Soumis par Révolution Inte... le
Depuis la fin des années 1960 et la constitution des groupes politiques qui allaient former le CCI en 1975, nous avons toujours été confrontés à une double critique.
Pour les uns, en général les différentes organisations dénommées Parti communiste international, issues de la Gauche italienne, nous serions des idéalistes sur la question de la conscience de classe et des anarchistes en matière d’organisation politique.
Pour les autres, en général issus de l’anarchisme ou du courant conseilliste qui rejette ou sous-estime la nécessité de l’organisation politique et du parti communiste, nous serions des «partidistes» et des «léninistes». Les premiers appuient leur affirmation sur notre rejet de la position «classique» du mouvement ouvrier sur la prise du pouvoir par le parti communiste lors de la dictature du prolétariat et sur notre vision non-monolithique du fonctionnement de l’organisation politique. Les seconds rejettent notre conception rigoureuse du militantisme révolutionnaire et nos efforts incessants pour la construction d’une organisation internationale, unie et centralisée.
Aujourd’hui, une autre critique du même type que celle des conseillistes, mais plus virulente, se développe : le CCI qui serait en pleine dégénérescence, serait devenu une secte «léniniste» ([1]) et serait sur le point de rompre avec sa plate-forme politique et ses positions principielles. Nous mettons au défi quiconque de prouver ce mensonge que rien, ni dans nos publications, ni dans nos textes programmatiques, ne justifie. Cette dénonciation – car nous ne sommes plus dans le cadre d’une critique – son outrance ne font aucun doute pour quiconque suit sérieusement et sans a-priori la presse du CCI. Mais le fait qu’elle soit souvent portée par d’anciens militants de notre organisation, peut faire douter le lecteur peu attentif ou peu expérimenté et le faire succomber au «il n’y a jamais de fumée sans feu». En fait, ces anciens militants rejoignent ce que nous avons défini comme le milieu du «parasitisme politique» ([2]). Ce milieu s’oppose à notre lutte de toujours pour le regroupement international des forces militantes et l’unité du milieu politique prolétarien dans la lutte historique contre le capitalisme. Dans ce but, il essaie de saper et d’affaiblir notre combat contre tout dilettantisme et informalisme dans l’activité militante, tout comme notre défense acharnée d’une organisation internationale unie et centralisée.
Serions-nous devenus des léninistes comme l’affirment nos critiques ou nos dénonciateurs ? Voilà une accusation grave à laquelle nous ne pouvons nous dérober. Pour pouvoir y répondre sérieusement, il faut déjà savoir de quoi nous parlons. Qu’est-ce que le «léninisme» ? Qu’a-t-il représenté dans l’histoire du mouvement ouvrier ?
Le « léninisme » et Lénine
Le «léninisme» apparaît en même temps que le culte de Lénine dès la mort de ce dernier. Malade à partir de 1922, sa participation à la vie politique va en diminuant jusqu’à sa disparition en janvier 1924. Le reflux de la vague révolutionnaire internationale qui avait arrêté la 1re guerre mondiale et l’isolement du prolétariat en Russie sont les causes fondamentales de la montée en puissance de la contre-révolution dans le pays. Les principales manifestations de ce processus sont l’anéantissement du pouvoir des conseils ouvriers et de toute vie prolétarienne en leur sein, la bureaucratisation et la montée du stalinisme en Russie même, et tout spécialement au sein du Parti bolchevique au pouvoir. Les erreurs politiques souvent dramatiques – en particulier l’identification du parti et du prolétariat à l’Etat russe qui justifia la répression de Kronstadt par exemple – jouent un rôle important dans le développement de la bureaucratie et du stalinisme. Lénine n’est pas exempt de reproches même s’il reste bien souvent celui qui est le plus capable de s’opposer à la bureaucratisation comme en 1920 – contre Trotsky et une grande partie des dirigeants bolcheviks qui prônent la militarisation des syndicats – et comme dans la dernière année de sa vie où il dénonce le pouvoir de Staline et propose à Trotsky, fin 1922, de constituer une alliance, un bloc dit-il, «contre le bureaucratisme en général, contre le bureau d’organisation en particulier» [à la dévotion de Staline] ([3]). Ce n’est qu’une fois son autorité politique anéantie avec sa disparition, que la tendance bureaucratique contre-révolutionnaire développe le culte de la personnalité ([4]) autour de sa personne : on débaptise Petrograd en Leningrad, on momifie son corps, et surtout on crée l’idéologie du «léninisme» et du «marxisme-léninisme». Il s’agit pour la troïka formée de Staline, Zinoviev et Kamenev de s’approprier l’«héritage» de Lénine comme moyen de lutte contre Trotsky au sein du parti russe et pour s’emparer du pouvoir dans l’Internationale communiste (IC). L’offensive stalinienne pour prendre le contrôle des différents partis communistes, va se concentrer autour de la «bolchevisation» de ces partis et l’exclusion des militants qui ne se plient pas à la nouvelle politique.
Le «léninisme», c’est la trahison de l’oeuvre de Lénine, c’est la contre-révolution en marche
En 1939 dans sa biographie de Staline, Boris Souvarine ([5]) souligne la rupture entre Lénine et le «léninisme» : «Entre l’ancien bolchevisme et le nouveau "léninisme", il n’y eut pas solution de continuité, à proprement parler.» ([6]) Voilà comment il définit le «léninisme» : «Staline s’en institua le premier auteur classique, avec sa brochure : Fondements du léninisme, recueil de conférences lues aux "étudiants rouges" de l’université communiste de Sverdlov, au début d’avril 1924. Dans cette laborieuse compilation où des phrases démarquées alternent avec les citations, on cherche en vain la pensée critique de Lénine. Tout ce qui est vivant, relatif, conditionnel et dialectique dans l’oeuvre mise à contribution devient passif, absolu, catéchisme, d’ailleurs parsemé de contresens.» ([7])
Le «léninisme», c’est la «théorie» du socialisme en un seul pays totalement opposée à l’internationalisme de Lénine
L’avènement du «léninisme» marque la victoire du cours opportuniste qu’a pris l’IC à partir de son 3e congrès, en particulier avec l’adoption de la tactique de Front unique et le mot d’ordre «aller aux masses» alors que l’isolement de la Russie révolutionnaire se fait cruellement sentir. Les erreurs des bolcheviks sont un facteur négatif favorisant ce cours opportuniste. Il convient de rappeler ici que la position fausse sur «le parti exerçant le pouvoir» est alors partagée par tout le mouvement révolutionnaire, y inclus Rosa Luxemburg et la Gauche allemande. Ce n’est qu’au début des années 1920 que le KAPD commence à souligner la contradiction qu’il y a pour le parti révolutionnaire à être au pouvoir et à s’identifier au nouvel Etat surgi de l’insurrection victorieuse.
C’est contre cette gangrène, opportuniste d’abord puis ouvertement contre-révolutionnaire, qu’apparaissent et se développent différentes oppositions. Parmi celles-ci, les plus conséquentes sont les diverses oppositions de gauche, russe, italienne, allemande et hollandaise qui sont restées fidèles à l’internationalisme et à octobre 1917. Combattant le cours opportuniste croissant de l’IC, elles en sont les unes après les autres exclues tout au long des années 1920. Celles qui arrivent à s’y maintenir, s’opposent aux implications pratiques du «léninisme», c’est-à-dire à la politique de «bolchevisation» des partis communistes. En particulier, elles combattent la substitution de l’organisation en sections locales, c’est-à-dire sur une base territoriale, géographique, par l’organisation en cellules d’usines et d’entreprises qui aboutit à regrouper et organiser les militants sur des bases corporatistes et qui participe de vider les partis de toute vie réellement communiste faite de débats et de discussions politique d’ordre général.
La mise en avant du «léninisme» exacerbe le combat entre le stalinisme et les oppositionnels de gauche. Elle s’accompagne du développement de la théorie du «socialisme en un seul pays» qui est en rupture complète avec l’internationalisme intransigeant de Lénine et l’expérience d’Octobre. Elle marque l’accélération du cours opportuniste jusqu’à la victoire définitive de la contre-révolution. Avec l’adoption dans son programme du «socialisme en un seul pays» et l’abandon de l’internationalisme, l’IC – comme Internationale – meurt définitivement lors de son 6e congrès en 1928.
Le «léninisme», c’est la division entre Lénine et Rosa Luxemburg ;c’est la division entre la fraction bolchevique et les autres gauches internationalistes
En 1925, le 5e congrès de l’IC adopte les «Thèses sur la bolchevisation» qui manifestent l’emprise croissante de la bureaucratie stalinienne sur les PC et l’IC. Produite par la contre-révolution stalinienne, la bolchevisation devient au plan organisationnel le principal vecteur de la dégénérescence accélérée des partis de l’IC. L’utilisation croissante de la répression et de la terreur d’Etat en Russie et des exclusions dans les autres partis manifestent l’âpreté et la férocité de la lutte. Pour le stalinisme, existe encore à ce moment-là le danger de la constitution d’une forte opposition internationale autour de la figure de Trotsky, seul capable de regrouper autour de lui la plus grande partie des énergies révolutionnaires. Cette opposition contrecarre largement la politique de l’opportunisme et peut disputer au stalinisme, avec des chances de succès, la direction des partis comme le montrent les exemples de l’Italie et de l’Allemagne.
Un des objets de la «bolchevisation» est donc de dresser une opposition entre Lénine et les autres grandes figures du communisme appartenant aux autres courants de la gauche, en particulier entre Lénine et Trotsky bien sûr, mais aussi entre Lénine et Rosa Luxemburg : «Une véritable bolchevisation est impossible sans vaincre les erreurs du Luxemburgisme. Le "léninisme" doit être la seule boussole des partis communistes du monde entier. Tout ce qui s’éloigne du "léninisme", s’éloigne du marxisme.» ([8])
Reconnaissons au stalinisme la primeur d’avoir rompu, déchiré, le lien et l’unité entre Lénine et Rosa Luxemburg, entre la tradition bolchevique et le reste des gauches issues de la 2e Internationale. Dans sa foulée, les partis de la social-démocratie ont participé à dresser une barrière infranchissable entre la «bonne et démocratique» Rosa Luxemburg et le «mauvais et dictatorial» Lénine. Cette politique n’appartient pas qu’au passé. Ce qui a toujours fait l’unité entre ces deux grands révolutionnaires est encore aujourd’hui l’objet d’attaques. Les saluts hypocrites à la clairvoyance de Rosa Luxemburg pour... ses critiques de la révolution russe et du parti bolchevique sont lancés très souvent par les descendants politiques directs de ses assassins social-démocrates, c’est-à-dire les partis socialistes actuels. Et tout particulièrement par le parti socialiste allemand, sans doute parce que Rosa Luxemburg était... allemande !
Une fois de plus se vérifie l’alliance et la communauté d’intérêts entre la contre-révolution stalinienne et les forces «classiques» du capital. En particulier, se vérifie l’alliance entre la social-démocratie et le stalinisme pour falsifier l’histoire du mouvement ouvrier et détruire le marxisme. Gageons que la bourgeoisie ne manquera de célébrer à sa manière les 80 ans de l’assassinat de Rosa Luxemburg et des spartakistes à Berlin en 1919.
«Quel douloureux spectacle pour les militants révolutionnaires que de voir les assassins des artisans de la Révolution d’Octobre, devenus alliés des assassins des Spartakistes, oser commémorer la mort des chefs prolétariens. Non, ils n’ont pas le droit de parler de Rosa Luxemburg dont la vie fut toute d’intransigeance, de lutte contre l’opportunisme, de fermeté révolutionnaire, ceux qui, de trahison en trahison, sont aujourd’hui à l’avant-garde de la contre-révolution internationale.» ([9])
Bas les pattes sur Rosa Luxemburg et Lénine, ils appartiennent au prolétariat révolutionnaire !
Aujourd’hui, la plus grande partie des éléments du milieu parasite ([10]), viennent contribuer à ces falsifications historiques d’autant plus facilement qu’ils traînent pour la plupart leurs guêtres dans le marécage anarchisant, autre milieu grand spécialiste des attaques contre ce que représente Lénine.
Et malheureusement, la plupart des courants et groupes authentiquement prolétariens pêchent par leur manque de clarté politique. De par ses faiblesses théoriques et ses erreurs politiques, le conseillisme apporte sa petite pierre au mur qu’on tente d’élever entre le parti bolchevique et les gauches allemande et hollandaise, entre Lénine d’un côté et Rosa Luxemburg de l’autre. Tout comme les groupes bordiguistes, et même le PCInt Battaglia Comunista, qui, là-aussi de par leur faiblesses théoriques (on peut même parler d’aberrations pour ce qui touche à la théorie de l’«invariance» chère aux bordiguistes), ne voient pas les enjeux politiques derrière la défense aussi bien de Lénine et de Luxemburg, que de l’ensemble des fractions de gauche issues de l’IC.
Ce qu’il importe de retenir de Lénine et de Rosa Luxemburg et, au-delà de leurs figures, du parti bolchevique et des autres gauches au sein de la 2e Internationale, c’est l’unité et la continuité de leur combat. Malgré les débats et les divergences, ils se sont toujours retrouvés du même côté de la barricade face aux questions essentielles quand le prolétariat se trouvait confronté à des événements décisifs. Ils sont les leaders de la gauche révolutionnaire au congrès de Stuttgart de l’Internationale socialiste (1907), au cours duquel ils présentent ensemble avec succès un amendement à la résolution sur l’attitude des socialistes face à la guerre. Cet amendement appelle ceux-ci à «utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter par là la chute de la domination capitaliste» ; et Lénine va même jusqu’à confier le mandat du parti russe à Rosa Luxemburg dans la discussion sur cette question. Fidèles à leur combat internationaliste au sein de leur parti respectif, ils sont contre la première guerre impérialiste quand elle éclate. Le courant de Rosa Luxemburg, les spartakistes, participe avec les bolcheviks et Lénine aux conférences internationalistes de Zimmerwald et Kienthal (1915 et 1916). Ils sont encore ensemble, avec toutes les gauches, enthousiastes et unanimes dans le soutien à la révolution russe :
«La révolution russe est le fait le plus prodigieux de la guerre mondiale. (...) En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l’audace de leur politique. (...) Le parti de Lénine a été le seul à comprendre les exigences et les devoirs qui incombent à un parti vraiment révolutionnaire et à assurer la poursuite de la révolution en lançant le mot d’ordre : tout le pouvoir aux mains du prolétariat et de la paysannerie. [Les bolcheviks] ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclamé pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.» ([11])
Est-ce à dire qu’il n’y avait pas de divergences entre ces grandes figures et ces organisations du mouvement révolutionnaire ? Bien sûr que non. Est-ce à dire qu’il faudrait les ignorer ? Non plus. Mais pour les aborder et pour pouvoir en tirer le maximum de leçons, il faut pouvoir reconnaître et défendre ce qui les unit. Et ce qui les unit, c’est le combat de classe, le combat révolutionnaire conséquent contre le capital, contre la bourgeoisie et toutes ses forces politiques. Le texte de Rosa Luxemburg dont nous venons de citer un extrait est une critique sans concession de la politique du parti bolchevique en Russie. Mais elle prend bien soin de situer le cadre dans lequel ses critiques doivent être entendues : dans le cadre d’une solidarité et d’une lutte commune avec les bolcheviks. Elle dénonce de manière virulente l’opposition des mencheviks et de Kautsky à l’insurrection prolétarienne. Et afin d’éviter toute équivoque sur son positionnement de classe, toute dénaturation de son propos, elle termine ainsi : «En Russie, le problème ne pouvait qu’être posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. En ce sens, l’avenir appartient partout au "Bolchevisme".»
La défense de ces figures et de leur unité de classe est une tâche que la tradition de la gauche italienne nous a léguée et que nous entendons poursuivre. Lénine et Rosa Luxemburg appartiennent au prolétariat révolutionnaire. Voilà comment la fraction italienne de la gauche communiste entendait défendre ce patrimoine contre le «léninisme» stalinien et la social-démocratie :
«Mais au côté de cette figure géniale de chef prolétarien (Lénine) se dressent tout aussi imposantes les figures de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Produits d’une lutte internationale contre le révisionnisme et l’opportunisme, expression d’une volonté révolutionnaire du prolétariat allemand, ils appartiennent à nous et non à ceux qui veulent faire de Rosa le drapeau de l’anti-Lénine et de l’antiparti ; de Liebknecht le drapeau d’un antimilitarisme qui s’exprime en fait par le vote des crédits militaires dans les différents pays "démocratiques".» ([12])
Nous n’avons pas encore répondu à l’accusation d’avoir changé de position sur Lénine. Mais le lecteur peut déjà s’apercevoir clairement et concrètement que nous sommes résolument opposés au «léninisme». Et que nous restons fidèles à la tradition des fractions de gauche dont nous nous revendiquons, et tout particulièrement de la fraction italienne des années 1930. Nous essayons d’appliquer à chaque fois que cela se présente cette méthode qui vise à lutter pour la défense de l’unité et la continuité historiques du mouvement ouvrier. Contre le «léninisme» et toutes les tentatives de diviser et d’opposer les différentes fractions marxistes du mouvement ouvrier, nous luttons pour la défense de leur unité. Contre l’opposition abstraite et mécanique faite à partir de citations extraites de leur contexte, nous re-situons les conditions réelles dans lesquelles les prises de position ont été faites, toujours à partir de débats et de polémiques au sein du mouvement ouvrier. C’est-à-dire dans le même camp. C’est la méthode que le marxisme a toujours essayé d’appliquer, qui est tout le contraire du «léninisme» et qui est rejetée par les véritables disciples contemporains de ce dernier. Car il est tout de même amusant de voir que, pour le moins sur ce plan de la «méthode», ceux qui accusent le CCI d’être devenu «léniniste» se retrouvent parmi les continuateurs du stalinisme !
Bas les pattes devant la gauche hollandaise et les figures de Pannekoek et de Gorter !
Les adeptes contemporains de la «méthode» du «léninisme» sont facilement identifiables dans différents milieux. Il est en vogue, dans les milieux anarcho-conseillistes et parmi les éléments parasites, d’essayer de s’approprier frauduleusement la gauche hollandaise et de l’opposer aux autres fractions de gauche et à Lénine bien évidemment. A leur tour, tout comme Staline et son «léninisme» ont trahi Lénine, ces éléments trahissent la tradition de la Gauche hollandaise et ses grandes figures comme celle d’Anton Pannekoek – que Lénine salue avec respect et admiration dans L’Etat et la révolution – ou celle d’Herman Gorter qui s’empressera de traduire ce classique du marxisme dès 1918. Avant de développer la théorie du communisme de conseils dans les années 1930, Anton Pannekoek a été un des plus éminents militants de l’aile marxiste au sein de la 2e Internationale aux côtés de Rosa Luxemburg et Lénine, tout comme durant la guerre. Plus facile à arracher au camp prolétarien de par ses critiques conseillistes contre les bolcheviks à partir des années 1930 qu’un Bordiga, il est encore aujourd’hui l’objet d’attentions particulières visant à gommer tout souvenir de son adhésion à l’IC, de sa participation de premier plan à la constitution du Bureau d’Amsterdam pour l’Occident, et de son enthousiasme et son soutien résolu à Octobre 1917. Tout autant que les fractions de gauche italienne et russe au sein de l’IC, les gauches hollandaise et allemande appartiennent au prolétariat et au communisme. Et en nous revendiquant de toutes les fractions de gauche issues de l’IC, nous reprenons aussi la méthode utilisée par la gauche hollandaise à l’instar de toutes les gauches :
«La guerre mondiale et la révolution qu’elle a engendrée ont montré d’une manière évidente qu’il n’y a qu’une tendance dans le mouvement ouvrier qui conduise réellement les travailleurs au communisme. Seule l’extrême gauche des partis sociaux-démocrates, les fractions marxistes, le parti de Lénine en Russie, de Bela Kun en Hongrie, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en Allemagne ont trouvé le bon et unique chemin.
La tendance qui a toujours eu pour but la destruction du capitalisme par la violence, qui, à l’époque de l’évolution, du développement pacifiques, faisait usage de la lutte politique et de l’action parlementaire pour la propagande révolutionnaire et pour l’organisation du prolétariat ; celle qui maintenant fait usage de la force de l’Etat pour la révolution. La même tendance qui a trouvé aussi le moyen de briser l’Etat capitaliste et de le transformer en Etat socialiste, ainsi que le moyen par lequel on construit le communisme : les conseils ouvriers, qui renferment eux-mêmes toutes les forces politiques et économiques ; la tendance qui a enfin découvert ce que la classe ignorait jusqu’à maintenant et l’a établi pour toujours : l’organisation par laquelle le prolétariat peut vaincre et remplacer le capitalisme.» ([13])
Même après l’exclusion du KAPD des rangs de l’IC en 1921, ils essaient de rester fidèles à leurs principes et solidaires des bolcheviks.
«Nous nous sentons, en dépit de l’exclusion de notre tendance par le congrès de Moscou, pleinement solidaires des bolcheviks russes (...). Nous restons solidaires non seulement du prolétariat russe mais aussi de ses chefs bolcheviks, bien que nous devions critiquer de la façon la plus vive leur conduite au sein du communisme international.» ([14])
En se revendiquant et en défendant l’unité et la continuité «des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-1852), des trois Internationales (l’Association Internationale des travailleurs, 1864-1872, l’Internationale Socialiste, 1889-1914, l’Internationale Communiste, 1919-1928), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-1930 de la 3e Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollandaise et italienne» ([15]), le CCI est fidèle à la tradition marxiste au sein du mouvement ouvrier. En particulier, il s’inscrit dans la lutte unie et constante de la «Tendance» définie par Gorter, des fractions de gauche au sein de la 2e Internationale et au sein de la 3e. En ce sens, nous sommes fidèles à Lénine, à Rosa Luxemburg, à Pannekoek et à Gorter, et à la tradition des fractions de gauche des années 1930, au premier chef à la revue Bilan.
Les «léninistes» d’aujourd’hui ne sont pas dans le CCI
Fidèles aussi aux fractions de gauche qui ont combattu le stalinisme dans des conditions dramatiques, nous rejetons toute accusation de «léninisme» à notre encontre. Et nous dénonçons ceux-la même qui les profèrent : ce sont eux qui reprennent la méthode utilisée par Staline et sa théorie du «léninisme» en l’attribuant à Lénine. Et toujours armés de la «méthode» de Staline, ils n’essaient même pas de fonder leurs accusations sur des éléments réels, concrets – tels nos prises de position écrites ou orales – mais plutôt sur des «on-dit» et des mensonges. Ils affirment que notre organisation est devenue une secte et qu’elle est en pleine dégénérescence afin d’en éloigner tous les éléments qui essaient de trouver une perspective politique et révolutionnaire conséquente. L’accusation est d’autant plus calomnieuse que derrière le mot «léninisme» se cache, quand elle n’est pas ouvertement affirmée, l’accusation de stalinisme à notre endroit.
La dénonciation de notre «léninisme» supposé s’appuie essentiellement sur des ragots concernant notre fonctionnement interne, en particulier sur la prétendue impossibilité de débattre au sein de notre organisation. Nous avons déjà répondu à ces accusations ([16]) et nous n’y reviendrons pas ici. Nous nous contenterons de retourner le compliment après avoir démontré quels étaient les véritables continuateurs de la méthode «léniniste», non marxiste, faussement révolutionnaire.
Le CCI s’est toujours revendiqué du combat de Lénine pour la construction du parti
Une fois rejetée l’accusation de «léninisme», reste une question beaucoup plus sérieuse : aurions-nous abandonné notre esprit critique vis-à-vis de Lénine sur la question de l’organisation politique ? Y a-t-il un changement de position du CCI sur Lénine tout particulièrement en matière d’organisation, sur la question du parti, de son rôle et de son fonctionnement ? Nous ne voyons pas ce qui pourrait constituer une rupture dans la position du CCI sur la question organisationnelle et vis-à-vis de Lénine, entre le CCI de ses débuts dans les années 1970 et celui de 1998.
Nous maintenons que nous sommes aux côtés de Lénine dans le combat contre l’économisme et le menchévisme. Il n’y a là rien de nouveau. Nous maintenons que nous sommes d’accord avec la méthode utilisée et avec la critique argumentée et développée contre l’économisme et les menchéviks. Et nous maintenons que nous sommes aussi en accord avec une grande partie des différents points qui sont développés par Lénine. Il n’y a là rien de changé.
Nous maintenons nos critiques sur certains aspects qu’il a pu développer en matière d’organisation. «Certaines conceptions défendues par Lénine (notamment dans Un pas en avant, deux pas en arrière) sur le caractère hiérarchisé et "militaire" de l’organisation, et qui ont été exploitées par le stalinisme pour justifier ses méthodes, sont à rejeter.» ([17]) Nous n’avons pas changé d’avis non plus sur ces critiques. Mais la question mérite une réponse plus approfondie à la fois pour appréhender l’ampleur réelle des erreurs de Lénine et pour comprendre le sens historique des débats qui ont eu lieu dans le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR).
Pour pouvoir traiter sérieusement cette question centrale pour les révolutionnaires, y compris les erreurs de Lénine, il convient de rester fidèle à la méthode et à l’enseignement des différentes gauches communistes tels que nous les avons soulignés dans la première partie de cet article. Nous refusons de choisir entre ce qui nous plairait dans l’histoire du mouvement ouvrier et ce qui nous déplairait. Une telle attitude est a-historique et le propre de ceux qui s’autorisent de juger, 100 ou 80 ans plus tard, un processus historique fait de tâtonnements, de succès et d’échecs, de multiples débats et contributions, au prix d’énormes sacrifices et de dures luttes politiques. C’est vrai pour les questions théoriques et politiques. C’est vrai pour les questions d’organisation. Ni la fin menchevique de Plékhanov et son attitude chauvine durant la première guerre mondiale, ni l’utilisation de Trotsky par le... trotskisme et de Pannekoek par l’anarcho-conseillisme, ne retirent quoi que ce soit à la richesse de leurs contributions politiques et théoriques qui restent toujours d’actualité et d’un grand intérêt militant. Ni les morts honteuses de la 2e et 3e Internationales, ni la fin du parti bolchevique dans le stalinisme, ne retirent quoi que ce soit à leur rôle dans l’histoire du mouvement ouvrier et à la validité de leurs acquis organisationnels.
Avons-nous changé d’avis là-dessus ? Pas du tout : «Il existe un acquis organisationnel tout comme il y a un acquis théorique, et l’un conditionne l’autre de façon permanente.» ([18])
Tout comme les critiques de Rosa Luxemburg aux bolcheviks dans La révolution russe doivent être resituées dans le cadre de l’unité de classe qui l’associe aux bolcheviks, de même les critiques que nous pouvons porter sur la question organisationnelle doivent être situées dans le cadre de l’unité qui nous associe à Lénine dans son combat – avant et après la constitution de la fraction bolchevique – pour la construction du parti. Cette position n’est pas nouvelle et ne doit pas surprendre. Aujourd’hui encore, comme nous le «répétions» déjà en 1991, «nous répétons ([19]) que "l’histoire des fractions est l’histoire de Lénine" ([20]) et que c’est seulement sur la base du travail qu’elles ont accompli qu’il sera possible de reconstruire le parti communiste mondial de demain.» ([21])
Est-ce à dire que la compréhension sur l’organisation révolutionnaire qu’avait le CCI depuis sa constitution est restée exactement la même ? Est-ce à dire que cette compréhension ne s’est pas enrichie, approfondie, tout au long des débats et des combats organisationnels que notre organisation a dû mener ? Si c’était le cas, on pourrait nous accuser d’être une organisation sans vie, ni débat, d’être une secte se contentant de réciter les Saintes Ecritures du mouvement ouvrier. Nous n’allons pas refaire ici toute l’histoire des débats et combats organisationnels qui ont traversé notre organisation depuis sa constitution. A chaque fois, et il fallait qu’il en soit ainsi sinon à risquer l’affaiblissement, parfois même la liquidation du CCI, nous avons dû nous pencher sur «les acquis organisationnels» de l’histoire du mouvement ouvrier, nous les réapproprier, les préciser et les enrichir.
Mais les réappropriations et les enrichissements que nous avons accomplis en matière d’organisation, ne signifient pas que nous ayons changé de position sur cette question en général, ni même par rapport à Lénine. Elles s’inscrivent en continuité avec l’histoire et les acquis organisationnels que nous a légués l’expérience du mouvement ouvrier. Nous défions quiconque de prouver qu’il y ait eu rupture dans notre position. La question organisationnelle est une question politique à part entière au même titre que les autres. Nous affirmons même que c’est la question centrale qui, in fine, détermine la capacité d’aborder toutes les autres questions théoriques et politiques. En disant cela, nous sommes en accord avec Lénine. En disant cela, nous ne changeons pas de position avec ce que nous avons toujours affirmé. Nous avons toujours défendu que c’était la plus grande clarté sur cette question, en particulier sur le rôle de la fraction, qui avait permis à la gauche italienne non seulement de se maintenir comme organisation, mais même d’être capable de tirer les leçons théoriques et politiques les plus claires et les plus cohérentes, y compris en reprenant et en développant les apports théoriques et politiques initiaux de la gauche germano-hollandaise – sur les syndicats, sur le capitalisme d’Etat, sur l’Etat dans la période de transition.
Le CCI aux côtés de Lénine dans le combat contre l’économisme et les menchéviks
Le CCI s’est toujours revendiqué du combat des bolcheviks en matière d’organisation. C’est de leur exemple que nous nous inspirions quand nous écrivions : «l’idée qu’une organisation révolutionnaire se construit volontairement, consciemment, avec préméditation, loin d’être une idée volontariste est au contraire un des aboutissements concrets de toute praxis marxiste.» ([22])
En particulier, nous avons toujours affirmé notre appui au combat de Lénine contre l’économisme. De même, nous avons toujours soutenu son combat contre ceux qui allaient devenir mencheviks, au 2e congrès du POSDR. Ceci n’est pas nouveau. Comme n’est pas nouveau non plus que nous considérions Que Faire ? (1902) comme l’ouvrage essentiel pour le combat contre l’économisme et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) comme l’outil indispensable pour comprendre les enjeux et les lignes de fracture au sein du parti. Prendre ces deux livres pour des classiques du marxisme en matière d’organisation, affirmer que les principales leçons que tire Lénine dans ces ouvrages sont toujours d’actualité, n’est pas nouveau pour nous. Dire que nous sommes d’accord avec le combat, la méthode utilisée, ainsi qu’avecun grand nombre d’arguments qui sont donnés dans les deux textes, n’enlève rien à notre critique des erreurs de Lénine.
Qu’est-ce qui était essentiel dans Que faire ? dans la réalité du moment, c’est-à-dire en 1902 en Russie ? Qu’est-ce qui permettait d’accomplir un pas en avant pour le mouvement ouvrier ? De quel côté fallait-il se situer ? Du côté des économistes parce que Lénine reprend la conception fausse de Kautsky sur la conscience de classe ? Ou bien du côté de Lénine contre l’obstacle que représentaient les économistes dans la constitution d’une organisation conséquente de révolutionnaires ?
Qu’est-ce qui était essentiel dans Un pas en avant, deux pas en arrière ? Etre du côté des mencheviks parce que Lénine, entraîné par la polémique, défend sur certains points des conceptions fausses ? Ou être du côté de Lénine pour l’adoption de critères rigoureux d’adhésion des militants, pour un parti uni et centralisé et contre le maintien de l’existence de cercles autonomes ?
Dans ce cas, «poser les questions, c’est y répondre». Les erreurs sur la conscience et sur la vision d’un parti «militarisé» ont été corrigées par Lénine lui-même, en particulier avec l’expérience de la grève de masse et de la révolution de 1905 en Russie. L’existence d’une fraction bolchevique et d’une organisation rigoureuse a fourni les moyens aux bolcheviks d’être parmi ceux qui ont réussi le mieux à tirer les leçons politiques de 1905 alors qu’ils n’étaient pas les plus clairs au départ, surtout comparés à Trotsky et Rosa Luxemburg, à Plékhanov même, sur la dynamique de la grève de masse. Elle leur a permis de surmonter les erreurs précédentes.
Quelles étaient les erreurs de Lénine ? Elles sont de deux types. Les unes sont dues à la polémique, les autres à des questions théoriques, en particulier sur la question de la conscience de classe.
Les «tordages de barre» de Lénine dans les polémiques
Lénine a les défauts de ses qualités ; ainsi grand polémiste, il tend à «tordre la barre» en reprenant à son compte les arguments de ses opposants pour les retourner contre eux. «Nous tous, nous savons maintenant que les économistes ont tordu la barre dans un sens. Pour la redresser, il fallait la tordre dans le sens opposé, et je l’ai fait.» ([23]) Mais cette méthode, très efficace dans la polémique et dans la polarisation claire – indispensable à tout débat – a ses limites et peut représenter une faiblesse par ailleurs. En tordant la barre, il tombe dans les exagérations et déforme ses positions réelles. Que faire ? en est une des illustrations comme il l’a lui-même reconnu en plusieurs occasions :
«Au 2e congrès, je n’ai pas pensé ériger en "points programmatiques", en principes spéciaux, mes formulations faites dans Que faire ? Au contraire, j’ai employé l’expression redresser tout ce qui a été tordu, qui sera tant cité par la suite. Dans Que faire ?, j’ai dit qu’il fallait corriger tout ce qui avait été dénaturé par les "économistes" (...). La signification de ces paroles est claire : Que Faire ? rectifie de manière polémique l’économisme et il serait erroné de juger la brochure d’un autre point de vue.» ([24])
Malheureusement, nombreux sont ceux qui jugent Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière d’un «autre point de vue», s’attachant plus à la lettre qu’à l’esprit du texte. Nombreux sont ceux qui prennent ses exagérations pour argent comptant : d’abord ses critiques et ses opposants d’alors, au nombre desquels on retrouve Trotsky et Rosa Luxemburg qui répond dans Question d’organisation dans la social-démocratie russe (1904) au deuxième ouvrage. Puis, 20 ans plus tard et plus lourd de conséquences, ses laudateurs staliniens qui pour justifier le «léninisme» et la dictature stalinienne, s’appuient sur des formules malheureuses employées dans le feu de la polémique. Quand il est accusé d’être dictateur, jacobin, bureaucrate, de prôner la discipline militaire et une vision conspirative, il reprend et développe les termes de ses opposants, «tordant la barre» à son tour. On l’accuse d’avoir une vision conspirative de l’organisation quand il défend des critères stricts d’adhésion des militants et la discipline dans les conditions d’illégalité et de répression ? Voilà sa réponse de polémiste :
«A ne considérer que sa forme, cette forte organisation révolutionnaire dans un pays autocratique peut être qualifiée de "conspirative", car le secret lui est absolument nécessaire. Il lui est indispensable à un tel point que toutes les autres conditions (effectifs, choix des membres, leurs fonctions, etc.) doivent s’y accorder. C’est pourquoi nous serions bien naïfs de craindre qu’on ne nous accuse, nous social-démocrates, de vouloir créer une organisation conspirative. Pareille accusation est aussi flatteuse pour tout ennemi de l’"économisme", que l’accusation de "narodovolisme" ([25]).» ([26])
Dans sa réponse à Rosa Luxemburg (septembre 1904) que Kautsky et la direction du parti SD allemand refusent de publier, il nie être à l’origine des formules qu’il reprend :
«La camarade Luxemburg déclare que, selon moi "le Comité central est le seul noyau actif du parti". En réalité, cela n’est pas exact. Je n’ai jamais défendu cette opinion (...). La camarade Luxemburg écrit que je prône la valeur éducative de la fabrique. C’est inexact ; ce n’est pas moi, mais mon adversaire qui a prétendu que j’assimile le parti à une fabrique. J’ai ridiculisé ce contradicteur comme il convient en me servant de ses propres termes pour démontrer qu’il confond deux aspects de la discipline de fabrique, ce qui malheureusement est aussi le cas de la camarade Luxemburg.» ([27])
L’erreur de Que faire ? sur la conscience de classe
Par contre, il est beaucoup plus important et sérieux de relever et de critiquer une erreur théorique de Lénine dans Que faire ?. Selon lui, «les ouvriers ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors.» ([28]) Nous n’allons pas revenir sur notre critique et notre position sur la question de la conscience ([29]). Evidemment cette position que Lénine reprend de Kautsky est non seulement fausse mais extrêmement dangereuse. Elle justifiera l’exercice du pouvoir par le parti après octobre 1917 en lieu et place de la classe ouvrière dans son ensemble. Elle servira d’arme redoutable au stalinisme par la suite, en particulier pour justifier les tentatives putschistes en Allemagne dans les années 1920 et surtout pour justifier la répression sanglante de la classe ouvrière en Russie.
Est-il besoin de préciser que nous n’avons pas changé de position sur cette question ?
Les faiblesses de la critique de Rosa Luxemburg
Après le 2e congrès du POSDR et la scission entre bolcheviks et mencheviks, Lénine doit affronter un grand nombre de critiques. Parmi celles-ci, seuls Plékhanov et Trotsky rejettent explicitement la position sur la conscience de classe «qui doit être introduite de l’extérieur de la classe ouvrière». Est surtout connue la critique de Rosa Luxemburg, Question d’organisation dans la social-démocratie russe, sur laquelle s’appuient les anti-lénine d’aujourd’hui pour... opposer les deux éminents militants et pour prouver que le vers stalinien était déjà dans le fruit «léninien». C’est-à-dire le mensonge de Staline repris à l’envers. En fait, Rosa s’attache surtout à revenir sur les «tordages de barre» et développe des conceptions justes en soi, mais qui restent abstraites, détachées du combat réel, pratique, qui s’est déroulé au congrès.
«La camarade Luxemburg ignore souverainement nos luttes de Parti et se répand généreusement sur des questions qu’il n’est pas possible de traiter avec sérieux (...). Cette camarade ne veut pas savoir quelles controverses j’ai soutenues au Congrès et contre qui étaient dirigées mes thèses. Elle préfère me gratifier d’un cours sur l’opportunisme... dans les pays parlementaires !» ([30])
Un pas en avant, deux pas en arrière met bien en évidence les enjeux du congrès et de la lutte qui s’y est menée – à savoir la lutte contre le maintien des cercles dans le parti, et une délimitation claire et rigoureuse entre l’organisation politique et la classe ouvrière. A défaut de les avoir bien compris, tels qu’ils se sont posés dans la lutte concrète, Rosa Luxemburg reste claire sur les objectifs généraux :
«Le problème, auquel la social-démocratie russe travaille depuis plusieurs années, consiste justement à passer d’un premier type d’organisation (organisation éparpillée, de caractère local, composée de cercles tout à fait indépendants les uns des autres, et adaptés à la phase préparatoire, essentiellement propagandiste, du mouvement) à un nouveau type d’organisation, tel que l’exige une action politique de masse, homogène, sur le territoire entier.» (31[31])
A la lecture de ce passage, on voit qu’elle se retrouve sur le même terrain que Lénine et avec le même but. Lorsqu’on connaît la conception «centraliste», voire «autoritaire» de Rosa Luxemburg et de Leo Jogisches au sein du parti social-démocrate polonais – la SDKPiL –, son positionnement, si elle avait été présente dans le POSDR, dans la lutte concrète contre les cercles et les mencheviks, ne fait pas de doute. Lénine aurait sûrement été contraint de freiner son énergie, et peut-être même ses excès.
Quant à nous aujourd’hui, presque un siècle plus tard, notre position sur la distinction précise entre organisation politique et organisation unitaire de la classe ouvrière nous vient des apports de l’Internationale socialiste, et particulièrement des avancées réalisées par Lénine. En effet, il a été le premier à poser – dans la situation particulière de la Russie tsariste – les conditions de développement d’une organisation minoritaire et réduite, contrairement aux réponses de Trotsky et Rosa Luxemburg qui ont encore à ce moment-là la vision de partis de masse. De même, c’est du combat de Lénine contre les mencheviks sur le point 1 des statuts lors du 2e congrès du POSDR, que nous tirons notre conception rigoureuse, précise et clairement définie de l’adhésion et de l’appartenance militante à l’organisation communiste. Enfin, nous estimons que ce congrès et la lutte de Lénine représentent un très haut moment d’approfondissement théorique et politique sur la question de l’organisation, en particulier sur sa centralisation, contre les visions fédéralistes, individualistes et petite-bourgeoises. C’est un moment qui, tout en reconnaissant le rôle historique positif des cercles dans le regroupement des forces révolutionnaires dans un premier temps, souligne la nécessité de dépasser ce stade pour constituer de réelles organisations unies et développer des rapports politiques fraternels et de confiance entre tous les militants.
Nous n’avons pas changé de position sur Lénine. Et nos principes organisationnels de base, en particulier nos statuts, qui s’appuient et synthétisent l’ensemble de l’expérience du mouvement ouvrier sur la question, s’inspirent grandement des apports de Lénine dans ses combats pour l’organisation. Sans l’expérience des bolcheviks en matière d’organisation, il manquerait une part importante et fondamentale des acquis organisationnels sur lesquels le CCI s’est fondé, et sur lesquels le parti communiste de demain devra s’ériger.
Dans la deuxième partie de cette article, nous allons revenir sur ce que dit, et ne dit pas Que faire ?, dont l’objet et le contenu ont été et sont toujours largement ignorés, ou dénaturés à dessein. Nous préciserons dans quelle mesure l’ouvrage de Lénine représente un réel classique du marxisme et un apport historique au mouvement ouvrier, tant sur le plan de la conscience que sur le plan organisationnel. Bref, dans quelle mesure, le CCI se revendique aussi de Que faire ?
RL
[1] Voir par exemple le texte d’un de nos anciens militants, RV, «Prise de position sur l’évolution récente du CCI», publié par nos soins dans notre brochure La prétendue paranoïa du CCI, tome I ; et ces «critiques» en général.
[2] Voir «Thèses sur le parasitisme politique», Revue internationale n° 94.
[3] Cité par Pierre Broué, Trotsky, Ma vie, III p. 200-201.
[4] . Rappelons une fois encore ce que disait Lénine lui-même sur les tentatives de récupération des grandes figures révolutionnaires : «Après leur mort, on cherche à en faire d’inoffensives icones, à les canoniser pour ainsi dire, à entourer leur "nom" d’une certaine gloire, pour "consoler" et mystifier les classes opprimées ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son "contenu", on émousse son tranchant révolutionnaire, on l’avilit. (...) Et les savants bourgeois d’Allemagne, hier encore spécialisés dans la destruction du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand". » Et les staliniens parlent d’un Lénine « national-Grand-russe »... pourrions-nous ajouter.
[5] Boris Souvarine,Staline, Editions Gérard Lebovici 1985.
[6] Boris Souvarine, Idem, p. 311.
[7] Idem, p. 312.
[8] Thèse 8 sur la bolchevisation, 5e congrès de l’IC, traduite par nous d’une version espagnole.
[9] Bilan n° 39, Bulletin théorique de la fraction italienne de la Gauche Communiste, janvier 1937.
[10] Voir «Thèses sur le parasitisme politique», Revue internationale n° 94.
[11] Rosa Luxemburg, La révolution russe, Petite collection Maspéro, chap.1 et 2, p.57, 64 et 65.
[12] Bilan n° 39, 1937.
[13] Herman Gorter, «La victoire du marxisme», publié en 1920 dans Il Soviet, repris dans Invariance n° 7, 1969.
[14] Article de Pannekoek dans Die Aktion n° 11-12, 19 mars 1921, cité par notre brochure sur La Gauche Hollandaise, p. 137.
[15] Dans le résumé des positions du CCI au dos de chacune de nos publications.
[16] Voir le 12e congrès du CCI, «Le renforcement politique du CCI», Revue internationale n°°90.
[17] «Rapport sur la structure et le fonctionnement de l’organisation des révolutionnaires», Conférence Internationale du CCI, janvier 1982, Revue internationale n° 33.
[18] «Rapport sur la question de l’organisation de notre courant international», Revue internationale n° 1, avril 1975.
[19] Nous ne pouvons résister à la tentation de citer un de nos anciens militants qui nous accuse aujourd’hui d’être devenus léninistes : «On doit par contre saluer la lucidité de Rosa Luxemburg (...) tout comme la capacité des bolcheviks à s’organiser en fraction indépendante avec ses propres moyens d’intervention au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. C’est pour cela qu’ils purent être l’avant-garde du prolétariat dans la vague révolutionnaire de la fin de la première guerre mondiale.» (RV, «La continuité des organisations politiques du prolétariat», Revue internationale n° 50, 1987.)
[20] Intervention de Bordiga au 6e comité exécutif élargi de l’Internationale communiste en 1926.
[21] Introduction à notre article sur «Le rapport Fraction parti dans la tradition marxiste», 3e partie, Revue Internationale n° 65.
[22] «Rapport sur la question de l’organisation de notre courant», Revue Internationale n° 1, avril 1975.
[23] PV du 2e congrès du POSDR, traduit de l’espagnol par nous, edition Era, 1977.
[24] Lénine, «Prologue à la recompilation Sur douze ans», septembre 1907, traduit de l’espagnol par nous, édition Era, 1977.
[25] Mouvement terroriste russe des années 1870 à l’organisation secrète.
[26] Que faire ?, c’est Lénine qui souligne, Chap. «L’organisation conspirative et le démocratisme».
[27] Un pas en avant, deux pas en arrière, réponse à Rosa Luxemburg, publié dans Nos tâches politiques de Trotsky, Pierre Belfond, 1970.
[28] Que faire ?, Chap. «La spontanéité des masses et l’esprit..., a)début de l’essor spontané».
[29] Voir notre brochure Organisations communistes et conscience de classe.
[30] Lénine, Réponse à Rosa Luxemburg, déjà citée.
[31] Rosa Luxemburg, Question d’organisation..., chap.1.