Le CCI vient de tenir son 25e congrès international, au cours duquel il a adopté un certain nombre de rapports sur la situation mondiale. Nous commençons par le rapport sur les tensions inter-impérialistes
Avoir une analyse précise de la situation historique et des perspectives qui en découlent est une des responsabilités majeures des organisations révolutionnaires afin de fournir un cadre solide à leur intervention dans la classe et de proposer à cette dernière des orientations précises pour appréhender la dynamique du capitalisme ou les actions et manœuvres de la bourgeoisie. Malheureusement, les groupes du milieu politique prolétarien dans leur ensemble restent largement en deçà de cette nécessité : soit parce qu’ils restent coincés dans des schémas du passé appliqués mécaniquement, sans les soumettre à la critique et même s’ils ne collent plus à la réalité historique (les groupes bordiguistes) ; soit parce que leur opportunisme les amène à privilégier une approche immédiatiste et empiriste visant un illusoire succès immédiat, plutôt qu’à faire l’effort de vérifier la solidité et la pertinence de leurs analyses (la Tendance Communiste Internationaliste – TCI).[1]
Pour sa part, le CCI, fidèle à la tradition du mouvement ouvrier et à la méthode marxiste, a toujours soumis à une vérification critique ses cadres d’analyse pour voir s’ils restent valides ou si, au contraire, ils demandent à être amendés, voire révisés. Dans la continuité de cette approche, ce rapport prend comme point de départ la Résolution sur la situation internationale du 24 [1]e [1] congrès du CCI [1].[2] Celle-ci mettait en évidence l’accélération sensible de la décomposition qui se manifestait alors à travers les ravages de la pandémie et l’impact de celle-ci sur la base économique du système, concrétisant ainsi l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par la IIIe Internationale. Mais, "contrairement à une situation dans laquelle la bourgeoisie est capable de mobiliser la société pour la guerre, comme dans les années 1930, le moment final de la marche, le rythme et les formes de la dynamique du capitalisme en décomposition vers la destruction de l’humanité sont plus difficiles à prévoir car ils sont le produit d’une convergence de différents facteurs, dont certains peuvent être partiellement cachés" (point 10). Différents constats soulignaient cette accélération de la décomposition sur le plan des confrontations impérialistes :
– Une intensification du développement du militarisme, qui était déjà devenu le mode de vie du capitalisme dans sa phase de décadence. Ainsi, les "massacres d’innombrables petites guerres" plongent le capitalisme "dans un chacun pour soi impérialiste de plus en plus irrationnel" (point 11), tandis que, dans le même temps, nous assistons à un durcissement des conflits entre les puissances mondiales. "Dans ce tableau chaotique, il ne fait aucun doute que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène" (point 12). Tandis que la rivalité entre les États-Unis et la Chine tend à s’exacerber, la nouvelle administration Biden a annoncé qu’elle ne "se laisserait plus rouler" par la Russie (point 11).
– La politique agressive des États-Unis qui, face à leur hégémonie déclinante, n’hésitent pas à utiliser "leur capacité d’agir seuls pour défendre leurs intérêts". Cependant, "la poursuite du chacun pour soi va rendre toujours plus difficile, voire impossible, aux États-Unis d’imposer leur leadership, illustration du tous contre tous dans l’accélération de la décomposition" (point 11).
– "La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de décomposition […]. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État" (point 9).
– L’accroissement des tensions "ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée" (point 12). Pour autant, nous ne vivons pas "dans une ère de plus grande sécurité qu’à l’époque de la guerre froide […]. Au contraire, si la phase de décomposition est marquée par une perte de contrôle croissante de la part de la bourgeoisie, cela s’applique également aux vastes moyens de destruction (nucléaires, conventionnels, biologiques et chimiques) qui ont été accumulés par la classe dirigeante […]" (point 13).
L’éclatement de la guerre en Ukraine et l’aiguisement des tensions impérialistes qui en a découlé, s’inscrivent pleinement dans le cadre de référence adopté par le 24e congrès international. Cependant, ils représentent incontestablement un développement qualitatif dans le glissement de la société vers la barbarie en mettant en évidence le rôle moteur du militarisme dans l’interrelation des diverses crises (sanitaire, économique, politique, écologique…) qui frappent aujourd’hui le capitalisme.
Après deux années de pandémie, le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a constitué un pas qualitatif dans l’enfoncement de la société dans la barbarie. Depuis 1989, les États-Unis avaient certes recherché la confrontation à diverses reprises (avec l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord ou l’Afghanistan) mais ces affrontements n’avaient jamais impliqué une autre puissance impérialiste majeure et eu un impact sur l’ensemble de la planète. Il en va tout autrement de cette guerre-ci :
"– elle est la première confrontation militaire de cette ampleur entre États qui se déroule aux portes de l’Europe depuis 1940-45 […], de sorte que le cœur de l’Europe devient aujourd’hui le théâtre central des confrontations impérialistes ;
– cette guerre implique directement les deux pays les plus vastes d’Europe, dont l’un est doté d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive et l’autre est soutenu financièrement et militairement par l’OTAN. Cette opposition Russie-OTAN tend à raviver le souvenir de l’opposition entre les blocs des années 1950 aux années 1980 et la terreur nucléaire qui en découlait […] ;
– l’ampleur des combats, les dizaines de milliers de morts, la destruction systématique de villes entières, l’exécution de civils, le bombardement irresponsable de centrales atomiques, les conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète soulignent à la fois la barbarie et l’irrationalité croissante des conflits pouvant déboucher sur une catastrophe pour l’humanité".[3]
Quinze mois après le déclenchement de la guerre, il est important d’établir les leçons principales du conflit sur le plan des rapports impérialistes mais aussi pour ce qui concerne le cadre de référence mis en avant par le CCI.
Le bilan matériel et humain d’un an de guerre est effroyable : les pertes humaines et les destructions matérielles sont gigantesques, les populations déplacées se chiffrent en millions. Des dizaines de milliards ont été engloutis des deux côtés (en 2022, 45 milliards d’euro par les États-Unis, 52 milliards par l’UE, 77 milliards par la Russie, soit 25 % de son PIB). La Russie engage aujourd’hui environ 50 % du budget de l’État dans la guerre, tandis que l’hypothétique reconstruction de l’Ukraine demanderait plus de 700 milliards de dollars. Cette guerre a par ailleurs un impact considérable sur l’intensification des tensions impérialistes.
Confrontés au déclin de leur hégémonie, Les États-Unis mènent depuis les années 1990 une politique agressive visant à défendre leurs intérêts, et ceci est plus spécifiquement vrai envers l’ancien leader du bloc concurrent, la Russie. Malgré l’engagement pris après la désagrégation de l’URSS de ne pas élargir l’OTAN, les Américains ont intégré dans cette alliance tous les pays de l’ex-Pacte de Varsovie, y compris des pays, comme les pays Baltes, qui faisaient partie de l’ex-URSS même, et envisageaient de faire de même pour la Géorgie et de l’Ukraine en 2008. La "révolution orange" en Ukraine en 2014, avait remplacé le régime pro-russe par un gouvernement pro-occidental et de larges protestations en Biélorussie menaçaient le régime pro-russe de Loukachenko. Confronté à cette stratégie d’encerclement, le régime de Poutine a tenté de réagir en employant sa force militaire, le reliquat de son passé de tête de bloc (Géorgie en 2008, Crimée et Donbass en 2014, etc.). Face aux soubresauts impérialistes de la Russie, les États-Unis ont commencé à armer l’Ukraine et à entraîner son armée à l’utilisation d’armes plus sophistiquées. Lorsque la Russie a déployé son armée en Biélorussie et à l’est de l’Ukraine, ils ont resserré le piège en affirmant que Poutine allait envahir l’Ukraine tout en assurant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas sur le terrain.
Bref, si la guerre a bien été initiée par la Russie, elle est la conséquence de la stratégie d’encerclement et d’étouffement de cette-ci par les États-Unis. De cette manière, ces derniers ont réussi un coup de maître dans l’intensification de leur politique agressive qui a un objectif bien plus ambitieux qu’un simple coup d’arrêt signifié aux ambitions de la Russie :
1.2. La défaite cinglante de l’impérialisme russe
L’objectif initial de la Russie était d’abord d’atteindre rapidement Kiev au moyen d’une opération combinée audacieuse de ses troupes d’élite afin d’éliminer la fraction Zelensky et d’installer un gouvernement pro-russe et d’autre part de couper l’accès à la Mer Noire en prenant Odessa. De par une sous-estimation de la capacité de résistance de l’armée ukrainienne, soutenue financièrement et militairement par les États-Unis, mais aussi une surestimation de ses propres capacités militaires, elle a subi une défaite cuisante. Ensuite, l’objectif plus modeste était l’occupation du Nord-Est du pays, mais l’armée russe a une fois de plus subi de lourdes pertes et a dû reculer à Kharkiv et abandonner Kherson. Les programmes de mobilisation de nouvelles recrues ont vu des centaines de milliers de jeunes russes fuir vers l’étranger et l’armée russe obligée de s’en remettre aux mercenaires du groupe Wagner, recrutant massivement des détenus de droit commun, pour tenir le front. Elle tente aujourd’hui par tous les moyens de tenir le territoire qui relie le Donbass à la Crimée. Pour ce faire, elle bombarde massivement toutes les villes, les centrales électriques, les ponts, pour faire payer cher la victoire à l'Ukraine et contraindre Zelensky à accepter les conditions russes. En outre, on ne peut exclure, vu sa situation militaire précaire, que la Russie en arrive à utiliser des armes nucléaires tactiques.
Quelle que soit l’issue finale, il est déjà évident que la Russie ressort lourdement affaiblie de cette aventure guerrière. Elle est saignée à blanc du point de vue militaire, ayant perdu une centaine de milliers de soldats, en particulier parmi ses unités d’élite les plus expérimentées, une grande quantité de chars, avions, hélicoptères parmi les plus modernes et efficaces ; elle est fortement affaiblie du point de vue économique à cause des coûts énormes de la guerre (25 % de son PIB cette année), ainsi que par l’effondrement de l’économie causé par l’effort de guerre et les sanctions des pays occidentaux. Enfin, son image de puissance impérialiste a fort souffert des événements, qui ont démontré les limites militaires et économiques de sa puissance.
Les bourgeoisies européennes, surtout la France et l’Allemagne, avaient instamment tenté de convaincre Poutine de ne pas déclencher cette guerre, voire d’engager une attaque limitée en ampleur et en temps. Des indiscrétions de Boris Johnson ont révélé que l’Allemagne envisageait même d’entériner dans les faits un "blitzkrieg" russe de quelques jours pour éliminer le régime en place. Cependant, face à l’échec des forces russes et à la résistance inattendue de l’armée ukrainienne, Macron et Scholz ont dû rejoindre tout penauds la position de l’OTAN, dictée par les États-Unis. Cependant, ils restent en retrait par rapport à l’engagement militaire aux côtés de l’Ukraine et ont traîné des pieds pour couper tout lien économique avec la Russie. Par ailleurs, ils ont fortement augmenté leur budget militaire visant au réarmement massif de leurs forces armées (un doublement même pour l’Allemagne, soit 107 milliards d’euros). Les récentes visites du chancelier Scholz et du président Macron à Pékin ont confirmé la volonté de l’Allemagne et de la France de ne pas se plier aux visées des États-Unis, et de maintenir des rapports économiques importants avec la Chine.
Quant à la Chine, face aux difficultés de son "alliée" russe et aux menaces indirectes mais insistantes des États-Unis à son égard, elle s’est positionnée avec une grande prudence par rapport au conflit Ukrainien : elle a appelé à l’arrêt des hostilités et, si elle n’a pas formellement adhéré aux sanctions envers la Russie, elle n’a fourni ni armes ni équipements militaires à celle-ci. Face à Poutine, Xi a même ouvertement exprimé son inquiétude et a invité la Russie à chercher la négociation. Pour la bourgeoisie chinoise, la leçon est amère : la guerre en Ukraine a démontré que toute ambitions impérialiste mondiale est illusoire en l’absence d’une puissance militaire et économique capable de concurrencer la superpuissance américaine. Or aujourd’hui, la Chine n’a ni des forces armées à la hauteur, ni une structure économique capable de soutenir de telles ambitions impérialistes globales. Toute son expansion économique et commerciale est vulnérable face au chaos guerrier et aux pressions de la puissance américaine. Certes, la Chine ne renonce pas à ses ambitions impérialistes, en particulier à la reconquête de Taïwan, comme l’a rappelé Xi Jinping lors du congrès du PCC, mais elle ne peut progresser que dans la durée, en évitant de céder à la provocation américaine.
À un niveau plus général, le conflit en Ukraine a non seulement représenté un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme, mais il constitue aussi le moteur de l’intensification, et cela à un niveau planétaire, des difficultés économiques (inflation et récession), des problèmes sanitaires (des rebonds du Covid), de l’afflux de réfugiés et de l’incapacité du système à faire face à la crise écologique (l’exploitation intensive du gaz de schiste, la remise en activité des centrales nucléaires et même au charbon), qui caractérisent l’actuelle plongée dans la décomposition.
La négation initiale par le CCI de l’imminence d’une invasion massive de l’Ukraine par la Russie, malgré les avertissements explicites des États-Unis, n’exprimait nullement une inadéquation de notre cadre d’analyse, mais était plutôt la manifestation du manque de maîtrise de ce dernier et plus spécifiquement un "oubli" des orientations avancées dans le texte "Militarisme et décomposition [2]" (1990). Aussi, le CCI a adopté un document complémentaire actualisant le texte d’octobre 1990 ("Militarisme et décomposition, mai 2022 [3]".[4] Celui-ci pointe en particulier les acquis suivants, pleinement mis en évidence par une année de guerre en Ukraine :
La question de méthode est cruciale dans l’appréhension des événements marquant l’actualité : faut-il concevoir le matérialisme dialectique comme un simple déterminisme économique ou plutôt, comme le rappelait déjà en 1890 Engels dans une lettre à Bloch, une méthode dialectique qui tient compte des interactions entre les différents aspects de la réalité, notamment la relation entre base économique et superstructure, même si "le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle".[5] Cette approche contredit toutes les analyses matérialistes vulgaires, largement majoritaires dans le milieu politique prolétarien, qui expliquent chaque guerre seulement sur la base d’un intérêt économique immédiat, sans différencier les situations dans les différentes phases du capitalisme. Or, comme l’appréhende lumineusement la Gauche communiste de France, "la décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente). Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent".[6]
La phase de décomposition accentue en particulier un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Dès lors, les effets du militarisme deviennent toujours plus imprédictibles et désastreux. Nos matérialistes vulgaires ne comprennent pas cet aspect et nous objectent que les guerres ont toujours une motivation économique, et donc une rationalité. Ils ne voient pas que les guerres actuelles ont fondamentalement des motivations non pas économiques mais géostratégiques, et même que ces dernières n’atteignent plus leurs objectifs de départ, mais aboutissent à un résultat opposé :
– Les États-Unis ont mené les deux guerres du Golfe, comme la guerre en Afghanistan, pour maintenir leur leadership sur la planète, mais autant en Irak qu’en Afghanistan, le résultat est une explosion du chaos et d’instabilité, provoquant une vague de réfugiés qui frappent aux portes des pays industrialisés.
– Quels qu’aient pu être les objectifs des nombreux vautours impérialistes (russes, turcs, iraniens, israéliens, américains ou européens) qui sont intervenus dans les horribles guerres civiles syrienne ou libyenne, ils ont hérité d’un pays en ruine, morcelé et divisé en clans, avec des millions de réfugiés submergeant les pays voisins ou fuyant vers les pays industrialisés.
La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russe ou américain, le résultat sera un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique de l’Europe à l’Asie centrale et enfin des millions de réfugiés en Europe.
L’accentuation du militarisme et de l’irrationalité de la guerre implique une expansion terrifiante de la barbarie guerrière. Cependant, elle ne mène pas au regroupement d’impérialismes en blocs et donc à une guerre généralisée sur l’ensemble de la planète. Divers éléments confortent cette analyse :
La formation de blocs ne doit pas être confondue avec des alliances conjoncturelles, constituées pour des objectifs particuliers. Ainsi, la Turquie, membre de l’OTAN, adopte une politique de neutralité envers la Russie en Ukraine en espérant en profiter pour s’allier avec elle en Syrie contre les milices kurdes appuyées par les États-Unis. En même temps, elle affronte la Russie en Libye ou en Asie centrale, où elle soutient militairement l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, membre de l’alliance dirigée par la Russie.
Si depuis la moitié de la seconde décennie du XXIe siècle, une polarisation des tensions impérialistes s’est de plus en plus nettement manifestée entre les États-Unis et la Chine, celle-ci ne doit nullement être appréhendée comme l’amorce d’une dynamique vers la constitution de blocs. Contrairement à cette dernière, elle n’est pas le produit d’une pression du challenger (l’Allemagne, l’URSS dans le passé) mais bien au contraire d’une politique systématique menée par la puissance impérialiste dominante, les États-Unis, pour tenter d’enrayer le déclin irréversible de son leadership. Dans un premier temps, elle s’est centrée sur la neutralisation des aspirations des anciens alliés du bloc occidental, en particulier l’Allemagne. Ensuite, elle a visé une polarisation envers "l’axe du mal" (Irak, Iran, Corée du Nord) pour tenter de rallier les autres impérialismes derrière le gendarme planétaire. Plus récemment, son but est précisément d’empêcher toute émergence de challengers.
Trente années d’une telle politique par les États-Unis n’ont nullement amené plus de discipline et d’ordre dans les rapports impérialistes mais ont au contraire exacerbé le chacun pour soi, le chaos et la barbarie. Les États-Unis sont aujourd’hui un vecteur majeur de l’expansion terrifiante des confrontations guerrières.
Certes, sur un plan général, la guerre en Ukraine démontre la faillite de ce système (surtout parce qu’elle est à l’évidence un produit volontaire de la classe dominante) et peut dans ce sens constituer une source de prise de conscience de cette faillite, encore que cela se limite aujourd’hui à des minorités de la classe. Fondamentalement cependant, elle confirme l’analyse du CCI que la guerre et les sentiments d’impuissance et d’horreur qu’elle suscite, ne favorisent pas le développement de la lutte de la classe ouvrière. Par contre, elle provoque une aggravation sensible de la crise économique et des attaques contre les travailleurs, poussant ces derniers à s’y opposer pour défendre leurs conditions de vie.[7]
Dans la période actuelle, la guerre en Ukraine ne peut être perçue comme un phénomène isolé. L’entrée dans les années 2020 du XXIe siècle est d’abord marquée par une accumulation et une interaction entre différents types de crises (crise sanitaire, crise économique, crise climatique et alimentaire, tensions entre impérialismes) mais, surtout, celles-ci sont toutes impactées par les effets de ce conflit qui constitue un véritable multiplicateur et intensificateur de barbarie et de chaos destructeur. Cette guerre est le facteur central qui détermine l’intensification des autres aspects : "À propos de cette agrégation de phénomènes destructeurs et de son “effet tourbillon”, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et destruction, impliquant :
Bref, quel que soit le scénario des prochains mois, les répercussions mondiales du conflit en Ukraine se manifesteront à travers :
Les conséquences du conflit en Ukraine ne mènent nullement à une "rationalisation" des tensions à travers un alignement "bipolaire" des impérialismes derrière deux "parrains" dominants, mais au contraire à l’explosion d’une multiplicité d’ambitions impérialistes, qui ne se limitent pas à celles des impérialismes majeurs, examinées dans la section suivante, ou à l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale, ce qui accentue le caractère chaotique et irrationnel des confrontations.
L’accentuation du poids de la décomposition tend aussi à accentuer la perte de contrôle de l’appareil politique bourgeois, à renforcer la lutte entre fractions et la pression de tendances populistes.[10] Cette instabilité politique accrue aura un impact croissant sur l’imprévisibilité des positionnements impérialistes, comme la présidence de Trump l’a illustré.
Les pays européens, qui subissent une forte pression américaine et de fortes tensions au sein de l’UE, sont confrontés à des mouvances populistes et des luttes entre fractions de la bourgeoisie, qui déstabilisent fortement l’appareil politique de la bourgeoisie et peuvent entrainer des modifications dans les orientations impérialistes. C’est déjà le cas non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Italie avec plusieurs gouvernements à composante populiste. Cette déstabilisation croissante tend également à se renforcer en France où "Les Républicains" de Ciotti sont disposés à gouverner avec les populistes, et même en Allemagne.11]
Les turbulences impérialistes peuvent aussi exacerber les tensions au sein des bourgeoisies, comme c’est le cas en Russie et en Chine, et mener éventuellement à des réorientations impérialistes. Ainsi en Iran, les confrontations entre factions au sein de la bourgeoisie iranienne, attisées par certaines ingérences étrangères et exploitant les révoltes et les expressions de désespoir de la population, peuvent modifier les orientations impérialistes.[12]
Enfin, dans de nombreux États d’Afrique (Soudan, Éthiopie), d’Asie (Pakistan, Afghanistan) ou d’Amérique latine (Pérou, Équateur, Bolivie, Chili), la multiplication de révoltes populaires ou de massacres interethniques marquent la déstabilisation de la structure de l’État et ces diverses situations accentueront l’instabilité des rapports impérialistes et l’imprédictibilité des conflits.
Un an de guerre a provoqué des turbulences importantes concernant les orientations des impérialismes majeurs impliqués, mais aussi au niveau des tensions au sein des différentes bourgeoisies de ces pays.
2.1.1. Le succès initial de l’actuelle offensive américaine est fondé sur une caractéristique déjà mise en évidence dans le Texte d’orientation : "Militarisme et décomposition [2]" (1990), la surpuissance économique et surtout militaire des États-Unis qui dépasse la somme des puissances potentiellement concurrentes. Les États-Unis exploitent à fond cet avantage dans leur politique de polarisation. Celle-ci n’a jamais amené plus d’ordre et de discipline dans les rapports impérialistes mais a au contraire multiplié les confrontations guerrières, exacerbé le chacun pour soi, semé la barbarie et le chaos dans de nombreuses régions (Moyen-Orient, Afghanistan…), intensifié le terrorisme, provoqué d’énormes vagues de réfugiés et exacerbé tous azimuts les ambitions des petits et des grands requins.
La question qui se pose aujourd’hui aux États-Unis en Ukraine est la suivante : faut-il offrir une porte de sortie à la Russie, qui ne peut de toute façon plus prétendre après cette guerre à un rôle impérialiste mondial prépondérant, ou faut-il plutôt viser une humiliation totale, qui pourrait provoquer une réaction désespérée et incontrôlée de la bourgeoisie russe et impliquer par ailleurs le risque d’une désintégration de la Russie, pire qu’en 1990, et donc une déstabilisation de toute cette partie de la planète ? Les fractions dominantes de la bourgeoisie américaine (en particulier les démocrates) sont sans doute conscientes de ces dangers, même si elles tiennent à parachever leurs objectifs, déjà largement atteints, au niveau de l’affaiblissement définitif de la Russie, et surtout de l’accentuation de la pression sur la Chine afin de l’endiguer pour bloquer son expansion. En conséquence, les États-Unis dosent soigneusement les capacités militaires de l’armée ukrainienne, ils font pression sur Zelensky pour que celui-ci augmente son contrôle sur son administration et son armée et indiquent que "d’une manière ou d’une autre cette guerre devra se terminer autour d’une table de négociation" (M. Milley, chef d’état-major des États-Unis). Cependant, cette orientation peut être contrecarrée par :
Quoi qu’il en soit et quel que soit l’aboutissement du conflit, l’actuelle politique de confrontation de l’administration Biden, loin de produire une accalmie dans les tensions ou d’imposer une discipline entre les vautours impérialistes,
Contrairement au discours de ses dirigeants, la politique offensive et brutale des États-Unis est donc à la pointe de la barbarie guerrière et des destructions de la décomposition.
2.1.2. La stratégie des États-Unis pour contrer leur déclin a également révélé des dissensions au sein de la bourgeoisie américaine. S’il y a un consensus clair concernant la politique envers la Chine, ces dissensions concernent aujourd’hui la manière de "neutraliser" la Russie dans un contexte de focalisation sur "l’ennemi principal", la Chine. La faction Trump tendait plutôt à envisager une alliance avec la Russie contre la Chine, mais cette orientation s’est heurtée à l’opposition de larges parties de la bourgeoisie américaine et à une résistance de la plupart des structures de l’État. La stratégie des fractions dominantes de la bourgeoisie américaine, représentées aujourd’hui par l’administration Biden, vise au contraire à porter des coups décisifs à la Russie, de sorte qu’elle ne puisse plus constituer une menace potentielle pour les États-Unis : "Nous voulons affaiblir la Russie de telle manière qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine",[13] tout en lançant un clair avertissement à la Chine.
Les élections de mi-mandat ont confirmé que les fractures sont toujours aussi profondes et exacerbées entre démocrates et républicains, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps,[14] alors même que le poids du populisme et des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle et cohérente, loin d’être enrayé par les campagnes visant la mise à l’écart de Trump,[15] n’a fait que peser de plus en plus profondément et durablement sur la société américaine. Ces tensions au sein de la bourgeoisie américaine (qu’on ne peut simplement ramener à l’irrationalité de l’individu Trump), accentuées par le basculement de la chambre des représentants vers les Républicains et la nouvelle candidature présidentielle de Trump, toujours plébiscité par plus de 30 % des Américains (soit près des 2/3 des électeurs républicains), pour les élections de 2024, font peser une dose d’incertitude sur la politique américaine de soutien massif à l’Ukraine et n’engagent pas d’autres pays à prendre pour argent comptant les promesses des États-Unis.
Cette imprédictibilité de la politique américaine est elle-même en soi (en plus de sa politique de polarisation) un facteur d’intensification du chaos dans le futur.
2.2.1. L’intervention ratée en Ukraine, déjà catastrophique aujourd’hui, aura des conséquences encore plus lourdes dans les mois à venir. L’armée russe a démontré son inefficacité et a perdu une grande partie de ses soldats d’élite et de son matériel le plus moderne. Son économie subit des coups très durs, surtout dans les secteurs technologiques de pointe à cause de l’absence de matière première de par le boycott et la fuite de larges parties des élites technologiques (1 million de personnes auraient fui vers l’étranger). Malgré un effort financier gigantesque (50 % du budget de l’État est consacré aujourd’hui à l’effort de guerre), le secteur de l’industrie militaire, capital pour engager un effort de guerre de longue durée, n’arrive pas à soutenir le rythme et il est caractéristique que la Russie doive appeler à l’aide la Corée du Nord (munitions) et l’Iran (drones) pour suppléer les lacunes de sa propre économie de guerre.
Mais c’est surtout au niveau des rapports impérialistes que Moscou subira de plus en plus nettement le contrecoup de sa défaite. La Russie est isolée et même des pays "amis" comme la Chine ou le Kazakhstan prennent ouvertement leur distance. Par ailleurs, en Asie Centrale, les différents pays, ex-membres de l’URSS, ont refusé que leurs citoyens résidant en Russie soient mobilisés et se montrent de plus en plus critiques vis-à-vis de la Russie : le Kazakhstan a accueilli 200.000 russes fuyant l’ordre de mobilisation, désapprouve expressément l’invasion russe et fournit une aide matérielle à l’Ukraine. La Kirghizie et le Tadjikistan reprochent ouvertement à la Russie d’être incapable d’intercéder dans leur conflit interne. L’Arménie est furieuse que la Russie n’ait pas respecté le pacte d’assistance qui les liait lors de la guerre avec l’Azerbaïdjan. Même Loukachenko, le tyran de Biélorussie, essaie désespérément d’éviter de trop s’engager aux côtés de Poutine. L’effondrement de l’influence russe en Europe de l’Est et en Asie Centrale va attiser les tensions entre les différentes bourgeoisies de ces régions et aiguiser les appétits des grands vautours, donc accentuer leur déstabilisation. Et pour couronner le tout, la Russie devra accepter une Ukraine puissamment armée par les États-Unis à 500 km de Moscou.
2.2.2. Sur le plan intérieur, les tensions deviennent de plus en plus fortes et visibles entre différentes factions au sein de la bourgeoisie russe. Plusieurs tendances apparaissent :
Apparemment, ces divisions traversent aussi bien l’armée que les services de sécurité, que l’entourage de Poutine. De la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre factions rivales. Ainsi, des "seigneurs de guerre", comme Kadyrov ou Prigojine (fondateur du groupe Wagner), émergent et s’opposent de plus en plus à l’état-major, allant même jusqu’à critiquer Poutine. De même, une large partie des soldats tués provient plus spécifiquement de certaines républiques autonomes pauvres, ce qui engendre de nombreuses manifestations et sabotages dans ces régions et pourrait mener à la fragmentation de la Fédération de Russie. Ces contradictions laissent prévoir une période de grande instabilité au niveau de l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, avec un risque de perte de contrôle et des conséquences imprévisibles pour le monde entier.
Si certains, sur la base d’une approche empiriste, pouvaient s’imaginer il y a deux ans que la Chine était la grande gagnante de la crise du Covid, les données récentes confirment sur tous les plans aujourd’hui qu’elle est au contraire confrontée à une déstabilisation multiple et à la perspective de turbulences majeures.
Face au piège tendu à "l’allié" russe en Ukraine et à la défaite cinglante subie par celui-ci, la Chine tente de calmer le jeu avec les États-Unis, dont la politique de polarisation vise fondamentalement, derrière la Russie, la Chine, comme le montrent les tensions permanentes autour de Taïwan. Cependant, la stratégie de la Chine diffère fondamentalement de celle de la Russie. Alors que le seul atout de cette dernière était sa puissance militaire en tant qu’ex-chef de bloc, la bourgeoisie chinoise comprend que le développement de sa force est lié à une montée en puissance économique dont la finalisation exige encore du temps.
Ce temps lui sera-t-il accordé ? Mise sous pression par le développement du chaos guerrier et de la polarisation impérialiste, la Chine est confrontée au même moment à une déstabilisation sanitaire, économique et sociale, qui place la bourgeoisie chinoise dans une situation particulièrement inconfortable.
2.3.1. La Chine est fortement déstabilisée sur plusieurs plans :
La croissance du PIB ne devrait pas dépasser les 3 % en 2022, soit la plus faible croissance depuis 1976 (en dehors de "l’année Covid" 2020). Les jeunes subissent particulièrement la détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20 % parmi les étudiants universitaires à la recherche d’un emploi.
2.3.2. Les convulsions d’un modèle néo-stalinien dépassé.[16]
Face aux difficultés économiques puis sanitaires, la politique de Xi Jinping dès le début de son deuxième mandat (2017) avait été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
Mais, comme le point précédent le démontre, cette politique des autorités chinoises les a menées tout droit dans le mur. De fait, confronté à une contestation sociale explosive, le régime s’est vu obligé de reculer dans la plus grande précipitation à tous les niveaux et d’abandonner en quelques jours sa politique qu’il maintenait depuis des années contre vents et marées.
Cette politique en zigzag révèle l’impasse d’un régime de type stalinien où "la grande rigidité des institutions ne laisse pratiquement aucune place pour une possibilité de surgissement de forces politiques bourgeoises d’opposition capables de jouer le rôle de tampons".[18] Si le capitalisme d’État chinois a su profiter des opportunités présentées par son changement de bloc dans les années 1970, par l’implosion du bloc soviétique et la mondialisation de l’économie prônée par les États-Unis et les principales puissances du bloc de l’Ouest, les faiblesses congénitales de sa structure étatique de type stalinien constituent aujourd’hui un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux. Les soubresauts désespérés du régime révèlent la faillite de la politique de Xi Jinping, réélu pour un troisième mandat après des tractations en coulisse entre fractions au sein du PCC, et préfigurent des conflits entre factions au sein d’un appareil d’État dont l’inaptitude à surmonter la rigidité politique révèle le lourd héritage du maoïsme stalinien.[19]
2.3.3. Une politique impérialiste sous pression
Confrontée à l’offensive économico-militaire des États-Unis, de Taïwan à l’Ukraine, la bourgeoisie chinoise semble en avoir tiré les leçons sur le plan impérialiste et oriente pour le moment sa politique vers une stratégie d’évitement de l’engrenage des provocations, militaires ou autres :
Cependant, l’agressivité économique mais aussi militaire des États-Unis s’intensifie à travers un armement massif de Taïwan mais également par un accroissement de la pression sur des "partenaires" de la Chine comme l’Iran ou le Pakistan. Avec la montée en puissance du militarisme nippon tout comme les ambitions de plus en plus affirmées de l’Inde, cette pression impérialiste accentuée au Moyen-Orient et dans la zone du Pacifique peut provoquer des dérapages imprévus. D’autre part, le "tourbillon" de bouleversements et de déstabilisations qui frappe la bourgeoisie chinoise produit aussi une lourde pression sur sa politique impérialiste et instille un haut degré d’imprévisibilité dans celle-ci. Et il doit être clair qu’une déstabilisation du capitalisme chinois entraînerait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
L’Allemagne est également confrontée à une série de signaux non ambigus : son statut de nain militaire l’a obligée à rentrer dans le rang en tant que membre de l’OTAN, le blocus imposé aux Européens par les États-Unis concernant le pétrole et le gaz russe la plonge dans de grandes difficultés économiques, d’autant plus que les "Inflation Reduction Act" et "Chips in USA Act" constituent également une attaque directe visant les importations européennes et donc en particulier allemandes.
2.4.1. Lors de l’implosion du bloc soviétique, le CCI mettait en évidence que si, dans un avenir proche, "il n’existe aucun pays en mesure, dans un avenir proche, d’opposer à celui des États- Unis un potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d’un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance",[20] la seule puissance impérialiste potentiellement apte à une échéance plus lointaine à devenir le noyau central d’un bloc concurrençant les États-Unis était alors, selon notre analyse, l’Allemagne : "Quant à l’Allemagne, le seul pays qui pourrait éventuellement un jour tenir un rôle qui a déjà été le sien par le passé, sa puissance militaire actuelle (elle ne dispose même pas de l’arme atomique, rien que cela !) ne lui permet pas d’envisager rivaliser avec les États-Unis sur ce terrain avant longtemps. Et cela d’autant plus qu’à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa décadence, il est toujours plus indispensable à une tête de bloc de disposer d’une supériorité militaire écrasante sur ses vassaux pour être en mesure de tenir son rang".[21]
De fait, l’Allemagne se trouvait à ce moment dans une situation particulièrement complexe : elle était confrontée au défi économique, politique et social gigantesque d’intégrer l’ex-RDA dans son tissu industriel, tandis que des troupes étrangères (américaines mais aussi d’autres pays de l’OTAN) étaient stationnées sur son territoire. Ce gigantesque effort financier pour "unifier" le pays divisé avait rendu impossible l’investissement conséquent nécessaire pour remettre au niveau requis ses forces militaires, la division du pays et le démantèlement de sa force militaire étant bien sûr la conséquence de la défaite de 1945.[22] Dans ce contexte, la bourgeoisie allemande a développé depuis vingt ans une politique d’expansion économique et impérialiste résolument tournée vers l’Est, transformant de nombreux pays de l’Est en sous-traitants pour son industrie tout en garantissant son approvisionnement énergétique stable et bon marché à travers des accords gazier et pétrolier avec la Russie, ce qui lui a aussi permis de profiter pleinement de la mondialisation de l’économie. Par la même occasion, en intégrant les États d’Europe de l’Est dans l’UE, elle s’assurait aussi d’une prééminence politique au sein de l’UE.
2.4.2. L’espoir illusoire de pouvoir développer sa puissance impérialiste sans un déploiement du militarisme et la construction d’une force militaire conséquente a volé en éclats avec l’embrasement guerrier en Ukraine. La bourgeoisie allemande a pourtant tout entrepris pour maintenir le partenariat avec la Russie malgré le conflit :
La guerre intensive, financée et entretenue au moyen de livraisons massives d’armements par les États-Unis, fait subir à Berlin une pression particulièrement intolérable, mais qui se situe dans le prolongement de l’hostilité déjà nette de l’administration Trump envers la politique autonome de l’impérialisme allemand, en mettant en évidence sa position de "nain" militaire et en plaçant sous contrôle ses sources d’approvisionnement en énergie.
2.4.3. Face à cela, la bourgeoisie allemande, prise au piège, entreprend des actions tous azimuts pour renforcer sa position militaire, rechercher de nouveaux partenariats économiques et maintenir sa présence impérialiste en Europe de l’Est :
2.4.4. Ces réactions de la bourgeoisie allemande face à l’offensive américaine exacerbent non seulement les tensions et le chacun pour soi envers les États-Unis mais aussi en Europe même. Ainsi, les décisions allemandes de commander des avions de chasse… aux États-Unis et de mettre en place un bouclier anti-missile s’appuyant sur la technologie allemande et… israélienne en gelant les programmes d’armement sophistiqués (avions et chars) programmés avec la France ont provoqué des dissensions importantes entre la France et l’Allemagne, l’épine dorsale de l’UE.
L’impérialisme français a décidé le report d’un conseil Franco-allemand et a exprimé son refus de construire un gazoduc reliant l’Espagne et l’Allemagne pour acheminer le gaz en provenance d’Afrique. Le dernier conseil commun franco-allemand de janvier 2023 n’a pas changé la donne, malgré des déclarations communes ronflantes : "Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont fait assaut de symboles, dimanche, à Paris, pour les 60 ans du traité de l’Élysée, mais n’ont formulé aucune proposition forte sur le soutien à l’Ukraine, l’Europe de la défense ou la crise énergétique".[24] Cependant, l’Allemagne n’a pas intérêt à se détacher trop de la France, qui représente la première puissance militaire d’Europe et constitue un pilier central pour maintenir une UE regroupée autour de l’Allemagne.
Le chacun pour soi du gouvernement allemand concernant les mesures économiques, les relations avec la Chine ou le futur de l’Ukraine accroît plus globalement les tensions avec d’autres pays au sein de l’UE, en particulier avec certains en Europe de l’Est, comme les Pays Baltes ou la Pologne, qui appuient fortement la politique américaine.
Cette politique de Scholz suscite aussi des divisions au sein de la Bourgeoisie allemande (une partie des Verts au gouvernement était contre le voyage de Scholtz en Chine par exemple) et, contrairement au SPD, les autres partis du gouvernement (FDP et les Verts) sont plutôt en faveur de la politique américaine envers la Russie. Ces divergences au sein des fractions de la bourgeoisie allemande risquent de s’approfondir avec l’aggravation de la crise économique, avec la pression exercée sur l’économie allemande et la position impérialiste du pays, ce qui annonce une instabilité politique croissante, avec le danger d’un impact plus fort de mouvements populistes[25] face à la dégradation de la situation sociale.
L’explosion du militarisme est l’illustration par excellence de l’approfondissement qualitatif de la période de décomposition tout en étant annonciatrice d’une accentuation inéluctable du chaos et le chacun pour soi.
Nous avons souligné que "l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouchent sur un “effet tourbillon” qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs".[28] Dans ce cadre, si la crise économique est, en dernière instance, la cause de fond de la tendance à la guerre, celle-ci provoque à son tour une aggravation de la crise économique. En effet, loin de constituer un stimulant pour l’économie, la guerre, et le militarisme, constituent une aggravation de la crise. Cette explosion des dépenses comme conséquence du conflit ukrainien vont aggraver les dettes des États, qui, elles aussi, constituent un autre poids sur l’économie. Elles produiront une accélération de la croissance de l’inflation qui est une autre menace pour la croissance économique, qui, pour être combattue, demande une contraction du crédit qui ne peut que conduire à une récession ouverte, ce qui signifie aussi une aggravation de la crise économique. Enfin, la guerre en Ukraine a provoqué une augmentation énorme des coûts de l’énergie, qui pèse sur l’ensemble de la production industrielle, tout comme une pénurie de produits agricoles et un ralentissement du commerce mondial.
Bref, "Les années 20 du XXIe siècle vont donc, dans ce contexte, avoir une importance considérable sur l’évolution historique",[29] dans la mesure où l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par l’Internationale Communiste en 1919, se concrétise toujours plus par "socialisme ou destruction de l’humanité".
Avril 2023
[1] Ainsi, la TCI utilise parfois la notion de la décadence, mais sans expliquer et préciser les implications, ou encore, elle renonce à reconsidérer la notion de défaitisme révolutionnaire en prenant en considération les caractéristiques du contexte actuel. Lire à ce propos notre critique des comités No War But the Class War : "Sur l’histoire des groupes "No [4]War but the Class War [4]", Révolution internationale n° 494 et "Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse [5]", Révolution internationale n° 496.
[2] Revue internationale n° 167.
[3] "Signification et impact de la guerre en Ukraine [6]", Revue internationale n° 168 (2022).
[4] Revue internationale n° 168.
[5] Cité dans "Militarisme et décomposition, mai 2022 [3]", Revue internationale n° 168.
[6] "Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France".
[7] Lire à ce propos le Rapport sur la lutte de classe du 25e congrès du CCI.
[8] "Années 20 du XXIᵉ siècle [7]. L’accélération de la décomposition pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [7]", Revue internationale n° 169 (2022).
[9] Cf. les plans pour sa reconstruction.
[10] Cf. les élections récentes au Brésil.
[11] Cf. le complot des "Reichsburger" impliquant des parties non négligeables des services de sécurité.
[12] Cf. le rapprochement avec la Russie.
[13] Déclaration du Secrétaire d’État à la défense, Lloyd Austin, lors de sa visite à Kiev le 25 février 2022. La fraction Biden voulait aussi "faire payer" à la Russie son ingérence dans les affaires internes américaines, par exemple leurs tentatives de manipuler les dernières élections présidentielles.
[14] Cf. l’élection compliquée du "speaker" Républicain à la chambre des représentants.
[15] Cf. les menaces de différents procès.
[16] "La caractéristique la plus évidente, la plus connue des pays de l’Est, sur laquelle repose le mythe de leur "nature socialiste", réside dans le degré extrême d’étatisation de leur économie… Le capitalisme d’État n’est pas un phénomène propre à ces pays… Si la tendance au capitalisme d’État est un fait historique universel, elle n’affecte cependant pas tous les pays de la même manière […]. Dans les pays avancés, où il existe une vieille bourgeoisie industrielle et financière, cette tendance prend généralement la forme d’une superposition progressive des secteurs “privé” et étatique […]. Cette tendance au capitalisme d’État "prend ses formes les plus extrêmes là où le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, là où la bourgeoisie classique est la plus faible". En ce sens, le fait que l’État prenne le contrôle direct de la plupart des moyens de production, caractéristique des pays de l’Est et, dans une large mesure, du tiers monde, est la forme la plus extrême dans laquelle le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, où la bourgeoisie classique est la plus faible" ("Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est [8]", Revue internationale n° 60.
[17] Foreign Affairs, cité dans Courrier International n° 1674.
[18] "Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est, 1990 [8]", Revue internationale n° 60.
[19] "Un capital national développé, détenu de façon “privée” par différents secteurs de la bourgeoisie, trouve dans la “démocratie” parlementaire son appareil politique le plus approprié ; à l’étatisation presque complète des moyens de production correspond le pouvoir totalitaire d’un parti unique" (Ibid.)
[20] "Texte d’orientation : militarisme et décomposition [2]", Revue internationale n° 64 (1991).
[21] Idem.
[22] La réduction significative des coûts improductifs durant les années 1950 et 1960 est toutefois aussi à la base du redéveloppement impressionnant de l’économie allemande.
[23] "Olaf Scholz en solo à Pékin", Asialyst (5 novembre 2022).
[24] "Entre la France et l’Allemagne, un rapprochement en trompe-l’œil", Le Monde (23 janvier 2023).
[25] Cf. le complot des "Reichsburger".
[26] Wilfred Wan, Directeur du programme Armes de destruction massive du SIPRI, Rapport du SIPRI (5 décembre 2022).
[27] Amiral R. Bauer, chef du comité militaire de l’OTAN, dans Defense One.
[28] "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [7]", Revue internationale n° 169 (2022).
[29] Idem.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/content/10545/resolution-situation-internationale-2021
[2] https://fr.internationalism.org/rinte64/decompo.htm
[3] https://fr.internationalism.org/content/10785/militarisme-et-decomposition-mai-2022
[4] https://fr.internationalism.org/content/10793/lhistoire-des-groupes-no-war-but-the-class-war
[5] https://fr.internationalism.org/content/10907/comite-qui-entraine-participants-limpasse
[6] https://fr.internationalism.org/content/10771/signification-et-impact-guerre-ukraine
[7] https://fr.internationalism.org/content/10876/lacceleration-decomposition-capitaliste-pose-ouvertement-question-destruction
[8] https://fr.internationalism.org/brochure/effondt_stal_annexe1
[9] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/rapports-congres