Rapport sur les tensions impérialistes pour le 25e Congrès du CCI

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Le CCI vient de tenir son 25e congrès international, au cours duquel il a adopté un certain nombre de rapports sur la situation mondiale. Nous commençons par le rapport sur les tensions inter-impérialistes

Rapport sur les tensions impérialistes

Avoir une analyse précise de la situation historique et des perspectives qui en découlent est une des responsabilités majeures des organisations révolutionnaires afin de fournir un cadre solide à leur intervention dans la classe et de proposer à cette dernière des orientations précises pour appréhender la dynamique du capitalisme ou les actions et manœuvres de la bourgeoisie. Malheureusement, les groupes du milieu politique prolétarien dans leur ensemble restent largement en deçà de cette nécessité : soit parce qu’ils restent coincés dans des schémas du passé appliqués mécaniquement, sans les soumettre à la critique et même s’ils ne collent plus à la réalité historique (les groupes bordiguistes) ; soit parce que leur opportunisme les amène à privilégier une approche immédiatiste et empiriste visant un illusoire succès immédiat, plutôt qu’à faire l’effort de vérifier la solidité et la pertinence de leurs analyses (la Tendance Communiste Internationaliste – TCI).[1]

Pour sa part, le CCI, fidèle à la tradition du mouvement ouvrier et à la méthode marxiste, a toujours soumis à une vérification critique ses cadres d’analyse pour voir s’ils restent valides ou si, au contraire, ils demandent à être amendés, voire révisés. Dans la continuité de cette approche, ce rapport prend comme point de départ la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI.[2] Celle-ci mettait en évidence l’accélération sensible de la décomposition qui se manifestait alors à travers les ravages de la pandémie et l’impact de celle-ci sur la base économique du système, concrétisant ainsi l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par la IIIe Internationale. Mais, "contrairement à une situation dans laquelle la bourgeoisie est capable de mobiliser la société pour la guerre, comme dans les années 1930, le moment final de la marche, le rythme et les formes de la dynamique du capitalisme en décomposition vers la destruction de l’humanité sont plus difficiles à prévoir car ils sont le produit d’une convergence de différents facteurs, dont certains peuvent être partiellement cachés" (point 10). Différents constats soulignaient cette accélération de la décomposition sur le plan des confrontations impérialistes :

– Une intensification du développement du militarisme, qui était déjà devenu le mode de vie du capitalisme dans sa phase de décadence. Ainsi, les "massacres d’innombrables petites guerres" plongent le capitalisme "dans un chacun pour soi impérialiste de plus en plus irrationnel" (point 11), tandis que, dans le même temps, nous assistons à un durcissement des conflits entre les puissances mondiales. "Dans ce tableau chaotique, il ne fait aucun doute que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène" (point 12). Tandis que la rivalité entre les États-Unis et la Chine tend à s’exacerber, la nouvelle administration Biden a annoncé qu’elle ne "se laisserait plus rouler" par la Russie (point 11).

– La politique agressive des États-Unis qui, face à leur hégémonie déclinante, n’hésitent pas à utiliser "leur capacité d’agir seuls pour défendre leurs intérêts". Cependant, "la poursuite du chacun pour soi va rendre toujours plus difficile, voire impossible, aux États-Unis d’imposer leur leadership, illustration du tous contre tous dans l’accélération de la décomposition" (point 11).

– "La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de décomposition […]. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État" (point 9).

– L’accroissement des tensions "ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée" (point 12). Pour autant, nous ne vivons pas "dans une ère de plus grande sécurité qu’à l’époque de la guerre froide […]. Au contraire, si la phase de décomposition est marquée par une perte de contrôle croissante de la part de la bourgeoisie, cela s’applique également aux vastes moyens de destruction (nucléaires, conventionnels, biologiques et chimiques) qui ont été accumulés par la classe dirigeante […]" (point 13).

L’éclatement de la guerre en Ukraine et l’aiguisement des tensions impérialistes qui en a découlé, s’inscrivent pleinement dans le cadre de référence adopté par le 24e congrès international. Cependant, ils représentent incontestablement un développement qualitatif dans le glissement de la société vers la barbarie en mettant en évidence le rôle moteur du militarisme dans l’interrelation des diverses crises (sanitaire, économique, politique, écologique…) qui frappent aujourd’hui le capitalisme.

Partie I : Bilan de 15 mois de guerre en Ukraine

Après deux années de pandémie, le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a constitué un pas qualitatif dans l’enfoncement de la société dans la barbarie. Depuis 1989, les États-Unis avaient certes recherché la confrontation à diverses reprises (avec l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord ou l’Afghanistan) mais ces affrontements n’avaient jamais impliqué une autre puissance impérialiste majeure et eu un impact sur l’ensemble de la planète. Il en va tout autrement de cette guerre-ci :

"– elle est la première confrontation militaire de cette ampleur entre États qui se déroule aux portes de l’Europe depuis 1940-45 […], de sorte que le cœur de l’Europe devient aujourd’hui le théâtre central des confrontations impérialistes ;

– cette guerre implique directement les deux pays les plus vastes d’Europe, dont l’un est doté d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive et l’autre est soutenu financièrement et militairement par l’OTAN. Cette opposition Russie-OTAN tend à raviver le souvenir de l’opposition entre les blocs des années 1950 aux années 1980 et la terreur nucléaire qui en découlait […] ;

– l’ampleur des combats, les dizaines de milliers de morts, la destruction systématique de villes entières, l’exécution de civils, le bombardement irresponsable de centrales atomiques, les conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète soulignent à la fois la barbarie et l’irrationalité croissante des conflits pouvant déboucher sur une catastrophe pour l’humanité".[3]

Quinze mois après le déclenchement de la guerre, il est important d’établir les leçons principales du conflit sur le plan des rapports impérialistes mais aussi pour ce qui concerne le cadre de référence mis en avant par le CCI.

1. L’impact sur les rapports impérialistes

Le bilan matériel et humain d’un an de guerre est effroyable : les pertes humaines et les destructions matérielles sont gigantesques, les populations déplacées se chiffrent en millions. Des dizaines de milliards ont été engloutis des deux côtés (en 2022, 45 milliards d’euro par les États-Unis, 52 milliards par l’UE, 77 milliards par la Russie, soit 25 % de son PIB). La Russie engage aujourd’hui environ 50 % du budget de l’État dans la guerre, tandis que l’hypothétique reconstruction de l’Ukraine demanderait plus de 700 milliards de dollars. Cette guerre a par ailleurs un impact considérable sur l’intensification des tensions impérialistes.

1.1 L’offensive de l’impérialisme américain

Confrontés au déclin de leur hégémonie, Les États-Unis mènent depuis les années 1990 une politique agressive visant à défendre leurs intérêts, et ceci est plus spécifiquement vrai envers l’ancien leader du bloc concurrent, la Russie. Malgré l’engagement pris après la désagrégation de l’URSS de ne pas élargir l’OTAN, les Américains ont intégré dans cette alliance tous les pays de l’ex-Pacte de Varsovie, y compris des pays, comme les pays Baltes, qui faisaient partie de l’ex-URSS même, et envisageaient de faire de même pour la Géorgie et de l’Ukraine en 2008. La "révolution orange" en Ukraine en 2014, avait remplacé le régime pro-russe par un gouvernement pro-occidental et de larges protestations en Biélorussie menaçaient le régime pro-russe de Loukachenko. Confronté à cette stratégie d’encerclement, le régime de Poutine a tenté de réagir en employant sa force militaire, le reliquat de son passé de tête de bloc (Géorgie en 2008, Crimée et Donbass en 2014, etc.). Face aux soubresauts impérialistes de la Russie, les États-Unis ont commencé à armer l’Ukraine et à entraîner son armée à l’utilisation d’armes plus sophistiquées. Lorsque la Russie a déployé son armée en Biélorussie et à l’est de l’Ukraine, ils ont resserré le piège en affirmant que Poutine allait envahir l’Ukraine tout en assurant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas sur le terrain.

Bref, si la guerre a bien été initiée par la Russie, elle est la conséquence de la stratégie d’encerclement et d’étouffement de cette-ci par les États-Unis. De cette manière, ces derniers ont réussi un coup de maître dans l’intensification de leur politique agressive qui a un objectif bien plus ambitieux qu’un simple coup d’arrêt signifié aux ambitions de la Russie :

  • de manière immédiate, le piège fatal qu’ils ont tendu à la Russie, mène à l’affaiblissement important de la puissance militaire subsistante de cette dernière et à la dégradation radicale de ses ambitions impérialistes. La guerre a aussi démontré la supériorité absolue de la technologie militaire américaine, à la base du "miracle" de la "petite Ukraine" qui fait reculer "l’ours russe" ;
  • ensuite, ils ont resserré les boulons au sein de l’OTAN en contraignant les pays européens à se ranger sous la bannière de l’Alliance, en particulier la France et l’Allemagne, qui avaient tendance à développer leur propre politique envers la Russie et à ignorer l’OTAN, qu’il y a quelques mois encore, le président français Macron avait prétendu être en "état de mort cérébrale" ;
  • au-delà de la raclée administrée à la Russie, l’objectif prioritaire des Américains était incontestablement un avertissement non équivoque adressé à leur challenger principal, la Chine ("voilà ce qui vous attend si vous vous risquez à tenter d’envahir Taïwan"). Depuis une dizaine d’années, la défense du leadership américain s’est centrée sur la montée en puissance de ce rival sérieux. Cette volonté de confronter la Chine avait pris sous l’administration Trump principalement la forme d’une guerre commerciale ouverte. Mais l’administration Biden a aussi accentué la pression au niveau militaire (les tensions autour de Taïwan). La guerre a affaibli le seul partenaire intéressant pour la Chine, la Russie, celui qui pouvait en particulier lui fournir un apport sur le plan militaire. Elle met également en difficulté le projet de la nouvelle route de la soie dont un axe passait pour l’Ukraine.

1.2. La défaite cinglante de l’impérialisme russe

L’objectif initial de la Russie était d’abord d’atteindre rapidement Kiev au moyen d’une opération combinée audacieuse de ses troupes d’élite afin d’éliminer la fraction Zelensky et d’installer un gouvernement pro-russe et d’autre part de couper l’accès à la Mer Noire en prenant Odessa. De par une sous-estimation de la capacité de résistance de l’armée ukrainienne, soutenue financièrement et militairement par les États-Unis, mais aussi une surestimation de ses propres capacités militaires, elle a subi une défaite cuisante. Ensuite, l’objectif plus modeste était l’occupation du Nord-Est du pays, mais l’armée russe a une fois de plus subi de lourdes pertes et a dû reculer à Kharkiv et abandonner Kherson. Les programmes de mobilisation de nouvelles recrues ont vu des centaines de milliers de jeunes russes fuir vers l’étranger et l’armée russe obligée de s’en remettre aux mercenaires du groupe Wagner, recrutant massivement des détenus de droit commun, pour tenir le front. Elle tente aujourd’hui par tous les moyens de tenir le territoire qui relie le Donbass à la Crimée. Pour ce faire, elle bombarde massivement toutes les villes, les centrales électriques, les ponts, pour faire payer cher la victoire à l'Ukraine et contraindre Zelensky à accepter les conditions russes. En outre, on ne peut exclure, vu sa situation militaire précaire, que la Russie en arrive à utiliser des armes nucléaires tactiques.

Quelle que soit l’issue finale, il est déjà évident que la Russie ressort lourdement affaiblie de cette aventure guerrière. Elle est saignée à blanc du point de vue militaire, ayant perdu une centaine de milliers de soldats, en particulier parmi ses unités d’élite les plus expérimentées, une grande quantité de chars, avions, hélicoptères parmi les plus modernes et efficaces ; elle est fortement affaiblie du point de vue économique à cause des coûts énormes de la guerre (25 % de son PIB cette année), ainsi que par l’effondrement de l’économie causé par l’effort de guerre et les sanctions des pays occidentaux. Enfin, son image de puissance impérialiste a fort souffert des événements, qui ont démontré les limites militaires et économiques de sa puissance.

1.3 Les impérialismes européens et chinois sous pression

Les bourgeoisies européennes, surtout la France et l’Allemagne, avaient instamment tenté de convaincre Poutine de ne pas déclencher cette guerre, voire d’engager une attaque limitée en ampleur et en temps. Des indiscrétions de Boris Johnson ont révélé que l’Allemagne envisageait même d’entériner dans les faits un "blitzkrieg" russe de quelques jours pour éliminer le régime en place. Cependant, face à l’échec des forces russes et à la résistance inattendue de l’armée ukrainienne, Macron et Scholz ont dû rejoindre tout penauds la position de l’OTAN, dictée par les États-Unis. Cependant, ils restent en retrait par rapport à l’engagement militaire aux côtés de l’Ukraine et ont traîné des pieds pour couper tout lien économique avec la Russie. Par ailleurs, ils ont fortement augmenté leur budget militaire visant au réarmement massif de leurs forces armées (un doublement même pour l’Allemagne, soit 107 milliards d’euros). Les récentes visites du chancelier Scholz et du président Macron à Pékin ont confirmé la volonté de l’Allemagne et de la France de ne pas se plier aux visées des États-Unis, et de maintenir des rapports économiques importants avec la Chine.

Quant à la Chine, face aux difficultés de son "alliée" russe et aux menaces indirectes mais insistantes des États-Unis à son égard, elle s’est positionnée avec une grande prudence par rapport au conflit Ukrainien : elle a appelé à l’arrêt des hostilités et, si elle n’a pas formellement adhéré aux sanctions envers la Russie, elle n’a fourni ni armes ni équipements militaires à celle-ci. Face à Poutine, Xi a même ouvertement exprimé son inquiétude et a invité la Russie à chercher la négociation. Pour la bourgeoisie chinoise, la leçon est amère : la guerre en Ukraine a démontré que toute ambitions impérialiste mondiale est illusoire en l’absence d’une puissance militaire et économique capable de concurrencer la superpuissance américaine. Or aujourd’hui, la Chine n’a ni des forces armées à la hauteur, ni une structure économique capable de soutenir de telles ambitions impérialistes globales. Toute son expansion économique et commerciale est vulnérable face au chaos guerrier et aux pressions de la puissance américaine. Certes, la Chine ne renonce pas à ses ambitions impérialistes, en particulier à la reconquête de Taïwan, comme l’a rappelé Xi Jinping lors du congrès du PCC, mais elle ne peut progresser que dans la durée, en évitant de céder à la provocation américaine.

À un niveau plus général, le conflit en Ukraine a non seulement représenté un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme, mais il constitue aussi le moteur de l’intensification, et cela à un niveau planétaire, des difficultés économiques (inflation et récession), des problèmes sanitaires (des rebonds du Covid), de l’afflux de réfugiés et de l’incapacité du système à faire face à la crise écologique (l’exploitation intensive du gaz de schiste, la remise en activité des centrales nucléaires et même au charbon), qui caractérisent l’actuelle plongée dans la décomposition.

2. La mise à l’épreuve de notre cadre théorique

La négation initiale par le CCI de l’imminence d’une invasion massive de l’Ukraine par la Russie, malgré les avertissements explicites des États-Unis, n’exprimait nullement une inadéquation de notre cadre d’analyse, mais était plutôt la manifestation du manque de maîtrise de ce dernier et plus spécifiquement un "oubli" des orientations avancées dans le texte "Militarisme et décomposition" (1990). Aussi, le CCI a adopté un document complémentaire actualisant le texte d’octobre 1990 ("Militarisme et décomposition, mai 2022".[4] Celui-ci pointe en particulier les acquis suivants, pleinement mis en évidence par une année de guerre en Ukraine :

2.1. La nécessité d’une approche matérialiste dialectique des faits d’actualité

La question de méthode est cruciale dans l’appréhension des événements marquant l’actualité : faut-il concevoir le matérialisme dialectique comme un simple déterminisme économique ou plutôt, comme le rappelait déjà en 1890 Engels dans une lettre à Bloch, une méthode dialectique qui tient compte des interactions entre les différents aspects de la réalité, notamment la relation entre base économique et superstructure, même si "le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle".[5] Cette approche contredit toutes les analyses matérialistes vulgaires, largement majoritaires dans le milieu politique prolétarien, qui expliquent chaque guerre seulement sur la base d’un intérêt économique immédiat, sans différencier les situations dans les différentes phases du capitalisme. Or, comme l’appréhende lumineusement la Gauche communiste de France, "la décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente). Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent".[6]

2.2. L’irrationalité du militarisme est accentuée en décomposition

La phase de décomposition accentue en particulier un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Dès lors, les effets du militarisme deviennent toujours plus imprédictibles et désastreux. Nos matérialistes vulgaires ne comprennent pas cet aspect et nous objectent que les guerres ont toujours une motivation économique, et donc une rationalité. Ils ne voient pas que les guerres actuelles ont fondamentalement des motivations non pas économiques mais géostratégiques, et même que ces dernières n’atteignent plus leurs objectifs de départ, mais aboutissent à un résultat opposé :

– Les États-Unis ont mené les deux guerres du Golfe, comme la guerre en Afghanistan, pour maintenir leur leadership sur la planète, mais autant en Irak qu’en Afghanistan, le résultat est une explosion du chaos et d’instabilité, provoquant une vague de réfugiés qui frappent aux portes des pays industrialisés.

– Quels qu’aient pu être les objectifs des nombreux vautours impérialistes (russes, turcs, iraniens, israéliens, américains ou européens) qui sont intervenus dans les horribles guerres civiles syrienne ou libyenne, ils ont hérité d’un pays en ruine, morcelé et divisé en clans, avec des millions de réfugiés submergeant les pays voisins ou fuyant vers les pays industrialisés.

La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russe ou américain, le résultat sera un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique de l’Europe à l’Asie centrale et enfin des millions de réfugiés en Europe.

2.3 L’accentuation du chaos et des tensions impérialistes entrave largement le cours vers la formation de blocs

L’accentuation du militarisme et de l’irrationalité de la guerre implique une expansion terrifiante de la barbarie guerrière. Cependant, elle ne mène pas au regroupement d’impérialismes en blocs et donc à une guerre généralisée sur l’ensemble de la planète. Divers éléments confortent cette analyse :

  • La guerre en Ukraine n’a pas montré d’alignement fort et stable des impérialismes derrière les leaders des blocs potentiels : des puissances impérialistes importantes comme l’Inde, le Brésil et même l’Arabie Saoudite gardent clairement leur autonomie par rapport aux protagonistes, le lien entre la Chine et la Russie ne s’est pas resserré, bien au contraire et, si les États-Unis ont utilisé la guerre pour imposer leurs vues au sein de l’OTAN, des pays membres comme la Turquie ou la Hongrie font ouvertement cavalier seul et l’Allemagne et la France essaient par tous les moyens de développer leur propre politique.
  • Un chef de bloc doit être capable de générer la confiance des pays adhérents et de garantir la sécurité de ses alliés, alors que la Chine s’est montrée fort frileuse dans son soutien envers son alliée russe. Quant aux États-Unis, l’ "America first" de Trump a constitué une douche froide pour les "alliés" qui pensaient pouvoir compter sur les États-Unis, et Biden mène fondamentalement la même politique : il décida sans consulter ses alliés de retirer ses troupes de Kaboul et il leur fait payer un prix énergétique fort pour le boycott de l’économie russe, alors que les États-Unis sont autosuffisants sur ce plan.
  • L’absence d’un prolétariat défait, condition indispensable pour engager un pays dans une guerre mondiale. Les luttes récentes dans différents pays occidentaux montrent que le prolétariat n’est pas prêt à accepter l’austérité imposée par la crise économique et donc d’autant moins les sacrifices liés à une guerre généralisée. Même en Russie, pays où le prolétariat est faible et soumis à un fort battage nationaliste, la majorité de la population n’adhère pas à la guerre. Finalement, il y a aussi le manque d’une arme idéologique forte, capable d’embrigader le prolétariat, comme avec le fascisme et l’antifascisme dans les années 1930.

La formation de blocs ne doit pas être confondue avec des alliances conjoncturelles, constituées pour des objectifs particuliers. Ainsi, la Turquie, membre de l’OTAN, adopte une politique de neutralité envers la Russie en Ukraine en espérant en profiter pour s’allier avec elle en Syrie contre les milices kurdes appuyées par les États-Unis. En même temps, elle affronte la Russie en Libye ou en Asie centrale, où elle soutient militairement l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, membre de l’alliance dirigée par la Russie.

2.4. La polarisation des tensions est le produit de l’offensive des États-Unis.

Si depuis la moitié de la seconde décennie du XXIe siècle, une polarisation des tensions impérialistes s’est de plus en plus nettement manifestée entre les États-Unis et la Chine, celle-ci ne doit nullement être appréhendée comme l’amorce d’une dynamique vers la constitution de blocs. Contrairement à cette dernière, elle n’est pas le produit d’une pression du challenger (l’Allemagne, l’URSS dans le passé) mais bien au contraire d’une politique systématique menée par la puissance impérialiste dominante, les États-Unis, pour tenter d’enrayer le déclin irréversible de son leadership. Dans un premier temps, elle s’est centrée sur la neutralisation des aspirations des anciens alliés du bloc occidental, en particulier l’Allemagne. Ensuite, elle a visé une polarisation envers "l’axe du mal" (Irak, Iran, Corée du Nord) pour tenter de rallier les autres impérialismes derrière le gendarme planétaire. Plus récemment, son but est précisément d’empêcher toute émergence de challengers.

Trente années d’une telle politique par les États-Unis n’ont nullement amené plus de discipline et d’ordre dans les rapports impérialistes mais ont au contraire exacerbé le chacun pour soi, le chaos et la barbarie. Les États-Unis sont aujourd’hui un vecteur majeur de l’expansion terrifiante des confrontations guerrières.

2.5. La guerre ne facilite pas le développement de la lutte du prolétariat.

Certes, sur un plan général, la guerre en Ukraine démontre la faillite de ce système (surtout parce qu’elle est à l’évidence un produit volontaire de la classe dominante) et peut dans ce sens constituer une source de prise de conscience de cette faillite, encore que cela se limite aujourd’hui à des minorités de la classe. Fondamentalement cependant, elle confirme l’analyse du CCI que la guerre et les sentiments d’impuissance et d’horreur qu’elle suscite, ne favorisent pas le développement de la lutte de la classe ouvrière. Par contre, elle provoque une aggravation sensible de la crise économique et des attaques contre les travailleurs, poussant ces derniers à s’y opposer pour défendre leurs conditions de vie.[7]

Partie II : le conflit en Ukraine comme multiplicateur et intensificateur des contradictions impérialistes

Dans la période actuelle, la guerre en Ukraine ne peut être perçue comme un phénomène isolé. L’entrée dans les années 2020 du XXIe siècle est d’abord marquée par une accumulation et une interaction entre différents types de crises (crise sanitaire, crise économique, crise climatique et alimentaire, tensions entre impérialismes) mais, surtout, celles-ci sont toutes impactées par les effets de ce conflit qui constitue un véritable multiplicateur et intensificateur de barbarie et de chaos destructeur. Cette guerre est le facteur central qui détermine l’intensification des autres aspects : "À propos de cette agrégation de phénomènes destructeurs et de son “effet tourbillon”, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et destruction, impliquant :

  • un risque toujours présent de bombardement de centrales nucléaires comme on le voit déjà autour du site de Zaporijjia ;
  • un danger d’utilisation d’armes chimiques et nucléaires ;
  • une escalade violente du militarisme avec ses conséquences sur l’écologie et le climat ;
  • de surcroît, un impact direct de la guerre sur la crise énergétique et la crise alimentaire".[8]

Bref, quel que soit le scénario des prochains mois, les répercussions mondiales du conflit en Ukraine se manifesteront à travers :

  • l’expansion des zones de tensions impérialistes dans le monde, tout comme la déstabilisation de structures politiques au sein de nombreux États ;
  • l’exacerbation des confrontations entre les protagonistes principaux du conflit, ainsi qu’au sein des différentes bourgeoisies (y compris l’ukrainienne) de ces pays.
1. Les répercussions mondiales de l’expansion des tensions et du chaos

Les conséquences du conflit en Ukraine ne mènent nullement à une "rationalisation" des tensions à travers un alignement "bipolaire" des impérialismes derrière deux "parrains" dominants, mais au contraire à l’explosion d’une multiplicité d’ambitions impérialistes, qui ne se limitent pas à celles des impérialismes majeurs, examinées dans la section suivante, ou à l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale, ce qui accentue le caractère chaotique et irrationnel des confrontations.

1.1. Multiplication des points de confrontations impérialistes dans le monde
  • En Europe, l’émergence à l’Est d’une Ukraine lourdement armée par les États-Unis attisera la lutte entre impérialismes américain et allemand pour la contrôler.[9] Sa position centrale engendrera aussi des tensions avec d’autres pays d’Europe de l’Est, tels la Roumanie, la Hongrie (fort réticente dans son soutien à l’Ukraine) et surtout la Pologne, qui ont des minorités dans diverses régions d’Ukraine. À l’Ouest, la pression sur l’Allemagne a provoqué des dissensions avec la France tandis que les conflits en Bosnie ou entre Serbes et Kosovars sont ravivés (par l’entremise de mercenaires russes du groupe Wagner). Enfin, l’UE a réagi de manière ulcérée à l'"Inflation Reduction Act" promulguée par l’administration Biden, qu’elle voit comme une vraie déclaration de guerre contre les exportations européennes vers les États-Unis.
  • En Asie centrale, le recul de la puissance russe va de pair avec une rapide expansion de la présence d’autres puissances impérialistes, telles la Chine, la Turquie, l’Iran et bien sûr les États-Unis dans les républiques de l’ex-URSS. En Extrême-Orient, les risques de conflits persistent entre la Chine d’une part et l’Inde (avec des accrochages réguliers aux frontières) ou le Japon (qui réarme massivement) de l’autre, sans oublier les tensions entre l’Inde et le Pakistan et celles récurrentes entre les deux Corées, dans lesquelles les États-Unis sont pleinement partie prenante. Le positionnement impérialiste spécifique de l’Inde mérite d’être mentionné : si ses rapports avec la Chine sont conflictuels sur les plans politique, militaire et économique, ils sont plus ambigus par rapport aux États-Unis (l’Inde est membre du QUAD mais pas d'AUKUS) ou à la Russie (contrats militaires importants), une illustration frappante du chacun pour soi et de la fragilité des rapprochements entre puissances impérialistes.
  • Au Moyen-Orient, l’affaiblissement de la Russie, la déstabilisation interne de vautours importants comme l’Iran (révoltes populaires, luttes entre fractions et pressions impérialistes) ou la Turquie (situation économique désastreuse) auront un impact majeur sur les rapports impérialistes, alors même que ces trois pays tendent à se rapprocher dans le but de mener en Syrie et en Irak des actions militaires contre diverses fractions kurdes, soutenues par les États-Unis. Enfin, l’attitude de l’Arabie Saoudite, enlisée dans la guerre civile au Yémen, qui s’oppose aux orientations des États-Unis et se rapproche de la Russie et de la Chine et même de l’Iran, ainsi que la constitution en Israël d’un gouvernement d’extrême-droite, sont également des expressions de l’aggravation du chaos guerrier et du chacun pour soi.
  • En Afrique, tandis que la crise énergétique et alimentaire et des tensions guerrières sévissent dans différentes régions (guerre civile entre le gouvernement central éthiopien et la province insurgée du Tigré, dans laquelle sont également impliqués l’Érythrée ou le Soudan, guerre civile en Libye, vives tensions entre le Soudan du Nord et du Sud et aussi entre l’Algérie et le Maroc), l’agressivité des puissances impérialistes stimule la déstabilisation et le chaos. La Chine a investi entre 2016 et 2020 l’équivalent de tous les investissements occidentaux pour la même période (70 milliards de dollars) et a renoncé au remboursement de 23 prêts sans intérêt pour 17 pays africains en 2021. L’Inde a supplanté la France dans le trio de tête des partenaires commerciaux du continent en 2018 (après la Chine et les États-Unis). Les échanges commerciaux de la Turquie avec le continent africain sont passés en vingt ans de 5 à 25 milliards de dollars. La Russie pour sa part continue son entreprise de déstabilisation au Mali ou en République Centrafricaine avec les mercenaires du groupe Wagner, tout en restant un grand partenaire commercial en matière d’armement et d’agriculture (céréales et engrais) de pays africains comme l’Égypte, l’Éthiopie ou l’Afrique du Sud. En perte de vitesse, la France et l’Angleterre veulent regagner des parts de marchés et promettent des investissements. Quant à l’impérialisme américain, pour contrer l’influence de l’impérialisme Russe et chinois en Afrique, il a organisé un important sommet américano-africain le 13 décembre 2022 à Washington, où ils ont promis 55 millions de dollars pour l’Afrique en trois ans.
1.2. Déstabilisation croissante de l’appareil politique de la bourgeoisie de nombreux États

L’accentuation du poids de la décomposition tend aussi à accentuer la perte de contrôle de l’appareil politique bourgeois, à renforcer la lutte entre fractions et la pression de tendances populistes.[10] Cette instabilité politique accrue aura un impact croissant sur l’imprévisibilité des positionnements impérialistes, comme la présidence de Trump l’a illustré.

Les pays européens, qui subissent une forte pression américaine et de fortes tensions au sein de l’UE, sont confrontés à des mouvances populistes et des luttes entre fractions de la bourgeoisie, qui déstabilisent fortement l’appareil politique de la bourgeoisie et peuvent entrainer des modifications dans les orientations impérialistes. C’est déjà le cas non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Italie avec plusieurs gouvernements à composante populiste. Cette déstabilisation croissante tend également à se renforcer en France où "Les Républicains" de Ciotti sont disposés à gouverner avec les populistes, et même en Allemagne.11]

Les turbulences impérialistes peuvent aussi exacerber les tensions au sein des bourgeoisies, comme c’est le cas en Russie et en Chine, et mener éventuellement à des réorientations impérialistes. Ainsi en Iran, les confrontations entre factions au sein de la bourgeoisie iranienne, attisées par certaines ingérences étrangères et exploitant les révoltes et les expressions de désespoir de la population, peuvent modifier les orientations impérialistes.[12]

Enfin, dans de nombreux États d’Afrique (Soudan, Éthiopie), d’Asie (Pakistan, Afghanistan) ou d’Amérique latine (Pérou, Équateur, Bolivie, Chili), la multiplication de révoltes populaires ou de massacres interethniques marquent la déstabilisation de la structure de l’État et ces diverses situations accentueront l’instabilité des rapports impérialistes et l’imprédictibilité des conflits.

2. Déstabilisation et turbulences chez les protagonistes principaux du conflit ukrainien

Un an de guerre a provoqué des turbulences importantes concernant les orientations des impérialismes majeurs impliqués, mais aussi au niveau des tensions au sein des différentes bourgeoisies de ces pays.

2.1. L’offensive américaine est plus que jamais un facteur central d’accentuation des tensions et du chaos

2.1.1. Le succès initial de l’actuelle offensive américaine est fondé sur une caractéristique déjà mise en évidence dans le Texte d’orientation : "Militarisme et décomposition" (1990), la surpuissance économique et surtout militaire des États-Unis qui dépasse la somme des puissances potentiellement concurrentes. Les États-Unis exploitent à fond cet avantage dans leur politique de polarisation. Celle-ci n’a jamais amené plus d’ordre et de discipline dans les rapports impérialistes mais a au contraire multiplié les confrontations guerrières, exacerbé le chacun pour soi, semé la barbarie et le chaos dans de nombreuses régions (Moyen-Orient, Afghanistan…), intensifié le terrorisme, provoqué d’énormes vagues de réfugiés et exacerbé tous azimuts les ambitions des petits et des grands requins.

La question qui se pose aujourd’hui aux États-Unis en Ukraine est la suivante : faut-il offrir une porte de sortie à la Russie, qui ne peut de toute façon plus prétendre après cette guerre à un rôle impérialiste mondial prépondérant, ou faut-il plutôt viser une humiliation totale, qui pourrait provoquer une réaction désespérée et incontrôlée de la bourgeoisie russe et impliquer par ailleurs le risque d’une désintégration de la Russie, pire qu’en 1990, et donc une déstabilisation de toute cette partie de la planète ? Les fractions dominantes de la bourgeoisie américaine (en particulier les démocrates) sont sans doute conscientes de ces dangers, même si elles tiennent à parachever leurs objectifs, déjà largement atteints, au niveau de l’affaiblissement définitif de la Russie, et surtout de l’accentuation de la pression sur la Chine afin de l’endiguer pour bloquer son expansion. En conséquence, les États-Unis dosent soigneusement les capacités militaires de l’armée ukrainienne, ils font pression sur Zelensky pour que celui-ci augmente son contrôle sur son administration et son armée et indiquent que "d’une manière ou d’une autre cette guerre devra se terminer autour d’une table de négociation" (M. Milley, chef d’état-major des États-Unis). Cependant, cette orientation peut être contrecarrée par :

  • une possible stratégie des dirigeants russes de miser sur la lassitude en Occident en prolongeant la guerre dans le temps, ainsi que par la pression de la fraction jusqu’au-boutistes appelant à la guerre totale (voir plus loin) ;
  • les tensions au sein de l’appareil étatique et militaire ukrainien, avec des fractions qui appellent à poursuivre les offensives jusqu’à la victoire totale contre la Russie, y compris la reconquête du Donbass et de la Crimée ;
  • un dérapage irrationnel, lié au chaos et à la barbarie ambiante, tel par exemple un missile frappant la Pologne, la Biélorussie ou une centrale nucléaire.

Quoi qu’il en soit et quel que soit l’aboutissement du conflit, l’actuelle politique de confrontation de l’administration Biden, loin de produire une accalmie dans les tensions ou d’imposer une discipline entre les vautours impérialistes,

  • accentuera encore les tensions économiques et militaires avec l’impérialisme chinois ;
  • exacerbera les contradictions entre impérialismes, par exemple en Europe Centrale où l’affaiblissement de la Russie et l’armement massif de l’Ukraine aiguiseront les oppositions entre pays d’Europe centrale, comme la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et bien sûr l’Allemagne. En Asie Centrale, outre les États-Unis, les impérialismes chinois, turc ou iranien s’y bousculent d’ores et déjà pour prendre la place de la Russie ;
  • intensifiera les oppositions au sein des diverses bourgeoisies, aux États-Unis, en Russie et en Ukraine bien sûr, mais également en Allemagne ou en Chine, comme nous le développerons dans les points suivants.

Contrairement au discours de ses dirigeants, la politique offensive et brutale des États-Unis est donc à la pointe de la barbarie guerrière et des destructions de la décomposition.

2.1.2. La stratégie des États-Unis pour contrer leur déclin a également révélé des dissensions au sein de la bourgeoisie américaine. S’il y a un consensus clair concernant la politique envers la Chine, ces dissensions concernent aujourd’hui la manière de "neutraliser" la Russie dans un contexte de focalisation sur "l’ennemi principal", la Chine. La faction Trump tendait plutôt à envisager une alliance avec la Russie contre la Chine, mais cette orientation s’est heurtée à l’opposition de larges parties de la bourgeoisie américaine et à une résistance de la plupart des structures de l’État. La stratégie des fractions dominantes de la bourgeoisie américaine, représentées aujourd’hui par l’administration Biden, vise au contraire à porter des coups décisifs à la Russie, de sorte qu’elle ne puisse plus constituer une menace potentielle pour les États-Unis : "Nous voulons affaiblir la Russie de telle manière qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine",[13] tout en lançant un clair avertissement à la Chine.

Les élections de mi-mandat ont confirmé que les fractures sont toujours aussi profondes et exacerbées entre démocrates et républicains, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps,[14] alors même que le poids du populisme et des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle et cohérente, loin d’être enrayé par les campagnes visant la mise à l’écart de Trump,[15] n’a fait que peser de plus en plus profondément et durablement sur la société américaine. Ces tensions au sein de la bourgeoisie américaine (qu’on ne peut simplement ramener à l’irrationalité de l’individu Trump), accentuées par le basculement de la chambre des représentants vers les Républicains et la nouvelle candidature présidentielle de Trump, toujours plébiscité par plus de 30 % des Américains (soit près des 2/3 des électeurs républicains), pour les élections de 2024, font peser une dose d’incertitude sur la politique américaine de soutien massif à l’Ukraine et n’engagent pas d’autres pays à prendre pour argent comptant les promesses des États-Unis.

Cette imprédictibilité de la politique américaine est elle-même en soi (en plus de sa politique de polarisation) un facteur d’intensification du chaos dans le futur.

2.2. L’affaiblissement de la Russie aiguise les appétits d’autres impérialismes et exacerbe les tensions internes

2.2.1. L’intervention ratée en Ukraine, déjà catastrophique aujourd’hui, aura des conséquences encore plus lourdes dans les mois à venir. L’armée russe a démontré son inefficacité et a perdu une grande partie de ses soldats d’élite et de son matériel le plus moderne. Son économie subit des coups très durs, surtout dans les secteurs technologiques de pointe à cause de l’absence de matière première de par le boycott et la fuite de larges parties des élites technologiques (1 million de personnes auraient fui vers l’étranger). Malgré un effort financier gigantesque (50 % du budget de l’État est consacré aujourd’hui à l’effort de guerre), le secteur de l’industrie militaire, capital pour engager un effort de guerre de longue durée, n’arrive pas à soutenir le rythme et il est caractéristique que la Russie doive appeler à l’aide la Corée du Nord (munitions) et l’Iran (drones) pour suppléer les lacunes de sa propre économie de guerre.

Mais c’est surtout au niveau des rapports impérialistes que Moscou subira de plus en plus nettement le contrecoup de sa défaite. La Russie est isolée et même des pays "amis" comme la Chine ou le Kazakhstan prennent ouvertement leur distance. Par ailleurs, en Asie Centrale, les différents pays, ex-membres de l’URSS, ont refusé que leurs citoyens résidant en Russie soient mobilisés et se montrent de plus en plus critiques vis-à-vis de la Russie : le Kazakhstan a accueilli 200.000 russes fuyant l’ordre de mobilisation, désapprouve expressément l’invasion russe et fournit une aide matérielle à l’Ukraine. La Kirghizie et le Tadjikistan reprochent ouvertement à la Russie d’être incapable d’intercéder dans leur conflit interne. L’Arménie est furieuse que la Russie n’ait pas respecté le pacte d’assistance qui les liait lors de la guerre avec l’Azerbaïdjan. Même Loukachenko, le tyran de Biélorussie, essaie désespérément d’éviter de trop s’engager aux côtés de Poutine. L’effondrement de l’influence russe en Europe de l’Est et en Asie Centrale va attiser les tensions entre les différentes bourgeoisies de ces régions et aiguiser les appétits des grands vautours, donc accentuer leur déstabilisation. Et pour couronner le tout, la Russie devra accepter une Ukraine puissamment armée par les États-Unis à 500 km de Moscou.

2.2.2. Sur le plan intérieur, les tensions deviennent de plus en plus fortes et visibles entre différentes factions au sein de la bourgeoisie russe. Plusieurs tendances apparaissent :

  • La fraction pro-démocratie qui est pour l’instant fortement réprimée.
  • La fraction derrière Poutine qui à son tour est divisée en trois fractions : 1. la fraction des "durs" derrière le leader tchétchène Kadirov et la fraction Wagner ; 2. une fraction plus réduite qui fait pression pour que Poutine cesse la guerre en Ukraine ; 3. une fraction derrière Poutine qui joue ces deux fractions l’une contre l’autre afin de conserver sa main mise sur l’État russe.

Apparemment, ces divisions traversent aussi bien l’armée que les services de sécurité, que l’entourage de Poutine. De la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre factions rivales. Ainsi, des "seigneurs de guerre", comme Kadyrov ou Prigojine (fondateur du groupe Wagner), émergent et s’opposent de plus en plus à l’état-major, allant même jusqu’à critiquer Poutine. De même, une large partie des soldats tués provient plus spécifiquement de certaines républiques autonomes pauvres, ce qui engendre de nombreuses manifestations et sabotages dans ces régions et pourrait mener à la fragmentation de la Fédération de Russie. Ces contradictions laissent prévoir une période de grande instabilité au niveau de l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, avec un risque de perte de contrôle et des conséquences imprévisibles pour le monde entier.

2.3. Le challenger chinois dans la tourmente

Si certains, sur la base d’une approche empiriste, pouvaient s’imaginer il y a deux ans que la Chine était la grande gagnante de la crise du Covid, les données récentes confirment sur tous les plans aujourd’hui qu’elle est au contraire confrontée à une déstabilisation multiple et à la perspective de turbulences majeures.

Face au piège tendu à "l’allié" russe en Ukraine et à la défaite cinglante subie par celui-ci, la Chine tente de calmer le jeu avec les États-Unis, dont la politique de polarisation vise fondamentalement, derrière la Russie, la Chine, comme le montrent les tensions permanentes autour de Taïwan. Cependant, la stratégie de la Chine diffère fondamentalement de celle de la Russie. Alors que le seul atout de cette dernière était sa puissance militaire en tant qu’ex-chef de bloc, la bourgeoisie chinoise comprend que le développement de sa force est lié à une montée en puissance économique dont la finalisation exige encore du temps.

Ce temps lui sera-t-il accordé ? Mise sous pression par le développement du chaos guerrier et de la polarisation impérialiste, la Chine est confrontée au même moment à une déstabilisation sanitaire, économique et sociale, qui place la bourgeoisie chinoise dans une situation particulièrement inconfortable.

2.3.1. La Chine est fortement déstabilisée sur plusieurs plans :

  • L’immense difficulté de la Chine à maîtriser la crise sanitaire, qu’elle subit depuis fin 2019, a largement paralysé son économie et pénalisé sa population. La conséquence a été de gigantesques et interminables confinements, comme encore en novembre 2022, où pas moins de 412 millions de Chinois étaient enfermés sous des conditions terribles dans diverses régions de Chine, souvent pendant plusieurs mois.
  • L’économie chinoise a subi un très fort ralentissement à cause des confinements à répétition, de la bulle de l’immobilier et du blocage de différents itinéraires des "routes de la soie" par des conflits armés (Ukraine) ou à cause du chaos ambiant (Éthiopie).

La croissance du PIB ne devrait pas dépasser les 3 % en 2022, soit la plus faible croissance depuis 1976 (en dehors de "l’année Covid" 2020). Les jeunes subissent particulièrement la détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20 % parmi les étudiants universitaires à la recherche d’un emploi.

  • La baisse spectaculaire de sa démographie, qui a abouti pour la première fois depuis soixante ans au recul de la population totale de la Chine et qui pourrait réduire la population à environ 600 millions en 2100, mène à l’inversion progressive de la pyramide des âges et à une perte de compétitivité de l’industrie chinoise à cause de l’augmentation coût du travail d’une main-d’œuvre qui se raréfiera, tout comme à une pression sur le régime des retraites, aujourd’hui quasi inexistant, et sur les infrastructures sociales et sanitaires pour une population vieillissante.
  • Plus angoissant encore pour la bourgeoisie chinoise, les problèmes économiques, en conjonction avec la crise sanitaire, ont mené à des mouvements de contestation sociale importants, alors que la politique de l’État chinois a été depuis 1989 d’éviter à tout prix toute turbulence sociale de grande ampleur. Les mouvements d’acheteurs dupés par les difficultés et faillites des géants de l’immobilier, mais surtout les émeutes, les grèves, telle celle des 200 000 ouvriers de l’immense usine du géant taïwanais Foxconn qui assemble les iPhones d’Apple, et les manifestations généralisées dans de nombreuses villes chinoises, comme à Shanghai aux cris de "Xi Jinping démission ! PCC démission !" ont donné des sueurs froides à Xi et ses partisans.

2.3.2. Les convulsions d’un modèle néo-stalinien dépassé.[16]

Face aux difficultés économiques puis sanitaires, la politique de Xi Jinping dès le début de son deuxième mandat (2017) avait été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :

  • sur le plan économique, depuis Deng Xiao Ping, la bourgeoisie chinoise avait créé un mécanisme fragile et complexe pour maintenir un cadre de parti unique tout-puissant cohabitant avec une bourgeoisie privée stimulée directement par l’état. "À la fin de 2021, l’ère des réformes et de l’ouverture de Deng Xiaoping est de toute évidence révolue, et remplacée par une nouvelle orthodoxie économique étatiste".[17] De fait, la faction dominante derrière Xi Jinping avait réorienté l’économie chinoise vers un contrôle absolu par l’État de type stalinien.
  • Sur le plan social, la politique "zéro Covid", avait permis à Xi non seulement de resserrer un contrôle étatique impitoyable sur la population, mais aussi d’imposer ce contrôle sur les autorités régionales et locales, qui avaient démontré leur manque de fiabilité et d’efficacité au début de la pandémie. Encore dernièrement en automne, il envoyait des unités de police de l’État central à Shanghai pour rappeler à l’ordre les autorités locales qui libéralisaient les mesures de contrôle.

Mais, comme le point précédent le démontre, cette politique des autorités chinoises les a menées tout droit dans le mur. De fait, confronté à une contestation sociale explosive, le régime s’est vu obligé de reculer dans la plus grande précipitation à tous les niveaux et d’abandonner en quelques jours sa politique qu’il maintenait depuis des années contre vents et marées.

  • Il a abandonné abruptement la politique "zéro Covid" sans proposer la moindre alternative, sans immunité construite, sans vaccins efficaces ou stocks de médicaments suffisants, sans politique de vaccination des plus faibles, sans système hospitalier capable d’absorber le choc, ce qui a entraîné de gros problèmes sanitaires : les malades ont fait la file pour pouvoir entrer dans des hôpitaux débordés et les cadavres se sont accumulés devant les crématoriums surchargés : les projections prévoient d’ici à l’été plus de un million de morts et des dizaines de millions de personnes lourdement affectées par le la déferlante du virus. Par ailleurs, des dizaines de milliers de travailleurs engagés pour organiser les lock down ou travaillant dans les usines produisant des tests ou d’autre matériel anti-Covid ont été licenciés, ce qui a provoqué d’importantes convulsions sociales.
  • Il a partiellement reconsidéré sa politique de contrôle absolu de l’économie par l’État en réduisant les contrôle sur l’accès au crédit dans le secteur immobilier et sur les mesures anti-monopolistes dans le secteur technologique. Il promet même que les banques et les sociétés d’investissement étrangères pourraient devenir pleinement propriétaires d’entreprises en Chine. Mais le scepticisme prédomine toujours auprès des entreprises étrangères et le mouvement de retrait des capitaux étrangers de Chine reste massif, tandis que la pression économique des États-Unis s’intensifie, avec en particulier les "Inflation Reduction Act" et "Chips in USA Act", qui visent directement les exportations des firmes technologiques chinoises (comme Huawei) vers les États-Unis.

Cette politique en zigzag révèle l’impasse d’un régime de type stalinien où "la grande rigidité des institutions ne laisse pratiquement aucune place pour une possibilité de surgissement de forces politiques bourgeoises d’opposition capables de jouer le rôle de tampons".[18] Si le capitalisme d’État chinois a su profiter des opportunités présentées par son changement de bloc dans les années 1970, par l’implosion du bloc soviétique et la mondialisation de l’économie prônée par les États-Unis et les principales puissances du bloc de l’Ouest, les faiblesses congénitales de sa structure étatique de type stalinien constituent aujourd’hui un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux. Les soubresauts désespérés du régime révèlent la faillite de la politique de Xi Jinping, réélu pour un troisième mandat après des tractations en coulisse entre fractions au sein du PCC, et préfigurent des conflits entre factions au sein d’un appareil d’État dont l’inaptitude à surmonter la rigidité politique révèle le lourd héritage du maoïsme stalinien.[19]

2.3.3. Une politique impérialiste sous pression

Confrontée à l’offensive économico-militaire des États-Unis, de Taïwan à l’Ukraine, la bourgeoisie chinoise semble en avoir tiré les leçons sur le plan impérialiste et oriente pour le moment sa politique vers une stratégie d’évitement de l’engrenage des provocations, militaires ou autres :

  • la diplomatie nationaliste agressive des "loups guerriers", lancée à partir de 2017 par Xi, est abandonnée et le porte-parole du ministère des Affaires étrangères qui la personnifiait, Zhao Lijian, a été muté vers un poste inférieur ;
  • la Chine tente de contrer la stratégie visant à l’isoler en recherchant de nouveaux partenariats tous azimuts : Xi a rencontré en trois mois 25 chefs d’État étrangers afin de relancer son économie et tisser des liens diplomatiques (par exemple avec le Brésil, l’Allemagne, la France et plus largement l’Europe) ;
  • elle accentue son engagement sur la scène internationale, comme l’illustre son attitude conciliante au dernier G20 en Indonésie, sa forte implication lors de la conférence sur la diversité écologique de Montréal et surtout son rôle de médiateur dans la confrontation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et même dans le conflit en Ukraine.

Cependant, l’agressivité économique mais aussi militaire des États-Unis s’intensifie à travers un armement massif de Taïwan mais également par un accroissement de la pression sur des "partenaires" de la Chine comme l’Iran ou le Pakistan. Avec la montée en puissance du militarisme nippon tout comme les ambitions de plus en plus affirmées de l’Inde, cette pression impérialiste accentuée au Moyen-Orient et dans la zone du Pacifique peut provoquer des dérapages imprévus. D’autre part, le "tourbillon" de bouleversements et de déstabilisations qui frappe la bourgeoisie chinoise produit aussi une lourde pression sur sa politique impérialiste et instille un haut degré d’imprévisibilité dans celle-ci. Et il doit être clair qu’une déstabilisation du capitalisme chinois entraînerait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.

 

2.4. L’impérialisme allemand confronté à une déstabilisation croissante

L’Allemagne est également confrontée à une série de signaux non ambigus : son statut de nain militaire l’a obligée à rentrer dans le rang en tant que membre de l’OTAN, le blocus imposé aux Européens par les États-Unis concernant le pétrole et le gaz russe la plonge dans de grandes difficultés économiques, d’autant plus que les "Inflation Reduction Act" et "Chips in USA Act" constituent également une attaque directe visant les importations européennes et donc en particulier allemandes.

2.4.1. Lors de l’implosion du bloc soviétique, le CCI mettait en évidence que si, dans un avenir proche, "il n’existe aucun pays en mesure, dans un avenir proche, d’opposer à celui des États- Unis un potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d’un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance",[20] la seule puissance impérialiste potentiellement apte à une échéance plus lointaine à devenir le noyau central d’un bloc concurrençant les États-Unis était alors, selon notre analyse, l’Allemagne : "Quant à l’Allemagne, le seul pays qui pourrait éventuellement un jour tenir un rôle qui a déjà été le sien par le passé, sa puissance militaire actuelle (elle ne dispose même pas de l’arme atomique, rien que cela !) ne lui permet pas d’envisager rivaliser avec les États-Unis sur ce terrain avant longtemps. Et cela d’autant plus qu’à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa décadence, il est toujours plus indispensable à une tête de bloc de disposer d’une supériorité militaire écrasante sur ses vassaux pour être en mesure de tenir son rang".[21]

De fait, l’Allemagne se trouvait à ce moment dans une situation particulièrement complexe : elle était confrontée au défi économique, politique et social gigantesque d’intégrer l’ex-RDA dans son tissu industriel, tandis que des troupes étrangères (américaines mais aussi d’autres pays de l’OTAN) étaient stationnées sur son territoire. Ce gigantesque effort financier pour "unifier" le pays divisé avait rendu impossible l’investissement conséquent nécessaire pour remettre au niveau requis ses forces militaires, la division du pays et le démantèlement de sa force militaire étant bien sûr la conséquence de la défaite de 1945.[22] Dans ce contexte, la bourgeoisie allemande a développé depuis vingt ans une politique d’expansion économique et impérialiste résolument tournée vers l’Est, transformant de nombreux pays de l’Est en sous-traitants pour son industrie tout en garantissant son approvisionnement énergétique stable et bon marché à travers des accords gazier et pétrolier avec la Russie, ce qui lui a aussi permis de profiter pleinement de la mondialisation de l’économie. Par la même occasion, en intégrant les États d’Europe de l’Est dans l’UE, elle s’assurait aussi d’une prééminence politique au sein de l’UE.

2.4.2. L’espoir illusoire de pouvoir développer sa puissance impérialiste sans un déploiement du militarisme et la construction d’une force militaire conséquente a volé en éclats avec l’embrasement guerrier en Ukraine. La bourgeoisie allemande a pourtant tout entrepris pour maintenir le partenariat avec la Russie malgré le conflit :

  • elle a créé des sociétés écrans pour continuer le projet commun avec la Russie des pipelines sous la Mer Baltique (North Stream 1 et 2), malgré les menaces de sanctions économiques de la part des États-Unis ;
  • elle a développé (comme la France) une diplomatie intensive envers Poutine pour essayer d’éviter ou encadrer le conflit ;
  • elle a envisagé d’entériner l’opération russe contre l’Ukraine dans la perspective d’une victoire rapide qui n’aurait alors qu’un impact limité sur les relations économiques (selon les confidences de Boris Johnson à CNN).

La guerre intensive, financée et entretenue au moyen de livraisons massives d’armements par les États-Unis, fait subir à Berlin une pression particulièrement intolérable, mais qui se situe dans le prolongement de l’hostilité déjà nette de l’administration Trump envers la politique autonome de l’impérialisme allemand, en mettant en évidence sa position de "nain" militaire et en plaçant sous contrôle ses sources d’approvisionnement en énergie.

2.4.3. Face à cela, la bourgeoisie allemande, prise au piège, entreprend des actions tous azimuts pour renforcer sa position militaire, rechercher de nouveaux partenariats économiques et maintenir sa présence impérialiste en Europe de l’Est :

  • face au constat amer qu’il était illusoire en décomposition d’affirmer des ambitions impérialistes sans accompagner celles-ci d’une puissance militaire conséquente, elle a doublé le budget militaire (huit ans seront requis pour mettre l’armée allemande à niveau) et a pris des mesures économique et énergétiques draconiennes pour garantir la défense de son tissu industriel ;
  • elle a engagé une recherche de nouvelles alliances stratégiques, notamment avec la Chine, comme l’illustre la visite surprise en solo du chancelier Scholz à Xi le 4 novembre 2022, impliquant notamment l’achat de 25 % des actions du port de Hambourg par Pékin : "Cette visite à Pékin de la chancelière allemande offre un spectacle d’autant plus étrange qu’en octobre dernier, lors de leur dernier sommet, les Vingt-Sept avaient échangé pendant trois heures sur la conduite à tenir vis-à-vis de Pékin. Le ton européen s’était alors nettement durci et les pays baltes […], avaient exhorté l’UE à faire preuve désormais de la plus grande prudence face à la Chine" ;[23]
  • elle a annoncé être disposée à financer un plan Marshall gigantesque pour la reconstruction de l’Ukraine.

2.4.4. Ces réactions de la bourgeoisie allemande face à l’offensive américaine exacerbent non seulement les tensions et le chacun pour soi envers les États-Unis mais aussi en Europe même. Ainsi, les décisions allemandes de commander des avions de chasse… aux États-Unis et de mettre en place un bouclier anti-missile s’appuyant sur la technologie allemande et… israélienne en gelant les programmes d’armement sophistiqués (avions et chars) programmés avec la France ont provoqué des dissensions importantes entre la France et l’Allemagne, l’épine dorsale de l’UE.

L’impérialisme français a décidé le report d’un conseil Franco-allemand et a exprimé son refus de construire un gazoduc reliant l’Espagne et l’Allemagne pour acheminer le gaz en provenance d’Afrique. Le dernier conseil commun franco-allemand de janvier 2023 n’a pas changé la donne, malgré des déclarations communes ronflantes : "Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont fait assaut de symboles, dimanche, à Paris, pour les 60 ans du traité de l’Élysée, mais n’ont formulé aucune proposition forte sur le soutien à l’Ukraine, l’Europe de la défense ou la crise énergétique".[24] Cependant, l’Allemagne n’a pas intérêt à se détacher trop de la France, qui représente la première puissance militaire d’Europe et constitue un pilier central pour maintenir une UE regroupée autour de l’Allemagne.

Le chacun pour soi du gouvernement allemand concernant les mesures économiques, les relations avec la Chine ou le futur de l’Ukraine accroît plus globalement les tensions avec d’autres pays au sein de l’UE, en particulier avec certains en Europe de l’Est, comme les Pays Baltes ou la Pologne, qui appuient fortement la politique américaine.

Cette politique de Scholz suscite aussi des divisions au sein de la Bourgeoisie allemande (une partie des Verts au gouvernement était contre le voyage de Scholtz en Chine par exemple) et, contrairement au SPD, les autres partis du gouvernement (FDP et les Verts) sont plutôt en faveur de la politique américaine envers la Russie. Ces divergences au sein des fractions de la bourgeoisie allemande risquent de s’approfondir avec l’aggravation de la crise économique, avec la pression exercée sur l’économie allemande et la position impérialiste du pays, ce qui annonce une instabilité politique croissante, avec le danger d’un impact plus fort de mouvements populistes[25] face à la dégradation de la situation sociale.

Conclusion

L’explosion du militarisme est l’illustration par excellence de l’approfondissement qualitatif de la période de décomposition tout en étant annonciatrice d’une accentuation inéluctable du chaos et le chacun pour soi.

  • l’explosion des budgets militaires : outre les États-Unis qui continuent à accroître leur budget militaire qui représente déjà 8,3 % du budget de l’État, l’accroissement important des dépenses militaires s’était exprimé dès avant la guerre en Ukraine surtout en Asie au niveau de la Chine (5 % du budget), de l’Inde (qui est le troisième pays en termes de dépenses militaires après les deux "grands"), du Pakistan ou de la Corée du Sud. Depuis, comme conséquence directe de l’invasion de l’Ukraine, l’accélération a été phénoménale, d’abord en ce qui concerne les puissances majeures comme le Japon qui engage 320 milliards de dollars dans ses forces armées en cinq ans, le plus gros effort d’armement depuis 1945, et surtout en Europe de l’Ouest avec l’Allemagne qui augmente également son budget de défense de 107 milliards d’euros, mais aussi la France et la Grande-Bretagne. Même des impérialismes plus modestes, tels la Turquie (déjà la deuxième armée de l’OTAN) ou l’Arabie Saoudite, et en Europe un pays comme la Pologne, qui ambitionne de se doter de l’armée la plus puissante en Europe, s’arment jusqu’aux dents.
  • L’extension du militarisme à l’espace et à une relance du nucléaire : La course aux armements englobe de plus en plus nettement la conquête de l’orbite terrestre et de l’espace. Sur ce plan-ci également, les États-Unis, mais également la Chine, mettent le paquet et les dernières expressions de coopération tendent à disparaître. Enfin, "Tous les États dotés d’armes nucléaires augmentent ou modernisent leurs arsenaux et la plupart renforcent la rhétorique nucléaire et le rôle que jouent ces armes dans leur stratégie militaire. C’est une tendance très inquiétante".[26]
  • Le renforcement de la mise en place de l’économie de guerre : la guerre en Ukraine pose clairement les questions de la réorientation des investissements financiers, et surtout de l’adhésion des populations, au sein des think tanks de la bourgeoisie : "C’est pourquoi la capacité de doter l’Ukraine de suffisamment d’armes pour gagner la guerre est une préoccupation croissante, il s’agit en quelque sorte de passer à une économie de guerre en temps de paix, […] Et les dirigeants occidentaux devront avoir une discussion franche avec leurs populations sur les coûts futurs de la défense et de la sécurité, c’est un effort de toute la nation, de toutes les nations, parce que ce n’est pas seulement le ministre de la défense qui commande plus de matériel [à] l’industrie. Il s’agit d’avoir une discussion sur la façon dont nous augmentons la production. Les maillons faibles dans la chaîne d’approvisionnement en armes ne concernent pas seulement la faiblesse des dépenses publiques, mais aussi les attitudes sociales et les réticences des institutions financières à investir dans les entreprises d’armement".[27]

Nous avons souligné que "l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouchent sur un “effet tourbillon” qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs".[28] Dans ce cadre, si la crise économique est, en dernière instance, la cause de fond de la tendance à la guerre, celle-ci provoque à son tour une aggravation de la crise économique. En effet, loin de constituer un stimulant pour l’économie, la guerre, et le militarisme, constituent une aggravation de la crise. Cette explosion des dépenses comme conséquence du conflit ukrainien vont aggraver les dettes des États, qui, elles aussi, constituent un autre poids sur l’économie. Elles produiront une accélération de la croissance de l’inflation qui est une autre menace pour la croissance économique, qui, pour être combattue, demande une contraction du crédit qui ne peut que conduire à une récession ouverte, ce qui signifie aussi une aggravation de la crise économique. Enfin, la guerre en Ukraine a provoqué une augmentation énorme des coûts de l’énergie, qui pèse sur l’ensemble de la production industrielle, tout comme une pénurie de produits agricoles et un ralentissement du commerce mondial.

Bref, "Les années 20 du XXIe siècle vont donc, dans ce contexte, avoir une importance considérable sur l’évolution historique",[29] dans la mesure où l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par l’Internationale Communiste en 1919, se concrétise toujours plus par "socialisme ou destruction de l’humanité".

Avril 2023


[1] Ainsi, la TCI utilise parfois la notion de la décadence, mais sans expliquer et préciser les implications, ou encore, elle renonce à reconsidérer la notion de défaitisme révolutionnaire en prenant en considération les caractéristiques du contexte actuel. Lire à ce propos notre critique des comités No War But the Class War : "Sur l’histoire des groupes "No War but the Class War", Révolution internationale n° 494 et "Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse", Révolution internationale n° 496.

[2] Revue internationale n° 167.

[3] "Signification et impact de la guerre en Ukraine", Revue internationale n° 168 (2022).

[4] Revue internationale n° 168.

[5] Cité dans "Militarisme et décomposition, mai 2022", Revue internationale n° 168.

[6] "Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France".

[7] Lire à ce propos le Rapport sur la lutte de classe du 25e congrès du CCI.

[9] Cf. les plans pour sa reconstruction.

[10] Cf. les élections récentes au Brésil.

[11] Cf. le complot des "Reichsburger" impliquant des parties non négligeables des services de sécurité.

[12] Cf. le rapprochement avec la Russie.

[13] Déclaration du Secrétaire d’État à la défense, Lloyd Austin, lors de sa visite à Kiev le 25 février 2022. La fraction Biden voulait aussi "faire payer" à la Russie son ingérence dans les affaires internes américaines, par exemple leurs tentatives de manipuler les dernières élections présidentielles.

[14] Cf. l’élection compliquée du "speaker" Républicain à la chambre des représentants.

[15] Cf. les menaces de différents procès.

[16] "La caractéristique la plus évidente, la plus connue des pays de l’Est, sur laquelle repose le mythe de leur "nature socialiste", réside dans le degré extrême d’étatisation de leur économie… Le capitalisme d’État n’est pas un phénomène propre à ces pays… Si la tendance au capitalisme d’État est un fait historique universel, elle n’affecte cependant pas tous les pays de la même manière […]. Dans les pays avancés, où il existe une vieille bourgeoisie industrielle et financière, cette tendance prend généralement la forme d’une superposition progressive des secteurs “privé” et étatique […]. Cette tendance au capitalisme d’État "prend ses formes les plus extrêmes là où le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, là où la bourgeoisie classique est la plus faible". En ce sens, le fait que l’État prenne le contrôle direct de la plupart des moyens de production, caractéristique des pays de l’Est et, dans une large mesure, du tiers monde, est la forme la plus extrême dans laquelle le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, où la bourgeoisie classique est la plus faible" ("Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est", Revue internationale n° 60.

[17] Foreign Affairs, cité dans Courrier International n° 1674.

[19] "Un capital national développé, détenu de façon “privée” par différents secteurs de la bourgeoisie, trouve dans la “démocratie” parlementaire son appareil politique le plus approprié ; à l’étatisation presque complète des moyens de production correspond le pouvoir totalitaire d’un parti unique" (Ibid.)

[20] "Texte d’orientation : militarisme et décomposition", Revue internationale n° 64 (1991).

[21]  Idem.

[22] La réduction significative des coûts improductifs durant les années 1950 et 1960 est toutefois aussi à la base du redéveloppement impressionnant de l’économie allemande.

[23] "Olaf Scholz en solo à Pékin", Asialyst (5 novembre 2022).

[24] "Entre la France et l’Allemagne, un rapprochement en trompe-l’œil", Le Monde (23 janvier 2023).

[25] Cf. le complot des "Reichsburger".

[26] Wilfred Wan, Directeur du programme Armes de destruction massive du SIPRI, Rapport du SIPRI (5 décembre 2022).

[27] Amiral R. Bauer, chef du comité militaire de l’OTAN, dans Defense One.

[29]  Idem.

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