon laquelle la cause de ces décès est essentiellement une société de pénuries, tant en termes de conditions de vie que de connaissances sur la nature. Le capitalisme pose, précisément, la possibilité historique de dépasser cette étape de pénurie matérielle et, à travers le développement des forces productives, de jeter les bases d’une abondance qui pourrait permettre une véritable unification et une libération de l’humanité dans une société communiste. Si on considère le XIXe siècle, c’est-à-dire le stade de l’expansion capitaliste maximale, on peut voir comment la santé, et donc la maladie, n’est plus perçue comme une fatalité, comment il y a un progrès non seulement dans la recherche mais aussi dans la communication entre les différents chercheurs, comment il y a un réel changement orienté vers une approche plus “scientifique” de la médecine. (5) Et tout cela a une application dans la vie quotidienne des populations : depuis les mesures visant à améliorer l’hygiène publique jusqu’aux vaccins, depuis la formation des spécialisations médicales jusqu’à la construction d’hôpitaux. L’augmentation de la population (de un à deux milliards de personnes) et surtout de l’espérance de vie (de 30 à 40 ans au début du XIXe siècle à 50-65 ans en 1900) est essentiellement due à cette avancée de la science et de l’hygiène. Rien de tout cela n’a été fait par la bourgeoisie dans un esprit altruiste pour les besoins de la population. Le capitalisme est né “en dégoulinant de sang et de boue”, comme l’a dit Marx. Mais au milieu de cette horreur, son but, c’est d’obtenir la rentabilité maximale de la force de travail, des connaissances acquises par ses esclaves salariés au cours des décennies d’apprentissage des nouvelles procédures de production, d’assurer la stabilité du transport des fournitures et des marchandises, etc. Cela a rendu la classe exploiteuse “intéressée” (au moindre coût, il est vrai) à prolonger la vie active de ses salariés, à assurer la reproduction de cette marchandise qu’est la force de travail, à augmenter la plus-value relative par l’accroissement de la productivité de la classe exploitée.
Cette situation s’est inversée avec le changement de période historique, passant d’une période ascendante du capitalisme à sa décadence que nous, révolutionnaires, avons placée, à la suite de l’Internationale Communiste, à partir de la Première Guerre mondiale. (6)
Ce n’est pas un hasard si, vers 1918, s’est produite l’une des épidémies les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité : la grippe dite “espagnole” de 1918-19. Dans l’ampleur de cette pandémie, on constate que ce n’est pas tant la virulence de l’agent pathogène que les conditions sociales caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence capitaliste (dimension globale du conflit, impact de la guerre sur la population civile des principales nations, etc.). C’est ce qui explique l’ampleur prise par cette catastrophe : 50 millions de morts, alors que le bilan de la Première Guerre mondiale a été évalué à 10 millions de tués.
Cette guerre et cette horreur ont connu un deuxième épisode, encore plus terrifiant, lors de la Seconde Guerre mondiale. Les atrocités du premier carnage impérialiste, comme l’utilisation de gaz asphyxiants, ont été laissées momentanément de côté avant le déchaînement des barbaries de la guerre mondiale de 1939-1945 par toutes les puissances rivales : l’utilisation d’êtres humains pour des expérimentations par les Allemands et les Japonais, mais aussi de la part des puissances dites démocratiques (l’anthrax a été expérimenté par les Britanniques, les Nord-américains ont commencé leurs expériences avec le napalm contre le Japon et testé les amphétamines sur leurs propres soldats), pour atteindre leur apogée avec l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki.
Et dans la prétendue période de “paix” qui suit ? Il est vrai que les principales puissances capitalistes ont mis en place des systèmes de santé, sur le modèle du NHS britannique créé en 1948 (et qui est considéré comme l’un des points de repère fondateurs du soi-disant “État-providence”), pour fournir des soins de santé “universels” qui visaient, entre autres, à prévenir des épidémies comme la grippe espagnole. Le capitalisme humanitaire était-il devenu une conquête des travailleurs ? Certainement pas. Le but de ces mesures était d’assurer la réparation, au moindre coût, d’une main-d’œuvre (une denrée rare car la guerre a entraîné dans la tombe d’importants secteurs du prolétariat) et d’assurer tout le processus productif de la reconstruction. Cela ne signifie pas que les “remèdes” employés ne deviennent pas eux-mêmes des sources de nouveaux maux. On le voit, par exemple, dans l’usage des antibiotiques prescrits pour enrayer les infections mais qui, en fonction des besoins de la productivité capitaliste, sont prescrits à tout-va pour raccourcir les périodes d’arrêt-maladie. Cela a fini par provoquer un problème majeur de résistances bactériennes (les dénommés “superbactéries”) qui finissent par réduire l’arsenal thérapeutique pour attaquer les infections. Cela se manifeste également par l’augmentation de maladies telles que l’obésité et le diabète, causées par une détérioration du régime alimentaire de la classe ouvrière (c’est-à-dire une dévalorisation de la reproduction de la force de travail de la classe exploitée) et des couches les plus pauvres de la société, au point que l’utilisation par le capitalisme de la technologie alimentaire est un facteur qui répand l’obésité. Nous pouvons également voir comment les médicaments délivrés pour rendre plus supportable la douleur croissante que ce système d’exploitation inflige à la population active ont conduit à des phénomènes tels que l’épidémie causée par l’usage intensif de substances opiacées qui, jusqu’à l’arrivée du coronavirus, était, par exemple, le premier problème de santé aux États-Unis, ayant causé plus de décès que toutes les victimes de la guerre du Vietnam.
La pandémie du Covid-19 ne peut être séparée du reste des problèmes qui pèsent sur la santé de l’humanité. Au contraire, ils montrent que la situation ne peut qu’empirer si elle reste soumise au système de santé déshumanisé et commercialisé qu’est le système de santé capitaliste du XXIe siècle. L’origine des maladies aujourd’hui n’est pas tant le manque de connaissances ou de technologie de la part de l’humanité. De même, les connaissances actuelles en épidémiologie devraient permettre de contenir une nouvelle épidémie. Par exemple : à peine deux semaines après la découverte de la maladie, les laboratoires de recherche avaient déjà réussi à séquencer le virus à l’origine de Covid-19. L’obstacle que la population doit surmonter est que la société est soumise à un mode de production qui profite à une minorité sociale. Ce que l’on constate, c’est que la course à la mise au point d’un vaccin, au lieu d’être un effort collectif et coordonné, est en réalité une guerre commerciale entre laboratoires. Les besoins humains authentiques sont subordonnés aux lois de la jungle capitaliste. La concurrence acharnée pour arriver le premier sur une part du marché et pouvoir profiter de cet avantage est la seule chose qui importe à tout capitaliste.
Lors de notre récent 23e Congrès international, nous avons adopté une résolution sur la situation internationale, dans laquelle nous avons repris et revendiqué la validité de ce que nous avions écrit dans nos Thèses sur la décomposition :
“Les thèses de mai 1990 sur la décomposition mettent en évidence toute une série de caractéristiques dans l’évolution de la société résultant de l’entrée du capitalisme dans cette phase ultime de son existence. Le rapport adopté par le 22e congrès a constaté l’aggravation de l’ensemble de ces caractéristiques comme, par exemple :
– “la multiplication des famines dans les pays du “tiers-monde” ;
– la transformation de ce même “tiers-monde » en un immense bidonville où des centaines de millions d’êtres humains survivent comme des rats dans les égouts ;
– le développement du même phénomène au cœur des grandes villes des pays “avancés” ;
– les catastrophes “accidentelles” qui se sont multipliées ces derniers temps (…) les effets de plus en plus dévastateurs, sur le plan humain, social et économique des catastrophes “naturelles” ;
– la dégradation de l’environnement qui atteint des proportions ahurissantes”.
Ce que nous pouvons constater aujourd’hui, c’est que ces manifestations sont devenues le facteur décisif de l’évolution de la société capitaliste, et que ce n’est qu’à partir d’elles que l’on peut interpréter l’émergence et le développement d’événements sociaux de grande ampleur. Si nous regardons ce qui se passe avec la pandémie du Covid-19, nous pouvons voir l’importance de l’influence de deux éléments caractéristiques de la phase de décomposition :
Tout d’abord, la Chine n’est pas seulement le cadre géographique de l’origine des épidémies les plus récentes avec l’épidémie de SRAS en 2002-2003 ou le Covid-19. Au-delà de cet élément circonstanciel, il est nécessaire de comprendre les caractéristiques du développement du capitalisme chinois au stade de la décomposition du capitalisme mondial et son influence sur la situation actuelle. La Chine est devenue en quelques années la deuxième puissance mondiale avec une importance énorme dans le commerce et l’économie de la planète, profitant d’abord du soutien des États-Unis après leur changement de bloc impérialiste (en 1972), et, après la disparition de ces blocs en 1989, comme le principal bénéficiaire de la “mondialisation”. Mais, précisément à cause de cela, “la puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de “fusion militaro-civile”, et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la “cohésion nationale”, est basée sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique (…) En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de tout le système capitaliste”. (7)
Le développement de la Chine, qui est tant de fois mis en avant comme illustration de la pérennité de la force du capitalisme, est en fait la principale manifestation de sa décrépitude. Le rayonnement de ses conquêtes technologiques ou de son expansion à travers le monde grâce à des initiatives spectaculaires telles que la nouvelle “route de la soie”, ne peut nous faire perdre de vue les conditions de surexploitation énormes (journées de travail épuisantes, salaires de misère, etc.) dans lesquelles survivent des centaines de millions de travailleurs, dans des conditions de logement, d'alimentation, de culture, qui sont énormément arriérées, et qui, de plus, s'épuisent de plus en plus. Par exemple, les dépenses de santé par habitant, déjà bien maigres, ont diminué de 2,3 %. Autre exemple édifiant : des aliments qui sont produits avec très peu de normes d’hygiène ou directement en dehors de celles-ci, comme avec la consommation de viande d’animaux sauvages issue du marché noir. Ces deux dernières années, la pire épidémie de l’histoire de la grippe porcine africaine s’est propagée en Chine, obligeant à l’abattage de 30 % de ces animaux et entraînant une hausse de 70 % du prix de la viande de porc.
Le deuxième élément qui montre l’impact croissant de la décomposition capitaliste est l’érosion du minimum de coordination ayant existé entre les différents capitaux nationaux. Il est vrai que, comme l’a analysé le marxisme, le maximum d’unité auquel le capitalisme peut aspirer (même à contrecœur) est l’État national, et donc un super-impérialisme n’est pas possible. Cela ne signifie pas que, lors de la division du monde en blocs impérialistes, toute une série de structures n’aient pas été créées, de l’UNESCO à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui ont tenté de gérer un minimum d’intérêts communs entre les différents capitaux nationaux. Mais cette tendance à un minimum de coordination se dégrade à mesure que le stade de décomposition capitaliste progresse. Comme nous l’avons également analysé dans la résolution déjà citée sur la situation internationale de notre 23e congrès : “L’aggravation de la crise (ainsi que les exigences de la rivalité impérialiste) met à l’épreuve les institutions et les mécanismes multilatéraux”. (Point 20).
C’est ce qui ressort, par exemple, du rôle joué par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La coordination internationale face à l’épidémie de SRAS en 2002-2003, ainsi que la rapidité de certaines découvertes (8) dans les laboratoires du monde entier, expliquent la faible incidence d’un virus issu d’une famille très similaire à celle de l’actuel Covid-19. Ce rôle a toutefois été remis en question par la réponse disproportionnée de l’OMS à l’épidémie de grippe A de 2009, dans laquelle l’alarmisme de l’institution a servi à provoquer des ventes massives de l’antiviral “Tamiflu” fabriqué par un laboratoire dans lequel l’ancien secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, avait un intérêt direct. Depuis lors, l’OMS a été presque reléguée au rôle d’une ONG qui fait des “recommandations” pontifiantes mais qui est incapable d’imposer ses directives aux différents capitaux nationaux. Ils ne sont même pas capables d’unifier les critères statistiques pour comptabiliser les personnes infectées, ce qui ouvre la voie à chaque capital national pour tenter de dissimuler, le plus longtemps possible, l’impact de l’épidémie dans leurs pays respectifs. Cela s’est produit non seulement en Chine, qui a tenté de cacher les premiers signes de l’épidémie, mais aussi aux États-Unis, qui tentent de pousser sous le tapis les chiffres de personnes touchées afin de ne pas révéler un système de santé déficient basé sur l’assurance privée, auquel 30 % des citoyens américains n’ont pratiquement pas accès. L’hétérogénéité des critères d’application des tests de diagnostic, ou les différences entre les protocoles d’action dans les différentes phases, ont sans aucun doute des répercussions négatives pour contenir la propagation d’une pandémie mondiale. Pire encore, chaque capital national adopte des mesures d’interdiction d’exporter des équipements de protection et d’hygiène ou des appareils respiratoires comme l’ont fait, par exemple, l’Allemagne de Merkel ou la France de Macron pour les masques. Ce sont des mesures discriminatoires favorisant la défense de l’intérêt national au détriment de besoins humains pouvant être plus urgents dans d’autres pays.
La propagande médiatique nous bombarde constamment d’appels à la responsabilité individuelle des citoyens, à “l’union sacrée”, afin de prévenir l’effondrement des systèmes de santé qui, dans de nombreux pays, montrent des signes d’épuisement (épuisement des travailleurs, manque de ressources matérielles et techniques, etc.) La première chose à dénoncer est que nous sommes confrontés à la chronique d’une catastrophe annoncée. Non pas à cause de “l’irresponsabilité” des “citoyens” mais à cause de décennies de réduction des dépenses de santé, du nombre de travailleurs de la santé et des budgets de maintenance des hôpitaux et de la recherche médicale. (9) Ainsi, par exemple, en Espagne, l’un des pays les plus proches de cet “effondrement” que nous sommes appelés à éviter, les plans de réduction successifs ont entraîné la disparition de 8 000 lits d’hôpitaux, avec des lits de soins intensifs inférieurs à la moyenne européenne et avec un matériel en mauvais état de conservation (67 % des appareils respiratoires ont plus de 10 ans). La situation est très similaire en Italie et en France. En Grande-Bretagne, pays qui avait été présenté comme le modèle de soins de santé universel, on a assisté à une dégradation continue de la qualité des soins au cours des 50 dernières années, avec plus de 100 000 postes vacants à pourvoir dans le personnel de santé. Et tout cela, c’était déjà avant le Brexit !
Ce sont ces mêmes travailleurs de la santé qui ont vu leurs conditions de vie et de travail se détériorer systématiquement, confrontés à une pression croissante pour fournir des soins (plus de patients et plus de maladies) avec des effectifs toujours plus réduits, qui souffrent maintenant d’une pression supplémentaire due à l’effondrement des services de santé à la suite de la pandémie, ceux qui appellent à applaudir le courage et l’abnégation de ces employés du service public, sont les mêmes qui les poussent à l’épuisement en leur supprimant les pauses réglementaires, en les transférant de force d’un lieu de travail à un autre, en les faisant travailler (face à une pandémie dont on ne connaît pas l’évolution) sans équipement de protection individuelle suffisants (masques, vêtements, matériel jetable), ni formation adéquate. Le fait de faire travailler les personnels de santé dans ces conditions les rend encore plus vulnérables à l’impact même de l’épidémie, comme on l’a vu en Italie où au moins 10 % d’entre eux ont été contaminés par le virus.
Et pour forcer les travailleurs à obéir à ces réquisitions, ils recourent à l’arsenal répressif des “états d’urgence”, qui menacent de toutes sortes de sanctions, d’amendes et de poursuites ceux qui refusent de les suivre. Ces ordres et cette politique des autorités ont été, dans de nombreux cas, la cause directe d’un tel chaos.
Face à cette situation, qui impose au personnel de santé le “fait accompli”, de l’état désastreux des soins, les travailleurs de ce secteur sont également contraints d’être ceux qui, doivent appliquer des méthodes proches de l’eugénisme, choisissent de consacrer les maigres ressources disponibles aux patients ayant les plus grandes chances de survie, comme on l’a vu avec les directives préconisées par l’association des anesthésistes et urgentistes italiens, (10) qui caractérise la situation comme celle d’un “état de guerre”. Effectivement, il s’agit bien d’une guerre faite aux besoins humains menée par la logique du capital, dans laquelle les travailleurs de ce secteur souffrent eux-mêmes de plus en plus d’anxiété car ils doivent travailler en fonction de ces lois inhumaines. L’angoisse exprimée par beaucoup de travailleurs est le résultat du fait qu’ils ne peuvent même pas se rebeller contre de tels critères comptables et marchands, ni refuser de travailler dans des conditions indignes, ni même refuser les sacrifices de leurs conditions de vie, parce que le faire, par exemple, par le biais de grèves, porterait gravement préjudice à leurs frères et sœurs de classe, au reste des exploités. Ils ne peuvent même pas se rencontrer, se réunir avec d’autres camarades, exprimer physiquement la solidarité entre les travailleurs car cela contrevient aux protocoles de “dispersion sociale”, que l’endiguement de l’épidémie exige.
Eux, nos camarades du secteur de la santé, ne peuvent pas se battre ouvertement, dans la situation actuelle, mais le reste de la classe ouvrière ne peut pas les laisser seuls. Tous les travailleurs sont victimes de ce système et tous les travailleurs finiront par payer, tôt ou tard, le coût de cette épidémie. Que ce soit à cause des coupes sanitaires “non prioritaires”, (suspension d’opérations chirurgicales, de consultations médicales, etc.) ou à cause des dizaines de milliers d’annulations de contrats temporaires, ou encore de la réduction des salaires due aux congés-maladie, etc. Accepter cela, serait donner le feu vert à de nouvelles attaques anti-ouvrières encore plus brutales en préparation. Nous devons donc continuer à aiguiser avec rage l’arme de la solidarité ouvrière, comme nous l’avons vu récemment dans les luttes en France contre la réforme des retraites.
L’explosion des contradictions insurmontables du capitalisme au cœur du système de santé sont des symptômes sans équivoque qui marquent la sénilité dans sa phase terminale et l’impasse du système capitaliste. Tout comme les virus affectent les organismes les plus usés et provoquent des épisodes de maladie plus graves, le système des soins de santé est irrévocablement altéré par des années d’austérité et de “gestion” basées non pas sur les besoins de la population mais sur les exigences marchandes d’un capitalisme en crise et en plein déclin. Il en va de même pour l’économie capitaliste, artificiellement soutenue par les manipulations constantes sur les propres lois capitalistes de la valeur et la fuite en avant dans l’endettement, la rendant si fragile qu’une épidémie pourrait précipiter l’arrivée d’une nouvelle récession mondiale plus brutale.
Mais le prolétariat n’est pas seulement la victime de cette catastrophe pour l’humanité qu’est le capitalisme. C’est aussi la classe qui a le potentiel et la capacité historique de l’éradiquer définitivement par sa lutte, en développant sa réflexion consciente, sa solidarité de classe. Seule sa révolution communiste peut et doit remplacer les relations humaines basées sur la division et la concurrence par celles basées sur la solidarité. En organisant la production, le travail, les ressources de l’humanité et de la nature sur la base des besoins humains et non sur la base des lois du profit d’une minorité exploiteuse.
Valerio, 13 mars 2020
1) Macron a tenu un discours télévisé plein d’une détestable flagornerie à propos de “l’excellence du système de santé en France”, prétendument gratuit et accessible à tous, et saluant l’abnégation des personnels soignants. La réponse fut immédiate : partout sur les réseaux se sont multipliés les photos d’aides-soignants, infirmières et médecins brandissant une pancarte adressée au président : “Vous pouvez compter sur nous ! L’inverse reste à prouver !”
2) Il est nécessaire d’empêcher les gens de voyager ou de les encourager à rester chez eux, car il faut empêcher la propagation de l’infection. Mais la manière dont ces mesures sont imposées (avec pratiquement aucune aide de l’État pour la prise en charge des enfants ou des personnes âgées) porte la marque du modus operandi du totalitarisme d’État capitaliste. Dans nos prochains articles, nous reviendrons également sur l’impact de ces procédés sur la vie quotidienne des exploités dans le monde.
3) Voir nos “Thèses sur la décomposition”, Revue internationale n° 107 (4e trimestre 2001) et la “Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI”, disponibles sur notre site Internet.
4) “Epidémie de coronavirus : une preuve supplémentaire du danger du capitalisme pour l’humanité” disponible sur notre site Internet.
5) En recherchant les causes objectives des infections et non des explications religieuses ou fantastiques (comme la théorie des “quatre humeurs”, de la médecine antique, par exemple), en essayant d’avoir une image matérialiste de l’anatomie et de la physiologie humaine, etc.
6) Voir dans les numéros les plus récents de notre Revue internationale (n° 162 et 163) nos articles sur le centenaire de l’Internationale Communiste.
7) Point 11 de notre Résolution sur la situation internationale (2019) : “Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique”, disponible sur notre site Internet.
8) Comme, par exemple, le rôle des civettes dans la transmission de la maladie à l’homme, ce qui a conduit à une élimination foudroyante de ces animaux en Chine, arrêtant très rapidement l’extension de la maladie.
9) En France, par exemple, les recherches commencées sur la famille des coronavirus suite à l’épidémie de 2002-2003 ont été brutalement interrompues en 2005 à cause de coupes budgétaires.
10) Voir : “Recomendaciones UCI en Italia” (en italien).
“Les vaincus d’aujourd’hui seront les vainqueurs de demain. Car la défaite est leur enseignement”. (1)
“La révolution est la seule forme de “guerre” (...) où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de “défaites”. Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme (à considérer les luttes révolutionnaires) est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces “défaites”, où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui (…) nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité. (…) Ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (2)
Oui, les mois de grèves et de manifestations de l’automne 2019 et de l’hiver 2020 ont abouti sur une défaite. La “réforme” des retraites est passée. Mais les liens qui se sont tissés durant cette lutte, l’expérience accumulée, la conscience qui s’est développée sont autant de victoires. De nombreuses leçons sont à tirer de ce long mouvement social pour préparer les luttes futures.
Pour ce faire, il faut se regrouper, débattre, écrire. Cet article se propose d’être une contribution à ce nécessaire effort de réflexion collective.
Pour comprendre l’importance et la signification du mouvement contre la “réforme” des retraites en France, il faut le resituer dans la dynamique de la lutte de classe de ces dernières décennies. De 1968 à la fin des années 1980, le prolétariat, à l’échelle internationale, développe sa lutte : Mai 68 en France, l’Automne chaud en 1969 en Italie, les grèves ultra-combatives en Angleterre tout au long des années 1970, la grève massive de 1980 en Pologne, etc. Durant près de vingt ans, les ouvriers vont accumuler une très grande expérience sur la façon de mener leurs luttes, comment tenir des assemblées générales, comment mener l’extension et, surtout, comprendre comment les syndicats sabotent sans cesse toute prise en main des luttes par les ouvriers eux-mêmes.
Seulement, toute cette génération ne va pas parvenir à politiser le mouvement. Si la pratique de la classe ouvrière dans la lutte est grande, la réflexion sur le capitalisme, l’État et l’organisation des ouvriers demeure faible. Dans ce contexte, l’effondrement du bloc de l’Est, présenté frauduleusement comme la “faillite du communisme”, a produit un terrible choc sur les consciences. Par ce mensonge inique, la barbarie du stalinisme, en réalité une forme caricaturale de capitalisme d’État, devient l’aboutissement inéluctable de toute révolution prolétarienne. La bourgeoisie peut donc déclarer la “fin de l’Histoire” (3) et la disparition de la classe ouvrière. Ayant alors honte d’elle-même et de son histoire, la classe ouvrière perd peu à peu, tout au long des années 1990, la mémoire de ses combats et de ses expériences. Au niveau mondial, cette décennie est celle d’un profond recul de la conscience et de la combativité de notre classe, jusqu’à oublier sa propre existence. Le prolétariat perd son identité de classe.
Seulement, l’Histoire ne s’arrête jamais réellement, quels que soient les vœux et déclarations de la bourgeoisie. Parallèlement, la crise économique continue de s’aggraver et, avec elle, les conditions de vie et de travail se dégradent davantage. La colère face à cette situation inacceptable croît donc, jusqu’à se transformer en combativité, particulièrement dans l’Éducation nationale en France et en Autriche, en 2003. Au-delà du ras-le-bol, une véritable réflexion sur l’avenir du capitalisme commence à voir le jour, notamment sur l’avenir du capitalisme mondial, et c’est pourquoi des associations comme Attac élaborent la théorie de l’anti-mondialisme (qui deviendra l’alter-mondialisme).
Certes limitée, cette contestation sociale indique la fin du recul des années 1990. De nouveau, la classe ouvrière exprime une certaine combativité et développe, très lentement, sa conscience.
Trois ans après, en 2006, une nouvelle génération apparaît sur le devant de la scène. Contre une nouvelle attaque gouvernementale, la création d’un statut encore plus précaire pour les jeunes travailleurs (le Contrat Première Embauche), les étudiants précaires se dressent, s’organisent en assemblées générales ouvertes à tous, étendent la lutte en appelant à la solidarité de tous les secteurs et toutes les générations (“Jeunes lardons, vieux croûtons : tous dans la même salade !” est un slogan brandi partout), créant ainsi une dynamique d’extension de la lutte qui pousse la bourgeoisie française à retirer son CPE (rebaptisé “Contrat Poubelle Embauche”).
Mais le développement de la lutte du prolétariat n’est pas une ligne droite. En 2010, un rude coup est porté sur la tête du prolétariat. Baladés chaque semaine durant plus de dix mois de manifestations stériles en manifestations morbides par les syndicats, plusieurs millions de manifestants ressortent de ce mouvement épuisés et découragés, avec ancré en eux un profond sentiment d’impuissance. Cette défaite va marquer au fer rouge toute la décennie suivante ; durant les années 2010, l’atmosphère sociale se caractérise par l’atonie, l’abattement, la résignation.
Mais là encore, les forces profondes qui poussent dans les entrailles de la société continuent leur œuvre, particulièrement la crise économique mondiale qui charrie avec elle le chômage, la précarité, la pauvreté… mais aussi la colère et la réflexion. Voilà ce que représente le mouvement de la fin 2019 contre la “réforme” des retraites : la réémergence de la combativité ouvrière ! Avec ses mois de mobilisation, ses semaines de grève, ses manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes, cette lutte révèle l’envie d’en découdre du prolétariat, la fin d’une longue période marquée par les têtes basses et le repli. Elle laisse entrevoir un futur où de nouveau le prolétariat va refuser d’accepter sans rien dire les incessantes attaques de la bourgeoisie. Il est donc d’autant plus crucial de tirer les leçons de ce mouvement, pour préparer l’avenir.
Dans la lutte, les ouvriers ont exprimé une nouvelle fois la solidarité qui caractérise notre classe. Si la bourgeoisie a tenté de propager le chacun pour soi, la division et même la compétition, en opposant les cheminots (qualifiés d’ “égoïstes privilégiés”) aux autres travailleurs, les vieilles aux jeunes générations (avec le débat pourri sur l’infâme “clause du grand-père”, par exemple), les grévistes aux non-grévistes, les salariés ayant un travail “pénible” aux autres qui, prétendument, auraient un “labeur reposant”, etc. la classe ouvrière a répondu en se serrant les coudes, en soutenant les cheminots, en faisant vivre son vieux cri de ralliement : “Un pour tous, tous pour un”, en luttant pour défendre leur futur et celui des nouvelles générations ouvrières qui vont rentrer sur le marché du travail… Le slogan “nous voulons nous battre tous ensemble” est le symbole de ce ciment qui a lié les ouvriers en lutte entre eux : la solidarité, condition essentielle de la force sociale de notre classe.
Cette force et cet élan étaient palpables durant toutes les manifestations. Dans les cortèges, cette atmosphère empreinte de solidarité a rendu fiers, et même heureux, les manifestants. C’est peut-être l’une des raisons principales qui a fait qu’à la fin du mouvement, loin d’être abattue par la “défaite” (l’adoption de la “réforme”), la classe ouvrière en est sortie grandie et galvanisée.
Le constat de cette fraternité dans la lutte doit être défendu comme un trésor et cultivé pour les luttes futures.
Derrière ce “Tous ensemble” a émergé durant ce mouvement la compréhension qu’il est nécessaire d’être nombreux, de s’unir entre tous les secteurs, de mobiliser public et privé, de développer un mouvement massif face au gouvernement pour inverser le rapport de force.
La leçon de ce mouvement est précieuse. Un secteur, aussi déterminé soit-il, aussi crucial soit-il pour l’économie nationale, aussi grand soit son “pouvoir de blocage”, comme aiment le répéter les syndicats, ne peut à lui seul vaincre face à la bourgeoisie et son État. Au contraire, la mise en avant des cheminots de la SNCF et de la RATP était un piège tendu main dans la main par le gouvernement et les syndicats. À eux seuls, ils devaient incarner la lutte, réduisant le mouvement à une grève par procuration, à une grève isolée et impuissante.
Mais ce piège, sans en avoir pleinement conscience, la classe ouvrière s’en est instinctivement méfiée. Dans les cortèges, partout s’affichait la nécessité de s’unir au-delà des secteurs, d’être le plus nombreux possible, les appels à se mobiliser et à ne pas laisser les cheminots seuls, à entraîner le secteur privé… Ce sentiment grandissant que pour être fort il faut être nombreux, qu’il faut une lutte massive, sera une clef pour l’avenir.
La question sera alors “Comment ?”. Comment la prochaine fois parvenir à développer une lutte massive ? Comment entraîner dans le mouvement l’ensemble des secteurs ? La réponse se trouve dans l’expérience de la classe ouvrière, car elle a déjà démontré sa capacité à étendre géographiquement la lutte. L’un des exemples le plus magistral de cette dynamique d’extension et d’unité est sans aucun doute le mouvement qui s’est déroulé en Pologne durant l’été 1980 : “Face à l’annonce des augmentations de prix, la riposte ouvrière va s’étendre progressivement à tout le pays, en se développant de proche en proche, ville par ville et non pas sur la base de la corporation ou du secteur. Déclenché le 14 août par la grève du chantier naval Lénine de Gdansk contre le licenciement d’une ouvrière, le mouvement va se généraliser en 24 heures à toute la ville et en quelques jours à toute la région industrielle autour des mêmes revendications communes : augmentation des salaires et allocations sociales, samedis libres, garantie de non-répression des grévistes, suppression des syndicats officiels… Dès le lendemain du début de la grève au chantier Lénine, la nouvelle s’était répandue dans toute la ville. Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte. Le même jour, la grève démarre au chantier “Commune de Paris” à Gdynia et s’étend à presque tous les chantiers de la baie, mais aussi aux ports et aux différentes entreprises de la région. Les deux grands chantiers Lénine et “Commune de Paris” deviennent des lieux de rassemblement quotidien des grévistes où se tiennent en permanence des meetings rassemblant des milliers d’ouvriers de différentes usines.
L’organisation de la grève se met en place sur la même base, les mêmes principes par lesquels elle s’est étendue. Les assemblées de grévistes des différentes usines, des différents secteurs, élisent des comités de grève et envoient des délégués au “comité de grève inter-entreprises” (MKS) qui met au point un cahier de revendications communes. Toutes les assemblées de grévistes sont mises au courant quotidiennement des discussions et de l’évolution des négociations par leurs délégués qui font le va-et-vient entre leur entreprise et le MKS qui siège au chantier Lénine.
Les tentatives de division orchestrées par le gouvernement, qui cherche à négocier usine par usine et à faire reprendre le travail dans chaque secteur séparément, se heurtent à ce bloc ouvrier soudé et uni. Ainsi, quand le gouvernement cède très vite des augmentations de salaires pour les ouvriers du chantier de Gdynia et que certains délégués hésitants semblaient prêts à accepter le compromis, ils sont contestés par les délégués des autres usines qui appellent à continuer le mouvement tant que toutes les revendications, de l’ensemble des usines en grève, ne sont pas satisfaites. De nouveaux délégués seront élus par les grévistes.
Dans les jours qui vont suivre, l’exemple lancé par Gdansk, se répandra dans les différentes régions de Pologne. Le signal de la grève de masse est donné. Le rapport de force que vont réussir à imposer les ouvriers est sans précédent depuis les années 1920 et va contraindre la bourgeoisie à céder comme jamais aucune lutte ouvrière depuis lors dans le monde n’a réussi à le faire. Plus encore, c’est une expérience formidable qui a été faite et un acquis ineffaçable appartenant au prolétariat international de la force potentielle de la classe ouvrière lorsqu’elle est réellement unie”. (4)
Un passage de cette citation doit particulièrement attirer l’attention : “Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte”. C’est l’exact opposé de ce qu’ont organisé les syndicats lors du mouvement contre la “réforme” des retraites en France : bloquer les transports, particulièrement les jours de manifestations. Dans les cortèges, certains relevaient cette aberration, réclamant au contraire que les trains roulent vers Paris et les grandes villes pour permettre au maximum de salariés, retraités, étudiants précaires, chômeurs de se rassembler. Une manifestante à la retraite, à Paris, nous a même lancé “Je ne comprends pas pourquoi les trains ne sont pas gratuits pour nous permettre de venir, on faisait ça dans les années 1980”. Par cette anecdote, émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats. Autant de préoccupations que ce mouvement amène à la réflexion du prolétariat et que nous traiterons dans la seconde partie de cet article [13].
Pawel, 13 mars 2020
1) Karl Liebknecht, Malgré tout ! (1919).
2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
3) Selon l’expression de Hegel reprise par l’idéologue Francis Fukuyama.
4) Extrait de notre article “Comment étendre la lutte” du 1er février 1989 et disponible sur noter site Internet.
Nous publions ci-dessous des extraits d’un courrier que nous avons reçu d’une camarade suite à notre intervention et à nos réunions publiques à propos du mouvement contre la ‘réforme’ des retraites en France. Nous saluons fortement cette initiative qui exprime un besoin vital pour la classe ouvrière, celui de débattre et approfondir de façon franche et fraternelle les leçons des expériences du prolétariat. Ce courrier exprime visiblement des sentiments contrastés vis-à-vis de cette longue lutte très combative. C’est surtout à propos des sentiments exprimés et de leur nature que nous souhaitons donner notre point de vue pour tenter de pousser plus largement la réflexion de nos lecteurs sur l’approche et le sens à donner au combat de la classe ouvrière.
(…) J’étais enthousiaste devant le bon accueil que nous recevions dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites.
J’ai constaté, moi aussi, que les gens étaient contents de lutter, de se retrouver dans la rue, d’être ensemble.
Je reconnais que j’étais déçue, lors du dernier rassemblement, de voir que le mouvement n’allait pas plus loin, qu’il s’effilochait, qu’il y avait de moins en moins de monde sur la place ; j’étais déçue de voir que le mouvement n’avait pas la force d’appeler à des assemblées générales ouvertes à tous comme en 2006, lors des luttes contre le CPE.
Ce dont je ne tiens pas assez compte, c’est la nature de la conscience de la classe ouvrière : une conscience concrète, qui s’exprime dans les actes. (…)
Ce n’est pas parce que les rassemblements n’ont pas débouché sur des appels à des AG ouvertes à tous, comme en 2006, qu’il faut baisser les bras. D’ailleurs, à ce propos, on voit comment les divers syndicats et autres “représentants” des étudiants avaient récupéré ce mouvement pour faire croire après coup, qu’ils l’avaient initié. (…)
J’attends qu’il y ait à nouveau des milliers de personnes dans la rue, contents d’être là, de se retrouver de lutter sur leur terrain. Je sais que la bourgeoisie fourbit ses armes contre les minorités révolutionnaires, je sais qu’il faut garder à l’esprit comment procède la conscience de classe ; la réforme sur les retraites va peut-être être adoptée grâce à l’application de l’article 49.3, ce qui signifierait un affaiblissement pour le gouvernement actuel, mais qui n’entraînerait pas un renforcement pour la classe ouvrière.
Le prochain pas que peut accomplir la classe ouvrière, c’est de prendre l’initiative d’organiser sa lutte, en opposition aux consignes syndicales.
Fraternellement,
L., 26 février 2020
Il est naturel, pour tout prolétaire sincèrement attaché à la lutte de notre classe, d’éprouver un certain enthousiasme lorsque la classe ouvrière relève la tête avec dignité pour mener le combat, comme ce fut le cas récemment dans les manifestations contre la “réforme” des retraites et comme l’exprime le courrier de notre lectrice. Cela, alors que nous n’avions pas vu de telles expressions de combativité et de solidarité depuis une décennie. Ce sentiment légitime était largement partagé au sein des cortèges, par l’ensemble des manifestants.
Lorsque le mouvement est dans une phase de reflux, la situation devient néanmoins plus délicate à appréhender. Il existe alors le risque d’abandonner en cours de route et de perdre l’esprit de combat ou au contraire, en réaction, de vouloir en découdre à tout prix avec le danger de se retrouver embarqué dans des voies sans issues, dans des aventures minoritaires et jusqu’au-boutistes. Ces deux impasses symétriques conduisent en réalité à l’isolement et au même sentiment de frustration.
C’est ce qu’a illustré la récente lutte, comme bien d’autres mouvements auparavant : tandis que les manifestants étaient chaque semaine moins nombreux, les syndicats cherchaient à pousser ceux qui restaient dans des “actions” totalement stériles (blocage, collage d’affiches sur les permanences des députés, etc). Le prolongement de la lutte dans quelques secteurs isolés n’était pas un atout mais présentait, malgré le courage et une volonté exemplaire de combattre, plutôt un danger risquant d’épuiser et de dégoûter les ouvriers les plus impliqués, ceux qui ont le sentiment d’avoir “payé le prix fort”, comme les cheminots ou les travailleurs de la RATP.
Le fait de “tenir” coûte que coûte s’est donc révélé n’être qu’une impasse face à laquelle il était nécessaire de se replier en trouvant les moyens de poursuivre autrement et de façon adaptée le combat. Le recours aux “comités de lutte”, par exemple, comme outils permettant de regrouper les ouvriers les plus combatifs est une des solutions adaptées dont le prolétariat a fait l’expérience au cours des années 1980. De tels organes permettent de pousser la réflexion et tirer les leçons essentielles de la défaite afin de préparer au mieux les conditions politiques et pratiques des futures luttes qui sont inévitables du fait des attaques que le capitalisme en crise va continuer à faire pleuvoir.
Tout cela nécessite une approche, une préoccupation capable de s’inscrire dans une démarche sur le long terme. Ce courrier met, a contrario, en évidence une tendance (qui n’est pas propre à la camarade) à partir des faits immédiats, à appréhender la réalité selon une vision phénoménologique, photographique et fragmentée, juxtaposant la situation de 2006 à celle d’aujourd’hui, sans voir la réalité d’un processus et celle des changements qui se sont opérés depuis. La lutte de classe et la conscience ne s’expriment pas de manière purement cumulative ou selon un schéma préétabli et reproductible, comme celui de la lutte contre le CPE de 2006, par exemple que l’on pourrait plaquer telle quelle sur la situation actuelle. Il faut toujours tenir compte de la dynamique du mouvement réel de la lutte de classe, voir que cette dynamique émane d’abord d’un processus historique qui dépasse non seulement les individus en lutte et leurs propres aspirations, mais aussi les générations, comme le soulignaient Karl Marx et bon nombre de révolutionnaires.
Si la conscience du prolétariat est effectivement “concrète” et si elle s’exprime “dans les actes”, cela ne signifie nullement que la conscience soit un simple produit ou un simple reflet mécanique des luttes passées ou des actions immédiates de la classe ouvrière. Attendre les mêmes caractéristiques et la même continuité que lors du CPE de 2006, sans tenir compte des conditions de la phase de décomposition du capitalisme et des évolutions liées aux changements opérés dans les entrailles de la société, est une erreur.
Bien entendu, tenir compte des lois de l’histoire est un exercice difficile et complexe qui demande beaucoup d’énergie et de rigueur, même aux organisations révolutionnaires les plus aguerries. En réalité, l’enjeu est bien de comprendre ici que, s’il existe un processus conscient du prolétariat, celui-ci s’exprime surtout de manière souterraine et non linéaire. (1) La maturation souterraine dépend de tout un ensemble de facteurs matériels, d’un processus vivant mêlant l’expérience concrète, la vie politique et la mémoire historique. Ainsi, la profondeur et l’action du prolétariat dans la lutte immédiate ne peut être le seul critère pour évaluer la dynamique ou comprendre un mouvement de classe. Sans un cadre théorique solide préalable, il est impossible de saisir correctement la réalité d’un rapport de force entre les classes.
Effectivement, une des faiblesses du mouvement contre la réforme des retraites était l’incapacité du prolétariat à prendre en main son combat, alors que ce fut le cas pendant la lutte contre le CPE avec ses AG souveraines, ainsi qu’à se confronter réellement aux syndicats en étendant le mouvement, comme au cours de certaines luttes dans les années 1980.
La lutte de l’hiver 2019-2020 a pourtant été capable d’exprimer une force et un potentiel important. En effet, le sentiment de solidarité, le besoin, certes embryonnaire mais bien réel, d’unité face aux attaques, de se retrouver “tous ensemble”, tout cela exprime une force nouvelle et même essentielle pour une classe sociale qui ressent et rejette plus nettement la réalité de l’exploitation capitaliste. Cette reprise de la combativité ouvrière pose au moins les premières conditions pour que les exploités commencent à se sentir progressivement appartenir à une même classe, afin d’orienter et d’engager plus vivement la réflexion vers le futur. Autrement dit, le ferment des manifestations et la montée d’une forte combativité, dans un contexte de réflexion, ont été un formidable levier, même si le chemin est encore long, incertain et tortueux, pour retrouver une identité de classe. Cela, après des décennies de propagande sur la prétendue “disparition de la classe ouvrière” et alors que pèse encore sur cette dernière l’incapacité à se reconnaître comme une force sociale unie, ayant les mêmes intérêts historiques, alors que pèse même la honte d’elle-même et l’oubli de son propre passé, de ses propres expériences de lutte. Bien entendu, nous ne sommes qu’au tout début de ce processus qui reste encore fragile. Mais les graines semées germeront si les conditions le permettent : la poursuite des attaques massives liées à la crise du système capitaliste demeure un aiguillon pour alimenter la réflexion et renforcer la conscience de classe au sein du prolétariat.
Ceux qui combattent pour la révolution prolétarienne placent leurs “espérances” dans le futur, à l’échelle historique, pas à celle d’un mouvement de lutte particulier. Ainsi, au-delà de l’enthousiasme ou de la déception par rapport à telle ou telle lutte, c’est la compréhension profonde du mouvement qu’il nous faut atteindre, voir que le propre de la lutte du prolétariat, comme classe exploitée, est d’avancer et de progresser en allant de défaites en défaites. C’est ainsi que, forte de cette démarche historique et des espoirs qu’elle plaçait dans l’avenir, Rosa Luxemburg pouvait écrire, en pleine répression de la “commune de Berlin” en janvier 1919 : “les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette “défaite” un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite”. (2) En effet, dans la décadence du capitalisme, le prolétariat ne peut plus obtenir de réformes durables et on voit bien que ses luttes se limitent désormais a se défendre face aux attaques de plus en plus brutales et généralisées. Dans ce cadre, la seule “victoire”, le seul “gain” possible est celui de l’expérience de la lutte elle-même par la “défaite”. En fait, seule la révolution mondiale pourra être considérée à terme comme une “victoire”. Tant que durera le capitalisme, l’exploitation ne pourra que générer toujours plus de souffrances et de misères. Refuser de subir les attaques est déjà, en quelque sorte, une première “victoire” issue paradoxalement de cette “défaite”. Il faut être capable de voir ce que cela signifie pour l’avenir, être capable de voir le potentiel d’un combat d’autant plus difficile à mener que toute expression de lutte est un immense défi face aux obstacles que dresse la bourgeoisie, face à ceux liés au poids d’idéologies étrangères au prolétariat et aux phénomènes liés à la phase de décomposition. Or, le prolétariat, en effet, “ne baisse pas les bras” et s’engage sur la voie d’un avenir potentiellement prometteur.
À la fin de son courrier, la camarade essaye de mettre en perspective les pas en avant que la classe ouvrière devra ou sera amenée à accomplir. Mais elle semble l’exprimer de manière un peu incantatoire. Il faut au contraire voir que “le fondement scientifique du socialisme s’appuie, comme on sait, sur trois principaux résultats du développement du capitalisme : avant tout sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste, qui mène inévitablement à sa ruine ; deuxièmement, sur la socialisation croissante du processus de production qui crée les amorces de l’ordre social futur, et troisièmement, sur le renforcement croissant de l’organisation et de la conscience de classe du prolétariat qui constitue le facteur actif de la prochaine révolution”. (3) Ainsi, faute d’une réflexion plus ancrée dans une démarche historique, le risque est “d’attendre” encore pour se retrouver inévitablement confronté à de nouvelles déceptions, voire, à terme, à du découragement.
Bien entendu, par ce courrier, la camarade démontre qu’elle cherche à mener le combat, à comprendre et à pousser plus loin sa réflexion. Nous ne pouvons que l’encourager, ainsi que tous nos lecteurs, à poursuivre dans ce sens.
RI, 3 mars 2020
1) Lire, par exemple : “Seule la lutte massive et unie peut faire reculer le gouvernement !”, Révolution internationale n° 480, (janvier-février 2020).
2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
3) Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ? (1898)
Depuis plusieurs mois, la région d’Idleb, dans le nord de la Syrie, est pilonnée par les forces de Bachar El Assad et de l’armée russe. Près de trois millions de civils (dont un million d’enfants) sont enserrés dans ce dernier bastion de la rébellion, (1) comme à Alep ou à la Ghouta orientale ; le régime gouverné par El Assad cherche à reprendre cette zone par la terreur et une ignoble politique de la terre brûlée. Les pluies d’obus, déversées par l’aviation russe, s’abattent sans distinction sur les habitats, les bâtiments publics (écoles, hôpitaux…), les marchés et les champs agricoles. Plus de mille personnes ont péri depuis la fin du mois d’avril 2018 selon l’ONU, et près d’un million de personnes tentent de fuir le massacre, affamés, sans logements, livrés aux températures glaciales de l’hiver. Dans ce décor de barbarie et de chaos, les populations résignées n’ont, en effet, plus qu’une seule issue : fuir pour échapper à la mort ! Prendre la route en direction de la frontière turque ou tenter de joindre la frontière grecque, porte la plus proche pour entrer en Europe.
Seulement voilà, la frontière entre la Syrie et la Turquie leur est désormais fermée. Alors que depuis 2015, l’État turc rendait service (moyennant finance !) aux démocraties européennes en accueillant les flux de millions de migrants que celles-ci refusaient de prendre en charge, en les traitant comme des pestiférés, l’offensive turque dans le Nord de la Syrie a changé la donne. Les trois millions de personnes de la région d’Idleb sont désormais otages, prisonniers des puissances impérialistes de la région. Comme on a pu le voir, la Turquie et la Russie et son vassal la Syrie d’Assad sont prêtes à tout ! Y compris à rendre des zones entières totalement exsangues, à terroriser les populations et à les massacrer pour satisfaire leur appétit de rapace. Aujourd’hui, la région d’Idleb est le terrain de jeu macabre de l’impérialisme, le théâtre sanglant du capitalisme à l’agonie où seule demeurent la misère et la mort !
Si Erdogan refuse de faire entrer de nouveaux migrants, il souhaite se débarrasser des trois millions et demi déjà présents sur le sol turc. Pour le chef du régime, ces derniers ne sont rien d’autres que des objets vendus aux enchères, des otages d’un marchandage qu’il utilise habilement afin d’assouvir ses visées politiques. Sur le plan interne, les migrants sont désormais la cible d’une campagne de dénigrement écœurante qui vise à rehausser la popularité de l’AKP au sein de la population turque. Mais c’est surtout sur la scène impérialiste que les migrants lui sont le plus utiles.
En effet, ces derniers sont devenus des objets de chantage envers les puissances de l’Union européenne (UE). Erdogan menaçait depuis des mois d’ouvrir la frontière occidentale du pays en direction de l’Europe afin de pousser les puissances européennes à soutenir sa campagne militaire dans le nord de la Syrie et à lui assurer une rente financière. Le 28 février dernier, il a mis ses menaces à exécution et des dizaines de milliers de réfugiés ont tenté, au prix de risques considérables, d’entrer en Europe par la Grèce malgré le refus catégorique des autorités, soutenues dans ce choix par l’UE et ses grandes démocraties. Au moins 13 000 migrants se trouvent désormais massés à la frontière, en proie à la cruauté des uns et des autres. D’autres tentent par voie maritime d’atteindre les îles de Chios ou de Lesbos où les mêmes conditions les attendent : parqués, entassés et isolés comme des animaux, en manque d’eau, de chauffage, de nourriture, d’hygiène la plus élémentaire. Sur l’île de Lesbos dans le camp de Moria, prévu pour 2 300 personnes, s’entassent par exemple 20 000 personnes, entourées de barbelés. La Repubblica livre ainsi cette description abominable : “les premiers à se noyer sont les enfants. Ici, il n’y a rien pour eux, pas même un lit, des toilettes ou de la lumière. Ici, pour eux, il n’y a que la boue, le froid et l’attente. Un purgatoire humide et absurde à devenir fou. De sorte que, jour après jour, à mesure que l’Europe et ses promesses s’éloignent de l’horizon, il ne reste rien à faire aux plus fragiles que de tenter de se suicider (…) mais comme ils ont peur, ils réussissent rarement à aller jusqu’au bout. De temps en temps, un adulte toque à la porte de la clinique, au bas de la colline, apportant dans ses bras un gamin avec sur le corps des marques éloquentes. Tout le monde sait ce qu’il vient de faire. Il recommencera dans quelques mois”. Plus de trois-quart de siècle après Auschwitz, c’est la même réalité sinistre et effroyable que le capitalisme réserve partout aux populations jugées “indésirables”.
Ceux qui tentent de rejoindre cet “Eldorado” sont stoppés avec la plus grande violence et brutalité par les autorités grecques. Nous avons pu voir des images insoutenables et révoltantes où, en mer, les gardes côtes grecs tentent de crever un bateau pneumatique rempli de migrants et de les éloigner par des tirs de carabines. Dans la région de l’Evros, la police et l’armée quadrillent la zone. Les 212 kilomètres de frontière sont infranchissables. Les migrants qui tentent de passer sont accueillis par des grenades lacrymogènes et même par des tirs à balles réelles qui auraient fait plusieurs blessés et même un mort selon des informations turques. Ceux qui sont arrêtés sont passés à tabac, dépouillés, humiliés et renvoyés chez eux. Pensant se trouver à quelques mètres du “paradis”, ils sont en réalité confrontés à la froide cruauté de la forteresse européenne pour qui ils demeurent des indésirables, des déchets ou des bêtes errantes qu’aucun État ne veut prendre en charge. Avec un cynisme incroyable et une hypocrisie sans limites, chacun fait mine de renvoyer la responsabilité sur d’autres mais tous partageant la même volonté : le refus catégorique d’accueillir ces populations victimes de la barbarie que les puissances impérialistes ont elles-mêmes engendrées ! (2)
De suite après l’annonce du régime turc d’ouvrir les portes aux migrants en direction de l’Europe, la réaction des principaux États de l’UE fut sans appel : tous les représentants de la bourgeoisie européenne ont poussé des cris d’orfraie envers la politique “inacceptable” (Angela Merkel) d’Erdogan. Le chef du gouvernement autrichien, Sebastian Kurz, élu tout particulièrement sur la base de sa politique anti-immigration, feignait de s’inquiéter “de ces êtres humains utilisés pour faire pression” sur l’UE.
Les “grandes démocraties” européennes peuvent bien se saouler en paroles compatissantes, elles auront beau tenter de se disculper en faisant porter l’entière responsabilité à leurs concurrents russe et turc, la réalité de la politique migratoire européenne dévoile l’hypocrisie et l’ignominie dont elles font preuve. C’est d’ailleurs, la “patrie des droits de l’Homme” qui a le mieux exprimé les véritables intentions des États de l’UE : “L’Union européenne ne cédera pas à ce chantage. (…) Les frontières de la Grèce et de l’espace Schengen sont fermées et nous ferons en sorte qu’elles restent fermées, que les choses soient claires”, affirmait catégoriquement Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères. Ainsi, des millions de personnes auront beau crever la gueule ouverte, les États européens ne feront rien pour eux, si ce n’est leur rendre la tâche encore plus difficile en renforçant les moyens permettant de rendre la frontière grecque encore plus hermétique. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a garanti que “toute l’aide nécessaire” serait fournie à l’État grec. D’ores et déjà, l’agence Frontex a envoyé des renforts de police et 700 millions d’euros ont été dégagés. L’intransigeance des dirigeants européens reflète aussi la volonté de couper l’herbe sous le pied des mouvements populistes qui n’ont pas hésité à exploiter ce nouvel exode en leur faveur.
Les puissances européennes auront beau se faire passer pour les victimes du méchant manipulateur Erdogan ou encore verser des larmes de crocodile sur le sort des migrants en se cachant derrière le masque de l’impuissance, elles sont toutes autant responsables et portent, sans le dire, la responsabilité de laisser ces millions de civils périr sous les obus russes, les balles grecques et le cynisme turc.
Leurs tirades à vomir sur les droits de l’Homme et leur indignation feinte ne sont que des paravents visant à cacher leurs politiques anti-migrants. Les renvois aux frontières, la traque des réfugiés et le démantèlement des camps de fortune, l’érection de murs et de barbelés, la militarisation des frontières, l’accroissement des contrôles administratifs et des critères d’accès aux territoires, etc., toutes ces mesures sont d’abord et avant tout mises en œuvre et appliquées avec la plus stricte rigueur et le plus grand zèle par les États démocratiques, (3) là où la dictature du capital s’exprime de la manière la plus perverse et la plus cynique. Les démocraties occidentales, de gauche comme de droite, tant vantées par la propagande, sont non seulement complices mais font subir exactement les mêmes traitements ignobles, dégradants et indigne que les “méchants” de l’histoire (les Erdogan, Poutine et consorts)… avec un soupçon d’hypocrisie, toutefois !
Après qu’une trentaine de soldats turcs ont été tués dans une attaque menée par les troupes de Bachar El Assad, laissant craindre une escalade des tensions, Moscou et Ankara ont conclu un cessez-le-feu le 5 mars. Une farce à laquelle personne ne croit tant les prétentions respectives des deux puissances ne peuvent que pousser l’une et l’autre à un jusqu’au-boutisme effréné qui, tôt ou tard, remettra le feu aux poudres et ranimera les combats. Aucun signe de stabilisation n’existe au Proche-Orient. Le retrait continu des États-Unis et, par voie de conséquence, de la France et de l’Allemagne, fait peser, à terme, plusieurs dangers dont les populations civiles seront, comme toujours, les premières victimes. Il est indéniable que El Assad est bien décidé à reconquérir l’intégralité du territoire qu’il possédait avant 2011. Pour cela, il n’hésitera pas à s’abreuver du sang de millions d’innocents pour parvenir à ses fins. D’autant plus que Poutine, le seul en mesure de canaliser les velléités du “boucher de Damas”, ne semble pas complètement opposé à cet objectif. Le “maître du Kremlin” a également intérêt à maintenir des relations cordiales avec Erdogan afin de pouvoir faire pression sur l’OTAN et maintenir sa précieuse base navale de Tartous, à l’Ouest de la Syrie. De son côté, la Turquie a le champ libre pour faire la peau aux Kurdes dont elle refuse le maintien de leur territoire autonome, craignant qu’il serve de point d’appui aux revendications nationalistes des Kurdes de Turquie. Au mois d’octobre dernier, après de violents combats, elle est parvenue à établir une “zone de sécurité”, rompant de ce fait la continuité territoriale du Rojava. Si jusqu’à présent, la présence américaine donnait une garantie de protection aux Kurdes, le départ des troupes US de Syrie signe très probablement leur arrêt de mort.
D’autant plus que les puissances européennes, comme la France et la Grande-Bretagne, ont perdu beaucoup de terrain et ne sont plus vraiment en mesure de mener à bien leur stratégie visant à combattre Daesh et le régime d’Assad par un jeu d’alliances avec les rebelles et les Kurdes. Ainsi, tous les éléments sont aujourd’hui réunis pour que surviennent de nouveaux massacres de masse qui plongeront encore des millions de personnes sur les routes de l’errance.
Ce qui se passe à la frontière gréco-turque n’est pas une exception mais une illustration parmi tant d’autres de l’horreur que fait peser le capitalisme agonisant sur des centaines de millions de personnes. Le sort des migrants africains à la frontière marocaine, l’enfer de la Libye (4) ou celui des latino-américains entre le Mexique et les États-Unis est similaire. Tous fuient la guerre, la violence, la criminalité et le désastre environnemental. Aujourd’hui, près de sept millions de personnes se trouveraient dans cette situation d’errance sans aucun moyen de survie. Ils fuient la barbarie du capital et sont les pions et les victimes des bourgeoisies nationales qui ne cessent de jouer avec eux et d’instrumentaliser la “question migratoire” pour le compte de leurs sinistres intérêts impérialistes.
Vincent, 8 mars 2020.
1) Les rebelles au régime d’Assad forment ni plus ni moins qu’une fraction rivale au sein de la bourgeoisie syrienne. Ils sont soutenus par les États-Unis, l’Arabie Saoudite, la Turquie et d’autres États, que ces derniers utilisent comme des pions afin de servir leur intérêts impérialistes.
2) Voir à ce propos : “Bombardements en Syrie : l’intervention des grandes puissances amplifie le chaos”, Révolution internationale n° 455 (novembre-décembre 2015).
3) Voir à ce propos : “Le “droit d’asile” : une arme pour dresser des murs contre les immigrés”, sur le site internet du CCI (juillet 2019).
4) Voir à ce propos : “Chaos en Libye : une odieuse expression de la barbarie capitaliste”, sur le site internet du CCI (novembre 2019).
Dans son n° 530, daté d’octobre/novembre 2018, Le Prolétaire, organe du Parti communiste international (PCI) a publié une réponse (“Les divagations du CCI sur le populisme”) à deux articles que nous avions écrit sous le titre : “Les failles du PCI sur la question du populisme” (Révolution Internationale nos 468 et 470). Ces articles constituaient déjà une première réponse à leur précédent article : “Populisme, vous avez dit populisme ?” (Le Prolétaire n° 523) critiquant notre vision et notre analyse du populisme actuel.
Nous poursuivons donc ici cette polémique que nous jugeons essentielle, aussi bien pour la confrontation entre deux méthodes différentes dans le combat pour la défense des intérêts de la classe ouvrière que pour la clarification indispensable de l’analyse de la situation actuelle dans le milieu politique prolétarien.
Pour les révolutionnaires, une période et une situation historique s’examinent comme un rapport de forces entre les deux classes déterminantes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. Cette analyse est de la plus haute responsabilité des organisations révolutionnaires et elle a été déterminante dans les moments-clés du combat prolétarien. Par exemple, grâce à l’analyse du rapport de forces et de la dualité de pouvoir dans ses Thèses d’avril en 1917, Lénine a redressé l’orientation du parti bolchevik vis-à-vis du gouvernement provisoire du prince Lvov et de Kerenski. De même, lors des Journées de juillet 1917, parce qu’il avait compris la réalité du rapport de force entre le prolétariat et la bourgeoisie, le parti bolchevik a su déjouer le piège d’une insurrection prématurée, tendu par le gouvernement provisoire.
À l’inverse, l’erreur d’appréciation de ce rapport de forces par une organisation révolutionnaire, quel que soit son niveau d’influence sur la classe ouvrière, a toujours eu des conséquences très lourdes, voire catastrophiques. Ainsi, malgré l’agitation sociale intense dans le pays, la décision de Karl Liebknecht de lancer un appel à l’insurrection à Berlin en janvier 1919, alors que les conditions n’étaient pas mûres, a eu des conséquences tragiques pour l’ensemble du prolétariat international, débouchant sur l’écrasement dans le sang de la révolution en Allemagne et permettant à la bourgeoisie de porter un coup décisif à l’extension de la révolution mondiale. De même, l’attitude opportuniste et activiste de Trotski dans les années 1930, découlant de ses illusions sur une possible évolution positive de la fraction stalinienne ainsi que de son incompréhension de la nécessité d’un travail de fraction, a encore été aggravée par le fait qu’il n’avait pas compris l’ampleur de la contre-révolution mondiale et le rapport de forces totalement défavorable au prolétariat à cette époque. Cela l’a notamment amené à préconiser, contre la montée du fascisme, la constitution de fronts uniques avec des partis bourgeois, ainsi qu’à adopter une position tout aussi catastrophique lors de la guerre d’Espagne en affirmant que “s’y déroulait une révolution hybride, confuse, mi-aveugle et mi-sourde”, qui aurait finalement pu se transformer en “révolution socialiste” s’il y avait eu des “chefs révolutionnaires” à la tête de l’État bourgeois. Une partie de ces errements découlent de ses confusions sur le rapport de force entre les classes, le conduisant même à se fourvoyer dans la création d’une IVe Internationale en 1938, alors que les forces des révolutionnaires étaient non seulement complètement dispersées mais également grandement décimées. Ces errements tragiques se sont soldés par de terribles massacres de prolétaires dans la guerre d’Espagne qui fut une répétition générale du sanglant affrontement impérialiste de 1939-1945 et ont précipité à leur tour les organisations trotskistes dans la trahison et leur passage dans le camp bourgeois lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi le CCI, à la suite de Bilan et de la Gauche communiste de France en particulier, a toujours mis en évidence l’importance déterminante pour les organisations révolutionnaires de l’analyse du rapport de forces entre les classes.
À partir du moment où la société entrait dans une nouvelle période historique, celle des guerres et des révolutions, comme le proclamait clairement le premier congrès de l’Internationale communiste, il devenait crucial pour les organisations révolutionnaires de tirer toutes les conséquences que ce changement de période historique impliquait. La Gauche communiste poursuivit ce travail après le triomphe de la contre-révolution suite à l’écrasement de la vague révolutionnaire de 1917-1923. En s’inscrivant dans cette démarche, le CCI a pu dégager le cadre général d’analyse de l’entrée du capitalisme dans la période de décadence. Il a pu aller plus loin en identifiant, lors de la chute du bloc de l’Est, l’entrée du capitalisme dans sa phase ultime de décomposition. (1) C’est avec ce cadre théorique, reposant donc sur l’analyse historique et globale du rapport de forces entre les classes, qu’il est capable de développer une analyse de phénomènes comme le populisme, typiques de cette phase ultime du capitalisme.
Bien entendu, le PCI est en désaccord avec ce cadre d’analyse, ce qui révèle chez lui une interprétation tout à fait réductrice de la méthode marxiste.
Quand Le Prolétaire affirme péremptoirement, pour répondre au CCI, que “ce ne sont pas des facteurs “idéologiques” mais des déterminations matérielles qui poussent et pousseront les prolétaires dans les mouvements de lutte, à surmonter leurs divisions, à reconnaître qu’ils appartiennent à la même classe sociale, soumise à la même exploitation, et qui pousseront les éléments d’avant-garde dans ces mouvements à se mettre en quête d’une organisation de parti pour mener le combat”, il en reste à une phase élémentaire de la lutte de classe. Nous reconnaissons pleinement, nous aussi, que les conditions matérielles des prolétaires comme conjonction de facteurs objectifs (le niveau de la crise économique, l’ampleur des attaques de la bourgeoisie, etc.) jouent un rôle essentiel dans le développement de la conscience de classe. Mais le PCI oublie ici que les facteurs subjectifs (la combativité, la volonté, la morale, la solidarité, l’organisation, la conscience, la théorie) jouent très vite un rôle important pour le prolétariat, jusqu’à devenir décisifs dans une période révolutionnaire. C’est ce qui faisait dire à Marx : “De toute évidence, l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses”. (2) Cela a été confirmé de manière éclatante par le déroulement même de la révolution en Russie. C’est d’ailleurs ce rôle vital de la conscience que Trotski a placé au cœur de son Histoire de la Révolution russe quand il écrit, par exemple, que “l’état de conscience des masses populaires, en tant qu’instance décisive de la politique révolutionnaire, excluait la possibilité pour les bolcheviks de prendre le pouvoir en juillet” (3) et qu’il rapportait ainsi les propos de Lénine : “Nous ne sommes pas des charlatans : nous devons nous baser uniquement sur la conscience des masses”. (4)
C’est cet oubli qui a conduit Bordiga, lors de son retour à la vie militante après la Deuxième Guerre mondiale (qui marque la naissance du bordiguisme), à rejeter totalement la conscience hors de la lutte prolétarienne jusqu’à la révolution, et à la confiner uniquement à l’intérieur du Parti. Dès lors, pour le PCI, la lutte de classe se réduit à une somme ou à un enchaînement de déterminations matérielles quasi-automatiques et mécanistes, valables à n’importe quel moment de l’existence du capitalisme. Toute autre considération serait de “l’idéalisme”. C’est bien sûr de cela qu’il accuse le CCI dans son article derrière les termes de “divagations”, de “lubies” ou “d’élucubrations” qui émaillent sa réponse. En même temps qu’il nie l’importance du facteur de la conscience dans la lutte du prolétariat, il nie aussi la dimension historique de l’évolution du capitalisme, ce qui l’amène à rejeter aussi la notion de décadence du capitalisme que nous défendons.
En s’en tenant là, le PCI abandonne la dimension historique et le contexte concret du déroulement de la lutte de classe qui relèvent pourtant d’une dimension essentielle du marxisme : la conscience de classe n’est nullement un facteur abstrait mais une force matérielle, comme l’ont toujours clairement établi Marx et Engels. La conscience et l’état de cette conscience à un moment historique donné sont non seulement un facteur actif mais déterminant dans une situation qu’il est essentiel et indispensable de prendre en considération dans l’analyse du rapport de forces entre les classes.
En d’autres termes, il n’y a pas que des facteurs objectifs mais aussi des facteurs subjectifs, c’est-à-dire liés à l’état et au niveau de développement de la conscience de classe du prolétariat, qui détermine sa force sur le terrain politique. C’est pour cela que nous avons toujours affirmé que dans le capitalisme, le prolétariat, dans la mesure où il ne détient aucun pouvoir économique et matériel, n’a que deux armes de combat : sa conscience et son organisation.
De façon plus générale, les idées et les idéologies sécrétées et instrumentalisées par la bourgeoisie sont également des forces matérielles au service de sa domination et de son exploitation. Les mystifications et illusions que propage la classe bourgeoise jouent un rôle actif dans les situations concrètes : il y a donc un combat concret du prolétariat à mener pour déjouer les manœuvres des propagandes idéologiques de la bourgeoisie, et notamment la mystification démocratique qui pèse sur lui ou encore contre toute idéologie qui vise à diviser la classe ouvrière : racisme/antiracisme, populisme/antipopulisme, totalitarisme/démocratie… Le PCI néglige le rôle majeur et actif du développement de la conscience du prolétariat dans le processus révolutionnaire en transférant cette conscience uniquement dans le Parti qui en détiendrait de ce fait (et lui seul) le “monopole”. En réduisant le développement de la conscience de classe à cet ensemble de déterminations matérielles, le PCI tombe dans un déterminisme purement mécanique, autrement dit dans le piège d’une démarche qui est celle du matérialisme vulgaire, opposant, dans le fond, esprit et matière ; la détermination par les rapports matériels et économiques de production excluant “le monde des idées”, c’est-à-dire niant et rejetant la force matérielle de la pensée et de la réflexion dans la classe elle-même. Mais cette vision rétrécie a des conséquences qui poussent notamment le PCI à reprendre à son compte et à s’enfermer dans des théorisations fausses héritées du passé.
Il y a, en effet, un autre aspect de sa critique de notre prétendu idéalisme qui témoigne du même renversement des bases du marxisme par le PCI : “Le CCI a, lui, une vision complètement idéalisée d’une classe ouvrière sans contradictions, sans couches diverses, sans divisions en son sein (…). À l’inverse de ce conte de fées, il importe de comprendre que les divisions et la sujétion de la classe ouvrière ont des bases matérielles”. Cette conception le pousse à se cramponner à la théorie de “l’aristocratie ouvrière” que nous avions déjà critiquée dans notre précédent article.
Au-delà de l’ironie facile de sa réponse (“Sur ce point, nous sommes en bonne compagnie comme le reconnaît le CCI qui affirme que cette conception était déjà une erreur d’Engels et de Lénine !”), Le Prolétaire s’appuie effectivement sur une vision erronée héritée de Lénine (5) dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. (6)
Il n’est pas question de nier qu’il y a toujours des différences de salaires, de conditions de vie et de travail parmi les ouvriers que la bourgeoisie s’efforce toujours de susciter, de mettre en avant et d’instrumentaliser pour masquer la nature et le caractère historique de classe associée et unitaire du prolétariat. Mais nous avons toujours critiqué cette notion car elle fait abstraction de l’unité fondamentale du prolétariat comme classe politique et de son cri de ralliement : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”, pour mettre en avant des divisions sociologiques catégorielles et, donc, de prétendus antagonismes d’intérêts concurrentiels au sein de la classe ouvrière. Le PCI s’en tient à cette vision sociologique et photographique de la classe ouvrière en perdant de vue son sens, son rôle, son orientation politique et, précisément, il tombe dans un piège idéologique en parlant de division en couches du prolétariat. Ce qui pousse les prolétaires à réagir, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles qu’ils subissent, mais aussi le niveau de développement de leur conscience de classe dans la lutte qui n’est absolument pas linéaire ni continu. Du fait de ses défaillances sur le plan de la méthode marxiste, le PCI oublie que le prolétariat est capable de s’unir dans sa lutte contre l’exploitation, et qu’il l’a démontré dans les moments les plus hauts de son histoire (de la Commune de 1871 à la Pologne 1980 en passant par 1917 en Russie, bien sûr, et Mai 1968 en France), y compris dans des secteurs où le prolétariat est mieux payé. La bourgeoisie, quant à elle, s’efforce effectivement de présenter la classe ouvrière comme une classe fatalement divisée, défendant des intérêts corporatistes et concurrentiels. Au contraire, la réalité même de la classe ouvrière, du prolétariat comme classe repose sur son unité profonde. Le prolétariat, comme l’a toujours affirmé le marxisme, ne peut reconnaître son identité de classe et s’affirmer comme classe révolutionnaire, et donc dépasser ses divisions bien réelles, qu’à travers la lutte et l’affirmation de son unité et de sa solidarité basées sur le caractère associé de son travail au sein du capitalisme. Le PCI confond ici l’existence même du prolétariat avec le processus effectivement hétérogène et inégal à l’œuvre dans le développement de ses luttes et de sa conscience de classe.
Quand l’article du Prolétaire affirme, pour justifier son point de vue sur “l’aristocratie ouvrière”, qu’ “il s’agit d’une analyse matérialiste pour expliquer l’influence bourgeoise (et en particulier l’influence des partis et organisations collaborationnistes) sur le prolétariat”, il accrédite en fait l’idée que les partis de gauche et les syndicats sont des organisations ouvrières “collaborationnistes” alors qu’il s’agit, en fait, de les dénoncer comme des organes bourgeois, définitivement passés dans le camp bourgeois. Il ajoute dans la défense de cette théorie : “C’est tout à fait consciemment que les capitalistes accordent certains avantages et certaines “garanties” (statuts particuliers, etc.) à quelques couches du prolétariat pour assurer la paix sociale dans des secteurs particuliers de l’économie ou dans l’économie toute entière. Ces couches forment la base de masse des organisations réformistes”. Ce qui est vrai, c’est qu’à certains moments historiques bien particuliers, la bourgeoisie a été capable de faire volontairement certaines concessions économiques de façon tout à fait consciente mais dans quel but ? Ce n’est nullement pour “acheter” une partie du prolétariat comme le sous-entend le PCI “afin de perpétuer l’idéologie réformiste”, mais pour le diviser, pour tenter de dresser les ouvriers les uns contre les autres, en accédant aux revendications d’un secteur particulier ou d’une corporation alors que la majeure partie des prolétaires en lutte n’obtiennent rien d’autre que l’amertume profonde de la défaite, comme cela fut le cas dans la lutte dans les hôpitaux en France de 1988 où seules les infirmières ont obtenu quelques miettes, ou encore dans de nombreuses luttes comme lors de la récente grève à la General Motors aux États-Unis, en suscitant la concurrence entre prolétaires, en les enfermant dans le cadre de la défense de l’usine, de l’entreprise, de la région ou du pays. Les stratégies bourgeoises pour contrôler le prolétariat ne sont pas nouvelles, notamment à travers toute une législation sur l’exploitation comme le rappelle Rosa Luxemburg dans son Introduction à l’économie politique sur le sens à donner aux lois sur la protection du travail : “Il fallait donc que, dans son propre intérêt, pour permettre l’exploitation future, le capital impose quelques limites à l’exploitation présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son exploitation. Il fallait passer d’une économie de pillage non rentable à une exploitation rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale, comme naissent d’ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le gibier noble, afin qu’il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail du prolétariat, pour qu’elle puisse servir rationnellement à l’exploitation capitaliste. Ou comme Marx le dit : la limitation du travail en usine était dictée par la même nécessité qui force l’agriculteur à mettre de l’engrais dans ses champs. La législation des fabriques voit le jour pas à pas, d’abord pour les enfants et les femmes, dans une lutte tenace de dizaines d’années contre la résistance des capitalistes individualistes”. Mais le mouvement ouvrier fourmille de bien d’autres exemples historiques qui montrent que la classe dominante a non seulement pris soin de rationaliser l’exploitation de la force de travail, mais a toujours eu comme préoccupation centrale d’exercer un contrôle étroit sur les prolétaires, par exemple en créant de toutes pièces des structures syndicales : déjà, dans la Russie d’avant 1905, il y a l’exemple bien connu des “syndicats Zoubatov” sous le contrôle et aux ordres directs de la police tsariste. Cela a été surtout le cas juste après 1945 avec le statut particulier des fonctionnaires comme de certains secteurs-clés de l’industrie (EDF-GDF, cheminots…) ou des hausses de salaire permettant un relèvement du niveau de vie des ouvriers, etc., car cela permettait à la classe dominante de maintenir la classe ouvrière sous le joug de l’exploitation d’après-guerre au service de “l’effort national de reconstruction” (le fameux “retroussez vos manches !” du ministre Thorez et de ses acolytes staliniens au sein d’un gouvernement d’union nationale issu de la Résistance). Et cela, à travers la mystification des “nationalisations” et le caractère prétendument “ouvrier” de ces mesures. Ce fut aussi le cas les années suivantes au cours de la période des “Trente Glorieuses” où la bourgeoisie a pu préserver l’illusion d’un redéveloppement économique sans précédent du capitalisme ayant surmonté ses crises. Alors qu’en fait, il s’agissait pour la bourgeoisie des pays occidentaux de faire croire aux ouvriers qu’ils avaient quelque chose à gagner dans le capitalisme, il s’agissait de leur faire accepter la poursuite de la militarisation de l’économie, la course aux armements et une économie de guerre permanente, en vue de les préparer à se mobiliser dans des affrontements guerriers face aux ennemis du bloc adverse. Ainsi, en France, dans le cadre de la Guerre froide, le syndicat Force Ouvrière (FO) a été délibérément créé en 1947 à l’initiative de la bourgeoisie occidentale, en particulier du parti social-démocrate (SFIO) qui a joué au gouvernement un rôle pivot dans les années 1950 pour maintenir les ouvriers dans le camp occidental et le giron pro-atlantiste. Il s’agissait de contrecarrer l’influence de la CGT contrôlée par le parti stalinien dont l’influence faisait courir la risque d’un basculement au profit du bloc adverse. Il en a été de même, par exemple, en Italie en 1950 avec la naissance de la CISL (patronnée par le parti démocrate-chrétien au pouvoir) et l’UIL (parrainée par le parti social-démocrate) face à la CGIL.
Mais si l’octroi de “certains avantages et certaines garanties” sur le terrain économique à certains secteurs particuliers ou même à l’ensemble de la classe peut effectivement être une politique délibérée de la bourgeoisie dans telle ou telle circonstance précise ou dans un contexte historique bien particulier, le PCI en tire une interprétation totalement erronée qui aboutit à une conclusion fallacieuse sur le prétendu “collaborationnisme de classe des organisations réformistes”. Derrière la vision tronquée de la réalité que propose la théorisation de “l’aristocratie ouvrière”, la vraie question qui est posée au prolétariat et qu’est incapable de voir le PCI, c’est l’emprise totalitaire du capitalisme d’État comme forme universelle de domination de la bourgeoisie. Cela est une caractéristique fondamentale de la période issue de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-1923 et la marque de la décadence et de la survie de ce système, que ce soit de façon directe et brutale comme sous les régimes staliniens, soit indirecte sous la forme “démocratique” à travers un contrôle de l’État sur l’économie comme sur la totalité de la société. Au lieu d’un questionnement et d’une méthode permettant de développer un cadre d’analyse vivant sur les expériences et les leçons à tirer d’un point de vue de classe, Le Prolétaire s’obstine à s’enfermer dans des schémas “invariants” et à ressasser des formules du passé sans vraiment tenir compte de l’évolution historique de la domination capitaliste. Ainsi il continue à nous parler “d’organisations réformistes” ou “de collaboration de classe” ou encore de “couches qui sont l’expression d’une aristocratie ouvrière” alors que les syndicats comme les ex-partis ouvriers sont non seulement définitivement devenus des organisations de nature clairement bourgeoises mais aussi sont totalement intégrés à l’appareil d’État dont ils constituent des rouages essentiels de domination et d’exploitation. Leur fonction spécifique au sein de cet appareil d’État est la défense exclusive de ses intérêts en permettant d’encadrer et de museler le prolétariat. En ce sens, ils sont à la fois les meilleurs défenseurs de la bourgeoisie et les pires et plus dangereux ennemis du prolétariat. Qualifier une partie de l’appareil étatique bourgeois “d’organisations réformistes” en faisant fi du fait que ces anciennes organisations ouvrières ont basculé irrémédiablement dans les rangs de la bourgeoisie (les syndicats, les PS, les PC, les organisations trotskistes) à l’épreuve de la guerre ou de la révolution et sont devenus des ennemis déclarés du prolétariat permet d’entretenir l’illusion qu’il s’agit toujours d’organisations ouvrières. (7) Cela est irresponsable de la part d’une organisation du camp prolétarien car cela entretient un facteur de confusion fondamental utilisé par l’ennemi contre le développement de la conscience de classe.
En s’en tenant à une vision figée du passé, sans tenir compte de la dynamique dialectique et vivante à l’œuvre dans le rapport de forces entre les classes, sans tenir compte des leçons et des expériences du mouvement ouvrier, une organisation prolétarienne prend le risque de commettre de lourdes erreurs d’analyse et de tirer des leçons non seulement fausses d’une situation mais aussi très dangereuses. Avec une telle vision étriquée et réductrice qui lui a servi de cadre et de méthode d’analyse, le PCI a toujours estimé implicitement que le prolétariat des pays centraux du capitalisme n’est jamais vraiment sorti de la contre-révolution. Comme il n’a pas été capable de déceler la réémergence au niveau international des luttes prolétariennes qui s’ouvrait avec Mai 1968 en France, il n’a pas été non plus en mesure d’évaluer le danger que représente l’affaiblissement de la conscience de classe depuis l’effondrement des régimes staliniens de l’Est à la fin des années 1980, lié à la propagande bourgeoise identifiant le stalinisme au communisme et qui a sapé la confiance d’une grande partie du prolétariat dans la perspective d’une société communiste. Le Prolétaire nous accuse de tomber dans le piège de la propagande bourgeoise dans notre analyse du populisme (nous reviendrons là-dessus spécifiquement dans la seconde partie de cet article). Mais il ne peut pas comprendre notre analyse du populisme comme une des caractéristiques de la phase de décomposition du capitalisme parce’il rejette notre cadre de la décadence du capitalisme et ses implications pour la lutte du prolétariat. (À suivre)
Wim, 4 février 2020
Le Parti communiste internationaliste (Le Prolétaire) appartient à la longue tradition de la Gauche communiste d’Italie dont notre organisation, le CCI, se revendique également. Il s’agit pour nous d’un groupe appartenant au mouvement politique prolétarien, au-delà des désaccords qui nous séparent. Nos polémiques, franches et parfois âpres, sont donc pour nous l’expression du débat nécessaire et vital qui doit se développer au sein du camp révolutionnaire.
Né en 1943 sous le nom de Parti communiste internationaliste (PCInt), mais existant sous sa forme actuelle depuis 1952 (date de la scission d’avec le groupe de Damen, qui continue son activité autour du journal Battaglia comunista), le PCI est aujourd’hui regroupé en France et en Italie autour de Programma comunista et du Prolétaire.
Tout en se réclamant de l’Internationale communiste et de la Gauche italienne, c’est au nom de “l’invariance du marxisme” que le PCI a tourné le dos à tout l’héritage de la revue Bilan, alors même que dans les années 1930 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les éléments révolutionnaires issus de la Gauche communiste d’Italie s’étaient regroupés autour de cette revue et avaient fait vivre le marxisme en sachant faire face à la contre-révolution et en tirant les leçons réelles de cette période atroce. Sur 1’anti-fascisme, la décadence du capitalisme, les syndicats, la libération nationale, la signification de la dégénérescence de la révolution russe, la nature bourgeoise des partis staliniens, sur l’État dans la période de transition ou la construction du “Parti”, toutes les avancées de Bilan furent jetées à la poubelle par le PCI dès sa naissance.
Ces errements politiques et théoriques ont conduit le PCI à mener une activité politique néfaste pour la classe ouvrière. Ainsi, sur la base d’une démarche totalement opposée aux apports de Bilan sur la question de la Fraction et du Parti, le PCI s’est constitué en “parti révolutionnaire” alors que la classe ouvrière était anéantie par la Seconde Guerre mondiale, incapable de relever la tête.
C’est ce même renoncement aux acquis fondamentaux de Bilan qui a poussé le PCI à considérer les partis staliniens comme “réformistes” ou les trotskistes comme “opportunistes” et pas pour ce qu’ils sont réellement : des partis bourgeois. Pour le PCI, cette frontière de classe n’existe pas.
De même, en dévoyant l’anti-parlementarisme de la Gauche italienne historique (la “Fraction abstentionniste” née en 1919 et dont Bordiga fut le principal représentant) sur le terrain d’une simple “tactique”, le PCI a pu appeler à participer à des élections et des référendums, tout en défendant les “droits démocratiques”, dont le droit de vote pour les ouvriers immigrés.
D’ailleurs, pour le PCI, n’importe quelle “tactique” syndicale, de comités frontistes, d’appui “critique” aux groupes terroristes comme Action Directe en France, permet d’ “organiser” les masses. En 1980, lors des grandes grèves en Pologne, le PCI a ainsi vu dans le syndicat Solidarnosc, dont l’unique activité consistait à saboter la lutte, l’ “organisateur” de la classe ouvrière.
Mais si la création du Parti communiste internationaliste (PCInt) en 1943, regroupant de nombreux militants issus de la Gauche communiste d’Italie, ne s’est pas faite sans confusions théoriques et organisationnelles, ce groupe doit néanmoins à l’expérience de combat à laquelle il se rattache de s’être toujours maintenu sur un terrain de classe et demeure à ce titre, une organisation du camp prolétarien.
1) Voir à ce sujet : “La décomposition : phase ultime du capitalisme”, Revue Internationale n° 62, 3e trimestre 1990.
2) Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843).
3) Histoire de la Révolution russe (Tome 2) : La Révolution d’Octobre, chapitre “Les bolcheviks et le pouvoir”, p. 86, Éditions du Seuil.
4) Ibid., chapitre “Les bolcheviks et les Soviets”, p. 325.
5) Lénine reprend, certes, un terme déjà utilisé par Marx mais dans un tout autre sens. Dans le livre I du Capital, il désigne ainsi la partie la mieux payée du prolétariat pour démontrer, au contraire, qu’elle est elle-même affectée par la crise et sombre dans la misère sous les effets de la crise.
6) Dans cet ouvrage, Lénine s’appuie sur un passage d’une lettre d’Engels à Marx où il parlait d’ “embourgeoisement d’une partie du prolétariat anglais” : “quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux [les capitalistes] du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial”. À partir de là, Lénine théorise deux conceptions dangereuses : d’une part, la division des prolétaires entre couches “supérieures” (l’aristocratie ouvrière) et couches “inférieures” selon lui caractéristiques du stade “impérialiste et monopolistique” de domination du capitalisme et, d’autre part, que le prolétariat des principaux pays colonialistes jouirait de privilèges liés à l’exploitation du prolétariat des pays colonisés. Il s’agit d’une remise en cause de l’unité du prolétariat comme classe exploitée qui est au cœur de la vision marxiste au profit d’une vision sociologique tiers-mondiste qui a alimenté la propagande de toute l’idéologie gauchiste se revendiquant des luttes de “libération nationale”.
7) En ce sens, ces partis sont aussi qualifiés d’opportunistes ou centristes ou “ouvriers dégénérés” par les organisations gauchistes qui utilisent également la théorisation “de l’aristocratie ouvrière” mais pour en faire de façon délibérée un facteur de division du prolétariat.
Avec la crise du coronavirus, la machine idéologique de la bourgeoisie a poursuivi son œuvre avec, notamment, un des vieux chevaux de bataille de la propagande officielle : nous faire croire que le rôle de l’État capitaliste consiste à “protéger la population”. Le mythe de “l’État providence” et de ses prétendus “bienfaits” n’est qu’un mensonge. L’objectif des États capitalistes a toujours été de faire régner l’ordre afin d’exploiter au maximum la force de travail.
Avec la crise sanitaire du Covid-19 l’objectif reste le même ! La saturation des hôpitaux et le manque flagrant de moyens (respirateurs, masques, gel, blouses…) ont révélé l’incurie des États qui, partout dans le monde, pressurent et surexploitent à outrance le personnel de santé sur le dos des malades. L’État “protecteur”, en réalité, est une mascarade ! (1)
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, si les États les plus riches se sont organisés pour mettre en place les conditions sanitaires devant permettre l’amélioration de la santé des prolétaires (ce qu’ils ont en partie démantelé, aujourd’hui), ce ne fut nullement dans le but de “protéger” mais de reconstruire l’appareil productif pour assurer l’exploitation maximum des ouvriers.
En 1945, les idéologues de la classe dominante, notamment ceux des pays européens durement touchés par la guerre, se sont fait les chantres du “progrès”. Après six ans de destructions et de privations effroyables, la situation sanitaire des populations était catastrophique. Non seulement la population active était en partie décimée, mais aussi très affaiblie physiologiquement. Le rationnement devait d’ailleurs persister encore plusieurs années. En France, des tickets de rationnement pour le lait ou le pain étaient encore en vigueur au début des années 1950. Pour reconstruire le tissu industriel au plus vite et pour relancer la production par l’exploitation féroce de la force de travail, on ne pouvait se passer d’une prise en charge systématique des soins élémentaires pour que les travailleurs soient au moins capables d’aller travailler. Ces exigences impératives, allaient conduire les États à planifier sur le long terme une orientation politique pilotée par leurs administrations et toute une caste de technocrates, plus ou moins convertis au keynésianisme. Cela, pour permettre de régénérer une force de travail affaiblie, devant supporter les nouvelles cadences du taylorisme.
Suite aux ravages de “la grande Dépression” de 1929, les États-Unis de Roosevelt avaient été les précurseurs de ce type de politique, inaugurant le Social Security Act en 1935. Pour autant, le système de sécurité sociale sanitaire sera très tardivement mis en place aux États-Unis, et à minima, pour une raison bien simple : ce territoire n’avait pas subi les destructions et les dévastations de la guerre comme en Europe. Il faudra attendre 1966 pour voir la mise en place de l’assurance santé Medicare.
Les États capitalistes concurrents en Europe adoptaient, par obligation, une politique plus précoce et plus offensive en matière de santé. Ainsi, la guerre à peine finie, l’objectif de reconstruction en Grande-Bretagne prenait appui sur les discours enrobés de William Beveridge, souhaitant “donner du travail pour tous dans une société libre”. Autrement dit : relancer l’industrie en mobilisant et en surexploitant la main-d’œuvre ouvrière. Ce prosaïque objectif imposera dans les faits la création du système de santé public (NHS) en 1948 par le gouvernement travailliste de Clement Attlee. Le “modèle britannique” sera globalement repris partout ailleurs, avec son système de “santé de masse” déshumanisé et des campagnes de vaccination nécessaires, mais où les populations sont traitées comme des bestiaux. Cette “sécurité sociale”, nouvel impôt modernisé et déguisé, ponctionné sur le dos des ouvriers, permettra un véritable encadrement du prolétariat. En France, où il fallait “gagner la bataille du charbon” sous l’égide du grand parrain américain (grâce au plan Marshall), le mythe frauduleux du “socialisme” par les nationalisations et la promesse d’un modèle de santé permettaient de mobiliser les exploités, de les fliquer en tentant de garantir la “paix sociale”. (2) On s’inspira aussi de la tradition allemande de Bismarck et c’est ainsi que le projet, censé incarner la modernité et le “progrès”, formulé à grands traits, sous le Régime de Vichy, par le haut fonctionnaire Pierre Laroque, sera repris par le programme du Conseil national de la Résistance. L’État s’appropriait donc directement par le biais de sa police syndicale, ce qui autrefois relevait des différentes caisses de secours et mutuelles ouvrières : en vidant de leur contenu politique originel et en dénaturant la notion même de solidarité ouvrière.
Dès lors, avec une classe ouvrière en meilleure santé, la bourgeoisie pouvait exercer une exploitation plus forte et féroce, à marches forcées, dans les mines et les usines. À tel point que le rendement exigé, avec l’appui crapuleux des staliniens du PCF et des syndicalistes de la CGT, rendait les conditions de travail pires que sous l’Occupation. La production industrielle allait augmenter de 40 % entre 1946 et 1949 ! La militarisation de la production et les cadences infernales allaient engendrer de nombreuses grèves face à l’épuisement au travail, à la misère persistante et à la répression. (3)
Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la mise en place de “l’État providence” et des services de santé, payés par la sueur des travailleurs, n’avait nullement pour vocation le “bien-être” des populations. Elle permet encore aujourd’hui à l’État de mieux contrôler les individus, remplaçant avantageusement le livret individuel des ouvriers du XIXe siècle, fliquant les travailleurs pour le compte du capital afin d’alimenter en muscles les bagnes industriels.
Avec la fin de la reconstruction et le retour de la crise économique ouverte au début des années 1970, le chômage de masse allait sonner le glas des “politiques sociales” et de santé. Progressivement les États n’ont plus eu les moyens d’investir et de planifier leur politique de santé à long terme, comme ils avaient pu le faire durant le “boom économique” des années 1950-1960. La “découverte” par Macron que la santé “ne pouvait être soumise aux lois du marché” n’est qu’une farce hypocrite. Depuis plus de trente ans, l’État n’a fait que baisser le coût de la force de travail (donc l’accès aux soins et à la santé) et cherché à réduire la dette (donc geler les investissements pour la santé).
À cet égard, l’exemple de l’État français est emblématique. Le “luxe” de la santé et des services sociaux est devenu trop coûteux pour l’État et le capital. Faute de cotisants : les dépenses de santé augmentaient plus vite que le PIB, conduisant au fameux “trou de la sécurité sociale”. Des années 1980 à aujourd’hui, les gouvernements de gauche comme de droite vont courir après la réduction du déficit “de la sécurité sociale” en multipliant les taxes, les impôts (comme la CSG), en réduisant les taux de remboursement de médicaments (voire en les supprimant avec une liste toujours plus longue de produits pharmaceutiques jugés non nécessaires ou pas assez efficaces) faisant toujours plus les poches des travailleurs pour des prestations au rabais. En 1982, une gauche prétendument “généreuse” (dirigée par le ministre de l’Économie Jacques Delors) augmentait les cotisations et baissait le montant des remboursements. En 1983, le stalinien Jack Ralite instaurait le forfait hospitalier (à payer par chaque patient par journée d’hospitalisation). (4)
L’obsession des coupes budgétaires conduisait même à des pratiques ouvertement criminelles, comme en 1985 où des milliers de malades étaient infectés par du sang contaminé par le VIH suite à des transfusions scandaleuses. Pour de sordides intérêts, l’État avait retardé le dépistage des donneurs à cause d’une “guerre des tests”. Alors que les techniques d’inactivation du virus par chauffage étaient maîtrisées depuis octobre 1984, la bourgeoisie inoculait délibérément aux hémophiles du sang contaminé pour liquider ses stocks et éviter les dépenses !
De telles pratiques se sont accompagnées d’une expansion énorme et sans précédent d’un marché industriel médical de plus en plus lucratif. La médecine est devenue une véritable source de profits avec des investissements colossaux de laboratoires sans scrupule, de compagnies pharmacologiques, de fabricants de matériel médical, d’établissements de santé où tout est accessible… seulement si l’on peut payer ! Alors que le secteur médical est devenu gigantesque où s’exerce toute la férocité de la concurrence dans la guerre commerciale (environ 10 % des employés travaillent dans ce secteur), une partie croissante de la population et la plupart des prolétaires en particulier se retrouvent exclus de l’accès à des soins aujourd’hui au-dessus de leurs moyens. Le capitalisme n’est tout simplement plus capable d’offrir ce qu’il a pu développer sur le plan technologique. Ainsi, le fossé entre ce qui devient possible pour la santé et la réalité marchande que nous impose le capitalisme ne fait que se creuser et s’élargir.
En plus d’économies drastiques et de pratiques commerciales douteuses, l’État a organisé le démantèlement systématique du système de santé qu’il avait mis en place, avec des mesures toujours plus marquées par une vision à court terme. À la fin des années 1990, la création, par un gouvernement de gauche, de la Couverture mutuelle universelle était présentée comme une “avancée sociale” vis-à-vis des démunis. Elle était, en réalité, destinée à masquer la poursuite du démantèlement du système de santé en rognant sur les prestations sociales et sur les frais de fonctionnement des hôpitaux. Le personnel allait lui aussi payer le prix des politiques d’austérité par des conditions de travail dégradées, un manque croissant de personnel et de moyens. Pendant des années, l’État a ainsi instauré des quotas d’élèves infirmiers et imposé la fermeture des instituts de formation. Un numerus clausus pour les médecins a progressivement permis de réduire leur nombre et d’augmenter le recrutement “d’immigrés”, venus d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, d’Amérique latine ou de l’Europe de l’Est, payés au rabais et contraint d’accepter de travailler 50 à 60 h par semaines, tout comme des infirmières espagnoles recrutées à bas prix ! Afin de masquer le manque de moyens, l’État n’a pas cessé de culpabiliser le personnel et les malades accusés de “profiter du système”, tout en multipliant les mensonges. En 2003, face au grand nombre de morts de la canicule, le manque de moyens criant des EHPAD était ainsi officiellement balayé par l’explication “hautement scientifique” d’une météo “exceptionnelle”. Comble du cynisme, nos aînés étaient coupables “d’oublier les consignes sanitaires” ! (5) Plus récemment, lors d’un déclenchement du “plan blanc” face aux épidémies saisonnières comme la grippe, la gastro ou la bronchiolite, engendrant aussitôt la saturation des urgences, l’État incriminait les “35 heures” ! Aujourd’hui, selon lui et ses médias, la saturation des hôpitaux serait de la “faute” de “ceux qui ne respectent pas le confinement et les gestes barrières” et/ou du Covid-19 “imprévisible”. Le manque de moyens ? Leur politique de rentabilité et de destruction de l’emploi ? Le profit avant la vie humaine ? Jamais…
Mais les faits sont têtus. En 1980, la France comptait 11,1 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants. En 2013, il n’en reste plus que 6,5 ! Dès 2005, l’État et ses “managers” amorçaient un tournant pour développer “l’ambulatoire”. En 2016, la loi de modernisation du système de santé consacrait cette politique en “repensant les parcours de soins” (loi portée par Marisol Touraine, ministre sous le vénérable gouvernement de gauche de François Hollande). En 20 ans : 100 000 lits ont été supprimés ; une maternité sur trois a été fermée pour “rendre l’accouchement plus sûr” (sic !) ; 95 établissements publics et 21 cliniques ont été fermées. Les recherches d’un vaccin contre les coronavirus, jugées trop onéreuses, pas assez rentables ou dangereuses, ont été stoppées en 2004. La même année, la logique marchande imposait la tarification à l’activité comme source de financement des hôpitaux publics. Après la crise boursière de 2008 “la contrainte budgétaire publique a porté essentiellement sur l’hôpital public, auquel on a imposé, en dix ans, 8 milliards d’euros d’économies et auquel on demande encore, pour 2020, 600 millions d’économies. La crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019, pendant laquelle les réanimateurs pédiatriques durent transférer des nourrissons à plus de deux cents kilomètres de leur domicile parisien faute de lits et de personnel, annonçait la catastrophe. Mais elle n’ébranla point les responsables politiques accrochés à leur vision financière de la santé publique”. (6) L’État, dans une vision à de plus en plus court terme, allait même calquer à la santé les logiques managériales des entreprises. C’est une des raisons qui explique la pénurie régulière de médicaments depuis plusieurs années. En 2010, l’État s’est ainsi désengagé auprès de toutes les entreprises de fabrications de masques françaises entraînant la fermeture de nombre d’entre elles. Des millions de stocks de masques gouvernementaux étaient revendus sans renouvellement, laissant vaguement cette responsabilité aux employeurs et aux collectivités territoriales. Pour baisser les coûts, l’idée était de fonctionner à flux tendu, grâces aux importations.
Une partie croissante des prolétaires et du système de santé ont donc été sacrifiés pour maintenir à bas coût l’achat de la force de travail. De la santé et de la protection des prolétaires, l’État capitaliste s’en fiche comme d’une guigne. Il méprise la vie humaine comme il le montre en laissant des franges entières de la population vivre dans des taudis ou dans la rue, comme il l’a montré dans les nombreuses guerres impérialistes ou, aujourd’hui, en exploitant la “chair à virus” et en laissant mourir les personnes âgées et fragiles ! La santé, malgré le récent déni de Macron, est devenue une “charge” pour le capital.
L’évolution catastrophique du système de santé en place depuis 1945 n’est pas un problème de “mauvaise gestion” ou d’ “absence de régulation”. Elle n’est ni la faute des “35 heures”, ni celle des “abus des patients” ni celle du “coronavirus”. Elle ne fait qu’exprimer de façon caricaturale et mortifère la faillite du système capitaliste !
WH, 19 avril 2020
1) Le confinement, rendu nécessaire et inévitable à cause des conditions sanitaires déplorables, a été mis à profit pour renforcer l’État policier. On peut notamment mentionner le flicage via la promotion du tracking sur les téléphones portables, tout cela hypocritement présenté comme une sorte de servitude citoyenne “librement consentie”.
2) En 1945, la situation sanitaire des travailleurs était dégradée et alarmante. Les privations et l’occupation avaient terriblement affaibli les organismes. L’hiver rigoureux de cette même année, sans chauffage, enregistrait un pic de mortalité infantile effrayant : 11,5 % contre 6,3 % avant-guerre.
3) Voir sur notre site Internet : “Grèves de 1947-1948 en France : la bourgeoisie démocratique renforce son État policier contre la classe ouvrière”.
4) Passé de l’équivalent de 3 euros à sa création à 20 euros aujourd’hui !
5) Jamais à court d’imagination, la bourgeoisie française a prôné la “solidarité avec les seniors” en… supprimant aux travailleurs un jour chômé et payé par an.
6) “L’Hôpital, le jour d’après”, Le Monde diplomatique (avril 2020).
“Chacun d’entre nous doit participer à cet effort massif pour préserver la sécurité mondiale”, énonçait le directeur de l’OMS dans un communiqué de presse du 16 mars dernier. Le 27 mars, le président français Macron déclarait : “Nous ne surmonterons pas cette crise sans une solidarité européenne forte, au niveau sanitaire et budgétaire”. Et la chancelière allemande, Merkel, de réclamer face à la crise sanitaire : “plus d’Europe, une Europe plus forte et une Europe qui fonctionne bien” ! Les responsables politiques exhortent la population à la solidarité, au civisme et à l’unité pour combattre “l’ennemi invisible”. Alors que les besoins en masque et en matériel médical sont immenses du fait d’une scandaleuse pénurie, tous, politiciens et médias, ont dénoncé les vols au sein des hôpitaux, des pharmacies ou encore dans les voitures des soignants. La bourgeoisie pointe du doigt et médiatise largement les comportements égoïstes de ces voyous “infâmes et ignobles”, à l’heure où le monde entier est “en guerre” et soi-disant uni contre la pandémie du Covid-19.
En réalité, quand d’un côté la bourgeoisie affiche son indignation et son mépris face aux vols, de l’autre elle applique froidement les mêmes méthodes de brigands sur la scène internationale : détournements et “réquisitions” des commandes d’autres pays, surenchères et rachat de matériel médical à même le tarmac. Voilà comment la bourgeoisie exprime sa “solidarité” “pour préserver la sécurité mondiale” !
Ainsi, au début de l’épidémie en Europe, la Chine a diplomatiquement, de manière très intéressée, envoyé quelques masques et respirateurs à l’Italie, mais ceux-ci ont été aussitôt détournés par les dirigeants de la République tchèque. Avec une hypocrisie sidérante, ces derniers ont nié en bloc tout vol et ont mis en avant une malencontreuse “méprise” !
Début mars, c’est la France qui “réquisitionnait” sur son territoire des masques suédois au nez et à la barbe de l’Espagne et de l’Italie, pays très durement touchés par l’épidémie. Ce n’est qu’après l’intervention du gouvernement suédois que l’État français acceptait, sous la pression, de ne conserver “que” la moitié du stock subtilisé. Un mois plus tard, l’affaire prenant de l’ampleur (il s’agissait, bien sûr, d’un “malentendu”), Macron plaidait pour plus de “cohérence” et rendait, malgré lui, l’intégralité des masques à ses destinataires.
Les États-Unis sont également accusés d’avoir détourné du matériel médical à destination de l’Allemagne, du Canada et de la France. Trump, à la différence de ses homologues étrangers aux apparences plus civilisées, affichait néanmoins clairement et brutalement la couleur : “nous avons besoin de ces masques, nous ne voulons pas que d’autres personnes les obtiennent” !
En Afrique, un épidémiologiste a récemment alerté sur la situation très préoccupante du continent : les hôpitaux ne peuvent s’approvisionner en tests. La priorité est faite aux gros bras, aux grands parrains : les États-Unis ou l’Europe. Les “grandes démocraties” font de la rétention de tests, une denrée tristement rare, pour leur propre compte ! Pas étonnant donc que l’Afrique paraisse peu touchée par le Covid-19 ! La liste des actes cyniques de piraterie des États bourgeois est encore longue ! (1)
Même au niveau national, la bourgeoisie a bien du mal à ne pas céder à la guerre du tous contre tous. En effet, à l’instar des États qui s’écharpent au pied des avions pour s’arracher du matériel médical, les États fédéraux, les régions et même les villes se déchirent également pour protéger “leurs” habitants.
De même, en Espagne, où pèse fortement le poids du régionalisme, une polémique a éclaté lorsque le gouvernement a décidé de réquisitionner et de centraliser les stocks de masques. Mais l’incompétence des autorités espagnoles a conduit chaque gouvernement régional à chercher ses propres approvisionnements en concurrence avec les autres. L’État central a été accusé d’alimenter les tensions et même d’“invasion” par Torra, le président de la Generalitat. Tout est prétexte pour faire valoir de mesquins intérêts “régionaux” où bougnat est maître chez soi ! Au Mexique aussi, le gouverneur de Jalisco fait pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il cesse de faire de la rétention de tests au profit de la région de Mexico.
La bourgeoisie se pare de beaux discours moralisateurs, appelle à la solidarité internationale, exhorte ses “troupes” à serrer les rangs autour de l’État protecteur. Que de mensonges ! La “solidarité” à laquelle appelle la bourgeoisie n’est qu’une expression du chacun pour soi, un renforcement du chaos et de la barbarie capitaliste à l’échelle planétaire !
Face à la crise, laisser l’État national arracher des masques aux “étrangers” ne fait donc qu’aggraver le mal. Le capitalisme, cynique et mortifère, n’a pas d’autre perspective à offrir à l’humanité que ce qu’illustre aujourd’hui ce spectacle lamentable de rapines : la misère et la destruction ! La seule force sociale porteuse d’un projet historique en mesure de mettre fin à la guerre de tous contre tous, c’est la classe ouvrière, celle qui n’a pas de patrie à défendre, celle dont les intérêts sont les besoins de toute l’humanité et non celle de la “nation” (ou de sa version “régionaliste”) ! C’est la classe ouvrière, à travers les soignants, qui aujourd’hui sauve des vies au péril de la sienne. Bien que le contexte de pandémie empêche actuellement toute mobilisation massive et limite les expressions de solidarité dans la lutte, c’est elle qui cherche, dans de nombreux secteurs et dans plusieurs pays, à résister à l’incurie de la bourgeoisie et à l’anarchie du capitalisme. Notre classe est porteuse d’une société sans frontières et sans concurrence, où les hospitaliers ne seront plus contraints de faire un tri abominable entre les malades “productifs” et “improductifs” (les retraités ou les handicapés), où la valeur d’une vie ne se mesurera plus en lignes budgétaires !
Olive, 7 avril 2020
1) Mais à la différence des flibustiers d’antan, qui volaient de l’or et des marchandises précieuses, ces malfrats-là se disputent aussi de la marchandise typique du capitalisme : des produits bas de gamme ! Surblouses qui tombent en lambeaux à peine sorties du carton, masques moisis, ventilateurs de réanimation dont les prises sont inadaptées, etc. !
Le tableau est terrifiant. Les morts se comptent par centaines, l’odeur fétide des cadavres empuantit de nombreux quartiers de la ville, des familles entières ont péri, ainsi que beaucoup de travailleurs du secteur de la santé. Jusqu’à présent, l’État équatorien n’a reconnu que 369 décès dus au Covid-19, sans préciser combien d’entre eux proviennent de la ville de Guayaquil. Mais selon tous les témoins directs de cette énorme tragédie (médecins, journalistes et visiteurs étrangers), (1) rien qu’à Guyaquil, le nombre de décès dus au coronavirus est scandaleusement sous-estimé.
Pour sa part, l’État, incapable de répondre à l’urgence sanitaire, tente au maximum de cacher le nombre de corps retrouvés éparpillés dans les rues et les artères de la ville. Des corps qui, en réponse aux plaintes et protestations de nombreux habitants, sont progressivement enlevés et stockés dans trois établissements hospitaliers. De plus, les morgues sont pleines de cadavres non identifiés. Face à cette situation, des centaines de familles vivent chaque jour le drame de devoir réclamer les dépouilles de leurs proches afin de pouvoir procéder à un enterrement digne. Ce spectacle d’horreur résulte directement du manque d’hôpitaux et de lits, sans personnel médical suffisant, sans médicaments, avec des réductions budgétaires incessantes. Ceci révèle clairement que la bourgeoisie ne s’intéresse nullement à la satisfaction des besoins sanitaires élémentaires de la population. Le cynisme et le mensonge dont fait preuve la bourgeoisie révèlent son attitude proprement criminelle.
Pour l’instant, la ville de Guayaquil dont les images ont fait le tour du monde, provoquant l’indignation et la solidarité de nombreux travailleurs, est toujours plongée dans l’hystérie et la peur. La même situation et les mêmes réactions se produisent en de nombreux endroits du monde où les États sont incapables de s’occuper de centaines de milliers de personnes infectées par une épidémie dont la bourgeoisie connaissait les risques depuis des années et qu’elle n’a pris aucune mesure pour protéger les populations qui y seraient exposées.
Les médias exposent l’ampleur du désastre, mais aucun pays n’a montré qu’il était préparé à une urgence d’une telle ampleur. Au contraire, l’État a montré partout la même incurie par la détérioration des systèmes de santé qui se sont effondrés en Chine, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, et même dans des pays qui sont présentés comme des modèles d’excellence de l’administration bourgeoise, comme le Danemark. Le comportement de la bourgeoisie, dans tous les pays a été similaire : d’abord, elle a minimisé l’impact de la pandémie, puis elle a changé d’attitude pour imposer des mesures draconiennes de confinement. Cependant, tout cela s’est avéré vain face à l’état déplorable du système de santé mondial. Par conséquent, les États sont aujourd’hui incapables de répondre à l’urgence face au Covid-19.
En réalité, comme l’a dit le vice-président américain au début du mois de mars 2020, le comportement hypocrite de la classe au pouvoir recouvre une seule et même logique : le “sauvetage de l’économie” au détriment de la vie des populations. En d’autres termes, il s’agit de continuer à accumuler du capital au détriment des travailleurs et de la population en général.
Dans le cadre de la détérioration du système de santé mondial, l’État équatorien, comme cela s’est produit dans d’autres pays, a licencié, rien qu’en 2019, 2 500 travailleurs, dont des médecins, des infirmières et du personnel d’entretien. Alors qu’il était de 3 097 millions de dollars en 2019, la réduction de 81 millions de dollars du budget de la santé pour 2020 par rapport à l’année précédente, a été approuvé par l’Assemblée nationale. Si on compare ce budget au paiement de la dette extérieure pour la même année (qui était de 8 107 milliards), cela démontre que l’État équatorien a délibérément sacrifié les besoins sanitaires de la population (comme d’ailleurs ses autres besoins) au profit des lois du marché capitaliste et de la concurrence entre nations.
L’impact que le Covid-19 a causé à Guayaquil est donc dû à une bourgeoisie qui ne s’intéresse nullement à la santé de la population, ni à l’investissement dans les infrastructures sanitaires et encore moins aux travailleurs de la santé. Ainsi, depuis le 16 mars, date à laquelle la pandémie a été officiellement déclarée en Équateur, le ministre de l’économie Richard Martinez a déclaré son intention de verser 325 millions de dollars aux détenteurs d’obligations d’État. Ce qui est devenu effectif le 21 mars, en pleine crise sanitaire, alors que les décès se multipliaient déjà partout. Cet acte a d’ailleurs entraîné la démission de la ministre de la Santé, Catalina Andramuño, accusant le gouvernement Moreno de ne pas lui fournir les ressources nécessaires pour faire face à la pandémie. Pendant ce temps, la maire de droite de Guayaquil, Cintya Viteri, en plus de son indifférence face à la situation dramatique de la population, s’est empressée de se décharger du problème en transférant la responsabilité des services des pompes funèbres au gouvernement central de Moreno. Pour sa part, depuis le 16 mars, le vice-président Otto Sonnenholzner est apparu comme un héros dans la résistance face à la pandémie, alors qu’en réalité, il s’agissait pour lui d’une sordide campagne de promotion en vue des prochaines élections présidentielles. Ce panorama résume à lui seul le degré de décomposition de la bourgeoisie en Équateur, comme dans de nombreux pays du monde, qui est gangrenée par les luttes de cliques en son sein et incapable d’agir autrement “qu’au coup par coup”.
La tragédie que vit la ville de Guayaquil est probablement une des plus terribles et des plus dramatiques connues jusqu’à présent. La responsabilité n’en incombe ni au virus ni à la population, que la bourgeoisie et les médias montrent du doigt pour sa prétendue “indiscipline”. Mais c’est bien le système capitaliste, incapable de satisfaire les besoins de l’humanité, qui est véritablement responsable du désastre sanitaire. L’ampleur de ce désastre était déjà annoncée dans un de nos articles : “Une réalité qui sera encore pire lorsque cette épidémie frappera plus durement l’Amérique latine, l’Afrique, et d’autres régions du monde où les systèmes de santé sont encore plus précaires ou carrément inexistants”. Il s’agissait d’un désastre prévisible, précisément à cause des contradictions du capitalisme au niveau mondial.
Les impacts que la bourgeoisie a provoqués dans le traitement de la crise de la pandémie à Guayaquil sont divers :
– Le fait de garder un proche décédé victime de la pandémie à l’intérieur de la maison pendant de longues journées sans réponse de l’État, et donc durablement exposé aux effets de la décomposition d’un cadavre, aura évidemment non seulement des conséquences sur le plan psychologique, mais augmentera considérablement le risque de contamination de l’entourage.
– Face à cette situation, comme d’autres États, l’Équateur a décrété un confinement obligatoire au niveau national. Pour se conformer à cette disposition, l’État a mobilisé l’armée et la police, qui agissent avec brutalité face à une population réduite au chômage et dont beaucoup ne peuvent pas rester chez eux, parce qu’ils sont contraints d’assurer leur survie à l’extérieur et au jour le jour. L’État ne garantit pas, non plus, la nourriture pour leur quarantaine, par conséquent, le chaos peut devenir encore plus dramatique qu’il ne l’est aujourd’hui.
– La crise sanitaire a provoqué des plaintes et des protestations de médecins et d’infirmières surmenés et épuisés par les conditions déplorables dans lesquelles ils sont contraints de travailler, mais, peu à peu, ils ont été réduits au silence.
– L’État montre son vrai visage répressif par rapport à la population, mais il ne dit rien, comme l’ensemble de la bourgeoisie, par exemple, sur les milliers de licenciements qui ont eu lieu pendant le confinement.
Dans la manifestation de cette impasse du capitalisme, il est clair que :
1. La société bourgeoise ne réserve pas autre chose que la désolation et la mort, comme le montre la pandémie mondiale actuelle.
2. Au milieu d’une situation d’angoisse et de désespoir de la population, les États ont eu recours à la force pour faire taire ceux qui protestent contre l’incapacité de l’État capitaliste de répondre aux besoins élémentaires tels que l’accès à la nourriture, aux soins, aux médicaments et le nécessaire confinement que la plupart les scientifiques recommandent pour éviter l’augmentation de la contagion.
3. Il est démontré que, pour la bourgeoisie et son État, la priorité n’est pas la population et encore moins les travailleurs, mais bien la défense et la poursuite de ses propres intérêts de classe exploiteuse et pour cela, sans respect de la moindre morale ni de principes d’aucune sorte, ils recourent au mensonge, cachant la quantité de morts qui s’accumulent sans pouvoir leur donner une sépulture digne, comme cela se passe en Équateur.
La crise sanitaire du Covid-19 a clairement démontré le mépris que la bourgeoisie a toujours eu par rapport aux besoins humains. Dans cette société chaotique où seuls comptent le chacun pour soi et la recherche du profit et non la satisfaction des besoins humains, le développement des forces productives dont dispose l’humanité est le produit du travail de la classe ouvrière internationale qui est exploitée au service exclusif de la bourgeoisie. Par conséquent, ce seront ces mêmes travailleurs qui, seuls, pourront mener à bien la révolution mondiale capable de changer le destin de l’humanité, en le transformant en une seule et même communauté humaine mondiale.
Contre le virus mortel de la société capitaliste en décomposition, prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
D’après Internationacionalismo, section du CCI en Équateur, 20 avril 2020
1) Ainsi que les images vidéos insoutenables où l’on voit des gens s’effondrer en pleine rue, des corps joncher les trottoirs, parfois plusieurs jours, hâtivement recouverts d’un drap ou d’une couverture, des pick-up et des camions chargés de cadavres dans des sacs-poubelles puis enterrés ou incinérés n’importe où, des cartons improvisés en cercueils, et même des vautours, attirés par l’odeur de charogne, voler autour d’un hôpital. C’est toute l’horreur dont le capitalisme est capable qui s’étale au grand jour !
Dans la première partie de cet article [21], nous rappelions avec la plume de Rosa Luxemburg que “les révolutions [...] ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (1)
Dans ce bilan, nous avons commencé par mettre en avant que le récent mouvement contre la “réforme” des retraites marque la fin de l’atonie sociale qui caractérisait la dernière décennie et le retour de la combativité ouvrière. La solidarité et la volonté d’être tous ensemble unis dans la lutte, de développer une lutte massive étaient autant d’éléments palpables au sein des cortèges de manifestants. Nous concluions alors ainsi : “émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats”.
En voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? Qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière. Certes, cette acuité ne s’est pas encore répandue dans l’ensemble de notre classe, mais elle germe. C’est ainsi que dans les cortèges, nombreux étaient les manifestants à chanter “On est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur !” Dans plusieurs discussions, on a pu entendre “La classe ouvrière existe ! Elle est là !” ou encore “il nous faut une grève générale comme en Mai 68”.
Ce début de reconquête de l’identité de classe par le prolétariat dans la lutte est une pleine confirmation de l’analyse que nous faisions en 2003, alors que la classe ouvrière commençait à peine à reprendre le chemin de sa lutte après le long recul des années 1990 :
– “Les attaques actuelles constituent le ferment d’un lent mûrissement des conditions pour l’émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l’identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilité de réformer le système. Ce sont les actions de masse elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d’être une classe exploitée porteuse d’une autre perspective historique pour la société”.
– “L’importance des luttes aujourd’hui, c’est qu’elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l’enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l’identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développement de sa solidarité de classe”. (2)
La “constitution du prolétariat en classe”, comme le dit le Manifeste du Parti communiste, est inséparable du développement de la conscience de classe. Poussé à la lutte par les coups de boutoir de la crise économique mondiale, le prolétariat en France a, en effet, commencé dans ce mouvement à développer sa conscience de classe. Se sentir faire partie d’un tout, la volonté de se serrer le coudes, de s’unir, de lutter ensemble, mais aussi la compréhension qu’en face existe un ennemi organisé, défendant ses propres intérêts, ou encore la clairvoyance de l’aspect inexorable de la dégradation des conditions de vie et de travail, de l’absence d’avenir pour toute l’humanité sous ce système d’exploitation (et quel meilleur symbole de la noirceur du futur promis par le capitalisme que cette attaque généralisée contre le régime des retraites ?) sont autant d’éléments précieux illustrant le développement de la conscience de classe.
Un exemple de ce processus particulièrement significatif : durant les manifestations de la fin décembre, nombre de discussions faisaient le lien entre l’attaque contre les retraites et les incendies qui ravageaient au même moment toute l’Australie. Un lien ? Cette idée aurait semblé saugrenue, voire loufoque, presque à tous simplement quelques mois auparavant. Mais là, dans la lutte, les manifestants ressentaient que les “réformes” qui détruisent les conditions de vie et de travail en France et l’absence de moyens humains et matériels pour faire face au feu en Australie étaient en fait les différentes facettes d’un même problème sous-jacent. Se situe là, en germe, la compréhension de ce qu’est le capitalisme : un système d’exploitation pourrissant qui entraîne toute l’humanité à sa perte, au nom du profit.
Évidemment, la classe ouvrière n’est qu’au début de ce processus, ce mouvement n’est qu’un pas de plus sur “le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire [qui] n’a rien d’une autoroute, [qui même] va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d’embûches, de chausse-trappes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle”.
Or, la principale chausse-trappe, ce mouvement a fait la démonstration que la classe ouvrière n’en avait absolument pas conscience, qu’elle n’avait pas encore retrouvé la mémoire face à ce piège maintes fois éprouvé durant les luttes des années 1970 et 1980 : les syndicats.
Ce mouvement a été conduit du début à la fin par les syndicats. C’est eux qui ont mené la classe à la défaite. Parfaitement au courant de l’état d’esprit combatif de la classe ouvrière, ils ont été vigilants à proposer chaque fois des formes de luttes qui permettent de coller au mouvement et de maintenir très clairement les ouvriers sous leur joug. Ils ont manœuvré pour, à terme, épuiser, saboter toute réelle unité, et ainsi préparer la défaite :
– Pour répondre à la poussée de la combativité ouvrière, les syndicats ont organisé de multiples luttes en réalité isolées les unes des autres. Tout en reprenant officiellement l’appel à “Lutter tous ensemble”, ils ont organisé “l’extension”… de la défaite ! Ils n’ont eu de cesse d’appeler sur le terrain, dans les boîtes, à des luttes secteur par secteur, en prenant soin de ne surtout pas mobiliser les grandes entreprises du privé. Le collectif para-syndical “inter-urgence” a même refusé de se joindre aux manifestations interprofessionnelles prévues en décembre au prétexte de ne pas “noyer leurs revendications spécifiques dans les autres revendications”.
– Pour répondre au besoin ressenti par les ouvriers de débattre, les syndicats ont organisé un peu partout des AG soi-disant “interprofessionnelles” complètement verrouillées et noyautées (y compris par les gauchistes) où il était difficile et vain de prendre la parole. (3)
– Pour éviter que la solidarité active des ouvriers dans la lutte ne se développe, ils ont partout mis en avant les caisses de solidarité pour aider les cheminots (et autres grévistes) “à tenir”… seuls. Le succès de ces collectes est la marque de la popularité du mouvement, le soutien de l’ensemble de la classe ouvrière. Mais ce sont les syndicats (notamment la CGT) qui ont mis en place cette solidarité financière, qui l’ont initiée, organisée et encadrée, afin d’en faire un substitut à la véritable solidarité active par l’extension immédiate de la lutte. À travers ces caisses de solidarité, les syndicats ont poussé la classe ouvrière à la “grève par procuration”, laissant les cheminots seuls à perdre près de deux mois de salaire.
Pour résumer la tactique syndicale qui ressort de ces derniers mois : face à une telle explosion de combativité, ils ont collé à la classe ouvrière, afin d’épouser les besoins de la lutte pour mieux les dénaturer et pour faire croire que les “partenaires sociaux” du gouvernement défendent les intérêts de la classe ouvrière en étant capables d’organiser la lutte et les manifestations.
La classe ouvrière n’a pas été en mesure de démasquer ce sabotage, comme elle a été incapable de prendre en main ses luttes, d’organiser elle-même des assemblées générales souveraines et autonomes tout comme l’extension géographique du mouvement par l’envoi de délégations massives, de proche en proche, d’usine en usine (les hôpitaux étant, par exemple, souvent la plus grande “usine” du coin). Cette faiblesse découle de la perte d’identité de classe, de la perte de mémoire du prolétariat depuis les années 1990. L’affrontement aux syndicats (et au syndicalisme en général) ne peut se passer de l’expérience des manœuvres accumulées du sabotage de la lutte. Les syndicats sont, avec la démocratie bourgeoise, les derniers remparts de l’État capitaliste. Ce n’est que dans un long processus et une série de luttes massives jalonnées de défaites que la classe ouvrière va peu à peu développer sa conscience. La confrontation aux syndicats ne pourra intervenir que dans une étape plus avancée de la lutte.
Pour le moment donc, la classe ouvrière manque encore de confiance en elle-même pour déborder l’encadrement syndical. Elle a encore beaucoup d’illusions sur la démocratie et la légalité bourgeoise. Le chemin qui mène vers la perspective d’affrontements révolutionnaires est donc encore très long et parsemé d’embûches. Mais cela n’enlève absolument rien au fait que le dernier mouvement en France est, justement, un premier pas sur ce très long chemin. Au contraire même, le contexte historique très difficile rend toute manifestation d’une volonté de lutte, toute expression de solidarité particulièrement significative et révélatrice de ce qui se passe en profondeur dans les entrailles de notre classe.
Une embûche, peut-être encore plus pernicieuse, attend les luttes futures : l’impasse de l’interclassisme.
Tout au long de 2018 et 2019, la presse internationale a mis en avant le mouvement de contestation sociale “gilets jaunes” en France. (4) Ce mouvement interclassiste a menacé de renforcer la perte d’identité de classe du prolétariat, diluant les ouvriers au sein du “peuple”, les mettant ainsi à la remorque de l’idéologie de la petite-bourgeoisie, avec son nationalisme, son drapeau tricolore, sa Marseillaise, ses illusions sur la démocratie et ses appels aux “puissants” pour être “écouté et entendu”, etc. Ce danger va continuer de planer durant les années à venir. Cela dit, le mouvement contre la réforme des retraites a montré une autre voie. Le prolétariat a été capable de refuser le mélange avec les “gilets jaunes” qui voulaient prendre la direction des manifestations avec leurs drapeaux tricolores. À l’intonation de la Marseillaise par une poignée de “gilets jaunes” au sein des cortèges a été plusieurs fois opposée l’Internationale. En fait, ce sont au contraire les “gilets jaunes” qui se sont retrouvés dilués au sein des manifestations et de la classe ouvrière en lutte, derrière des mots d’ordre et des méthodes de lutte prolétariens.
Autre exemple de ce processus révélant la force de ce mouvement : la grève des avocats. Eux aussi touchés violemment par cette réforme, les avocats ont été nombreux à participer, en robe noire, aux cortèges. Surtout, ils ont été, par centaines, à accrocher leurs robes aux grilles des ministères et des tribunaux. Ces images insolites et spectaculaires ont fait la Une des médias. Évidemment, ils ont rejoint le mouvement avec leurs faiblesses et leurs illusions sur le Droit, la Justice et la République. Mais le mot important est “rejoint”. Contrairement au mouvement des “gilets jaunes”, ce n’est pas la petite-bourgeoisie qui a donné la couleur et la tonalité à la lutte. Au contraire, la colère des avocats est celle de certaines couches de la petite-bourgeoisie de plus en plus touchée par la prolétarisation et qui rejoignent, ici momentanément, le combat prolétarien. Ce processus montre la tendance générale et historique de ce que Marx et Engels avaient décrit dans le Manifeste du Parti communiste en 1848. Il annonce la dynamique des luttes futures, quand le prolétariat, dans son processus révolutionnaire, pourra se mettre à l’avant-garde de la remise en cause du capitalisme en montrant une perspective pour l’ensemble de la société, entraînant dans son combat de plus en plus de couches de la société :
– “Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population”.
– “Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat”.
Le chemin qui mène à la victoire de la révolution est encore très long. Le mouvement de 2019-2020, révélant le retour de la combativité ouvrière et la fin de la paralysie qui a dominé le terrain social ces dix dernières années, n’est qu’un pas supplémentaire. Pour aller plus loin, il faudra que la classe ouvrière se retourne, regarde d’où elle vient, se réapproprie les leçons de ses luttes passées : 1980 en Pologne, 1968 en France, 1919-1921 en Allemagne, 1905 et 1917 en Russie, 1871 et 1848 en France, et bien d’autres. Car l’histoire du mouvement ouvrier est riche de combats et forme une longue chaîne continue jusqu’à nous.
Pour se réapproprier ainsi sa propre histoire ensevelie sous les tombereaux de mensonges de la bourgeoisie, il faut qu’au sein de la classe ouvrière se développent des débats, des comités, des cercles… et de la patience car, comme Luxemburg l’expliquait, être directement confrontés à la banqueroute de cette société rend de plus en plus difficile d’entrer en lutte. Non seulement la paupérisation rend le coût de la grève difficilement supportable, mais bien plus encore la crise économique mondiale révèle presque immédiatement l’ampleur des enjeux. Or, “Les révolutions prolétariennes [...] reculent constamment devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière”. (5) Ainsi le développement des luttes ralentit et devient plus tortueux.
Mais à terme, cette même crise économique mondiale et les attaques contre nos conditions de vie et de travail qu’elle charrie, pousseront inexorablement à l’éclatement de nouvelles luttes. C’est dans ce processus de développement des luttes économiques contre la misère et la dégradation générale de toutes ses conditions d’existence que la classe ouvrière pourra se politiser et politiser ses combats pour affronter l’État bourgeois et, au bout du chemin, s’affirmer comme classe révolutionnaire.
Pawel, 13 mars 2020
1) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
2) Extrait de notre article “Rapport sur la lutte de classe de 2003”, disponible sur notre site Internet.
3) Lorsque les ouvriers voulaient continuer à rester ensemble à la fin des manifestations, les syndicats ont organisé des animations pour éviter les discussions (comme à Marseille le 11 janvier 2020) ou ont laissé le champ libre aux policiers pour gazer les manifestants qui résistaient, comme à Paris. Cependant, à Nantes, par deux fois, en fin de manifestation, le cortège a refait un tour du centre-ville sans les syndicats en scandant “Une balade syndicale n’a jamais fait une lutte sociale”. Au-delà d’une réflexion très minoritaire sur l’action des syndicats, ces événements prouvent la volonté des ouvriers de rester ensemble et de continuer à discuter. Lors des manifestations suivantes, les syndicats ont imposé des concerts, la musique empêchant toute possibilité de débat.
4) Contrairement au mouvement contre la “réforme” des retraites qui, lui, a eu le droit à un véritable black out hors de France.
5) Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851).
Nous publions, ci-dessous, le courrier d’un lecteur au sujet de la place des syndicats au sein de l’État, suivi de notre réponse.
Dans [le numéro 480 de Révolution internationale] deux articles de première page sont consacrés à la lutte contre la réforme des retraites imposée par le gouvernement. Je partage tout à fait les arguments développés dans ces deux articles, en particulier le sabotage syndical de l’appel à la fausse extension alors que le mouvement est dans sa période de descente, à l’entrée en jeu des secteurs où les syndicats ont encore une certaine capacité d’encadrement (EDF, les ports, les usines d’incinération des ordures ménagère). Cette pseudo-extension se fait avec des actions spectaculaires et violents mais minoritaires. Ces actions sont utilisées par les médias pour essayer de jeter le discrédit sur les grévistes.
Dans le tract du 4 février 2020, on trouve les expressions :
– Les dirigeants syndicaux, les syndicats : ces partenaires sociaux qui ont un rôle de pompiers sociaux.
– Malgré leurs discours radicaux, les syndicats vont tous s’asseoir à la table des négociations dans le dos des travailleurs.
– Les négociations sont secrètes et dans les coulisses des cabinets ministérielles.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que recouvrent ces expressions, ma contribution ne concerne donc pas le fond des articles mais le titre d’un de ces deux articles du journal n° 480 : “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites”. Cette phrase est un raccourci trop rapide qui peut être pris au pied de la lettre et alors les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI.
Oui, objectivement, gouvernement, patronat et syndicats ont l’intérêt commun de la préservation de l’organisation actuelle de la société. Le patronat pour continuer à extraire la plus-value sur le dos des ouvriers, le gouvernement pour continuer à bénéficier des pantouflages et rétro-pantouflages et les syndicats pour simplement continuer d’exister. Les syndicats doivent justifier le financement qu’ils reçoivent de la part des entreprises (gestion des comités d’entreprises, des œuvres sociales de l’entreprise) et de la part de l’État (participation à tous un tas de comités, institut de formation syndicales).
Chaque capital national a son histoire particulière et chaque encadrement syndical des forces productives à également ses particularités. En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, il n’y a pas de syndicats totalement corrompus et liés à la mafia comme aux États-Unis dans les années 1940-50-60, il n’y a pas non plus de syndicats directement mis en place par les entreprises comme chez Citroën dans les années 1970. En France comme dans d’autres pays européens (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats “mous” et “durs”. C’est beaucoup plus malin.
Dans le conflit des retraites, le gouvernement et les médias aux ordres ont beau jeu d’opposer des syndicalistes accommodants (CFDT, UNSA) dont les velléités de lutter ont clairement été perçues par les grévistes comme uniquement des manœuvres, de la poudre aux yeux, aux syndicalistes (CGT, FO, Solidaires) qui eux luttaient réellement avec détermination.
Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance. Les négociateurs peuvent s’affronter sincèrement, ne pas se congratuler “main dans la main” mais plutôt avoir des envies poing contre poing, cela ne change rien au fond des choses. L’intérêt de ces spécialistes, c’est l’encadrement des ouvriers combatifs et pour cela ils doivent conserver à tout prix l’exclusivité des négociations avec les patrons ou le gouvernement ; c’est leur raison d’être. Ils doivent rester crédibles aux yeux des ouvriers.
Pour terminer une dernière remarque. Nous n’allons pas donner des conseils à la bourgeoisie mais l’attitude intransigeante et le refus de la moindre concession publique amène le risque, dans la situation actuelle de défiance généralisée pour les parties politiques, les syndicats, les journalistes et les experts en tout genre, d’un développement de l’auto-organisation des luttes en dehors des syndicats y compris des syndicats radicaux. Si les cheminots et les ouvriers de la RATP pensent intérieurement avoir beaucoup perdus avec la réforme des retraites (à vérifier, car les médias de “droite” se plaignent d’un trop grand nombre d’exceptions, de régimes spéciaux reconstituer sans le dire avec par exemple une clause dite du grand père qui renvoie l’application aux calendes grecques !), alors après deux grèves menées et perdues par la CGT et SUD à la SNCF (grève pour le statut en 2018 et grève pour les retraites en 2019), il est très envisageable que des formes d’auto-organisation comme dans le centre de maintenance de Châtillon en octobre dernier se développent et se généralisent lors des prochains affrontements [...].
D.
Nous voulons tout d’abord saluer le courrier du camarade. Le débat, la confrontation des idées, dans le but commun de clarifier les positions et d’affûter les armes théoriques de notre classe, de participer au développement de la conscience, est un processus vital pour l’avenir des luttes. Nous encourageons donc vivement tous nos lecteurs à nous faire part de leurs analyses, critiques, remarques et questions.
Le camarade se positionne en accord avec nos tracts et articles sur la lutte contre la réforme des retraites qui, tous, défendent la nécessité pour notre classe de prendre ses luttes en main, ses assemblées générales, ses délégations et ses actions d’extension. “L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” est d’ailleurs la devise de l’Association internationale des travailleurs. Le camarade nous rejoint aussi dans notre dénonciation des syndicats comme saboteurs professionnels des luttes ouvrières. Pour le CCI, il en est ainsi en raison de leur nature d’organe de l’État. Mais pour le camarade, titrer “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites” est inadapté. Le camarade fonde sa critique sur un argument profondément juste quand il rappelle qu’ “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, […] il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats mous et durs”. Effectivement “c’est beaucoup plus malin”. Le camarade a aussi raison d’affirmer que les syndicats et le gouvernement, comme les syndicats entre eux d’ailleurs, peuvent être “poing contre poing”, pour reprendre sa formule. Ainsi, la CGT et le gouvernement de Macron ont des bras de fer réels ; ils n’ont pas la même vision des réformes à mener.
D’ailleurs, de façon générale, l’histoire prouve que les différentes cliques de la bourgeoisie, qui se livrent une concurrence effroyable, peuvent même se flinguer entre elles. (1) La camaraderie est un sentiment totalement étranger à la classe dominante. Les rivalités, les oppositions d’intérêts et les coups bas sont mêmes permanents. La concurrence de tous contre tous est un moteur essentiel du capitalisme. Les ententes et “amitiés” des bourgeois ne sont dictées que par leurs intérêts à un moment donné et peuvent tourner par la suite à la guerre ouverte. Les syndicats n’échappent bien évidemment pas à la règle et défendent également leur boutique, les uns contre les autres. Les batailles lors des élections professionnelles ou même pendant les luttes ne sont pas des leurres : leurs finances et leur pouvoir en dépendent tout comme leur place privilégiée à la table des négociations, leur capacité à être entendus.
Mais de ce constat juste et profond, le camarade en déduit une idée fausse : “Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance”. Pour la camaraderie, la chose est entendue. Mais faut-il écarter aussi la “complicité active et consentie” ? Le camarade, sans s’en rendre compte évidemment, fait ici un pas de trop. Il oublie ce qu’il a écrit lui-même quelques lignes plus haut : “En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980”. Nous soulignons : perçus. Tout est là. Oui, il y a parfois, souvent même, toujours peut-être, une concurrence et une confrontation acharnée au sein de la bourgeoisie, entre ses différents partis, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, entre le gouvernement et les syndicats, entre les syndicats eux-mêmes. Oui, le gouvernement et la CGT ont une vision différente du rôle des syndicats dans le “dialogue social”. Oui, entre les syndicats dits “réformistes” et ceux qui présentent un visage plus “radical” et “combatif”, la guerre d’influence et de recrutement est réelle. Et enfin, oui, cette “pluralité” et “ce partage des tâches” est particulièrement “malin” : en Italie, en Espagne, en France… la classe ouvrière a une grande expérience historique ; pour l’encadrer, il faut donc face à elle des pièges idéologiques complexes. Cette pluralité est la principale mystification de l’offre démocratique, bien plus efficace contre la classe ouvrière, dont tout l’art est justement de masquer la nature étatique des syndicats.
Autrement dit, ces différentes cliques forment un tout : la bourgeoisie. Cette classe dominante est organisée à travers l’État national. C’est dans ce cadre, celui de l’intérêt national et de l’exploitation féroce de la classe ouvrière, que se joue la confrontation des cliques. Au-delà de la concurrence qui les anime, le gouvernement, tous les partis et tous les syndicats appartiennent à cette même entité. Si “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État”, il n’en reste pas moins qu’ils le sont. La réalité des leur “concurrence” et l’apparence de leur “opposition” à propos de leur place dans l’État est largement transcendée par la défense commune des intérêts de ce même État, justement face au prolétariat : c’est l’unité des intérêts de l’État qui prévaut, où chacun joue sa partition avec une place et un rôle dévolu. En Mai 68, dans les coulisses, les multiples réunions non-officielles entre la CGT et le gouvernement sont devenues un secret de polichinelle. Les accords de Grenelle ont ainsi été préparés dans une chambre de bonne d’un immeuble parisien, par Jacques Chirac, alors secrétaire d’État à l’emploi, et Henri Krasucki, le numéro 3 du syndicat, dans la plus grande discrétion. Pourtant, sur le devant de la scène, CGT et gouvernement se présentaient comme les deux plus grands ennemis ! Que dire du rôle des syndicats lors de l’écrasement dans le sang des insurrections en Allemagne en 1919 et 1921 : ils furent “main dans la main” avec le SPD, alors à la tête du gouvernement, pour briser les reins de la classe ouvrière et réprimer férocement. Depuis maintenant plus d’un siècle, les syndicats sont des agences de l’État bourgeois en milieu ouvrier !
Il ne faut avoir aucune illusion, la réforme des retraites a été préparée de longs mois en amont, par d’innombrables rencontres officielles d’où rien ne filtre, réunissant tous les “partenaires sociaux”, gouvernement, patronat et syndicats. De quoi ont-ils discuté durant ces mois de “concertation” ? De leurs divergences, certainement, chacun essayant de tirer la couverture à soi sans aucun doute. Mais plus fondamentalement, de comment faire passer la réforme. Présents grâce à leurs permanents sur tous les lieux de travail, les syndicats sont les organes spécifiques de la bourgeoisie pour connaître l’état d’esprit qui règne dans la classe. Par leur longue expérience, ils sont les experts de la division et du sabotage de la lutte. Le très prétentieux et inexpérimenté Macron avait cru un temps, lors des premiers mois de son mandat, faire fi de leurs conseils. Mais depuis, il a bien compris leur rôle et utilité. Le calendrier des grèves (juste avant la trêve des confiseurs en fin d’année 2019), le contenu de la réforme (particulièrement le suspense monté de toutes pièces sur la présence ou non de “l’âge pivot”), la répartition des rôles (la “traîtrise” de la CFDT étant cousue de fil blanc) : l’ensemble de cette manœuvre a bien été bâtie “main dans la main”.
Depuis plus d’un siècle, l’histoire du mouvement ouvrier et de ses luttes est parsemée de preuves de ce travail commun au sein de l’État entre les gouvernements et les syndicats. En 2009, alors que la crise économique fait rage, la situation sociale en France est marquée par ce que les journaux vont nommer “le calme absolu”. Tirant le bilan de cette année, Alain Minc, alors proche conseiller officieux de Nicolas Sarkozy, lâche alors dans Le Parisien : “Je constate que, au printemps, leur sens de l’intérêt général a été impressionnant pour canaliser le mécontentement. L’automne a été d’un calme absolu. Je dis : chapeau bas aux syndicats !” Pour lui, “ils ont cogéré cette crise avec l’État. Le patronat, en tant qu’acteur social, a été aux abonnés absents”. Et d’asséner : “S’il y avait un dixième du talent de l’état-major de la CGT au Medef, les choses iraient mieux”. Il en a été exactement de même en 2019/2020 lors de la réforme des retraites. Le cynisme des grands bourgeois permet parfois de trouver sous leur plume quelques vérités. Sauf que les syndicats n’ont pas “cogéré cette crise avec l’État”, ils sont totalement intégrés à l’appareil d’État.
Alors que dire à la classe ouvrière ? Lui masquer nous aussi que gouvernement et syndicats étaient “main dans la main” pour faire passer la réforme ? En France, les syndicats n’étant pas “perçus comme des appendices de l’État”, n’est-ce pas justement le rôle des révolutionnaires de déchirer le voile ? Pouvons-nous dire autre chose que ce que nous écrivons ? C’est-à-dire dénoncer qu’ils agissent de manière concertée pour endiguer la réflexion de la classe ouvrière, briser ses élans de combativité et de solidarité ?
Notre camarade s’inquiète : “les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI”. Les gauchistes entretiennent justement sciemment la confusion sur la nature des syndicats, qui seraient pour les uns “vendus” au pouvoir, des “collaborateurs” et pour d’autres confrontés à la “corruption” de leurs directions.
Le rôle des révolutionnaires est au contraire de combattre sans ambiguïté toutes ces confusions et illusions entretenues par la bourgeoisie, de montrer que contrairement aux apparences, rien n’oppose fondamentalement les syndicats à l’État, qu’ils ne sont que les “chiens de garde” institutionnalisés de la classe dominante ! Ce n’est pas parce que d’autres agents de la bourgeoisie viendront railler notre prétendue “vision binaire” que nous devons bercer d’illusions les ouvriers, même les plus radicaux et combatifs d’entre eux. Bien au contraire ! Nous manquerions à notre rôle si nous ne faisions pas l’effort de démontrer aux ouvriers syndiqués combatifs qu’ils sont trompés et que leur combat est objectivement mené contre leurs propres aspirations et intérêts.
La classe ouvrière a fait émerger des organisations comme la nôtre pour clarifier les questions qui se posent dans son combat historique. Identifier et dénoncer ses “faux amis”, ennemis les plus dangereux, constitue sans aucun doute notre rôle le plus important. Sans doute, dans l’immédiat, notre dénonciation peut ne pas être comprise et paraître exagérée aux yeux de la majorité de la classe ouvrière. Mais notre combat s’inscrit sur le long terme et toute allégeance au contexte immédiat ne peut que l’affaiblir et nous éloigner de la mission révolutionnaire que notre classe nous a confiée.
CCI, 5 mai 2020
1) L’affaire Robert Boulin, ministre du Travail assassiné en octobre 1979, est l’un des nombreux exemples de ces règlements de compte internes à la bourgeoisie.
Le 28 avril dernier, la chaîne Arte diffusait une longue fresque historique en quatre épisodes sur l’origine et l’évolution de la condition ouvrière et du mouvement ouvrier du XVIIIe siècle aux années 1980, intitulée : “Le temps des ouvriers”. Dans un contexte où la classe ouvrière commence à reprendre le chemin des luttes et retrouve sa capacité de réflexion, cette programmation n’a rien d’anodine.
La lutte contre la réforme des retraites de l’hiver dernier en France a été un pas en avant dans la tentative de recouvrer une identité de classe, c’est-à-dire le fait que les producteurs salariés se reconnaissent comme une seule et même entité, ayant en face d’elle une classe antagonique, la bourgeoisie, qui s’approprie la richesse créée par le travail. Comme nous le mettons en exergue dans un de nos articles publié dans ce journal “en voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière”. (1) Si aujourd’hui, la conscience d’appartenir à une seule et même classe reste embryonnaire, il n’en demeure pas moins que les luttes sociales de ces derniers mois en France, aux États-Unis, en Finlande et ailleurs forment le terreau fertile à la redécouverte de cette identité perdue tout au long des dernières décennies.
De son côté, la bourgeoisie a bien senti la fermentation s’opérer et, comme toujours, elle ne manque pas de riposter sur le terrain idéologique via la puissance du média télévisuel. Si en temps normal, elle s’évertue à nier purement et simplement l’existence de la classe ouvrière, il lui arrive aussi, méthode plus subtile, de déformer son histoire et sa nature.
Ce documentaire ne s’acharne pas, comme c’est souvent le cas, à démontrer la prétendue “extinction” de la classe ouvrière, mais s’attache plutôt à dessiner une image tronquée de celle-ci en réduisant sa composition aux seuls “cols bleus”, c’est-à-dire aux travailleurs en usine. Ce “temps des ouvriers” s’apparente exclusivement à celui des mineurs, des métallos, des ouvriers spécialisés du textile ou de l’automobile. Cet accent est renforcé par les témoignages, tout au long des quatre épisodes, de trois ouvriers, tous des “cols bleus” : un retraité des usines Peugeot à Sochaux, une ouvrière spécialisée dans l’automobile, un manutentionnaire dans l’agroalimentaire.
Or, si la classe ouvrière s’est formée et s’est développée parallèlement à l’expansion de l’industrie en Angleterre d’abord, en Europe ensuite, dans le monde entier enfin ; sa composition est beaucoup plus large que celle limitée aux simples usines et aux secteurs de l’industrie lourde ou d’extraction (mines).
Alors que les dernières luttes ont démontré une fois encore que la classe ouvrière reste polymorphe, composée aussi bien d’ouvriers d’usine que d’enseignants, de personnels médicaux que de postiers, de personnels de bureaux que de chômeurs, le mythe du “col bleu” comme incarnation exclusive de la classe exploitée ne peut que semer la division entre les secteurs salariés traditionnels et les “cols blancs”. En clair, véhiculer à dessein une vision fausse, totalement réductrice, fragmentée et tronquée de l’identité de la classe ouvrière. De plus, avec la “désindustrialisation”, les ouvriers seraient désormais en voie de “disparition”. (2)
Le panorama de trois cents ans d’histoire montre concrètement ce qu’est l’esclavage salarié : de la pression des cadences infernales rythmées par la machine-outil et la rationalisation de la production à la discipline de fer imposée par le patron, le salarié demeurant un rouage de la production capitaliste, dépossédé de ces outils de production et du fruit de son travail, totalement déshumanisé, réduit à une simple marchandise, en définitive un être aliéné.
Mais l’histoire de la classe ouvrière ne se réduit pas à ce constat. C’est aussi l’histoire de l’avènement d’une nouvelle classe révolutionnaire amenée à jouer le rôle de fossoyeur du capitalisme. Cette deuxième facette n’est pas totalement occultée, mais elle est le plus souvent déformée. Si le documentaire retrace les grands moments des luttes ouvrières, montre la formation et l’affirmation de la classe comme force politique, c’est pour mieux acter son échec à “transformer le monde” dans le courant du XXe siècle. D’ailleurs, la grève de masse en Pologne en 1980 aurait été le “chant du cygne” de deux siècles de luttes et d’affrontements à la classe exploiteuse. Aujourd’hui, la classe ouvrière occidentale, happée par le chant des sirènes du consumérisme, aurait délaissé ses velléités révolutionnaires pour se faire une place dans la société capitaliste.
S’il est vrai que depuis son retour sur la scène de l’histoire à la fin des années 1960, la classe ouvrière n’a pas été capable de renverser l’ordre social, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas été en mesure de s’affronter à son ennemi historique. Malgré les grandes difficultés auxquelles elle doit faire face, le prolétariat a encore montré ces derniers mois qu’elle est bel et bien vivante et capable de s’opposer aux conditions d’exploitation qui lui sont imposées. Tant que le prolétariat existe, la potentialité de la révolution demeure ! (3)
Le film n’oublie pas non plus d’escamoter la théorie révolutionnaire dès que l’occasion se présente. Les procédés visuels et musicaux qui accompagnent les références au rôle de Marx et du marxisme dans le mouvement ouvrier dressent la caricature d’un chef d’état-major dirigeant d’une main de fer “l’armée des travailleurs” afin de “s’emparer de l’État et de le diriger”.
Il paraît évident que le film reprend à son compte le mensonge véhiculé depuis des décennies, selon lequel la théorie marxiste serait le creuset du totalitarisme ; et le stalinisme ni plus ni moins que la mise en pratique et le résultat désastreux inéluctable auquel aboutit la mise en avant de la perspective communiste ayant mûri tout au long de son histoire au sein du mouvement ouvrier.
En définitive, si “Le temps des ouvriers” se distingue par sa capacité à retracer l’histoire de la condition ouvrière de manière vivante, par un usage abondant et varié des documents d’archive (photos, affiches, vidéos, textes, chansons…), véritables traces de la mémoire ouvrière, il n’en demeure pas moins qu’au bout du compte, ce panorama falsifie l’identité de notre classe et réduit celle-ci à un simple groupe social qui a fait son temps et qui n’est plus en mesure de jouer un quelconque rôle historique dans l’avenir.
La classe ouvrière ne pourra pas assumer ses tâches si elle ne parvient pas à prendre conscience d’elle-même et de sa force. Par conséquent, elle ne peut dépendre des dénaturations idéologiques diffusées en permanence par la voix des médias de masse.
Pour parvenir à s’extirper peu à peu de l’emprise de la pensée dominante, le prolétariat doit, à travers les luttes et la réflexion que celles-ci génèrent, se replonger dans son histoire et retrouver le fil historique qui rattache les exploités d’aujourd’hui à ceux d’hier.
Vincent, 6 mai 2020
1) Voir dans ce journal : “Mouvement contre la “réforme des retraites” (Partie 2) : Tirer les leçons pour préparer les luttes futures”.
2) Pour une vue plus précise de notre conception de la classe ouvrière, voir : “Qu’est-ce que la classe ouvrière ? (exposé de réunion publique)”, sur le site Internet du CCI.
3) Pour une approche plus complète et plus précise de la lutte de classes des années 1960 à aujourd’hui, voir : “Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019)”, Revue internationale n°164.
Depuis la lutte contre la réforme des retraites et la crise du Covid-19, la bourgeoisie et ses médias semblent “redécouvrir” qu’il existe une classe ouvrière. De reportages en reportages, on vante le rôle des infirmières, des aides-soignants, du personnel d’entretien, des caissières de supermarché, des livreurs, des éboueurs, etc. Tous deviennent de nouvelles “vedettes” télévisées. Après les mensonges énormes qui ont suivi l’effondrement de l’URSS en 1989 avec la prétendue “faillite du communisme” et la “disparition de la classe ouvrière”, il devient difficile aujourd’hui de cacher le fait que la production capitaliste moderne est assurée par un prolétariat bien présent dont la colère gronde de manière croissante. La classe ouvrière, formant ce que les médias appellent les “invisibles” et que les nantis des beaux quartiers ignorent, sont devenus soudain des “premiers de cordée” encensés par des bourgeois qui veulent les transformer en “héros de la nation”, en faire de la “chair à virus” pour en extraire du profit !
Dans les passages que nous publions ci-dessous du Programme socialiste de Karl Kautsky, sont réaffirmées les caractéristiques propres de ce prolétariat qui était dès son apparition au XIXe siècle dans la grande industrie considéré comme une classe révolutionnaire, une “classe dangereuse”. Ces “héros” sont en réalité les “fossoyeurs” du capitalisme (selon les termes de Marx dans le Manifeste communiste). Alors que depuis des années d’atonie, les campagnes de propagande incessantes ont fait douter le prolétariat de sa force et de son existence, au point de rejeter sa propre expérience de combat frauduleusement assimilée au stalinisme, sa colère et sa détermination contre la réforme des retraites en France a permis de faire émerger les bases d’une identité de classe effacée des mémoires. Même si la situation terrible de la pandémie et les conditions de confinement qui en découlent ne sont pas les plus propices pour exprimer la colère et l’indignation, le sentiment de solidarité, bien que dévoyé et exploité honteusement par la bourgeoisie, n’en reste pas moins toujours présent comme un facteur actif et déterminant, caractéristique d’une classe travaillant de manière associée, parmi les exploités. Même si, de manière momentanée, la bourgeoisie parvient à utiliser la situation en sa faveur, la maturation et la réflexion qui ont été initiées par la dure et longue lutte de cet hiver 2019-2020 se prolonge bel et bien au sein du prolétariat.
Avec ces extraits du texte de Kautsky écrit en 1892, à une époque où il était encore un propagateur de la méthode marxiste et un défenseur de la cause révolutionnaire du prolétariat, nous souhaitons contribuer à cette réflexion en cours en revenant sur les fondements politiques qui permettent de retrouver pleinement cette nécessaire identité de classe. Même si le texte paraît daté sur des aspects sociologiques, le contenu politique reste pleinement valable aujourd’hui. Parmi les éléments fondamentaux, les conditions économiques de l’exploitation du travail salarié demeurent essentielles. Les deux autres éléments fondamentaux portent sur la conscience de classe et la solidarité. La conscience de classe ne saurait être confondue avec la “haine” stérile, prônée, par exemple, durant le mouvement des gilets jaunes, par certains anarchistes et autres black blocs qui vénèrent l’action violente et aveugle comme des moyens au service d’un prétendu combat révolutionnaire. La conscience est au contraire une expression de rationalité et d’organisation au cœur de l’identité ouvrière et de son combat. La solidarité, à ne pas confondre avec l’entraide, en est un corollaire vital, qui permet aussi aux prolétaires de renforcer leur unité. C’est en grande partie ce que nous avons pu voir au moment des luttes de cet hiver (1) où la solidarité a servi de ciment à ces dernières. C’est de même ce que montrent ici ces extraits, valables pour notre combat présent et futur.
Le prolétariat moderne qui travaille est un phénomène tout particulier, inconnu de l’histoire antérieure. [...] le prolétariat laborieux forme [...] une des racines de la société, c’est la source déjà la plus importante, et bientôt l’unique source où la société puise sa force. Le prolétaire qui travaille ne possède rien, mais ne reçoit pas d’aumônes. Loin d’être entretenu par la société, c’est elle qu’il entretient par son travail. À l’origine de la production capitaliste, le prolétaire sent encore qu’il est un pauvre. Dans le capitaliste qui l’exploite, il voit un bienfaiteur, qui lui donne du travail et par suite du pain. Cette relation patriarcale plaît naturellement beaucoup aux patrons. Aujourd’hui encore, ils demandent à l’ouvrier en échange du salaire qu’ils lui payent, non seulement le travail convenu, mais encore la soumission et la reconnaissance. Mais la production capitaliste ne peut subsister longtemps sans que s’évanouisse le beau côté patriarcal qu’elle avait à ses débuts. Si asservis, si bernés que soient les ouvriers, ils ne peuvent cependant que remarquer à la fin que se sont eux qui gagnent le pain du capitaliste et que la réciproque n’est pas vraie. Tandis qu’ils restent pauvres ou le deviennent de plus en plus, le capitaliste ne cesse de s’enrichir. Et quand ils demandent aux fabricants, ces prétendus patriarches, un peu plus de pain, ils essuient un refus. [...] Le prolétaire vit dans de misérables trous et construit un palais à son patron ; il souffre de la faim et prépare à son maître un repas somptueux. Il peine et s’exténue pour procurer à son exploiteur et à sa famille le moyen de tuer le temps. [...] L’opposition est tout autre que celle qui mettait aux prises les riches et les “petites gens”, les pauvres de l’époque précapitaliste. Ceux-ci envient l’homme opulent qu’ils regardent avec admiration, c’est leur modèle, leur idéal. Ils voudraient être à sa place, être des exploiteurs comme lui. Il ne songe pas à supprimer l’exploitation. Le travailleur prolétaire, lui, n’envie pas le riche ; il ne désire pas sa situation, il le hait et le méprise. Il le hait comme exploiteur, il le méprise comme parasite. Il ne hait d’abord que les capitalistes avec lesquels il a affaire, mais il reconnaît bientôt que tous tiennent la même conduite à son égard, et sa haine, personnelle à l’origine, se change en une hostilité consciente vis-à-vis de toute la classe capitaliste. Cette hostilité contre les exploiteurs a caractérisé dès l’origine le prolétariat. La haine de classe n’est nullement un effet de la propagande socialiste, elle s’est manifestée longtemps avant que celle-ci n’ait agi sur la classe ouvrière. Chez les domestiques et les serviteurs, chez les compagnons ouvriers, la haine de classe ne peut jamais être portée à ce degré. Étant données les relations personnelles existant avec le “maître”, un sentiment semblable aurait rendu tout travail, impossible aux travailleurs. Dans ces professions, les salariés entrent souvent en lutte avec leurs employeurs, chefs d’ateliers ou chefs de famille. Mais on se réconcilie toujours. Dans le mode de production capitaliste, les travailleurs peuvent nourrir l’hostilité la plus exaspérée pour les patrons sans que la production en soit troublée, sans même que ceux-ci s’en aperçoivent. Cette haine est timide à l’origine, individuelle. S’il faut un certain temps pour que les prolétaires remarquent que ce n’est nullement la générosité qui pousse les fabricants à les employer, il faut plus de temps encore pour qu’ils trouvent le courage d’entrer ouvertement en conflit avec le “maître”. Le prolétaire qui ne travaille pas est lâche et résigné parce qu’il se sent inutile et qu’aucune considération d’ordre matériel n’agit sur lui. À l’origine, le prolétariat qui travaille a les mêmes traits caractéristiques dans la mesure où il se recrute dans le lumpenprolétariat (2) et dans les sphères qui en sont voisines. Il ressent bien tous les mauvais traitements auxquels il est en butte, mais il ne proteste contre eux qu’intérieurement ; il ferme le poing mais il le garde dans la poche. En outre, chez les natures particulièrement énergiques et passionnées, la révolte se traduit par des actes accomplis en secret. La conscience de leur force et l’esprit de résistance ne se développent dans les fractions de la classe ouvrière dont nous parlons ici que quand elles arrivent à la conscience de la communauté des intérêts, à la solidarité existant entre leurs membres. Quand le sentiment de solidarité s’est éveillé, c’est alors que commence la renaissance morale du prolétariat, le travailleur prolétaire se relève et quitte le bourbier du lumpenproletariat. Les conditions de travail dans la production capitaliste enseignent d’elle-même au prolétaire la nécessité d’une étroite solidarité, de la subordination de l’individu à la collectivité. Tandis que dans la forme classique du métier, chaque individu fabrique un objet complet, l’industrie capitaliste repose sur le travail en commun, sur la coopération. Le travailleur individuel ne peut rien sans ses compagnons de travail. En se mettant à l’œuvre ensemble, systématiquement, ils doublent ou triplent la productivité de chacun d’entre eux. Le travail leur fait comprendre quelle force réside dans l’union, il développe chez eux une heureuse discipline, librement acceptée, qui est la condition première et d’une production coopérative, socialiste, et de la victoire du prolétariat dans sa lutte contre l’exploitation. La production capitaliste éduque donc la classe ouvrière qui l’abolira et lui enseigne le mode de travail qui convient à la société socialiste. L’égalité des conditions de travail, plus peut-être encore, que le travail en commun, éveille le sentiment de solidarité chez le prolétaire. Dans une fabrique, il n’y a pour ainsi dire pas de hiérarchie. Les situations élevées y sont généralement interdites à l’ouvrier, mais elles sont si peu nombreuses qu’elles n’entrent pas en ligne de compte pour la masse des travailleurs. Un petit nombre d’entre eux peut seulement être acheté avec ces places de faveur. La grande majorité est placée dans les mêmes conditions de travail et l’individu est incapable de les améliorer pour lui seul. Il ne peut relever sa situation que quand se relève celle de tous ses compagnons de travail. Les fabricants cherchent bien, il est vrai, à semer la division parmi les travailleurs en introduisant artificiellement des inégalités dans ces conditions. Mais le nivellement qu’impose la grande industrie moderne est trop puissant pour que de semblables expédients, travail aux pièces, primes, etc., puissent abolir chez les ouvriers la conscience de la solidarité de leurs intérêts. À mesure que la production capitaliste se maintient plus longtemps, la solidarité prolétarienne se développe avec plus de puissance, elle s’implante plus profondément dans le prolétariat et en devient la caractéristique la plus saillante. Il nous suffit de rappeler ici ce que nous disions plus haut des domestiques pour montrer la grande différence qui les distingue du prolétariat à ce propos. Mais le serviteur de famille, et même le compagnon ouvrier restent, sur ce point, inférieurs au prolétaire. La solidarité entre compagnons ouvriers s’arrêtait à un moment que la solidarité entre prolétaires a dépassé. Chez les uns comme chez les autres, la solidarité ne se restreignait pas aux travailleurs employés dans une même exploitation. De même que les prolétaires, les compagnons étaient insensiblement arrivés à reconnaître que les travailleurs se heurtent partout aux mêmes adversaires, ont partout les mêmes intérêts. Ils ont créé des organisations nationales, s’étendant à tout le pays, à une époque où la bourgeoisie ne voyait pas plus loin que sa petite ville ou son petit État. Le prolétariat moderne est absolument international, dans ses sentiments et dans ses actes. Au milieu des luttes nationales les plus acharnées, des armements empressés des classes dominantes, les prolétaires de tous les pays se sont unis. Nous trouvons déjà chez les compagnons même des commencements d’organisations internationales. Ils furent capables de dépasser les frontières nationales. Mais il est une limite qu’ils n’ont jamais pu franchir : c’est le métier, la profession. Le chapelier ou le chaudronnier allemand pouvait, dans ses voyages, trouver l’hospitalité chez ses collègues suédois ou suisses. Mais les cordonniers, les menuisiers de son propre pays restaient pour lui des étrangers. Sous le régime du métier, les professions étaient strictement délimitées. L’apprenti devait travailler pendant des années avant d’être admis au compagnonnage, et durant toute sa vie il restait fidèle à son métier. Si la corporation était florissante, puissante, l’honneur en rejaillissait aussi sur le compagnon. S’il était jusqu’à un certain point en conflit avec son maître, il n’était pas moins en antagonisme avec les maîtres et les compagnons des autres métiers. À l’époque où le métier brillait de tout son éclat, les associations des différents métiers étaient engagées dans des luttes violentes les unes contre les autres. La production capitaliste, par contre, fait un mélange bigarré des diverses professions. Dans une entreprise capitaliste, beaucoup d’ouvriers de métiers différents travaillent côte à côte, et coopèrent à un but commun. En outre, ce mode de production tend à faire disparaître la notion de métier. La machine diminue le temps qui durait autrefois des années et le réduit à quelques semaines, souvent à quelques jours. Elle permet à l’ouvrier de passer sans trop de difficulté d’un travail à un autre. Elle l’y force souvent en rendant son concours inutile, en le jetant sur le pavé et en le forçant de se livrer à une autre occupation. La liberté dans le choix d’une profession que le philistin craint de perdre dans la “société future” a déjà perdu tout sens pour le travailleur actuel. Dans ces conditions, il est facile au prolétaire de dépasser le point où s’arrêtait le compagnon. Pour le prolétariat moderne, la conscience de la solidarité n’est plus seulement internationale, elle s’étend à toute la classe ouvrière. Il y a déjà existé dans l’Antiquité et au Moyen-Âge des formes différentes de salaire. Les luttes même entre salariés et exploiteurs ne sont pas un phénomène nouveau. Mais ce n’est que sous le régime de la grande industrie capitaliste que nous voyons se constituer une classe de salariés, très conscients de la communauté de leurs intérêts, qui subordonnent de plus en plus aux intérêts généraux de leur classe, non seulement leurs intérêts personnels, mais encore les intérêts locaux et même leurs intérêts professionnels là où il en subsiste encore. Ce n’est que dans notre siècle que les luttes des salariés contre l’exploitation prennent le caractère d’une lutte de classe. C’est grâce à cette circonstance que ces luttes poursuivent un but plus large, plus élevé que la suppression d’inconvénients momentanés, c’est pour cette raison que le mouvement ouvrier devient un mouvement révolutionnaire. Le concept de la classe ouvrière prend une extension de plus en plus considérable. Ce que nous venons de dire s’applique en premier lieu aux travailleurs prolétaires de la grande industrie. Mais de même que le capital industriel domine le capital en général, ainsi que toutes les entreprises économiques dans les nations capitalistes, de même les idées et les sentiments du prolétariat de la grande industrie dominent de plus en plus les idées et les sentiments des salariés. La conscience de la communauté générale de leurs intérêts s’éveille également chez les travailleurs de la manufacture et du métier. Ce phénomène se produit d’autant plus rapidement que le métier perd davantage son caractère primitif, se rapproche de la manufacture ou devient une industrie à domicile exploitée suivant les méthodes capitalistes. Ces idées et ces sentiments sont de plus en plus partagés par les travailleurs des villes appartenant à des professions non industrielles, les employés de commerce, de transports, les employés d’hôtels et de lieux de plaisir. Les travailleurs agricoles eux-mêmes prennent de plus en plus de la communauté d’intérêts qui les rend solidaires des autres salariés, à mesure que la production capitaliste détruit l’ancienne exploitation patriarcale, et fait de l’agriculture une industrie exercée par des prolétaires salariés et non plus par des serviteurs appartenant à la famille du paysan, Enfin le sentiment de solidarité commence à se faire sentir même chez les artisans indépendants les plus misérables et, dans certaines circonstances, même chez les paysans. Les classes laborieuses se fondent de plus en plus en une classe ouvrière unique, unitaire, inspirée par l’esprit du prolétariat de la grande industrie qui ne cesse de voir accroître son nombre et son importance économique. Les classes laborieuses sont de plus en plus pénétrées de l’esprit propre au prolétariat de la grande industrie, d’entente et de camaraderie, de discipline corporative et d’hostilité contre le capital. Et dans leurs rangs, se répand également cette soif de savoir, particulière au prolétariat et dont nous avons déjà parlé à la fin du chapitre précédent. Ainsi, insensiblement, le prolétariat corrompu, méprisé, maltraité, devient une puissance historique devant laquelle les anciens pouvoirs commencent à trembler. Il est né une classe nouvelle, possédant une morale nouvelle, une philosophie nouvelle et grandissant chaque jour en nombre, chaque jour plus nettement limitée, chaque jour plus indispensable au point de vue économique, acquérant chaque jour plus de conscience et de jugement.
[...] Et à mesure que le prolétariat exerce une influence plus considérable sur les classes qui lui sont voisines, agit plus efficacement sur leurs idées et sur leurs sentiments, elles tendent de plus en plus à entrer dans le mouvement socialiste. La lutte de classe menée par le prolétariat a pour but naturel la production socialiste. Cette lutte ne peut prendre fin avant que ce but soit atteint. [...]
On ne doit pas s’attendre à ce que les petits bourgeois arrivent rapidement à cette conviction. Mais les paysans et les artisans ont déjà commencé à déserter les rangs des partis bourgeois, désertion d’une espèce toute particulière ; ce sont en effet les éléments les plus courageux, les plus énergiques qui jettent les premiers le fusil aux orties, non pour fuir le combat, mais pour quitter une lutte mesquine qui ne peut assurer qu’une misérable existence et participer au combat gigantesque, universel, dont la fondation d’une nouvelle société est le but, société dont tous les membres partageront les conquêtes de la civilisation moderne, participer au combat pour la libération de toute l’humanité civilisée, de toute l’humanité en général que l’ordre social actuel menace d’écraser. À mesure que le mode de production existant devient plus misérable, que l’heure de la banqueroute se précipite, que les partis dominants se montrent plus incapables de remédier aux vices effroyables de l’ordre actuel, que ces partis abandonnant toute tenue, tout principe, se réduisent à une clique de politiciens intéressés, les membres des classes non prolétariennes qui se joignent à la démocratie socialiste sont de plus en plus nombreux et, côte à côte avec le prolétariat, suivent son drapeau dans sa marche irrésistible vers la victoire et le triomphe.
Karl Kautsky, 1892
1) Cf. “Mouvement contre la réforme des retraites” dont nous publions la seconde partie dans ce journal. La première est disponible sur le site Internet du CCI.
2) Littéralement “prolétariat en haillons” ou “sous-prolétariat”. Terme employé par Marx et Engels pour désigner “les rebuts et laissés pour compte de toutes les classes sociales” utilisés au cours de l’histoire par la bourgeoisie pour briser les luttes de la classe ouvrière.
L’assassinat de sang froid de George Floyd par la police a provoqué l’indignation dans toute l’Amérique et dans le monde entier. Tout le monde sait qu’il s’agit du dernier d’une longue série de meurtres de policiers dont les principales victimes sont des Noirs et des immigrés. Non seulement aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en France et dans d’autres États “démocratiques”. Aux États-Unis, en mars, la police a abattu Breonna Taylor dans sa propre maison. En France, Adama Traoré a été asphyxié lors de son interpellation en 2016. En Grande-Bretagne, en 2017, Darren Cumberbatch a été battu à mort par la police. Ce n’est que la partie visible de l’iceberg.
En répondant aux protestations qui ont d’abord éclaté aux États-Unis, la police a montré qu’elle était encore une force de terreur militarisée, avec ou sans l’appui de l’armée. La répression brutale des manifestants (10 000 arrestations) montre que la police, aux États-Unis comme dans les autres pays “démocratiques”, agit de la même manière que la police des régimes ouvertement dictatoriaux comme la Russie ou la Chine.
La colère face à tout cela est tangible, et elle est partagée par les Blancs comme par les Noirs, par les Latino-Americains, les Asiatiques et par les jeunes en particulier. Mais nous vivons dans une société qui est matériellement et idéologiquement dominée par une classe dirigeante : la bourgeoisie, la classe capitaliste. Et la colère en soi, aussi justifiée soit-elle, ne suffit pas pour remettre en cause le système qui se cache derrière la violence policière, ni pour éviter les nombreux pièges tendus par la bourgeoisie. Les manifestations n’ont pas été déclenchées par la classe dominante. Mais elle a déjà réussi à les attirer sur son propre terrain politique.
Lors de la première explosion de colère aux États-Unis, les protestations ont eu tendance à prendre la forme d’émeutes : des supermarchés ont été pillés, des bâtiments symboliques incendiés. Les actions provocatrices de la police ont certainement contribué à la violence des premiers jours de colère. Certains des manifestants ont justifié les émeutes en faisant référence à Martin Luther King, qui avait déclaré que “l’émeute est la voix de ceux qui ne sont pas entendus”. Et, en effet, les émeutes sont l’expression de l’impuissance et du désespoir. Elles ne mènent strictement à rien, si ce n’est à une répression accrue de la part de l’État capitaliste qui sera toujours à son aise contre les actions de rue désorganisées et fragmentées.
Mais l’alternative mise en avant par les organisations activistes officielles comme Black Lives Matter (“La vie des Noirs compte” : des marches pacifiques réclamant justice et égalité) n’en est pas moins une impasse et, à certains égards, elle est encore plus insidieuse, car elle fait directement le jeu des forces politiques du capital. Prenons par exemple, l’appel à ne plus financer la police (“defund the police”), voire à l’abolition pure et simple de la police. D’une part, c’est complètement irréaliste dans cette société : c’est comme si l’État capitaliste se dissolvait volontairement. D’autre part, elle répand des illusions sur la possibilité de réformer l’État existant dans l’intérêt des exploités et des opprimés, alors que sa fonction même est de les garder sous contrôle dans l’intérêt de la classe dominante.
Le fait que la classe dominante se sente à l’aise avec des revendications d’apparence aussi radicale est démontré par le fait que quelques jours après les premières protestations, les médias et les hommes politiques capitalistes (principalement, mais pas seulement, ceux de gauche) ont “mis le genou à terre”, au sens propre comme au figuré, pour condamner avec ferveur le meurtre de George Floyd et soutenir avec enthousiasme les manifestations. L’exemple des politiciens de premier plan dans la machine du Parti démocrate est le plus évident, mais ils ont rapidement été rejoints par leurs homologues du monde entier, y compris les représentants les plus lucides de la police. C’est la récupération bourgeoise d’une colère légitime.
Nous ne pouvons pas nous faire d’illusions : la dynamique de ce mouvement ne peut pas se transformer en une arme des exploités et des opprimés, car elle est déjà devenue un instrument aux mains de la classe dominante. Les mobilisations actuelles ne sont pas un “premier pas” vers une véritable lutte des classes, mais sont utilisées pour bloquer son développement et sa maturation.
Le capitalisme n’aurait pas pu devenir le système mondial qu’il est aujourd’hui sans la traite des esclaves et l’asservissement colonial des populations indigènes d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Le racisme est donc inscrit dans ses gènes. Dès ses débuts, il a utilisé les différences raciales et autres pour dresser les exploités les uns contre les autres, pour les empêcher de s’unir contre leur véritable ennemi, la minorité qui les exploite. Mais il a aussi largement utilisé l’idéologie de l’antiracisme : l’idée que l’on peut lutter contre le racisme en s’unissant non pas en tant que classe sociale, mais autour de telle ou telle communauté opprimée. Néanmoins, s’organiser sur la base de sa “communauté” raciale ou nationale est un autre moyen de brouiller la division de classe à la base de ce système : ainsi, il n’y a pas de “communauté noire” en tant que telle parce qu’il y a des capitalistes noirs ainsi que des travailleurs noirs, et qu’ils n’ont aucun intérêt en commun. Rappelons-nous simplement le massacre des mineurs noirs en grève à Marikana en 2012 par l’État sud-africain “post-apartheid”.
Le meurtre de George Floyd n’est pas le résultat d’un plan délibéré de la bourgeoisie. Mais il a permis à la classe dirigeante de concentrer toute l’attention sur la question de la race alors que le système capitaliste dans son ensemble a révélé sa faillite totale.
La société capitaliste est dans un état de profond pourrissement. Les massacres barbares qui continuent à se répandre en Afrique et au Moyen-Orient, les incessantes guerres de gangs en Amérique latine (qui forcent des millions de personnes à devenir des réfugiés) en sont un symptôme clair, tout comme l’actuelle pandémie de Covid-19, un sous-produit de la dévastation de l’environnement par le capitalisme. Dans le même temps, le système est enlisé dans une crise économique insoluble. Après le crash de 2008, les États capitalistes ont lancé une stratégie d’austérité brutale, destinée à faire payer la crise aux exploités. Le ravage des services de santé qui en a résulté est l’une des principales raisons pour lesquelles la pandémie a eu un impact aussi catastrophique. À son tour, le confinement à l’échelle mondiale a plongé le système dans une crise économique encore plus profonde, certainement comparable à la dépression des années 1930.
Ce nouvel enfoncement dans la crise économique provoque déjà un appauvrissement généralisé, la multiplication du nombre de sans-abris et même la faim, notamment aux États-Unis qui fournissent aux travailleurs une aide sociale des plus minimes face au chômage ou à la maladie. Il ne fait aucun doute que la misère matérielle qui en résulte a alimenté la colère des manifestants. Mais face à l’obsolescence historique de tout un mode de production, une seule force peut s’unir contre lui et offrir la perspective d’une société différente : la classe ouvrière internationale.
La classe ouvrière n’est pas à l’abri de la putréfaction de la société capitaliste : elle souffre de toutes les divisions nationales, raciales et religieuses, aiguisées par le sinistre approfondissement de la décomposition sociale dont l’expression la plus manifeste est la propagation des idéologies populistes. Mais cela ne change rien à cette réalité fondamentale : les exploités de tous les pays et de toutes les couleurs ont le même intérêt à se défendre eux-mêmes des attaques croissantes contre leurs conditions de vie, contre les réductions des salaires, le chômage, les expulsions, la diminution des pensions et des prestations sociales, ainsi que contre la violence de l’État capitaliste. Cette lutte est à elle seule la base pour surmonter toutes les divisions qui profitent à nos exploiteurs et pour résister aux attaques et aux pogroms racistes sous toutes leurs formes. Lorsque la classe ouvrière s’organise pour unir ses forces, elle montre aussi qu’elle a la capacité d’organiser la société sur de nouvelles bases. Les conseils d’ouvriers qui ont vu le jour dans le monde entier à la suite de la révolution de 1917 en Russie, les comités de grève inter-entreprises qui ont vu le jour lors de la grève de masse en Pologne en 1980 : voilà la preuve que la lutte de la classe ouvrière sur son propre terrain offre la perspective de créer un nouveau pouvoir prolétarien sur les ruines de l’État capitaliste, et de réorganiser la production pour les besoins de l’humanité.
Depuis plusieurs décennies au moins, la classe ouvrière n’a plus conscience d’elle-même, d’être une classe opposée au capital, résultat à la fois de vastes campagnes idéologiques (comme la campagne sur la “mort du communisme” qui a suivi l’effondrement de la forme stalinienne du capitalisme) et d’évolutions matérielles radicales (comme le démantèlement des centres traditionnels de la lutte de la classe ouvrière dans les pays les plus industrialisés). Mais juste avant que la pandémie de Covid-19 ne s’étende au monde entier, les grèves dans le secteur public en France avaient commencé à nous montrer que la classe ouvrière n’est pas morte et enterrée. L’apparition de la pandémie et le confinement mondial ont entravé le potentiel d’extension de ce mouvement. Ce qui n’a pas empêché, dans la première phase du confinement, des réactions très déterminées de la classe ouvrière dans de nombreux pays contre le fait d’être traitée comme des “moutons qu’on mène à l’abattoir”, contre le fait d’être obligée de travailler sans équipement de sécurité adéquat, tout cela pour protéger les profits de la bourgeoisie. Ces luttes, notamment aux États-Unis celle de General Motors par exemple, tranchent avec les divisions raciales et nationales. En même temps, le confinement a mis en évidence le fait que le fonctionnement du système capitaliste est entièrement dépendant du travail “indispensable” de la classe qu’il exploite si impitoyablement.
La question centrale pour l’avenir de l’humanité est celle-ci : la minorité capitaliste peut-elle continuer à diviser la majorité exploitée selon des critères de race, religieux ou nationaux, et ainsi l’entraîner dans sa marche vers l’abîme ? Ou bien la classe ouvrière, dans tous les pays du monde, se reconnaîtra-t-elle pour ce qu’elle est : la classe qui, selon les termes de Marx, est “révolutionnaire ou elle n’est rien” ?
Amos, 11 mai 2020
(World Revolution, organe de presse du CCI au Royaume-Uni)
Tous les médias reconnaissent que la pandémie mondiale de SARS-CoV2 qui a infecté plus de 10 millions de personnes et provoqué le décès de 500 000 d’entre eux, d’après les chiffres officiels au moment où nous écrivons, pousse la “communauté” scientifique dans “une course contre la montre” pour le développement d’un vaccin. Mais ils sont bien obligés d’avouer aussi que cette “course au vaccin” est encore bien loin d’en être au stade du “sprint final”. Alors que depuis le XIXe siècle et la création en 1881 par Louis Pasteur du premier vaccin contre la rage sur le principe de l’inoculation, d’énormes progrès dans les méthodes de culture cellulaire de virus sur la base des biotechnologies et du génie génétique permettant l’émergence de plusieurs vaccins viraux ont été faits, on nous dit que le vaccin contre le Covid-19 ne sera disponible qu’à la fin de 2021 ! Mais en fait, tous les spécialistes s’accordent pour déclarer qu’il faut en moyenne entre 10 et 15 ans pour trouver et mettre au point un nouveau vaccin “fiable” car, outre les délais de sa conception et sa fabrication, cela nécessite un temps incompressible et trois stades d’expérimentation à grande échelle indispensables : test du vaccin sur des animaux, test sur une population non infectée, enfin test sur des malades. “Cela va être beaucoup d’essais, beaucoup d’erreurs, mais nous avons beaucoup d’options à explorer”, juge Benjamin Neuman, virologue à la Texas A&M University-Texarkana. “Car jamais un vaccin très efficace contre un membre de la famille des coronavirus n’a été conçu pour les humains”.
Étonnante déclaration car le coronavirus n’est pas inconnu des scientifiques ! Le SARS-CoV1 (apparu fin 2002 au sud-est de la Chine) et le MERS-CoV (apparu en septembre 2012 en Arabie Saoudite), les deux grands frères du SARS-CoV2, ont déjà donné lieu à des recherches scientifiques en vue de la création de vaccins. Dans le premier cas, la recherche a été stoppée et le projet de vaccin a été enterré avant même d’avoir été expérimenté chez l’homme. Dans le deuxième cas, les recherches sont toujours en cours et testées sur des animaux. Malgré le fait que depuis des années, les scientifiques ont envisagé “la menace d’une pandémie comme celle du Covid-19”, les études scientifiques sur les coronavirus et le développement des vaccins ont été jugés… “non rentables” ! Le domaine de la recherche scientifique au service de la santé publique est constamment brimé, freiné par le manque de moyens financiers et logistiques. Cela a été l’un des premiers secteurs victimes des réductions budgétaires, quelle que soit la fraction politique à laquelle les gouvernements appartiennent : “Donald Trump, en mai 2018, a supprimé une unité spéciale du Conseil de sécurité nationale, composée d’éminents experts, chargée de lutter contre les pandémies”. (1) “Après la grippe porcine en 2009, les fonctionnaires de la Commission européenne ont publié un rapport contenant des recommandations politiques. Mais la Commission a ensuite été rabrouée par les États membres […]. Après le SRAS en 2003, le Centre européen de contrôle des maladies (ECDC) a été créé. Il fait un excellent travail. Mais il ne compte que 180 collaborateurs […]. À Sciensano (institut de recherche et national de santé publique de Belgique), il y a des personnes très compétentes… mais l’institution est faible, parce qu’il n’y a pas assez d’investissements en elle”. (2)
Maintenant, on nous annonce : “Pour développer un vaccin contre le SARS-CoV2, les chercheurs s’appuient sur leurs études concernant le SARS-CoV1 et le MERS-CoV”. (3) 17 années se sont écoulées depuis l’apparition du premier virus ! 17 années perdues dans la recherche d’un vaccin qui aurait pu sauver des dizaines de milliers de vie !
Face à l’ampleur et aux ravages de la pandémie mondiale actuelle, la simple logique qui s’imposerait naturellement est qu’il faudrait développer une coopération, une coordination internationale, des efforts scientifiques concertés et une centralisation concentrant et mobilisant les progrès technologiques et les connaissances scientifiques dans la recherche d’un vaccin pour raccourcir autant que possible les délais nécessaires dans la lutte contre ce fléau.
Ce n’est pas du tout le cas dans la réalité actuelle. Au contraire. La course mondiale actuelle à laquelle on assiste pour trouver vaccins et traitements prend des allures frénétiques, chaotiques et désordonnées, chacun de son côté : “Plus de cent projets ont été lancés dans le monde et une dizaine d’essais cliniques sont en cours pour tenter de trouver un remède contre la maladie”. (4) À entendre les médias, tous les géants pharmaceutiques comme Sanofi (entreprise pharmaceutique française), Gilead Sciences (laboratoire pharmaceutique américain), GlaxoSmithKline (le géant pharmaceutique britannique), Regeneron Pharmaceuticals (société basée à New York), Johnson & Johnson (firme américaine), la société chinoise CanSino, pour n’en citer que quelques-uns, ne font même plus que cela. Mais ils le font chacun de leur côté.
Pourquoi est-on face à une telle situation ? Ce sont les lois mêmes du capitalisme, reflétées par le joug des ambitions de tous les États et de la concurrence entre eux, qui interdisent que la société fonctionne autrement qu’à travers la loi du profit et de la concurrence généralisée, dans le chacun pour soi, les uns contre les autres, en ordre dispersé et de manière chaotique. De même que ces lois du capitalisme ont freiné, retardé, saboté et fait obstacle à toutes les mesures de prévention et aux budgets de la recherche dans tous les secteurs de la santé, le fonctionnement du capitalisme et de ses lois s’oppose directement à la mise en commun des données et à la centralisation indispensable des ressources et des recherches et à la découverte d’un vaccin efficace.
Cette course de vitesse pour trouver le vaccin et le “remède miracle” contre le Covid-19 n’est pas sans conséquences tragiques pour le reste de la santé mondiale : un peu partout, les chercheurs/virologues mettent en garde sur les dangers de cette soudaine précipitation : “Des morts dues à une recherche imprudente. […] Aujourd’hui, la science va trop vite et cela a des conséquences considérables […] Il n’y a plus assez de temps pour une réflexion critique sur les résultats scientifiques, ce qui a de graves conséquences”. (5)
De nombreux travaux sont actuellement dirigés sur des “vaccins de substitution” et orientés sur le recyclage de traitements de virus plus anciens ou la reprise de recherches sur des pistes de vaccins abandonnés comme ceux contre le paludisme ou encore Ebola jugés dans le passé “non rentables” (6) mais qui deviennent, du jour au lendemain, une “perspective intéressante” pour l’accès au nouveau marché ouvert par la pandémie du SARS-CoV2. Cela traduit toute l’impuissance et le désarroi de la “communauté” scientifique.
Mais surtout, cela ne peut déboucher que sur la mise en circulation précipitée sur le marché de vaccins “au rabais” et de mauvaise qualité insuffisamment testés. Cela veut dire aussi qu’un nombre incalculable et vertigineux de nouvelles victimes vont en payer les conséquences, au prix de leur vie.
En réalité, le capitalisme, la classe bourgeoise et ses États n’ont que faire de la santé des populations : “Si les sommes démentielles qui sont investies dans la recherche et les dépenses militaires avaient été consacrées à la santé et au bien-être des populations, jamais une telle épidémie n’aurait pu se développer”. (7)
“Des entreprises qui développent un vaccin contre le coronavirus, laquelle sera la première à le commercialiser ?”, (8) “Vaccin contre le coronavirus : un pays sera-t-il prioritaire ?” (9) : voilà les grandes questions que pose la bourgeoisie à travers ses médias ! Les faits sont clairs : au lieu de centraliser et d’unir tous les travaux des scientifiques pour produire le plus rapidement possible un traitement et un vaccin, chaque firme pharmaceutique garde jalousement l’état et le niveau de ses recherches dans ses laboratoires pour être le premier à trouver le vaccin, à décrocher le brevet lui accordant le monopole de fabrication pour une période d’au moins 7 à 12 ans. Afin de couvrir les immenses frais requis pour leurs travaux, elles se tournent vers les investisseurs les plus offrants en échange de crapuleux accords mercantiles. Parmi elles, le géant pharmaceutique français Sanofi qui, sans scrupule, a annoncé qu’il distribuerait un éventuel vaccin en priorité aux États-Unis, qui ont investi 30 millions de dollars pour soutenir ses recherches en complément du contrat de 226 millions de dollars du gouvernement américain déja conclu en décembre 2019 avec cette firme sur la production des vaccins contre les virus… de la grippe. Le scandale qu’a provoqué cette révélation de Sanofi et en particulier l’indignation de Macron sont une pure mascarade. En réalité, derrière leurs déclarations hypocrites et leurs propos à coloration “humanitaire”, évoquant qu’un vaccin ne peut être soumis “aux lois du marché”, qu’il “doit être un bien d’utilité publique” et que “son accès doit être équitable et universel”, se cache la peur de l’Europe de perdre des points dans la course internationale au vaccin sur le marché mondial. Au-delà de la volonté des firmes pharmaceutiques de faire un profit pour leur propre compte, conformément à la logique concurrentielle, principal moteur de la société capitaliste, elles ne peuvent échapper à la loi du capitalisme d’État qui fait que chaque État national exerce en définitive son contrôle le plus étroit et la vigilance la plus stricte sur les orientations et la gestion de son économie nationale comme sur les entreprises qui en dépendent, fussent-elles de puissantes “multinationales”. (10) En d’autres termes : c’est l’État qui dirige la politique financière de ses entreprises.
Tout comme “la guerre des masques”, la guerre des vaccins est “un exemple édifiant de la concurrence cynique et effrénée à laquelle se livrent tous les États” (11) qui poursuivent un simple objectif. Il s’agit : soit d’être les premiers à mettre la main sur le vaccin et d’en détenir le monopole, soit de se le procurer de manière privilégiée, soit encore, pour éviter d’être évincés de la course et de devoir “mendier” une assistance, de ne pas être les grands perdants de ce bras-de-fer. Les commentateurs bourgeois le reconnaissent : “Entre les rivalités américano-européennes sur un futur vaccin et de nouvelles tensions entre Donald Trump et la Chine, les divisions entre grandes puissances se sont approfondies”. (12) Face aux puissants États américain et chinois, “l’Europe jette des milliards dans la bataille pour obtenir des vaccins […] Aucun État membre […] n’a le pouvoir de développer un portefeuille complet de vaccins”. (13) Ainsi, l’administration de Trump a subventionné les recherches chez AstraZeneca avec 1,2 milliards d’euros, en échange de la promesse de 300 millions de doses de vaccin. Et des États de l’UE (Allemagne, France, Pays-Bas, Italie) veulent puiser dans un “fonds d’urgence” d’environ 2,4 milliards d’euros afin d’accélérer les négociations sur les fournitures préférentielles de vaccins avec les sociétés pharmaceutiques. Reste à savoir si cette tentative de mise en place de porte-monnaie en commun réussira au vu de l’incapacité de l’Union Européenne à mettre en place des mesures concertées en termes de confinement et de gestion de la pénurie de matériel médical.
Les crocs-en-jambe des États-Unis à l’OMS en retirant sa contribution à cet organisme dirigé par l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, accusé par Trump d’être téléguidé en sous-main par la Chine est aussi une illustration parlante de la sauvage et impitoyable guerre commerciale et impérialiste que se livrent les trois plus gros requins (Chine, États-Unis, UE) de la planète (14) : les uns et les autres se rejettent mutuellement avec la plus grande hypocrisie et de manière parfaitement interessée la responsabilité de ce manque de coordination : comme les États-Unis accusent l’OMS de “collusion” avec la Chine, l’UE fustige le comportement “égoïste” des États-Unis.
Les journaux “de gauche” comme The Guardian ou tant d’autres sont obligés de reconnaître qu’il y a un manque de coordination mais leurs lamentations ne sont que des jérémiades qui visent à masquer la responsabilité du système capitaliste comme un tout. En définitive, ce que révèle la bataille pour l’obtention des vaccins est que la préoccupation de la santé des populations n’est nullement la préoccupation centrale des États et de la classe dominante. Ceux-ci sont seulement soucieux d’instrumentaliser la santé pour s’imposer et renforcer leur place dans l’arène impérialiste mondiale.
Le véritable grand perdant de cette guerre des vaccins, c’est l´humanité qui va devoir payer un tribut encore plus lourd de victimes pour la survie de ce système incurablement malade et qui ne mène nulle part sinon vers encore davantage de souffrances. Seule une société capable de se mobiliser, d’unir et de centraliser ses efforts de manière associée au niveau mondial pourra surmonter cette situation en partant des besoins humains réels.
Aube, 30 juin 2020
1) Voir notre tract international : “Barbarie capitaliste généralisée ou Révolution prolétarienne mondiale”.
2) Interview d’un virologue belge, De Standaard (30-31 mai 2020).
3) RTL infos (29 mai 2020).
4) La Croix (15 mai 2020).
5) De Standaard (20-21 mai).
6) Par exemple, les recherches d’un vaccin sur le virus Ebola ont été cyniquement abandonnés car les États africains étaient qualifiés “d’insolvables” au détriment direct des nombreuses victimes dans la population.
7) “Barbarie capitaliste généralisée ou Révolution prolétarienne mondiale”.
8) Etoro (18 mars 2020).
9) Rtbf (18 mai 2020).
10) “Crise économique : l’État, dernier rempart du capitalisme”.
11) “Guerre des masques : la bourgeoisie est une classe de voyous”.
12) La Croix (15 mai 2020).
13) De Standaard (5 juin 2020).
14) Le contrat d’exclusivité, raflé par le gouvernement américain sur la production du Remdésivir, un antiviral déjà utilisé dans le traitement d’Ebola (mais d’une efficacité douteuse pour limiter les effets du Covid), au nez et à la barbe de l’UE qui venait d’en recommander l’utilisation généralisée en Europe, apporte une nouvelle confirmation de leurs mœurs de gangsters dans cette guerre où tous les coups sont permis.
Tandis que la bourgeoisie s’emploie à minimiser cyniquement l’ampleur sanitaire de la pandémie de Covid-19, à sous-estimer le nombre de victimes, pour remettre les ouvriers qui ont pu se confiner au travail, le spectacle effroyable des centaines de milliers de morts, d’hôpitaux saturés contraints de trier les malades, la concurrence irrationnelle pour trouver un vaccin, tout cela étale au grand jour l’incurie criminelle et l’irresponsabilité de la classe dominante et de ses États. Cette crise sanitaire va non seulement se solder par des centaines de milliers de morts, mais aussi par un approfondissement sans précédent de la pauvreté, dans les pays centraux du capitalisme et encore davantage dans les pays périphériques où la misère est déjà quotidienne. Si le capitalisme arrive à endiguer cette crise sanitaire, ce sera pour offrir à l’humanité et à la classe ouvrière la récession économique, le chômage de masse et toujours plus de misère. Le capitalisme n’aura de cesse de tenter de rétablir la rentabilité de son système à coups de plans d’austérité, d’appels à se serrer la ceinture, de diminutions des salaires, d’augmentations du temps de travail, de pénurie mais aussi de compétition économique, de rivalités impérialistes qui risquent de dégénérer en conflits guerriers et en massacres.
Face à l’ampleur internationale de la tragédie et à une telle accélération de la crise du capitalisme, la colère des exploités ne pourra que s’accroître. Au début de la pandémie, des voix se sont élevées, dans les manifestations (dispersées et sporadiques) ou sur les banderoles accrochées aux balcons, pour dénoncer la responsabilité de la bourgeoisie et de son État, la recherche effrénée du profit et de la rentabilité au détriment des besoins et de la protection des populations, particulièrement des exploités.
La bourgeoisie peut néanmoins compter sur ses partis et groupes de gauche “radicaux” pour tenter de dévoyer la colère des prolétaires et stériliser toute réflexion sur la nature du capitalisme et la perspective révolutionnaire. Beaucoup de groupes gauchistes affirment que ce qu’ils nomment le “capitalisme” a bien préparé le terrain à la pandémie. Or, ils ne font que focaliser l’attention sur les effets de ce système, donnant une image très partielle, trompeuse et figée de la réalité (les profits des grands patrons, des multinationales, les “dérives du néolibéralisme”, etc.) pour détourner l’attention de la responsabilité fondamentale du système capitaliste en tant que mode de production. Ils font ainsi passer en contrebande leur propagande frelatée et diffusent leur poison idéologique tout en minimisant les dangers et les enjeux qui guettent non seulement les prolétaires mais toute l’humanité (catastrophes économique, écologique, sanitaire, etc.). Ils introduisent surtout une vision totalement biaisée et tronquée de comment lutter contre le capitalisme et sortir l’humanité de l’impasse dans laquelle ce système nous enfonce. Ils n’avancent aucune vision générale, historique et internationale permettant de remettre en cause les fondements dans lesquels ce système d’exploitation s’enracine et les fléaux qu’il engendre.
À propos du confinement, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) écrit par exemple : “l’État continue de refuser d’imposer la fermeture de secteurs de la production, pire il impose des mesures remettant en cause le droit du travail en protégeant les entreprises”. Ce parti trotskiste français n’invoque en fait rien d’autre que le “respect du Droit du travail” qui établit déjà partout les “règles” de l’exploitation capitaliste. La préoccupation du NPA est donc comment, à ses yeux, mieux faire fonctionner l’économie capitaliste à bout de souffle. De même, le NPA réclame “un programme de sortie de crise pour rompre avec le capitalisme et reprendre le contrôle du système bancaire par la socialisation des banques”. Il préconise de “mettre l’appareil productif au service des besoins sociaux, sanitaires et de la transition écologique” par une série “de mesures d’urgence au vu de l’inaction du pouvoir” tels que “le droit de retrait inconditionnel pour les salarié(e)s exposé(e)s” à la pandémie. Son alter ego anglais, le Socialist Workers Party, propose “de faire pression pour que l’énorme stock de logements vides dans des villes comme Londres, dont beaucoup sont détenus simplement à des fins d’investissement, devienne propriété publique. Ces logements pourraient être utilisés à la fois pour loger les sans-abris et pour permettre aux gens de s’isoler” ou “des contrôles des prix devraient être imposés à ces entreprises pour éviter les profits”. Un capitalisme sans investissements et sans loi du profit ? Un pur mirage et un énorme bluff de charlatan, tout cela à travers le même tour de passe-passe : transférer le capital des patrons privés aux mains de l’État et présenter la propriété “publique” comme un garant “démocratique” de l’intérêt général et des besoins de la société. Le trotskisme détourne encore et toujours le prolétariat des objectifs historiques que le marxisme avait clairement identifié après la Commune de Paris en 1871 : la destruction de fond en comble de l’appareil d’État bourgeois dont le prolétariat ne peut pas s’emparer, ni utiliser pour son propre compte. La Tendance claire, à l’intérieur du NPA, rebaptisée récemment Alternative révolutionnaire communiste, appelle, à sa façon, les ouvriers à participer à “l’effort national” : “Soyons porteur(euse)s d’exigences, d’initiatives de contrôle et de réorganisation de la société, pour l’urgence sanitaire et sociale”. L’Union communiste libertaire (UCL) demande aux ouvriers de faire tourner “les secteurs vitaux” et en appelle au contrôle ouvrier qui devrait “réorganiser les chaînes de production pour se prémunir du virus”, puis “réquisitionner et socialiser” certains secteurs jusqu’à “contrarier les capitalistes” et faire tourner l’économie de “façon radicalement différente”.
Une fois au pouvoir, les gauchistes affichent ouvertement leur vrai visage. En Espagne, Podemos, qui participe aujourd’hui au gouvernement, soutient, au nom de la politique du déconfinement, le retour des ouvriers dans les usines au prix de leur vie et cautionne toute forme de répression. Ceci alors que, depuis le début de la crise sanitaire, les ouvriers espagnols ont mené des grèves contre le danger que représentait le fait de rester au travail. En Grèce, Syriza, lors de son exercice du pouvoir entre 2015 et 2019, n’a fait qu’imposer les pires mesures d’austérité (abaissement des salaires et des retraites, extension des emplois à temps partiel : en 2019, un salarié sur trois devait survivre en moyenne avec 317 euros mensuels) au nom du redressement et de la défense de l’économie nationale.
La gauche du capital joue ici parfaitement son rôle d’agent de contrôle et de mystification de la classe ouvrière en tentant d’enchaîner cette dernière au mythe d’un capitalisme géré par un “État social et démocratique” non plus pour les profits mais pour les intérêts du “peuple”. Or, que la propriété soit aux mains d’entreprises privées ou soit nationalisée par l’État, cela ne change rien à l’affaire, ces deux formes de propriété ne sont que les deux faces de la même pièce, celle du mode de production capitaliste. C’est ce que faisait remarquer la Gauche communiste de France en 1946 en dénonçant déjà les mystifications trotskistes à l’égard de l’État stalinien : “Le concept marxiste de la propriété privée des moyens de production, comme étant le fondement de la production capitaliste, et partant, de la société capitaliste, semblait contenir l’autre formule : la disparition de la possession privée des moyens de production équivaudrait à la disparition de la société capitaliste. […] Or, le développement du capitalisme, ou plus exactement, le capitalisme dans sa phase décadente, nous présente une tendance plus ou moins accentuée mais également généralisée à tous les secteurs, vers la limitation de la possession privée des moyens de production, vers leur nationalisation. Mais les nationalisations ne sont pas du socialisme. […] Si la tendance à la liquidation de la possession privée signifie réellement une tendance vers l’anticapitalisme, on aboutit à cette conclusion stupéfiante : étant donné que cette tendance opère sous la direction de l’État, l’État capitaliste deviendra l’agent de sa propre destruction. C’est bien à cette théorie de l’État capitaliste anti-capitaliste qu’aboutissent tous les protagonistes “socialistes” des nationalisations, du dirigisme économique et tous les faiseurs de plans”. Le capitalisme d’État n’est ni une invention, ni l’espoir d’un futur capitalisme plus “humain” mais bien la forme réelle que prend le capitalisme dans sa phase de déclin historique et dont les gauchistes sont de farouches défenseurs, leur positionnement face à la pandémie l’a une nouvelle fois démontré de manière éclatante.
La plupart de ces groupes revendiquent comme nouvelle forme de lutte un “droit de retrait”. Convergences révolutionnaires (CR), autre tendance du NPA, vante ainsi “la riposte des ouvriers à la base et à l’initiative de militants locaux qui ont imposé ou bataillé pour imposer leur droit de retrait”. Pour CR, il s’agirait également d’ “une nouvelle forme de grève”. On apprend ainsi que la lutte de classe en temps de pandémie ne se résumerait qu’à imposer “le droit de retrait”. Ce “droit” serait devenu le nec plus ultra de la lutte face à l’obligation faite aux prolétaires d’aller travailler au risque de contracter un virus mortel. Les gauchistes se moquent ouvertement des ouvriers ! Ils leur demandent d’appliquer… la loi, celle prônée par les syndicats et les institutions pour éviter des grèves massives et briser toute réaction basée sur une solidarité de classe par des initiatives individuelles. Les réactions spontanées, collectives et solidaires des prolétaires ont dans les faits démontré l’inanité de ces prétendus “moyens de luttes” individualistes, diviseurs et nocifs préconisés par les trotskystes. Nous l’avons vu avec l’exemple des grèves apparues ces derniers mois en Italie dans l’automobile, à la poste à Londres, aux États-Unis, en France dans de nombreux secteurs, chez les ouvrières du textile au Bangladesh, etc. Ces expressions de combativité étaient très dispersées et largement soumises à l’encadrement syndical. Mais elles ont démontré que la combativité de la classe ouvrière n’a pas disparue.
Si certains groupes gauchistes poussent à se mobiliser pour faire “pression” sur l’État afin qu’il “réoriente” son activité dans un sens “plus social”, d’autres, plus “radicaux” (de concert avec les syndicats “les plus combatifs”), préconisent des “actions” d’occupations de bâtiments publics ou administratifs, des occupations d’entreprises, de leurs sièges sociaux, des réquisitions de logements ou des squats. Ce qui contribue à épuiser, enfermer et démoraliser les ouvriers sur tel ou tel lieu et surtout à empêcher l’extension spontanée de la lutte. Ces actions en petits groupes, générant l’impatience et le désarroi individuel, n’ont jamais mené à une remise en cause profonde de la société. Au contraire, ces actes visant le plus souvent des “symboles” de l’exploitation capitaliste sont antagoniques à de véritables mouvements de classe et à la révolution prolétarienne. Cette dernière n’est pas le produit de l’action d’une minorité mais l’œuvre de l’ensemble de la classe ouvrière. D’autre part, la révolution n’est pas dirigée en soi contre des acteurs économiques, des Institutions privées ou des individus, aussi puissants soient-ils, mais bien contre la classe dominante et l’État, contre le système d’exploitation au niveau mondial : le capitalisme.
Par conséquent, le langage “radical” des organisations gauchistes vise, en réalité, à défendre l’État, à empêcher de se poser les bonnes questions. Il sert à détourner la réflexion des ouvriers, à pourrir le développement de la conscience de classe, en particulier auprès des éléments en recherche en les poussant à remettre en cause leur aspiration à vouloir comprendre le véritable rôle exploiteur de l’État, à remettre en cause leur refus du capitalisme. En fait, ce langage vise à dévoyer, bloquer et paralyser les ouvriers dans leur lutte et les mener dans des impasses face à la faillite ouverte du système que révèle la pandémie en les maintenant pieds et poings liés à la merci de la bourgeoisie et surtout avec la perspective de leur faire accepter la logique de nouveaux “sacrifices” pour la défense de leur État national devenu “ouvrier”.
Les gauchistes proposent tous de vieilles recettes mystificatrices qui perpétuent et propagent l’illusion d’une “solution” dans le cadre toujours aussi capitaliste de la nation, de l’entreprise, voire de la localité. Pour les uns, il faudrait instaurer “une économie planifiée durable, sous contrôle démocratique” (selon les termes de Révolution, journal de la Tendance marxiste internationale, d’obédience trotskyste) qu’ils baptisent “socialisme”. Dans cette lignée, s’inscrit le “programme” de toute la gamme des organisations trotskystes. Parmi les eux, Lutte ouvrière (LO) se fait une fois de plus le champion du double langage en agitant en même temps son “programme minimum” et son “programme maximum”. D’un côté, en paroles, elle proclame que “la classe ouvrière devra renverser un système à l’agonie” comme dans son mensuel Lutte de classe du 8 mai 2020 ; mais de l’autre, il s’agirait “de faire payer les actionnaires et les milliardaires, pas les travailleurs”, le tout étant synthétisé dans ce “programme révolutionnaire” affiché au dos de leur journal où “il s’agira de remplacer l’État de la bourgeoisie pour créer un régime où les masses populaires exerceront elles-mêmes le pouvoir en assurant un contrôle démocratique sur tous les rouages du pouvoir économique et politique”. Outre les multiples pièges que contient à elle seule cette phrase, LO se garde bien d’expliciter le moyen à travers lequel parvenir à cette société gérée par les “masses populaires” consistant à “contrôler” le “pouvoir économique et politique”. Sans aucun doute, par les urnes ! Elle qui met un point d’honneur à présenter une candidate à chaque élection présidentielle afin de “défendre la voix des travailleurs” dans cette mascarade électorale, rappelant chaque fois un peu plus son appartenance au camp bourgeois. D’ailleurs, toute sa critique de l’État sur la gestion de la pandémie se résume à pourfendre la gestion du gouvernement en place : “l’État n’a même pas songé à réquisitionner et à contraindre les quelques entreprises qui auraient pu, il y a deux mois, fabriquer les masques et le gel en quantité suffisante”, voire à vanter les mérite de l’État chinois : “Si c’était pour lancer la construction d’hôpitaux de campagne, comme la Chine a su le faire, on comprendrait, mais ce n’est pas le cas !” Voilà, en fait, les bons conseils que donnent les gauchistes à leurs États respectifs ! Ils ne font d’ailleurs que proposer des mesures que la plupart des bourgeoisies nationales ont, tôt ou tard, déjà prises. L’État français a mis en place une logistique pour répartir les malades sur des hôpitaux français et même luxembourgeois, allemands et suisses dont les services d’urgence et de réanimation sont moins saturés. L’État français a réquisitionné des hôtels pour loger les sans-abris. Les États ont imposé à des entreprises de se reconvertir temporairement dans la fabrication de masques.
Pour les autres, qui pour la plupart se réclament d’une tradition anarchiste, il faudrait remplacer l’économie de marché par l’autogestion, c’est-à-dire la prétendue gestion des entreprises par les ouvriers au sein d’une société encore capitaliste, ainsi qu’un système politique fédéraliste. Cette vision est notamment théorisée par le “communalisme” de la Fédération anarchiste qui prétend que “le localisme est un trait structurel de l’écologie sociale, parce que l’équilibre entre les activités humaines et leur milieu doit être adapté à chaque type différent de milieu, et parce que c’est la seule manière pour chaque groupe humain de prendre en mains son propre sort en toute connaissance et responsabilité”. L’UCL en appelle aussi à “en finir avec ce système, en plaçant l’ensemble des moyens de production et de distribution entre les mains des travailleuses et des travailleurs, en remplaçant l’économie de marché par une économie socialisée et autogérée, et l’État par un système fédéraliste autogestionnaire”. Eux aussi, demandent aux ouvriers de passer à l’autogestion comme le connaissent déjà ou en ont fait l’amère expérience dans le passé de nombreux salariés des nombreuses entreprises autogérées. (1) Dans un communiqué du 14 avril, les quatre fédérations anarcho-syndicalistes de la CNT du secteur public appellent d’ailleurs aussi à un “service public autogéré” face à la pandémie.
L’autogestion, si elle était déjà une utopie petite bourgeoise au siècle dernier quand elle était préconisée par les courants proudhoniens, est aujourd’hui devenue une pure mystification capitaliste, une arme économique du capital qui a pour but de faire accepter aux travailleurs le poids des difficultés des entreprises frappées par la crise en leur faisant organiser les modalités de leur propre exploitation, et qui a pour fonction de diviser la classe ouvrière en l’enfermant et en l’isolant usine par usine, quartier par quartier, secteur par secteur, mais aussi d’attacher les travailleurs aux préoccupations de l’économie capitaliste qu’ils ont au contraire pour tâche de détruire. (2)
Tous leurs conseils aux différents gouvernements, toutes leurs propositions, toutes leurs manipulations idéologiques, ne sont par fortuits. La politique des groupes gauchistes n’est pas nouvelle, elle correspond à leur rôle dans l’appareil d’État depuis des décennies, un rôle de chien de garde et de rabatteurs du capitalisme. En enfermant les ouvriers dans l’illusion du contrôle de la production, d’une plus juste répartition des richesses, dans l’idée simpliste qu’il suffirait de faire payer les riches et les patrons, de faire respecter le droit du travail, tout cela sans renverser le capitalisme ni s’attaquer aux rapports de production capitalistes, les gauchistes cherchent à dévoyer la réflexion des ouvriers les plus combatifs sur le terrain pourri de la gestion “juste” et “démocratique” d’un système qu’il faudrait “remettre au goût du jour” (NPA), d’un système en décadence qui ne peut que conduire l’humanité dans la spirale infernale du chaos et de la barbarie. C’est pour cette raison qu’ils ne mettent jamais en avant, ou de façon platonique, la nécessité de détruire le système capitaliste et ses États, la nécessité révolutionnaire avant toute autre politique d’organisation de la société. En d’autres termes, ils masquent les enjeux réels de la situation et l’inéluctable crise du capitalisme. Ces politiques ne sont ni plus ni moins que des politiques bourgeoises, celle d’organisations gauchistes qui sont passées depuis bien longtemps dans le camp de la contre-révolution.
La politique des organisations révolutionnaires, c’est justement la mise en avant comme préalable à tout changement social, le renversement de l’État capitaliste. Sans ce préalable, il n’y a aucun espoir pour que la révolution internationale triomphe et que nous allions vers l’instauration d’une société sans classes. Celui-ci aura aussi comme tâche de préserver la santé, l’écosystème de notre planète et donc celle de l’humanité.
Aujourd’hui la perspective pour le prolétariat, c’est de comprendre que le plus grand fléau n’est pas le Covid-19, mais le capitalisme, que la solution n’est pas de s’unir derrière l’État assassin mais au contraire de se dresser contre lui, que l’espoir ne réside pas dans les recettes ou les slogans de tous ces groupes gauchistes mais dans le développement de la solidarité ouvrière, dans la lutte comme le montre les dernières réactions d’ouvriers dans le monde contre les sacrifices qu’on veut leur imposer. La seule alternative à la barbarie capitaliste, c’est la destruction de ce système par la révolution mondiale.
S. et P., 28 juin 2020
1 ) Voir par exemple nos articles sur l’expérience de Lip en France, au début des années 1970.
2 ) Voir le point 11 de la Plateforme du CCI : “L’autogestion, auto-exploitation du prolétariat” et les nombreux articles de notre presse qui dénoncent cette mystification.
Selon des chiffres partiels et systématiquement minorés par les États, (1) malgré le confinement de près de la moitié de la population mondiale, le Covid-19 est devenu la troisième maladie infectieuse la plus mortelle au monde actuellement en nombre de morts quotidiens (2) et a occasionné rien qu’en France, entre le 16 mars et le 3 mai, une surmortalité de 39 % au niveau national (3) et de près de 180 % sur deux mois dans certaines communes du département de Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de France métropolitaine. (4) Avec un virus aussi dangereux circulant toujours au sein d’une population massivement non immunisée contre celui-ci, (5) sans qu’aucun vaccin ni remède n’ait encore été trouvé et un système de santé à genoux, il est évident que toute levée prématurée des tardives mesures de précautions sanitaires peut avoir de graves conséquences pour la santé voire la vie d’une grande partie de la population, notamment chez les travailleurs.
“Mais le capital, qui a de si “bonnes raisons” pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la dégénérescence de l’humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. […] Après moi le déluge ! telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. À toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : “Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits) ?”” (6)
Ainsi, sous les encouragements de certains thuriféraires du capital déclarant ouvertement qu’on ne peut pas “sacrifier les jeunes et les actifs pour sauver les vieux”, (7) et afin de pouvoir renvoyer au travail un maximum de prolétaires, le gouvernement français a donc rouvert les crèches et les écoles primaires depuis le 11 mai, sous le prétexte hypocrite de lutter contre le décrochage scolaire, consécutif au confinement, d’un grand nombre d’élèves en difficulté. Mais la priorité donnée aux plus jeunes, notamment aux “enfants des personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire et à la continuité de la vie de la Nation” ainsi qu’aux enfants d’actifs ne pouvant pas télétravailler ne trompe personne.
Pour entretenir toutefois l’illusion, les enseignants sont tenus de suivre un inapplicable protocole sanitaire de 63 pages, pondu par le ministère de l’Éducation nationale, rendu inopérant tant par l’absurdité typiquement bureaucratique des préconisations formulées que par l’impossibilité de faire respecter scrupuleusement celles-ci par de si jeunes enfants. Et tout cela, bien sûr, sans compter les sempiternelles pénuries de masques et de gels hydroalcooliques. Dans de telles conditions d’accueil, malgré tous les efforts des adultes encadrants, l’école devient une sorte de dangereuse et traumatisante “garderie carcérale” où les enfants se voient privés de contact physique, comme dans cette école maternelle de Tourcoing où un marquage au sol de distanciation sociale à destination des élèves matérialise le côté ubuesque et déshumanisant de la situation. (8)
Mais s’il y a bien un point sur lequel le gouvernement n’a pas manqué de mettre l’accent, c’est sur la surveillance de toute expression critique tendant à dénoncer l’incurie criminelle des États bourgeois et leur responsabilité dans la survenue de la crise sanitaire actuelle. Ainsi, de manière particulièrement explicite, le ministère de l’Éducation nationale a mis en ligne des fiches “pédagogiques” à destination des enseignants où on peut lire que “la crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des États à protéger la population et tenter de déstabiliser les individus fragilisés. Divers groupes radicaux exploitent cette situation dramatique dans le but de rallier à leur cause de nouveaux membres et de troubler l’ordre public” ; aussi, si “des enfants peuvent tenir des propos manifestement inacceptables […] La référence à l’autorité de l’État pour permettre la protection de chaque citoyen doit alors être évoquée, sans entrer en discussion polémique. Les parents seront alertés et reçus par l’enseignant, le cas échéant accompagné d’un collègue, et la situation rapportée aux autorités de l’école”. (9) En clair, les jeunes enfants sont utilisés par l’État pour identifier et intimider les parents qui oseraient mettre en cause l’action gouvernementale. Ce procédé, qui n’est pas sans évoquer les pratiques des régimes fascistes ou staliniens, n’est qu’une illustration du caractère totalitaire de la démocratie bourgeoise dans la phase de décadence du capitalisme. (10)
Toute cette situation découle du fait que, pour le capital français comme pour celui des autres nations, la reprise rapide du travail est un impératif économique à côté duquel la santé physique et mentale des ouvriers et de leur famille ne pèse pas lourd. Y compris celle de leurs enfants.
DM, 24 mai 2020.
1“L’étude de la surmortalité donne-t-elle les vrais chiffres du Covid-19, au-delà des bilans officiels ? [25]” sur liberation.fr.
2“Non, le Covid-19 n’est pas seulement “au 17e rang mondial en nombre de morts” [26]”, sur lemonde.fr.
3“Covid-19 : l’étude des chiffres de la surmortalité en Allemagne confirme-t-elle le bilan officiel ? [27]”, sur liberation.fr.
4“Coronavirus : une surmortalité très élevée en Seine-Saint-Denis [28]”, sur lemonde.fr.
5“Coronavirus : l’Europe doit s’attendre à une deuxième vague, selon ECDC [29]”, sur nouvelobs.com.
6Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, Troisième section, Chapitre X, V. Lutte pour la journée de travail normale. Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIVe jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
7Le Canard enchaîné du 6 mai indique que ces propos, tenus par l’essayiste Emmanuel Todd, ont fait l’objet de variations sur le même thème de la part des journalistes Jean Quatremer (Libération) et Christophe Barbier (L’Express).
8“Que sait-on de cette photo d’enfants assis dans des carrés dessinés à la craie lors d’une récréation ? [30]”, sur liberation.fr.
9“Une fiche invitant à signaler les “propos inacceptables” des élèves sur le Covid agace les profs [31]”, sur nouvelobs.com.
10Voir à ce sujet notre article “Comment est organisée la bourgeoisie ? : Le mensonge de l’État “démocratique” [32]”, Revue internationale n° 76.
La mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai dernier a provoqué une onde de choc dans de nombreux pays. Aux États-Unis, une vague de manifestations contre cet énième et insupportable assassinat d’un Noir par la police a déferlé sur tout le territoire, non seulement dans les grandes métropoles, mais aussi, ce qui est moins courant, dans de petites agglomérations. Ces manifestations ont été suivies par de multiples mobilisations un peu partout dans le monde : en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Nouvelle-Zélande, au Canada, en Irlande, etc.
Le 2 juin, un rassemblement sur le parvis du palais de justice de Paris, en soutien au “comité Adama Traoré”, lui aussi décédé alors qu’il était aux mains de la police, a attiré une foule de près de 20 000 personnes, ce qui est d’autant plus surprenant que le rassemblement était formellement interdit par la Préfecture. La mort d’Adama Traoré, lors de son interpellation, rappelle d’autres décès liés aux interventions policières ces dernières années : ceux de Zied et Bouna, électrocutés dans un transformateur en voulant fuir la police, d’Ibrahima Bah, tué lors d’un accident de moto au cours d’une intervention de la police, de Babacar Gueye, sans-papier abattu par un policier de la BAC… une liste qui s’allonge régulièrement et qui témoigne de la brutalité et des humiliations que la police déploie quotidiennement au pied des immeubles des quartiers pauvres.
Ces rassemblements sont le produit d’une profonde indignation face à la violence des forces de l’ordre qui n’hésitent jamais à user de leurs armes et de tous les moyens, y compris légaux, pour brutaliser les populations dans les “cités” comme dans les manifestations. La police donne la légitime impression de pouvoir agir dans une impunité quasi-totale ; la moindre “bavure”, même filmée par les caméras des téléphones, est aussitôt retournée contre la victime accusée d’ “outrage” ou de “rébellion” et embarquée dans des procédures judiciaires souvent expéditives et, la plupart du temps, perdues d’avance.
Cette réalité d’injustices est plus ou moins la même un peu partout dans le monde. La répression de plus en plus violente de tout mouvement de contestation sociale, l’utilisation d’armes de plus en plus dangereuses, la suspicion systématique envers les jeunes et les personnes issus de l’immigration (même de très longue date) dans les banlieues populaires notamment, sont autant de facteurs suscitant la colère des jeunes générations, témoins et bien souvent victimes de l’État policier.
Cependant, l’indignation à elle seule ne suffit pas ; car celle-ci peut tout à fait se perdre sur le terrain de l’illusion d’une possible amélioration de la société bourgeoise. Les récents rassemblements contre le racisme et les violences policières n’ont pas échappé à cette logique. Sous l’apparente radicalité des slogans et des revendications, les participants font le jeu de la classe dominante, de sa police et de ses tribunaux. Les revendications des soutiens du “comité Adama Traoré” se résument au mot d’ordre : “Justice pour Adama !” Même chose pour le collectif “Justice et Vérité pour Babacar” (Gueye) qui a déployé une banderole similaire lors de la manifestation du 13 juin à Paris. Ces revendications s’inscrivent entièrement sur le terrain des “droits civique”. Elles participent à la défense pure et simple de la société bourgeoise puisqu’elles font appel à la “Justice de la République”, c’est-à-dire aux institutions “démocratiques” qui sont justement les rouages fondamentaux de la violence de l’État et de la garantie de l’ordre social.
Derrière les slogans, se cache en effet l’idée que nous sommes tous des “citoyens égaux devant la Loi” et que la justice démocratique aurait vocation à être la même pour tous. Or, la “justice” dans le monde capitaliste n’est que la sanction des rapports entre des classes sociales antagoniques. En réalité, l’État a toujours été, par son monopole de la violence, “un appareil spécial de répression” contre les exploités, comme le rappelait Lénine en citant Friedrich Engels dans L’État et la Révolution. C’est pourquoi, d’ailleurs, la police, garante de l’ordre bourgeois, ne saurait être moins “violente” et plus “démocratique” qu’elle ne l’est déjà, dans la mesure où, pour citer Engels, elle est, par sa fonction, entièrement liée à l’État, c’est-à-dire à “une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat)”. (1)
La classe ouvrière a depuis longtemps fait l’expérience de ce qu’est la police : le bras armé d’une domination de classe imposant “l’ordre public” par la loi et par la force. Par conséquent, l’idée d’une “bonne police”, d’une police “démocratique”, est totalement mystificatrice et illusoire. Au contraire, la police ne peut que devenir de plus en plus brutale et violente du fait de l’exacerbation des contradictions sociales engendrées par la crise du capitalisme, produisant toujours plus de tensions et de fractures au sein de la société. Dans ces conditions, le maintien de l’ordre devient de plus en plus difficile, de plus en plus sophistiqué et coûteux, de plus en plus violent. L’Etat ne peut qu’écraser toujours plus son talon de fer sur les exploités qui n’auront pas d’autre choix que de se révolter contre des conditions d’exploitation toujours plus insoutenables.
Déjà sous la présidence du “socialiste” François Hollande, à la suite des attentats de 2015 et la mise en place de l’état d’urgence, la bourgeoisie a procédé à un énorme renforcement de son arsenal législatif et répressif déjà très agressif. Les dispositions alors adoptées ont permis la mise en œuvre d’une politique ouvertement plus répressive. Si les manifestations contre la Loi “Travail” en 2016 étaient marquées par un accroissement significatif de la violence policière, le mouvement des “gilets jaunes” et la récente lutte contre la réforme des retraites ont vu la police déchaîner une violence de plus grande ampleur, causant de graves blessures, voire des morts. Naturellement, l’impunité de la police s’est également renforcée hors des manifestations, comme en témoignent le décès de Steve Caniço, poussé dans la Loire par la police lors de la fête de la musique en 2019 et les multiples agressions de jeunes issus de l’immigration.
La simultanéité des mouvements de lutte contre les violences policières et le racisme dans le monde, leur promotion par les États et les médias, montrent qu’il s’agit d’une campagne idéologique internationale menée par la bourgeoisie, dont le but est de revaloriser et dédouaner les États démocratiques, de mieux adapter et préparer la police au défis de demain en matière de répression. L’apparition en arrière-plan d’un argumentaire sur le “privilège blanc”, la focalisation sur le meurtre de Noirs par la police aux États-Unis et dans d’autres pays font partie intégrante de cette campagne idéologique laissant croire qu’une autre police, plus humaine, est possible. Il s’agit ni plus ni moins de tenter de réhabiliter l’image des “forces de l’ordre” et de préparer les appareils coercitifs aux troubles sociaux que pourraient engendrer la nouvelle situation ouverte par la pandémie de Covid-19.
Mais il existe un deuxième élément qui sous-tend insidieusement cette campagne démocratique et antiraciste, fortement marquée par la réalité du pourrissement de rapports sociaux propres à la phase de décomposition du capitalisme, avec ses relents racistes et racialistes. Le “privilège blanc” est, sous une nouvelle forme, une vieille connaissance aux États-Unis : “La White Skin Privilege Theory ou “théorie du privilège de la peau blanche”. Elle a été concoctée par les nouveaux gauchistes des années 1960 qui prétendaient que la classe dominante et la classe ouvrière blanche avaient un deal pour accorder aux ouvriers blancs un niveau de vie supérieur, aux dépens des ouvriers noirs qui subissaient le racisme et la discrimination”. (2)
Dans la période actuelle marquée par l’incapacité de la classe ouvrière à se reconnaître elle-même comme la seule force sociale en mesure de renverser le capitalisme, la bourgeoisie peut sans vergogne faire la promotion d’idéologies visant à diviser le prolétariat : par sexe, par religion, par race, par orientation sexuelle… La “lutte des races” devrait donc désormais remplacer la lutte de classe. Un piège idéologique que des groupes comme celui du “comité Adama Traoré” véhiculent sans scrupule et que les préjugés réactionnaires, alimentés par le repli sur soi et la peur de la différence favorisent allègrement. C’est ainsi que dans le reportage : À nos corps défendant, on a pu entendre la médiatique sœur d’Adama Traoré, systématiquement entourée d’armoires à glace, proférer des propos ouvertement racistes : “pour eux, l’homme noir représente une certaine virilité qu’il faut casser, qu’il faut castrer. […] Le seul crime de ces hommes, en fait, c’est d’avoir une corpulence athlétique et imposante”. Cette idéologie consacre la division des exploités, le repli sur la “race”, la famille, la “communauté”, la religion et le chacun-pour-soi. Une telle idéologie radicale s’attaque aveuglément à tous types de symboles, comme les statues de colonisateurs ou d’esclavagistes, renforçant par la même les forces centrifuges de la vengeance et de la réaction. Elle consacre in fine les “races sociales” comme facteur déterminant des antagonismes sociaux, ce qui, outre la fausseté d’une telle conception, ne peut qu’alimenter la fragmentation du corps social.
La stratégie d’opposer les “races” pour diviser la classe ouvrière n’a absolument rien de neuf aux États-Unis comme en France. Aux États-Unis par exemple, elle est utilisée depuis fort longtemps : “De pair avec sa politique encourageant l’immigration, la bourgeoisie n’hésita pas à mener, en même temps, des campagnes xénophobes et racistes pour diviser la classe ouvrière. On montait ceux qu’on appelait les ouvriers “natifs” (native workers, ouvriers “du pays”, “de souche”), et dont certains étaient eux-mêmes de la deuxième ou troisième génération descendant d’immigrés, contre les nouveaux arrivants qu’on dénonçait pour leurs différences linguistiques, culturelles et religieuses. Il est important de se rappeler que la peur et la méfiance envers les étrangers ont de profondes racines psychologiques dans cette société et le capitalisme n’a jamais hésité à exploiter ce phénomène pour ses propres fins sordides. La bourgeoisie, américaine en particulier, a utilisé cette tactique de “diviser pour mieux régner” afin de contrecarrer la tendance historique à l’unité de la classe ouvrière et mieux asservir le prolétariat.
Dans une lettre à Hermann Schlüter, en 1892, Engels notait : “Votre bourgeoisie sait beaucoup mieux que le gouvernement autrichien lui-même jouer une nationalité contre l’autre : Juifs, Italiens, Bohèmes, etc., contre Allemands et Irlandais, et chacun d’eux contre les autres.” C’est une arme idéologique classique de l’ennemi de classe”.
Le combat de la classe ouvrière, parce qu’il est un travail associé dont la condition d’exploitation est universelle, englobe tous les autres combats des opprimés contre les aspects spécifiques engendrés par la société de classe, tels que le racisme, la destruction de l’environnement, l’homophobie, le sexisme, etc. La solution à ces problèmes ne réside pas dans la société qui les a engendrés mais dans son dépassement. La classe ouvrière est la seule à même de détruire les fondements du racisme, de la concurrence de chacun contre tous, de la violence exercée par la classe dominante et son État contre les exploités, du fait de sa place au sein de la société et des rapports de production, de son rôle révolutionnaire. Les luttes parcellaires, liées au racisme ou à l’écologie, incapables de s’attaquer à la racine du problème, c’est-à-dire l’exploitation capitaliste, diluent les forces de la classe ouvrière dans des luttes stériles, des impasses impuissantes face à l’histoire.
Seul le prolétariat, par son combat qui tend à unifier tous les ouvriers au niveau international contre la source de leurs divisions et de leur exploitation, a la clé du combat contre le racisme, la fragmentation sociale et la violence de l’État : “Le fait qu’il existe une réceptivité à la peur irrationnelle exprimée dans le racisme et la xénophobie propagée par l’idéologie bourgeoise chez certains éléments de la classe ouvrière ne nous surprend pas dans la mesure où l’idéologie de la classe dominante, dans une société de classe, exerce une immense influence sur la classe ouvrière jusqu’à ce que se développe une situation ouvertement révolutionnaire. Cependant, quel que soit le succès de l’intrusion idéologique de la bourgeoisie dans la classe ouvrière, pour le mouvement révolutionnaire, le principe selon lequel la classe ouvrière mondiale est une unité, est un principe de base de la solidarité prolétarienne internationale et de la conscience de la classe ouvrière. Tout ce qui insiste sur les particularismes nationaux, aggrave, manipule ou contribue à la “désunion” de la classe ouvrière est contraire à la nature internationaliste du prolétariat comme classe, et est une manifestation de l’idéologie bourgeoise que les révolutionnaires combattent. Notre responsabilité est de défendre la vérité historique : “les ouvriers n’ont pas de patrie”.
HG, le 4 juillet 2020
1 ) Engels, Les origines de la famille, de la propriété et de l’État (1884).
2 ) “L’immigration et le mouvement ouvrier”, Revue Internationale n° 140 (1er trimestre 2010). Les citations suivantes sont issues du même article.
Dans le mouvement contre la réforme des retraites, il était de la responsabilité des révolutionnaires (la partie de la classe ouvrière la plus résolue et la plus claire vis-à-vis des moyens et des buts du mouvement prolétarien) d’être partie prenante de ce combat de la classe ouvrière qui s’inscrit dans un contexte mondial de reprise des luttes comme on a pu le voir ces derniers mois en Finlande, en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou encore en Italie.
L’orientation de notre intervention devait s’appuyer sur l’analyse la plus approfondie possible de la signification et de la dynamique de cette lutte. Il s’agissait donc de participer à la réflexion au sein de la classe sur la manière de construire un rapport de force contre l’État bourgeois en étant également capable de mettre au jour les pièges et les manœuvres mis en œuvre par la bourgeoisie pour parvenir à faire passer cette attaque de grande ampleur permettant d’intensifier l’exploitation salariée.
Grâce à notre présence, ainsi que celle d’autres organisations de la Gauche communiste telles que le PCI dans cette mobilisation, nous avions pu constater l’énorme colère de la classe ouvrière face à cette attaque contre l’ensemble des travailleurs exploités, toutes générations et tous secteurs confondus. (1)
Partout, l’enthousiasme d’être enfin tous ensemble dans la rue, après deux décennies de paralysie, était présent. Dans toutes les manifestations, la recherche de la solidarité et de l’unité dans la lutte était visible tant sur les banderoles que sur les mots d’ordre et les chansons entonnées en chœur : “On est là, on est là pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur !” “La classe ouvrière existe !” Les slogans unitaires ont montré un début de prise de conscience que c’est toute la classe ouvrière qui est attaquée aujourd’hui et qu’il faut se battre massivement tous unis pour freiner les attaques et faire reculer le gouvernement.
Face au resurgissement de la combativité ouvrière après une décennie de calme social, il était de notre responsabilité de faire entendre la voix des révolutionnaires dans ce mouvement afin de saluer la capacité du prolétariat en France à relever la tête. Nous avons pu diffuser, massivement et sans aucune difficulté, quatre tracts à chaque étape de cette mobilisation dans la rue.
C’est en suivant la dynamique du mouvement que nous avons décidé d’adapter nos tracts en fonction de l’évolution hebdomadaire des manifestations afin de pouvoir répondre aux besoins de la lutte, aux questionnements apparus dans la classe ouvrière et afin de dénoncer les manœuvres de la bourgeoisie et contrer celles des syndicats. Le premier tract diffusé dès le premier décembre, était intitulé : “Unifions nos luttes contre les attaques de nos exploiteurs !” Le 15 décembre, l’accent était mis sur la “Solidarité dans la lutte de tous les travailleurs et toutes les générations !” Puis le 13 janvier 2020 nous titrions : “Contre les attaques du gouvernement, lutte massive et unie de tous les exploités !” Enfin, le dernier tract en date du 4 février, intitulé : “Face aux attaques du gouvernement, il faut prendre nous-mêmes nos luttes en main !”, donnait une orientation politique pour la prise en charge des luttes futures : “La “guerre de classe” est faite d’avancées et de reculs, de moments de mobilisation et de pause pour pouvoir repartir de nouveau encore plus forts. Ce n’est jamais un combat en “ligne droite” où on gagne immédiatement du premier coup. Toute l’histoire du mouvement ouvrier a démontré que la lutte de la classe exploitée contre la bourgeoisie ne peut aboutir à la victoire qu’à la suite de toute une série de défaites.
Le seul moyen de renforcer la lutte, c’est de profiter des périodes de repli en bon ordre pour réfléchir et discuter ensemble, en se regroupant partout, sur nos lieux de travail, dans nos quartiers et tous les lieux publics.
Les travailleurs les plus combatifs et déterminés, qu’ils soient actifs ou chômeurs, retraités ou étudiants, doivent essayer de former des “comités de lutte” interprofessionnels ouverts à toutes les générations pour préparer les luttes futures. Il faudra tirer les leçons de ce mouvement, comprendre quelles ont été ses difficultés pour pouvoir les surmonter dans les prochains combats”.
Que ce soit à Paris, Marseille, Lyon, Nantes, Tours ou Lille, nos tracts et notre presse ont été extrêmement bien accueillis dans ces manifestations qui ont rassemblé à chaque fois plusieurs centaines de milliers de personnes. À Toulouse, un manifestant est même venu nous aider à diffuser nos tracts dans les cortèges. Cette sympathie envers les mots d’ordre que nous avions mis en avant révèlent non seulement qu’ils correspondaient aux besoins de la lutte mais également à la recherche de l’unité et de la solidarité entre tous les secteurs, entreprises et toutes générations confondues. Est réapparu ce point de vue typiquement prolétarien selon lequel nous luttons non seulement pour nous-mêmes mais surtout pour les générations futures.
Lors de nos diffusions, nous avons pu avoir de nombreuses discussions, avec des manifestants attirés par le titre de notre journal Révolution Internationale. Plusieurs d’entre eux, que ce soit à Paris ou en province, sont venus nous demander : “Qui êtes-vous ? Et que proposez-vous ?” Dans toutes les discussions, nous avons pu constater une volonté de chercher une perspective de classe face à l’impasse du capitalisme. De nombreux travailleurs en lutte ont exprimé leur accord avec les titres de nos tracts. Aucun ne fut jeté sur la voie publique. Après les avoir survolés, certains manifestants nous ont dit le mettre dans leur poche pour le lire plus tard, ce qui montrait une volonté de réflexion que nous n’avions pas vu dans la décennie passée où la tendance générale était plutôt à la résignation.
Nous avons pu diffuser plusieurs dizaines de milliers de tracts dont près de 10 000 à Paris avec des discussions, y compris parmi les badauds et les travailleurs en colère qui manifestaient sur les trottoirs, ne voulant pas se ranger derrière les banderoles et la sono des syndicats.
À la lecture du titre de notre journal, certains manifestants nous ont fait cette remarque : “Vous avez raison, c’est une révolution qu’il nous faut”, “le capitalisme va continuer à nous attaquer”. Ou encore : “Ce qu’il faut faire, c’est une grève générale. Il nous faut un nouveau Mai 68 !” Partout était présent le sentiment que seule une lutte massive de tous les travailleurs peut permettre de construire un rapport de force contre les attaques du capital. Ces remarques ont révélé également un début de prise de conscience de l’impasse du capitalisme, incapable désormais d’améliorer les conditions de vie des exploités. C’était donc clairement une perte d’illusion au sein de la classe ouvrière sur les possibilités d’une “sortie du tunnel” (encore confirmée par les conséquences économiques de la pandémie du Covid-19).
Bien évidemment, ce sont les syndicats qui ont pris les devants et ont organisé cette mobilisation contre la réforme des retraites en appelant parfois jusqu’à trois manifestations par semaine, dans le seul objectif d’épuiser la combativité des travailleurs et leur infliger une défaite cuisante. Malgré la détermination des manifestants à “aller jusqu’au bout”, jusqu’au retrait de la réforme, (avec le slogan “On ne lâchera rien !”), malgré la méfiance d’une petite minorité envers les syndicats (et la colère contre la CFDT), la classe ouvrière n’a pas été en mesure, cependant, ni d’étendre le mouvement, ni de prendre sa lutte en main. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en avant que le principal levier pour élargir le mouvement ne pouvait être que l’organisation d’assemblées générales massives et vivantes, ouvertes à tous afin que la classe ouvrière ne se laisse pas confisquer sa lutte par les spécialistes de la négociation que sont les syndicats.
Si, dans tous les cortèges la question posée par tous était “Comment obliger Macron à retirer sa réforme des retraites ?”, “Comment peut-on gagner ?”, les difficultés de la lutte étaient également sensibles, notamment avec l’illusion que la solidarité envers les grévistes (et notamment les cheminots) pouvait prendre la forme de collectes dans les caisses de solidarité. Alors que, comme nous l’avions affirmé dans nos tracts, la vraie solidarité (en particulier avec les cheminots en grève) ne pouvait être que la solidarité active, dans et par la lutte, consistant à élargir le mouvement dès le début en envoyant des délégations massives aux entreprises les plus proches géographiquement afin d’entraîner les autres travailleurs dans le combat.
Bien évidemment, une grande majorité de manifestants avaient pleinement conscience que la “grève par procuration” ne pouvait pas permettre de développer un mouvement massif capable de faire reculer le gouvernement. Tous avaient conscience des difficultés à mobiliser les travailleurs précaires et les ouvriers du secteur privé. Mais la combativité et la détermination de ceux qui ont continué à participer aux manifestations, semaine après semaine, avaient essentiellement pour objectif d’affirmer que la lutte de classe avait ressurgi et que le prolétariat était là de nouveau sur le devant de la scène sociale. Partout, nous avons pu constater un début de prise de conscience générale que seules la solidarité et la recherche de l’unité étaient un moyen de faire comprendre à la bourgeoisie que la classe exploitée a les mêmes intérêts à défendre et qu’elle n’était plus disposée à se laisser paralyser, ni à encaisser les attaques du capital et la plongée dans la misère sans réagir. En cela, nous avons pu déceler les germes pouvant permettre de recouvrer une identité de classe.
Avec le reflux du mouvement après la reprise du travail chez les cheminots, cette combativité ne s’était nullement épuisée, malgré le caractère moins massif des manifestations.
Malgré l’encadrement syndical, de petits groupes de manifestants scandaient parfois : “Grèves sauvages, manifs sauvages !” Ces slogans, bien que très sporadiques et localisés, ont révélé un début de contestation de l’encadrement syndical au sein de petites minorités.
Du fait des limites de ce mouvement, nous avons mis en avant que le principal gain de la lutte, c’est la lutte elle-même ; c’est la capacité du prolétariat en France à faire de nouveau l’expérience de la lutte et à se battre sur son propre terrain de classe. Nous avons mis également en évidence que la classe ouvrière a perdu une bataille (et elle en perdra d’autres) mais n’a pas perdu la guerre. Afin d’éviter la démoralisation de la défaite, nous avons exhorté les travailleurs les plus combatifs à se regrouper dans des “comités de lutte” pour pouvoir tirer les leçons de cette mobilisation et préparer les luttes futures.
Ce n’est pas seulement une reprise de la combativité ouvrière que nous avons pu voir dans ce mouvement, mais également un début de prise de conscience que le capitalisme n’a aucun avenir à offrir aux exploités, qu’ils soient retraités, actifs, précaires ou au chômage et qu’il n’y a qu’une seule solution : le renversement à terme de ce système moribond.
L’accueil souvent très chaleureux que nous avons reçu dans ce mouvement montre que la presse des révolutionnaires ne suscite plus aujourd’hui la méfiance comme c’était le cas dans les décennies passées. Au contraire, l’intérêt porté à nos tracts a révélé que la situation a mûri avec l’aggravation de la crise économique et des attaques contre toute la classe ouvrière.
Ce mouvement a démontré que la voix des révolutionnaires et leur intervention est indispensable, pour donner une orientation politique générale pour les combats futurs de la classe ouvrière en mettant en avant la perspective historique de la révolution prolétarienne à l’échelle mondiale. Quelques manifestants ont exprimé le besoin de continuer à discuter avec nous afin de poursuivre et approfondir leur réflexion. Nous les avons donc invités à venir participer à nos réunions publiques.
En intervenant activement dans les manifestations, malgré ses faibles forces, le CCI a pleinement rempli ses responsabilités politiques au sein de la classe ouvrière. Le fruit de cette intervention se manifestera (et s’est déjà manifesté, même si c’est encore de façon à peine perceptible) par l’émergence de petites minorités d’éléments à la recherche des positions de classe et d’une perspective révolutionnaire.
RI, mai 2020
1 ) Voir nos articles dans Révolution Internationale n° 480 à 482 et disponibles sur le site internet du CCI.
Nous publions ci-dessous le courrier d’un lecteur qui évoque avec lucidité les dangers des campagnes idéologiques générées par différents acteurs de la société bourgeoise au sujet des récentes émeutes aux Etats-Unis. Les quelques lignes que nous publions soulignent justement que ces campagnes constituent un véritable poison contre la conscience de classe du prolétariat.
L’intérêt de ce bref courrier est donc de mettre en évidence le piège que ces campagnes insidieuses peuvent constituer lorsqu’elles proposent, par exemple, des “voies faussement opposées et stériles qui ne remettent pas du tout en cause le système existant”. Elles s’avèrent être ainsi des impasses très dangereuses. Autre intérêt encore, ce courrier, en dénonçant fortement les propagandistes bourgeois, appelle explicitement à la nécessaire vigilance politique pour défendre une idée que nous jugeons centrale : “les membres de la classe ouvrière n’ont aucun intérêt à s’allier avec des éléments de la classe dominante, quelle que soit leur couleur de peau”. Nous soutenons cet esprit de combat et intransigeance rigoureuse que nous partageons pleinement et qui met aussi très justement en perspective le besoin fondamental et vital d’une “union internationale de la classe ouvrière contre la réaction”.
Il n’est pas rare de voir des entreprises soutenir les récents mouvements aux Etats-Unis : le compte Twitter de la plateforme de streaming Netflix s’est fendu d’un message disant : “Rester silencieux est devenir complice”, tandis que l’entreprise d’équipements sportifs Nike a publié une vidéo accompagnée d’une musique larmoyante nous invitant à “participer au changement”.
Dans les médias, la dichotomie entre les “émeutiers” et les “manifestants pacifistes” est largement présente. Les émeutes où sont démolis les biens de prolétaires tels que leurs voitures font part d’une complaisance de la part de certaines organisations de l’extrême gauche du capital. De l’autre côté, la technique préconisée par les organisations de droits civiques est de faire appel au processus démocratique/réformiste. En réalité, ce sont deux voies faussement opposées et stériles qui ne remettent pas du tout en cause le système existant.
La police étant l’un des organes de défense de la classe dominante, il n’est pas illogique de voir les préjugés les plus réactionnaires s’y développer parmi ses rangs. Contrairement à ce que certains groupes comme la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) laisse croire, ce n’est pas une réforme miracle de la police qui stoppera le racisme.
Le racisme prends ses racines dans la division de la société en classes présente dans le capitalisme. Tous les partis et organisations politiques bourgeoises ont pour objectif de défendre les intérêts du capital national. Il n’y a donc rien d’exceptionnel dans le fait que, par exemple, le nombre d’expulsions d’immigrés était supérieur sous le mandat d’Obama que celui de Trump, bien que le Parti Démocrate essaie de se faire passer pour le parti progressiste. En fait, le soutien hypocrite de certaines entreprises citées plus haut pour le “changement sociétal” n’est qu’un nouvel enfumage qui présente l’ensemble de la population d’un pays comme étant composé de simples citoyens isolés, qui devraient se rattacher à la défense de l’État.
Il est vrai que de nombreuses personnes noires subissent des violences de la part de la police (et cela n’est pas un phénomène exclusif aux Etats-Unis). Néanmoins, les membres de la classe ouvrière n’ont aucun intérêt à s’allier avec des éléments de la classe dominante, quelle que soit leur couleur de peau. Au contraire, cela ne fera que renforcer la domination de la classe bourgeoise et sous-estime le rôle progressiste de l’union internationale de la classe ouvrière contre la réaction.
B. J
Il y a quarante ans, durant l’été 1980, la classe ouvrière en Pologne mettait le monde en haleine. Un gigantesque mouvement de grève s’étendait dans le pays : plusieurs centaines de milliers d’ouvriers se mettaient en grève sauvage dans différentes villes, faisant trembler la classe dominante en Pologne comme dans d’autres pays. La grève de masse en Pologne fut l’un des combats les plus importants mené par le prolétariat mondial à la fin du XXe siècle. De la même façon que c’est bien la révolution russe d’Octobre 1917 qui a obligé la bourgeoisie des deux camps belligérants à signer l’Armistice du 11 novembre 1918 et à mettre fin à la première boucherie mondiale, la grève de masse des ouvriers de Pologne a permis de lever la chape de plomb d’un des régimes les plus barbares et sanguinaires que l’humanité ait connu au siècle dernier : le stalinisme. Ces deux événements, qui ont marqué le début et la fin du XXe siècle, montrent que la classe ouvrière est bien la seule force de la société qui puisse changer le monde. À l’occasion de ce quarantième anniversaire nous faisons paraître dans ce journal un article publié en septembre 2000 dans Welt Revolution (organe de presse du CCI en Allemagne) rappelant le formidable combat mené par les ouvriers de Pologne en août 1980.
Suite à l’annonce de l’augmentation des prix de la viande, les ouvriers réagissent dans de nombreuses usines par des grèves spontanées. Le premier juillet, les ouvriers de Tczew près de Gdansk et à Ursus dans la banlieue de Varsovie se mettent en grève. A Ursus, des assemblées générales se tiennent, un comité de grève est élu et des revendications communes sont mises en avant. Durant les jours suivants, les grèves continuent à s’étendre : Varsovie, Lodz, Gdansk, etc. Le gouvernement tente d’empêcher une plus grande extension du mouvement en faisant de rapides concessions telles que des augmentations de salaires. Mi-juillet, les ouvriers de Lublin, un important carrefour ferroviaire, se mettent en grève. Lublin était située sur la ligne de train qui relie la Russie à l’Allemagne de l’Est. En 1980, c’était une ligne vitale pour le ravitaillement des troupes russes en Allemagne de l’Est. Les revendications des ouvriers sont les suivantes : pas de répression contre les ouvriers en grève, retrait de la police hors des usines, augmentation des salaires et élections libres de syndicats.
Les ouvriers avaient tiré les leçons des luttes de 1970 et de 1976. (1) Ils voyaient clairement que l’appareil syndical officiel était du côté de l’État stalinien et du côté du gouvernement chaque fois qu’ils avançaient des revendications. C’est pourquoi ils prennent directement l’initiative dans les grèves de masse de 1980. N’attendant aucune instruction venant d’en haut, ils marchaient ensemble, tenaient des assemblées afin de décider eux-mêmes du lieu et du moment de leurs luttes. C’est ce qu’on a vu le plus clairement à Gdansk, Gdynia et Sopot, c’est-à-dire la ceinture industrielle de la mer Baltique. Les seuls chantiers navals Lénine de Gdansk comptaient 20 000 ouvriers.
Des revendications communes étaient mises en avant dans des assemblées de masse. Un comité de grève fut formé. Au début, les revendications économiques étaient au premier plan. Les ouvriers étaient déterminés. Ils ne voulaient pas une répétition de l’écrasement sanglant de la lutte comme en 1970 et 1976. Dans un centre industriel tel que celui de Gdansk-Gdynia-Sopot, il était évident que tous les ouvriers devaient s’unir pour faire en sorte que le rapport de force soit en leur faveur. Un comité de grève inter-usines (MKS) fut constitué ; il était formé de 400 membres, de deux délégués par entreprise. Durant la seconde moitié d’août, quelque 800 à 1000 délégués se réunissaient. En formant un comité de grève inter-usines, l’habituelle dispersion des forces était dépassée. À présent, les ouvriers pouvaient faire face au capital de façon unie. Chaque jour des assemblées générales se tenaient aux chantiers navals Lénine. Des haut-parleurs avaient été installés pour permettre à tous de suivre les discussions des comités de grève et les négociations avec les représentants du gouvernement. Peu après, des micros furent installés en-dehors de la salle de réunion du MKS, afin que les ouvriers présents dans les assemblées générales puissent intervenir directement dans les discussions du MKS. Le soir, les délégués (la plupart pourvus de cassettes avec l’enregistrement des débats) rentraient sur leur lieu de travail et présentaient les discussions et la situation dans “leurs” assemblées générales d’usine, rendant leur mandat devant celles-ci.
Tels étaient les moyens grâce auxquels le plus grand nombre d’ouvriers ont pu participer à la lutte. Les délégués devaient rendre leur mandat, étaient révocables à tout moment, et les assemblées générales étaient toujours souveraines. Toutes ces pratiques étaient en opposition totale avec la pratique syndicale.
Pendant ce temps, après que les ouvriers de Gdansk-Gdynia-Sopot se soient unis, le mouvement s’étendit à d’autres villes. Pour saboter la communication entre les ouvriers, le gouvernement coupa les lignes téléphoniques le 16 août. Immédiatement, les ouvriers menacèrent d’étendre encore plus leur mouvement si le gouvernement ne les rétablissait pas sur le champ. Ce dernier fit marche arrière.
L’assemblée générale décida la mise sur pied d’une milice ouvrière. Alors que la consommation d’alcool était largement répandue, il fut décidé collectivement de la prohiber. Les ouvriers savaient qu’il leur fallait avoir la tête claire dans leur confrontation contre le gouvernement.
Une délégation gouvernementale rencontra les ouvriers afin de négocier. Cela se fit devant une assemblée générale entière et non pas derrière des portes closes. Les ouvriers exigèrent une nouvelle composition de la délégation gouvernementale parce que celle-ci était constituée de représentants d’un rang trop bas. Le gouvernement fit encore marche arrière.
Lorsque le gouvernement menaça de réprimer à Gdansk, les cheminots de Lublin déclarèrent : “Si les ouvriers de Gdansk sont physiquement attaqués et si un seul d’entre eux est touché, nous paralyserons la ligne de chemin de fer stratégiquement la plus importante entre la Russie et l’Allemagne de l’Est”. Le gouvernement saisit ce qui était en jeu : son économie de guerre entière. Ses troupes auraient été frappées à l’endroit le plus fragile et, du temps de la Guerre froide, cela lui aurait été fatal.
Dans presque toutes les principales villes, les ouvriers étaient mobilisés. Plus d’un demi-million d’entre eux comprenaient qu’ils constituaient la seule force décisive dans le pays capable de s’opposer au gouvernement. Ils sentaient ce qui leur donnait cette force :
– l’extension rapide du mouvement au lieu de son épuisement dans des affrontements violents comme en 1970 et 1976 ;
– leur auto-organisation, c’est-à-dire leur capacité à prendre l’initiative eux-mêmes au lieu de compter sur les syndicats ;
– la tenue d’assemblées générales dans lesquelles ils peuvent unir leurs forces, exercer un contrôle sur le mouvement, permettre la plus grande participation de masse possible et négocier avec le gouvernement devant tous.
En bref, l’extension du mouvement fut la meilleure arme de la solidarité ; les ouvriers ne se sont pas contentés de faire des déclarations, ils ont pris eux-mêmes l’initiative des luttes. C’est ce qui a rendu possible le développement d’un rapport de forces différent. Tant que les ouvriers luttaient de façon aussi massive et unie, le gouvernement ne pouvait mener aucune répression. Pendant les grèves de l’été, lorsque les ouvriers affrontaient le gouvernement de façon unie, pas un seul d’entre eux ne fut tué ou frappé. La bourgeoisie polonaise avait compris qu’elle ne pouvait pas se permettre une telle erreur mais qu’elle devrait affaiblir la classe ouvrière de l’intérieur.
En outre, les ouvriers de Gdansk, auxquels le gouvernement avait accordé des concessions, exigeaient que celles-ci soient également garanties aux ouvriers du reste du pays. Ils voulaient s’opposer à toute division et manifestaient ainsi leur solidarité aux autres ouvriers.
La classe ouvrière devenait le point de référence pour toute la population. Aux côtés d’autres ouvriers qui se rendaient à Gdansk afin d’établir un contact direct avec les ouvriers en grève, des paysans et des étudiants venaient aux portes de l’usine recevoir les bulletins de grève et diverses informations. La classe ouvrière était devenue le pôle de référence pour toute la population et a montré qu’elle constituait une menace pour la classe dominante.
Le danger que constituaient les luttes en Pologne pouvait être appréhendé à travers les réactions des pays voisins. Les frontières entre la Pologne et l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie et l’Union soviétique furent immédiatement fermées. Alors qu’auparavant les ouvriers polonais se rendaient fréquemment en Allemagne de l’Est, surtout à Berlin, pour faire des achats parce qu’il y avait encore moins de marchandises dans les magasins polonais qu’en Allemagne de l’Est, la bourgeoisie cherchait à isoler la classe ouvrière. Un contact direct entre les ouvriers des différents pays devait être évité à tout prix. Et la bourgeoisie avait de bonnes raisons de prendre une telle mesure ! Parce que dans la région charbonnière voisine d’Ostrava en Tchécoslovaquie, les mineurs, suivant l’exemple polonais, s’étaient également mis en grève. Dans les régions minières roumaines, en Russie à Togliattigrad, les ouvriers suivaient le même chemin que leurs frères de classe en Pologne. Même si, dans les pays d’Europe de l’Ouest, il n’y avait pas eu de grèves en solidarité directe avec les luttes des ouvriers polonais, les ouvriers de nombreux pays reprenaient les mots d’ordre de leurs frères de classe de Pologne. À Turin, on entendit en septembre 1980 les ouvriers scander : “Gdansk nous montre le chemin”.
À cause de sa perspective et de ses méthodes de luttes, la grève de masse en Pologne avait un énorme impact sur les ouvriers des autres pays. À travers celle-ci, la classe ouvrière a montré, comme elle l’avait fait en 1953 en Allemagne de l’Est, en 1956 en Pologne et en Hongrie, en 1970 et en 1976 en Pologne à nouveau, que, dans les prétendus pays “socialistes”, l’exploitation capitaliste existe comme à l’Ouest et que leurs gouvernements sont des ennemis de la classe ouvrière. Malgré l’isolement imposé aux frontières polonaises, malgré le rideau de fer, la classe ouvrière de Pologne, tant qu’elle restait mobilisée, représentait un pôle de référence à l’échelle mondiale. Précisément à l’époque de la Guerre froide, pendant la guerre en Afghanistan, les combats des ouvriers de Pologne contenaient un important message : ils s’opposaient à la course aux armements et à l’économie de guerre par la lutte de classe. La question de l’unification des ouvriers entre l’Est et l’Ouest, même si elle n’était pas encore concrètement posée, resurgissait en tant que perspective.
Le mouvement a pu développer une telle force parce qu’il s’est étendu rapidement et parce que les ouvriers eux-mêmes ont pris l’initiative. L’extension au-delà du cadre de l’usine, les assemblées générales, la révocabilité des délégués, toutes ces mesures contribuèrent à leur force. Alors qu’au début il n’y avait pas d’influence syndicale, les membres des “syndicats libres” (2) s’appliquèrent à entraver la lutte.
Tandis qu’initialement les négociations étaient menées de façon ouverte, il fut prétendu, au bout d’un certain temps, que des “experts” étaient nécessaires afin de mettre au point les détails des négociations avec le gouvernement. De façon croissante, les ouvriers ne pouvaient plus suivre les négociations, encore moins y participer, les haut-parleurs qui transmettaient celles-ci ne fonctionnaient plus à cause de problèmes “techniques”. Lech Walesa, membre des “syndicats libres”, fut couronné leader du mouvement grâce à la mesure de renvoi dont l’avait frappé la direction des chantiers navals de Gdansk. Le nouvel ennemi de la classe ouvrière, le “syndicat libre”, avait travaillé à infiltrer le mouvement et commença son travail de sabotage. Ainsi, il s’attacha à distordre complètement les revendications ouvrières. Alors qu’initialement les revendications économiques et politiques se trouvaient en tête de liste, le “syndicat libre” et Walesa poussaient à présent à la reconnaissance de syndicats “indépendants”, mettant seulement au second plan les revendications économiques et politiques. Ils suivaient la vieille tactique “démocratique” : défense des syndicats au lieu des intérêts ouvriers.
La signature des accords de Gdansk le 31 août marque l’épuisement du mouvement (même si des grèves se poursuivent pendant quelques jours en d’autres endroits). Le premier point de ces accords autorise la création d’un syndicat “indépendant et autogéré” qui prendra le nom de Solidarnosc. Les quinze membres du présidium du MKS (comité de grève inter-entreprises) constituèrent la direction du nouveau syndicat.
Parce que les ouvriers avaient été clairs sur le fait que les syndicats officiels marchaient avec l’État, la plupart d’entre eux pensaient maintenant que le syndicat Solidarnosc nouvellement fondé, fort de dix millions d’ouvriers, n’était pas corrompu et défendrait leurs intérêts. Ils n’étaient pas passés par l’expérience des ouvriers à l’Ouest qui se sont confrontés pendant des décennies aux syndicats “libres”.
Alors que Walesa avait déjà promis en ce temps-là : “Nous voulons créer un second Japon et établir la prospérité pour tous” et que beaucoup d’ouvriers, à cause de leur inexpérience de la réalité du capitalisme à l’Ouest, pouvaient avoir d’aussi grandes illusions, Solidarnosc et Walesa à sa tête assumèrent le rôle de pompier du capitalisme pour éteindre la combativité ouvrière. Ces illusions au sein de la classe ouvrière en Pologne n’étaient rien d’autre que le poids et l’impact de l’idéologie démocratique sur cette partie du prolétariat mondial. Le poison démocratique déjà très puissant dans les pays occidentaux ne pouvait avoir qu’une force encore plus grande en Pologne après cinquante ans de stalinisme. C’est ce que la bourgeoisie polonaise et mondiale avait très bien compris. Ce sont ces illusions démocratiques qui furent le terreau sur lequel la bourgeoisie et son syndicat Solidarnosc ont pu mener sa politique anti-ouvrière et déchaîner la répression.
À l’automne 1980, alors que les ouvriers repartent en grève à nouveau pour protester contre les accords de Gdansk, après avoir constaté que même avec un syndicat “libre” à leurs côtés, leur situation matérielle avait empiré, Solidarnosc commence déjà à montrer son vrai visage. Juste après la fin des grèves de masse, Walesa va ici et là dans un hélicoptère de l’armée pour appeler les ouvriers à cesser leurs grèves de toute urgence. “Nous n’avons plus besoin d’autres grèves car elles poussent notre pays vers l’abîme, il faut se calmer”.
Depuis le début, Solidarnosc a commencé à saboter le mouvement. Chaque fois que possible, il s’empare de l’initiative des ouvriers, les empêchant de lancer de nouvelles grèves.
En décembre 1981, la bourgeoisie polonaise peut enfin déclencher la répression contre les ouvriers. Solidarnosc a fait de son mieux pour désarmer les ouvriers politiquement en préparant leur défaite. Alors que pendant l’été 1980, aucun ouvrier n’avait été frappé ou tué grâce à l’auto-organisation et à l’extension des luttes, et parce qu’il n’y avait pas de syndicats pour encadrer les ouvriers, en décembre 1981, plus de 1 200 ouvriers sont assassinés, des dizaines de milliers mis en prison ou conduits vers l’exil. Cette répression militaire est en outre organisée suivant une intense coordination entre la classe dominante de l’Est et de l’Ouest.
Après les grèves de 1980, la bourgeoisie occidentale a offert à Solidarnosc toutes sortes d’assistance, afin de le renforcer contre les ouvriers. Une campagne comme celle des “colis de médicaments pour la Pologne” était lancée et des crédits à bon marché dans le cadre du FMI sont mis sur pied afin d’éviter qu’il ne vienne à l’idée des ouvriers de l’Ouest de suivre l’exemple polonais, de prendre eux-mêmes leurs luttes en mains. Avant le déclenchement de la répression du 13 décembre 1981, les plans étaient directement coordonnés entre les chefs des gouvernements. Le 13 décembre, le jour même de la répression, le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt et le leader de la RDA, le stalinien par excellence, Erich Honecker, se rencontrent près de Berlin prétendant ne “rien savoir des événements”. Mais en réalité, non seulement ils avaient donné leur aval à la répression mais la bourgeoisie polonaise avait pu bénéficier de l’expérience de ses consœurs occidentales en matière d’affrontement à la classe ouvrière.
Un an plus tard, en décembre 1981, Solidarnosc a montré quelle terrible défaite il a pu imposer aux ouvriers. Après la fin des grèves de 1980, avant même que l’hiver ne commence, Solidarnosc avait déjà prouvé quel fort pilier de l’État il était devenu. Et si, depuis, l’ex-leader de Solidarnosc Lech Walesa a été élu à la tête du gouvernement polonais, c’est justement parce qu’il avait déjà montré qu’il était un excellent défenseur des intérêts de l’État polonais dans ses fonctions de chef syndical.
Même si vingt ans se sont écoulés depuis, et bien que beaucoup d’ouvriers qui ont pris part au mouvement de grève à l’époque sont devenus chômeurs ou ont été forcés à l’émigration, leur expérience est d’une inestimable valeur pour toute la classe ouvrière. Comme le CCI l’a déjà écrit en 1980, “Sur tous ces points, les luttes en Pologne représentent un grand pas en avant dans la lutte du prolétariat à l’échelle mondiale, c’est pourquoi ces luttes sont les plus importantes depuis un demi-siècle”. (3) Elles furent le plus haut point d’une vague internationale de luttes. Comme nous l’affirmions dans notre rapport sur la lutte de classe en 1999 à notre 13e congrès : “Les événements historiques à ce niveau ont des conséquences à long terme. La grève de masse en Pologne a fourni la preuve définitive que la lutte de classe est la seule force qui peut contraindre la bourgeoisie à mettre de côté ses rivalités impérialistes. En particulier, elle a montré que le bloc russe (historiquement condamné par sa position de faiblesse à être “l’agresseur” dans toute guerre) était incapable de répondre à sa crise économique grandissante par une politique d’expansion militaire. De façon claire, les ouvriers des pays du bloc de l’Est (et de la Russie elle-même) ne pouvaient pas totalement servir de chair à canon dans une quelconque guerre future à la gloire du “socialisme”. Ainsi, la grève de masse en Pologne fut un puissant facteur dans l’implosion qui advint du bloc impérialiste russe”.
D’après Welt Revolution n° 101, organe du CCI en Allemagne
1 ) Durant l’hiver 1970-71, les ouvriers des chantiers navals de la Baltique étaient entrés en grève contre des hausses de prix des denrées de première nécessité. Dans un premier temps, le régime stalinien avait réagi par une répression féroce des manifestations faisant plusieurs centaines de morts, notamment à Gdansk. Les grèves n’avaient pas cessé pour autant. Finalement, le chef du parti, Gomulka, avait été limogé et remplacé par un personnage plus “sympathique”, Gierek. Ce dernier avait dû discuter pendant 8 heures avec les ouvriers des chantiers navals de Szczecin avant de les convaincre de reprendre le travail. Évidemment, il avait rapidement trahi les promesses qu’il leur avait faites à ce moment-là. Ainsi, en 1976, de nouvelles attaques économiques brutales avaient provoqué des grèves dans plusieurs villes, notamment à Radom et Ursus. La répression avait fait plusieurs dizaines de morts.
2 ) Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un syndicat mais d’un petit groupe d’ouvriers qui, en lien avec le KOR (comité de défense des ouvriers) constitué par des intellectuels de l’opposition démocratique après les répression de 1976, militaient pour la légalisation d’un syndicalisme indépendant.
3 ) “Résolution sur la lutte de classe, 4e congrès du CCI”, Revue Internationale n° 26 (1980).
En écho à l’article publié ci-contre, voici un tract que le CCI avait diffusé au moment de la grève de masse en Pologne en 1980. Nous insistions alors sur la dimension internationale et unitaire que représentait le combat des ouvriers polonais. Leur lutte était en réalité la lutte de tout le prolétariat mondial.
En Pologne, comme en Occident, comme dans tous les pays, les ouvriers sont exploités. Comme tous les exploités, ils subissent dans leur chair la crise économique du capitalisme mondial. Comme tous les exploités, ils se battent. La force des ouvriers en Pologne, l’exemple de leurs luttes, est un formidable encouragement pour tous les travailleurs. Les exploiteurs le savent et le craignent. C’est pour cela qu’ils présentent la Pologne comme un “cas particulier”. Pour les défenseurs du capitalisme à l’occidentale, les ouvriers se seraient battus “pour une démocratie à l’occidentale”. Pour les défenseurs du capitalisme d’État à la russe, la lutte aurait pour but une “amélioration” du soi-disant “socialisme”. Pour tous, “en Pologne, c’est différent, ici, ce n’est pas pareil”. La vérité, c’est que : les ouvriers en Pologne se battent pour les mêmes intérêts que les ouvriers de tous les autres pays ; leur ennemi est le même que celui des prolétaires du monde entier : le capitalisme.
Les ouvriers polonais mènent une lutte de masse contre la bourgeoisie étatique. Cette bourgeoisie n’est pas moins capitaliste que celle des autres pays parce qu’elle a l’étiquette “membre du Parti communiste” au lieu de l’étiquette “privé”, parce que là-bas les ouvriers font la queue devant les boucheries et ici devant les bureaux de chômage. Les ouvriers qui se battent en Pologne font partie de la même classe ouvrière internationale qui s’est battue en France en 68, en Italie en 69, en Pologne en 70 et en 76, aux USA dans les mines en 78, à Longwy et Denain en France en 79, dans la sidérurgie anglaise en 80, dans la métallurgie brésilienne en 79 et 80, et dans tant d’autres pays ! C’est contre une même crise du capitalisme qui touche tous les pays que cette classe ouvrière engage le combat. Et cette crise, parce qu’elle n’a pas d’issue, condamnera la société à une 3e guerre mondiale si les bourgeois ont les mains libres. Pendant tout le temps qu’a duré la lutte, les ouvriers de Pologne ont fait la démonstration que l’acceptation passive de l’exploitation, l’impuissance face à la répression, le sentiment de désespoir face à une vie d’abrutissement, la peur du lendemain, la hantise de la guerre, ne sont pas des fatalités.
La classe ouvrière, quand elle lutte, quand elle est unie, quand elle agit de façon massive sur son terrain, est une force immense qui peut faire reculer le capitalisme.
Tant que les ouvriers ont imposé un rapport de forces en leur faveur, ni la bourgeoisie polonaise, ni la bourgeoisie russe, n’ont osé déchaîner la répression. Quel que soit le développement de la situation, les ouvriers de Pologne ont fait un pas immense pour rendre à leurs camarades du monde entier la fierté d’appartenir à une classe qui produit l’essentiel des richesses de la société, qui demain pourra édifier un nouveau monde libéré de l’oppression et de l’exploitation.
Pourquoi cette force de la classe ouvrière en Pologne ? Parce que les ouvriers se sont donnés deux armes essentielles : la généralisation de la lutte et l’auto-organisation.
En Pologne, les ouvriers ont su dépasser l’éparpillement du début de la lutte. Ils sont devenus une menace réelle pour l’État quand ils ont unifié et centralisé leur combat, quand ils ont étendu jour après jour ce combat vers de nouvelles usines, vers de nouvelles villes, par delà les catégories, les secteurs, l’éloignement géographique, contre les multiples tentatives de la bourgeoisie de les isoler les uns des autres, de négocier usine par usine. Et c’est lorsque le mouvement a commencé à s’étendre à l’ensemble du pays, notamment aux mines de Silésie, où l’État a cédé sur les principales revendications. En Pologne, les ouvriers ont montré à leurs frères de classe qu’aujourd’hui, seule une solidarité sans failles peut faire reculer la bourgeoisie. Et cette solidarité, c’est avant tout, l’extension, la généralisation, l’unité de la lutte. Pourquoi la lutte a-t-elle acquis ce dynamisme dans l’extension, cette extension qui fait défaut a tant de luttes ouvrières ? Parce que les ouvriers ont pris leur lutte dans leurs propres mains, qu’ils en ont fait leur affaire, et non celle de spécialistes de la revendication et de la négociation. Parce qu’ils n’ont pas confié à des bureaucrates le soin de les “représenter”, de “défendre leurs intérêts”, mais se sont dotés d’une organisation formée par eux dans et pour la lutte, avec des délégués élus, contrôlés et révocables à tout moment par les assemblées générales. Parce qu’ils n’ont pas laissé ces délégués négocier dans leur dos avec les exploiteurs, mais se sont organisés pour diffuser à l’extérieur, suivre et contrôler ces négociations. “Nous n’avons confiance qu’en nous-mêmes !” tel était l’état d’esprit des ouvriers au plus fort de la lutte, C’est à ce moment qu’ils ont montré que, spontanément et en quelques jours, ils étaient capables d’initiative et d’organisation, avec une efficacité que seules possèdent les classes porteuses d’un avenir historique. La force du mouvement, son extension et son auto-organisation ; cet exemple donné aux ouvriers des autres pays est la vraie victoire de la classe ouvrière mondiale en Pologne. Que les ouvriers aient agité des drapeaux polonais et chanté l’hymne national, n’est pas une victoire, mais une faiblesse de leur lutte. Le drapeau national est celui des exploiteurs et des généraux, le torchon pour lequel on se massacre dans les guerres impérialistes. Seuls les possédants ont une patrie, les prolétaires n’ont pas de patrie. Que l’Église ait la “liberté d’expression” n’est pas une victoire pour les ouvriers ; elle n’en use que pour réclamer la fin de la grève, l’ordre, la résignation. Que l’État promette d’octroyer des “droits démocratiques” n’est pas non plus une victoire pour les ouvriers. À l’Ouest où ces prétendus “droits” existent, la misère et l’exploitation ont-elles disparu pour autant ? Non. Des “syndicats indépendants” ? À l’Ouest, les ouvriers les connaissent. Nos intérêts ne sont pas servis par ces organes bureaucratiques ; au contraire, chaque fois que la lutte se durcit, ce qui se développe, c’est une tendance au débordement des syndicats, la nécessité de s’organiser indépendamment de toute institution officielle qui prétend “représenter” les ouvriers. Si la bourgeoisie de l’Est laisse aboutir les tentatives actuelles d’institutionnaliser les comités ouvriers surgis dans la grève en Pologne en de nouveaux syndicats, c’est en le vidant de leur contenu ouvrier. Aujourd’hui, on transforme déjà certains délégués en “permanents” mieux payés que leurs camarades et coupés d’eux. Dans un capitalisme mondial en crise, il ne peut exister d’acquis réel d’une lutte que si la classe ouvrière reste mobilisée, unie, vigilante. Prolétaires du monde entier, en Pologne, la classe ouvrière mondiale a fait un pas énorme sur le long et difficile chemin de son émancipation. Mais ce pas ne prendra sa dimension réelle que si partout les ouvriers tirent les enseignements de l’expérience de leurs camarades en Pologne :
– la nécessité et la possibilité de lutter
– le besoin de généraliser le combat
– l’auto-organisation des luttes
Partout, les ouvriers doivent redonner vie aux vieux mots d’ordre du mouvement ouvrier : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
CCI, 6 septembre 1980
“Un effort historique […], une reconnaissance considérable à l’égard de celles et ceux qui ont été en première ligne dans la lutte contre cette épidémie”. C’est en ces termes hypocrites que le 13 juillet dernier, le Premier ministre fraîchement nommé, Jean Castex, qualifiait la signature du fameux “Ségur de la Santé”. (1) En réalité, les “mesures choc” annoncées au terme de cette concertation étalée sur près de deux mois ne sont que de la poudre aux yeux. Leur présentation tapageuse à grand renfort de publicité médiatique n’a pas d’autre but que de désarmer la mobilisation des travailleurs hospitaliers en les divisant et tenter de masquer les nouvelles attaques d’envergure. Cela en toute complicité avec les syndicats, contre toute la classe ouvrière : les mesures préconisées s’inscrivent dans la politique de démantèlement du système de santé, en continuité du projet “Ma santé 2022”. Par ailleurs, elles tendent à isoler le personnel du secteur de la santé de celui des autres secteurs économiques, tout en le divisant lui-même au maximum. Les annonces tonitruantes telles que revalorisation des salaires, augmentation du nombre de lits, enveloppe de huit milliards d’euros ne sont que des leurres et des provocations visant à monter les personnels soignants les uns contre les autres, et ainsi éviter toute solidarité avec le reste de la classe. Après les avoir hissés au rang de “héros nationaux”, leur avoir octroyé une prime au mérite ridicule pour avoir été en “première ligne”, la bourgeoisie poursuit sa tentative d’isolement en présentant le Ségur comme une sorte de reconnaissance des personnels soignants à travers “une revalorisation historique des salaires” et une amélioration du fonctionnement de l’hôpital. Pur mensonge ! En fait, les principales mesures mises sur pied à l’issue du Ségur de la Santé forgent de nouvelles armes pour la poursuite de la démolition du système de santé, jugé trop coûteux pour l’État. Mais surtout, elles visent à porter un coup à la classe ouvrière, alors que celle-ci a montré, lors du mouvement social contre la réforme des retraites, des signes de combativité et de réflexion prometteurs pour les luttes futures. Ce n’est pas non plus un hasard si la bourgeoisie s’en prend particulièrement à un secteur animé par une profonde colère et qui a su manifester une forte combativité mais sur lequel pèse un fort conditionnement corporatiste comme l’avait déjà mis en évidence la lutte des infirmières en 1988 et comme on a pu le vérifier lors des luttes du printemps 2019. (2) Ce corporatisme est souvent renforcé par une tendance à se faire piéger par une vision idéologique élitiste poussant ce secteur à se considérer comme un monde à part, dévoué à sauver des vies de manière altruiste. Ceci constitue un frein supplémentaire à la prise de conscience que le personnel médical est constitué de prolétaires comme les autres, soumis fondamentalement aux mêmes conditions d’exploitation que l’ensemble de leurs frères et sœurs de classe. La bourgeoisie tente donc de porter un énième coup aux exploités du secteur médical, profitant au maximum de l’effet de sidération produit pas la pandémie de Covid-19. Ce faisant, c’est toute la classe ouvrière qui est visée et voit son aspiration à l’unité battue en brèche par de mauvais coups.
L’annonce de l’augmentation de salaire a fait les choux gras des médias durant quelques jours. En réalité, cette mesure, basée sur la distinction des plus “méritants”, des plus “exposés” ou des plus “qualifiés” est une arme redoutable de division contre le personnel de santé. Un véritable saucissonnage en règle qui ne fait qu’accroître la concurrence entre les salariés sans manquer non plus d’exploiter la traditionnelle ficelle du clivage entre le public et le privé. Les salaires des hospitaliers titulaires ou contractuels, paramédicaux, administratifs, techniques et ouvriers augmenteront de 183 euros net par mois, en deux fois (septembre prochain et mars 2021). Ces miettes sont très loin de ce qui était demandé (300 euros) et ne permettront pas de compenser le gel et la perte de salaire précédente.
Dans le secteur public, une augmentation supplémentaire symbolique ne concernera que les soignants, les personnels médico-techniques et de rééducation, sous la forme d’un passage à la catégorie supérieure dans les grilles salariales d’ici 2022.
Par ailleurs, cette “revalorisation salariale de la profession” contient une contrepartie : l’augmentation de la productivité des agents hospitaliers non-médecins par l’annualisation du temps de travail, le recours facilité aux heures supplémentaires, la réduction d’une heure de la durée de repos quotidien (qui passerait de 12 à 11 heures). Autrement dit, il est demandé à ces agents épuisés par des décennies de dégradation de conditions de travail, de pénurie chronique (la cure d’austérité s’étant fortement intensifiée sous la présidence Hollande lorsque le PS était au pouvoir) et par le choc provoqué par l’intensification de la crise sanitaire avec la pandémie du Covid-19… de travailler plus et de se reposer moins ! Sans doute un privilège accordé par le gouvernement aux prétendus “héros de la nation” !
Mais la mesure la plus emblématique demeure l’ouverture “à la demande” de 4 000 lits supplémentaires en fonction des pics d’activité. “Sauf que la grande nouvelle n’en est pas une : ces ouvertures ponctuelles existent déjà. Chaque hiver, pour les grippes saisonnières, les hôpitaux ouvrent des places pour quelques semaines. Dans quelle proportion les 4 000 lits, annoncés avec trompettes et flonflons, améliorent-ils la situation ? Mystère et boule de gomme ! […] En attendant, rien ne dit que la promesse de Véran représente vraiment un progrès : “4 000 lits sur cent départements, ça fait 40 lits par département, soit de 8 à 10 lits par hôpital… Bah… à mon avis c’est ce qu’on avait déjà avant”, calcule et conclut un directeur d’hôpital un brin désabusé”. (3)
Cela ne compense donc en rien les récentes suppressions de lits d’hospitalisation (4 200, rien que sur l’année 2018), comme les 69 000 supprimés depuis près de quinze ans. Les 4 000 lits “supplémentaires” ne sont donc qu’une goutte d’eau dans un océan de pénurie. Par conséquent, la saturation des services hospitaliers et les dégâts humains qu’elle occasionne sont indéniablement devant nous.
Comme nous l’avons mis en évidence plus haut, la prétendue revalorisation des salaires masque un approfondissement de la flexibilité du travail et de l’exploitation de la main d’œuvre hospitalière par l’accroissement du temps de travail et l’élasticité des salaires. Selon le ministre de la Santé, les réglementations à ce sujet sont à l’heure actuelle “des carcans qui empêchent ceux qui le souhaitent de travailler davantage”. Mais les employés du médical, soumis déjà à des cadences de travail infernales, seront-ils prêts à se porter volontaires afin de se faire exploiter davantage ?
Le Ségur prévoit également de poursuivre les “réformes” déjà en cours tout en les perfectionnant. Par exemple, la tarification à l’activité prévoyant de fixer les ressources des hôpitaux en fonction des soins prodigués équivaut à privilégier le volume au détriment de certains soins. Les hôpitaux vont devenir systématiquement des énormes usines, industrialisées et travaillant à la chaîne, hyper spécialisées, reflet d’un mode de production de soins déshumanisé, mues par le seul objectif de la productivité, du profit (4) et, de fait, beaucoup plus rentables après s’être séparés des soins les plus coûteux et les moins lucratifs.
Le fossé entre l’hôpital public et les cliniques privées ne cesse de s’approfondir aussi bien dans la prise en charge des patients que dans les conditions de travail et de rémunération des personnels. On voit se renforcer un système de santé publique à plusieurs vitesses, où les hôpitaux de haut standing, high tech, cohabitent avec des établissements low cost livrés à eux-mêmes, prétendu “modèle” où la classe ouvrière paupérisée aura de plus en plus de mal à accéder aux soins, même les plus élémentaires.
Après cela, le gouvernement ose affirmer que cette “nouvelle organisation” est “centrée sur le patient” et “sur son parcours”. Foutaises ! Dans le capitalisme agonisant, ne prévaut que la logique du “marche ou crève”. La course à la rentabilité et aux profits pousse même de plus en plus la classe dominante à se désintéresser de la santé globale de sa source de richesse : le producteur salarié.
La numérisation du système médical ne fera qu’accroître cette tendance. En effet, le Ségur prévoit également d’accélérer le système de télé-santé. Or, ces plateformes médicales sont des machines à fric permettant de faire exploser les coûts des soins médicaux engagés par les malades au détriment de la qualité des soins.
Alors que 400 millions de consultations médicales sont réalisées chaque année en France, seules 1 à 2 % se font aujourd’hui à distance. Pourtant, selon la Caisse d’assurance maladie, près de trois médecins sur quatre estiment que la télé-médecine fera partie de leur quotidien en 2030. D’ores et déjà, de nombreuses entreprises de l’e-santé convoitent ce marché. Une quarantaine de plateformes tentent de séduire patients et médecins. Cette évolution permettra probablement d’alléger les charges et les domaines de compétence de l’hôpital au profit de la médecine générale, réduisant ainsi les coûts d’activité du budget de l’État et accroissant le fossé entre la médecine de ville et les zones rurales qui verront encore des hôpitaux disparaître. Les zones déjà qualifiées de déserts médicaux s’étendront considérablement et l’accès à la santé deviendra un long chemin de croix pour obtenir des soins de qualité.
En définitive, le “Ségur” n’ouvre en rien une nouvelle ère. Au contraire, il permet à la bourgeoisie française de franchir un pas supplémentaire dans la marchandisation de la santé et l’allégement du “poids” qu’elle fait peser sur le budget de l’État.
Ce faisant, les travailleurs de la santé ne sont pas dupes. “Ségur, imposture”, pouvait-on entendre dans les manifestations de ces dernières semaines, alors que le “retour à l’anormal” de la situation ayant mené les hôpitaux au bord de l’effondrement est palpable depuis le déconfinement. Épuisés physiquement et moralement, leur colère, leur ras-le-bol sont immenses. Toutefois, nous avons pu constater, une fois encore, une tendance à lutter chacun dans son coin, par hôpital ou centre de soins, par catégories, par niveau de qualification… Or, le sort des soignants est globalement identique à celui de tous les exploités. Les mesures prises à l’issue du Ségur de la Santé, ne sont pas seulement une offensive directe et une entreprise de division corporatiste contre les salariés du secteur, mais une attaque contre l’ensemble de la classe ouvrière. Car, en cherchant à donner une place à part aux fameux “héros de la nation”, la bourgeoisie veut semer l’isolement, le cloisonnement, la division dans les rangs de la classe ouvrière et altérer la capacité de celle-ci à se défendre de manière unitaire. Comme nous pouvons d’ores et déjà le constater, la classe dominante impose la baisse de salaires, l’allongement du temps de travail, la suppression ou le report des congés à tous les salariés quel que soit le secteur. Les personnels de santé ne sont donc pas les seuls à subir une plus forte exploitation, il en est de même pour les autres parties de la classe ouvrière.
Dans la période à venir, l’exacerbation de la crise historique du capitalisme va plonger davantage de larges parties de la classe ouvrière dans une paupérisation extrême. L’exploitation salariale et les conditions d’existence se dégraderont considérablement. Plus que jamais, la lutte de la classe ouvrière en vue de mettre un terme au capitalisme à l’agonie demeure une nécessité. La classe ouvrière ne sera pas en mesure de s’affronter à cette tâche abyssale si elle ne parvient pas à prendre conscience que, quelle que soit la corporation, malgré les variations de salaires et de conditions, les travailleurs salariés appartiennent tous à une seule et même classe. Tous vendent leur force de travail pour subvenir à leurs besoins vitaux. Ce n’est qu’unis dans la lutte, en étant capable de dépasser les divisions, les faux clivages corporatistes et nationaux, que la classe ouvrière sera en mesure de combattre l’exploitation et renverser le capitalisme.
François, 21 août 2020
(1) Ce nom est lié à l’adresse du siège des négociations, au ministère de la Santé, avenue de Ségur à Paris, par analogie avec “le Grenelle” (les accords de Grenelle signés avec les syndicats) du ministère du Travail en mai 1968.
(2) Cf. “Grève dans les urgences : le piège de l’isolement !”, Révolution internationale n° 479, (juillet-août 2019).
(3) Le Canard enchaîné (29 juillet 2020).
(4) Cf. “Des hôpitaux aux usines à soins. Un réel progrès ?”, Management et Avenir Santé n° 3 (2018).
Le 4 août 2020, dans le port de Beyrouth, un stock de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium explosait, provoquant une des plus grandes catastrophes industrielles de l’histoire du capitalisme.
À ce jour, 190 morts officiellement, des dizaines de disparus et plus de 6 000 blessés dont certains dans un état très grave. Selon des spécialistes de l’université de Sheffield, cette explosion correspondrait à un dixième de la puissance de la bombe atomique d’Hiroshima… Les dégâts matériels sont gigantesques : il faut s’imaginer un cratère de 120 m de diamètre et 43 m de profondeur ! Les hôpitaux sont très endommagés, voire complètement dévastés à l’image de l’hôpital Saint-Georges.
En revenant sur le déroulement des événements, on s’aperçoit que la réalité dépasse de très loin la fiction : en 2013, un navire russe, le Rhosus, sous pavillon de complaisance moldave, doit transporter 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium depuis Batoumi en Géorgie jusqu’au Mozambique. Suite à des problèmes techniques, ce navire-poubelle à la cargaison explosive doit faire escale à Beyrouth. Après inspection, les autorités portuaires libanaises interdisent au navire de reprendre la mer. En 2014, le nitrate est déchargé puis stocké dans un entrepôt du port. Le propriétaire abandonne le navire (en refusant de payer les réparations) et les marins. Bien évidemment, ils ne sont plus payés et interdits de débarquer. Ils vont d’ailleurs se mutiner.
L’histoire ne s’arrête pas là : par la suite, les douaniers alertent à six reprises sur le danger de ce stockage explosif. Mais leurs recommandations restent vaines et aucune instance ne veut prendre de décision. Il s’ensuit 7 ans d’errances judiciaire, administrative et politique qui conduisent à la catastrophe du 4 août. Les conséquences immédiates de l’explosion sont dramatiques : le port et une grande partie de la ville sont totalement rayés de la carte. De nombreuses infrastructures sont pulvérisées et l’activité économique fortement altérée. Dans les rues, la population doit faire face à de véritables scènes de guerre. Près de 300 000 personnes se retrouvent sans logement, sans eau courante et 100 000 enfants sont déplacés. Les enjeux humanitaires sont considérables : sachant que le port de Beyrouth gère 60 % des importations du Liban, dont 80 % de ses denrées alimentaires, la sécurité alimentaire de la population est fortement compromise.
Avant la catastrophe, le Liban vivait déjà une crise sociale et sanitaire dramatique (du fait de la faiblesse du système hospitalier : manque de médicaments, hôpitaux saturés, fuite des “blouses blanches”…). Dans ces conditions, et avec la propagation fulgurante du Covid-19, le système de santé n’était déjà plus en mesure de répondre aux besoins médicaux de la population : à noter que le confinement est à nouveau déclenché le 21 août 2020 sauf… pour les secteurs touchés par les destructions ! De telles décisions en disent long sur le cynisme et l’incapacité de “l’administration” libanaise.
Mais ce que la classe dominante tend à présenter comme un simple accident industriel (encore un !) est en réalité un énième tragique épisode dans la vie du capitalisme animé par la recherche permanente du profit et la réduction a minima des coûts. Cette logique, dans laquelle la vie humaine n’a aucune importance, a pour conséquence la multiplication de catastrophes de cette nature partout dans le monde. L’histoire industrielle est émaillée de ce que les médias présentent pudiquement comme des “accidents” dont la fréquence et l’ampleur ne cessent de croître à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa crise historique et, aujourd’hui, sa phase de décomposition. Il suffit, parmi le lot immense des catastrophes, d’en évoquer quelques unes significatives pour se faire une idée de leur monstruosité :
– Le 10 juillet 1976, à Seveso, l’usine d’une firme suisse installée à 20 km de Milan connaît un destin tragique : l’augmentation de la pression soudaine dans l’un des réacteurs fait sauter une soupape de sécurité et provoque une explosion de produits herbicides extrêmement polluants. En fait, il s’agit de dioxine, un agent chimique entrant dans la composition de l’agent orange massivement répandu par l’armée américaine dans les villages pendant la guerre au Vietnam ! On comprend alors aisément que les autorités aient minimisé la toxicité de ce produit tout en planifiant, entre autres mesures sanitaires, des “avortements thérapeutiques”…
– Le 3 décembre 1984, à Bhopal [38] (1) en Inde, l’usine de pesticides d’une filiale américaine explose : 30 000 morts, entre 200 000 et 300 000 malades dans une ville de 800 000 habitants durablement contaminés.
– Le 26 avril 1986, la centrale de Tchernobyl à 96 km de Kiev en Ukraine (alors république “socialiste” de l’URSS) explose et laissera la région impropre à la vie humaine. Le nombre de morts dû à l’exposition à la radioactivité est évalué à plusieurs milliers. En avril 2020, des incendies dans une forêt proche de la centrale ont augmenté la radioactivité de seize fois par rapport à la “normale”. Mais tout est “sous contrôle” selon les autorités locales.
– Le 21 septembre 2001, dans l’usine AZF [39] (2) à Toulouse, filiale en France de Total-Fina : une explosion d’un stock de nitrate d’ammonium occasionne trente morts et 2000 blessés. Déjà à l’époque, la cause de l’explosion était comme à Beyrouth celle d’un stockage de ce produit hautement toxique sans le moindre conditionnement et très proche d’une grande ville.
– Le 12 août 2015, dans le port de Tianjin [40] (3) en Chine, à 140 km au nord de Pékin : une fuite de cyanure de sodium provoque l’incendie et l’explosion de l’entrepôt : 173 morts, selon le chiffre fourni par les autorités chinoises, plus de 700 personnes blessées ou contaminées, des milliers de sans-abris, un secteur dévasté dans un rayon de plusieurs kilomètres.
– Le 12 août 2018, le pont de Gênes [41] (4) en Italie s’écroule : 43 morts. On apprend très rapidement que les capteurs de surveillance ne fonctionnaient plus depuis plusieurs années… Cependant, deux ans plus tard, les autorités inaugurent en grande pompe le nouveau pont (sans la présence des familles qui ont refusé de se prêter à cette ignoble cérémonie).
– Le 26 septembre 2019, dans le port fluvial de Rouen, l’usine américaine Lubrizol [42], (5) classée de type Seveso, prend feu, s’ensuit une explosion provoquant un énorme nuage semant la panique dans un rayon de plus de 50 km. Les autorités vont nier la toxicité des fumées et du nuage pour pouvoir faire repartir au plus vite l’activité. Les protestations de riverains et la constitution de comités de surveillance n’auront aucun effet sur les décisions et le plan “post-Lubrizol” (comme les autorités l’ont nommé) ressemble étonnamment à “l’avant-Lubrizol”. Le capitalisme peut poursuivre son œuvre de destruction.
Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive. Mais toutes ces catastrophes, provoquées par la négligence délibérée des États et des capitalistes, nous rappellent que le capitalisme ne peut survivre que dans un paysage jonché de décombres et de cadavres.
Aujourd’hui, c’est le port de Beyrouth qui s’ajoute à la liste noire des “accidents”.
Localement, les autorités avaient connaissance de la dangerosité de cette cargaison et on ne peut expliquer l’ampleur de la catastrophe que par l’incurie, la vénalité et la corruption à tous les niveaux de l’État libanais en totale déliquescence. Rappelons que ce pays ne survivait qu’en attirant des capitaux étrangers monnayant des taux d’intérêts allant jusqu’à 20 %. La catastrophe du port de Beyrouth n’est pas due à un malheureux concours de circonstances. Elle s’est produite dans un pays totalement ravagé par cinquante ans de guerre au Moyen-Orient, de corruption généralisée des cliques politiques et confessionnelles. La décomposition qui ravage ce pays depuis des décennies a conduit la population désespérée à vouloir trouver des “solutions démocratiques” et c’est ainsi que depuis 2018, des vagues de colère impuissante s’expriment à travers un mouvement entièrement dominé par des revendications bourgeoises qui n’a fait que s’amplifier depuis la catastrophe. (6)
Les restrictions imposées à partir d’octobre 2019 sont drastiques : impossibilité de retirer son salaire à la banque, impossibilité de retirer des devises, impossibilité d’accéder aux soins médicaux les plus élémentaires. La livre libanaise a perdu plus de 78 % de sa valeur, 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et 35 % de la population active est au chômage. La vie quotidienne des habitants devient insupportable : par exemple, plus de vingt coupures d’électricité par jour. On imagine aisément la galère et le ras-le-bol de la population contre cette extrême précarité.
Les mouvements de contestation s’intensifient et aboutissent en octobre 2019 à la démission du gouvernement. L’avant-dernier cabinet dirigé par Hassane Diab lui succède présentant les mêmes dérives de corruption et d’incompétence. Tout cela va déclencher dès juin une nouvelle vague de manifestations. Bien évidemment ces gesticulations n’y changent rien. L’État libanais est embourbé depuis des décennies dans un système de corruption dans lequel le système bancaire (alimenté par des fonds étrangers, notamment de puissants parrains régionaux) gangrène toute l’économie et enfonce inexorablement le pays dans la décomposition.
Comme à chaque fois, le même scénario apparaît : la bourgeoisie internationale compatit, envoie quelques secours, promet des aides. Mais la vie capitaliste poursuit la même course effrénée au profit, exacerbant par là même les rivalités géopolitiques qui alimentent un chaos croissant. Sous couvert de solidarité et de secours humanitaires, c’est la ruée de vautours impérialistes cyniques (que ce soit les grandes puissances ou les seconds couteaux régionaux) qui se précipitent au “secours” du Liban afin de défendre chacun leurs sordides intérêts.
Au premier plan de cette nuée de macabres prédateurs, on trouve la France : l’empressement de Macron (seul chef d’État à ce jour à s’être rendu sur place) débouche sur une première visite au Liban dès le 6 août pour lui signifier les conditions de son aide à la reconstruction… car l’État français entend bien retrouver une place prépondérante dans cette région après en avoir pratiquement été éjecté ces dernières années. C’est pourquoi Macron a déclaré que “la France ne lâchera jamais le Liban”. Le 28 août 2020, dans une conférence de presse, il affirmait : “Si nous lâchons le Liban…, ce sera la guerre civile”. Pour bien appuyer la portée impérialiste d’une telle déclaration, lors de sa visite du 1er septembre 2020, Macron a tout d’abord fanfaronné en commémorant le centenaire de la création du Grand Liban (à l’instigation de la France) puis s’est entretenu avec les différentes composantes politiques libanaises pour leur arracher la promesse de la création d’un gouvernement de mission dans les quinze prochains jours. Petite fausse-note dans le déroulement royal de cette journée, des centaines d’habitants sont descendus dans la rue pour faire savoir qu’ils n’étaient pas dupes. À la fin de la journée, Macron se faisait plus menaçant : “Je vais convier fin octobre à une conférence internationale à Paris et si rien n’a été fait, je dirai à la communauté internationale que nous ne pouvons pas être au rendez-vous de l’aide”. De telles déclarations en disent long sur les intentions de fraternité de la bourgeoisie française ! Le nouveau premier ministre Adib, ancien chef du cabinet du député Mikati (d’abord dans le camp du Hezbollah puis dans celui adverse de Hariri) incarne tout à fait le type de “changement” attendu par le vieux général Aoun qui du jour au lendemain, comprend que “le moment est venu de changer de politique” et appelle les différentes factions politiques à s’entendre pour proclamer “un État laïc réclamé par la jeunesse libanaise”… Ce serait presque du spectacle de grand-guignol si la situation n’était pas aussi dramatique.
Pour l’heure, le pays est embourbé dans une crise sans précédent et l’explosion du 4 août constitue un nouveau point d’orgue de la décomposition de l’État. Avec cette nouvelle situation, les cliques bourgeoises libanaises essaient seulement de gagner du temps et chacune tente de sauver sa place face au chaos grandissant.
Ce terrible événement nous rappelle une nouvelle fois que les “accidents” du capitalisme sont autant de menaces permanentes contre l’humanité. La seule garantie de sécurité pour le futur réside dans la constitution d’une communauté internationale véritablement humaine, à savoir une société où l’homme et son environnement sont au cœur de toutes les préoccupations et décisions. Auparavant, il faudra balayer les décombres de cette société capitaliste pourrie et meurtrière. En 1915, Karl Liebknecht disait déjà : “Les ennemis du peuple comptent sur l’oubli des masses mais nous, nous combattons leur spéculation avec le mot d’ordre suivant : apprendre de tout, ne rien oublier, ne rien pardonner !”
Adjish, 2 septembre 2020
(2) “Explosion de l’usine AZF à Toulouse – L’État bourgeois est responsable de la catastrophe”, Révolution internationale n° 316 (octobre 2001). [39]
(3) “Explosion meurtrière de Tianjin (Chine) : apprendre de tout, ne rien oublier !”, Révolution internationale n° 454.
(4) “Effondrement du pont de Gênes en Italie : la loi du profit engendre les catastrophes !”, Révolution internationale n° 472.
(5) “Lubrizol : Derrière l’écran de fumée, la responsabilité du capital !”, Révolution internationale n° 479.
(6) On ne peut que faire le parallèle avec la situation de l’État d’Israël voisin, également confronté à des manifestations de révoltes populaires sur un terrain “démocratique” bourgeois contre le pouvoir politique en place, sa corruption, sa politique économique et militaire catastrophique, sur fond de gestion de la pandémie du Covid-19 également calamiteuse.
Depuis le “triomphe” d’Alexandre Loukachenko à l’élection présidentielle biélorusse du 9 août 2020, victoire entachée de fraudes massives et d’intimidations, la population est descendue dans la rue, à l’appel de l’opposition, par dizaines de milliers pour protester contre le régime, drapeau national au vent, et réclamer des “élections libres”. Avant l’élection, la principale candidate d’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, avait déjà rassemblé les foules lors de ses meetings. Peu après l’annonce des résultats électoraux, les syndicats liés à l’opposition appelaient à la grève générale. Comme les manifestations contre le pouvoir, les grèves se sont multipliées dans tout le pays, touchant même des “emblèmes nationaux” : comme l’usine BelAZ (engins miniers) et MTZ (tracteurs). Le “dernier dictateur d’Europe”, au pouvoir depuis un quart de siècle à brutalement réprimé les manifestants, multipliant les arrestations et les passages à tabac (qui ont causé plusieurs décès).
Loukachenko, dirigeant d’un pays demeuré sous influence russe après l’implosion de l’URSS, est aujourd’hui ébranlé. Alors qu’il y a trente ans, les régimes d’Europe de l’Est tombaient les uns après les autres, expression éclatante de la débandade de l’appareil étatique mensongèrement présenté comme “soviétique” et de la faillite de sa propre stratégie impérialiste, le régime biélorusse est resté au pouvoir à force de répressions féroces. Le fait que le dernier vestige du stalinisme en Europe de l’Est soit maintenant ébranlé, montre qu’un anachronisme est peut-être sur le point de prendre fin sous les coups renforcés du même processus de désagrégation des alliances impérialistes, même “traditionnelles”, qui fit disparaître l’ancien bloc de l’Est. Un nouveau pays, situé à un endroit stratégique pour la Russie, pourrait ainsi chercher à se déplacer plus à l’ouest et générer davantage de chaos, à l’image de l’actuelle dislocation de l’Ukraine. (1)
L’opposition pro-occidentale, avec Tikhanovskaïa à sa tête, a pu s’appuyer sur la situation économique calamiteuse (générant un chômage de masse, l’accroissement de la précarité, etc.) et la gestion catastrophique de la pandémie de Covid pour faire sortir la population dans la rue et appeler à la grève. Mais la classe ouvrière n’a rien à gagner à se laisser entraîner dans les conflits de factions de la bourgeoisie biélorusse, chacune appuyée par des vautours impérialistes prêts à fondre sur leur proie.
Au contraire ! Toutes les soi-disant révolutions pour se libérer du “communisme” ou du “grand frère” russe ont débouché sur des régimes démocratiques tout aussi bourgeois et exploiteurs qui, sous le poids de la crise, n’ont fait qu’empirer les conditions d’existence des exploités. Toutes ces soi-disant révolutions en faveur de la démocratie ont été le théâtre d’enjeux impérialistes particulièrement cyniques : quand le bloc occidental ne plaçait pas ses pions pour affaiblir le camp adverse, c’est l’URSS qui poussait les dirigeants vers la sortie pour conserver son influence, comme en 1989 où le dirigeant roumain “socialiste” Ceausescu tombait au profit d’une clique… pro-russe. En 2004, bien après l’explosion de l’URSS, la “révolution orange” éclatait en Ukraine portant au pouvoir de petits malfrats pro-occidentaux et ultra corrompus : l’apparatchik Viktor Iouchtchenko et la “princesse du gaz” Ioulia Tymochenko. La “révolution orange” a finalement débouché sur une guerre civile, l’intervention militaire de la Russie, la fragmentation du pays et l’explosion du chaos et de la misère. Aujourd’hui, tous ces pays sont bien souvent dirigés par des gouvernements corrompus et autoritaires ; les conditions de vie y sont déplorables et le chômage massif.
En Biélorussie, la bourgeoisie pro-européenne se sert également de la population comme une masse de manœuvre contre le gouvernement en place. Le 14 août, depuis la Lituanie où elle s’est réfugiée, Tikhanovskaïa annonçait la création d’un conseil de coordination pour assurer une “transition pacifique du pouvoir” et la “tenue de nouvelles élections”. (2) Pour la bourgeoisie pro-démocratie, il s’agit d’arracher le pouvoir aux mains de Loukachenko et d’endormir la classe ouvrière avec la même grosse ficelle électoraliste que de nombreux États serrent régulièrement autour du cou des “citoyens”. Il n’y a rien à attendre des élections : qu’elles répondent aux “normes internationales” (comme le réclame le conseil de coordination) ou qu’elles s’avèrent n’être qu’un vaste truquage, elles demeurent une pure mystification qui ont pour fonction essentielle de réduire le prolétariat à l’impuissance. À la fin, c’est la bourgeoisie et ses intérêts de classe qui l’emportent. Les contradictions du capitalisme ne disparaîtront pas, l’exploitation des travailleurs, la misère et les guerres qui en découlent ne s’évanouiront pas davantage parce que la bourgeoisie aura organisé des “élections libres”.
Il n’y a qu’à voir le pedigree des sept membres du “présidium” du conseil de coordination pour s’en convaincre. Outre Tikhanovskaïa qui s’est empressée de prendre contact avec les chancelleries occidentales pour parrainer sa “révolution”, la personnalité la plus en vue n’est autre que Svetlana Aleksievitch qui, après avoir été une écrivaine bien disciplinée sous Brejnev, puis plumitif d’État au sein de l’Union des écrivains soviétiques, a opportunément retourné sa veste en dénonçant “l’homme rouge”, ce qui lui valut un prix Nobel de littérature en 2015. Le conseil compte également des juristes, un syndicaliste, Sergueï Dylevski (chef du comité de grève de MTZ), un ancien ministre, Pavel Latouchko (qui a dû sentir le vent tourner) et une dirigeante du Parti démocrate-chrétien biélorusse, organisation de fanatiques homophobes pour qui “chrétien” n’est pas qu’un mot !
Mais n’y a-t-il pas des grèves dans les entreprises ? Les comités de grève et les assemblées générales, n’est-ce pas la preuve indiscutable qu’il s’agit d’un “mouvement prolétarien” ? C’est l’argument avancé par les partis de gauches, trotskistes en tête, pour faire passer des vessies pour des lanternes. (3) Mais il ne suffit pas que des ouvriers soient présents dans un rassemblement pour en faire le début d’un mouvement de la classe ouvrière. En réalité, les grèves sont entièrement pilotées par les syndicats proches de l’opposition, notamment le Congrès bélarussien des syndicats démocratiques qui se propose, soucieux du “sort de la Patrie”, d’assurer “le transfert rapide du pouvoir” et de “sortir [le pays] de la crise politique aiguë”. (4) Ce sont les syndicats, chiens de garde du capital, qui ont fait émerger les assemblées et poussé le “peuple” à la grève, avec pour seul objectif de démettre Loukachenko. Le Congrès bélarussien des syndicats démocratiques grenouille d’ailleurs dans toutes les officines syndicales internationales (Confédération syndicale internationale, Organisation internationale du travail…) et bénéficie de ce fait de l’appui des syndicats les plus expérimentés dans l’encadrement de la classe ouvrière et le sabotage de ses luttes.
Ces grèves ne sont donc ni une “avancée”, ni les “prémices” d’un “mouvement de classe”. C’est un terrain entièrement miné qui désarme le prolétariat sur tous les plans, le livre pieds et poings liés à la bourgeoisie. Au-delà des illusions qu’elle sème en Biélorussie même, la classe dominante utilise aussi partout dans le monde ce mouvement pour faire croire aux ouvriers que la démocratie bourgeoise est le nec plus ultra des régimes politiques.
La classe ouvrière n’a pas à choisir un camp bourgeois contre un autre, ni à se laisser entraîner à la remorque des syndicats ou d’un parti bourgeois plus “démocratique”. Les attaques contre les conditions de vie et de travail que le régime de Loukachenko assène sont les mêmes que tous les gouvernements démocratiques imposent aux exploités du monde entier. Le capitalisme est un système en crise qui n’a plus rien à offrir à l’humanité que toujours plus de misère.
Face à la crise, la seule perspective en mesure de sortir l’humanité de la barbarie dans laquelle le capitalisme nous plonge est toujours celle de la révolution prolétarienne mondiale qui seule peut déboucher sur une véritable société sans classe, sans frontière et sans exploitation. Mais le chemin qui y mène est encore long, difficile et tortueux. La classe ouvrière doit d’abord lutter pour ses propres revendications, notamment contre les politiques de rigueur de l’État afin de s’armer d’une expérience des confrontations à la bourgeoisie et aux pièges qu’elle lui tend en permanence (comme le syndicalisme ou la défense de la démocratie). Tirer les leçons de ces mouvements est vital au prolétariat pour récupérer son identité de classe et préparer le terrain aux futures luttes révolutionnaires.
Mais pour avancer dans ce sens, il est aussi indispensable que la classe se réapproprie les leçons des luttes passés, comme celle de 1980 en Pologne. Il y a 40 ans, en effet, une grève partait des chantiers navals de Gdansk et s’étendait comme une traînée de poudre aux quatre coins du pays. Les assemblées générales étaient réellement souveraines et massives. Les négociations avec le gouvernement de Jaruzelski étaient publiques et ne se déroulaient pas dans le secret des alcôves étatiques. Cette grève de masse a été défaite par le syndicat “libre et démocratique” Solidarnosc qui livra les ouvriers à la répression ! Après l’effondrement du bloc de l’Est, les premières élections “libres” (et un généreux financement américain) portèrent le dirigeant de Solidarnosc, Lech Wałesa, à la présidence. Sous son gouvernement, les politiques d’austérité se sont multipliées…
Démocratiques ou autoritaires, de gauche comme de droite, toutes les factions de la bourgeoisie sont réactionnaires, même lorsqu’elles prennent les traits d’une sympathique (en apparence) professeur d’anglais. Aujourd’hui en Biélorussie, comme hier en Pologne, les exploités n’ont rien à gagner d’élections prétendument libres ! Tikhanovskaïa ou Loukachenko, c’est la même exploitation capitaliste !
EG, 31 août 2020.
(1) Nous reviendrons ultérieurement sur les enjeux impérialistes autour de la Biélorussie et le poids de la décomposition dans les événements. Au même moment, la tentative d’assassinat d’Alexeï Navalny, opposant pro-européen à Vladimir Poutine, participe à la même dynamique de rivalités impérialistes.
(2) Cf. le site internet du conseil de coordination.
(3) Il est à ce titre tout à fait regrettable que cette vision déformée de la lutte de classe ait cours au sein même du milieu politique prolétarien à travers des prises de position qui voient dans cette mobilisation des ouvriers un “premier pas en avant” au lieu de dénoncer la nature bourgeoise du mouvement et le piège très dangereux qu’il constitue pour le prolétariat. Dans son article “Between Imperialist Feuds and Class Movements”, les camarades de la Tendance communiste internationaliste affirment que “la seule note positive est la participation généralisée de la classe ouvrière. L’arrêt de la production et l’interruption de la chaîne de profit est le seul élément véritablement de classe dans le mouvement ; cependant, il est évident que cela ne suffit pas. C’est un bon début, bien sûr, mais il faut aller plus loin”. (traduit de l’anglais par nous)
(4) “Sur la création d’un comité national de grève : la procrastination, c’est la mort !”, traduction d’une interview du 17 août, donnée au site Le partisan bélarusse, parue sur le site de Médiapart.
Nous republions ci-dessous un article, rédigé en 2012, à propos des théories du complot. Depuis cette date, ce phénomène n’a fait que s’amplifier et même se banaliser. Ainsi, avec la pandémie de Covid-19, on a vu se propager tout un tas “d’explications” qui s’appuient sur des théories des complots souvent ancrées dans des discours de propagande et reposant sur des croyances ou des convictions purement émotives et irrationnelles. Ces “théories vont des accusations du président des États-Unis, Donald Trump, selon laquelle la Chine “communiste” aurait à la fois fabriqué et propagé le virus Covid-19, à l’idée répandue que la pandémie est utilisée par les États pour ficher et contrôler la population, voire créée par une diabolique “élite mondiale” ou par des individus tels que l’investisseur George Soros ou le multimilliardaire Bill Gates afin de favoriser leurs “projets de domination mondiale”. Des gens pensent même que le virus est une “pure invention” ! Ces visions totalement délirantes et hors de toute réalité s’avèrent très dangereuses et conduisent parfois à des comportements très nocifs : certains, n’hésitent pas à organiser des covid party avec pour objet de “vérifier” si le Covid-19 est bien “réel” et “dangereux”. Toutes ces visions sont avant tout une expression, fondamentalement irrationnelle et faussement rassurante, liée à une absence de perspective, une vision sans futur. Ce sont clairement les manifestations idéologiques d’une impasse et un reflet du degré de pourrissement de la société capitaliste actuelle et des rapports sociaux dans sa phase ultime de décadence : celle d’un enfoncement dans sa propre décomposition où se manifeste une tendance croissante à la dissolution ou au rejet de toute pensée rationnelle et cohérente. Ces théories ne servent qu’à obscurcir ou fantasmer (comme le font les sectes ou l’esprit religieux) la conscience de la réalité sociale et à esquiver les vrais problèmes de fonctionnement de la société capitaliste en rejetant toute mise en cause globale de ce système. Le regain et la prolifération de ces visions se propagent dans de nombreux domaines de la société, comme dans de larges secteurs de la classe dominante, pas seulement parmi les fractions populistes qui s’en nourrissent. Ces visions complotistes assorties de fake news sévissent même parmi des franges éclairées de la bourgeoisie au sein de l’État, se parant parfois de l’autorité de tel ou tel scientifique.
En même temps, la classe dominante, qui subit elle-même les effets d’un certain déboussolement à travers une tendance à la perte de contrôle des mécanismes politiques du système aberrant qu’elle perpétue, reste tout à fait capable d’instrumentaliser les théories complotistes contre la classe ouvrière. La bourgeoisie cherche ainsi à masquer son propre machiavélisme et les amalgames qu’elle entretient entre la dénonciation de ses manœuvres politiciennes constantes, de sa corruption, de ses magouilles, de ses décisions dans le dos des travailleurs, de ses mensonges, etc. avec les théories complotistes. Elle se prépare déjà ainsi à lancer l’accusation de complotisme contre tous ceux, et en particulier les prolétaires (comme ses organisations révolutionnaires) qui, dans le développement de leurs luttes, seront précisément et inévitablement amenés à dénoncer la domination de classe, le mobile de l’exploitation et les manœuvres de l’ombre bien réelles de la bourgeoisie. En effet, la capacité de la bourgeoisie à fomenter des manœuvres avec ses “hommes de l’ombre” et parfois même des complots est, comme le montre l’article ci-dessous, bel et bien un comportement caractéristique de la bourgeoisie. Un comportement propre aux classes exploiteuses et poussé à son paroxysme par cette classe de gangsters.
Une des idées qui s’est exprimée lors d’une réunion du mouvement Occupy à Londres était que la classe dominante a organisé d’une façon ou d’une autre l’actuelle crise économique pour préserver son propre pouvoir. Cette idée n’est aucunement nouvelle ; les théories conspirationnistes existent depuis l'apparition des sociétés de classe mais leur influence varie considérablement dans les termes selon la période historique où elles se développent. Même l’Antiquité a eu sa part avec l’accusation portée contre Néron par les historiens de son époque d’avoir mis le feu à Rome.
À une époque plus récente, depuis la montée en puissance de la dynastie Rothschild dans le secteur bancaire international et son financement du camp anglais au cours des guerres napoléonnienes, l’idée que des élites financières utilisent la guerre et la crise économique à leurs propres fins a pu trouver un auditoire complaisant.
Aujourd’hui, alors que les masses essaient de trouver un sens à la catastrophe économique qui secoue les fondements de la société jusqu’à son cœur, et du fait que les politiques bourgeoises dominantes sont totalement discréditées, beaucoup se tournent vers des théories conspirationnistes pour essayer de comprendre la situation mondiale.
Ces conceptions ne sont plus l'apanage de « fous » extrémistes. Par exemple, des sondages d’opinion ont montré que les visions conspirationnistes du 11 septembre sont largement répandues au sein de l’opinion publique américaine. Un sondage de 2004 a révélé que 49% des habitants de New York pensaient que certaines parties du gouvernement américain avaient été prévenues de l’attaque et l’avaient laissée se dérouler.
Nous-mêmes, le CCI, avons été accusés d’être des « théoriciens de la conspiration » à cause de notre conception du « machiavélisme » de la classe dominante. En réalité, nous pensons qu’il existe des différences fondamentales entre une analyse marxiste de la vie politique de la classe dominante et les fondements idéologiques de nombreuses théories de la conspiration. C’est ce que nous voulons examiner dans cet article.
Une théorie conspirationniste parmi les plus anciennes entoure la Conspiration des poudres de 1605 en Angleterre, lorsque Lord Salisbury a été soupçonné d’être le cerveau du complot ou de lui avoir permis de se poursuivre alors qu’il l’avait découvert, afin de justifier une répression contre les Catholiques. Cette idée d’opération masquée est très commune dans la théorie conspirationniste – c'est-à-dire une opération secrète conçue pour donner l'impression qu'elle est menée par un groupe ou une puissance ennemie afin de justifier une action contre elle. Beaucoup de « théories masquées » vous font tomber dans ce que l’on peut appeler le spectre plausible ou possible de la théorie de la conspiration. Le caractère plausible dérive du fait que bien des opérations masquées ont été effectivement planifiées et menées à terme dans l’histoire. Ainsi, par exemple :
l’Allemagne a justifié son invasion de la Pologne en 1939 grâce à l’attaque d’une station radio allemande par un groupe de soldats polonais ; connu sous le nom d’incident de Gleiwitz, il s’agissait en fait d’une opération montée par des commandos SS habillés d’uniformes polonais ;
l’opération Susannah (1954) a été une tentative des forces de sécurité israéliennes de poser des bombes dans différents hôtels en Egypte, ce dont les extrémistes islamiques, communistes, etc. auraient été rendus responsables. Connue comme étant l’affaire Lavon, elle a contraint le ministre de la défense israélien, Pinhas Lavon, à démissionner au bout du compte ;
l’opération Northwoods a été initiée par des membres de l’administration Kennedy, proposant que des agents gouvernementaux mènent des actes de terrorisme aux États-Unis et d’en accuser Cuba, afin de justifier une opération militaire. Bien que Northwoods n’ait jamais été mise en œuvre, il ne fait aucun doute que ce type d'opérations est sérieusement envisagé aux échelons supérieurs de l'État.
On peut trouver d’autres exemples de conspiration historique démontrée :
le pacte Ebert-Groener était un accord secret entre Friedrich Ebert (le chef du SPD) et Wilhelm Groener (le commandant de la Reichswehr) en 1918 pendant la Révolution allemande. C’était une alliance contre-révolutionnaire entre la Gauche et la Droite, la Gauche fournissant la couverture politique (le SPD au pouvoir proclamant qu’il gouvernait au nom des ouvriers) pendant que la Droite fournissait les muscles, les Corps Francs qui deviendront par la suite les SA et les SS.
La loge Propaganda Due (P2) – « un État dans l’État1 » - avait développé des ramifications dans toute la classe dominante italienne. Elle était liée à la Mafia et au Vatican, et comprenait des politiciens italiens, des hommes d’affaires et des fonctionnaires de l’État (y compris dans la police et les services de sécurité). La P2 a été mise en lumière en 1981 par les investigations qui ont suivi la faillite de la Banque Ambrosiano. Elle est soupçonnée d’avoir été étroitement liée avec la mystérieuse « opération Gladio » ;
L’opération Gladio elle-même a été initialement montée par l’OTAN en tant qu’opération d’infiltration dans le cas d’une invasion soviétique de l’Europe, ou dans celui d’un gouvernement « communiste2 » prenant le pouvoir dans un État européen. Très liées à la bourgeoisie d’extrême-Droite et au crime organisé, les structures constituant Gladio voulaient tenter de perturber la vie politique et sociale sous le nouveau régime à travers la subversion et la terreur. Divers procès et enquêtes ont soupçonné Gladio et P2 d’implication dans des actes terroristes dans l’Italie d’après-guerre. Bien que Gladio était au départ centré sur l’Italie, d’autres opérations similaires existaient dans divers pays d’Europe et Gladio est devenu un terme pratique pour les couvrir.
Il est cependant réel d’un point de vue historique que de telles conspirations existent. Naturellement, cela ne signifie pas que tout événement est le produit d’une conspiration, ni que nous pouvons naïvement rejeter toute discussion sur les machinations bourgeoises comme n’étant « que » des théories conspirationnistes.
Il va sans dire que alors que des conspirations existent de façon prouvée et que d’autres, bien que non démontrées, sont au moins plausibles, il existe de nombreuses théories conspirationnistes totalement sans fondement.
Ces théories conspirationnistes ont souvent des caractéristiques très similaires :
le monde serait secrètement contrôlé par un groupe clandestin qui va des Juifs et des Francs-Maçons aux banquiers (qui par coïncidence sont souvent des Juifs), voire aux extraterrestres ;
tout événement mondial important est le produit des machinations de cette clique.
Ironiquement, la diffusion de telles théories conspirationnistes a souvent son origine (ou est au moins facilitée) par des organes étatiques. Les répugnants « Protocoles des Sages de Sion », le soi-disant procès-verbal d’une réunion des chefs juifs mondiaux participant à un complot pour prendre le pouvoir au niveau mondial, est un faux rédigé par l’Okhrana, la police secrète tsariste. Les Juifs sont bien sûr depuis longtemps la cible d’accusations de conspiration. Même le mot « cabale », souvent utilisé pour désigner un groupe de conjurés, dérive de « kabbale », une forme de mysticisme juif. Beaucoup de théories conspirationnistes modernes, même lorsqu’il ne s’agit pas des divagations antisémites de l’extrême-Droite, sont idéologiquement des héritières de la même forme de haine qu’incarnent les « Protocoles ». Beaucoup de conspirationnistes modernes peuvent sincèrement parler des « banquiers internationaux » et d’une « élite globale » plutôt que de la « Juiverie internationale », mais la structure idéologique essentielle est la même. Après tout, beaucoup du ressentiment envers les Juifs dérive d’une perception de leur domination du système bancaire, et du fait qu’ils représentent une minorité visible soupçonnée d’être loyale à autre chose qu’à la Couronne ou l’État national. Ce genre de théories conspirationnistes est donc aussi étroitement lié aux sentiments nationalistes. Au passage, cette influence est même visible dans l’idéologie gauchiste qui répudie officiellement racisme et nationalisme : l’idéologie anti-mondialisation est explicitement liée à l’idée de capitalistes globalistes qui sapent l’État national et exploitent leur propre peuple. Les similitudes sous-jacentes avec l’idéologie paranoïaque du régime nazi sont ici évidentes.
Les Communistes ont toujours été une cible privilégiée des théories conspirationnistes. Aux États-Unis, les Protocoles ont été republiés en 1919 par le Public Ledger de Philadelphie, toutes les références aux « Juifs » ayant été remplacées par « Bolcheviks » et l’ensemble rebaptisé « Bible rouge ». Les antisémites ont écrit sur les origines juives de Marx et ont toujours fait le lien entre Juifs et Communistes, et il était inévitable que la Révolution russe soit assimilée à une conspiration juive. La vaste littérature écrite sur le sujet serait digne d’un traité académique en soi, mais il est juste de dire que l’identification bien connue faite par le régime nazi entre « Juifs » et « Bolcheviks » est la conséquence logique de cette forme de pensée.
Alors que beaucoup de gens voient parfaitement les fantasmes paranoïaques de l’extrême-Droite pour ce qu’ils sont, on ne peut que constater que l’historiographie dominante bourgeoise a largement interprété la Révolution russe avec des lunettes conspirationnistes. Elle réduit souvent cette révolution à un simple coup d’État des bolcheviks au lieu de la comprendre comme un acte conscient des masses elles-mêmes. Une nouvelle fois, nous constatons que la théorie de la conspiration, malgré son rejet déclaré de la pensée dominante, est très proche des axes fondamentaux de l'idéologie bourgeoise, même si elle en exagère certains aspects au point d'en être absurde.
Officiellement, la bourgeoisie désavoue la théorie de la conspiration. En fait, le mot est utilisé de façon péjorative pour montrer que l’idée de conspiration dans l’État démocratique est tellement ridicule qu’aucune personne sensée ne pourrait y croire. Malgré cela, comme nous l’avons déjà vu, la bourgeoisie se livre constamment à des activités conspiratives. Ainsi sa propre vision de l’histoire est conspirative, une chronique de rivalités sans fin entre cliques voulant prendre le contrôle de l’État, de manipulation des masses, etc.
Les théories conspirationnistes orientées vers la diffamation de groupes particuliers sont une expression du racisme et des préjugés endémiques à la société capitaliste ; dans ce sens, elles ont un caractère spontané. Mais elles sont employées consciemment par l’État afin de justifier une action contre certains groupes. Les mensonges venimeux propagés au sujet des Juifs ont été utilisés au cours de l’histoire pour justifier de violents pogroms.
De même, les théories de la conspiration autour des communistes ont été utilisés pour mobiliser la contre-révolution au cours de l’Octobre Rouge, en Russie et ailleurs. La « peur du Rouge » aux États-Unis par exemple a été propagée afin de soutenir les buts politiques de l’État américain. Dans un premier temps, le but était de décapiter les organes politiques de la classe ouvrière. L’offensive idéologique n’était pas limitée aux Communistes : Anarchistes, membres des syndicats (en particulier des IWW), grévistes de toutes sortes ont été quotidiennement dénoncés comme des dangers pour la société respectable. C’était là une partie de la contre-révolution internationale qui s’est déchaînée pour écraser la vague révolutionnaire.
Lors de la seconde Peur rouge, l’épouvantable période du « Maccarthysme », les buts politiques avaient une dimension sociale mais étaient à l’origine orientés par la rivalité impérialiste entre les États-Unis et leur rival russe. La classe dominante américaine était préoccupée par l’attrait de la classe ouvrière pour l’idéologie stalinienne et avait déjà découvert des réseaux actifs d’espionnage russes.
Qu’en est-il des théories de conspiration qui dénoncent l’État (comme celle du Mouvement pour la Vérité sur le 11 septembre par exemple) ? À certains égards elles représentent l’extrême méfiance de la petite-bourgeoisie envers l’État et le grand Capital. Ce n’est pas par accident que le berceau des théories conspirationnistes modernes se trouve chez les Libertariens d’extrême-Droite américains. À première vue, ces théories apparaissent pour contester la mythologie de l’État démocratique. Mais de fait elles jouent un rôle dans la préservation de cette mythologie, vu que, étant une expression de l’impuissance historique de la petite-bourgeoisie, elles sont incapables de fournir une quelconque alternative à la démocratie bourgeoise. Au contraire, elles se réduisent à un appel totalement utopique demandant que l’État soit ce qu’il prétend être, c’est-à-dire une expression démocratique du « peuple ». Par exemple, John Buchanan s’est présenté à l’élection présidentielle américaine de 2004 sur un programme de « vérité ». Les éléments les plus radicaux, qui considèrent cette approche comme totalement futile, sont condamnés à aller s’enterrer dans une retraite de montagne avec un stock de vivres et d’armes automatiques, à attendre une hypothétique apocalypse finale.
Les variétés les plus paranoïaques jouent un autre rôle. Dans un premier temps, elles permettent à la conscience générale de discréditer toute discussion sérieuse sur les rouages intérieurs de la classe bourgeoise en utilisant la culpabilité par association : en partie à cause de la nature ridicule de certaines de leurs affirmations, mais aussi de leurs associations douteuses avec l'extrême-Droite et le fondamentalisme religieux.
Surtout, comme nous l’avons déjà vu, ces thèses soulignent des thèmes qui n’ont rien de neuf en eux-mêmes, leurs formes modernes sont certainement influencées par l’une des expressions classiques du capitalisme en décomposition : la tendance de l’idéologie bourgeoise à devenir de plus en plus ouvertement irrationnelle. En partie, elles sont une réponse au chaos grandissant du capitalisme au quotidien, dans sa réalité matérielle, et ce n’est pas un accident s’ils sont étroitement liés à l’émergence du New Age et du fondamentalisme religieux. David Icke, un classique représentant de la version New Age, nous parle d’extraterrestres reptiliens qui dirigent secrètement le monde, alors que des Chrétiens millénaristes croient qu’ils sont en train de vivre à l’époque soi-disant prédites dans le Livre des Révélations, et que la venue de l’Antéchrist sera accompagnée par un « nouvel ordre mondial » totalitaire. Près de 20 % des chrétiens américains (en gros 16 % de la population totale) pensent que Jesus reviendra au cours de leur vie3. Les ventes du livre de Hal Lindsey The late, great Planet Earth, l’un des plus anciens ouvrages les plus lus sur « la fin des temps », dépassent les 28 millions d’exemplaires depuis 1990, malgré le fait qu’il a été plus ou moins falsifié par des prédictions fausses. La série Left Behind, un récit fictionnel de l’Apocalypse, s’est vendue à des millions d’exemplaires (en 1998 les quatre premiers tomes étaient aux quatre premières places de la liste des best-sellers du New York Times).
On pourrait donner bien d’autres exemples, qui soulignent le fait que de telles théories ont une influence grandissante dans la culture grand public et la politique. L’impact de l’idéologie de la « fin des temps » sur l’aile Droite de la classe dominante américaine est indéniable, et nous devons également mettre en avant le succès de la série télévisée « X-Files » qui a repris et largement popularisé la variété extraterrestre du conspirationnisme.
Mais les marxistes (ou le CCI à tout le moins) ne sont-ils pas des théoriciens de la conspiration ? Comme nous l’avons déjà dit, nous défendons l’idée que la classe dominante est tout-à-fait capable d’élaborer des conspirations pour mener ses buts à bien. Nous en avons identifié un certain nombre d’exemples historiques au début de cet article. Nous avons également identifié une « élite » (la classe capitaliste) qui a concentré tout le pouvoir politique et économique dans ses mains. Superficiellement, il peut sembler que nous suivions le schéma classique des théories conspirationnistes.
On doit s’attendre à ce que, en tant que marxistes, nous défendions une théorie matérialiste de la réalité et qu’en conséquence nous rejetons l’idée que nous serions en train de vivre au bord de l’Armageddon, ou que des lézards dirigeraient secrètement la planète. Mais pourquoi, par exemple, rejetons-nous l’idée d’une élite globale secrète (qui serait après tout des capitalistes) contrôlant le monde, manipulant des guerres et des crises afin de mener à bien ses propres projets ?
La raison est basée sur notre compréhension du fonctionnement du capitalisme. En dénonçant les lézards, les banquiers, le groupe Bilderberg, etc., les théoriciens de la conspiration ne font que s’accrocher à l’une des plus profondes illusions offertes par la bourgeoisie : l’idée que tout, partout, est sous contrôle. Il est plus facile de mettre l’horreur et le gaspillage du capitalisme décadent, en décomposition, sur le compte d’une grande conspiration que de comprendre ce que cette tragédie est réellement : une société où l’humanité (et même la classe dominante) se trouve confrontée à ses propres activités économiques et sociales qui lui apparaissent étrangères et hors de tout contrôle.
Les lois du capitalisme fonctionnent indépendamment de la volonté des capitalistes, en dépit de leurs efforts désespérés pour tenter de les contrôler (notamment au moyen de l’État). Par exemple, l’actuelle crise n’est pas le résultat de la manipulation d’une quelconque élite globale, au contraire, la tendance vers la crise échappe de plus en plus à son contrôle malgré ses machinations. Alors qu’il est certainement vrai que telle ou telle faction de la bourgeoisie va chercher à instrumentaliser la guerre ou la crise4 à ses propres fins, il est important de se souvenir que ces buts sont en général dirigés contre une autre faction de la bourgeoisie.
La classe capitaliste s’est construite sur les principes de la concurrence, un mécanisme dont le capitalisme ne saurait s’affranchir. La concurrence est profondément ancrée au sein des processus économiques du capitalisme, et elle ne peut être dépassée par la simple volonté. Cet élément s’exprime dans la vie économique et politique de la classe dominante sous la forme de cliques, de la concurrence entre individus, entre corporations, États nationaux et alliances d’États nationaux. Les tendances agissant contre la concurrence existent certainement – immobilisme, monopole, etc. – et sont exacerbées dans la période de décadence, mais elles ne peuvent jamais totalement la dépasser, seulement la placer à un niveau supérieur. La concurrence entre entreprises est devenue une concurrence entre États ; le libre-échange est sacrifié au mercantilisme ; des guerres ont lieu pour des marchés et des ressources naturelles, et tendent toujours plus à devenir des conflagrations globales (des guerres mondiales). Le machiavélisme est le produit de la conscience aliénée de la classe dominante, de la compétition de chacun contre tous, et il n’offre à la bourgeoisie aucun moyen d’échapper aux contradictions fondamentales de sa vie aussi bien économique, idéologique que politique.
L’unité la plus haute atteinte par la bourgeoisie l’a été au cours de la période révolutionnaire, lorsqu’elle a été contrainte d’affronter la menace d’une classe organisée et consciente. Le pacte Ebert-Groener mentionné plus haut est un exemple des intrigues dont la bourgeoisie est capable dans ce genre de situation, mais la difficulté pour la classe dominante de rester unie dans une situation aussi dangereuse s’est exprimée dans le putsch mort-né de Kapp.
Pour les marxistes, la bourgeoisie ne peut atteindre l’unité permanente indispensable pour totalement contrôler l’évolution de la société. Les théories conspirationnistes dont nous parlons ici n’offrent ni une méthode pour comprendre la crise historique de la société capitaliste, ni un programme pour la dépasser. Néanmoins, nous devons nous attendre à un développement de l’influence du conspirationnisme dans le futur, du fait que la crise systémique s’approfondit et que la conscience de la classe ouvrière reste très faible. Les Communistes ne peuvent pas simplement rejeter les porteurs de telles conceptions, mais doivent les confronter aux racines réactionnaires de telles idées, tout en insistant sur la nature foncièrement machiavélique de la classe dominante.
Lorsque la lutte des classes s'accélèrera et que le prolétariat, à nouveau, ressentira sa propre force, il ne se laissera plus séduire et duper par les théories conspirationnistes en lui opposant sa propre méthode d’analyse historique : le marxisme.
Ishamaël, le 01/08/12
2 Communiste dans ce contexte signifiait évidemment le stalinisme représenté par le bloc de l’Est, bien qu’il pourrait aussi s’appliquer à tout parti de gauche s’opposant à l’impérialisme américain. Naturellement, aucun de ces mouvements ne représentait une politique véritablement communiste ou ouvrière, mais de semblables méthodes pourraient incontestablement être utilisées contre tout mouvement véritable de la classe ouvrière.
3 pewforum.org/uploadedfiles/Topics/Beliefs_and_Practices/religion-politics-06.pdf
4 Par exemple, la crise asiatique de la seconde moitié des années 90 a été fortement exacerbée par les actions menées par la bourgeoisie américaine pour développer sa propre domination dans la région, mais la situation a très vite échappé à tout contrôle et a menacé l’économie globale au sens large, avec des conséquences pour l’économie américaine.
Face à la catastrophe sanitaire, la bourgeoisie dans de nombreux pays n’a pas eu d’autres solutions que de mettre en confinement plus de la moitié de la population mondiale, soit près de quatre milliards d’individus. Si celui-ci était rendu nécessaire par l’incapacité des États et de leurs systèmes de santé à limiter autrement la propagation de l’épidémie de Covid-19, le seul véritable souci de la bourgeoisie était de protéger autant que possible son économie et limiter au maximum la baisse des profits. La classe dominante a sérieusement envisagé de laisser l’épidémie se répandre dans l’ensemble de la population de sorte que seuls les plus résistants s’en sortent. Mais le risque était grand, alors, que la pandémie ne soit plus contrôlable et que toute l’économie soit plongée dans une situation plus dramatique encore. Les États ont donc finalement choisi dans leur très grande majorité la “tactique” du confinement, c’est-à-dire face à leur incapacité et leur impuissance à apporter une autre réponse sanitaire, le retour aux pratiques du Moyen Âge d’isoler, marginaliser, enfermer en lieux clos ceux susceptibles de devenir des “pestiférés”, mais cela désormais à l’échelle planétaire.
L’enfermement obligatoire de pans entiers de la population mondiale, dont la plupart vivent entassés dans des conditions précaires et insalubres, dans des logements exigus, dans une promiscuité dangereuse au sein de mégapoles de plusieurs millions de personnes n’a fait qu’aggraver une situation déjà très difficile à vivre.
C’est la classe des salariés, des exploités qui a été et qui demeure par conséquent la plus durement touchée par les conséquences du confinement. Dans les zones sous-développées comme l’Afrique, l’Amérique latine ou encore l’Asie, les conditions de vie de dizaines de millions d’ouvriers étaient déjà insoutenables et le confinement n’a fait qu’empirer les choses.
L’isolement, le manque de contacts sociaux, la promiscuité, l’altération des déplacements et du mouvement ont provoqué des graves dommages sur la santé des populations, tout particulièrement sur le plan psychique.
Dans ces conditions, les traumatismes du confinement chez les exploités sont sans commune mesure avec ce qu’a pu éprouver la classe bourgeoise dans ses résidences spacieuses dotées de tout le confort matériel nécessaire. Le confinement a donc encore davantage mis en lumière la scandaleuse et révoltante iniquité de la société divisée en classes sociales.
Contrairement à ce que la bourgeoisie veut nous faire croire, nous ne sommes pas tous égaux devant les drames de la vie, comme nous ne sommes pas tous égaux face aux conséquences du confinement. Dans la société capitaliste, ce sont toujours les prolétaires qui payent le plus fortement et directement dans leur chair et leurs conditions de vie les drames engendrés par ce système pourrissant. Au sein de la classe des exploités, ce sont les plus faibles ou ceux qui sont devenus des “inutiles” et des “indésirables” aux yeux du capitalisme qui subissent en premier les conséquences de l’inhumanité et de la barbarie de celui-ci.
Comme l’écrivait Rosa Luxemburg en 1912 dans L’asile de nuit : “chaque année, chez les prolétaires, des milliers d’existences s’écartent des conditions de vie normales de la classe ouvrière pour tomber dans la nuit de la misère. Ils tombent silencieusement, comme un sédiment, sur le fond de la société. Éléments usés, inutiles, dont le capital ne peut plus tirer une goutte de plus, détritus humain, qu’un balai de fer éjecte”. En plus de la misère matérielle, le capitalisme pourrissant ne cesse de développer la marginalisation, l’atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l’exclusion des personnes âgées, la souffrance psychique… Il sème le malheur au nom de la liberté d’entreprendre, c’est-à-dire au nom de l’obligation de travailler et de se faire exploiter pour vivre. C’est tous les liens humains au sein de la classe ouvrière et notamment les liens d’affectivité et de solidarité que le capitalisme détruit dans sa rage aveugle de sacrifier la vie et la santé des exploités sur l’autel sacré du profit. Lorsque cette classe dominante en appelle hypocritement à la protection des plus faibles, des plus âgés d’entre nous ou des enfants les moins favorisés, elle ment honteusement. C’est précisément quand les conséquences des politiques de démantèlement et de destruction des services assurant un minimum de sécurité à la classe ouvrière altère l’exploitation de celle-ci qu’elle développe le plus massivement ses campagnes idéologiques. Pendant la pandémie, elle ne cesse ainsi de faire croire que son État allait s’occuper des plus vulnérables, alors qu’il est le responsable de toute la détresse sociale, psychique et sanitaire provoquée par la pandémie.
Dans les maisons de retraite partout dans le monde, le drame humain est total. Dans un premier temps silencieux car caché par l’État bourgeois, il est devenu la partie visible lorsque la réalité sordide qui s’y développait n’a pas pu être dissimulée plus longtemps. Déjà plus de 10 000 morts y sont officiellement recensés dans les établissements français. En Espagne, où pas moins de 16 000 décès avaient été recensés au mois de mai dernier, des centaines de cadavres ont été retrouvés dans les chambres de ces établissements, gisant sur leur lit et abandonnés depuis des jours. Des drames identiques ont eu lieu dans de nombreux autres pays, rappelant à quel point, pour le capitalisme, les “vieux” ne sont ni plus ni moins que des bouches à nourrir superflues qu’il faut retrancher de la société en attendant leur mort prochaine.
À cela, il faut ajouter tous ceux morts seuls à leur domicile, abandonnés à leur sort. L’absence de protection en maisons de retraite et d’assistance organisée aux personnes âgées ainsi que la pénurie de personnels a provoqué un véritable massacre dont la bourgeoisie, avec tout le cynisme qu’on lui connaît et l’incurie dont elle fait preuve, est la seule responsable.
Dans ces établissements de “fin de vie”, ces millions de personnes (700 000 rien qu’en France) sans protection adaptée et extrêmement fragiles, sont une proie facile pour le virus.
Alors, et même avec retard comme pour le reste de la population, il a fallu les confiner, les isoler, les enfermer dans leur chambre. Tout contact avec l’extérieur a été interdit. Que ce soit avec leur famille, leurs proches ou leurs amis encore valides et vivant à l’extérieur. Car comme dans les orphelinats, les prisons, les camps de réfugiés, les centres de rétention de personnes migrantes et autres centres de détention juvénile, les maisons de retraite sont des hauts lieux de propagation de la contamination et ceci d’autant plus que ces personnes sont souvent affaiblies par l’âge ou la maladie.
Mais là ne s’arrête pas le drame humain qui se déroule. En plus des conséquences de l’épidémie elle-même, ces êtres humains que l’on prétend isoler “pour leur bien” sont ainsi voués à une tristesse et à un désespoir sans fond, coupés de tout lien avec leurs proches, ce que les spécialistes appellent pudiquement la “dépression du grand âge”. Ce que la société capitaliste leur inflige les renvoie ainsi à un sentiment profond d’abandon et de solitude, de perte totale de l’intérêt pour la vie et même d’identité. Il est certain qu’en plus de tous ceux qui meurent de l’épidémie viennent ainsi s’ajouter ceux qui se laissent tout simplement mourir de tristesse et de solitude dans leur coin.
Dans ce contexte, les familles ont fait l’expérience de la brutalité de cette société, puisque les tentatives pour porter réconfort et soutien à leurs proches sont punies d’amendes, comme cette personne qui avait osé braver l’interdit en parcourant près de 300 kilomètres pour venir au chevet de son père en fin de vie, ou encore pour cette femme venue dire bonjour à son mari, résidant en maison de retraite depuis la rue jouxtant l’établissement !
Comme on peut le voir, l’État a bien joué son rôle lors de cette période de confinement, celui de maintenir l’ordre social de manière froide et mécanique sans la moindre préoccupation du besoin de lien social inhérent à tous et particulièrement aux plus démunis.
À l’inverse, au nom de “l’intérêt de tous”, en se faisant passer pour le bon Samaritain soucieux de la préservation de la santé des plus faibles, l’État va exercer une politique odieuse de contrôle et de coercition tous azimuts sur la société, allant même jusqu’à interdire, puis limiter, la présence des familles aux cérémonies funéraires et sa police interdire, sur ses ordres, l’accès aux cimetières. Puisque dans cette société, la mort est une marchandise comme les autres et qu’en temps d’épidémie, elle peut rapporter beaucoup, une entreprise funéraire ira comme en France jusqu’à faire payer 250 euros aux familles pour venir se recueillir un quart d’heure devant le cercueil aux halles de Rungis.
La précarité en milieu étudiant est maintenant bien connue. Beaucoup de ces futurs prolétaires survivent avec de petits boulots, ce qui leur permet tout juste de tenir le coup et de poursuivre leurs études. Éloignés la plupart du temps de leur famille, ils vivent plus souvent qu’on le croit dans une très grande solitude, mais surtout une très grande insécurité, sans savoir de quoi le lendemain sera fait. Autant de conditions d’existence que le confinement n’a fait que dégrader davantage. Depuis quelques années, les suicides parmi les étudiants deviennent plus nombreux. En France par exemple, il y a quelques mois, un étudiant désespéré a tenté de s’immoler par le feu devant le Centre Régional des Œuvres Universitaires et Scolaires d’une université de Lyon. L’arrêt des petits boulots, la fermeture de foyers, l’impossibilité matérielle et physique de retrouver leur famille ont ainsi gagné du terrain. Jamais les appels de détresse par téléphone aux centres de soutien psychologique n’ont été aussi nombreux. Et cela ne va faire que s’amplifier puisque dans plusieurs pays, y compris ceux dits les plus développés (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, France), devant l’incapacité des autorités à mettre en œuvre un dispositif permettant de préserver la santé des étudiants, l’État ne prévoit pas de rouvrir un grand nombre d’universités à la rentrée et préfère remplacer les cours en présentiel par des cours en ligne ou en visioconférence. L’étudiant sera désormais condamné à rester seul dans sa petite chambre toute la journée, derrière son ordinateur sans le moindre contact physique. Un palier de plus est franchi dans l’isolement social et l’atomisation de tous les individus.
Dès lors, si l’État bourgeois met au rebut de la société les personnes âgées, il ne traite pas mieux les futurs prolétaires dont une grande partie n’auront pas d’autre perspective, dans les années à venir, que le chômage et une précarité considérablement accrue dans un contexte d’enfoncement aggravé dans la crise économique.
Dans les médias, nous avons eu pendant de nombreuses semaines, voire plusieurs mois, droit au même rouleau compresseur : “Restez à la maison, soyez responsables, protégez-vous et protégez les autres !” Bien entendu, toute personne ne respectant pas ces consignes était traitée d’irresponsable mettant la santé et la vie d’autrui en danger. Le capitalisme rendait ainsi responsable de la pandémie toutes ces personnes incapables d’avoir un “comportement citoyen”.
Dans les faits, le confinement était bien respecté, la majorité de la population ayant bien compris que, faute de moyens, il ne restait plus qu’à se cloisonner pour se protéger. Seulement en matière de confinement comme dans tous les autres domaines de la vie, l’égalité des droits est un fantasme répandu par l’idéologie bourgeoise. Cette classe fait toujours semblant de découvrir la misère ou les conditions de logement désastreuses dans lesquelles sont entassés la grande majorité de la classe ouvrière, les précaires et les chômeurs. Ce sont des familles entières qui ont été confinées du matin au soir dans des espaces réduits. En matière de logement, là encore seuls le profit et la rentabilité sont de règle.
Si la violence faite aux enfants ainsi qu’aux femmes n’est malheureusement pas un phénomène nouveau, dans ces conditions de confinement il n’a fait qu’augmenter de manière dramatique et explosive. Alors que l’État s’est montré très réactif pour “sauver l’économie”, il n’a bien évidemment rien mis en œuvre pour les personnes se retrouvant dans des situations de détresse et en danger de mort, si ce n’est les exhorter à appeler le numéro du service d’appel pour les urgences sociales, qui n’avait aucun moyen de faire face à cette recrudescence de violences.
Résultat de cette situation, partout dans le monde, les violences conjugales ont explosé avec une hausse de 30 % en France où les interventions à domicile des services de police pour des violences intrafamiliales ont également bondi de 48 %. En Europe, les appels d’urgence ont augmenté de 60 %. En Tunisie, les agressions contre des femmes ont été multipliées par cinq. En Inde, le nombre de dossiers établis pour violences conjugales a doublé. Au Brésil, les cas de violences conjugales signalées ont augmenté de 40 à 50 %. Au Mexique, les appels pour violences y ont augmenté de 60 % pendant la quarantaine avec 200 cas supplémentaires de féminicides. Plus de 900 femmes ont été portées disparues au Pérou…
Mais pour la bourgeoisie, ces désastres humains ne représentent que des chiffres ou des pourcentages sur du papier, qu’elle va s’empresser bien vite d’oublier ! Si les services de santé ont été sabrés depuis plusieurs dizaines d’années, les services sociaux de protection de l’enfance, de prévention des violences faites aux femmes et tous les services de protection des plus faibles ou démunis ont tout simplement été laminés.
Quels dégâts réels de souffrances et combien de meurtrissures physiques et psychiques cachées au bout du compte ? Combien de situations de détresse, de dépression et de tentatives de suicide auront été amplifiées par ces conditions d’enfermement et d’entassement ?
Les mesures de confinement et de restrictions drastiques des liens sociaux imposées aux populations, hormis pour les salariés envoyés au travail sur les lieux de travail en servant de “chair à virus” pour “sauver l’économie” au risque de se faire contaminer eux et leur entourage, ont fait ressortir le caractère impersonnel et abstrait des relations sociales dans le capitalisme.
Alors que le virus continue à se propager sur plusieurs continents, qu’il connaît un regain significatif dans plusieurs pays européens où une deuxième vague s’amorce, les médias ciblent et stigmatisent les jeunes et leur volonté de se rassembler après des mois d’isolement, en les qualifiant “d’irresponsables” par rapport aux vieux comme par rapport à l’ensemble de la population, en cherchant à susciter une division idéologique supplémentaire entre générations. Si, bien évidemment, toutes les précautions doivent être prises, ces rassemblements témoignent d’une soif de lien social, d’un désir de retrouver sa famille, ses amis et tous ses proches après des mois de solitude et d’isolement extrêmement violent sur le plan psychologique.
Ces jeunes ne font pourtant qu’exprimer un besoin vital pour l’espèce humaine, celui de vivre en collectivité. Le fait de les désigner comme coupables du retour en flèche du virus en Europe, comme le font les médias depuis plusieurs semaines, démontre également toute la brutalité et l’inhumanité de la société bourgeoise.
La bourgeoisie veut se présenter comme une classe qui dirige une société qui profite à tous. Une société où chacun a sa place et où chacun a sa chance. Mais lorsqu’une crise sanitaire, économique et sociale de cette ampleur frappe, le voile se déchire et émerge sans fards le visage monstrueux de ce système d’exploitation où la vie n’est qu’une marchandise qui ne mérite une attention et un entretien que si elle est jugée rentable, et encore à condition qu’elle ne coûte pas trop cher. Avec la crise économique, avec l’enfoncement de cette société dans une inhumanité et un chaos toujours plus grand s’imposent des politiques toujours plus irresponsables et meurtrières pour la vie elle-même. À entendre cette classe de menteurs, ses médias et autres idéologues à son service, le monde d’après ne sera plus comme celui d’avant. Aujourd’hui, on nous fait miroiter qu’à l’avenir “il y aura de meilleurs services de santé”, qu’ “il y aura des masques, des tests”, que “le monde sera plus solidaire”, “qu’on va s’occuper des personnes âgées dans les maisons de retraite”, que “la solitude c’est fini”, qu’ “on ne refera pas deux fois les mêmes erreurs”, etc. Ces bobards hypocrites sont aussi peu crédibles qu’au moment de la Première Guerre mondiale quand la bourgeoisie proclamait la main sur le cœur que ce serait “la der’ des ders’ !” ou “plus jamais ça !” Puis, il y eut la Seconde Guerre mondiale et son regain de barbarie généralisée. Alors, c’est vrai, le monde d’après ne sera plus comme celui d’avant : il sera encore pire ! Les promesses de la bourgeoisie n’engagent que ceux qui y croient mais la classe prolétarienne ne peut plus entretenir la moindre illusion sur l’univers de souffrances et de cauchemars que lui réserve et dans lequel le plonge toujours plus profondément le capitalisme.
Sam, 2 mai 2020
Au programme de la rentrée 2020: crise, licenciements, chômage, attaques et méprisAlors que la pandémie mondiale et le confinement de près de quatre milliards de personnes sont encore présents, le capitalisme poursuit sa marche infernale : mensonges, flicage, chômage, misère, attaques contre les conditions de vie et de travail, répression…
Dans tous les États, l’arrêt brutal de l’économie a exacerbé les effets de la crise historique du capitalisme. “Effondrement historique de l’économie française” titrait Le Monde du 1er août : “Le produit intérieur brut (PIB) a reculé de 13,8 % au deuxième trimestre”. Au-delà des titres “choc”, il est clair que les effets de la pandémie sur une économie déjà gravement malade n’ont pas encore dévoilé toute leur profondeur !
Aujourd’hui, alors que la menace de l’épidémie pèse de tout son poids sur nos têtes, la récession se fait déjà lourdement sentir. Durant les quatre derniers mois, les annonces de licenciements n’ont cessé de pleuvoir. De nombreux secteurs sont sévèrement frappés et un grand nombre de petites entreprises mettent la clé sous la porte ! Les plus grosses, tentant de résister, licencient à tour de bras.
Les plans de licenciements et d’économie à l’œuvre avant la crise sanitaire ont donc été considérablement amplifiés et multipliés : plus de 7 580 licenciements chez Air France, 15 000 chez Airbus avec près de 5 000 en France (donc beaucoup plus chez les sous-traitants). Renault prévoit la suppression de 15 000 emplois dans le monde (5 000 en France), Alinéa 2 000, La Halle plus de 5 000, Naf Naf 1 100… À cela s’ajoute une multitude de petites PME. On parle déjà de près d’un million de chômeurs supplémentaires. Et tout cela n’est qu’un début ! Un économiste résume bien la situation : “Il ne s’agit pas de savoir si le chômage va s’accroître, mais jusqu’à quel sommet il va culminer”. (1)
Pour les travailleurs les plus précaires, la situation est particulièrement dramatique. Nombre d’intérimaires se retrouvent “sans activité” ou dans une incertitude insupportable : “La fédération des professionnels du secteur parle d’un choc quatre à cinq fois supérieur à celui de 2009”. Le BTP, l’industrie, le commerce ou le transport-logistique sont notamment touchés. “Je suis tombé à 1 080 euros net par mois et j’ai quatre enfants sous mon toit. L’un d’entre eux est obligé de prendre un emploi saisonnier cet été pour nous venir en aide. Ce n’est pas possible, s’emporte Bruno Palard, 57 ans, intérimaire […]. Le 24 avril, il a été placé en chômage partiel pour une durée indéterminée”. (2) La situation est encore plus grave pour les milliers de travailleurs qui vivent dans la débrouille, enchaînant des petits boulots souvent au noir et qui se retrouvent dans une misère totale.
Les queues devant les camions de distribution d’aide alimentaire d’urgence n’ont cessé de s’allonger depuis le début de la pandémie si bien que les associations de bénévoles sont débordées. Malgré les annonces de “plans d’urgences” de l’État, les associations voient les stocks alimentaires fondre alors que des nouveaux demandeurs se bousculent (déjà + 25 % depuis le confinement, “soit 5,5 millions de demandeurs qui pourraient grimper à 8 millions d’ici à cet hiver”, estiment les associations). Dans plusieurs pays centraux du capitalisme (en particulier aux États-Unis), des grèves des loyers ont également éclaté. Tout cela montre à quel point la situation devient insoutenable et dramatique pour de très larges parties de la classe ouvrière à travers le monde.
Pour maintenir son économie, le capitalisme n’a qu’une seule réponse : exploiter davantage les ouvriers ! Et c’est bien ce qui est à l’œuvre depuis le début de la crise sanitaire, avec la succession de “mesures d’urgence” et d’ordonnances qui concernent le Code du travail :
– La journée de travail maximale passe de 10 à 12 heures (et de 8 à 12 pour le travail de nuit).
– Le temps de repos entre deux jours de travail passe de 11 à 9 heures.
– Le travail hebdomadaire (max) de 48 à 60 heures.
– Extension du travail le dimanche…
Bien naïvement, on pourrait penser que ces mesures ne sont qu’un “cadre légal” nécessaire pour faire face à une situation exceptionnelle de crise sanitaire… Mais vraiment bien naïvement ! Car, à y regarder de plus près, on lit également dans ces ordonnances que “L’employeur peut imposer ou modifier au maximum six jours de congés” avec “un jour franc pour prévenir”, il peut imposer jusqu’à dix jours de RTT ou CET (Contrat Épargne Temps). De même que l’employeur peut imposer jusqu’à cinq jours de congés “monétisés” (sur les RTT et CET), notamment en complément de revenu dans une situation de chômage partiel.
Nombre de ces mesures “temporaires”, officiellement en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020, feront “jurisprudence”, dans l’intérêt du capital ! Dans un article de Médiapart publié le 18 juin 2020 : “Les députés votent une drôle de sortie de l’état d’urgence sanitaire”, on pouvait lire : “Alors que l’état d’urgence sanitaire se termine le 10 juillet, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture un projet de loi prorogeant jusqu’au 30 octobre certains pouvoirs exceptionnels accordés au premier ministre, et notamment celui d’interdire des manifestations”. Quand il s’agit de défendre les intérêts du capital, “l’exceptionnel” devient très vite la règle !
Avec l’incertitude de la situation actuelle, toute la pression est mise sur les ouvriers qui doivent “savoir faire des sacrifices pour sauver l’activité” et leurs emplois. Les fameux “accords de performance collective” (remis au goût du jour avec les ordonnances Travail de 2017) sont une autre illustration de l’hypocrisie de la bourgeoise et de ses syndicats pour faire accepter une plus grande exploitation au nom de la sauvegarde de l’emploi. Un véritable chantage pour une nouvelle tromperie ! Par exemple à propos de “l’accord” signé par le sous-traitant aéronautique Derichebourg, on peut lire : “Selon le syndicat FO, dans un tract publié le 12 juin [47], face à une chute brutale du chiffre d’affaires de plus de 50 % et avec des prévisions pessimistes anticipant un déficit de près de 6 M€ pour l’entreprise, cet accord était la seule solution pour garantir nos emplois”. (3) Et voici le résultat de cette “grande lutte” syndicale : “L’accord prévoit la suppression des primes de repas et de transport, de 280 euros par mois sur dix mois. […] Par ailleurs, les salariés qui perçoivent plus de 2,5 SMIC perdront leur treizième mois en 2020”.
Un “accord” du même type est actuellement en discussion chez PSA Retail avec cette fois la CFDT aux commandes. Pour mémoire, “en 2015, les salariés de l’usine Smart de Hambach (Moselle) avaient accepté de revenir aux 39 heures pour sauver leur site. Quatre ans plus tard, leur employeur, le groupe automobile allemand Daimler, avait décidé de délocaliser l’entreprise en Chine”. (4)
Ne nous trompons pas, c’est bien le chômage de masse et la précarité qui nous attend. Pour faire face à cette forte augmentation du chômage, la bourgeoisie a un plan pour le moins radical : la réforme de l’assurance chômage (et une économie de 3 à 4 milliards d’euros sur le dos des prolétaires) ! Il faut dire que cela est mûrement préparé depuis plus de deux ans et déjà en partie appliqué.
Cette attaque d’ampleur contre la partie du prolétariat la plus fragile est d’une violence redoutable. Voici un bref résumé, du contenu de cette attaque :
– Durcissement des conditions d’indemnisation (avoir travaillé 4 mois sur les 28 derniers, passe à 6 mois sur 24).
– Le seuil de rechargement des droits (qui était de 1 mois, passe à 4 puis à 6)
– Dégressivité des revenus (au bout de 6 mois pour les tranches hautes)
– Et surtout : tous les jours de la période considérée seront intégrés au calcul de l’indemnité, même ceux non travaillés !
“Avec la réforme, ce salaire journalier de référence sera calculé à partir du revenu mensuel moyen. Les périodes d’inactivité seront donc prises en compte dans le calcul de l’indemnisation, ce qui baissera mécaniquement le montant des allocations chômage versées aux demandeurs d’emploi”. (5) Mais déjà, tout est en place pour perdre les demandeurs dans des démarches administratives complexes et fastidieuses, conduisant à des erreurs quasi systématiquement à la charge du demandeur. (6) Et ce n’est pas l’annonce du report de ce deuxième volet de la réforme qui peut nous faire croire au moindre état d’âme de la part du gouvernement. Ce dernier ne s’en cache pas : cette réforme ainsi que celle des retraites, seront remises à l’ordre du jour aussi vite que possible. “Il n’y aura pas d’abandon d’une réforme des retraites. Je suis ouvert à ce qu’elle soit transformée”, déclarait Macron au mois de juillet en souhaitant relancer les concertations”. En définitive, ce sont toujours les mêmes discours hypocrites et mensongers que la bourgeoisie nous sert “au nom de l’équité, de la justice, de l’altruisme, de la démocratie”.
Dans ce jeu abject, les syndicats répondent toujours présents à l’appel du gouvernement pour “mener les concertations”. Mettre en œuvre de telles réformes, attaquer aussi durement les conditions d’existence du prolétariat, nécessite un encadrement syndical fort de la classe ouvrière, une division, que ces “professionnels de la lutte” savent très bien faire. Alors qu’aujourd’hui on licencie massivement chez Airbus, Air France, Alinéa… que font les syndicats ? Ils enferment les ouvriers dans un corporatisme stérile, en poussant les plus combatifs à la lutte dans le seul périmètre de leur entreprise !
À l’annonce des licenciements chez Airbus, les syndicats ont appelé à manifester sur le tarmac de l’aéroport de Toulouse, en organisant même deux cortèges : l’un composé des syndicats majoritaires comme FO et le deuxième, faisant cavalier seul, emmené par la CGT. Une véritable caricature de division et d’isolement !
La lutte derrière les syndicats ne mène qu’à l’épuisement, à la déception et à la résignation. Pour qu’une lutte paie, elle doit opposer un rapport de force à la bourgeoisie. Cela signifie que le véritable moteur de la lutte est la recherche de la solidarité, de l’unité, de l’extension du mouvement et de sa politisation. Autant de questions essentielles que les syndicats se gardent bien de mettre en avant et qu’ils occultent. La classe ouvrière ne pourra donc compter que sur elle-même. Tout cela ne fait que souligner davantage le caractère primordial du premier point des statuts de l’Association Internationale des Travailleurs qui proclamait : “L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” !
Marius, 2 septembre 2020
(1) “Le chômage de masse s’amplifie en France”, Le Monde (29 juillet).
(2) “On subit, on n’a pas trop le choix : les intérimaires, premières victimes de la crise due au coronavirus”, Le Monde (18 juin).
(3) “Accord de performance collective : le sentiment de “trahison” des salariés de Derichebourg”, Marianne (12 août 2020).
(4) Les Echos (4 juin 2020).
(5) Capital (17 juillet 2020).
(6) En juillet dernier, Yann Gaudin est licencié pour avoir aidé des allocataires, notamment des intermittents et des précaires, à “récupérer un préjudice financier d’environ 200 000 euros”. Sur son blog, ce lanceur d’alertes explique avoir découvert “de vraies anomalies couvertes par une chaîne de décideurs, par exemple des salaires exclus automatiquement par le système de calcul des allocations chômage”. Ainsi que des informations “sur les droits des allocataires que l’on donne très peu, voire quasiment jamais aux intéressés”.
Les tensions raciales aux États-Unis sont, en partie, liées au rôle joué par le système esclavagiste dans le développement de l’accumulation primitive dans ce pays. L’esclavage existait partout (Brésil, colonies espagnoles, Caraïbes insulaire et continentale...) mais dans aucun autre pays développé, ce système n’a conditionné les relations sociales et les difficultés d’unité de la classe ouvrière autant qu’aux États-Unis. À un autre niveau de développement et d’importance, le cas de l’Afrique du Sud présente quelques similitudes.[1]
Les origines du capitalisme, après la “découverte” des Amériques, ont été marquées par l’esclavage.[2] C’est surtout dans les Amériques, et pas seulement aux États-Unis, que ce système a pris racine. Pour comprendre l’histoire de l’avènement du capitalisme, de la formation de la classe ouvrière, de la situation actuelle même, il est nécessaire d’aborder le problème de l’esclavage.
Comme l’écrit Marx : “La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore”.[3]
L’accumulation primitive du capital sous les anciens régimes, encore marqués par la féodalité, s’est souvent réalisée avec le travail des esclaves. Et l’Afrique, au malheur de ce continent, sera, dès le XVIIe et le XVIIIe siècle et jusque dans une grande partie du XIXe, un “terrain de chasse aux esclaves”.
Ce type d’exploitation n’est toutefois pas le même que celui du capitalisme, bien qu’il ait servi, à ses débuts, dans l’accumulation originelle (ou “primitive”) : “L’emploi sporadique de la coopération sur une grande échelle, dans l’antiquité, au Moyen Âge et dans les colonies modernes, se fonde sur des rapports immédiats de domination et de servitude, généralement sur l’esclavage. Sa forme capitaliste présuppose au contraire le travailleur libre, vendeur de sa force de travail. Dans l’histoire, elle se développe en opposition à la petite culture des paysans et à l’exercice indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme corporative. En face d’eux, la coopération capitaliste n’apparaît point comme une forme particulière de la coopération ; mais au contraire la coopération elle-même comme la forme particulière de la production capitaliste. Si la puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme force productive du capital, la coopération apparaît comme mode spécifique de la production capitaliste. C’est là la première phase de transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa subordination au capital. Cette transformation se développe spontanément. Sa base, l’emploi simultané d’un certain nombre de salariés dans le même atelier, est donnée avec l’existence même du capital”.[4] Cela signifie que tout comme le capitalisme a commencé et s’est développé dans un environnement non capitaliste, d’abord très dominant, il s’est également développé au milieu et à travers d’autres formes d’exploitation et de “coopération”, car le capitalisme ne sécrète pas de forme particulière de coopération en dehors du capitalisme lui-même. Le féodalisme a soumis à son contrôle les anciennes communautés communistes primitives qu’il “laissait faire” tant qu’elles payaient régulièrement un tribut en nature (produits agricoles, animaux ou artisanaux) et en êtres humains (serviteurs et soldats). D’autre part, le capitalisme tend à transformer tous les rapports sociaux en rapports commerciaux et salariaux, mais dans sa marche vers ceux-ci, il est capable d’utiliser à son service d’anciennes formes d’exploitation comme l’esclavage, les rendant beaucoup plus rentables au moyen d’une barbarie raffinée et systématique.
Au XIXe siècle, l’esclavage s’est maintenu sur une aussi grande échelle que celle des États producteurs de coton du Sud des États-Unis (il y avait jusqu’à cinq millions d’esclaves) jusqu’à bien au-delà du milieu du siècle. Ils vendaient leur production aux États du Nord et, surtout, au premier grand pays capitaliste de l’époque, la Grande-Bretagne. Pendant des décennies, après l’indépendance de l’Amérique du Nord, le système esclavagiste est resté très important, au service de l’accumulation dans cet immense pays.[5] Mais la confrontation entre le capitalisme des États du Nord et les États esclavagistes du Sud est devenue inévitable, notamment en raison du dynamisme expansionniste vers l’Ouest, ce qui a conduit à la Guerre de Sécession.
Après la colonisation de l’Égypte, la Grande-Bretagne a commencé à ne plus acheter le coton du Sud des États-Unis, renforçant, avec le cynisme habituel des classes dominantes, la campagne anti-esclavagiste d’une bonne partie de la bourgeoisie britannique.[6]
Le plus notoire n’est pas seulement la permanence inhabituelle, mais l’augmentation exponentielle du nombre d’esclaves au cours des décennies : “Lorsque le premier recensement des esclaves aux États-Unis a été effectué en 1790, le chiffre était de 697 000 ; en 1861, il était passé à quatre millions” comme le rappelle Marx dans Le Capital (Livre I, Section IV, Chap. XV “Machinisme et grande industrie”, partie 6 : Théorie de la compensation). Et ceci, dans le premier pays du monde “libéré” de l’Ancien régime, servant de phare, aux côtés de la France, au “modèle démocratique” pour l’essor des bourgeoisies des autres pays.
“Tant que la production dans les États du Sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces États, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d’un système froidement calculé. Il ne s’agissait plus d’obtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait de la production de la plus value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes”.[7] Malgré ces énormes profits, l’esclavage est cependant resté un système non entièrement capitaliste.
Les conséquences de l’outrage à la morale humaine que représentait l’esclavage dans le pays qui allait devenir le plus puissant de la planète, n’ont ainsi pas disparu par enchantement, après la Guerre de Sécession. L’esclavage a disparu, mais pas ses conséquences dans la difficile lutte de la classe ouvrière. Autant il était dans l’intérêt de la bourgeoisie de mettre fin à l’esclavage, autant nous savons parfaitement que les maux des sociétés de classe du passé sont concentrés dans le capitalisme comme s’il s’agissait d’un mélange de tous ces maux. La sanglante guerre civile[8] a accéléré l’extension du travail salarié dans l’ensemble des États-Unis, les travailleurs noirs furent progressivement incorporés dans le travail “libre”, mais cette “liberté d’être exploité” a été transformée presque dès le début par un système de ségrégation raciale qui a ajouté d’horribles souffrances à cette partie de notre classe et a créé une dangereuse division au sein du prolétariat.
Les lois de ségrégation raciale sont restées en vigueur dans pratiquement tous les États, soutenues par des décisions répétées de la Cour suprême. Comble du cynisme, la Cour suprême, trois ans seulement après la fin de la Guerre de Sécession (en 1868), a statué que “les Noirs doivent vivre séparément. L’homme blanc les appelait par leur seul prénom et pouvait les maltraiter pour n’importe quelle raison. Les Noirs pouvaient voter, mais seulement s’ils payaient un impôt spécial et s’ils connaissaient par cœur les noms de tous les présidents et juges de la Cour suprême”.
Le système légal de ségrégation protégeait et encourageait un système parallèle, soi-disant “populaire” (grâce au concours fanatique de la petite bourgeoisie blanche) d’agressions, d’assassinats collectifs, de lynchages systématiques. La petite bourgeoisie, surtout dans les États du Sud, mais pas seulement là, a déclenché sa fureur destructrice avec une régularité de métronome pour terroriser les prolétaires d’origine esclave. Le racisme de la petite bourgeoisie nord-américaine reflète l’une des caractéristiques idéologiques du capitalisme nord-américain : une culture imprégnée d’un puritanisme violent d’inspiration biblique, dont l’une des bases est l’horreur furieuse, viscérale et écœurante de tout mélange de “races”. Il est vrai que le racisme et le rejet de l’autre expriment une mentalité largement partagée dans toutes les sociétés de classe, mais en ce qui concerne les États-Unis il s’agit d’un élément fondateur du pays.
À Opelousas (Louisiane, 1868), à la Nouvelle-Orléans et à Memphis (1866), la populace blanche a réagi par des lynchages face aux tentatives des Noirs d’exercer de “nouveaux droits”. “À Thibodaux, en Louisiane, en 1887, plus de 300 coupeurs de cannes à sucre sont morts pendant une grève pour conquérir le droit de quitter leurs anciens quartiers d’esclaves”.
Le XXe siècle a été encore pire : “Pas moins de 250 personnes sont mortes à Wilmington, en Caroline du Nord, en 1928, dont des femmes et des enfants, lorsqu’une foule blanche a attaqué un de leurs journaux à cause d’un article anti-ségrégationniste. Plusieurs centaines d’autres sont morts à East St. Louis (Missouri, 1917) lorsqu’une rumeur s’est répandue selon laquelle un travailleur noir avait parlé à une femme blanche lors d’une réunion syndicale. À Elaine (Arkansas, 1919), le facteur déclencheur de la mort de plus de 200 Noirs, dont des femmes et des enfants, a été une revendication salariale des cueilleurs dans les champs des propriétaires terriens blancs. Et à Tulsa, Oklahoma, en 1921, tout a commencé lorsqu’un groupe de Blancs a tenté de lyncher un jeune Noir qu’ils accusaient de vol. Jusqu’à 300 personnes sont mortes et 8 000 ont perdu leur maison lorsque la population blanche en colère a mis le feu à Black Wall Street et au quartier noir environnant”.
Le système de ségrégation raciale a été renforcé par une milice para-légale qui persécutait les travailleurs noirs et leur infligeait des tortures sauvages lors d’actes rituels : le Ku Klux Klan. Officiellement dissoute en 1871, elle réapparaît en 1915 et est toujours entretenue par des groupes locaux qui défendent une idéologie xénophobe, raciste, revendiquant la suprématie des Blancs. Les grands partis démocratiques américains, ont parfois ouvertement encouragé ces expressions barbares du capitalisme, à d’autres moments ils ont feint de “s’indigner” pour favoriser le piège de l’ “antiracisme”, mais les ont toujours tolérées comme un moyen complémentaire.
Lorsque l’esclavage aux États-Unis était arrivé à son apogée, Marx a décrit la vie des prolétaires en Angleterre,[9] une “vie” atroce comme Engels l’avait déjà décrite dans son célèbre livre en 1845.[10] Il ne fait aucun doute que la vie des prolétaires de l’époque était aussi misérable et épuisante que celle de nombreux esclaves. Mais pour l’avenir de la classe révolutionnaire, l’exploitation des esclaves, n’est pas la même chose que “l’existence des travailleurs libres et salariés qui vendent leur force de travail au capital”. Le prolétariat vit l’expérience d’une nouvelle forme d’exploitation qui contient la possibilité, s’il est capable de développer une lutte consciente, de surmonter les contradictions du capitalisme à travers la société communiste.[11] L’exploitation du prolétariat contient une souffrance universelle qui englobe toutes les formes d’oppression et d’exploitation qui ont existé dans les sociétés de classe et qui, par conséquent, ne peut être résolue que par une révolution universelle qui va aux racines de toute l’exploitation et de l’oppression qui existent dans le capitalisme et, finalement, dans toutes les sociétés de classe. C’est pourquoi l’un des aspects de la lutte de la classe ouvrière devait être la lutte contre l’esclavage, surtout dans un pays comme les États-Unis.
L’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou Première Internationale), avant la situation de la guerre civile nord-américaine, n’a pas hésité à envoyer un message de soutien, écrit par Marx, aux Nordistes de Lincoln. Il ne s’agissait pas de soutenir une fraction de la bourgeoisie contre une autre classe réactionnaire (les grands propriétaires du Sud).[12] Marx pensait à juste titre que la fin de l’esclavage donnerait une impulsion à l’unité de la classe ouvrière. C’est ainsi qu’il écrit dans Le Capital (à peu près plus ou moins à la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis et la fin “officielle” de l’esclavage en 1865), établissant un lien avec la lutte unitaire pour la journée de 8 heures : “Aux États-Unis d’Amérique, le mouvement ouvrier ne pouvait pas sortir de sa prostration tant qu’une partie de la République restait souillée par l’institution de l’esclavage. Le travail des Blancs ne peut être émancipé là où le travail des Noirs est asservi. De la mort de l’esclavage a immédiatement jailli une vie nouvelle et rajeunie. Le premier fruit de la guerre de Sécession a été la campagne d’agitation pour la journée de huit heures, qui s’est étendue à la vitesse de la locomotive de l’Atlantique au Pacifique, de la Nouvelle Angleterre à la Californie”[13]
Tant les marxistes que les anarchistes mirent clairement en avant l’unité de la classe ouvrière, quelle que soit les couleurs de peau. Cette tradition s’est incarnée au début du XXe siècle dans les Industrial Workers of the World (IWW), le célèbre syndicat révolutionnaire des États-Unis, qui s’est constitué en faveur de la politique internationaliste, contre la guerre et évidemment pour l’unification de la classe ouvrière.[14] Nous connaissons déjà les limites du syndicalisme révolutionnaire et l’échec des IWW. Mais dans la mémoire des travailleurs restera, comme le rappellent nos articles de la Revue Internationale no 124 et 125, “l’expérience des IWW, le courage exemplaire de ses militants face à une classe dominante qui ne recule ni devant la plus grande et la plus vile violence ni l’hypocrisie, cette expérience des IWW est donc là pour nous rappeler que les travailleurs des États-Unis sont décidément des frères de classe des travailleurs du monde entier, que leurs intérêts et leurs luttes sont les mêmes et que l’internationalisme n’est pas un vain mot pour le prolétariat, mais plutôt la pierre angulaire de son existence”.
“Pendant longtemps, le mouvement ouvrier aux États-Unis a été très préoccupé par les divisions entre les travailleurs nés dans le pays, les ouvriers anglophones (même s’ils étaient déjà des immigrants de deuxième génération) et les travailleurs immigrés nouvellement arrivés, qui parlaient et lisaient peu ou pas du tout l’anglais […] Dans sa correspondance avec Sorge en 1893, Engels met en garde contre l’utilisation cynique par la bourgeoisie des divisions au sein du prolétariat qui freinent le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis. En effet, la bourgeoisie utilise habilement tous les préjugés raciaux, ethniques, nationaux et linguistiques pour diviser les travailleurs entre eux et ainsi contrecarrer le développement d’une classe ouvrière capable de se concevoir comme une classe unie. Ces divisions constituaient un sérieux obstacle pour la classe ouvrière aux États-Unis, séparant les travailleurs nés aux États-Unis de la grande expérience acquise en Europe par les travailleurs nouvellement immigrés. Ces divisions ont rendu difficile, pour les travailleurs américains les plus conscients, de se maintenir au niveau des avancées théoriques du mouvement ouvrier international”.
Dans cette lettre d’Engels à Sorge du 2 décembre 1893,[15] Engels répondait à une question de Friedrich Adolf Sorge sur l’absence d’un parti socialiste significatif aux États-Unis, en expliquant que “la situation aux États-Unis comporte des difficultés très importantes et particulières qui entravent le développement régulier d’un parti ouvrier. Parmi ces difficultés, l’une des plus importantes est “l’immigration, qui divise les travailleurs en deux groupes : les natifs et les étrangers, ces derniers étant répartis entre eux 1) en Irlandais, 2) en Allemands, 3) en de nombreux petits groupes de nationalités différentes, chacun d’entre eux ne comprenant que sa propre langue : Tchèques, Polonais, Italiens, Scandinaves, etc. Et enfin les Noirs. Construire un seul et même parti sur cette base nécessite des motivations puissantes que l’on ne trouve qu’en de rares circonstances. Il y a souvent des poussées vigoureuses, mais il suffit que la bourgeoisie attende sans rien faire que les différentes parties de la classe ouvrière se retrouvent à nouveau dispersées”.[16]
Les travailleurs noirs, qui avaient déjà commencé à fuir vers le Nord pendant l’esclavage (y compris dans les États nordistes où ils pouvaient être persécutés et renvoyés dans le Sud), ont commencé à se rendre dans les zones industrielles surtout à partir du début du XXe siècle. Et cette “division” dont parle Engels a pris la forme de l’émergence de ghettos, tendance qui a été accentuée par la contre-révolution. L’abominable ignominie de l’esclavage “moderne” avait la particularité de s’appuyer sur son unique origine “raciale” (population originaire d’Afrique subsaharienne) (contrairement à l’esclavage ancien, médiéval ou oriental où les esclaves pouvaient être d’origines très diverses) de sorte que les esclaves nouvellement prolétarisés étaient immédiatement considérés comme sortant tout juste de leur condition ancienne de marchandise vendue. La bourgeoisie américaine, d’autre part, a interdit jusqu’à très récemment l’émigration “colorée”, favorisant dans les grandes années d’émigration vers les USA de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930, les populations européennes. Il est vrai que la “tradition” de l’habitat urbain aux États-Unis a été celle des quartiers “ethniques”, mais avec les ghettos, la séparation était beaucoup plus nette.
La ségrégation raciale a été officiellement abolie en 1964, un siècle après l’abolition de l’esclavage. Il s’agissait de fournir une cause à une partie croissante de la bourgeoisie noire qui était entravée dans ses affaires par ces lois. Le “grand fruit” des lois sur les droits civiques a été la promotion des Noirs dans les hautes sphères de la politique et des affaires. Sous l’administration Bush, Colin Powell, le boucher de l’Irak, et Condoleezza Rice, la secrétaire d’État, se sont distingués, avec l’élection d’Obama en 2008 comme premier président noir.
Cependant, pour les travailleurs noirs, rien n’avait changé. Ils continuaient d’être victimes de discriminations policières et judiciaires qui font qu’un Noir court sept fois plus de risques de se retrouver en prison qu’un Blanc.
Le comportement de la police (qui comprend de plus en plus de Noirs en son sein) envers les Noirs est particulièrement cruel. Le crime de Los Angeles de 1992 qui a déclenché de violentes protestations a été horrible. Pendant le mandat d’Obama, il y a eu plus de meurtres de la part de policiers que jamais auparavant.[17]
Le meurtre de Georges Floyd, le 26 mai, “aux mains” de quatre flics de Minneapolis a été une nouvelle démonstration tragique de cette continuité de la violence officielle de la classe dominante. Les classes dominantes, par le biais de leurs États, ont le monopole de la violence. Ils l’exercent en général pour imposer leur domination, en particulier contre la classe ouvrière. À côté des forces de l’ordre “officielles”, il y a des milices, des groupes armés plus ou moins illégaux. Au fil des ans, les États-Unis sont devenus un paradigme de la violence la plus extrême. Et dans de nombreux autres pays, cette violence extrême, officielle, non officielle ou illégale (citons le Mexique comme “exemple”), est installée pour toujours tant que dure ce système criminel. Tous ces fléaux sont anciens, oui, mais la tendance de ce modèle s’est généralisée, elle s’est aiguisée dans tous les coins de la planète. Nous vivons aujourd’hui la décomposition du système capitaliste et cette violence criminelle officielle, non officielle ou illégale est sa marque de fabrique. Démocraties, dictatures, avec des partis uniques ou pluralistes, le destin est aujourd’hui marqué par cette violence extrême d’un système criminel, le capitalisme.
Face à de tels outrages, bien connus cette fois-ci grâce aux images transmises par le monde entier sur l’agonie de Floyd, des gens de toutes races et conditions sont descendus dans la rue, remplis d’indignation, pour finir par exiger… une police plus démocratique ! Et d’autres revendications qui consistent à exiger que le bourreau soit plus humain. D’une part, Trump jette plus d’huile sur le feu, encourageant les suprémacistes qui sont prêts à tirer sur quiconque n’est pas Blanc ; d’autre part, les fractions démocrates (et de nombreux républicains, comme l’ancien président Bush) de l’éventail politique américain font des génuflexions, font appel à des artistes et à des stars indignés soutenant des manifestations “patriotiques”.
Avec la contre-révolution liée à la défaite de la vague révolutionnaire bolchevique des années 1920, et à partir des années 1930, les meurtres, les lynchages se sont multipliés. Pendant la dépression de 1929, la petite bourgeoisie blanche (bien manipulée par les médias qui profitent de sa recherche étroite de boucs émissaires) attribue la crise aux “Noirs” : “À Harlem (New York), il y a eu un nombre indéterminé de morts et plus d’une centaine de blessés, en plus de nombreux pillages, suite au vol présumé d’un jeune noir dans le magasin d’un blanc. Ce fut la première émeute moderne car elle a frappé les magasins. À partir de ce moment, Harlem a enduré des épisodes de violence raciale presque continue jusqu’aux années 1960”.[18]
En réalité, la “tache” de l’esclavage qui avait souillé le développement capitaliste aux États-Unis et ailleurs, a fini par créer une barrière difficile à franchir dans les luttes ouvrières aux États-Unis.
Ces barrières ont été exacerbées par le processus social de décomposition capitaliste.[19] Cela entraîne un pourrissement des relations sociales qui conduit à la fragmentation de la société en groupes ethniques, religieux, localistes, “d’affinité”, qui s’enferment dans leur “petit ghetto” pour se donner un faux sentiment de communauté, de protection contre un monde de plus en plus inhumain. Cette tendance favorise la division dans les rangs ouvriers (accentuée jusqu’au paroxysme par l’action venimeuse des partis, syndicats, institutions, médias, etc.) en “communautés” par race, par religion, par origine nationale, etc. Afin d’attiser le feu des divisions raciales et linguistiques du prolétariat américain, l’émigration des travailleurs d’Amérique latine, devenue massive depuis les années 1970, a été utilisée par la bourgeoisie pour créer davantage de ghettos, soumettre les travailleurs immigrés à l’illégalité et faire baisser les conditions de vie de tous les travailleurs.
Cependant, certaines luttes ouvrières des cinquante dernières années ont franchi cette barrière : à Detroit en 1965, la grève sauvage de Chrysler en 1968, la grève sauvage de la Poste en 1970, celle du métro de New York en 2005, la grève d’Oakland lors du mouvement Occupy en 2011… Malgré leurs limites, ces luttes sont une expérience dont on peut tirer des leçons dans la lutte pour l’unité de classe.
Au XIXe siècle, lutter contre l’esclavage, c’était lutter pour la classe ouvrière. Aujourd’hui, la brutalité de la police, des tenants de la suprématie blanche et de l’État en général (et de ses prisons) d’une part, et des mouvements antiracistes d’autre part, soumettent la partie “noire” de la classe ouvrière, voulant la transformer en une population à part entière.
De fait, le racisme et l’antiracisme sont les armes de la bourgeoisie contre la classe ouvrière.
C’est pourquoi le mot d’ordre du prolétariat est : Nous ne sommes ni blancs ni noirs ni d’aucune couleur ! Nous sommes la classe ouvrière ! Comme l’affirmait une banderole lors des manifestations contre la loi 187 sur les immigrés de l’État de Californie : “NOUS NE SOMMES PAS DES COLOMBIENS, NOUS NE SOMMES PAS DES MEXICAINS, NOUS SOMMES DES TRAVAILLEURS !”
Pinto, 11 juin 2020
[1] Cf. la série de notre Revue Internationale sur le mouvement ouvrier en Afrique du Sud :
– “Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud : de la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale [48]”, Revue Internationale n° 154 (2e semestre 2014).
– “Du mouvement de Soweto en 1976 à l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1993 [50]”, Revue Internationale n° 158 (Hiver / Printemps 2017).
– “De l’élection du président Nelson Mandela en 1994 à 2014 [51]”, Revue Internationale n° 163 (2e trimestre 2019).
[2] Cf. “1492 : Découverte de l’Amérique – La bourgeoisie célèbre les 500 ans du capitalisme [52]”. Revue Internationale n° 70 (3e trimestre 1992).
[3] Marx, Le Capital, Livre I, Section VIII : “L’accumulation primitive”, chap XXXI. “Genèse du capitaliste industriel”.
La numérotation des livres ou des volumes, des chapitres et des sous-chapitres du Capital n’apparaît pas nécessairement la même d’une édition à l’autre. Nous adoptons ici la référence à sa parution en ligne marxists.org qui, comme sa traduction, reprend celle des éditions des œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (Économie, Volume I) établie par Maximilien Rubel.
[4] Marx, Le Capital livre I, Section IV, Chap. XIII, “La coopération”.
[5] La thèse majoritaire des historiens nord-américains des années 1970 était que le Sud avait perdu parce qu’il était un précapitalisme inefficace et peu rentable. Depuis quelques années, la thèse majoritaire est que le système esclavagiste était entièrement capitaliste. Il est difficile de savoir ce qu’ils veulent montrer ou démontrer, peut-être que ce qu’ils recherchent, c’est de savoir quel système a été le plus brutal, le plus explosif et le plus inhumain. Et pour cela ils utilisent le marxisme, pour lequel le capitalisme est avant tout un rapport social, la dernière société de classe qu’il faut renverser pour mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Ainsi, selon un historien français bien connu, Nicolas Barreyre, parlant tout récemment du système des producteurs de coton du Sud des États-Unis, “Dans les années 1970, l’idée dominante chez les historiens, comme chez les économistes, était que le Sud esclavagiste vivait dans une économie pré-capitaliste inefficace et peu rentable qui ne pouvait pas survivre face au Nord, qui était entré dans la révolution industrielle et capitaliste dès le début du XIXe siècle. Après la crise de 2008, les historiens se sont à nouveau intéressés aux origines du système économique américain, forgeant ce que l’on a appelé la “nouvelle histoire du capitalisme”. L’idée est que l’économie esclavagiste du Sud était entièrement capitaliste, ce qui a contribué à la montée du capitalisme au Nord”. (Interview dans Le Monde du 28 juin 2020).
Nous n’avons pas l’intention de faire amende honorable auprès de ces éminents historiens. La logique des historiens des années 1970 selon laquelle l’économie des États du Sud américain était “inefficace et non rentable” parce qu’elle était “précapitaliste” semble résulter d’une vision “marxiste” assez vulgaire. Le capitalisme, à son apogée, a utilisé d’autres économies non capitalistes pour son expansion, tant des marchés que des sources de matières premières et de capitaux. Et jusqu’à leur pleine assimilation ou destruction, beaucoup de ces économies ont pu s’enrichir et servir pour l’accumulation primitive du capital, surtout lorsqu’elles appartenaient à la même nation. Dans le monde entier, au XIXe siècle, il existait des systèmes non encore dominés par le capitalisme avec lesquels il faisait des affaires, en les menaçant si nécessaire.
[6] L’hypocrisie de la bourgeoisie anglaise ne connaît pas de limites. D’une part, elle tolérait l’esclavage dans les pays qui pouvaient lui servir d’alliés et dans les colonies où il servait ses intérêts, tout en devenant simultanément le “marteau pour briser l’esclavage” contre des rivaux tels que l’Espagne, le Portugal ou le Brésil, qui n’avaient pas une puissance économique suffisante pour se passer de l’esclavage et qu’ils ont aboli très tard (en 1886 en Espagne et en 1888 au Brésil).
[7] Le Capital, Livre I, section III, Chap. IX. “La journée de travail”, partie 2. “Le Capital affamé de surtravail – Boyard et fabricant”
[8] Ce fut l’une des plus meurtrières de l’histoire : “630 000 personnes sont mortes. Aujourd’hui encore, ce chiffre représente la moitié de toutes les victimes que les États-Unis ont subies dans toutes les guerres qu’ils ont menées depuis lors, y compris celle en Afghanistan” (“La moral ciega [53]”, Lavanguardia du 3 juin 2020).
[9] Le Capital, Livre I, Ch. IX : “La journée de travail”, partie 3 : “Les branches industrielles anglaises sans limite légale d’exploitation” (un chapitre particulièrement édifiant, avec l’exemple de l’exploitation des enfants et des 15 heures de travail quotidiens pour un enfant de 7 ans !).
[11] Voir : Principes du communisme [55], en particulier les points VI et VII.
[12] “Lorsque à l’endroit même où, un siècle plus tôt, l’idée d’une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des Droits de l’homme qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du XVIIIe siècle – lorsque à cet endroit, la contre-révolution se glorifia, avec une violence systématique, de renverser “les idées dominantes de l’époque de formation de la vieille Constitution” et présenta “l’esclavage comme une institution bénéfique, voire comme la seule solution au grand problème des rapports, entre travail et capital”, en proclamant cyniquement que le droit de propriété sur l’homme représentait la pierre angulaire de l’édifice nouveau - alors les classes ouvrières d’Europe comprirent aussitôt, et avant même que l’adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l’avenir, mais encore leurs conquêtes passées”. (Message de l’AIT à Abraham Lincoln [56], 1864).
En 1864, il y a plus de 150 ans, alors que la classe ouvrière s’affirmait encore comme une classe de transformation de la société, ses organisations soutenaient et devaient soutenir des fractions de la bourgeoisie qui luttaient contre les vestiges (toujours importants et forts) des anciens systèmes d’exploitation. Aujourd’hui, le soutien aux “républiques démocratiques”, aux “droits de l’homme” et autres slogans bourgeois n’est pas le fait qu’il s’agisse de slogans “d’une autre époque”, mais qu’il s’agit avant tout de canulars et d’armes contre le prolétariat. Et ce, depuis l’entrée du capitalisme en décadence.
[13] Le Capital, Livre I, Chap. IX, “La journée de travail”, Chap. 2, “Le Capital affamé de surtravail. Fabricant et Boyard”.
[14] Voir notre série sur les IWW :
– “Les IWW (1905-1921) : l’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (I) [57]”, Revue Internationale n° 124.
– “Les IWW (1905–1921) : L’échec du syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis (II) [58]”, Revue Internationale n° 125.
[15] Marx et Engels, Basics writings on politics and philosophies, ed. Lewis Feuer, 1959, pp.457-458
[16] Traduction du CCI.
[17] Voir le reportage : Les conflits raciaux dans l’ère Obama [59].
[18] Site web du journal La Vanguardia, 3 juin 2020.
[19] Voir nos “Thèses sur la décomposition [60]”.
Depuis plusieurs semaines, le nombre de personnes contaminées par Covid-19 augmente fortement dans plusieurs régions du monde et tout particulièrement en Europe qui semble redevenue l’un des épicentres de la pandémie. La “possible deuxième vague” annoncée depuis plusieurs mois par les épidémiologistes est désormais une réalité et il y a fort à parier qu’elle sera bien plus virulente que la précédente. Dans plusieurs pays, le nombre de décès quotidien s’élève déjà à plusieurs centaines et les services de réanimation nécessaires à la prise en charge des patients les plus gravement atteints sont déjà au bord de la saturation, voire débordés comme en Italie, alors que nous ne sommes qu’au début de cette nouvelle vague.
Face à la gravité et à la dégradation rapide de la situation, de plus en plus d’États n’ont pas d’autres solutions que d’improviser des couvre-feux ou des semi-confinements locaux ou nationaux afin de maintenir la population à résidence… en dehors des heures de travail, bien sûr.
Tout au long de ces derniers mois, les médias de nombreux pays n’ont pas cessé de relayer les discours mesquins et mensongers des autorités qui n’ont pas hésité à jeter en pâture la “jeunesse irresponsable et égoïste” qui se regroupait “pour organiser des fêtes clandestines”, ou les vacanciers profitant des derniers beaux jours de l’été pour prendre un verre à la terrasse d’un café en enlevant momentanément leur masque (les gouvernements du pourtour méditerranéen les y ont pourtant lourdement incités afin de “sauver le secteur du tourisme en danger” !). Cette grande campagne ciblant quotidiennement “l’irresponsabilité des citoyens” n’est que le cache-sexe de l’incurie et du manque d’anticipation dont la classe dominante s’est rendue coupable depuis de nombreuses années, (1) tout comme ces derniers mois après le reflux relatif de la “première vague”.
Alors que les gouvernements étaient parfaitement au courant qu’aucun traitement probant n’existait, que la mise au point d’un vaccin était loin d’aboutir et que le virus ne serait pas nécessairement saisonnier, aucune mesure visant à prévenir une potentielle “deuxième vague” n’a été prise. Les effectifs de personnels hospitaliers n’ont pas vu leur nombre augmenter depuis le mois de mars dernier tout comme ceux des lits dans les services de réanimation. Les politiques de démantèlement des systèmes de santé se sont même poursuivies dans plusieurs pays. Tous les gouvernements ont donc poussé la société à revenir au “monde d’avant”, célébrant le retour “des jours heureux” avec un seul et même slogan à la bouche : “il faut sauver l’économie nationale !”
Aujourd’hui, c’est avec le même slogan que les bourgeoisies européennes obligent les exploités à se claquemurer de nouveau chez eux, tout en les exhortant à se déplacer sur les lieux de travail, faisant fi du brassage de populations propice à la prolifération du virus (tout particulièrement dans les grandes métropoles) et de l’absence de mesures sanitaires suffisantes pour garantir la sécurité des personnes sur les lieux de travail comme dans les établissements scolaires !
L’incurie et l’irresponsabilité dont la classe dominante à fait preuve ces derniers mois la rend une nouvelle fois incapable de maîtriser la pandémie. Par conséquent, la très grande majorité des États européens ont clairement tendance à perdre le contrôle de la situation. Cela pour le plus grand malheur de ceux contraints d’aller travailler dans l’angoisse et la peur de la contamination, pour eux comme pour leurs proches.
Contrairement à ce qu’elle prétend, il ne fait aucun doute que l’objectif de la classe dominante n’est pas de sauver des vies mais de limiter au maximum les effets catastrophiques de la pandémie sur la vie du capitalisme, tout en évitant d’accentuer la tendance au chaos social.
Pour cela, le fonctionnement de la machine capitaliste doit être assuré coûte que coûte. Il est notamment indispensable de permettre aux entreprises de dégager du profit. Sans travailleurs salariés sur les lieux de production, pas de travail possible, donc pas de profit à réaliser en perspective. Un risque que la bourgeoisie souhaite éviter à tout prix. Dès lors, la production, le commerce, le tourisme et les services publics doivent être garantis au maximum ; les conséquences sur la vie de centaine de milliers, voire de millions d’êtres humains importent peu. La classe dominante n’a pas d’autre alternative pour garantir la survie de son propre système d’exploitation.
Quoi qu’elle fasse, elle n’est désormais plus en mesure de stopper l’enfoncement inexorable du capitalisme dans sa crise historique. Ce déclin irréversible la pousse donc à se montrer telle qu’elle est, totalement insensible à la valeur de la vie humaine. Prête à tout pour préserver sa domination y compris laisser mourir des dizaines de milliers de personnes, à commencer par les retraités, jugés “inutiles” aux yeux du capital. La pandémie éclaire crûment l’irréconciliable survie d’un capitalisme pourrissant sur pied et celle de l’humanité !
Les exploités n’ont donc rien à attendre des États et de leurs gouvernements qui, quelles que soient leurs couleurs politiques, font partie de la classe dominante et demeurent à son service. Les exploités n’ont rien à gagner en acceptant sans broncher les “sacrifices” qu’on leur impose pour “sauver l’économie”.
Tôt ou tard, la bourgeoisie sera en mesure de dissiper les dégâts sanitaires de ce virus via l’élaboration d’un vaccin efficace. Mais, les conditions de décomposition sociale qui ont conduit à cette pandémie, ne disparaîtront pas. Compte tenu de la guerre que se livrent les États dans leur folle “course au vaccin”, sa distribution s’annonce déjà hautement problématique. À l’image des catastrophes industrielles ou environnementales, il est plus que probable qu’à l’avenir l’humanité sera de plus en plus confrontée à des pandémies planétaires, sans doute encore bien plus mortelles.
Face à la catastrophe économique aggravée par la pandémie, l’explosion du chômage, la misère croissante et l’augmentation des cadences et des pressions, la classe ouvrière n’aura pas d’autre choix que de se battre pour défendre ses conditions de vie. Déjà la colère grandit un peu partout et la bourgeoise essaie de l’atténuer momentanément en promettant à toutes les familles ouvrières que les fêtes de fin d’année pourront avoir lieu (même s’il faudra limiter les grands rassemblements). Mais cette “pause” du confinement pour la trêve des confiseurs ne changera rien sur le fond. L’année 2021 ne sera pas meilleure que celle de 2020, avec ou sans un vaccin. À un moment ou un autre il faudra reprendre le combat, une fois que le choc de cette pandémie sera surmonté.
C’est seulement en reprenant le chemin de la lutte contre les attaques de la bourgeoisie, son État et son patronat, que la classe ouvrière pourra développer son unité et sa solidarité. Seule sa lutte de classe, en brisant l’union sacrée avec ses exploiteurs, pourra, à terme, ouvrir une perspective pour l’ensemble de l’humanité menacée de disparition par un système d’exploitation en pleine putréfaction. Le chaos capitaliste ne peut que continuer à s’aggraver, avec de plus en plus de catastrophes et de nouvelles pandémies. L’avenir est donc entre les mains du prolétariat. Lui seul a les moyens de sauver la planète et de renverser le capitalisme pour construire une société nouvelle.
Vincent, 11 novembre 2020
1 ) Voir sur notre site les différents articles dénonçant le démantèlement du système hospitalier à l’échelle mondiale : “Dossier spécial Covid-19 : le vrai tueur, c’est le capitalisme [63]”.
Les États-Unis, le pays le plus puissant de la planète, sont devenus la vitrine de la décomposition progressive de l’ordre mondial capitaliste. La campagne électorale a jeté une lumière crue sur un pays déchiré par des divisions raciales, par des conflits de plus en plus brutaux au sein de la classe dominante, par une incapacité choquante à faire face à la pandémie de Covid-19 qui a fait près d’un quart de million de morts dans le pays, par l’impact dévastateur de la crise économique et écologique, par la propagation d’idéologies irrationnelles et apocalyptiques. Du reste, ces idéologies reflètent paradoxalement une vérité sous-jacente : nous vivons bien les “derniers jours” d’un système capitaliste qui règne pourtant au quatre coins de la planète.
Mais même dans la phase finale de son déclin historique, alors même que la classe dominante démontre chaque jour un peu plus sa tendance à la perte de contrôle sur son propre système, le capitalisme sait encore retourner son propre pourrissement contre son véritable ennemi, contre la classe ouvrière et le danger que celle-ci représente en prenant conscience de ses véritables intérêts. Ainsi, le taux de participation record à ces élections, les protestations comme les célébrations bruyantes des deux camps représentent un puissant renforcement de l’illusion démocratique, c’est-à-dire de la fausse idée que le changement de président ou de gouvernement peut stopper la chute du capitalisme dans l’abîme, que le vote permet au “peuple” de prendre en main son destin.
Aujourd’hui, cette idéologie est attisée par la conviction que Joe Biden et Kamala Harris “sauveront” la démocratie américaine des brimades et foucades autoritaires de Trump, qu’ils panseront les blessures de la nation, restaureront la rationalité et la fiabilité des relations des États-Unis avec les autres puissances mondiales. Ces idées trouvent un gigantesque écho dans une campagne idéologique internationale qui salue le renouveau de la démocratie américaine et le recul de l’assaut populiste contre les valeurs libérales.
Mais nous, les prolétaires, devrions être avertis : si Trump et son “America First” se sont ouvertement prononcés en faveur d’une intensification du conflit économique et même militaire avec d’autres États capitalistes (la Chine en particulier), Biden et Harris poursuivront également la politique de domination impérialiste de l’Amérique, peut-être avec des méthodes et une rhétorique légèrement différentes. Si Donald Trump était favorable aux réductions d’impôts pour les riches et que son règne s’est conclu par une immense poussée du chômage, une administration Biden, confrontée à une crise économique mondiale que la pandémie a sévèrement aggravé, n’aura d’autre choix que de faire payer la crise à la classe des exploités en multipliant les attaques contre ses conditions de vie et de travail. Si les travailleurs immigrés et illégaux pensent qu’ils seront plus en sécurité sous une administration Biden, qu’ils se souviennent que sous la présidence d’Obama et de son vice-président Biden, trois millions de travailleurs illégaux ont été expulsés des États-Unis.
Il ne fait aucun doute qu’une grande partie du soutien actuel à Biden est surtout une réaction aux véritables horreurs du trumpisme : les mensonges éhontés, les messages racistes subliminaux, la répression sévère des protestations, l’irresponsabilité totale face au Covid-19 et au changement climatique. Il ne fait aucun doute que Trump est l’expression d’un système social en putréfaction. Mais Trump prétend également parler au nom du “peuple”, agir comme un outsider opposé aux “élites” irresponsables. Même lorsqu’il sape ouvertement les “règles” de la démocratie capitaliste, il renforce davantage le contre-argument selon lequel nous devrions plus que jamais nous rallier à la défense de ces “règles”. En ce sens, Biden et Trump sont les deux faces d’une même médaille, celle de l’escroquerie démocratique.
Cela ne signifie pas que ces deux “antagonistes” travailleront ensemble pacifiquement. Même si Trump est démis de ses fonctions, le trumpisme ne disparaîtra pas. Trump a normalisé les milices armées d’extrême-droite qui défilent dans les rues et a fait entrer dans le courant idéologique des sectes conspirationnistes comme QAnon. En réaction, tout cela a nourri la croissance des escouades antifascistes et des milices pro-black power prêtes à s’opposer aux suprémacistes blancs les armes à la main. Derrière tout cela, la bourgeoisie américaine et sa machine étatique sont rongées par des intérêts économiques et de politique étrangère contradictoire que les discours de “guérison” de Biden ne peuvent pas faire disparaître. Il est fort possible que ces conflits deviennent plus intenses et plus violents dans la période à venir.
La classe ouvrière n’a aucun intérêt à être prise dans ce genre de “guerre civile”, à donner son énergie et même son sang aux conflits entre les factions populistes et anti-populistes de la bourgeoisie. Dans leurs discours respectifs, ces factions n’hésitent d’ailleurs pas à propager une vision tronquée de la “classe ouvrière”. Trump se présente comme le champion des ouvriers dont les emplois ont été mis en danger ou détruits par une concurrence étrangère “déloyale”. Les démocrates, en particulier les figures de gauche comme Sanders ou Ocasio-Cortez, prétendent également parler au nom des exploités et des opprimés.
Mais la classe ouvrière a ses propres intérêts et ils ne coïncident avec aucun des partis de la bourgeoisie, républicain ou démocrate. Ils ne coïncident pas non plus avec les intérêts de l’ “Amérique”, du “peuple” ou de la “nation”, ce lieu légendaire où les exploités et les exploiteurs vivent en harmonie (bien que dans une concurrence impitoyable avec les autres nations). Les prolétaires n’ont pas de patrie. Ils font partie d’une classe internationale qui, dans tous les pays, est exploitée par le capital et opprimée par ses gouvernements, y compris ceux qui osent se dire socialistes, comme la Chine ou Cuba, simplement parce qu’ils ont “nationalisé” les rapports entre le capital et ses esclaves salariés. Cette forme de capitalisme d’État est l’option préférée de l’aile gauche du Parti démocrate, dans laquelle, pourtant, “les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble”. comme l’a souligné Engels. (1)
Le vrai socialisme est une communauté humaine mondiale où les classes, l’esclavage salarié et l’État ont été abolis. Ce sera la première société de l’histoire où les êtres humains auront un réel contrôle sur le produit de leurs propres mains et de leur propre esprit. Mais pour faire le premier pas vers une telle société, il faut que la classe ouvrière se reconnaisse comme une classe opposée au capital. Une telle prise de conscience ne peut se développer que si les travailleurs se battent bec et ongles pour défendre leurs propres conditions d’existence, contre les efforts de la bourgeoisie et de son État pour faire baisser les salaires, supprimer des emplois et allonger la journée de travail. Il ne fait aucun doute que la récession mondiale qui se dessine dans le sillage de la pandémie fera de ces attaques le programme inévitable de toutes les parties de la classe capitaliste. Face à ces attaques, les travailleurs devront se lancer massivement dans la lutte pour la défense de leur condition de vie. Il ne peut y avoir de place pour l’illusion : Biden, comme tout autre dirigeant capitaliste, n’hésitera pas à ordonner la répression sanglante de la classe ouvrière si elle menace leur ordre.
La lutte des travailleurs pour leurs propres revendications de classe est une nécessité, non seulement pour contrer les attaques économiques lancées par la bourgeoisie, mais surtout comme base pour surmonter leurs illusions sur tel ou tel parti ou dirigeant bourgeois, pour développer leur propre perspective, leur propre alternative à cette société en déclin.
Au cours de ses luttes, la classe ouvrière sera obligée de développer ses propres formes d’organisation comme les assemblées générales et les comités de grève élus et révocables, formes embryonnaires des conseils ouvriers qui, dans les périodes révolutionnaires passées, se sont révélés être les moyens par lesquels la classe ouvrière a été en mesure de s’emparer du pouvoir et commencer la construction d’une nouvelle société. Dans un tel processus, un authentique parti politique prolétarien aura un rôle vital à jouer : non pas pour demander aux travailleurs de le porter au pouvoir, mais pour défendre les principes issus des luttes du passé et pour indiquer la voie vers l’avenir révolutionnaire. Comme le dit L’Internationale, “Il n’est pas de sauveurs suprêmes. Ni Dieu, ni César, ni tribun”. Pas de Trump, pas Biden, pas de faux messie. La classe ouvrière ne peut s’émanciper que par ses propres moyens et, ce faisant, libérer l’humanité toute entière des chaînes du capital.
Amos, 10 novembre 2020
1) Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880).
Un enseignant décapité dans la rue en représailles d’un cours sur la liberté d’expression… Cela ne s’est pas passé au fin fond de l’Afghanistan ni des territoires irakien ou syrien dominés par Daesh, mais au cœur de l’Europe, dans la région parisienne, au moment où s’ouvre le procès des responsables survivants des attentats islamistes de 2015 et l’assassinat des dessinateurs Charb, Wolinski, Cabu, Tignous dans les locaux de Charlie Hebdo. Ce meurtre s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de l’attaque terroriste du 25 septembre 2020 à Paris, commise à proximité des anciens locaux du journal satirique. Deux personnes ont été gravement blessées à l’arme blanche, par un jeune pakistanais de 18 ans qui affirme avoir agi en représailles de la récente republication des caricatures de Mahomet. Samuel Paty, lui, a été froidement assassiné parce qu’il a eu le malheur de faire un cours sur la liberté d’expression concrétisée par ces caricatures.
L’horreur et la barbarie de cet acte ignoble ont provoqué un état de choc, un “sursaut” et une indignation légitime dans la grande majorité de la population. Samuel Paty, professeur d’histoire stigmatisé et dénoncé sur les réseaux sociaux par un parent d’élève pour avoir tenu des propos prétendument “blasphématoires”, était un simple défenseur de la “liberté d’expression”. Il ne faisait qu’appliquer le programme scolaire d’une éducation “citoyenne” dans le respect des règles de la “démocratie républicaine”. Qu’il ait fait l’objet, pour cela, d’une dénonciation publique et d’un assassinat crapuleux et prémédité est ahurissant. Le déchaînement de la vindicte sur les réseaux sociaux de la part d’élèves, de parents d’élèves, de citoyens se sentant une légitimité pour dénoncer et insulter celui qui ne pense pas comme eux a effectivement préparé les conditions du passage à l’acte et à son exécution atroce par un jeune fanatique islamiste.
Il n’a pas fallu deux semaines pour qu’un nouvel attentat au couteau soit perpétré par un autre fanatique dans la basilique de Nice, causant trois morts. Là encore, les victimes sont de simples fidèles catholiques venant prier dans leur lieu de culte sensé représenter un espace sacré de paix et de pardon soi-disant préservé du chaos, et qui est devenu, l’espace d’un instant, le théâtre de la barbarie la plus sauvage.
Ces “faits divers” qui ont bouleversé l’ensemble de la population, notamment les enseignants, sont de nouvelles manifestations de la barbarie et de l’état avancé de décomposition du monde actuel. La haine, l’obscurantisme religieux et le culte de la violence sont des symptômes, parmi beaucoup d’autres, du pourrissement de la société capitaliste. D’un côté, c’est la satire, l’humour comme “forme la plus saine de la lucidité” (selon Jacques Brel), une expression de la civilisation, de la pensée humaine, qui a été encore une fois la cible du nihilisme mystique et du fanatisme religieux. De l’autre, c’est la religion catholique, religion “concurrente” de l’islam qui est visée par un jeune fanatique, un paumé désocialisé devenu tueur bestial et qui se rêve en martyr.
Nous écrivions déjà en 2015 : “La haine et le nihilisme sont toujours un moteur essentiel dans l’action des terroristes, et particulièrement de ceux qui font délibérément le sacrifice de leur vie pour tuer le plus massivement possible. Mais cette haine qui transforme des êtres humains en machines à tuer froidement, sans la moindre considération pour les innocents qu’ils assassinent, a souvent eu pour cible principale ces autres “machines à tuer” que sont les États. Rien de ça, le 7 janvier à Paris : la haine obscurantiste et le désir fanatique de vengeance sont ici à l’état pur. Sa cible est l’autre, celui qui ne pense pas comme moi, et surtout celui qui pense parce que moi j’ai décidé de ne plus penser, c’est-à-dire d’exercer cette faculté propre à l’espèce humaine”. (1)
Le pire, c’est que l’attentat de 2015 n’était que la pointe émergée d’un iceberg, de toute une mouvance qui prospère de plus en plus dans les banlieues pauvres, une mouvance qui s’était exprimée à travers l’idée revancharde que Charlie Hebdo l’avait bien cherché en insultant le prophète ! Depuis les attentats de Charlie Hebdo, de l’hyper casher et des attentats dévastateurs de novembre 2015 à Paris (130 morts), il n’est pas de mois où d’autres attentats semant la mort parsèment l’actualité en France ou en Europe. Mais ce qui donne une dimension singulière, particulièrement effroyable, au meurtre de Samuel Paty, c’est son caractère organisé et les moyens mis en œuvre. Ce crime n’a pu aboutir que grâce à la complicité “innocente” d’ “honnêtes citoyens” qui ont donné des informations au meurtrier, facilitant ainsi son passage à l’acte : deux jeunes collégiens et des parents d’élèves jurant la main sur le cœur qu’ils “ignoraient” les sinistres intentions du terroriste ! De plus, le mode opérationnel du meurtrier ne peut que nous glacer d’effroi : la décapitation au couteau, selon les méthodes sanguinaires enseignées par Daesh. Avec de surcroît, la circulation sur les réseaux sociaux de photos prises par le meurtrier de sa victime décapitée. Une telle abomination, digne d’un film d’horreur, dépasse l’impensable !
Derrière l’État islamiste ou plutôt derrière sa vitrine, de plus en plus de jeunes désespérés, déclassés, sans avenir, s’enrôlent et se découvrent un “idéal de purification” de la société par la mort. Ces terroristes se recrutent de plus en plus parmi de jeunes adolescents (et pas seulement ceux des banlieues les plus défavorisées).
Ce deuxième attentat de Nice, commis selon les mêmes modalités que celui de Conflans ou celui de Paris le 25 septembre, montrent que ces crimes sont de plus en plus souvent des actes d’individus isolés, désespérés qui trouvent dans l’idéologie mortifère de l’islam radical un moyen stérile et destructeur de devenir quelqu’un. Bien que ces individus soient poussés et parfois aidés par des réseaux, il s’agit moins pour le moment d’actes bien structurés et organisés par des organisations ou des États, dans un contexte où Daesh est affaibli et n’a plus autant de marge de manœuvre pour mener des “raids” planifiés, structurés et financés, dans les pays centraux. Que ce soit à Conflans-Sainte-Honorine, à Nice ou tout dernièrement à Vienne en Autriche, ces actes terroristes sont la claire démonstration que ces fanatiques devenus monstres ne sont plus sous contrôle de qui que ce soit. Ils ne sont même plus le bras formé et armé de telle ou telle officine djihadiste déclarée ou revendiquée mais de simples machines à tuer low cost, l’expression de “l’ubérisation” d’idéologies décomposées qui produisent ces “auto-entrepreneurs” du terrorisme. (2)
Comment comprendre alors que l’idéologie djihadiste, irrationnelle, nihiliste et digne du fascisme gangrène une partie de la jeunesse ? Ces adolescents kamikazes qui s’engagent dans la “guerre sainte” pour gagner le paradis ne sont-ils que des créatures monstrueuses, étrangères à l’espèce humaine ? Sont-ils de simples bourreaux que les forces de l’ “ordre républicain” sont acculées à abattre comme des chiens ? Ou sont-ils aussi des victimes de leurs crimes innommables et d’un système qui transforme les hommes en machines à tuer ? Derrière leur radicalisation et leur passage à l’acte terroriste, il y a une attitude nihiliste suicidaire caricaturale mais entretenue par un idéal mystique que véhicule toute conception religieuse du monde.
L’islam n’a pas d’exclusivité en matière de radicalisation violente. Cela vaut pour toutes les religions. D’un côté, elles proposent compassion, miséricorde, “vie éternelle” dans le royaume des cieux et un “paradis” qui ne peut être trouvé sur terre, lieu de tous les “pêchés”. De l’autre, elles stigmatisent les impies, les mécréants, les “infidèles”, les “tentateurs”, sources du Mal et adorateurs de Satan, qu’il faut éradiquer dans leur chair, sous le glaive ou sur le bûcher. Les religions ne font que justifier l’injustifiable et perpétuer la soumission à l’exploitation dans le “royaume des hommes”. Comme disait Marx, la religion est “l’opium du peuple”. Elle est “le cœur d’un monde sans cœur et l’esprit d’un monde sans esprit”.
Ces jeunes apprentis “martyrs” n’imaginent comme seule perspective qu’une action spectaculaire et barbare n’ayant de glorieux que le fait d’entraîner avec soi dans la mort quelques innocents soi-disant “mécréants”, ou des symboles de cette société “souillée” et honnie : militaires, flics, journalistes, enseignants, fidèles d’autres religions… Pour ces djihadistes, c’est un moyen de cesser d’être invisibles aux yeux des autres, de la société, et d’ “exister” un ultime instant avant de se faire sauter avec une ceinture d’explosifs ou se faire descendre sous les balles des flics, en criant qu’ “Allah est le plus grand”.
La montée de l’irrationalité, de l’intégrisme religieux, du nihilisme est la trame fondamentale d’une conception mortifère totalement décomposée des liens sociaux, de l’humanité, véhiculée par des individus déjà broyés dans leur tête et totalement décérébrés.
C’est donc très clairement qu’il faut s’attendre à la recrudescence de tels actes, nourris par la spirale infernale de la décomposition de l’ensemble de la société capitaliste, nourris par les réponses répressives, politiques et sociales des États bourgeois qui ne pourront que jeter de l’huile sur le feu.
Le fait que des adolescents n’aient d’autre ambition que de mourir en héros est le reflet du système capitaliste, un système pourri qui n’a aucun avenir à offrir aux jeunes générations. C’est à cause de cette absence de perspective, de l’atmosphère ambiante du no future, qu’une partie de ces jeunes, souvent laissés pour compte, cherchent un refuge et un exutoire à leur désespoir dans le fanatisme religieux.
Bernard, 2 novembre 2020
1) Révolution internationale no 450.
2) Bien qu’il semble attesté que l’assassin de Samuel Paty par exemple était en contact avec des djihadistes basés en Syrie.
L’assassinat abominable de Samuel Paty, survenu en pleine campagne médiatique sur le procès des terroristes qui ont attaqué Charlie Hebdo en 2015, les attentats de Nice et tout dernièrement celui survenu à Vienne n’ont fait que renforcer un climat social de peur et d’insécurité. Le battage médiatique en rajoute encore sur les “ennemis de l’ombre” (Covid-19 et le terrorisme) qui peuvent frapper n’importe qui, n’importe quand et à n’importe quel moment !
À les entendre tous, hommes politiques et médias, nous sommes en guerre et nous devons tous entrer en résistance contre l’obscurantisme et “l’ennemi intérieur”. La République, la laïcité, la liberté d’expression, la démocratie, la nation, l’Éducation nationale… la civilisation, sont attaquées. Mobilisation générale ! Pour la défense de la liberté d’expression et des valeurs démocratiques de la République, on nous appelle encore une fois à l’union sacrée, derrière le slogan : “ne nous laissons pas diviser” ! La solidarité et l’hommage solennel rendu à Samuel Paty ont donné lieu encore une fois au déploiement d’une vaste campagne idéologique d’union nationale derrière l’État républicain. Toute la classe politique, de droite comme de gauche (avec son Premier ministre Castex, et son ministre de l’Éducation nationale Blanquer), était présente, derrière le drapeau tricolore, lors du grand rassemblement place de la République à Paris, le dimanche 18 octobre. Samuel Paty s’est même vu érigé en héros et grand défenseur de la République par Emmanuel Macron dans le discours que celui-ci prononça le jour des funérailles. Qui récupère et s’approprie l’indignation légitime de l’ensemble de la population face à la sauvagerie du meurtre de Samuel Paty ? À qui profite le crime ? À la classe dominante qui se sert de ce meurtre ignoble pour les besoins de sa propagande patriotarde à la gloire de la démocratie bourgeoise !
Si la majorité des enseignants se trouve à juste titre traumatisée par un acte criminel abominable et dont chacun aurait pu être victime du simple fait de sa profession, si maintenant le tout-venant des catholiques se sent la cible de tueurs fanatiques quand il se rend à l’office le dimanche, tous sont appelés à défendre en priorité, non leurs conditions de travail et de vie, mais leur statut d’ “éducateurs de la République” pour les uns et “la liberté de religion” pour les autres. Tous les enseignants, comme l’ensemble de la classe ouvrière, mobilisés d’abord et avant tout en tant que citoyens, sont appelés à resserrer les rangs derrière l’État démocratique et à faire cause commune avec le gouvernement. Cette tentative d’embrigadement pousse, par exemple, les travailleurs de l’Éducation nationale à se retrouver avec leurs exploiteurs dans la rue, à devoir chanter La Marseillaise, à se tenir au garde à vous et imposer une minute de silence citoyenne à tous leurs élèves regroupés dans les cours des établissements scolaires (au mépris, d’ailleurs, de toutes les règles de protection sanitaire) et, bien sûr, à signaler à l’État républicain tout élève ou famille “déviante” comme ce fut le cas dans quelques établissements comme, par exemple, dans des collèges de l’agglomération de Strasbourg. Et pour quel crime ? “Apologie du terrorisme” après des “incidents” survenus lors de l’hommage à Samuel Paty ! Le parquet précise que l’enquête vise deux adolescents de 12 ans ! Ils auraient tenu des propos laissant entendre qu’ils justifiaient l’assassinat. D’autres incidents ont été signalés à la justice, l’un concerne cette fois des enfants de 8 et 9 ans (!) scolarisés dans des écoles primaires. Au Mans, une proviseure d’établissement a même déclenché le “protocole sécurité” pour faire intervenir les forces de l’ordre, après qu’un élève a été aperçu en train de photocopier une feuille de papier portant une inscription en arabe, à la bibliothèque du lycée. Apparemment l’État veille et ne laisse plus rien passer à ces jeunes “djihadistes radicalisés” ! À quand les déscente de police dans les écoles maternelles ?
De fait, là encore, l’État est en train de réprimer, stigmatiser des gamins dès leur plus jeune âge, leur asséner qu’ils ne sont que déviants et doivent se soumettre à tout prix à l’ordre démocratique capitaliste qui les a déjà de fait, exclu eux ou leurs familles. Dans ce climat de délation et de répression, l’ambiance dans les établissements scolaires ne peut que se dégrader, chacun se méfiant de chacun, aggravant les tensions, le rejet des uns par les autres. L’État contribue ainsi directement, en complément de tous les discours djihadistes, à créer les “monstres” de demain, pris entre le marteau et l’enclume de deux visions du monde réactionnaires qui ne peuvent que les pousser au néant et à la folie. La boîte de Pandore est ouverte.
Encore une fois, le principe “diviser pour mieux régner” cher à la classe dominante va faire des ravages : renforcement des discours et d’actes de rétorsion contre les musulmans avec la suspicion que derrière chaque musulman ou derrière chaque gamin de banlieue se cache un terroriste potentiel. Cet amalgame et l’islamophobie croissante seront le fruit à la fois de ces meurtres crapuleux et des campagnes nationalistes citoyennes justifiant le renforcement des contrôles policiers (notamment des jeunes) pour délit de “sale gueule”, le flicage permanent et la répression de tout ce qui sera considéré comme “antirépublicain”, non démocratique et atteinte potentielle à la sécurité de l’État.
C’est cette logique qui est de fait à l’œuvre dans le projet de loi sur le séparatisme proposé par le gouvernement : toutes les expressions un tant soit peu déviantes à l’encontre de la République et de ses prétendues “valeurs” sont stigmatisées et considérées comme dangereuses. En appelant tous les “citoyens” à les combattre, l’État bourgeois tente de raffermir, auprès des exploités, l’adhésion à l’ordre de la démocratie bourgeoise, présentée de manière fallacieuse comme “le meilleur des mondes”.
Le développement de la xénophobie ne peut qu’engendrer encore plus de violences sociales (telle l’agression de femmes voilées traitées de “salopes” le jour même des funérailles de Samuel Paty). Cette xénophobie se manifeste aussi par le durcissement des contrôles aux frontières revendiqué par le gouvernement avec la volonté manifeste de renvoyer “chez eux” les étrangers “louches”, les “séparatistes” de tous poils, etc. et la remise en cause du droit d’asile. Tout ce dont, bien évidemment, le Rassemblement national (ex-FN)cherche à profiter à outrance en surfant sur la peur et le repli sur soi. Ce terrain pourri du nationalisme (dont le Rassemblement national est d’ailleurs loin d’avoir l’exclusivité !), de l’exclusion et de la délation, de la recherche d’un bouc-émissaire pour justifier la barbarie, n’est pas le terrain de la classe ouvrière. Son terrain, c’est celui de l’internationalisme, de la solidarité dans la lutte contre l’exploitation et particulièrement l’exploiteur en chef, le plus hypocrite et pernicieux : l’État bourgeois.
Ces derniers assassinats sont un révélateur du pourrissement nauséabond du système capitaliste. Ce système en putréfaction, laissé à sa propre dynamique morbide et barbare, ne peut qu’entraîner progressivement toute l’humanité vers le chaos sanglant, la folie meurtrière et la mort.
Comme l’illustre le terrorisme, le capitalisme ne cesse de fabriquer des individus totalement désespérés, broyés et capables des pires atrocités.Ces terroristes, le capitalisme les façonne à son image. Si de tels “monstres” existent, c’est parce que la société capitaliste est devenue “monstrueuse” !
Ni la bourgeoisie, ni son État, ne peuvent protéger la population de ces monstres qu’ils ont créés et qui peuvent frapper de manière aléatoire et ponctuelle. La classe dominante perd de plus en plus le contrôle sur son propre système en décomposition qui ne peut que continuer à semer la mort. Pire encore : toute la cristallisation médiatique et la mise en avant du danger islamiste radical ne peut hélas que faire naître des vocations de terroristes martyrs.
Face à la barbarie du terrorisme, l’impuissance des États et de leurs gouvernements est de plus en plus manifeste. Ces États et gouvernements démocratiques qui dans leurs croisades impérialistes, depuis la guerre du Golfe contre Saddam Hussein, n’ont fait qu’attiser la haine et la soif de vengeance des islamistes fanatisés. Dans la société capitaliste en décomposition, la barbarie et le culte de la violence ne peuvent engendrer que toujours plus de barbarie et de violence aveugle.
La fin de cette spirale infernale ne pourra certainement pas venir de l’action de ceux qui sont les principaux défenseurs et garants du système économique qui engendre cette barbarie. Elle ne pourra résulter que du renversement de ce système par le prolétariat mondial et de son remplacement par une véritable communauté humaine universelle basée non plus sur le profit, la concurrence et l’exploitation de l’homme par l’homme mais sur l’abolition de ces vestiges de la préhistoire humaine. Une société basée sur “une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous”, la société communiste !
Stopio, 22 octobre 2020
Dans la nuit du 8 au 9 septembre, un violent incendie ravageait le sinistre camp de Mória situé sur l’île grecque de Lesbos. Depuis la construction de ce camp en 2013, de nombreuses alertes ont été lancées au sujet des abominables conditions de détention des migrants. Ce camp surpeuplé, où près de 20 000 personnes survivaient en début d’année, n’a qu’une capacité d’accueil de 2 800 places. La violence, la faim, l’insalubrité y sont omniprésentes. En plus d’un contexte sanitaire effroyable, le camp ne dispose en moyenne que d’un point d’eau pour 1 300 personnes. Des familles entières vivent sous des bâches en plastiques et la nourriture est distribuée au compte goutte. Les séquelles psychologiques sont innombrables : sur Lesbos, un tiers des enfants s’est déjà mutilé ou a fait des tentatives de suicide. (1) Nombre d’entre eux refusent même d’ouvrir les yeux au petit matin, (2) préférant se terrer dans leur tente plutôt que de contempler la “solidarité” tant vantée par les États démocratiques !
Suite à cet énorme incendie, les 13 000 migrants du camp (dont 4 000 enfants), encore présents, se sont alors retrouvés à la rue, dans des conditions aussi désastreuses et inhumaines que lorsque les barbelés étaient leur seul refuge, dormant à même le bitume, sans soins, sans nourriture. En revanche, ils ont eu droit à une distribution de flyers à profusion pour exhorter les migrants à s’installer dans le nouveau camp que l’ONU construit de concert avec les autorités locales. (3) “L’entrée des demandeurs d’asile dans le nouveau camp n’est pas négociable”, déclarait le ministre de la Protection des citoyens, Michalis Chryssohoïdis, affirmant que sa politique migratoire était “dure mais juste”. Pour preuve, une opération policière au matin du 17 septembre raflait l’ensemble des migrants qui ne croyait pas à la “sécurité” et aux “conditions de vie décentes” promises par les autorités !
Les autorités peuvent d’ailleurs compter sur la complicité sans faille des ONG, qui sous couvert de protéger les migrants, les rabattent vers les camps et les enferment dans le cadre légal du “droit d’asile” (qui leur est très défavorable). Elles empêchent ainsi tout lien de solidarité avec la classe ouvrière qui vit à proximité. Parallèlement, les autorités locales ont volontairement excité la population de l’île en l’exhortant à aller manifester pour demander “l’éloignement des migrants”, accusés de faire chuter le tourisme.
Suite à l’incendie, les politiciens de tout bord n’ont pas tardé à sortir leur mouchoir (pour essuyer leurs larmes de crocodile), à l’instar de Macron, le président français, qui déclarait avec une hypocrisie inouïe que “l’incendie d’un camp à Lesbos est un drame supplémentaire pour des milliers de migrants déjà en situation de détresse. La France sera une nouvelle fois au rendez-vous de la solidarité avec la Grèce”. Mais bien sûr ! Le président du conseil européen lui aussi, “ému par cette situation dramatique et complexe”, encourage l’Europe a “davantage de partenariats avec des pays tiers” (comme la Libye, peut-être ?). Pour manifester leur “solidarité”, quelques pays ont “promis” d’accueillir une poignée de migrants, mineurs non accompagnés pour la plupart, tout en élaborant un nouveau “mécanisme de solidarité obligatoire” qui permettra de se débarrasser encore plus facilement des indésirables !
La bourgeoisie peut se fendre de beaux discours sur la solidarité, elle ne cesse d’enfoncer l’humanité dans la barbarie la plus sinistre. La crise migratoire de 2015 avait amené l’Union européenne (UE) à conclure un accord avec la Turquie et avec la Libye pour retenir les migrants. Il est notamment prévu que l’Italie aide les gardes-côtes libyens à intercepter les migrants qui tenteraient de franchir la Méditerranée. Ces derniers, dont de nombreux mineurs, sont ainsi détenus dans des camps libyens, soumis à des conditions de détention atroces : réduits en esclavage, violés, torturés… Malgré la sauvagerie bien connue qui se déchaîne dans ce pays (comme dans bien d’autres) contre les migrants, l’UE poursuit sa politique de sous-traitance et l’a même renouvelé pour trois ans en novembre 2019 !
Mais les États démocratiques ne se contentent pas de sous-traiter. Partout dans le monde, ils emploient eux-mêmes les pratiques les plus barbares à l’encontre des migrants. L’Australie repousse ainsi systématiquement les migrants depuis 7 ans en les parquant dans des îles-prisons, et ce dans des conditions tout aussi déplorables que les camps grecs. La politique anti-migrants du gouvernement américain est également particulièrement brutale : enfants arrachés à leurs parents, milices surarmées patrouillant à la frontière… des migrantes sont même victimes d’hystérectomies forcées !
Et la tendance n’a fait que se renforcer ces derniers mois. Dès le 6 mars 2020, Josep Borrell, haut représentant de l’UE, donnait ainsi le ton : “n’allez pas à la frontière, [elle] n’est pas ouverte”. Alors que le gouvernement grec profitait de la pandémie de COVID-19 pour interrompre toutes les procédures d’asile, conformément au droit de la très démocratique UE, (4) il appelait Frontex à l’aide pour interdire aux migrants l’accès à son territoire. (5) Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes de l’Union Européenne, n’est qu’un énième instrument policier pour dresser des barrières physiques et juridiques contre les migrants. Depuis sa création au début des années 2000, elle a vu son budget augmenter de plus de 7 500 %, atteignant en 2020 la somme mirobolante de 460 millions d’euros. (6) À quelques kilomètres des côtes de la Turquie, au nord-est de Lesbos, une barrière flottante anti-migrants, munie de bandes réfléchissantes et de lumières clignotantes, a ainsi été posée fin août afin de “gérer le flux de réfugiés et de migrants qui augmente sans cesse”. (7)
Cette politique ouvertement anti-migrants a débouché sur les pratiques les plus immondes. La sauvagerie débridée à l’égard des migrants en Libye ou ailleurs, a fini par toucher les côtes européennes, sous l’œil complice de tous ses États. Depuis le début de l’année, les gardes-côtes grecs n’ont pas hésité à abandonner en pleine mer au moins un millier de migrants : hommes, femmes enceintes et même des bébés ont été jetés sans sommation dans des rafiots sabotés et des radeaux de sauvetage (sic !), privés de leurs maigres biens et promis à une noyade certaine ! (8) Même si le gouvernement grec n’a pas directement donné d’ordre (ce qui est loin d’être impossible), il a au moins créé, avec la complicité des États européens, les conditions pour que ces actes immondes puissent se perpétrer.
De droite comme de gauche, démocratique ou ouvertement dictatoriale, voilà comment la bourgeoisie traite les êtres humains ! Le capitalisme en crise, y compris dans les pays les plus développés, est devenu incapable d’intégrer davantage de travailleurs à son appareil de production. Cette barbarie n’est pas seulement le fait de bourgeois sans scrupule, elle est le produit d’un système qui n’a plus rien à offrir que la mort et la destruction !
Olive, 27 septembre 2020.
1 ) “Des enfants tentent de se suicider pour échapper à l’enfer des camps de migrants de Lesbos [67]”, Le Figaro (10 décembre 2019).
2 ) “Insalubrité, manque de nourriture, violences : le calvaire des enfants du camp de réfugiés de Lesbos [68]”, France Inter (14 octobre 2019).
3 ) Voici le contenu du flyer : “Veuillez immédiatement procéder à votre entrée dans le camp. Votre séjour dans ce camp est obligatoire pour garantir des conditions de vie décentes, pour des raisons de santé publique et personnelle ainsi que pour relancer la procédure d’asile. (sic !) Dans le camp, vous serez complètement en sécurité”. Autrement dit : les flics ne vous casseront pas trop la gueule !
4 ) “Grèce : les demandes d’asile suspendues pour un mois [69]”, Info migrants (02 mars 2020).
5 ) “Frontex déployée à la frontière terrestre gréco-turque [70]”, Le Figaro (13 mars 2020).
6 ) En 30 ans, 1000 km de murs ont été érigés en Europe pour empêcher les migrants d’y pénétrer.
7 ) “Greece to deploy anti-migrant barrier off Lesbos [71]” d’après l’AFP (01 juillet 2020).
8 ) “Taking Hard Line, Greece Turns Back Migrants by Abandoning Them at Sea [72]”, The New York Times (14 août 2020).
“Depuis la fin du confinement, pas une semaine ne se passe sans qu’une annonce de plan social, de restructuration, voire de faillite ne soit faite” constate Le Figaro. ( 1) Les prévisions des licenciements à venir en France donnent ainsi le tournis : Bridgestone (863 suppressions de postes prévues), Air France (7 580), Airbus (5 000), Daher (2 000), Renault (4 600), Valeo (2 000), Sodexo (2 083), Elior (1 888), Auchan (1 475), Latécoère (475), etc., totalisant plus de 62 000 suppressions de postes annoncées à ce jour, rien que dans des entreprises employant au moins 50 salariés, soit plus du double de ceux annoncés sur la même période en 2019. En y ajoutant les licenciements touchant les ouvriers des entreprises de moins de 50 salariés, c’est plus de 66 000 licenciements qui sont officiellement annoncés au 25 octobre. (2)
Alors que le prolétariat en France fait face à ces attaques massives, les syndicats volent à la rescousse… de la bourgeoisie française.
D’une part, afin de tenter de restaurer la compétitivité des entreprises menacées par la crise économique, les syndicats participent activement à la mise en place des attaques patronales, sous couvert de négocier “le moins mauvais accord possible”. D’autre part, afin de permettre aux attaques présentes et à venir de se dérouler sans accroc, les syndicats savent qu’il est nécessaire de diviser les ouvriers et de pourrir leur conscience. Ainsi à Valeo où a été signé “un accord majoritaire de compétitivité et de performance collective, avec les organisations syndicales CFE-CGC et FO” prévoyant, en plus des “départs volontaires”, de ne procéder “à aucune fermeture de sites et aucun licenciement économique contraint en France dans les deux ans à venir”. En contrepartie, les syndicats expliquent que l’accord prévoit un gel des salaires, une minoration des indemnités de départ à la retraite ou encore une réduction du montant des primes. “Nous avons fait le choix de la négociation collective afin d’associer nos partenaires sociaux aux décisions qui s’imposent face à la crise. La qualité du dialogue social nous a donné raison”, a commenté Jacques Aschenbroich, le PDG de Valeo”. (3)
À Airbus, les syndicats se sont d’abord attelés à monter les ouvriers les uns contre les autres : “On constate que nos dirigeants nous fabriquent un Airbus à deux vitesses”, avec “des contraintes sur les salaires et les conditions de travail pour les salariés de la production”, tandis que “les salariés des fonctions support et de l’ingénierie ne subissent rien du tout”, a protesté auprès de l’AFP Jean-François Knepper, délégué FO, à l’issue d’une réunion au ministère de l’Économie. À Bercy, le premier syndicat d’Airbus a “senti un ministère mobilisé derrière (ses) préoccupations. C’est essentiel et important”. (4) Ils ont ensuite signé un accord dans le cadre du plan social en invoquant un engagement d’Airbus pour le “zéro licenciement contraint”… rapidement démenti par la direction d’Airbus elle-même affirmant qu’il était “peu probable que les départs volontaires suffisent”. (5)
Parallèlement à ces manœuvres, on assiste aussi, notamment à l’appel de syndicats radicaux tels que la CNT-Vignoles, Solidaires, la FSU ou la CGT, à une multiplication d’actions locales, dispersées, chaque secteur étant appelé à mettre en avant ses soi-disant “revendications propres” et à agir isolément des autres tant géographiquement (chacun dans son coin, sans lien avec les autres secteurs) que temporellement (chacun sa journée d’action, différente des autres secteurs) : appel à la grève à l’aéroport de Roissy le 15 octobre, à Solocal le 16 octobre, à Nokia-Lannion le 19 octobre, des livreurs à vélo le 30 octobre, dans l’enseignement secondaire du 2 au 7 novembre, à Suez/Véolia le 3 novembre, dans l’enseignement en Seine-Saint-Denis le 17 novembre, ou encore de certaines catégories d’agents hospitaliers de différents lieux à différentes dates… Dans le contexte actuel de crise sanitaire défavorable à la lutte massive, l’objectif recherché de ce morcellement des luttes est d’épuiser en canalisant la colère et en stérilisant la combativité ouvrière dans des actions isolées et inefficaces et d’instiller un sentiment d’impuissance face à l’aggravation de la crise économique.
En réduisant en permanence le capitalisme à sa composante libérale, au secteur privé, les syndicats s’échinent sciemment à passer sous silence la nature bourgeoise de l’État dans la société capitaliste, à présenter l’État bourgeois démocratique comme “le garant de l’intérêt général” et à prôner sa défense auprès de la classe ouvrière contre “les intérêts privés” sous couvert de “défense de la démocratie et des services publics”.
Le plan de relance annoncé par le gouvernement le 3 septembre a ainsi suscité des réactions syndicales consistant notamment en des appels à “ne pas oublier les salariés de la deuxième ligne”, à réclamer des “contreparties de la part des entreprises”, c’est-à-dire à demander un peu plus d’équité dans le capitalisme… que l’État capitaliste lui-même devrait garantir.
Mais c’est quand ils estiment “la patrie en danger” que les syndicats s’affichent le plus ouvertement comme défenseurs de l’État bourgeois. Ainsi cette “Adresse de la CGT au monde du travail”. Pour la CGT, en raison de la “convergence de crise sanitaire, économique, environnementale, sociale et menace terroriste… La France et le monde du travail font face à un péril inédit.” À en croire la CGT, les intérêts du prolétariat et ceux de la bourgeoisie française et de son État seraient donc liés. Partant de là, l’ “Adresse de la CGT” prodigue au gouvernement en place ses conseils de gestion des affaires du capital national : “Depuis le début de l’épidémie, le gouvernement navigue à vue et nous abreuve d’injonctions contradictoires, alors qu’il faudrait qu’une véritable stratégie de crise soit élaborée collectivement et démocratiquement avec toutes les forces politiques et syndicales de ce pays. […] Après l’effroyable assassinat de Samuel Paty et les attentats de Nice, des positionnements politiques qui cumulent les amalgames, la stigmatisation des musulmans et les remises en cause de l’État de droit se multiplient. On ne défend pas la République en la vidant de ses valeurs !”
Mais de quelles valeurs s’agit-il ? Celles de l’exploitation capitaliste : esprit patriotard, concurrence et chacun pour soi, compétitivité, flexibilité. Justifiant la baisse des salaires, le chômage de masse, l’atomisation et la pauvreté !
L’ “Adresse de la CGT” fait écho à ce vibrant appel signé, entre autres, par les syndicats CGT, CNT-Vignoles, FIDL, UNEF, UNL, Solidaires et par les organisations gauchistes NPA et UCL (6) en défense de “l’État de droit” et d’une “société française unie, laïque (7) et démocratique” : “Nous réaffirmons la nécessité de défendre partout et tout le temps la liberté d’expression, la liberté pédagogique, la liberté d’association, de conscience et de culte dans le cadre de l’État de droit […] Nous réitérons notre opposition au projet de loi “séparatisme” qui n’a rien à voir avec la laïcité et tout à voir avec une campagne raciste et liberticide visant à diviser la société française. Il est plus que jamais nécessaire que fassent front commun toutes les organisations et la population se battant contre toutes les formes de racismes, de discriminations et de sexisme. Nous entendons prendre nos responsabilités en ce sens à travers des initiatives publiques pour défendre une société démocratique, laïque et solidaire”. (8)
Une servilité nationaliste si manifeste, y compris de la part de syndicats radicaux s’autoproclamant “internationalistes” et “anticapitalistes”, ne doit pas nous étonner. Ce refrain connu est celui que les syndicats nous serinent depuis le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, date à laquelle ils ont définitivement été absorbés par l’État bourgeois afin de servir les intérêts de la classe dominante dans l’ “Union sacrée”. Depuis lors, chaque bourgeoisie nationale sait pouvoir compter sur ses syndicats en tant que force d’encadrement indispensable au maintien de l’ordre bourgeois.
DM, 7 novembre 2020
1 ) “Coronavirus : visualisez les effets de la crise sur l’emploi en France [73]”, Le Figaro (1er octobre 2020).
2 ) “Les ruptures de contrats liés à un PSE ont doublé par rapport à 2019 [74]”, La Tribune (29 octobre 2020).
3 ) “Valeo est parvenu à signer un accord majoritaire de compétitivité avec les syndicats [75]”, Capital (30 septembre 2020).
4 ) “Airbus : FO “ne signera“pas d’accord si la direction “fabrique un groupe à deux vitesses” [76], Le Figaro (1er octobre 2020).
5 ) “Airbus s’est engagé au “zéro licenciement contraint”, selon FO [77]“, Le Figaro (12 octobre 2020).
6 ) Sur le positionnement des organisations gauchistes vis-à-vis de la crise sanitaire actuelle : “Les groupes gauchistes face à la pandémie, chiens de garde et rabatteurs du capitalisme [78]”, Révolution internationale no 483 (juillet-août 2020).
7 ) Voir : “La laïcité, une arme idéologique contre la classe ouvrière”, parties 1 [79] et 2 [80], Révolution internationale nos 453 et 454.
8 ) “Contre les manipulations racistes, défendons les libertés [81]!”, sur cnt-f.org
Malgré la crise sanitaire, le CCI a la volonté de continuer à intervenir en direction de la classe ouvrière. C’est pourquoi il tient des permanences régulièrement, permanences en ligne restrictions sanitaires obligent. La dernière permanence s’est tenue le 17 octobre avec la présence de 14 personnes et des militants du CCI. Cette permanence était tout à fait justifiée car, unanimement, les personnes présentes ont exprimé le besoin de rompre avec l’isolement imposé par la bourgeoisie, de lutter contre l’atomisation et de discuter de la situation actuelle avec le CCI.
Tout d’abord, nous tenons à affirmer que la pandémie et toutes les mesures de confinement ou de restrictions imposées par la bourgeoisie et son État n’empêcheront pas les révolutionnaires de continuer leur combat, de continuer leur travail d’analyse, de discussion, de confrontations publiques des idées.
Le CCI a introduit la discussion par une courte présentation mettant en évidence que nous sommes aujourd’hui face à une situation historique mondiale d’une gravité sans précédent, ce qui rend encore plus cruciaux les enjeux du combat entre la bourgeoisie et le prolétariat. Dans cette courte présentation, nous avons posé un cadre pour pouvoir organiser la discussion à partir des questionnements et préoccupations dont certains contacts nous ont faits part dans leur courrier.
Cette présentation a rappelé l’analyse de cette crise sanitaire comme la manifestation majeure de l’accélération de la décomposition du capitalisme et comme l’événement mondial le plus important depuis l’effondrement du bloc de l’Est. Cette situation engendre, au sein de la société et de tous les États, un chaos généralisé qui prend aujourd’hui une ampleur dramatique avec cette pandémie mondiale. Une pandémie que la bourgeoisie est incapable de maîtriser, du fait de la restriction drastique des budgets de la recherche médicale et de la politique de démantèlement du système de santé dans tous les pays, comme résultats des politiques d’austérité et d’attaques contre la classe ouvrière depuis des décennies. Il est clair que le capitalisme n’a aucun avenir à offrir à l’humanité et à ses nouvelles générations.
Les participants à cette permanence qui ont répondu à notre invitation avaient manifesté la volonté de débattre d’un certain nombre de questions, dont les principales sont les suivantes :
– La question de la pandémie de Covid. Où en sommes-nous et quelle analyse en faisons-nous ?
– La question de l’aggravation de la crise économique due aux conséquences économiques de cette pandémie sur les conditions de vie de la classe ouvrière.
– Les mystifications de la bourgeoisie et la situation de la classe ouvrière aujourd’hui.
Après la courte introduction du CCI, la discussion a vite démarré. D’emblée, nous pouvons constater qu’il existait une grande volonté de débattre chez tous les participants. Cette volonté de discuter s’est manifestée immédiatement par une multitude d’interventions, de questions et de préoccupations.
Concernant la question de la crise économique aggravée par la pandémie, la majorité des interventions ont montré un accord général sur la caractérisation de la crise actuelle comme conséquence de la crise générale et historique du capitalisme. Plusieurs participants ont insisté sur l’illustration de cette crise, l’incurie de l’État, les coupes claires dans les budgets sanitaires, les messages incompréhensibles et contradictoires du gouvernement sur la gestion de la crise, l’encadrement policier de la société.
Le CCI a réaffirmé qu’il était important de comprendre que cette crise sanitaire constitue une aggravation sans précédent de la crise historique ouverte du capitalisme. Le Covid-19 n’est pas la cause de la situation actuelle, la crise économique était déjà présente, les attaques de la bourgeoisie contre la classe ouvrière étaient déjà importantes, comme on l’a vu avec la réforme des retraites en 2019. Le Covid-19 n’est qu’un révélateur de l’impasse du capitalisme et de la tendance à la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son système.
En plus de ces préoccupations, d’autres questions ont surgi dans le débat. Cette crise sanitaire est-elle utilisée par la bourgeoisie, en d’autres termes est-elle le fruit d’un “complot” contre la classe ouvrière ? La finance est-elle la cause de cette crise économique ? Pourquoi la bourgeoisie en France débloque-t-elle des milliards d’euros aujourd’hui alors que l’on s’est battu contre la réforme des retraites représentant un enjeu d’une quinzaine de milliards pour la bourgeoisie ?
Le CCI a répondu une nouvelle fois que la pandémie et sa gestion ne sont que le résultat de la crise du système capitaliste et de l’incapacité de la bourgeoisie de donner une perspective à la société. Si la bourgeoisie est certes une classe machiavélique capable de toutes sortes de manipulations idéologiques, la pandémie de Covid-19 n’est pas une “invention” de la classe dominante. Dans la politique de la bourgeoisie face à la crise sanitaire il n’y a pas de “complot” mais avant tout la réalité de son incapacité à y faire face et à gérer son système moribond.
Sur la question de la finance : derrière cette question, en fait, il y a la volonté de fractions de la bourgeoisie (comme sa gauche et ses gauchistes), de masquer la cause profonde de la crise du capitalisme qui serait “la faute” des banques, des riches et qu’il suffirait simplement de redistribuer les richesses pour mettre fin à la misère ! Ces mystifications sont du même ordre que celles qui mettraient en avant que lorsque la pandémie prendra fin, tout redeviendra “normal” et “comme avant”. Y a-t-il une normalité dans ce système ? Ces mystifications ne sont que des moyens pour détourner la classe ouvrière de la réalité : l’impasse du capitalisme et la nécessité de renverser ce système d’exploitation.
Cette question a constitué un point central abordé par les participants dans la permanence, qui ont tous constaté l’état de sidération actuel dans la société face à la pandémie. Une sidération qui s’accompagne par un repli sur soi, par une peur, et qui est aussi renforcée par la bourgeoisie à travers ses mesures de confinement et de contrôle policier. Et une des conséquences de cette situation est la difficulté à se regrouper pour discuter avec le renforcement de l’isolement et de l’atomisation. Une situation difficile constatée par nombre d’intervenants. Plusieurs interventions ont en effet souligné la difficulté pour le prolétariat de lutter dans le contexte actuel, mais aussi le fait que face à la crise économique accélérée par la crise sanitaire et son corollaire le chômage massif, cette situation va pousser les ouvriers, salariés comme chômeurs, à lutter. Enfin une intervention a dénoncé le rôle des syndicats qui, en négociant avec l’État, appellent les ouvriers à être responsables face à la catastrophe sanitaire.
À ces questions, le CCI a répondu qu’effectivement la situation est difficile pour la classe ouvrière aujourd’hui. Elle subit la situation comme un coup de massue qui la paralyse. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a dix mois la classe ouvrière en France a relevé la tête face à l’attaque de la bourgeoisie sur la question des retraites. La classe ouvrière a montré non seulement sa combativité mais aussi sa volonté de rechercher l’unité et la solidarité tous secteurs confondus et notamment dans le secteur hospitalier en lutte depuis de nombreux mois face à la pénurie d’effectifs. Néanmoins, il faut constater qu’aujourd’hui, ce qui domine, momentanément, c’est le poids du corporatisme alimenté par les syndicats. Pour les révolutionnaires, il est essentiel d’avoir une vision à long terme du combat de classe, ceci est valable de tout temps et surtout face à une période comme celle d’aujourd’hui. La crise sanitaire engendre déjà une crise économique sans précédent, une crise qui va s’approfondir avec son cortège de licenciements et la volonté de la bourgeoisie de faire payer encore plus fortement les conséquences de cette crise à la classe ouvrière pour tenter de sauver son économie. Le prolétariat n’aura donc pas d’autre choix que de se battre pied à pied pour défendre ses conditions de vie. Et c’est dans son combat, sur son propre terrain de classe, contre les effets de la crise économique, contre un système basé sur l’exploitation du travail, que le prolétariat pourra se hisser au niveau requis pour non seulement résister aux attaques mais aussi s’engager, dans le futur, dans la voie pour renverser le capitalisme avant qu’il ne détruise toute la planète et l’humanité.
Un participant a mis en avant l’idée qu’avec les licenciements, le chômage va être un facteur positif pour le développement des luttes ouvrières. C’est une question qui, faute de temps, n’a pas pu être débattue et sur laquelle il nous faudra revenir.
Un autre intervenant a souligné qu’il faut résister à un certain découragement : “nous, nous savons où on veut aller tout comme Lénine le savait, en 1917, face à l’immense tâche de la révolution russe”.
Cette réunion s’est terminée par un tour de table pour que chacun s’exprime sur le contenu de ce débat : A-t-on répondu aux différents questionnements ? Quelles sont les questions qui restent en suspens et à débattre ? L’ensemble des présents ont salué ce débat, sa richesse, manifestant leur satisfaction sur le contenu et le déroulement de cette réunion. Unanimement, ils ont salué l’importance de ce genre de rencontre, même virtuelle, car elle permet de rompre l’isolement. Celle-ci leur a permis de trouver des réponses à leurs questions sur la période actuelle. Deux intervenants ont souhaité pouvoir discuter du contenu de la Revue Internationale n°164 du CCI et des textes de notre dernier Congrès international, notamment la résolution sur la situation internationale qui développe des éléments nouveaux pour eux. Ce tour de table a montré une volonté de poursuivre la discussion dans d’autres réunions de ce type. La permanence s’est terminée par une conclusion faite par le CCI et un appel aux présents pour poursuivre le débat également à travers des courriers de lecteurs que nous publierons dans notre presse.
Il faut saluer ce genre de rencontre, la richesse du débat et la capacité des participants à se répondre aussi mutuellement. Nous tenons aussi à saluer la présence d’un camarade de Fil rouge (du courant bordiguiste). Ce qui montre que malgré leurs divergences, les révolutionnaires doivent pouvoir discuter fraternellement de la gravité de la situation actuelle.
Pour notre part, nous pensons qu’il a persisté, dans ce débat, une difficulté à discuter plus en profondeur de la crise économique aujourd’hui, qui est de notre point de vue la crise la plus grave de la décadence du capitalisme, surpassant même celle de 1929. Il a subsisté également une difficulté des participants à débattre de l’analyse du CCI de la phase de décomposition du capitalisme, et de son accélération illustrée par la pandémie. C’est une question qui reste à discuter et qui est essentielle pour comprendre les enjeux du rapport de force entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Il y va, face à cette situation historique, de l’avenir de l’humanité qui est entre les mains du prolétariat.
RI, 5 novembre 2020
Située dans les hauteurs du Caucase entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la région montagneuse du Haut-Karabakh est une zone de conflit intense entre les deux États voisins et les puissances impérialistes qui les soutiennent. La barbarie et la guerre auxquelles sont confrontées les populations de cette région du monde ne sont pas nouvelles mais, pendant six semaines, les tensions se sont exacerbées et la violence s’est généralisée. Depuis fin septembre, les combats ont déjà fait plusieurs milliers de morts avec des centaines de victimes parmi les civils, le président russe évoquant un bilan avoisinant au moins 5 000 victimes.
Les deux camps n’ont pas hésité à prendre à partie les populations civiles en attaquant des villes ennemies : “Dimanche matin (1er novembre), la capitale séparatiste de Stepanakert (55 000 habitants) a été la cible d’intenses tirs d’artillerie lourde de l’armée azerbaïdjanaise, vers 9h30. Bakou a indiqué avoir procédé à ces tirs en riposte à des tirs de roquettes des forces arméniennes depuis la ville […]. La deuxième ville d’Azerbaïdjan, Gandja, a été de son côté “sous le feu” des forces arméniennes, a par ailleurs annoncé, dimanche, le ministère azerbaïdjanais de la défense”. (1) Dans cette escalade meurtrière, l’usage de bombes à sous-munitions, et en particulier au phosphore, contre des civils amplifie l’horreur de la situation. C’est à une véritable politique de haine et de terreur que se livrent les belligérants ! Le chaos et la désolation ont poussé plus de 90 000 personnes à quitter leurs maisons pour se réfugier en territoire arménien. Ceux qui sont restés sont condamnés à vivre dans des caves pour se protéger des tirs d’artillerie. Si le cessez-le-feu leur donne une période de répit, les discours belliqueux n’offrent aucune illusion sur ce qui attend les populations de cette région instable : toujours plus de violence, de terreur et de chaos !
Aujourd’hui, le fragile cessez-le-feu issu des “accords” entre les différentes parties en présence ne doit laisser aucune illusion sur un quelconque “règlement pacifique” du conflit. Il est le produit d’une situation qui ne fait que sanctionner un “ordre” précaire et un rapport de forces imposé à la fois par la Russie et la Turquie. Il ne règle rien. Il constitue même au contraire une étape dans l’exacerbation des tensions guerrières dans la région et alimente le chaos avec ce foyer de guerre qui risque de se rallumer plus tard.
Il est manifeste que la Russie, en se posant en arbitre du conflit, est parvenue à retourner la situation à son profit. Cela lui permet de reprendre la main sur la direction des opérations qui tendait à lui échapper et de réinstaller des troupes d’occupation, sous couvert de protection du maintien de l’accord de cessez-le-feu (2 000 soldats, avec une clause de renouvellement de cette force d’occupation tous les cinq ans). Elle a ainsi pu rétablir un contrôle militaire permanent qu’elle avait perdu il y 30 ans.
La récupération de la majeure partie de ce territoire par l’Azerbaïdjan consacre la victoire militaire et la suprématie écrasante des troupes azéries. Ceci s’est concrétisé par la prise de Choucha, la deuxième ville du territoire, par les forces séparatistes, ne laissant plus à l’Arménie qu’un étroit corridor la reliant encore à la capitale, Stepanakert. Cela permet donc au gouvernement azéri d’annexer sept districts d’où il avait été évincé en 1994.
Derrière cette victoire militaire de l’Azerbaïdjan, la Turquie, son ferme soutien, a conforté son influence dans le Caucase en faisant étalage de son agressivité. Une illustration supplémentaire de ses nouvelles ambitions d’expansion impérialiste consistant à se tailler une place parmi les grands requins de la région, parallèlement à son offensive en Méditerranée orientale face à la Grèce et à son rôle actif en Libye et en Syrie.
Ceci annonce en fait un bras-de-fer plus intense et un face-à-face plus direct déjà engagé entre la Russie et la Turquie, portant à un degré supérieur les tensions et la rivalité entre ces deux protagonistes. La situation donne cependant à la Turquie des atouts supplémentaires pour renforcer sa pression et exercer un chantage permanent au sein du dispositif de l’OTAN. La situation est d’autant plus complexe et difficile à gérer sur la situation internationale que le futur président Joe Biden a promis dès ses premiers discours d’investiture de “réactiver” le rôle de l’OTAN, ce qui ne peut que susciter l’irritation et l’inquiétude du Kremlin.
Mais cet accord représente clairement une défaite cinglante pour l’Arménie qui perd totalement le contrôle du territoire alors que la population y est en grande majorité arménienne et que ses “soutiens” occidentaux, en particulier la France et les États-Unis, ont été totalement marginalisés et réduits à l’impuissance, confirmant ainsi leur perte croissante de contrôle et d’influence.
Cela augure aussi une crise ouverte et une déstabilisation du gouvernement arménien qui a dû se résoudre à signer l’accord sous la menace d’une déroute militaire plus cuisante et à une division entre le Premier ministre accusé de capitulation et de trahison et d’autres fractions qui réclament sa démission, appelant ouvertement la population arménienne à la rébellion et à une mobilisation patriotique.
La situation témoigne donc non pas d’un pas vers la paix et la stabilisation mais exprime au contraire un enfoncement dans la décomposition et le chaos guerrier.
La situation dans le Haut-Karabakh est une triste illustration de l’impasse historique dans laquelle le capitalisme entraîne toute l’humanité. Un tel chaos trouve ses racines dans les conséquences de l’effondrement du bloc de l’Est dans les années 1990 : “Des frontières se sont érigées, au sein de l’URSS, défendues les armes à la main par les militants indépendantistes. La Lituanie a posté des gardes sur ses frontières et des affrontements sporadiques avec la police de Moscou ont occasionné plusieurs morts. Le conflit entre les milices arméniennes et azéris ne s’est pas calmé avec l’intervention de 1’ “armée rouge” dans la région. Les pogroms, la guerre et la répression à Bakou et dans le Caucase ont fait des centaines de morts. L’ “armée rouge” s’est enlisée sans parvenir à une solution du conflit. En Géorgie, les affrontements entre milices géorgiennes et ossètes ces derniers mois montrent l’émergence d’une nouvelle zone de tension. Partout en URSS, les conflits ethniques se multiplient”. (2) Les années qui suivirent furent une terrible confirmation de ce que nous écrivions alors. Entre 1991 et 1994, les affrontements armés entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie firent près de 30 000 morts et provoquèrent l’exode de plus d’un million de réfugiés. En mai 1994, le rattachement du Haut-Karabakh à l’Arménie alimenta un fort sentiment de revanche au sein de l’État d’Azerbaïdjan (qui perdait alors près d’un tiers de son territoire ex-soviétique). Par la suite, le conflit a connu une sorte de “gel”, comme disent les spécialistes, mais les tensions et les provocations ne cessèrent de s’amplifier, avec de nombreux “incidents” à la frontière.
La campagne militaire menée par l’Azerbaïdjan pour reconquérir ce petit territoire autonome est l’expression du pourrissement de la situation et de son instabilité croissante. Pour la Russie, puissance maîtresse et historique dans la région, et bien que cette dernière soit liée à l’Arménie par un pacte de défense mutuelle (tout comme l’UE et l’Iran), la situation était loin d’être simple : “Si la Russie entretient une relation privilégiée avec Erevan, elle a néanmoins un partenariat économique avec l’Azerbaïdjan, y compris dans le domaine de l’armement dont l’armée est indéniablement supérieure à celle de l’Arménie sur le plan matériel”. (3) La Russie ne pouvait pas se permettre de prendre ouvertement position pour un camp contre l’autre. Une situation que la Turquie a exploitée en soutenant activement l’Azerbaïdjan dans son offensive militaire. Dans cette stratégie, il est aisé pour Ankara de s’appuyer sur la culture musulmane d’une très large partie de la population azérie (plus de 90 %), faisant écho aux récentes déclarations d’Erdogan qui se positionne en véritable “défenseur de l’Islam”. Et il est clair que les poussées successives de l’impérialisme turc, suivies de très près par Moscou, incitent la Russie à intervenir d’une manière ou d’une autre. (4) Avec la conquête du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan vise à étendre son territoire vers la frontière limitrophe avec son allié turc. Ankara n’hésite d’ailleurs pas à envoyer des groupes djihadistes et des mercenaires syriens pour soutenir l’offensive : “En effet, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins 64 miliciens syriens ont été tués dans ce territoire depuis le début des combats. L’ONG affirme que 1 200 Syriens ont été envoyés par la Turquie se battre aux côtés des forces azerbaïdjanaises contre les séparatistes du Haut-Karabakh”. (5)
La nouvelle du cessez-le-feu a donné lieu à des manifestations en Arménie. Ces mobilisations accusant le premier ministre Pacharan de traître ne sont rien d’autre qu’un règlement de compte entre différentes fractions de la bourgeoisie arménienne dont la population est l’otage. Ici comme ailleurs, doit être défendu le fait que le prolétariat mondial n’a ni patrie, ni territoire à défendre, ni guerre impérialiste à mener. Choisir un camp contre un autre est toujours un piège qui nous divise et nous détourne de la seule perspective qui puisse sortir l’humanité de la barbarie capitaliste : la lutte de classe pour la révolution mondiale !
Marius, 10 novembre 2020
1 ) “Nouvelles frappes, tirs de roquette : la guerre s’installe dans le Haut-Karabakh”, Mediapart (4 novembre 2020).
2 ) “L’URSS en miettes”, Revue internationale no 66.
3 ) “Nouvelles frappes, tirs de roquette : la guerre s’installe dans le Haut-Karabakh”, Mediapart (4 novembre 2020). On peut également noter que les positions pro-européennes de l’Arménie ne favorisent pas le rapprochement avec son “allié” russe.
4 ) Par exemple, un des gros projets d’exportation d’hydrocarbures de la mer Caspienne vers les marchés européens est envisagé pour réduire la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie (au profit de l’Azerbaïdjan et de la Turquie).
5 ) “Nouvelles frappes, tirs de roquette : la guerre s’installe dans le Haut-Karabakh”, Mediapart (4 novembre 2020).
Alors que le monde affronte la pandémie de Covid-19, le CCI a également été confronté à la douloureuse épreuve du décès de notre camarade Kishan, le 26 mars 2020. C’est une grande perte pour le CCI et sa section en Inde, et il nous manquera beaucoup. Kishan a grandement contribué à la vie du CCI et aura été un camarade d’une immense combativité jusqu’à son dernier souffle.
Kishan est né en 1939 dans un village isolé du Bengale-Occidental en Inde. Il entre à l’université dans les années 1960, avant que la classe ouvrière ne fasse sa réapparition lors de la grève de neuf millions d’ouvriers en France en 1968, suivie de l’automne chaud en Italie en 1969, des luttes ouvrières polonaises en 1970, signifiant la fin de la période de contre-révolution. La période des années 1960 a été marquée par de nombreuses contestations dans les universités du monde entier, en particulier contre la guerre du Vietnam et le racisme. Les jeunes qui se sont engagés dans ces mouvements étaient sincères dans leur désir de changement “révolutionnaire”, mais agissaient principalement sur un terrain petit-bourgeois avec l’illusion de pouvoir “changer immédiatement les choses”. Cependant, avant comme après 1968, existaient des organisations gauchistes, c’est-à-dire des organisations bourgeoises, prêtes à débaucher les jeunes et à entraver leur intérêt pour les positions de la classe ouvrière. Telles étaient les conditions mondiales qui ont permis à Kishan d’être happé par le mouvement naxalite.(1)
De 1963 à 1965, il a poursuivi une maîtrise en physique à l’université du Bengale du Nord. Il a obtenu une maîtrise avec mention très bien. Alors étudiant de troisième cycle, il fait partie d’une jeune génération séduite par le mouvement naxalite. Peu à peu, le terme naxalisme est devenu synonyme de maoïsme. En tant que jeune étudiant, Kishan se jette corps et âme dans le mouvement, laissant de côté ses études et se retrouvant emprisonné pour ses activités. Après huit ans d’emprisonnement, il est libéré en 1978. Les tortures indicibles qu’il a subies en prison l'ont affecté jusqu’à la fin de sa vie. Avec une cellule étroite et une nourriture insuffisante, parfois non comestible, Kishan a contracté la tuberculose et cette infection des poumons l’a accompagné jusqu’au dernier jour de sa vie. Durant sa période de détention, il a lu en particulier Marx et cela l’a aidé à demeurer ouvert au débat sur les idées marxistes de la Gauche communiste lorsqu’il les a rencontrées.
Kishan était l’un des rares qui, ayant été happé par le maoïsme, une forme particulièrement vicieuse de l’idéologie gauchiste bourgeoise, a pu s’en détacher complètement et consacrer sa vie au prolétariat en embrassant les traditions de la Gauche communiste. Une telle rupture a inévitablement nécessité une clarification au travers d’un long et patient travail de discussion avec le CCI au cours des années 1980 et 1990. En 1989, la formation du noyau du CCI en Inde a stimulé cette dynamique de clarification. Lorsque Kishan a pris contact avec le CCI, il a découvert la véritable histoire de la Gauche communiste. Il a été surpris lorsqu’il a réalisé, grâce à l’élaboration théorique du CCI, que le maoïsme n’est rien d’autre qu’une autre forme d’idéologie bourgeoise, un courant politique contre-révolutionnaire. “Le maoïsme n’a rien à voir ni avec la lutte, ni avec la conscience, ni avec les organisations révolutionnaires de la classe ouvrière. Il n’a rien à voir avec le marxisme, il n’est ni une partie ni une tendance de celui-ci, ni un développement de la théorie révolutionnaire du prolétariat. Tout au contraire, le maoïsme n’est qu’une grossière falsification du marxisme, sa seule fonction est d’enterrer tous les principes révolutionnaires, d’obscurcir la conscience de classe du prolétariat pour la remplacer par la plus stupide et bornée idéologie nationaliste. Comme "théorie", le maoïsme n’est qu’une des misérables formes qu’a été capable d’adopter la bourgeoisie dans sa période de décadence, pendant la contre-révolution et la guerre impérialiste”. (2) Ces explications du CCI sur le maoïsme ont eu un impact considérable sur le camarade Kishan. La capacité politique à faire une critique complète de son passé était essentielle pour que Kishan devienne militant d’une véritable organisation révolutionnaire.
Le Parti communiste d’Inde a été créé en 1925, alors que l’Internationale communiste était déjà en train de dégénérer et que les plus importantes luttes de la vague révolutionnaire avaient été vaincues, en particulier les révolutions russe et allemande. La volonté du Parti communiste en Inde était de devenir un mouvement anticolonial, anti-britannique, en lien avec de nombreux autres mouvements nationalistes. Le nationalisme et le patriotisme ont eu un impact important sur le Parti communiste en Inde. La classe ouvrière en Inde souffre d’un manque de tradition et de continuité de la Gauche communiste. Cela souligne l’importante responsabilité du CCI en Inde de mieux faire connaître l’héritage historique de la Gauche communiste.
En empruntant la voie de l’étude approfondie et de la discussion permanente, Kishan est progressivement devenu un militant du CCI. Sa loyauté au CCI et à la lutte internationale du prolétariat a fait de lui un véritable prolétaire internationaliste. Il a toujours défendu avec un immense dévouement les positions du CCI. Il était déterminé à participer aux débats du CCI au niveau international comme au sein de notre section en Inde grâce à ses fréquentes contributions. Le camarade Kishan a mis son ardeur au service du CCI et ce, à plusieurs titres. Il a voyagé à travers le pays pour trouver de nouvelles librairies où la presse du CCI pourrait être vendue. Il a participé à des cercles de discussion et à des réunions publiques chaque fois que cela était possible. Il a joué un rôle notable dans l’augmentation du nombre d’abonnés à notre presse. Il a pris part et joué un rôle très actif dans divers congrès internationaux du CCI ainsi que dans les conférences locales de notre section indienne. Ses contributions précieuses et bien pensées ont apporté un plus au processus de clarification politique. Sa plus grande force a été de défendre notre organisation contre toutes les attaques et les calomnies dont elle a fait l’objet.
Le camarade Kishan avait la capacité de surmonter les innombrables aléas de la vie. Sa ferme conviction dans la politique du CCI et son caractère optimiste l’ont aidé à tenir bon dans les situations politiques les plus difficiles. Il est difficile de rendre un hommage approprié à la contribution de Kishan dans la lutte politique pour l’émancipation de la classe ouvrière dans un si court texte.
Nous tenons également à ajouter que Kishan était très accueillant. De nombreux camarades du CCI, qu’ils viennent d’autres pays ou d’autres régions de l’Inde, ont fait l’expérience de sa généreuse hospitalité. Nous adressons notre salutation révolutionnaire et notre solidarité à sa famille. Le CCI apporte à sa fille et à sa femme toute sa sympathie et sa solidarité.
CCI, octobre 2020
1Mouvement d’influence maoïste prenant racine dans les campagnes du Bengale-Occidental. Son nom dérive de Naxalbari, un village de la région.
2“Maoism, a monstrous offspring of decadent capitalism [83]”, disponible sur notre site internet.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_4_80_bat.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/reforme-des-retraites
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/59/irak
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/42/italie
[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/09/chute-du-mur-de-berlin-ne-nous-trompons-pas-de-funerailles_6018607_3232.html
[7] https://www.lepoint.fr/europe/chute-du-mur-de-berlin-en-pleines-dissensions-l-allemagne-fete-les-30-ans-09-11-2019-2346185_2626.php
[8] https://www.ladepeche.fr/2019/11/09/il-y-a-30-ans-la-chute-du-mur-de-berlin,8532162.php
[9] https://fr.internationalism.org/rinte60/edito.htm
[10] https://fr.internationalism.org/rinte68/impe.htm
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/chute-du-mur-berlin-effondrement-lurss
[12] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_481_bat.pdf
[13] https://fr.internationalism.org/content/10086/mouvement-contre-reforme-des-retraites-partie-2-tirer-lecons-preparer-luttes-futures
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/56/moyen-orient
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/445/syrie
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/257/turquie
[17] https://fr.internationalism.org/en/tag/4/491/populisme
[18] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_482_bat_0.pdf
[19] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/coronavirus
[20] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/covid-19
[21] https://fr.internationalism.org/content/10081/mouvement-contre-reforme-des-retraites-partie-1-tirer-lecons-preparer-luttes-futures
[22] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_483_bat_0.pdf
[23] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/50/etats-unis
[24] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/luttes-parcellaires
[25] https://www.liberation.fr/checknews/2020/04/26/l-etude-de-la-surmortalite-donne-t-elle-les-vrais-chiffres-du-covid-19-au-dela-des-bilans-officiels_1786454
[26] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/05/14/non-le-covid-19-n-est-pas-seulement-au-17e-rang-mondial-en-nombre-de-morts_6039679_4355770.html
[27] https://www.liberation.fr/checknews/2020/05/22/covid-19-l-etude-des-chiffres-de-la-surmortalite-en-allemagne-confirme-t-elle-le-bilan-officiel_1789108
[28] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/17/coronavirus-une-surmortalite-tres-elevee-en-seine-saint-denis_6039910_3224.html
[29] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200521.OBS29165/coronavirus-l-europe-doit-s-attendre-a-une-deuxieme-vague-selon-ecdc.html
[30] https://www.liberation.fr/checknews/2020/05/15/que-sait-on-de-cette-photo-d-enfants-assis-dans-des-carres-dessines-a-la-craie-lors-d-une-recreation_1788236
[31] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200512.OBS28723/une-fiche-invitant-a-signaler-les-propos-inacceptables-des-eleves-sur-le-covid-agace-les-profs.html
[32] https://fr.internationalism.org/rinte76/mensonge.htm
[33] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[34] https://fr.internationalism.org/files/fr/strike_gdansk_1980.jpg
[35] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/pologne-1980
[36] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_484_bat.pdf
[37] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/france
[38] https://fr.internationalism.org/content/10220/bhopal-capitalisme-seme-lhorreur
[39] https://fr.internationalism.org/ri316/catastrophe_AZF.htm
[40] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201509/9257/explosion-meurtriere-tianjin-chine-apprendre-tout-ne-rien-oubl
[41] https://fr.internationalism.org/content/9754/effondrement-du-pont-genes-italie-loi-du-profit-engendre-catastrophes
[42] https://fr.internationalism.org/content/9989/lubrizol-derriere-lecran-fumee-responsabilite-du-capital
[43] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/513/russie
[44] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/bielorussie
[45] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/belarus
[46] http://news.bbc.co.uk/onthisday/hi/dates/stories/may/26/newsid_4396000/4396893.stm
[47] https://www.fo-daa.fr/wp-content/uploads/2020/01/Tract-FO-du-12-juin-2020.pdf
[48] https://fr.internationalism.org/content/9181/contribution-a-histoire-du-mouvement-ouvrier-afrique-du-sud-naissance-du-capitalisme-a
[49] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201508/9245/contribution-a-histoire-du-mouvement-ouvrier-afrique-du-sud-seconde
[50] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201702/9521/du-mouvement-soweto-1976-a-l-arrivee-au-pouvoir-l-anc-1993
[51] https://fr.internationalism.org/content/9774/contribution-a-histoire-du-mouvement-ouvrier-afrique-du-sud
[52] https://fr.internationalism.org/rinte70/amerique.htm
[53] https://www.lavanguardia.com/internacional/20200603/481582308546/violencia-racial-eeuu-historia-racismo.html?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_content=claves_de_hoy
[54] https://www.marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315.htm
[55] https://www.marxists.org/francais/marx/works/47-pdc.htm
[56] https://www.marxists.org/francais/ait/1864/12/km18641230.htm
[57] https://fr.internationalism.org/rint124/iww_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[58] https://fr.internationalism.org/rint125/IWW_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[59] https://www.vozpopuli.com/internacional/Barack_Obama-Racismo-Estados_Unidos-racismo-estados_unidos-obama-conflicto_racial-matanzas-negros_0_933206737.html
[60] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[61] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/esclavagisme
[62] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_485_bat.pdf
[63] https://fr.internationalism.org/content/10105/dossier-special-covid-19-vrai-tueur-cest-capitalisme
[64] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/coronavirus-covid-19
[65] https://fr.internationalism.org/en/tag/4/459/democratie
[66] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/terrorisme
[67] https://www.lefigaro.fr/international/des-enfants-tentent-de-se-suicider-pour-echapper-a-l-enfer-des-camps-de-migrants-de-lesbos-20191210
[68] https://www.radiofrance.fr/insalubrite-manque-de-nourriture-violences-le-calvaire-des-enfants-du-camp-de-refugies-de-lesbos
[69] https://www.infomigrants.net/fr/post/23102/grece--les-demandes-dasile-suspendues-pour-un-mois
[70] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/frontex-deployee-a-la-frontiere-terrestre-greco-turque-20200313
[71] https://www.infomigrants.net/en/post/25739/greece-to-deploy-antimigrant-barrier-off-lesbos
[72] https://www.nytimes.com/2020/08/14/world/europe/greece-migrants-abandoning-sea.html
[73] https://www.lefigaro.fr/social/coronavirus-visualisez-les-effets-de-la-crise-sur-l-emploi-en-france-20201001
[74] https://www.latribune.fr/economie/france/les-ruptures-de-contrats-lies-a-un-pse-ont-double-par-rapport-a-2019-861063.html
[75] https://www.capital.fr/entreprises-marches/valeo-est-parvenu-a-signer-un-accord-majoritaire-de-competitivite-avec-les-syndicats-1381880
[76] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/airbus-fo-ne-signera-pas-d-accord-si-la-direction-fabrique-un-groupe-a-deux-vitesses-20201001
[77] https://www.lefigaro.fr/societes/airbus-s-est-engage-au-zero-licenciement-contraint-selon-fo-20201012
[78] https://fr.internationalism.org/content/10189/groupes-gauchistes-face-a-pandemie-chiens-garde-et-rabatteurs-du-capitalisme
[79] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201507/9237/laicite-arme-ideologique-contre-classe-ouvriere
[80] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201509/9260/laicite-arme-ideologique-contre-classe-ouvriere-ii
[81] https://www.cnt-f.org/contre-les-manipulations-racistes-defendons-les-libertes.html?utm_source=edito&utm_medium=image&utm_campaign=home&utm_content=btn
[82] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/60/russie-caucase-asie-centrale
[83] https://en.internationalism.org/ir/094_china_part3.html#_ftnref4