Soumis par Revue Internationale le
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La guerre en Ukraine est, à ce jour, l’expression la plus représentative du chaos impérialiste mondial qui implique, à différents niveaux, les grandes puissances impérialistes, les pays d’Europe occidentale, mais également d’autres pays comme la Corée du Nord, l’Iran… Plusieurs experts de la bourgeoisie, ainsi que l’ensemble des groupes du milieu politique prolétarien, à l’exception du CCI, voient dans cette situation un moment de la marche vers la Troisième Guerre mondiale. Pour eux, on assisterait actuellement à la formation de deux blocs impérialistes rivaux autour des deux grandes puissances mondiales : les États-Unis et la Chine. À l’opposé de cette analyse, le CCI considère qu’il s’agit là d’une illustration de l’incapacité des deux grandes puissances mondiales à s’imposer à la tête de deux blocs impérialistes. Le leadership mondial de la plus puissante d’entre elles, les États-Unis, est en effet de plus en plus contesté alors que la Chine n’a pu agréger ne serait-ce que les prémisses d’un bloc impérialiste. De plus, les États-Unis sont particulièrement affaiblis politiquement par des divisions de plus en plus importantes entre Républicains et Démocrates, le chef de files des Républicains ayant tôt fait de confirmer, avant et après sa nouvelle élection, son inaptitude non seulement en tant que chef de guerre mais aussi pour diriger les affaires du pays. Un exemple de la subtilité du personnage est donné par sa menace d’annexer le Groenland alors même que, dans les faits, les États-Unis ont déjà le contrôle effectif de ce territoire notamment grâce à une base militaire.
Mais l’impossibilité actuelle d’une nouvelle guerre mondiale n’est en rien contradictoire, comme l’illustre la réalité sous nos yeux, avec le déchaînement de guerres impliquant les pays centraux du capitalisme alors même que le prolétariat, dans ses concentrations les plus importantes, n’est ni vaincu, ni prêt à être enrôlé pour le carnage impérialiste, malgré ses difficultés actuelles qui l’empêchent de mettre en avant sa propre perspective révolutionnaire.
Produit de la décomposition du capitalisme, le chaos mondial actuel est porteur de tous les dangers, de toutes les menaces pour la survie de l’humanité. En effet, la gangrène du militarisme et de la guerre sont aujourd’hui présents partout, de la mer Baltique à la mer Rouge, de Taïwan ou de la Corée du Nord au Sahel. Le cauchemar européen de la guerre nucléaire à l’époque de la guerre froide, est aujourd’hui ravivé par les menaces de Moscou d’une nouvelle nucléarisation du continent et l’escalade que constituerait l’envoi de troupes des pays occidentaux voisins sur le front ukrainien. Nous ne sommes pas en présence d’une Troisième Guerre mondiale mais de guerres qui s’intensifient de manière incontrôlée en Ukraine et, en perspective, dans le monde entier. Trois ans après l’« opération spéciale » de la Russie en Ukraine, la guerre dans ce pays présente tous les signes d’une fuite en avant vers un enlisement aveugle et destructeur régi par la politique de la terre brûlée.
Une guerre de décomposition qui ne peut qu’entraîner la ruine des belligérants
Lors de l’expansion mondiale du capitalisme au XIXe siècle, la guerre pouvait constituer un moyen de consolider les nations capitalistes, comme ce fut le cas pour l’Allemagne lors de la guerre franco-prussienne de 1871, de contribuer par la force à l’élargissement du marché mondial, à travers les guerres coloniales, ouvrant de nouveaux marchés pour les nations les plus développées et favorisant ainsi le développement des forces productives. Plus tard, ces guerres ont cédé le pas à la guerre impérialiste pour le partage du monde, et dont la Première Guerre mondiale en 1914 signait l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La guerre permanente entre les différents rivaux impérialistes perdait ainsi toute rationalité économique et devenait ainsi le mode de vie du capitalisme décadent. L’horreur et la destruction de la Première Guerre mondiale se sont répétées et amplifiées avec la Seconde Guerre mondiale, chacun des impérialismes rivaux cherchant désormais à s’assurer une position géostratégique mondiale, à travers des alliances forcées derrière une ou l’autre des têtes de blocs impérialistes, recherchant en permanence des alliances pour soutenir ses intérêts : « devant l’impasse totale où se trouve le capitalisme et la faillite de tous les “remèdes” économiques, aussi brutaux qu’ils soient, la seule voie qui reste ouverte à la bourgeoisie pour tenter de desserrer l’étau de cette impasse est celle d’une fuite en avant avec d’autres moyens (eux aussi de plus en plus illusoires d’ailleurs) qui ne peuvent être que militaires »[1]. Voilà pour l’évolution de la guerre au cours des deux derniers siècles.
Mais avec la chute du bloc soviétique, les alliances établies depuis la dernière guerre mondiale et la discipline des anciens blocs impérialistes ont été rompues, sans être remplacées par de nouvelles. On assiste désormais à une rivalité de tous contre tous, où chacun cherche à faire valoir ses intérêts au détriment de ceux des autres, quel qu’en soit le prix. On déclenche des guerres sans fin (Libye, Syrie, Sahel, Ukraine, Moyen-Orient) qui massacrent, dévastent les populations, les richesses et les moyens de production, les sources d’énergie, sans parler de l’impact écologique. La situation actuelle de Gaza en ruines et de la population exterminée en est un exemple flagrant, ainsi que la guerre en Ukraine. La politique de la terre brûlée prévaut et « Après moi le déluge ».
Poutine a déclenché son « Opération spéciale » en Ukraine en 2022, après avoir occupé la Crimée en 2014, pour tenter de défendre son statut de puissance impérialiste mondiale contre l’encerclement opéré par l’OTAN « jusqu’à ses portes », et qui pouvait signifier qu’après la Pologne, la Hongrie et la République tchèque en 1999, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie en 2004, l’Ukraine rejoigne le Traité.
L’administration Biden avait alors clairement indiqué qu’il n’y aurait pas de réponse américaine à travers l’envoi de troupes au sol (comme l’avait suggéré l’attitude américaine face à l’invasion de la Crimée) afin d’inciter la Russie à déclencher une guerre susceptible de mettre à genou son économie et sa puissance militaire déjà fragiles, neutralisant ainsi ses prétentions impérialistes en tant qu’alliée potentielle de la Chine, le principal adversaire des États-Unis. Dans son discours d’adieu du 13 janvier au Département d’État, Joe Biden s’adressait un satisfecit pour ce piège tendu à la Russie : « Par rapport à il y a quatre ans, […] nos adversaires et nos rivaux sont plus faibles […] bien que l’Iran, la Russie, la Chine et la Corée du Nord collaborent désormais, c’est plus un signe de faiblesse que de force »[2].
Et en effet, la position de la Russie a été considérablement affaiblie par la guerre, ce qui constitue un démenti flagrant aux thèses farfelues selon lesquelles les protagonistes de la guerre peuvent tous bénéficier de possibles effets « gagnant-gagnant » : une irréelle expansion impérialiste, une meilleure position géostratégique, des gains économiques, le contrôle de sources d’énergie… rien de tout cela ne se cache derrière les ruines fumantes d’Ukraine ou la ruine et la fragilisation de la Russie.
Aux frontières de l’ex-URSS, on observe également des signes de la perte d’influence de la Russie sur ses « satellites ». En Géorgie, qui depuis 2022 était considérée par l’Union européenne comme un candidat à l’intégration, la victoire du parti pro-russe Rêve géorgien (sic) a été qualifiée de fraude et a déclenché un Georgiamaidan (sur le modèle de l’Euromaidan ukrainien en 2014) contre la tentative de la Russie de regagner de l’influence dans le pays. C’est la signification des manifestations contre les investissements russes qui ont conduit à la prise du parlement de l’Abkhazie géorgienne[3]. La perte de positions dans la région stratégique du Caucase s’ajoute au retrait par l’Arménie du conflit du Haut-Karabakh au profit d’une entente avec l’Azerbaïdjan rival, qui a récemment été refroidie par le « dommage collatéral » de l’abattage d’un avion de ligne civil par des missiles russes[4].
Mais l’affaiblissement de la position géostratégique de la Russie a également conduit à une expansion de la guerre impérialiste à des milliers de kilomètres de l’Ukraine, en Syrie. Moscou a été (avec le Hezbollah et l’Iran) le principal soutien du régime terroriste des el-Assad, qui, en retour, ont permis l’établissement d’une base aérienne et d’une base navale en Syrie (qui constituaient le seul accès de la Russie à la Méditerranée) et un soutien à son intervention en Afrique[5]. Mais la Russie n’a pas été en mesure de poursuivre son soutien au régime d’El-Assad, qu’elle a abandonné, selon les termes de Trump lui-même, « parce que les Russes étaient trop faibles et trop débordés pour aider le régime en Syrie car “ils sont trop pris par l’Ukraine”[6] ». Un tel recul de l’autorité du parrain impérialiste, même si celui-ci peut maintenir ses bases militaires en Syrie, ou négocier de nouvelles relations en Libye, aura certainement un impact sur la crédibilité du Kremlin vis-à-vis des États africains qu’elle tente de séduire.
La Russie consacre actuellement environ 145 milliards de dollars pour ses dépenses de défense, soit le chiffre le plus élevé depuis l’effondrement de l’URSS. D’ici 2025, ces dépenses devraient augmenter de 25%, soit 6% du PIB. La guerre représente déjà un tiers du budget de l’État russe. Poutine se vante également de son arsenal et de ses missiles, défiant les États-Unis après avoir lancé son premier missile hypersonique « Orechnik » et ne manque pas une occasion de rappeler qu’il dispose d’un arsenal nucléaire stratégique, dont il a été spéculé qu’il pourrait l’utiliser comme moyen de dissuasion en larguant une bombe atomique sur la mer Noire. De telles menaces traduisent les « embarras » de la puissance militaire russe, son affaiblissement et ses difficultés. On estime que le Kremlin a déjà utilisé 50 % de sa capacité militaire dans la guerre en Ukraine sans avoir encore atteint aucun de ses objectifs. En outre, « la plupart des équipements que la Russie envoie au front proviennent des arsenaux de la guerre froide, qui, bien qu’importants, ont été considérablement réduits »[7]. Et une grande partie de ce matériel nécessite des technologies occidentales.
L’un de ses principaux problèmes est le recrutement de la chair à canon au sein de la population, tout comme en Ukraine d’ailleurs. Des rapports font état d’une perte quotidienne de 1.500 soldats sur la ligne de front pour l’armée russe. Poutine a même dû faire appel à plus de 10.000 soldats nord-coréens. Si à Moscou et dans d’autres grandes villes russes, la guerre est passée inaperçue, leurs habitants vivent désormais dans la crainte des frappes de drones ou de la conscription forcée.
Situation économique
La guerre en Ukraine est certes à l’origine de l’augmentation de la production et des faibles taux de chômage. Mais l’économie de guerre consomme les ressources de tout le pays et représente déjà, par exemple, le double des dépenses sociales. Or, dans la mesure où la finalité de la production de guerre est la destruction, c’est-à-dire la stérilisation de capital ne pouvant être réinvesti ou réutilisé, les avantages économiques apparents ne tirent pas l’économie dans son ensemble, mais la plongent plutôt dans la misère.
En effet, pour cette année, les prévisions de croissance sont à peine de 0,5 à 1,5%, proche de la récession, laissant la population face à une situation économique déplorable : « L’économie civile vacille. Le secteur de la construction en est un bon exemple : en raison de la baisse de la demande et de la flambée des coûts (le prix des matériaux de construction a augmenté de 64% entre 2021 et 2024) le rythme de la construction de nouveaux logements a considérablement ralenti. Parmi les autres secteurs en difficulté, citons le transport de marchandises, exacerbé par le ralentissement du réseau ferroviaire, le transport routier, avec la hausse du prix du carburant et la pénurie de chauffeurs, l’extraction de minerais et l’agriculture, qui faisait la fierté du gouvernement de M. Poutine. Globalement, les exportations ne sont plus une source de croissance. La consommation intérieure se poursuit, mais les perspectives sont assombries par la hausse des prix. Officiellement, l’inflation en Russie en 2024 s’élevait à 9,52% »[8].
Et tout cela ne peut absolument pas être compensé par un prétendu gain économique généré par l’occupation de l’est de l’Ukraine. Tout d’abord, ce pays n’a pas de grandes richesses à offrir. Les « joyaux de la couronne » de son économie, notamment la production d’électricité, l’agriculture, les gisements de terres rares, ainsi que le tourisme, ont été anéantis par la guerre : « Même si la guerre se terminait demain, il faudrait des années pour réparer les dégâts et retrouver le niveau d’avant la guerre »[9], affirment les ingénieurs des centrales thermiques eux-mêmes. En revanche, le bombardement des centrales nucléaires a failli provoquer une catastrophe plus importante que Tchernobyl et a montré l’état déplorable des installations. Quant au sol, quand il n’est pas directement jonché de mines, ou inondé par l’explosion de barrages, il est très pollué[10], tout comme la mer Noire.
Une guerre destructrice qui mène à l’anéantissement des adversaires et au massacre des populations.
Malgré la perspective d’une trêve annoncée par la nouvelle administration Trump, la guerre ne peut que se poursuivre et s’aggraver. Après les accords de Minsk en 2014, après l’occupation de la Crimée, entre 2015 et l’offensive russe de 2022, il y a eu des centaines de négociations et d’accords de cessez-le-feu sans que s’infléchisse la dynamique de confrontation, et s’interrompe la spirale de destruction irrationnelle. La Russie elle-même menace, à terme, de s’effondrer. Par ailleurs, pour Poutine, mettre fin à la guerre sans l’avoir gagnée signifierait sa propre fin, avec un pays plongé dans le chaos, tout comme la poursuivre signifie encore plus de ruines et de massacres. Pour Zelensky et les dirigeants ukrainiens, la guerre est une plaie terrible et, en même temps, une question de survie en tant que classe dirigeante, face à la menace de division du pays entre la Russie et la Pologne/Hongrie, alors que sa poursuite signifie la désertification et le dépeuplement du pays.
En Ukraine, la guerre a en effet des conséquences dévastatrices[11] dont une économie épuisée, soumise à de lourdes dépenses militaires. Elle ne survit pratiquement que grâce à l’aide occidentale, tant financière que militaire. Une dépendance payée par de plus en plus de privations de la part d’une population démoralisée (plus de 100.000 désertions selon Zelensky, jusqu’à 400.000 selon Trump) et épuisée, à qui l’on demande chaque année de plus en plus de sacrifices. En avril 2024, l’armée ukrainienne a abaissé l’âge de la conscription forcée de 27 à 25 ans. Et quand Zelensky a fait appel à la « solidarité » des démocraties occidentales pour mieux armer ses troupes, celles-ci ont exigé (déclarations de Rutte, secrétaire général de l’OTAN, ou du secrétaire d’État américain Blinken) qu’il abaisse la conscription à 18 ans. Le sang pour l’acier !
Mais la ruine de cette guerre dépasse les implications directes des deux belligérants directs.
La guerre d’Ukraine est un accélérateur du militarisme et du chaos dans les pays de l’Union européenne.
Derrière le piège ukrainien, l’enjeu est, comme nous l’avons vu, la confrontation des États-Unis avec la Chine. Il a aussi engendré un effet collatéral visant à créer des complications pour leurs « alliés » européens, en plaçant un conflit militaire majeur à leurs portes, en forçant les pays de l’OTAN à suivre le parrain américain, mais aussi en semant l’ivraie parmi eux.
L’Allemagne en premier lieu, entraînée à contrecœur dans un front commun avec les Américains, subit de plein fouet les conséquences de la guerre alors qu’elle n’est pas un belligérant direct. Elle est ainsi contrainte de recomposer sa diplomatie de décennies d’« ostpolitik » (ouverture de la RFA vers l’Est) non seulement avec la Russie mais aussi avec d’autres pays (Hongrie, Slovaquie, etc.) qu’elle avait choyés économiquement dans son expansion impérialiste après la réunification allemande en 1990 et qui soutiennent aujourd’hui le régime de Poutine[12]. La guerre en Ukraine a également des conséquences désastreuses pour l’économie allemande en raison de la hausse des coûts d’approvisionnement en énergie qui a pénalisé sa compétitivité industrielle, aggravé la récession et déclenché une inflation qui a exacerbé le mécontentement social. Mais surtout à cause du coût de la guerre qu’elle doit supporter en partie. L’Allemagne s’est taillé « la part du lion » de l’aide financière apportée par les institutions européennes au régime de Zelensky, mais elle a surtout apporté la deuxième contribution la plus importante en matière d’aide militaire[13]. Et elle l’a fait à contrecœur, comme en témoignent les tensions (et finalement l’éclatement) du gouvernement de coalition lorsque le chancelier Scholz a renoncé à son projet de réduire l’aide militaire de 7,5 milliards d’euros à 4 milliards d’euros d’ici à 2025.
Et malgré ce gaspillage dans une guerre qui est un véritable gouffre, il n’en reste pas moins que l’Allemagne ne parvient pas à renforcer sa position impérialiste. En effet, le conflit en Ukraine renforce son image de grande puissance économique (elle est toujours la quatrième économie mondiale), mais elle reste un véritable nain militaire. La bourgeoisie allemande tente de réagir à cette situation par tous les moyens possibles. Trois jours seulement après l’entrée des troupes russes en Ukraine en février 2022, le chancelier Scholz a annoncé devant le parlement un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour les dépenses de défense, dans ce que les politiciens eux-mêmes ont appelé « le tournant ». Depuis, il s’est lancé dans une course effrénée pour développer la propre industrie d’armement de l’Allemagne et établir des plans stratégiques qui permettraient aux troupes allemandes « de ne pas se limiter à la défense nationale, mais d’être opérationnelles […] dans n’importe quel scénario, dans n’importe quelle région du monde »[14].
Le renforcement du militarisme allemand est une expression de l’une des principales caractéristiques de la décomposition capitaliste, le « chacun pour soi » de chaque État, la dislocation croissante des structures qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont tenté de les discipliner. Face à la guerre en Ukraine, l’Allemagne et la France, apparemment du même côté, celui des « démocraties », ont pourtant des intérêts contradictoires. Même Macron, qui a essayé au début de la guerre de maintenir un canal de communication spécial avec Poutine, a choisi d’être parmi les premiers à offrir la possibilité d’utiliser des missiles ukrainiens contre le territoire russe, et d’envoyer des soldats français pour occuper les zones de friction en cas de « cessez-le-feu ». C’est ce qu’a proposé Macron à Zelensky et Trump lors du récent sommet sous les dômes bénis de Notre-Dame. Avec la Grande-Bretagne, les pays nordiques et de la mer Baltique, la France est parmi les plus intransigeants sur les conditions à imposer à Poutine pour la « paix ».
Cette montée du militarisme n’épargne aucun pays, du plus petit au plus grand. Et elle sera accélérée par l’accentuation du chaos impérialiste. L’appel de Trump à ce que les pays de l’OTAN augmentent leurs budgets de défense à 5% du PIB n’est pas vraiment une originalité (en fait, ils ont déjà fortement augmenté depuis le sommet du Pays de Galles en 2014[15]). Le secrétaire général de l’OTAN a affirmé que « ceux qui ne croient pas que la voie de la paix passe par l’armement ont tort »[16]. Et le prochain sommet de l’OTAN, qui se tiendra à La Haye en juin, devrait porter l’objectif à 3%.
Le « danger » de l’ours russe, qui a montré toute sa maladresse et sa faiblesse dans la guerre contre l’Ukraine, est agité pour augmenter les dépenses d’armement dans tous les pays, alors qu’une étude récente de Greenpeace montre que les pays de l’OTAN, hors États-Unis[17], dépensent déjà, à eux tous, près de dix fois plus pour la défense que la Russie. L’élément déclencheur de la course aux armements est précisément le fait que l’OTAN n’est plus ce qu’elle était. Et cela conduit les grandes puissances à être prises entre deux feux : soit céder aux pressions de Trump (céder et augmenter la contribution au budget de l’OTAN), soit assumer seules les dépenses de « sécurité ». Résultat : davantage de crise économique, plus de conflits, plus de militarisme et plus de chaos.
La même tendance à la fragmentation que l’on peut observer sur la scène impérialiste mondiale se retrouve également au sein de nombreux États, avec l’émergence de formations populistes et irresponsables qui entravent la défense des intérêts du capital national dans son ensemble. On l’a vu en Grande-Bretagne avec le Brexit, on le voit en Allemagne avec l’AfD, et on le voit à son apogée aux États-Unis avec l’élection de Trump.
Et maintenant… Trump
Comme nous l’avons expliqué dans nos publications, le président américain récemment réélu n’est pas une anomalie, mais une expression de la période historique[18] : l’étape finale de la décadence, celle de la décomposition capitaliste, caractérisée par la montée d’une tendance à la fragmentation, au « chacun pour soi », au sein de la classe capitaliste mondiale. L’expression de cette tendance à la dislocation est le déclin du leadership américain, conséquence de la disparition de la discipline des blocs impérialistes qui « ordonnaient » le monde depuis la Seconde Guerre mondiale.
Face au déclin de leur hégémonie, les États-Unis ont tenté de réagir[19] avec les guerres en Irak, en Afghanistan et aujourd’hui, comme on le voit, indirectement en Ukraine. Mais ces tentatives de « réorganisation » du monde (dans l’intérêt des États-Unis, bien sûr) ont abouti à plus de chaos, plus d’indiscipline, plus de conflits et plus d’effusions de sang. En essayant d’éteindre les feux de la contestation de leurs rivaux, les États-Unis sont en réalité devenus le premier et le plus dangereux des pyromanes. Cela n’a pas empêché les États-Unis de perdre leur autorité, comme en témoigne la situation récente au Moyen-Orient, où des puissances telles qu’Israël ou la Turquie (cette dernière étant également l’un des principaux bastions de l’OTAN) jouent leurs propres cartes, comme on l’a vu récemment en Palestine ou en Syrie.
Trump n’est pas d’une nature différente de Biden et Obama. Son objectif stratégique est le même : empêcher la montée en puissance du principal challenger de cette hégémonie, à savoir la Chine[20]. Là où il y a des divisions au sein de la bourgeoisie américaine, c’est sur la manière de gérer la guerre en Ukraine. Biden a choisi d’investir beaucoup de ressources pour épuiser la Russie économiquement et militairement, privant ainsi la Chine d’un allié stratégique potentiel, tant en termes de capacité militaire que d’extension géographique. En revanche, Trump ne considère pas l’effondrement mutuel de la Russie et de l’Ukraine comme un renforcement de la position des États-Unis dans le monde, mais plutôt comme une source de déstabilisation qui détourne les ressources économiques et militaires américaines de la principale confrontation, celle avec la Chine. C’est pourquoi il s’est vanté pendant des mois de pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine au lendemain de son investiture. Certes, il n’a jamais dit comment il s’y prendrait. Mais tous ces plans de paix sont en réalité les germes de nouvelles guerres plus meurtrières. Même un « gel » de la situation dans les positions actuelles serait perçu par les belligérants comme une humiliation inacceptable. La Russie devrait renoncer à une partie du Donbass et d’Odessa, et l’Ukraine devrait admettre la ruine de son économie et la perte de territoires, sans aucune contrepartie.
Et avec quelles garanties, d’ailleurs, qu’ils n’auront pas à reprendre immédiatement les hostilités ?
Plus qu’une volonté de paix, ce sont les intérêts impérialistes dans chaque nation qui priment. La Russie refuse d’accepter, même reporté, un élargissement de l’OTAN à l’Ukraine. Zelensky, quant à lui, réclame une « force de maintien de la paix de 200.000 hommes sur la ligne de contact ». Mais les expériences récentes de « forces de maintien de la paix » dans les pays du Sahel (où la France, les États-Unis et l’Espagne ont fini par s’effacer devant la pression des guérillas armées par les Russes) ou au Liban (où la FINUL s’est contentée de regarder ailleurs face à l’invasion israélienne), montrent précisément que la mythologie des « casques bleus » comme garants des accords de paix appartient à un passé de discipline et d’« ordre » dans les relations internationales, la diplomatie, etc., qui a été rendu obsolète par l’avancée de la décomposition capitaliste. En réalité, ce que les États-Unis envisagent de faire, c’est d’entraîner leurs alliés de l’OTAN, et surtout les pays européens, dans le bourbier ukrainien[21] mais sous la protection, au sens le plus gangster du terme, des moyens technologiques et de l’autorité de l’armée américaine. Les guerres actuelles ne donnent pas lieu à des situations dans lesquelles au moins une coalition claire de force en faveur de l’un des belligérants permettrait d’éviter la perspective de nouveaux conflits. Au contraire, ce sont des guerres de positions insolubles qui génèrent de nouveaux conflits, de nouveaux scénarios de chaos et de massacres.
Le capitalisme est incapable d’arrêter la guerre. Seule la révolution mondiale offre une alternative à l’humanité.
Le scénario vers lequel nous nous dirigeons n’est ni la paix, ni la Troisième Guerre mondiale. L’avenir que le capitalisme peut nous offrir, c’est le chaos généralisé, c’est la multiplication des foyers de tensions et des conflits qui secouent tous les continents, l’invasion par le militarisme et la guerre de toutes les sphères de la vie sociale, de la guerre commerciale au chantage aux approvisionnements dans le monde, des guerres qui sont une cause majeure de la dégradation de l’environnement, des guerres qui envahissent les communications (la désinformation est une arme de guerre), et surtout des guerres et un militarisme qui exigent de plus en plus d’attaques contre les conditions de vie de la population, plus particulièrement du prolétariat dans les grandes concentrations d’Europe et d’Amérique. Lorsqu’on a demandé à l’illustre Mark Rutte où il comptait trouver les milliards d’euros nécessaires à l’augmentation des dépenses militaires, sa réponse ne pouvait être plus arrogante et explicite : « Nous devons préparer la population à des coupes dans les retraites, les systèmes de santé et de sécurité sociale, afin d’augmenter le budget de l’armement à 3% du PIB de chaque pays »[22].
La principale victime de ce tourbillon de chaos, de guerres, de militarisme, de désastres environnementaux, de maladies est la classe ouvrière mondiale. En tant que principal fournisseur de chair à canon pour les armées des pays directement en guerre, mais aussi en tant que principale victime des sacrifices, de l’austérité et de la misère exigés par le maintien du militarisme. Dans l’article que nous avons publié à l’occasion du deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine[23], nous avons souligné : « La bourgeoisie a exigé d’énormes sacrifices pour alimenter la machine de guerre en Ukraine. Face à la crise et malgré la propagande, le prolétariat s’est soulevé contre les conséquences économiques de ce conflit, contre l’inflation et l’austérité. Certes, la classe ouvrière a encore du mal à établir le lien entre militarisme et crise économique, mais elle a refusé de faire des sacrifices : au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation et la précarité ».
Ce climat de non-résignation face à la dégradation progressive de leurs conditions de vie continue à s’exprimer comme on l’a vu récemment dans les grèves au Canada, aux États-Unis, en Italie et plus récemment en Belgique[24] où les expressions de ras-le-bol se sont fait à nouveau entendre avant même que les nouveaux plans d’austérité ne soient mis en œuvre. Certes, cette rupture avec la passivité des années précédentes n’implique pas que le prolétariat dans son ensemble ait pris conscience du lien entre la dégradation de ses conditions de vie et la guerre, et encore moins de ses possibilités d’empêcher le destin guerrier vers lequel le capitalisme nous conduit inexorablement.
Il est vrai aussi qu’au niveau de minorités se posant quantité de questions, numériquement très faibles mais politiquement très importantes, cette réflexion se développe sur les perspectives que le capitalisme peut offrir et aussi sur le développement d’une alternative révolutionnaire du prolétariat. On l’a déjà vu, malgré toutes ses limites, lors la Semaine d’action de Prague[25]. Mais nous le voyons aussi, par exemple, dans la participation croissante à nos réunions publiques et permanences et dans les débats francs et fructueux qui s’y déroulent. Les armes avec lesquelles le prolétariat peut vaincre le capitalisme sont sa lutte, son unité et sa conscience. Dans la situation actuelle, nous assistons certes à une avancée du capitalisme vers la destruction, entraînant l’ensemble de l’humanité dans la barbarie, mais aussi à un développement lent et difficile vers l’autre pôle, celui de la révolution.
Hic Rhodes/Valerio.
30.01.2025
[1] Décadence du capitalisme guerre, militarisme et blocs impérialistes (2e partie). Revue internationale 53.
[2] Extrait du Monde du 15 janvier 2025.
[3]« Même les satellites russes de toujours sont devenus un casse-tête pour Poutine. Prenons le cas, petit mais spectaculaire, de l’Abkhazie, la région séparatiste de Géorgie : en novembre, face à un plan qui aurait donné à la Russie une influence encore plus grande sur son économie, les Abkhazes ont pris d’assaut son parlement et renversé son gouvernement. » The Cold War Putin Wants, Andrei Kolesnikov, in Foreign Affairs 23 janv. 2025
[4]« L 'Arménie –un pays sous la protection de Moscou et fortement dépendant de la Russie dans plusieurs secteurs économiques– autrefois “partenaire stratégique” de la Russie dans le Caucase a été abandonnée dans les cendres de sa récente guerre avec l’Azerbaïdjan : à l’automne 2023, la Russie n’a pu que s’écarter du chemin lorsque des forces azerbaïdjanaises bien armées se sont emparées de l’enclave arménienne du Haut-Karabakh et, apparemment du jour au lendemain, ont expulsé plus de 100.000 Arméniens karabakhis. Aujourd’hui, l’Arménie conclut un traité de partenariat stratégique avec les États-Unis et tente d’adhérer à l’Union européenne ». The Cold War Putin Wants, Andrei Kolesnikov, in Foreign Affairs 23 janvier 2025
[5]« La Russie a fourni […] un soutien matériel et diplomatique qui a permis à des officiers militaires de prendre le pouvoir par la force au Mali en 2021, au Burkina Faso en 2022 et au Niger en 2023 […] elle envoie également des armes au Soudan, prolongeant la guerre civile du pays et la crise humanitaire qui en résulte, et a fourni un soutien aux milices Houthi au Yémen » Putin's Point of No Return, Andrea Kendall-Taylor et Michael Kofman, in Foreign Affairs, 18 décembre 2024
[6]America Needs a Maximum Pressure Strategy in Ukraine, Alina Polyakova, in Foreign Affairs, 31 décembre 2024
[7]La sécurité de l’Ukraine dépend désormais de l’Europe, Elie Tenenbaum et Leo Litra, Foreign Affairs, 3 décembre 2024
[8] « 95% de tous les composants étrangers trouvés dans les armes russes sur le champ de bataille ukrainien proviennent de pays occidentaux », The Russian Economy Remains the Putin's Greatest Weakness, Theodore Bunzel et Elina Ribakova, Foreign Affairs, 9 décembre 2024.
[13] En février 2024, les États-Unis avaient fourni 43 milliards d’euros et l’Allemagne 10 milliards (deux fois plus que la Grande-Bretagne et presque quatre fois plus que la France).
[14] Discours du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, le 12 décembre, devant les chefs du Comité militaire de l’OTAN.
[15] Le très « pacifiste » gouvernement espagnol a augmenté son budget militaire de 67% au cours de la dernière décennie.
[16] « Pour prévenir la guerre, l’OTAN doit dépenser plus ». Une conversation avec le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte. carnegieendowment.org 12.12.2024
[17] Christopher Steinmetz, Herbert Wulf : Quand est-ce que c’est assez ? Une comparaison des potentiels militaires de l’OTAN et de la Russie. Publié par Greenpeace. Voir aussi « Think big and do big ». Cité dans Le Temps de la mentalité de guerre.
[18] Voir le Triomphe de Trump : un pas de géant dans la décomposition du capitalisme, où nous expliquons pourquoi il est aussi un facteur actif de l’accentuation de ce processus autodestructeur.
[19] « Notre premier objectif est d’empêcher l’émergence d’un nouveau rival » (Extrait d’un document secret de 1992 du Département américain de la Défense attribué à Paul Wolfowitz – sous-secrétaire à la Défense néocon de 2001 à 2005 – publié par le New York Times et bien sûr démenti par tous les responsables de l’administration). Dans La géopolitique de Donald Trump, Le Monde Diplomatique, janvier 2025.
[20] Voir dans la Revue internationale 170 le « Rapport sur les tensions impérialistes ».
[21]« Le déploiement militaire de la coalition européenne nécessiterait une composante terrestre majeure d’au moins quatre ou cinq brigades de combat multinationales combinées sous une structure de commandement permanente. Les troupes seraient stationnées dans l’est de l’Ukraine et devraient être prêtes au combat, mobiles et adaptables aux conditions ukrainiennes. Une forte composante aérienne comprenant des patrouilles aériennes de combat, des radars aéroportés pour détecter les avions ou les missiles, des défenses aériennes au sol et des capacités de réaction rapide serait nécessaire pour empêcher les bombardements et les raids aériens russes. Certains de ces systèmes pourraient être exploités à partir de bases aériennes situées en dehors de l’Ukraine. Enfin, une composante maritime pourrait contribuer à sécuriser les lignes de communication outre-mer, mais en vertu de la convention de Montreux, qui régit le passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, la Turquie devrait d’abord autoriser un nombre limité de navires de guerre occidentaux à pénétrer dans la mer Noire »(« La sécurité de l’Ukraine dépend désormais de l’Europe », Elie Tenenbaum et Leo Litra dans Foreing Affairs, 3 décembre 2024). En d’autres termes, l’occupation du Donbas par la Russie aurait finalement conduit à une occupation par des pays européens… de l’OTAN.
[22] « Le temps de la mentalité de guerre » sur https://www.german-foreign-policy.com/fr/news/detail/9801