La crise boursière de cet été et l'enfoncement dans la récession économique depuis un peu moins d'un an ont déjà à leur actif un certain nombre de records[1]. Ils marquent définitivement des illusions sur deux grands mythes savamment entretenus ces dernières années : nous serions entrés dans une nouvelle phase longue de prospérité, analogue à celle d'après la seconde guerre mondiale et cette nouvelle croissance serait liée aux capacités actuelles du système capitaliste de s'affranchir de ses mécanismes fondamentaux grâce à l'émergence de la 'nouvelle économie' fondée sur les technologies informatiques.
Le rebond de l'économie mondiale après le krach boursier dans les pays du Sud-Est asiatique (1997-98) alors que d'aucuns prédisaient l'entrée en dépression , le retour de la flambée des indices boursiers et une décennie ininterrompue de croissance américaine, avaient fini par convaincre les plus réticents que nous étions bel et bien entrés dans un nouvel âge d'or qui clôturait la phase de crise structurelle ouverte au début des années 70. Non seulement le capitalisme aurait retrouvé une nouvelle vigueur mais les bases de celle-ci invalideraient toutes les vieilles lois de l'économie. Certains parlaient même d'auto-dépassement du capitalisme car l'économie de la connaissance qui serait à la base de cette nouvelle croissance prendrait progressivement le pas sur l'activité productive classique.La loi de la valeur serait à ranger au placard puisque le calcul en heures de travail d'un 'bien généré par l'activité intellectuelle' serait devenu caduque. Ainsi, par exemple, l'enrichissement boursier, largement tiré par l'envol des valeurs technologiques, semblait avoir acquis une autonomie presque totale par rapport à la capacité d'extraire et de réaliser de la plus-value supplémentaire. Jamais dans toute l'histoire du capitalisme les courbes des cours boursiers ne s'étaient mises à diverger dans de telles proportions par rapport à celles du profit. La récente descente aux enfers des indices boursiers, et en particulier celui des valeurs technologiques (le Nasdaq) qui est redescendu au même niveau que les autres, est une sorte de fantastique rappel à l'ordre de la loi de la valeur : on ne peut durablement obtenir plus de profit que celui qui est produit dans le mécanisme fondamental de l'exploitation et réalisé sur le marché. La virtualité conférée par les nouvelles technologies à l'économie ne pouvait être qu'une illusion qui a finalement fait long feu. A moins de rester virtuels, les profits boursiers n'ont d'autre source que l'exploitation des travailleurs.
La récession actuelle met fin au mythe de la 'nouvelle prospérité'
L'on connaît les grandes capacités de la bourgeoisie à masquer la faillite de son système économique derrière mille et une explications fallacieuses comme 'la hausse des prix pétroliers' pour les crises des années 70, 'la guerre du Golfe' pour la dernière grande récession, les 'attentats du 11 septembre' pour l'actuel ralentissement de l'économie et les patrons frauduleux pour le récent krach boursier. Certes, le point commun des faillites d'Enron ou de Worldcom est un trucage des comptes visant à présenter sous un jour favorable les perspectives de profit. Ces artifices, qui ont existé de tout temps dans le capitalisme, sont aujourd'hui devenus pratique courante et, s'il est vrai que rien dans la nature de l'exploitation capitaliste ne la distingue du délit et de la tromperie, le fait que ces derniers soient devenus quasiment la règle de fonctionnement des entreprises, en dit long sur le degré de déliquescence des 'lois du marché' capitaliste. Mais ce serait prendre le symptôme pour la cause réelle que d'imputer à ces artifices de présentation le retournement de la Bourse. Ceux-ci constituent seulement le facteur qui a déclenché un retournement qui était d'une certaine manière inévitable. Expliquer le repli boursier par les tricheries de quelques brebis galeuses est une énième mystification pour tenter de masquer les véritables causes des difficultés économiques, à savoir, la faillite des rapports sociaux de production capitaliste eux-mêmes.
En effet, pour les capitalistes, il ne suffit pas de produire des biens et services et de s'approprier la plus-value via ce que Marx appelle le 'travail cristallisé', mais de la réaliser en monnaie sonnante et trébuchante sur le marché. Tant que la plus-value extraite du travail de l'ouvrier n'est pas validée par un acte d'achat, celle-ci n'est que du profit à l'état potentiel. Une fois la vente réalisée, le travail cristallisé devient de la plus-value accumulable. Les récentes tricheries ont ceci d'intéressant qu'elles montrent, via le gonflement artificiel des ventes, des fichiers clients, des contrats de licence, etc. que c'est bien ce dernier aspect qui importe en dernière instance pour les acteurs du marché. Rien ne sert de produire des marchandises qui restent à l'état de stock ou des services qui ne trouvent pas preneur. Typique de cela est la crise d'un des secteurs les plus touchés les télécommunications , qui provient essentiellement d'un surendettement qui a servi à produire des biens que plus personne ne pouvait acheter à un moment où l'ensemble de l'économie faiblissait. Produire en générant du profit n'est déjà pas une mince affaire étant donné la pression exercée par la baisse du taux de profit mais, cet obstacle une fois surmonté, il reste encore à réaliser la plus-value produite, ce qui suppose l'existence d'une demande solvable suffisamment importante. C'est cela qui nous permet de comprendre pourquoi l'endettement de tous les acteurs économiques entreprises, Etats, ménages et banques est au coeur des crises de surproduction qui se répètent à intervalles plus ou moins réguliers depuis le début des années 70. L'endettement permet en effet à la fois d'élargir artificiellement la demande en repoussant les échéances dans le temps et de mener des politiques d'investissement pour résister à la pression de la baisse tendancielle du taux de profit. Tout ceci reste possible tant que les prêteurs ont le sentiment de pouvoir un jour retrouver leurs mises... mais lorsque les difficultés remontent à la surface, lorsque les perspectives de profit s'inversent, chaque acteur essaie de 'prendre son bénéfice' et enclenche ainsi une réaction en chaîne difficilement maîtrisable.
Mais dans l'esprit des capitalistes et de leurs thuriféraires, il ne s'agissait pas simplement d'un engouement boursier qui a connu certains ratés à causes de quelques patrons sans scrupules mais carrément d'un nouveau mode de croissance liée à la 'nouvelle économie' à la base d'une nouvelle phase longue de prospérité. Pourtant, le retournement de l'économie des Etats-Unis a été déclenché par des mécanismes on ne peut plus classiques auxquels le capitalisme ne saurait se soustraire ! Tout d'abord, il n'y avait aucun mystère derrière la décennie de croissance ininterrompue de l'économie américaine et le rebond de l'économie mondiale après le krach boursier dans les pays du Sud-Est asiatique en 97-98. Le rapatriement des capitaux en provenance de ces derniers s'est concentré aux Etats Unis, ils venaient y rejoindre les capitaux européens qui avaient déjà emprunté le même chemin. En effet, pour financer leurs déficits extérieurs, les Etats Unis devaient offrir des taux d'intérêt plus intéressants. C'est cette surabondance de capitaux en mal de placements rentables qui a financé à la fois une spéculation boursière effrénée et un surinvestissement, ce dernier se concentrant en particulier dans le secteur des technologies de pointe, celui-là même qui semblait offrir les perspectives de profits les meilleures. De plus, misant entre autre sur la hausse des placements boursiers, les ménages américains se sont eux-mêmes surendettés, consommant, au décompte, au-delà du total de leurs revenus ! Dès lors, la particularité du boom de la haute technologie est qu'il a été financé largement par des mouvements de capitaux allant de l'Europe vers les Etats-Unis. En tant que puissance dominante, les Etats-Unis ont pu s'arroger le droit de faire ainsi financer leur effort d'investissement et de soutenir une croissance de la consommation très solide, et plus rapide même que celle du PIB. Aucun autre pays n'aurait pu se permettre le déficit commercial qui a accompagné la croissance des Etats-Unis. La nature de cette combinaison permet de comprendre pourquoi la 'nouvelle économie' apparaît finalement comme le privilège des Etats-Unis. Son extension au reste du monde se heurtait au fait que l'Europe exportait des capitaux pour le financer, tandis que le Japon restait cloué au sol par une récession chronique. Cette configuration a d'ailleurs eu temporairement des effets favorables sur l'économie européenne, dont les exportations ont été stimulées par la demande en provenance des Etats-Unis. Le sur-investissement des entreprises et le sur-endettement des ménages et des entreprises ont donc permis de doper la croissance américaine. Il en est résulté une crise classique de surproduction se matérialisant par un retournement de la courbe du profit et un ralentissement de l'activité aux Etats-Unis, quelques mois d'ailleurs avant le 11 septembre. Les attentats sont survenus à un moment où la conjoncture s'était déjà retournée aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe.
Le mythe de la 'fin des Etats'
C'est une véritable fable que 'd'expliquer' le tournant 'néo-libéral' des années 80 comme un complot des banquiers, un putsh du capitalisme 'parasitaire' contre 'l'Etat redistributif' et le capitalisme productif. Peut-on un seul instant sérieusement croire que tous les grands Etats du monde ont été contraints de se plier face aux diktats de la 'fraction financière' de la bourgeoisie ? La réalité est bien plus prosaïque : l'échec des recettes keynésiennes face à la crise a imposé le changement dans les orientations économiques et ce sont avant tout les Etats qui ont opéré ce tournant dans l'intérêt du système dans sa globalité. Ce sont les Etats qui ont décidé et mis en place toutes les lois de 'libéralisation', privatisation, flexibilité du travail, etc.... et ce sont encore eux qui tiennent bien fermement le pouvoir de décision dans tous les domaines car c'est aussi une autre fable que de nous faire croire qu'avec la libéralisation et la mondialisation les Etats n'ont pratiquement plus rien à dire, qu'ils ont perdu leur autonomie face aux marchés et aux organismes supra-nationaux comme le FMI, l'OMC, etc. Si tel était réellement le cas, comment comprendre la politique actuelle aux Etats-Unis ? On pouvait certes penser que le choc allait précipiter la récession aux Etats-Unis en faisant éclater toutes les contradictions qui minent l'économie dominante, et notamment le déficit commercial et le surendettement des ménages... mais en réalité un autre scénario s'imposait consistant à soutenir l'économie des Etats-Unis par tous les moyens. En effet, le capitalisme d'Etat est bel et bien vivant et plus vivant que jamais face aux soubresauts de la crise. Loin d'être 'faible' ou dépourvu de moyens de réaction face au 'capital financier', c'est encore une fois l'Etat qui est le maître d'oeuvre de la situation ! C'est cette voie qui a été choisie et qui se traduit par un double tournant. En premier lieu, l'administration Bush a décidé d'utiliser la marge de manoeuvre que lui fournissait l'excédent budgétaire : celui-ci a fondu, pour se transformer progressivement en déficit. Le second tournant prend la forme de mesures protectionnistes affirmées, sous forme de subventions supplémentaires à l'agriculture et de quotas aux importations d'acier. Enfin, la cohérence de cette nouvelle orientation devrait passer par une baisse du dollar qui devrait permettre de rétablir la compétitivité des produits US et de regagner ainsi des parts de marché. Si le chemin emprunté par les Etats-Unis est clairement tracé, qu'en sera-t-il pour l'Europe ?
La fin de l'euphorie européenne
L'Europe a réussi la mise en place de l'euro à la faveur de l'embellie conjoncturelle d'une reprise économique en partie inattendue qui a permis de desserrer les contraintes définies par le Traité de Maastricht puis par celui d'Amsterdam de 1997. Mais aujourd'hui c'est le premier retournement de conjoncture que l'Europe va affronter dans le cadre de l'euro. Or, avec la récession qui s'est développée, l'Allemagne puis la France se trouvent déjà au voisinage du déficit public à ne pas dépasser et ont déjà subi les critiques de la Commission européenne pour leur politique insuffisamment rigoureuse. Dès lors, ou bien le Pacte de stabilité est appliqué à la lettre et la récession ne peut que s'aggraver ; ou bien on ne l'applique pas mais on risque d'ouvrir alors une crise politico-économique en remettant en cause les procédures décidées d'un commun accord, avant même qu'elles aient eu l'occasion de servir. Un élément d'incertitude supplémentaire réside dans la gestion de l'euro par rapport au dollar, qui se trouve prise entre deux objectifs contradictoires. Un euro fort est en effet une garantie contre l'épouvantail de l'inflation, mais c'est aussi un obstacle à la compétitivité des produits européens. Tracer la voie que va suivre l'Europe serait prétentieux, mais ce que l'on peut dire au regard du passé, c'est que, là aussi, la bourgeoisie sera capable d'accommoder sa pratique et son discours aux impératifs de la réalité.
Nous pouvons cependant tracer les hypothèses générales de conjoncture suivantes : les Etats-Unis vont chercher à amortir la récession par tous les moyens, y compris avec les plus 'iconoclastes' du point de vue du 'discours néo-libéral'. Ils n'hésiteront pas à en reporter les effets sur le reste du monde y compris l'Europe qui en subira les contrecoups d'autant plus fortement que le dollar se dépréciera et qu'elle appliquera ses propres limites inscrites dans le Pacte de stabilité. Quant au Japon, il semble condamné à végéter dans un état de stagnation permanente. Notons au passage que là aussi, les avocats du capitalisme en sont pour leur frais. Après plus de dix années de croissance zéro, le mythe tant vanté du modèle japonais comme un possible nouveau mode de régulation (toyotisme, just-in-time, etc.) promis à prendre la relève de la régulation keynésiano-fordiste d'après guerre, s'est complètement effondré.
Les ravages de la crise dans les pays de la périphérie
Ce qui se passe aujourd'hui sur le continent latino-américain nous montre l'aboutissement ultime de la crise des rapports sociaux de production capitaliste. Il y a bien sûr l'effondrement de l'Argentine qui représente à lui seul un événement significatif de grande ampleur en ce sens qu'il illustre de façon particulièrement spectaculaire la nouvelle politique déjà inaugurée lors du krach précédent : le système capitaliste mondial n'a plus aujourd'hui les capacités de voler à chaque occasion au chevet de tous les pays menacés par la banqueroute ; les choix seront dorénavant fait en fonction d'impératifs économiques globaux (la stabilité dans les pays centraux) et stratégico-impérialistes.
L'extension de la crise de l'Argentine à l'Uruguay allait de soi en raison des liaisons financières entre ces deux pays. Mais ce qui frappe aussi, c'est la simultanéité qu'elle présente avec la crise économique et politique au Brésil. L'ampleur des enjeux est illustrée par la politique américaine. Le soutien au Brésil contraste avec la fin de non recevoir aux demandes de l'Argentine. Et pour cause, pays le plus important de la région, l'effondrement du Brésil pouvait menacer l'ensemble du sous-continent américain et constituer un très mauvais signal au niveau international. Dès lors, le FMI a été mobilisé pour apporter une aide record de 30 milliards de dollars qui anticipait même sur les demandes du gouvernement de Cardoso ! Là aussi, cette surenchère dans les montants record d'intervention du FMI n'est pas extensible à l'infini et, demain, il faudra s'attendre à ce que des pays comme le Brésil puissent un jour aussi s'effondrer par manque de moyens.
La fin du mythe de la 'nouvelle économie'
De par le rôle de la connaissance qui conditionne les nouvelles technologies, l'immatérialité de l'acte productif à travers lesquelles elles voient le jour et la facilité de la reproduction qu'elles permettent, celles-ci rendraient obsolète la détermination de la valeur des marchandises par le temps de travail socialement nécessaire à leur production, nous dit-on. Cette perte de substance de la loi de la valeur conduirait à une mutation profonde, voire à un auto-dépassement du capitalisme.
Le thème de l'immatérialité concerne à la fois les processus de travail et le produit lui-même. Une bonne partie des marchandises de la 'nouvelle économie' sont des biens et des services immatériels, ou dont le support matériel est réduit à sa plus simple expression. Qu'il s'agisse d'un logiciel ou d'un fichier de musique enregistré, ou encore mieux d'une information, la marchandise moderne tend à devenir 'virtuelle'. Tout cela est vrai, au moins partiellement, mais en tout état de cause n'a pas les implications théoriques que veulent bien en tirer les idéologues au service du système. Un tel constat ne peut troubler que les partisans d'un marxisme primitif qui, sous prétexte de matérialisme, réduisent la marchandise à une chose alors que ce qui fonde la marchandise, c'est un rapport social très largement indépendant de la forme concrète du produit.
Le rôle de la connaissance est invoqué en des termes très voisins par des théoriciens qui prétendent dépasser Marx. Mais, ici encore, pauvre Marx ! Après lui avoir prêté la thèse selon laquelle la marchandise est une chose, voilà qu'on lui fait dire que le travail est un geste. Sa théorie serait donc mise à mal par l'activité intellectuelle des travailleurs, et l'économie de la connaissance invaliderait la théorie de la valeur-travail. Il faut donc supposer que celle-ci ne s'applique qu'à une 'économie de l'ignorance' où des milliers de bras frappent l'enclume (sans trop réfléchir) pour produire des choses en fer. Et le travail de l'informaticien salarié échapperait décidément à cette théorie obsolète. Les partisans de l'économie de la connaissance font ici preuve d'une grande ignorance de l'économie. Comme si le fait que le capitalisme peut s'approprier l'ensemble de l'activité et des forces productives incarnées dans le travailleur concret était une découverte ! Marx a écrit des pages saisissantes sur ces questions, qui tranchent avec la platitude de ses 'dépasseurs'. Ceux-ci ont tous en commun, au fond, de dire la même chose, fausse, sur cette question, à savoir que la connaissance est un nouveau facteur de production qui ferait éclater le tête-à-tête entre le capital et le travail.
La reproductibilité à coût très faible d'un nombre croissant de marchandises est un des autres chevaux de bataille de nos 'nouveaux théoriciens' : des marchandises nécessitant un investissement de conception très lourd en amont, mais dont la production en aval est presque gratuite. Cette caractéristique entrerait en contradiction avec la logique de rentabilisation du capital du fait qu'une fois le produit conçu, la mise de fond n'est plus nécessaire pour les nouveaux entrants, pirateurs de logiciels ou fabricants de médicaments génériques. Que faut-il en conclure ? Que le calcul marchand et la loi de la valeur sont dépassés et qu'on entre irrésistiblement dans le royaume de l'abondance et de la gratuité ? La technique nous permettrait donc de dépasser le capitalisme en douceur, par une multitude de petites innovations venant le priver de sa substance. Le capital et l'entreprise seraient solubles dans la connaissance et la communication et toute une série de discours prophétiques ne se privent pas de pousser jusqu'à la limite, et donc jusqu'à l'absurde, ces tendances observables. Rien ne serait évidemment plus absurde que de nier certaines transformations observables... mais l'essentiel qui en ressort est que toutes ces transformations doivent passer à la moulinette capitaliste. C'est pourquoi la 'nouvelle économie' est le domaine du brevet, de la propriété intellectuelle renforcée, et des innovations régressives qui cherchent à annuler les possibilités de l'innovation précédente, notamment en matière de 'copiabilité' des produits.[2] En réalité, le capitalisme ne garde que ce qui convient au plein essor de la marchandise, et toutes les potentialités réelles que recèlent ces innovations doivent être formatées pour entrer dans le moule étriqué de la marchandise. Le système va résister à l'innovation et s'efforcer de les plier aux exigences de la régulation marchande ; le capitalisme ne se transforme pas pour l'essentiel, mais cherche à transformer l'innovation en marchandise. En réalité c'est la thèse classique contraire à celle postulée par nos 'nouveaux théoriciens' qui est toujours d'actualité, à savoir que le capitalisme sous-utilise systématiquement les innovations qu'il introduit par ailleurs à jet continu.
Une austérité accrue pour tous les travailleurs
Fin de la nouvelle économie, incapacité à mettre en place un modèle de croissance stable, remontée généralisée du chômage, généralisation de l'austérité, faillites à répétition dans les pays du Sud : la période est à l'aggravation de la crise sur tous les plans et sur tous les continents. Elle sera aussi caractérisée par la montée des tensions inter-impérialistes au niveau mondial et notamment entre les Etats-Unis et l'Europe. En particulier, l'endettement des ménages et des entreprises aux Etats-Unis est une menace permanente pour l'ensemble de l'économie mondiale. Si les Etats-Unis ne réussissent pas à en reporter la charge sur les autres pays impérialistes, ils risquent d'être confrontés à une récession de grande ampleur. Et s'ils y réussissent, ce sera à l'Europe de faire face à une stagnation durable, assortie d'une nouvelle remontée du chômage de masse. Dans un tel contexte, les luttes sociales ne manqueront pas d'être aiguillonnées par les conséquences de l'aggravation de la situation économique. L'avenir reste dans les mains de la classe ouvrière.
C. Mcl.
1 - La chûte des valeurs boursières depuis le début de l'année est plus importante que celle occasionnée par le krash de 29. La faiblesse actuelle de l'investissement est l'aboutissement d'une chute de celui-ci pendant sept semestres consécutifs, la plus longue période de baisse ininterrompue qu'il ait jamais connue depuis la seconde guerre mondiale.
2 - Prenons seulement deux exemples, à deux niveaux de gravité : la mort de Napster et les morts du SIDA dans les pays sous-développés. Le développement du codec MP3 a permis la transformation de la musique en fichiers digitaux, et la transmission facile de ces fichiers sur les ordinateurs et même sur les téléphones portables. Quel formidable outil pour encourager l'essor et la diffusion du talent musical ! C'est ce que proposait de faire un jeune - et naïf - génie de l'informatique, qui a créé le site et le logiciel Napster afin de permettre le partage des fichiers musicaux sur n'importe quel ordinateur. Evidemment, l'idée n'a pas plu aux maisons d'édition, qui non seulement ont vite fait d'écraser Napster sous le poids des tribunaux, mais qui sont maintenant en train d'investir des sommes impressionantes dans la recherche d'un système de codage qui permettra de « verrouiller » les fichiers contre qui n'a pas payé un « droit d'écoute », sans pour autant diminuer la qualité du son. Sur un plan autrement plus sérieux, on peut citer la défense bec et ongles de leur « propriété intellectuelle » par les grandes sociétés pharmaceutiques qui détiennent les brevets pour les drogues anti-SIDA, ce qui empêche ces drogues d'être fabriquées bon marché et de servir là où les êtres humains en ont le plus grand besoin, c'est à dire dans les pays pauvres de l'Afrique et de l'Asie.
Jour après jour, la menace d'une nouvelle guerre en Irak se précise. Bush fils a l'intention d'aller plus loin que son père en 1991. Non seulement il veut infliger une nouvelle défaite militaire à l'Irak mais, cette fois-ci, c'est le régime de Saddam Hussein qu'il veut abattre. Et ces nouvelles menaces de guerre interviennent dans une situation générale où la guerre est de plus en plus présente dans l'arène internationale. Un an après les attentats du 11 septembre et la "guerre contre le terrorisme" déclarée au monde entier, et en particulier aux nations désignées comme "l'axe du Mal" par les Etats-Unis, la situation n'a fait qu'empirer.
Il est clair que le renversement du régime des talibans et la guerre contre Al Qaida en Afghanistan n'ont rien réglé : la large coalition internationale anti-terroriste mise en place sous le contrôle étroit de la Maison Blanche n'est plus de mise. Derrière la multiplication des reportages et des messages officiels de "solidarité internationale" lors des cérémonies commémoratives du 11 septembre, les critiques vis-à-vis de la politique américaine se sont exprimées ouvertement, en particulier en Europe et dans les pays arabes. En Afghanistan même, l'attentat du 5 septembre en plein marché de Kaboul qui a fait une trentaine de morts et des centaines de blessés et, quelques heures plus tard, la tentative d'assassinat contre le président Karzaï démontrent la fragilité d'un régime tenu à bout de bras par la Maison Blanche.
Mais surtout on a assisté depuis un an à une nouvelle montée des tensions guerrières dans d'autres pays. Avant l'été, nous avons eu une nouvelle alerte d'une possible guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan dont les risques demeurent entiers (voir Revue Internationale n° 110). De même, la situation en Palestine n'a cessé de se dégrader et maintenant c'est la menace d'une réédition de la Guerre du Golfe de 1991 qui se profile. "L'ère de paix" que Bush père nous avait promise en 1989, lors de l'effondrement du bloc de l'Est, se révèle comme une ère d'intensification sans précédent depuis la seconde guerre mondiale de la barbarie guerrière confirmant clairement les analyses et prévisions qu'avaient faites dès cette époque les révolutionnaires face aux discours endormeurs des principaux dirigeants de la bourgeoisie mondiale.
Le militarisme et la guerre dans la période actuelle
Dans la Revue Internationale n° 64 (1er trimestre 1991), notre texte d'orientation "Militarisme et décomposition", rédigé avant même la guerre du Golfe, donnait un cadre d'analyse à l'expression des rivalités impérialistes dans le monde capitaliste pour la période qui s'était ouverte après l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation du bloc occidental qui s'ensuivit en rappelant tout d'abord que : "depuis le début du 20e siècle, la guerre a été la question la plus décisive qu'aient eu à affronter le prolétariat et ses minorités révolutionnaires (...) dans la mesure où la guerre constitue la forme la plus concentrée de la barbarie du capitalisme décadent, celle qui exprime son agonie et la menace qu'il fait peser sur la survie de l'humanité. (...) La barbarie guerrière sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale impliquant de façon croissante les pays développés" (point 13).
Il ajoutait que "la décomposition générale de la société capitaliste constitue la phase ultime de la période de décadence du capitalisme. En ce sens, dans cette phase ne sont pas remises en cause les caractéristiques propres à la période de décadence : la crise historique de l'économie capitaliste, le capitalisme d'Etat et, également, les phénomènes fondamentaux que sont le militarisme et l'impérialisme. Plus encore, dans la mesure où la décomposition se présente comme la culmination des contradictions dans lesquelles se débat de façon croissante le capitalisme depuis le début de sa décadence, les caractéristiques propres à cette période se trouvent, dans sa phase ultime, encore exacerbées. (...) Il en est de même pour le militarisme et l'impérialisme, comme on a pu le constater tout au long des années 1980, durant lesquelles le phénomène de décomposition est apparu et s'est développé. Et ce n'est pas la disparition du partage du monde en deux constellations impérialistes résultant de l'effondrement du bloc de l'Est qui pouvait remettre en cause une telle réalité. En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (...), une manifestation (...) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. (...) La disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l'emprise de l'impérialisme sur la vie de la société. (...) La fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrant et chaotique de l'impérialisme." (point 5)
Dès janvier 1991, la guerre du Golfe montrait que " face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition du capitalisme, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est avait donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition d'un corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens même qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme." (point 8)
C'est pourquoi "la perspective aujourd'hui est à une multiplication et à une omniprésence de guerres locales et d'interventions des grandes puissances, que les Etats bourgeois sont en mesure de développer jusqu'à un certain point sans l'adhésion du prolétariat." (Résolution du 13° congrès du CCI, Revue Internationale n° 97).
L'actualité n'a fait que confirmer la croissance de cette barbarie permanente dans un monde capitaliste dominé par le 'chacun pour soi' et dans la concurrence généralisée que se livrent les puissances impérialistes, grandes ou petites. Dans ce contexte, les bourgeoisies nationales, à commencer par celle des Etats-Unis qui a déchaîné et entretenu un climat particulier de psychose et d'hystérie patriotique dans la population mais aussi tous les autres Etats entendant jouer un rôle sur l'arène mondiale ont franchi une nouvelle étape dans la mobilisation de leur armée sur un pied de guerre et ont renforcé considérablement les budgets de la défense.
Si l'attaque du 11 septembre est bien "un acte de guerre" comme l'a proclamé Bush, c'est "un acte de guerre capitaliste, un moment de la guerre impérialiste permanente qui caractérise l'époque de la décadence du capitalisme" (Résolution sur la situation internationale de la Conférence Extraordinaire du CCI, avril 2002). En contrepartie des attentats du 11 septembre, les Etats-Unis ont pu intervenir en Afghanistan au nom de la guerre contre le terrorisme. Ils se sont installés en maîtres au coeur de l'Asie Centrale, en Afghanistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, ont pris position en Géorgie (qui, en réaction directe à cette avancée américaine, fait aujourd'hui l'objet de fortes pressions russes) tout en poursuivant des objectifs stratégiques beaucoup plus vastes et globaux.
Le but de la bourgeoisie américaine est d'assurer son contrôle non seulement sur cette région, ancienne possession de la Russie, mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien. En plaçant la Corée du Nord dans les pays de " l'axe du Mal ", il est clair que les Etats-Unis lancent également un défi à la Chine et au Japon. Ce qui leur permet de développer leur stratégie d'encerclement des puissances européennes occidentales et notamment de bloquer l'avancée impérialiste de l'Allemagne, son plus dangereux rival impérialiste, vers les territoires slaves et orientaux.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent les menaces de guerre contre l'Irak.
Quel est l'intérêt de cette entreprise guerrière ?
Pourquoi cette obstination contre Saddam Hussein ?
Il est clair que l'Irak de Saddam Hussein ne représente aujourd'hui aucune menace sérieuse réelle. Alors que son armée était encore présentée avant 1991 comme la cinquième armée du monde, elle a été décimée et a perdu les deux tiers de ses effectifs depuis la fin de la guerre du Golfe. Quant à l'embargo qui sévit depuis lors, il a empêché l'armée irakienne non seulement de renouveler son équipement mais de se procurer des pièces détachées. Quasiment tout le matériel militaire irakien date d'avant la guerre du Golfe, de l'aveu même du New York Times du 26 août.
De plus, les Etats-Unis ont imposé depuis lors à l'Irak une "zone d'exclusion aérienne" au Nord comme au Sud qui, sous le prétexte de protéger les minorités kurdes et chiites des massacres, interdit à l'aviation militaire irakienne de survoler la moitié du territoire [1]. Cependant, les Etats-Unis ont d'abord mis en avant un "danger nucléaire" venant de l'Irak. Dans le rapport de l'Institut International d'Etudes Stratégiques (IISS), cet argument n'est réfuté que pour mettre plus solidement en avant "un important stock d'armes biologiques et chimiques", et c'est sur ce rapport qu'est désormais fondé la "menace irakienne potentielle".
Il est évident, donc, que le "danger clair et présent" invoqué par le gouvernement Bush pour justifier une intervention n'est qu'un mensonge de propagande. Mais parmi ceux qui critiquent ouvertement la politique américaine, on évoque une autre raison, qui peut paraître évidente : les Etats-Unis veulent assurer leur mainmise sur le pétrole Irakien, deuxième réserve au monde. Pour Le Monde Diplomatique (octobre 2002), par exemple, "Faire main basse sur les deuxièmes réserves mondiales d'hydrocarbures permettrait au président Bush de bouleverser entièrement le marché pétrolier planétaire. Sous protectorat américain, l'Irak pourrait rapidement doubler sa production de brut, ce qui aurait pour conséquence immédiate de faire chuter les prix du pétrole et, peut-être, de relancer la croissance aux Etats-Unis".
D'abord, l'idée que le pétrole d'Irak permettrait de relancer l'économie américaine (ou - variante de la même argumentation mais se voulant plus "marxiste" - assurer aux Etats-Unis une "rente pétrolière") ne tient pas compte de quelques réalités bien concrètes : que le délabrement des équipements pétroliers exigerait cinq ans d'investissements lourds avant de pouvoir tirer profit de la "manne" irakienne ; [2] que l'écoulement actuel de ce pétrole est largement soumis au diktat américain, par des moyens politiques (contrôle des exportations sous la houlette de l'ONU), militaires (les bombardiers américains ont toute l'industrie d'Irak en ligne de mire), et économiques (influence des grandes compagnies pétrolières américaines).
Par contre, il faut insister sur le fait que l'intérêt que portent toutes les grandes puissances au Moyen-Orient est un intérêt surtout stratégique. Cet intérêt précède même la découverte du pétrole dans la région : au 19e siècle, c'était déjà en Irak, Iran et Afghanistan que se déroulait ce qu'on appelait alors le "Grand Jeu" des luttes d'influence entre la Grande-Bretagne, la Russie et l'Allemagne. Les enjeux sont montés d'un cran avec la construction du canal de Suez, route stratégique vers l'Inde pour la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, l'importance géopolitique de la région non seulement reste entière, mais elle est largement amplifiée par l'importance stratégique du pétrole comme matière première indispensable à l'économie et à la guerre. Si les Etats-Unis parvenaient à un contrôle absolu sur les fournitures de l'Europe ou du Japon en hydrocarbures, cela voudrait dire qu'ils seraient en mesure d'exercer le plus puissant des chantages sur ces contrées en cas de crise internationale grave : ils n'auraient même pas besoin de les menacer de leurs armes pour soumettre ces pays à leur volonté.
En fait, par cette nouvelle épreuve de force dirigée contre l'Irak, les Etats-Unis entendent renforcer efficacement leur crédibilité et leur autorité dans la région comme sur la planète. La guerre du Golfe de 1991 visait principalement à essayer de resserrer les rangs autour des Etats-Unis de la part des anciens alliés du bloc occidental que la disparition de "l'Empire du Mal" (comme l'avait appelé Reagan), le bloc de l'Est et l'URSS, incitait à voler de leurs propres ailes et à contester l'hégémonie américaine. L'opération avait momentanément réussi mais rapidement, dès la fin de l'été 1991, avec le développement de la guerre en Yougoslavie, ces mêmes ex-alliés s'étaient empressés de jouer à nouveau leurs propres cartes (à commencer par l'Allemagne qui avait poussé la Slovénie et la Croatie à faire sécession). A cette époque, les Etats-Unis s'étaient contentés de chasser les troupes irakiennes de l'Irak sans remettre en cause le régime de Saddam Hussein. Il en fut ainsi pour de multiples raisons. D'une part, la collaboration à la guerre de la part de pays comme l'Arabie saoudite ou la France était conditionnée par l'engagement américain de ne pas renverser Saddam Hussein. Si les Etats-Unis avaient trahi cette promesse, on aurait assisté alors à l'éclatement de la coalition militaire, laquelle était justement un des objectifs de Bush père. D'autre part, tous les "alliés", y compris les Etats-Unis, étaient intéressés à ce que Saddam Hussein reste au pouvoir afin de lui permettre de continuer à jouer son rôle de gendarme local contre les velléités d'indépendance des chiites au sud et des kurdes au nord, velléités qui risquaient de déstabiliser toute la région. Les faits qu'aujourd'hui les Etats-Unis soient prêts à abandonner une telle prudence, qu'ils prennent le risque de trouver sur leur chemin l'opposition d'un certain nombre de puissances et de plusieurs pays arabes importants, de même que le risque de déstabiliser encore plus la situation dans la région, tous ces éléments sont significatifs de l'aggravation de la situation mondiale depuis 1991, de sa plongée dans un chaos croissant et de plus en plus sanglant. Comme nous l'avions annoncé il y a plus de dix ans, les Etats-Unis sont condamnés à une fuite en avant dans l'étalage et l'emploi de leur force militaire s'ils veulent préserver leur leadership.
De plus, un des mérites essentiels de l'opération contre l'Irak est de dissocier le front européen. C'est un excellent moyen de diviser les puissances européennes, notamment la Grande-Bretagne d'un côté, la France et surtout l'Allemagne de l'autre. La Grande-Bretagne reste le principal soutien d'une guerre contre l'Irak. Ce n'est pas par solidarité envers les Etats-Unis que la bourgeoisie britannique réagit ainsi mais la Grande-Bretagne a toujours misé résolument sur le renversement de Saddam Hussein et sur un changement d'équipe au pouvoir en Irak pour réaffirmer ses prétentions vis-à-vis de cette ancienne colonie anglaise. C'est de façon circonstancielle que ses intérêts coïncident avec ceux des Etats-Unis de qui elle attend un dédommagement pour sa contribution militaire. A l'inverse, la France a toujours affirmé son hostilité envers une nouvelle intervention militaire sur le sol irakien et a cherché à maintenir des liens avec Saddam Hussein (comme avec le Liban et la Syrie), même depuis la guerre du Golfe. Ainsi, elle a toujours réclamé au sein de l'ONU la fin de l'embargo contre l'Irak. Quant à l'Allemagne, elle a également toujours cherché à s'affirmer au Moyen-Orient à travers un axe terrestre Berlin-Bagdad via la Turquie et les Balkans.
Une entreprise plus périlleuse qu'en Afghanistan
Déjà, d'incessantes frappes aériennes anglo-américaines sont déclenchées quotidiennement pour servir de répétition générale à l'opération guerrière au nord comme au sud de l'Irak, sous divers prétextes (par exemple, le 27 août, la détection de radars dans une zone démilitarisée a servi à prendre pour cible l'aéroport de Mossoul). Pour cela, la Maison Blanche s'est assurée les bases stratégiques d'une intervention (près de 50 000 soldats américains sont stationnés au Koweït). Elle peut désormais compter sur les appuis des uns pour combler les défections des autres par rapport à la guerre du Golfe de 1991. Ainsi, la Turquie a d'ores et déjà accepté de servir de base arrière aux escadres américaines, moyennant des aides financières conséquentes. Les Emirats, le Koweït, Oman, Bahreïn et surtout le Qatar devraient servir de bases stratégiques régionales [3]. La Jordanie prêterait son territoire pour neutraliser la frontière occidentale de l'Irak, toute proche d'Israël.
Néanmoins, l'entreprise s'annonce encore plus périlleuse que les menées guerrières en Afghanistan, car les Etats-Unis ne peuvent plus dans le cas présent laisser faire le sale travail sur place par quelqu'un d'autre (comme avec l'Alliance du Nord afghane) et le syndrome du Vietnam risque de resurgir alors qu'ils ont pu se retirer de l'opération militaire en Afghanistan avec "zéro mort". De même, la mise en place d'une large opposition démocratique sur le terrain pour "l'après Saddam Hussein" est loin d'être une évidence. Une autre difficulté est la multiplicité bien plus grande qu'en Afghanistan d'influences contraires, y compris sur le plan régional. Les minorités kurdes et chiites ne sont pas fiables, du point de vue américain, les unes étant influençables aux pressions de plusieurs puissances européennes, les autres étant inféodées à l'Iran et à la solde des intérêts de cet Etat; s'y ajoutent les réticences probables a posteriori de la Turquie étant donné d'une part sa sensibilité sur la question kurde où Saddam Hussein assure encore la police aux frontières et surtout l'attirance de la Turquie envers l'Union Européenne qui multiplie les pressions sur elle. L'autre risque est que la bourgeoisie américaine va ternir définitivement son image de " faiseuse de paix " au Moyen-Orient vis-à-vis de l'ensemble des Etats arabes et affaiblit par là à terme ses positions acquises dans la région.
Mais déjà, le premier obstacle auquel sont confrontés les Etats-Unis dans leur tentation d'imposer au monde leur vision d'un "grave danger" venant de l'Irak, c'est que la bourgeoisie américaine ne peut s'appuyer sur aucune règle de droit international pour justifier son action guerrière, contrairement à ses précédentes interventions militaires. Alors qu'en 1991 par exemple, l'invasion du Koweït par Saddam Hussein a servi de prétexte au déclenchement de la guerre du Golfe, il n'existe pas de caution juridique à une guerre préventive. En effet, à travers la notion nouvelle "d'agresseur potentiel" qu'elle utilise contre l'Irak, la bourgeoisie américaine tente d'imposer de nouvelles règles abolissant tout cadre juridique au niveau des relations internationales qui si elles étaient admises justifieraient n'importe quelle invasion d'un autre territoire par n'importe quelle nation et ouvriraient la porte à une accélération du chaos. C'est l'aveu d'une faiblesse dans la stratégie américaine qui a été largement exploitée idéologiquement par les autres grandes puissances qui prétendent aujourd'hui s'en tenir aux "mandats légaux" conférées par l'ONU. C'est d'ailleurs pourquoi les Etats-Unis, pour "légitimer" leur action, ont dû se résoudre à passer par l'ONU et les décisions de son Conseil de Sécurité, avec les risques que cela comporte d'essuyer un échec. Cela a permis d'ailleurs à Saddam Hussein de remporter un premier succès diplomatique lorsqu'il a déclaré accepter la venue de contrôleurs sur le territoire irakien : immédiatement, trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, la Russie, la Chine et la France ont salué la position irakienne et ont déclaré qu'il fallait par conséquent renoncer à une action militaire afin d'organiser le travail des contrôleurs. Le bras de fer entrepris par les Etats-Unis non seulement vis-à-vis de l'Irak mais aussi des autres Etats est donc loin d'être acquis d'avance.
Les divisions de la bourgeoisie américaine
Si la guerre du Golfe a été conduite "légalement" dans le cadre des résolutions de l'ONU, la guerre du Kosovo a été faite "illégalement" dans le cadre de l'OTAN et la campagne militaire en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l'action unilatérale" des Américains. Cette politique ne fait évidemment que renforcer l'hostilité des autres Etats envers l'Oncle Sam. Cette situation permet d'ailleurs de mesurer les progrès de l'antiaméricanisme depuis la guerre du Golfe de 1991, en particulier au sein de la plupart des puissances européennes. Alors que les grandes puissances avaient été à l'époque contraintes de participer à l'opération militaire, même en traînant les pieds, aujourd'hui les critiques voire les oppositions à l'action américaine s'affirment clairement. En France, la volonté de Bush de frapper l'Irak et de renverser Saddam Hussein tend à être présentée comme une obsession maladive d'un Rambo d'opérette. En Allemagne, où depuis plus d'une décennie, la règle d'or de la diplomatie était de ne pas heurter de front les Etats-Unis pour avancer ses propres ambitions impérialistes, Schröder vient de marquer une rupture en manifestant son opposition catégorique à toute participation allemande à une intervention militaire en Irak [4]. Même des puissances plus secondaires comme l'Espagne se permettent d'exprimer ouvertement des critiques envers la politique de la Maison Blanche envers l'Irak ou le Proche Orient.
C'est cette contradiction qui se reflète dans les débats et les "désaccords" qui ont surgi au sein de la bourgeoisie américaine.
Certes, au début de la Seconde Guerre mondiale, étaient déjà apparues des divergences au sein de cette bourgeoisie sur la nécessité ou non de l'entrée en guerre des Etats-Unis entre "isolationnistes" et "interventionnistes"; le camp républicain était globalement sur des positions "isolationnistes" tandis que les "interventionnistes" se recrutaient essentiellement au sein du parti démocrate. En 1941, le désastre de Pearl Harbor délibérément provoqué par Roosevelt (voir "Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108, 1er trimestre 2002) avait alors permis aux "interventionnistes" de l'emporter. Aujourd'hui, cet ancien clivage a disparu. Mais les contradictions de la politique américaine suscitent un nouveau différend interne qui ne recoupe plus vraiment celui des partis traditionnels. Dans la bourgeoisie américaine, il n'existe bien entendu aucun désaccord sur le fait que les Etats-Unis doivent être capables de préserver leur suprématie impérialiste mondiale, et d'abord sur le terrain militaire. La différence d'appréciation porte sur le fait suivant : les Etats-Unis doivent-ils accepter la dynamique qui les pousse à agir seuls ou doivent-ils essayer de garder autour d'eux et ménager un certain nombre d'alliés, même si cette alliance n'a aujourd'hui aucune stabilité ? Ces deux positions apparaissent clairement au sujet des deux principaux foyers de préoccupation : le conflit israélo-palestinien et le projet d'intervention militaire en Irak. Ainsi, les oscillations de la politique américaine au Moyen-Orient concernant aussi bien le soutien total à Sharon que l'intention parallèle de se débarrasser d'Arafat ou les discours sur la création inéluctable d'un Etat palestinien témoignent de ces contradictions. Sur la lancée du 11 septembre, les Etats-Unis ont poursuivi une politique de soutien quasi-inconditionnel à Israël mais il est clair que la fuite en avant de Sharon et des fractions encore plus radicales de la bourgeoisie israélienne dans la politique de la canonnière, entraînant le conflit dans une absurde spirale sans fin de violence aveugle, contribue à un isolement suicidaire d'Israël et indirectement des Etats-Unis. [5] De surcroît, même si beaucoup d'Etats arabes ne sont pas des inconditionnels d'Arafat, la politique américaine de soutien ouvert à Sharon les irrite. Cela pourrait rapprocher de larges secteurs de la bourgeoisie arabe (Egypte, Arabie Saoudite, Syrie, notamment) des puissances de l'Union européenne. Ces dernières en déclarant ouvertement leur hostilité à l'élimination d'Arafat, bien qu'elles aient prouvé leur impuissance à jouer un rôle de "faiseur de paix", viennent jouer les trouble-fête et tentent de retirer les marrons du feu dans leurs menées diplomatiques.
Les divergences affectant la bourgeoisie américaine s'étaient déjà exprimées au sein de l'administration républicaine. Le secrétaire d'Etat à la Défense Donald Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney et la conseillère d'Etat Condoleezza Rice défendent l'idée qu'il faut intervenir seuls et le plus vite possible, tandis que d'autres éminents membres du "staff" républicain tels que Colin Powell, James Baker et Henry Kissinger (appuyés par certains milieux d'affaires qui s'inquiètent du coût de l'opération si les Etats-Unis devaient en porter seuls la charge dans la " conjoncture de crise économique actuelle ") étaient beaucoup plus réticents ou nuancés, préférant poursuivre encore l'usage alternatif de la carotte et du bâton.
Même si les "faucons" partisans de la manière forte et d'une intervention rapide des Etats-Unis contre l'Irak semblaient avoir pris l'avantage, les problèmes soulevés par cette intervention au sein de la bourgeoisie américaine sont cependant tels qu'aucune certitude n'est possible. C'est en effet ce que viennent de révéler les déclarations fracassante d'Al Gore, le candidat démocrate battu (d'un cheveu) par Bush aux dernières présidentielles qui estime que l'imminence d'un danger irakien n'a pas été démontré et critique la stratégie internationale de Bush de la sorte : "Après le 11 septembre, il y avait énormément de sympathie, de bonne volonté et de soutien envers nous de par le monde. Nous avons dilapidé cela et, en un an, nous avons remplacé cela par de la peur, de l'anxiété et de l'incertitude, non pas au sujet de ce que les terroristes vont faire, mais au sujet de ce que nous, nous allons faire !" (cité par Le Monde du 26 septembre). Et comme si cela n'y a suffisait pas, deux députés démocrates annoncent qu'ils vont se rendre à Bagdad pour évaluer les risques qu'une guerre ferait courir à la population civile, se retrouvant ainsi circonstanciellement dans la même démarche que certains des rivaux des Etats-Unis décidés à saboter l'initiative guerrière américaine en Irak. Il ne faut pas se tromper sur le sens de cette initiative de certains démocrates ayant actuellement pour objectif d'ajourner la guerre contre l'Irak telle que Bush l'avait programmée. Elle n'est en rien destinée à atténuer le côté belliqueux de la politique impérialiste américaine mais bien de faire en sorte, comme nous l'avons dit, que les dispositions soient prises permettant d'éviter qu'elle donne lieu à un processus d'isolement des Etats Unis comme il s'en produit un aujourd'hui [6] et qui est directement à son tour un facteur de renforcement de la contestation du leadership américain [7].
En fait, les désaccords qui s'expriment au sein de la bourgeoisie la plus puissante du monde ne font qu'exprimer la contradiction fondamentale dans laquelle se trouve cette bourgeoisie :
"Face à un monde dominé par le 'chacun pour soi', où notamment les anciens vassaux du gendarme américain aspirent à se dégager le plus possible de la pesante tutelle de ce gendarme qu'ils avaient dû supporter face à la menace du bloc adverse, le seul moyen décisif pour les États-Unis d'imposer leur autorité est de s'appuyer sur l'instrument pour lequel ils disposent d'une supériorité écrasante sur tous les autres États : la force militaire. Ce faisant, les États-Unis sont pris dans une contradiction :
- d'une part, s'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les pays qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation ;
- d'autre part, lorsqu'ils font usage de la force brute, même, et surtout, quand ce moyen aboutit momentanément à faire ravaler les velléités de leurs opposants, cela ne peut que pousser ces derniers à saisir la moindre occasion pour prendre leur revanche et tenter de se dégager de l'emprise américaine." "En fait, l'affirmation de la supériorité militaire par la superpuissance agit en sens contraire suivant que le monde est divisé en blocs, comme avant 1989, ou que les blocs n'existent plus. Dans le premier cas, l'affirmation de cette supériorité tend à renforcer la confiance des vassaux envers le leader quant à sa capacité à les défendre efficacement et constitue donc un facteur de cohésion autour de lui. Dans le second cas, les démonstrations de force de la seule superpuissance qui ait survécu ont au contraire comme résultat ultime d'aggraver encore plus le 'chacun pour soi' tant que n'existe pas une puissance qui puisse lui faire concurrence à son niveau. C'est pour cela que les succès de la contre-offensive actuelle des États-Unis ne sauraient être considérés comme définitifs, comme un dépassement de la crise de leur leadership." (Résolution du 12e congrès du CCI, Revue internationale 90).
Ainsi, la volonté des Etats-Unis de restaurer leur leadership les pousse à entrer toujours plus à déchaîner la guerre en même temps que cette politique ne peut à terme leur permettre d'atteindre leurs objectifs. Dans le monde actuel, cette contradiction, qui n'a pas de solution, conduit nécessairement à un développement sans fin de la spirale guerrière.
L'évolution de la situation présente s'inscrit ainsi pleinement dans la poursuite de la même politique guerrière que lors de la guerre du Golfe, puis dans l'ex-Yougoslavie, et en Afghanistan, mais à un niveau supérieur d'aléas et de risque de chaos. La politique du gendarme de l'ordre mondial est un facteur actif d'un chaos guerrier grandissant, d'un enfoncement dans la barbarie et a des conséquences de plus en plus incontrôlables. Elle fait courir des risques de plus en plus déstabilisateurs, en particulier sur tout le continent asiatique du Proche-Orient à l'Asie Centrale, du sous-continent indien jusqu'au Sud-Est asiatique. De tels risques sont révélateurs du danger mortel que font courir à l'humanité entière les affrontements guerriers des puissances impérialistes dans la période de décomposition du capitalisme. Même si une nouvelle guerre mondiale n'est pas immédiatement à l'ordre du jour, il doit être clair pour la classe ouvrière que le seul moyen pouvant en fin de compte empêcher la capitalisme de détruire l'humanité et de renverser ce système.
Wim (15 septembre)
Notes :
1 Cela illustre une fois de plus le machiavélisme de la bourgeoisie américaine qui en 1991 avait incité les minorités kurdes au Nord et chiites au Sud à la rébellion en pleine guerre du Golfe et qui, une fois le soulèvement déclenché, avait volontairement et cyniquement laissé intacte dans l'Opération Tempête du Déserts la garde nationale de Saddam Hussein, composée de troupes d'élite afin qu'elle puisse écraser ces minorités. Par la suite, à la fin de la guerre, cet écrasement des minorités avait été utilisé sur le plan idéologique par la bourgeoisie américaine pour démontrer le caractère sanguinaire du régime de Saddam Hussein et pour justifier après coup non seulement la guerre du Golfe elle-même mais la création de ces "zones d'exclusion militaire" sous contrôle direct des Etats-Unis "afin de protéger les populations locales".
2Voir The Economist du 14/09/02
3 (2) Les réticences de l'Arabie Saoudite notamment qui ne voit pas d'un bon oeil une participation des chiites à un futur gouvernement " démocratique " irakien ont été prises en compte et la plate-forme d'Al-Kharg qui a été si largement utilisée par les forces américaines pendant la guerre du Golfe et la guerre en Afghanistan notamment, a commencé à être démontée pour être transférée sur une nouvelle base en construction à Al-Udeid, sur la côte orientale qatarie, au sud de Doha, qui est appelée à jouer le même rôle stratégique qu'Al Kharg pour les Etats-Unis.
4 Non sans une bonne dose d'hypocrisie car plusieurs centaines de spécialistes allemands des armes chimiques et biologiques qui ont fourni ces armes à l'Irak sont présents dans la région où ils servent de "conseillers techniques " aux Américains). De même, après ses prises de position ostensiblement anti-américaines qui lui ont permis de gagner les élections, Schröder s'est empressé, dès le lendemain de celles-ci de rendre visite à Blair en lui demandant notamment, d'après un diplomate anglais, de favoriser une réconciliation avec Washington qui avait été exprimé de façon véhémente son ulcération. Ces faits n'expriment nullement, cependant, que la bourgeoisie allemande souhaite désormais s'aligner sur la bourgeoisie américaine, mais simplement qu'elle compte revenir à sa diplomatie de prudence qui lui a réussi jusqu'à présent.
5 D'ailleurs, les difficultés économiques d'Israël conditionnant le mécontentement croissant face à d'énormes sacrifices de la population dans le gouffre de l'économie de guerre, poussent à la fissure de la politique d'union nationale en Israël même comme le montre la démission de son mandat de député de l'ancien ministre travailliste de Ehoud Barak, Shlomo Ben Ami.
6 La trajectoire politique même d'Al Gore permet d'écarter de telles illusions puisqu'il faisait partie en 1991 de la minorité démocrate à avoir voté pour la guerre du Golfe.
7Une illustration supplémentaire de cette hostilité croissante aux Etats-Unis s'exprime dans la visite à la Corée du nord faite récemment par le premier ministre japonais Kusumi. Cette visite chaleureuse à un pays déclaré par les américains comme faisant partie de l'axe du mal, est un défi direct qui leur est lancé.
Nous publions sur notre site l'introduction à l'édition russe de la brochure du CCI La décadence du capitalisme qui est parue récemment grâce aux efforts de camarades appartenant au nouveau milieu prolétarien qui émerge en Russie. Notre introduction est centrée en particulier sur la contribution du mouvement ouvrier en Russie à notre compréhension du déclin du capitalisme. C'est d'autant plus approprié que nous estimons que le concept ou la définition de la décadence capitaliste a constitué une question importante dans les discussions que nous avons menées avec les groupes et les individus qui composent le milieu russe.
Comme nous l'avons expliqué dans de nombreux textes, nous considérons que la notion selon laquelle jusqu'à présent toutes les formes de sociétés de classe qui ont existé ont traversé des époques d'ascendance et de déclin, constitue une notion absolument fondamentale dans la conception matérialiste de l'histoire. Comme l'écrit Marx dans sa célèbre Préface à la Critique de l'économie politique, à un stade donné de son développement, un mode de production entre dans une époque de révolution sociale lorsque ses rapports sociaux-économiques se transforment de formes de développement en entrave à un progrès ultérieur. Nous partageons la conclusion de l'Internationale communiste et des fractions de gauche italienne et allemande pour qui l'époque de "désintégration interne" du capitalisme, des guerres impérialistes et des révolutions prolétariennes s'est ouverte avec l'éclatement de la première guerre mondiale en 1914, ce qu'a pleinement confirmé la grande vague révolutionnaire internationale qui a surgi face à la guerre impérialiste.
Il est vrai que tous les courants de la gauche communiste n'ont pas poursuivi cette tradition. Leurs héritiers bordiguistes comme les conseillistes, issus respectivement de la Gauche italienne et de la Gauche germano-hollandaise, ont mis en question le concept de décadence, chacun à leur façon, avec l'argument selon lequel le capitalisme pouvait toujours avoir un développement juvénile dans les anciennes régions coloniales, ou bien que les crises du capitalisme étant par nature cycliques, il y avait peut-être une différence quantitative mais pas qualitative entre les bouleversements provoqués par ces crises avant 1914, et les catastrophes qu'elles ont entraîné dans la période qui a suivi. Nous verrons que ces points de vue ont une influence considérable sur les nouveaux groupes en Russie. Néanmoins, nous argumenterons que ces positions représentent une régression et que les groupes qui maintiennent le plus fidèlement les avancées programmatiques de la Gauche communiste basent leurs positions sur la reconnaissance que le capitalisme est un système en déclin.
Le lien intime qui existe entre le matérialisme historique et la théorie de la décadence se vérifie, de façon implicite, dans l'offensive idéologique contre le marxisme qu'a menée le capitalisme depuis l'effondrement du bloc de l'Est à la fin des années 1980. Cette offensive a été en grande partie menée à travers la campagne sur la "mondialisation". Derrière cette idée (convenons-en, vague et ambiguë), le capitalisme ne serait devenu un système vraiment mondial qu'avec l'avènement des politiques de "libre échange" - les "reaganomics" des années 80, avec la croissance rapide des communications apportée par le triomphe de la puce informatique, et surtout avec l'effondrement du bloc de l'Est qui aurait prétendument effacé de la topographie économique de la planète les dernières régions "non capitalistes". Ceux qui partagent cette idée peuvent bien soutenir autant que condamner les effets de la mondialisation, le coeur d'une telle idée, c'est que le capitalisme est entré dans une nouvelle époque, une nouvelle sorte d'ascendance qui dément la vieille théorie marxiste du capitalisme comme étant un système en déclin. Une telle vision est totalement opposée à la tradition de la Gauche communiste qui tire ses analyses des théories de Luxemburg et de Boukharine qui, au moment de la Première guerre mondiale, défendaient que le capitalisme était entré dans sa phase de déclin précisément parce qu'il était devenu un système global, une véritable économie mondiale. Elle est aussi totalement antagonique à l'analyse que fait le CCI de la période qui s'est ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est que nous avons caractérisée non comme une nouvelle période d'ascendance du capitalisme, mais comme la phase finale la plus dangereuse de son déclin - la phase de décomposition - dans laquelle l'alternative entre socialisme ou barbarie devient de plus en plus une réalité quotidienne.
A côté de cet assaut idéologique général, mené par une foule d'idéologues de la droite "néo-libérale" jusqu'aux gurus les plus "radicaux" des mouvements de protestation "anti-mondialisation", la théorie de la décadence se trouve attaquée par une myriade de groupes qui disent défendre le communisme mais qui soit se trouvent dans le marais entre l'aile gauche du capital et le milieu prolétarien, soit appartiennent au parasitisme politique. Nous avons déjà noté ce phénomène à la fin des années 1980 [1], ce qui nous avait amenés à publier une série d'articles sous le titre "Comprendre la décadence du capitalisme". Nous y répondions notamment aux innovations et autres inventions de groupes parasites tels que le Groupe communiste internationaliste (GCI), Perspective internationaliste (PI) et d'autres. Ces derniers groupes étaient sortis du CCI et bien que d'autres raisons aient motivé ces scissions, il était à noter que parmi les révisions théoriques dans lesquelles s'étaient embarqués ces groupes pour se distancer politiquement du CCI, la théorie de la décadence était l'une des premières à être abondonnée - ouvertement dans le cas du GCI qui a adopté une méthode semi-bordiguiste, et plus insidieusement pour PI qui a commencé par diluer et mélanger la notion de décadence avec des exposés savants sur la transition entre la domination formelle et la domination réelle du capital, puis s'en est pris à l'héritage de la Gauche communiste en accusant sa théorie de la décadence d'être pour l'essentiel mécaniste et "productiviste". Au milieu des années 1990, le "Cercle de Paris", lui aussi composé d'éléments ayant quitté le CCI et tombés dans le parasitisme, a pris exactement le même chemin. Ses protagonistes ont commencé par mettre en question le concept du CCI de la décomposition ; il ne leur a pas fallu longtemps pour conclure que la véritable question théorique n'était pas la décomposition mais la décadence. Et le dernier avatar du panthéon parasitaire - la "Fraction interne du CCI" - semble se précipiter sur la même voie puisqu'il est déjà en train d'exprimer ouvertement son dédain pour le concept de décomposition.
Ces groupes parasites fonctionnent comme un relais direct des campagnes idéologiques de la bourgeoisie dans le milieu prolétarien. On peut mesurer précisément le succès de ces campagnes au nombre d'anciens communistes que la propagande sur les nouvelles perspectives brillantes de croissance capitaliste a emportés. Mais de peur qu'on pense que seul le CCI a souffert de la pression de l'idéologie dominante dans ce domaine, considérons le cas du BIPR qui a intégré quasiment sans critique la notion de mondialisation à son cadre théorique, tout en minimisant simultanément l'importance de la décadence. Dans un texte publié sur le site web du BIPR : "Réflexions sur les crises du CCI", on trouve une logique similaire à celle des "penseurs" ex-CCI : "Revenons au concept fondateur de décadence. Soulignons qu'il n'a de sens que si on se réfère à la capacité du mode de production à survivre. En d'autres termes, on ne peut parler de décadence que si l'on comprend par cela une incapacité croissante présumée du capitalisme de passer d'un cycle d'accumulation à l'autre. On peut aussi considérer comme un phénomène de "décadence" le raccourcissement des phases ascendantes d'accumulation, mais l'expérience des derniers cycles montre que cette brièveté de la phase ascendante ne signifie pas nécessairement l'accélération de l'ensemble du cycle d'accumulation crise, guerre, nouvelle accumulation. Quel rôle le concept de décadence joue-t-il alors au niveau de la critique militante de l'économie politique, c'est-à-dire de l'analyse approfondie des phénomènes et de la dynamique du capitalisme dans la période que nous traversons ? Aucun. Au point que le mot lui-même n'apparaît jamais dans les trois livres qui composent Le capital."
Ce passage constitue la plus claire expression d'une façon de penser définie du BIPR depuis quelques années. Nous avons vraiment parcouru un long chemin depuis l'époque où les camarades de la CWO argumentaient que le concept de décadence constituait la pierre de touche de leurs positions politiques. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce passage et sur ses implications.
Le milieu russe et le concept de décadence du capitalisme
Etant donné que les groupes plus "établis" de la Gauche communiste à l'Ouest ont été soumis à ces pressions extrêmes, il n'est pas surprenant que le concept de décadence cause tant de difficultés aux groupes du milieu qui est en train d'émerger en Russie, où la tradition de la Gauche communiste a été presque totalement oblitérée par la présence directe de la contre-révolution stalinienne.
Le CCI a déjà publié une bonne part de sa correspondance avec des éléments et des groupes de ce milieu, et une grande partie a été dédiée à la quesiton de la décadence. Ainsi dans la Revue internationale n°101, nous avons publié un article, "La révolution prolétarienne à l'ordre du jour de l'histoire depuis le début du 20e siècle". C'était notre réponse au camarade S. de Moldavie, membre du Groupe des révolutionnaires collectivistes prolétariens (GRCP). Les principes du GRCP qui, à ce que nous comprenons, ont été adoptés par le nouveau groupe, définissent le capitalisme comme un système décadent mais semblent fixer le début de cette décadence très tard au 20e siècle, puisqu'ils affirment que le communisme n'est pas une possibilité matérielle depuis le développement global des microprocesseurs. De même, alors que dans leur principes, est argumentée "la négation du slogan 'droit des nations à disposer d'elles-mêmes' qui a perdu tout caractère progressif dans l'époque moderne de déclin et de décadence de la société capitaliste" et la "reconnaissance du caractère impérialiste de tous les conflits 'inter-nationaux' à l'époque moderne de la décadence du capitalisme", le moment auquel les conflits nationaux ont perdu leur caractère progressiste, reste une question non clarifiée[2] ; et il semble qu'encore aujourd'hui il soit possible que le prolétariat soutienne certains mouvements nationaux : "soutien aux mouvements des classes petites-bourgeoises et semi-prolétariennes des nations opprimées, mouvements qui apparaissent sous le slogan de 'libération nationale', seulement dans la mesure où ces mouvements ne sont pas contrôlés par les classes exploiteuses et sapent objectivement le pouvoir d'Etat des exploiteurs (y compris leur propre Etat national)."
De tels arguments semblent démontrer la difficulté des groupes russes à rompre avec l'argument de Lénine selon lequel le soutien aux mouvements de libération nationale est une façon de s'opposer à sa propre bourgeoisie nationale (surtout quand cette bourgeoisie nationale a une longue histoire d'oppression d'autres groupes nationaux, comme dans le cas de l'empire du tsar). Ces sentiments "léninistes" trouvent même un écho chez les camarades du Bureau Sud du parti marxiste du travail (MLP, Marxist Labour party) qui professent tout haut leur non léninisme mais n'hésitent pas à se mettre à ses côtés sur cette question-clé : "Vous avez sans doute remarqué combien nous sommes peu léninistes. Néanmoins, nous sommes d'avis que la position de Lénine fut la meilleure sur cette question. Chaque nation (attention ! Nation, pas nationalité, ou groupe national, éthnique, etc.) a le droit complet à disposer d'elle-même dans le cadre de son territoire ethnico-historique, jusqu'à la séparation et la formation d'un Etat indépendant." Ce passage est cité dans notre article "Le rôle irremplaçable des fractions de gauche dans la tradition marxiste" dans la Revue internationale n°104 qui répond également à plusieurs arguments du MLP. De même, ces camarades semblent incapables d'aller au-celà de certaines formulations de Lénine qui définissent la révolution russe comme une révolution double, en partie socialiste, en partie démocratique bourgeoise. Ils expliquent ce point de vue dans un long texte traduit en anglais : "L'anatomie marxiste d'octobre". Le CCI a écrit une réponse à cette contribution. Notre réponse s'appuie essentiellement sur les arguments de Bilan qui souligne que, puisque le capitalisme doit être analysé comme système global et historique, les conditions de la révolution prolétarienne doivent nécessairement surgir à l'échelle internationale dans la même période historique, de sorte que cela n'a pas de sens de parler de révolution prolétarienne à l'ordre du jour dans certains pays, alors que des révolutions hybrides ou même bourgeoises le seraient dans d'autres.
Plus récemment, nous avons publié dans World revolution n°254 la plateforme d'un autre nouveau groupe, l'Union communiste internationale, basé à Kirov. Dans nos commentaires qui saluent l'apparition de ce groupe, nous notons que la plateforme de l'UCI nous semble au mieux ambigüe sur le problème de la décadence et des luttes nationales, et leur réponse à nos commentaires a confirmé cette prise de position. Comme nous n'avons pas répondu publiquement à cette lettre, nous commencerons à le faire ici en présentant les arguments de l'UCI du mieux que nous pouvons. A cause de problèmes de langue, il n'est pas toujours facile pour nous de suivre l'argumentation des camarades de l'UCI. Mais sur la base de leur lettre du 20 février 2002, nous pensons qu'ils font six points en réponse à nos commentaires :
1. la théorie de la décadence nie qu'il y ait eu un développement du capitalisme au 20e siècle, ce qui n'est clairement pas le cas ;
2. le capitalisme a toujours vécu dans la violence et la destruction, aussi les guerres mondiales du 20e siècle ne prouvent pas que le système soit en décadence ;
3. Dans nos commentaires de WR n°254, nous avons écrit que l'UCI est incohérente lorsqu'elle nie la décadence du capitalisme tout en insistant en même temps dans sa plateforme sur le fait que toutes les fractions de la bourgeoisie sont également réactionnaires. Les camarades répondent que même si toutes les fractions bourgeoises sont réactionnaires, cela ne veut pas dire que les tâches de la révolution démocratique bourgeoise sont aussi devenues réactionnaires : "Donc par exemple, la bourgeoisie russe n'a pas été capable de mener la révolution bourgeoise et était donc réactionnaire en 1917. Cependant les transformations démocratiques bourgeoises de la révolution russe étaient certainement progressistes." Aujourd'hui, dit l'UCI, la bourgeoisie ne peut mener aucune transformation bourgeoise sans guerre mondiale, de ce fait cela n'a pas de sens de soutenir une fraction bourgeoise ; mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de tâches démocratiques bourgeoises, mais simplement que seul le prolétariat est capable de les réaliser.
4. La "révolution chinoise" fournit une preuve concrète de la possibilité de révolutions progressistes bourgeoises réussies au 20e siècle? ;
5. Cette période de révolutions bourgeoises nationales progressistes ne s'est terminée qu'avec la mondialisation du capitalisme vers la fin du 20e siècle ;
6. Néanmoins, le prolétariat peut encore réussir à transformer les mouvements pour l'indépendance nationale en luttes pour la révolution socialiste.
Nous voulons répondre à ces arguments en profondeur, aussi y reviendrons-nous dans un autre article. Cependant, il apparaît clairement que quelles que soient les divergences qui peuvent exister entre les différents groupes du milieu russe, les arguments qu'ils mettent en avant sont très similaires. Nous pensons donc que la réponse à l'UCI doit être considérée comme une contribution envers l'ensemble de ce milieu, ainsi que pour le débat international sur les perspectives du capitalisme mondial.
CDW
1 Revue internationale n° 48, 49, 50, 54, 55, 56, 58, 60
2 Dans l'article que nous avons publié dans la Revue internationale n°101, nous citons le passage suivant du camarade F. qui semble confirmer que pour ce groupe, la décadence du capitalisme et donc la fin de toute fonction progressiste des mouvements nationaux, commence à la fin du 20e siècle : "Au sujet de votre brochure Nation ou classe, nous sommes d'accord avec vos conclusions mais nous ne sommes pas d'accord avec la partie sur les motifs et l'analyse historique. Nous sommes d'accord qu'aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, le mot d'ordre du droit à l'autodétermination des nations a perdu tout caractère révolutionnaire. C'est un mot d'ordre bourgeois démocrate. Quand l'époque des révolutions bourgeoises est close, ce slogan est clos aussi pour les révolutionnaires prolétariens. Mais nous pensons que l'époque des révolutions bourgeoises est close à la fin du 20e siècle, non au début. En 1915, Lénine avait généralement raison contre Luxemburg, en 1952 Bordiga avait généralement raison sur cette question contre Damen, mais aujourd'hui la situation est inverse. Et nous considérons complètement erronée votre position que différents mouvements révolutionnaires non prolétariens du tiers-monde qui ne contenaient pas un iota de socialisme, mais étaient objectivement des mouvements révolutionnaires, n'étaient que des outils de Moscou - comme vous l'avez écrit sur le Viêt-Nam par exemple - et ne sont pas objectivement des mouvements bourgeois progressistes."
La publication de la brochure du CCI "La décadence du capitalisme" témoigne du ressurgissement d'éléments révolutionnaires dans un pays où la tradition politique prolétarienne, jadis très forte, a été enfouie sous le terrible poids de la contre révolution stalinienne. Le CCI est pleinement conscient que sans cette renaissance, la traduction de notre brochure n'aurait jamais été possible ; nous la proposons donc comme contribution à la clarification des positions communistes dans les débats qui ont lieu actuellement à la fois au sein du milieu russe lui-même et entre ce milieu et les expressions internationales du communisme authentique.
L'introduction des éditions précédentes de cette brochure contient déjà une histoire du concept de décadence dans le mouvement marxiste, montrant que depuis Marx jusqu'à l'Internationale Communiste et aux fractions de gauche qui ont réagi à la dégénérescence et à la mort de cette dernière, cette notion n'était pas basée sur une critique purement morale ou culturelle de la société capitaliste, comme l'entend l'interprétation vulgaire de la "décadence" sous la forme d'une réprobation des différentes formes d'art, de mode ou de m?urs sociales. Au contraire, la notion marxiste de décadence découle de façon inéluctable des prémisses mêmes du matérialisme historique, et constitue la pierre angulaire de la démonstration du fait que non seulement le capitalisme est en déclin historique en tant que mode de production depuis le début du 20ème siècle, mais encore que cette période a aussi mis la révolution prolétarienne à l'ordre du jour de l'histoire. Dans cette préface à l'édition en russe, nous voulons nous centrer sur l'immense contribution qu'ont apportée au concept de décadence du capitalisme l'expérience concrète de la classe ouvrière russe et les efforts théoriques de ses minorités révolutionnaires.
Nous voulons être brefs ici et c'est pourquoi nous présenterons cette contribution sous une forme chronologique. D'autres documents - qui sont à écrire, peut-être par les camarades russes eux-mêmes - peuvent explorer cette question plus en profondeur, mais cette forme servira aussi à marquer les étapes les plus importantes du processus au cours duquel la fraction russe du mouvement ouvrier a fait des apports à la compréhension du prolétariat mondial dans son ensemble.
1903 : La séparation entre bolcheviks et mencheviks dans le Parti ouvrier social démocrate russe n'avait pas simplement pour raison la question de comment organiser un parti ouvrier dans les conditions de répression du tsarisme. Dans un sens, malgré son arriération, la Russie, avec son prolétariat fortement concentré et son incapacité à enfermer le mouvement ouvrier dans un cadre légal et démocratique, anticipait sur les conditions totalitaires auxquelles allait être confrontée la classe ouvrière dans l'époque proche de la révolution prolétarienne, quand la classe ouvrière n'aurait plus la possibilité de pouvoir maintenir des organisations de masse permanentes. Ainsi, lorsque Lénine rejette la conception menchevique d'un parti ouvrier "large" "ouvert" et insiste sur le besoin d'un parti discipliné de militants révolutionnaires engagés sur un programme clair, il anticipe sur la forme d'organisation de parti nécessaire à une époque où la lutte directe pour la révolution remplace la lutte pour des réformes au sein de l'ordre bourgeois.
1905 : "la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste" (Rosa Luxemburg, Grève de Masse, Parti et Syndicats). Avec ses grèves de masse et la découverte des soviets comme forme d'organisation, le prolétariat russe annonce l'approche de la nouvelle époque, dans laquelle les vieilles méthodes syndicales deviendront obsolètes. Alors que c'est Rosa Luxemburg qui démontre de la façon la plus incisive quelle est la dynamique de la grève de masse, l'aile gauche de la social-démocratie russe commence aussi à tirer les principales leçons des événements de 1905 : Lénine - contrairement aux "super-léninistes", dont la première réponse aux soviets a été de les appeler à se dissoudre dans le parti - souligne la relation dialectique entre l'organisation de la minorité révolutionnaire, le parti, et le soviet en tant qu'organe général de l'ensemble de la classe capable de constituer la base d'une dictature révolutionnaire. Trotsky est encore plus conscient de l'importance du soviet comme forme d'organisation adaptée à la grève de masse et à la lutte pour le pouvoir du prolétariat. Dans sa théorie de la révolution permanente, il s'oriente vers la conclusion que l'évolution historique fait que la possibilité d'une révolution bourgeoise dans des pays arriérés comme la Russie est déjà dépassée : à partir de là, toute véritable révolution devra être conduite par la classe ouvrière, adopter des buts socialistes et s'étendre à l'échelle internationale.
1914-1916 : De tous les courants prolétariens opposés à la guerre impérialiste mondiale, ce sont les bolcheviks autour de Lénine qui sont les plus clairs. Rejetant les arguments des social-chauvins qui se prévalent de la lettre de Marx pour en tuer l'esprit, Lénine montre qu'il n'y a rien de national, de démocratique ni de progressif dans ce massacre, et brandit le slogan "transformer la guerre impérialiste en guerre civile". La guerre, en somme, a ouvert une nouvelle époque dans laquelle la révolution prolétarienne n'est plus désormais un projet lointain mais est directement inscrite à l'ordre du jour de l'histoire. Dans son Impérialisme, Stade suprême du Capitalisme, Lénine décrit le capitalisme impérialiste comme un système en déclin. A la même époque, le livre de Boukharine Impérialisme et Economie mondiale démontre que la plongée du capitalisme dans le militarisme est le résultat de la création d'une économie mondiale qui a jeté les bases objectives pour un mode de production supérieur mais qui se dresse comme un obstacle sanglant à sa réalisation. Cette thèse va de pair avec celle de l'analyse de Rosa Luxemburg sur les limitations historiques du système capitaliste dans L'Accumulation du Capital, qui est un point de référence fondamental pour cette brochure. Boukharine, comme Luxemburg, reconnaît aussi que dans un ordre mondial façonné par les géants impérialistes, les luttes "de libération nationale" ont perdu tout sens. Finalement le travail de Boukharine montre qu'il a saisi la forme que prendra cette nouvelle économie capitaliste mondiale : une lutte à mort entre d'énormes "trusts capitalistes d'Etat". C'est une anticipation du fait que la forme étatique adoptée par le capital pendant la guerre, sera sa méthode classique d'organisation pendant toute sa période de déclin.
1917 : Le prolétariat russe démontre à nouveau l'unité entre théorie et pratique en se rebellant contre la guerre impérialiste, en renversant le tsarisme, en s'organisant en soviets et en s'orientant vers la prise révolutionnaire du pouvoir. Confronté à la "vieille garde" bolchevique qui s'agrippe à des formules dépassées héritées d'une période antérieure, Lénine écrit les Thèses d'Avril, dans lesquelles il déclare que le but du prolétariat en Russie n'est pas une "révolution démocratique" hybride, mais l'insurrection prolétarienne comme premier pas vers la révolution socialiste mondiale. Là encore, la révolution d'octobre est la vérification pratique de la méthode marxiste mise en application dans les Thèses d'Avril qui avaient été dénigrées comme étant "anarchistes" par les "marxistes orthodoxes" qui n'étaient pas parvenus à voir qu'une nouvelle période s'était ouverte.
1919 : La formation à Moscou de l'Internationale communiste en tant qu'instrument clef pour l'extension mondiale de la révolution prolétarienne. La plate-forme du CCI est fondée sur la reconnaissance qu' "une nouvelle époque est née - l'époque du déclin du capitalisme, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste prolétarienne" - et qu'en conséquence, le vieux programme minimum de réformes est dépassé, tout autant que les méthodes que la social-démocratie utilisaient pour le mener à bien. A partir de là, la notion de la décadence du capitalisme est devenue un fondement du programme communiste.
1920-1927 : Le fait que la révolution n'ait pas réussi à s'étendre, entraîne la bureaucratisation de l'Etat russe et du parti bolchevik qui de façon erronée a fusionné avec lui. Un processus de contre-révolution interne s'ouvre, culminant dans le triomphe du stalinisme avant la fin de la décennie. Cependant, la dégénérescence du parti bolchevique et de l'IC qu'il domine, rencontre des résistances de la part de la gauche communiste dans des pays tels que l'Allemagne, l'Italie et la Russie elle-même. La gauche dénonce la tendance à revenir aux vieilles pratiques social-démocrates comme le parlementarisme ou à rechercher des alliances avec les anciens partis socialistes déjà passés dans le camp de la bourgeoisie. En Russie, par exemple, le groupe ouvrier de Miasnikov, formé en 1923, est particulièrement clair dans son rejet de la tactique de front unique de l'IC, alors qu'en même temps il critique la perte de contrôle politique du prolétariat sur l'Etat "des soviets". Quand la faction stalinienne consolide sa victoire, les communistes de gauche russes sont parmi les premiers à réaliser que le stalinisme représente la contre-révolution bourgeoise et que les rapports sociaux capitalistes peuvent se maintenir même dans une économie complètement étatisée.
1928-1945 : La terreur stalinienne élimine ou exile toute une génération de révolutionnaires. La voix politique de la classe ouvrière russe est réduite au silence pour des décennies et la tâche de tirer les leçons de cette défaite et d'analyser la nature et les caractéristiques du régime stalinien, incombe aux communistes de gauche en Europe et en Amérique. Ce n'est pas une tâche facile et les comptes doivent être faits avec de nombreuses théories erronées, telle que celle de Trotsky d'un "Etat ouvrier dégénéré", avant que l'essentiel puisse être pleinement appréhendé : c'est-à-dire que le régime stalinien de capitalisme d'Etat intégral, avec son appareil politique totalitaire et son économie axée sur la guerre, est avant tout un produit de la décadence du capitalisme, puisque le capitalisme dans cette époque est un système qui vit par la guerre et qui compte sur l'Etat pour empêcher les contradictions économiques et sociales sous-jacentes d'en arriver à une issue explosive. Contre toutes les illusions sur le capitalisme d'Etat stalinien qui représenterait une voie pour résoudre ces contradictions ou même un développement progressif pour le capital, la gauche communiste a mis en évidence le terrible coût social de l'industrialisation stalinienne dans les années 30, montrant qu'elle jetait les bases de nouveaux conflits impérialistes encore plus destructeurs. La participation vorace de l'URSS au deuxième repartage du monde confirmera les arguments de la Gauche selon lesquels le régime stalinien a ses propres appétits impérialistes et donc son refus de toute concession à l'appel de Trotsky pour "la défense de l'URSS contre l'attaque impérialiste".
1945-1989 : L'Union soviétique devient le leader d'un des deux blocs impérialistes dont les rivalités dominent la situation internationale pendant quatre décennies. Cependant, comme nous le montrons dans nos "Thèses sur la crise économique et politique dans le bloc de l'Est", incluses comme annexe dans cette brochure, le bloc stalinien est de loin moins développé que son rival occidental, accablé sous le poids d'un énorme secteur militaire, trop rigide dans ses structures politiques et économiques pour s'adapter à la demande du marché capitaliste mondial. A la fin des années 60, la crise économique du capitalisme mondial qui avait été masquée par la période de reconstruction d'après-guerre, refait surface une fois de plus, faisant pleuvoir des coups incessants sur l'URSS et ses satellites. Incapable de mettre en ?uvre aucune"réforme" économique ou politique sans remettre en question tout son édifice, incapable de mobiliser pour la guerre parce qu'il ne peut pas s'appuyer sur la loyauté de son propre prolétariat (un fait démontré concrètement par la grève de masse en Pologne en 1980), l'édifice stalinien tout entier implose sous le poids de ses contradictions. Toutefois, contrairement à ce que raconte toute la propagande mensongère sur l'effondrement du communisme, c'est l'effondrement d'une partie particulièrement faible de l'économie capitaliste mondiale, qui comme un tout n'a pas de solution à sa crise historique.
1989 : L'effondrement du bloc russe conduit à la disparition rapide du bloc occidental qui n'a plus "d'ennemi commun" pour maintenir sa cohésion. Cet énorme changement dans la situation mondiale marque l'entrée du capitalisme décadent dans une phase nouvelle et finale - la phase de décomposition - dont les traits principaux sont retracés dans les "Thèses" qui sont aussi en annexe du présent ouvrage. Il suffit de dire ici que la situation de la Russie depuis l'explosion de l'Union Soviétique a toutes les caractéristiques de cette nouvelle phase : au niveau international, le remplacement des vieilles rivalités impérialistes bipolaires par une lutte chaotique de tous contre tous, dans laquelle la Russie continue à défendre ses visées impérialistes, quoique moins "exaltées" qu'auparavant ; au niveau intérieur, dans une tendance à une explosion de l'intégrité territoriale de la Russie au travers de rébellions nationalistes et de nombreuses guerres meurtrières comme la guerre actuelle en Tchétchénie ; économiquement, au travers d'un manque total de stabilité financière allant de pair avec un chômage et une inflation galopants ; socialement, au travers d'un déclin accéléré de l'infrastructure, d'une pollution grandissante, de niveaux croissants de maladies mentales et de recours à la drogue, de la prolifération de bandes criminelles à tous les niveaux, y compris dans les plus hautes sphères de l'état.
Ce processus de désintégration interne est tel que beaucoup en Russie éprouvent de la nostalgie envers les "bons vieux jours" du stalinisme. Mais il ne peut y avoir de retour : le capitalisme dans tous les pays est un système en crise mortelle, qui pose de manière éclatante à l'humanité le choix entre la plongée dans la barbarie et la révolution communiste mondiale. La réapparition d'éléments révolutionnaires en Russie aujourd'hui montre clairement que le deuxième terme de l'alternative n'a pas été enterré par les avancées incessantes du premier.
Nous avons tenté de montrer dans cette préface que le concept de décadence du capitalisme n'est en aucun cas "étranger" au mouvement ouvrier authentique en Russie ; comme la notion de communisme elle-même, c'est maintenant la tâche de la nouvelle génération de révolutionnaires en Russie de reprendre la théorie à ses kidnappeurs staliniens et par-là, d'aider à son retour dans la classe ouvrière en Russie et dans le reste du monde.
Courant Communiste International, Février 2001.
Nous publions ci-dessous de larges extraits du texte L'Anatomie marxiste d'Octobre et la situation actuelle, du Marxist Labour Party russe. Faute de place, nous n'avons pas pu publier le texte dans son intégralité; on trouvera la version originale anglaise de ce dernier sur notre site web (en.internationalism.org).[1] Notre réponse peut se trouver en cliquant ici [8].
Après des décennies de pouvoir soviétique, nous avons été habitués à parler de la grande révolution d'Octobre comme d'une révolution socialiste. Mais beaucoup de ce à quoi nous avons été habitués a maintenant disparu. Que sont devenus, dans ces circonstances, les "titres de noblesse" de la révolution d'Octobre ?
Le marxisme scientifique classique affirme que le premier acte de la révolution sociale du prolétariat sera la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière. Selon Marx, le capitalisme est séparé du communisme par une période de transformation révolutionnaire. Cette période ne peut être rien d'autre qu'une période de dictature du prolétariat. Par conséquent, si on ne voit pas cette dictature de classe, il est évidemment inapproprié de parler de dépassement des rapports capitalistes. De plus, les appellations et les panneaux officiels ne signifient rien. Elles peuvent être des erreurs (bien intentionnées ou non). Marx lui-même était convaincu que ni les époques, ni les personnes ne pouvaient être jugées sur la façon dont elles se conçoivent elles-mêmes. Chacun de nous en est déjà suffisamment convaincu : être membre d'un parti qui s'appelle communiste ne veut pas dire une conviction communiste, pas plus que la nostalgie du drapeau rouge flottant sur les bâtiments administratifs ne témoigne d'une aspiration envers de nouveaux rapports sociaux entre les gens.
Le pouvoir des soviets ouvriers et paysans, ou le pouvoir des comités d'usine ouvriers ?
La Russie, c'est bien connu, est un pays "au passé imprévisible". C'est probablement la raison pour laquelle il n'existe pas aujourd'hui d'opinion unique sur le moment où la dictature du prolétariat a péri en Russie ou même sur le fait qu'elle ait jamais existé. De notre point de vue, la dictature du prolétariat en Russie a vraiment existé. Mais d'abord, ce n'était pas une "pure" dictature du prolétariat, c'est-à-dire pas une dictature socialiste du prolétariat impliquant une seule classe, mais une "dictature démocratique du prolétariat", c'est à dire l'union des ouvriers en minorité et des paysans pauvres en majorité. Deuxièmement, sa durée s'est limitée à quelques mois.
Voici ce qui est arrivé : le 13 (26) janvier 1918, le Troisième congrès russe des soviets de députés paysans a fusionné avec le Troisième congrès des soviets de députés d'ouvriers et de soldats. Vers mars, la fusion s'est étendue aux soviets locaux. De cette façon, le prolétariat dont la domination politique aurait dû garantir la transformation socialiste, sous la pression des bolcheviks a partagé le pouvoir avec la paysannerie.
La paysannerie russe elle-même n'était pas en 1917, comme on le sait, socialement homogène. Une partie significative de celle-ci, les "koulaks" et la moyenne paysannerie orientaient de plus en plus leur activité économique vers les demandes du marché. De cette façon, la moyenne paysannerie devint petite-bourgeoise et les koulaks s'engagèrent souvent dans une économie complètement contractuelle, louant la force de travail - les "batraks" - et l'exploitant, c'est-à-dire qu'ils étaient déjà la bourgeoisie villageoise. L'institution de la communauté paysanne traditionnelle dans la plupart des localités fut formellement préservée, mais elle bénéficiait moins à la paysannerie moyenne et encore moins aux koulaks - les "suceurs de sang" ; elle bénéficiait à la masse des paysans pauvres qui constituait plus de 60% de l'ensemble de la paysannerie. Cependant les lois du développement capitaliste transformèrent beaucoup de paysans pauvres en semi-prolétaires. Il existait aussi dans les villages de véritables prolétaires - les ouvriers agricoles qui ne rejoignaient pas la communauté et se louaient aux propriétaires et aux koulaks, aux côtés des paysans pauvres.
Aussi en elle-même, la fusion du Soviet des députés ouvriers et soldats avec les Soviets paysans indiquait l'abandon de la "pure dictature du prolétariat". Cependant, la "pureté", même dans cette mesure, était très relative. Les soviets des députés ouvriers et de soldats n'étaient pas seulement composés d'ouvriers. Les soldats étaient fondamentalement - jusqu'à 60% - d'anciens paysans : des paysans pauvres ou moyens, vêtus de pardessus et armés par le gouvernement tsariste. Les ouvriers d'usine constituaient moins de 10% des soldats.
L'armement général du peuple et pas seulement de la classe avancée, le prolétariat, la fusion des deux types de soviets, et même la coalition des deux partis, les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche indiquent dans les faits la transition vers ce qu'on appelle la "vieille formule bolchevique" - la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Mais cette forme de pouvoir était un pas en arrière, en comparaison de ce qui avait surgi après le renversement du tsarisme par la révolution d'Octobre. A cette époque, comme on le sait, le pouvoir passa au Second congrès des soviets des députés ouvriers et soldats, c'est à dire qu'en fait la "dictature démocratique du prolétariat" était introduite, bien que Lénine, chef des bolcheviks, ait parlé de "révolution des ouvriers et des paysans" et de "transition du pouvoir local aux soviets des députés ouvriers, soldats et paysans".
Aussi la première expérience d'établissement de "la dictature démocratique du prolétariat" s'est limitée à la période qui va d'octobre 1917 à janvier/février 1918, et de plus, s'est produit un retrait constant par rapport aux positions atteintes par la classe ouvrière d'octobre à novembre. Après cette période que les historiens appellent "la procession triomphale du pouvoir soviétique", ce n'est pas seulement la fusion des soviets d'ouvriers et de soldats avec ceux des paysans qui eut lieu. Une circonstance encore plus importante a été le fait qu'au lieu de renforcer et de développer le système d'organisations ouvrières authentiques - les comités d'usine - les bolcheviks au contraire ont contribué à leur dissolution. Mais seuls les comités d'usine pouvaient devenir la base authentique du pouvoir soviétique, si nous le concevons dans la perspective d'une véritable dictature socialiste du prolétariat. En d'autres termes, ce sont précisément les soviets des comités d'usine qui auraient dû dominer le pays. Au lieu de cela, en janvier/février 1918, au Premier congrès russe des syndicats et à la 6e Conférence des comités d'usine de Petrograd, la décision sur l'initiative des bolcheviks de fusionner les comités d'usine avec les syndicats fut acceptée. Les syndicats eux-mêmes furent mis sous le contrôle de l'appareil du parti-Etat qui avait été formé. L'appartenance aux syndicats était obligatoire pour tous les ouvriers, non seulement dans les entreprises, mais aussi dans les institutions. La classe ouvrière cependant s'opposa à cette politique d'Etat et les autorités soviétiques ne parvinrent qu'à éliminer les comités d'usine autonomes au début de 1919.
La fusion des soviets d'ouvriers et de soldats avec les soviets paysans, et celle des comités d'usine avec les syndicats sous le contrôle de l'Etat ne sont pas les seules choses qui ont emporté la partie prolétarienne de la structure soviétique. Ainsi au cours de la guerre civile, les bolcheviks ont abandonné leur intention d'avant Octobre de créer des soviets des travailleurs agricoles, indépendants des soviets paysans - ceux-ci auraient été les organes du pouvoir prolétarien rural. Des fermes soviétiques furent créées sur les terres d'anciens propriétaires terriens, mais pas les soviets de travailleurs agricoles. Mais ensuite, en mars 1919, des syndicats de travailleurs agricoles furent organisés.
Ceci et bien d'autres faits nous montrent que le grand Octobre ne fut pas en fait une révolution socialiste, comme le suggèrent les bolcheviks, mais seulement la seconde étape culminante de la révolution démocratique-bourgeoise en Russie dont l'un des buts fondamentaux était le règlement de la question agraire en faveur de la paysannerie. Malgré toute l'activité de la classe ouvrière et la révolution politique du prolétariat dans les métropoles, la révolution socialiste d'Octobre 1917 dans une Russie arriérée du point de vue capitaliste n'a jamais eu lieu. Karl Marx prévoyait la possibilité d'une telle situation en 1947. Il écrivait : "Aussi, si le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie, sa victoire sera de courte durée ; elle ne sera qu'un auxiliaire de la révolution bourgeoisie elle-même, comme ce fut le cas en 1794 [en France], jusqu'à ce que le cours de l'histoire, son mouvement, ait à nouveau créé les conditions qui nécessitent l'élimination des moyens de production bourgeois". En plus, "une révolution à l'âme politique, en conformité avec la nature limitée et double de cette âme, organise une couche dominante dans la société aux dépens de la société elle-même", avertissait-il, car "le socialisme ne peut être réalisé sans révolution. Il a besoin de cet acte politique car il besoin d'abolir et de détruire le passé. Mais là où commence son activité organisatrice, là où son but en soi, son âme s'annonce, alors le socialisme se débarrasse de son enveloppe politique" (Marx).
Il va sans dire que les bolcheviks n'avaient pas l'intention de "se débarrasser de la politique" ni sous Lénine, ni après sa mort. (...)
De cette façon, vers la fin de 1919, la dictature du prolétariat en Russie soviétique, même sous son aspect "démocratique" non développé, a subi une défaite. Les comités d'usine et les comités de pauvres furent abolis, la perspective socialiste de la révolution d'Octobre dans le pays fut finalement perdue. Six mois après, la révolution prolétarienne en Europe subit aussi une défaite Le pays, en essence, retourna à la dictature démocratique-révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Cependant, elle eut une courte existence puisque le véritable pouvoir n'était plus aux mains des soviets des députés ouvriers et paysans, mais dans celles de leurs comités exécutifs et des comités du Parti communiste russe. Les soviets étaient de plus en plus séparés des collectivités ouvrières et dans l'appareil soviétique, les tendances bureaucratiques commencèrent à se développer. Les bolcheviks, avec une sincérité absolue, appelaient les masses et eux-mêmes à combattre ces tendances. Ce processus alla si loin que Lénine, parlant au 4e congrès de l'Internationale communiste le 13 novembre 1922 fut obligé de confirmer :
"Nous avons hérité de l'ancien appareil d'Etat, et c'est là notre malheur. L'appareil d'Etat fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l'appareil d'Etat nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé :"Revenez s'il vous plaît". Ils sont revenus et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d'énormes masses d'employés, mais nous n'avons pas d'éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel. En fait, il arrive très souvent qu'ici, au sommet, où nous avons le pouvoir d'Etat, l'apapreil fonctionne tant bien que mal, tandis que là-bas, à la base, ce sont eux qui commandent de leur propre chef, et ils le font de telle sorte que bien souvent, ils agissent contre nos dispositions. Au sommet nous avons, je ne sais combien au juste, mais de toute façon, je le crois, quelques milliers seulement, ou, tout au plus, quelques dizaines de milliers des nôtres. Or, à la base, ily a des centaines de milliers d'anciens fonctionnaires, légués par le tsar et la société bourgeoise, et qui travaillent en partie consciemment, en partie inconsciemment, contre nous" (Lénine, "Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale", rapport au 4ème congrès de l'IC, dans oeuvres complètes, T33, p440).
L'introduction de la NEP en 1921 constitua à son tour la fin logique de la dictature démocratique-révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie : la paysannerie petite-bourgeoise atteignit ses buts de marché, le prolétariat industriel à ce moment-là perdit complètement son autonomie organisationnelle (en particulier après l'introduction par les bolcheviks de la gestion des usines par un seul), et à côté de cela, il était déjà "à cause de la guerre et de l'appauvrissement terrible, de la ruine, déclassé, c'est-à-dire que les ouvriers perdent leur lien avec la classe" (Lénine). La NEP elle-même indiquait, selon les termes de Lénine, "un mouvement de restauration du capitalisme à un degré significatif"."Si le capitalisme est restauré, alors le prolétariat comme classe est restauré, engagé dans une production de marchandises", écrivait Lénine. De plus, il déclarait que "dans la mesure où la grande industrie est ruinée, dans cette mesure les usines sont arrêtées et le prolétariat a disparu. Il a été parfois compté mais il n'était pas lié à des racines économiques". Le chef des bolcheviks néanmoins orientait ses frères d'armes vers la position selon laquelle "le pouvoir d'Etat prolétarien est capable, en s'appuyant sur la paysannerie, de tenir les capitalistes sous son contrôle et de diriger le capitalisme dans le sens de l'Etat, de créer un capitalisme sujet de l'Etat et à son service". Ici sont clairement visibles les spécificités du léninisme qui demandaient, à partir des Thèses d'avril, "non seulement des considérations de classe, mais aussi d'institutions". Ainsi si cela a un sens d'appeler la Russie soviétique un "Etat ouvrier", c'est seulement vrai pendant quelques mois de son existence et même alors, c'est relatif ! Après tout cela, est-il surprenant que le développement de l'URSS finisse par la restauration des rapports bourgeois classiques, avec la propriété privée, la "nouvelle bourgeoisie russe", la dure exploitation et la pauvreté massive ?
Ce qui vient d'être dit n'est pas du tout une accusation contre les bolcheviks. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, dans les conditions d'un pays paysan arriéré - conditions aggravées par la défaite de la révolution sociale à l'Ouest. Mais sans cette révolution même les bolcheviks sous Lénine ne pensaient pas à construire le socialisme en Russie. Bien que leur but le plus immédiat - une société socialiste libérée des rapports marchands - n'ait pas été accessible, les bolcheviks ont en fin de compte fait beaucoup. Pendant 70 ans, l'URSS a fait l'expérience d'un bond significatif de sa capacité productive. Mais pourquoi appeler ça socialisme ? L'industrialisation supplantant la petite production (en ville et particulièrement à la campagne) avec une large production de marchandises, l'amélioration du niveau culturel des masses, tout cela fait partie du processus de développement de la société bourgeoise. Nous ne disons pas que la France est socialiste du fait que beaucoup d'usines ont été construites dans le pays et que c'est le "parti socialiste" qui gouverne ! En revanche, le socialisme implique, présuppose une société industrielle hautement développée ainsi que le pouvoir de la classe des ouvriers. Qu'une telle société ait été seulement dans le processus de sa formation en Russie - l'URSS - excluant la classe ouvrière du pouvoir indique à quel point ce pays était loin du socialisme. (...)
Par manque de place, nous avons coupé la partie "Les marxistes russes dans le rôle de social-jacobins" qui tente de faire une comparaison entre le développement économique de la France depuis la révolution bourgeoise de 1789 jusqu'à la Commune de 1871, et celui de l'URSS entre 1918 et l'effondrement du stalinisme en 1989.
Qu'est ce que le pouvoir soviétique ?
V.I. Lénine parlait fréquemment de la révolution d'Octobre comme de la "révolution des ouvriers et des paysans", et il avait sans aucun doute raison de le faire. Cependant le grand Octobre, comme on l'a déjà dit, n'a pas été une révolution socialiste, c'était l'apogée de la pression bourgeoise-démocratique - la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie avec une transition à court terme vers "la dictature démocratique du prolétariat". La transformation anti-féodale menée par les bolcheviks n'a pas eu lieu dans l'intérêt des ouvriers seulement, mais aussi dans celui des larges masses paysannes.
La révolution d'Octobre elle-même, la victoire des Rouges pendant la guerre civile, la suppression de nombreux soulèvements et mutineries n'auraient pas été possible sans le soutien apporté à la révolution par le peuple - la masse de base des travailleurs. Quelle était la composition de classe de ces travailleurs ? Sur presque 140 millions d'ouvriers au moment de la révolution, environ 110 millions étaient des paysans. Approximativement 65% de la paysannerie étaient constitués de paysans pauvres, les paysans moyens atteignaient 20%, les koulaks presque 15%. La petite-bourgeoisie urbaine atteignait 8% de la population du pays. Les prolétaires étaient environ 15 millions, un peu plus de 10% de la population et parmi ceux-ci, les ouvriers d'industrie n'étaient que 3,5 millions (Voir "La grande révolution socialiste d'Octobre", Moscou, Encyclopédie soviétique, 1977). Il n'est donc pas surprenant que la révolution ait eu une tonalité qui n'était pas tellement prolétarienne mais plutôt celle des masses semi-prolétaires et petites-bourgeoises. Le rôle dirigeant du parti prolétarien n'a pas sauvé la situation. A cela existe une explication totalement marxiste : la base détermine la "superstructure", même une "superstructure" telle que le Parti communiste russe. Voici ce qu'écrivait Lénine lui-même en 1917 : "La Russie est aujourd'hui en ébullition. Des millions et des dizaines de millions d'hommes en léthargie politique depuis dix ans, politiquement abêtis par le joug effroyable du tsarisme et par un labeur de forçat au profit des grands propriétaires fonciers et des fabricants, se sont éveillés et aspirent à la vie politique. Or, qui sont ces millions et ces dizaines de millions d'hommes ? Pour la plupart, des petits patrons, des petits bourgeois, des gens qui tiennent le milieu entre les capitalistes et les ouvriers salariés. La Russie est le pays le plus petit bourgeois d'Europe.
Une formidable vague petite-bourgeoise a tout submergé ; elle a écrasé le prolétariat conscient non seulement par le nombre , mais aussi par son idéologie, c'est-à-dire qu'elle a entraîné de très larges milieux ouvriers, les a contaminés de ses idées politiques petites-bourgeoises" ("Thèses d'avril", Lénine, oeuvres, T24, p53).
La force motrice de la révolution d'Octobre était les ouvriers et les paysans en uniforme de soldats et le prolétariat détint l'hégémonie sous la direction du parti bolchevik. Il semblait aux "nouveaux bolcheviks" qu'avec cet acte, la révolution socialiste elle-même commençait en Russie. Cependant les événements ultérieurs ont démontré que le développement de la révolution politique du prolétariat au-delà des limites du processus révolutionnaire bourgeois démocratique (c'est à dire "la révolution au sens étroit") n'a pas eu lieu. Les tentatives d'élimination de l'argent, l'introduction de la production sur une base communiste, la distribution directe des produits, la domination par en bas, ces mesures et d'autres du "communisme de guerre" ont été considérées comme ne valant pas la peine. Les bolcheviks n'ont pas réussi à échanger les produits entre la ville et la campagne. Les éléments petits-bourgeois réclamaient des marchés, la loi de la valeur demandait des rapports marchands.
Ces revendications ne pouvaient être supprimées qu'en supprimant en même temps l'environnement petit-bourgeois. Mais cet environnement constituait la masse fondamentale de la population armée, l'armée révolutionnaire. Revenant encore à V.I.Lénine, nous devons noter qu'il avait moins d'illusions sur le caractère de la révolution d'Octobre que n'en n'avaient d'autres "nouveaux bolcheviks". A la fin de 1920, une discussion éclata dans le Parti communiste russe sur le rôle et les buts du "réservoir du pouvoir d'Etat", les syndicats, en Russie soviétique. Une fois que les ouvriers ont l'Etat, de qui les syndicats doivent-ils protéger le prolétariat ? Pas de notre cher Etat ? Par rapport à cela, le chef des bolcheviks faisait, de façon sensée, la remarque : "le camarade Trotsky parle d'un "Etat ouvrier". Mais c'est une abstraction !. Il n'est pas seulement ouvrier, voilà la question. Là réside une des erreurs fondamentales du camarade Trotsky. Notre Etat n'est en fait pas un Etat ouvrier, mais un Etat ouvrier et paysan. C'est la première chose. Et de cela découlent bien des choses". "Notre Etat est un Etat ouvrier, ajoutait Lénine, à déformation bureaucratique". Il est vrai que le chef des bolcheviks cherchait à se sortir de cela avec la dialectique suivante : "Notre Etat actuel est tel que le prolétariat organisé universellement doit se défendre, mais nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour leur défense contre notre Etat et pour la défense de notre Etat par elles. Et cette défense et d'autres l'autre est d'actualité à cause de l'entrelacement particulier de nos mesures étatiques et de notre accord, leur prise en charge commune avec nos syndicats" expliquait Lénine. "La compréhension de cette "prise en charge commune" inclut la nécessité de savoir comment utiliser les mesures du pouvoir d'Etat pour la défense des intérêts matériels et spirituels du prolétariat universellement uni de la part du pouvoir d'Etat".(...) ("Les syndicats, la situation actuelle, et les erreurs de Trotski", Lénine, oeuvres, T32, p16-17).
Bien que vers l'époque de l'introduction de la NEP, V.I.Lénine ait pris conscience intérieurement de la nature non prolétarienne du pouvoir soviétique, son slogan, comme nous le savons, était : "pousser la révolution bourgeoise aussi loin que possible". La pousser dans l'espoir de l'arrivée rapide d'une révolution sociale du prolétariat européen ("La Sociale", c'est à dire une révolution authentiquement socialiste). Cette révolution compenserait l'arriération de la Russie pensait Lénine.(...)
Pour toutes ces raisons, le chef des bolcheviks refusa d'admettre publiquement la nature non prolétarienne de la société qui avait surgi de la révolution d'Octobre, et il menaça même d'exécution quiconque exprimerait publiquement ce point de vue. C'est le même Oulianov-Lénine qui écrivait en 1905 : "La révolution complète est la prise du pouvoir par le prolétariat et la paysannerie pauvre. Mais ces classes, quand elles viennent au pouvoir, ne peuvent manquer de viser la révolution socialiste. En conséquence, la prise du pouvoir qui est d'abord un premier pas dans la révolution démocratique sera conduite par la force des choses, contre la volonté (et quelques fois, contre la conscience) des participants à la révolution socialiste. Et là, l'échec est inévitable. Mais puisque l'échece des expériences dans la révolution socialiste est inévitable, alors nous (comme Marx en 1871, qui avait prévu l'échec inévitable à Paris) devons dire au prolétariat de ne pas se soulever, d'attendre, de s'organiser, de reculer en bon ordre pour mieux partir à l'assaut plus tard".
Le pronostic marxiste de Lénine le théoricien (distinct de ses aspirations non marxistes en tant que politicien et praticien social-jacobin) était pleinement justifié. Le PCR fit l'expérience d'une lutte interne aiguë et de l'élimination d'une partie significative de la vieille garde. Comme l'a montré l'histoire, la réalisation du cycle complet de transformation bourgeoise-démocratique en Russie prit approximativement autant de temps qu'en France. En France, il dura de 1789 à 1871, et pour nous de 1905 à 1991. De plus, la similarité est surprenante jusque dans les détails. Lénine lui-même nous rappelle Robespierre. Comme Robespierre à son époque, il lutta de façon répétée contre la Gauche, par exemple au 10e Congrès du PCR, où a été supprimée "l'opposition ouvrière" qui cherchait à développer une position-clé du nouveau programme du parti, celle selon laquelle "les syndicats doivent arriver à une véritable concentration entre leurs mains de la gestion de l'ensemble de l'économie comme un tout unifié".
Le "Robespierre russe" n'est pas tombé sous la guillotine, mais il est connu que sa femme, N.K.Kroupskaïa, a suggéré que Lénine aurait fait partie des victimes des purges de Staline. Après la mort du chef de la révolution, le pouvoir en Russie soviétique, comme en France en 1794, passa à un "Directoire" thermidorien - à l'aile la plus à droite des "communistes de la NEP", au service de qui se trouvaient plusieurs anciens mencheviks d'inclination penchant pour le marché. La polémique qui éclata autour de l'évaluation par Trotsky de la révolution d'Octobre témoigne que la majorité des "nouveaux thermidoriens" gardaient essentiellement les "vieilles idées bolcheviques".
Quand la NEP fut remplacée à la fin des années 1920, se mit en place une bureaucratie soviétique russe, dirigée par J.V.Staline qui incarnait beaucoup de caractéristiques de Napoléon I et même dans une certaine mesure de Napoléon III. Le bonapartisme russe spécifique (qui a trompé beaucoup de gens jusqu'à nos jours) consistait en ce que le "Napoléon" soviétique mettant fin au développement de la révolution, introduisant un régime de "socialisme d'Etat" en URSS. Le "socialisme d'Etat" avait déjà été planifié au 19e siècle par les Saint Simoniens, Rodbertus et d'autres ; c'était un modèle de société qu'Engels a critiqué sans merci pendant les dernières années de sa vie. Cependant, les caractéristiques fondamentales du bonapartisme décrites par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte peuvent être vues dans leur variante soviétique. Ici, nous avons le culte de la personnalité basé sur "la foi traditionnelle du peuple" et "l'immense révolution intérieure". [...]Ici, c'est "ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel" dans lequel "chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités". La révolution russe, comme la grande révolution française, "devait nécessairement développer l'?uvre commencée par la monarchie absolue: la centralisation, mais, en même temps aussi, l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental" (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, Paris 1969, p124-125).
Staline comme Napoléon "a achevé cette machine d'Etat' et comme Napoléon, il a établi les base d'un nouveau système juridique, introduit une nouvelle division territoriale administrative, etc.(...)
Cependant, il y a beaucoup de différences réelles entre les histoires de France et de Russie. Staline a mené une politique sociale impérialiste par rapport à certains petits peuples et Etats voisins, étendant et renforçant l'Union soviétique, mais il n'a pas été vaincu, comme le fut Napoléon : au contraire, il a vaincu l'agresseur nazi dans la guerre mondiale. En France, après la chute de Napoléon I, la réaction européenne a temporairement restauré la monarchie, mais cela n'a pas encore eu lieu en Russie. Il n'est pas nécessaire d'insister encore sur le fait que la différence fondamentale est, en fin de compte, l'élimination par la révolution russe radicale à la fois de l'ensemble de la noblesse et de la vieille classe bourgeoise, tandis qu'en France, la question s'est limitée à l'extirpation et l'expulsion de l'aristocratie terrienne.
Cependant, la chose principale semble être qu'au 20e siècle en Russie, cela a eu lieu contre ce vis-à-vis de quoi Marx et Engels avaient averti les révolutionnaires : "En France, le prolétariat ne viendra pas seul au pouvoir, mais avec les paysans et la petite bourgeoisie, et il sera obligé de mettre en ?uvre non ses propres mesures, mais celles des autres classes".
Ici suit une partie sur le "socialisme d'Etat en tant que capitalisme de rattrapage" qui démontre en conclusion la nature capitaliste de l'URSS sur la base des dénonciations par Marx et Engels du "socialisme d'Etat" et identifie certaines des principales causes menant à l'effondrement de l'URSS. Cependant, elle contient aussi l'idée fondamentalement incorrecte à notre avis selon laquelle la contre-révolution stalinienne a joué en fait un rôle historiquement progressiste.
La "nomenklatura" du parti a accompli une tâche objectivement progressiste en organisant l'industrie à grande échelle et en l'intégrant, avec les fermes collectivisées et le secteur coopératif, à un seul complexe économique national ; ainsi furent surmontés les ordres économiques que le pays multinational avait hérité du féodalisme et même de modes de production pré-féodaux.
Pour finir, la partie sur la "Russie post-soviétique" se conclut ainsi :
Dans notre esprit, les tâches du prolétariat et des intellectuels marxistes dans cette situation sont le développement d'une lutte de classe sans compromis contre toutes les fractions de la bourgeoisie - depuis les compradores jusqu'aux national-patriotes et leurs assistants politiques de toutes les couleurs ; la création d'authentiques syndicats ouvriers de classe et le ralliement de l'avant-garde prolétarienne dans un parti du travail marxiste (Marxist labour party) fort, ayant une influence, et la perspective d'accomplir une révolution socialiste mondiale authentique et donc d'abolir l'ensemble du système d'économie marchande et par conséquent tout rapport de domination et d'assujettissement sociaux, l'institution de l'Etat.
En même temps, le premier pas dans cette voie peut être le pouvoir sans partage de cette partie du prolétariat qui a été organisé par une production à grande échelle et éclairé par le marxisme, le pouvoir qu'il établira au cours de la révolution sociale radicale, c'est-à-dire la dictature socialiste du prolétariat. Seule la classe ouvrière socialiste - productrice de la majorité absolue de la richesse dans l'époque actuelle - a le droit de s'armer pour éviter les tentatives de contre-révolution et de restauration des anciens ordres d'où qu'ils viennent.
Puisque que la classe ouvrière a besoin d'un Etat de cette sorte, le pouvoir de celui-ci doit lui appartenir entièrement et directement - telle est l'une des principales leçons de la défaite du léninisme.
1 Note du traducteur: dans le texte anglais, les références aux oeuvres de Lénine sont tirées de la 5ème édition russe des Oeuvres complètes. Les références aux oeuvres de Marx et Engels proviennent pour la plupart de la 2ème édition des oeuvres complètes. Malheureusement, l'auteur n'a pas toujours donné des références précises (de titre, voire de date), ce qui en rend l'identification difficile. Là où c'était possible, nous avons indiqué la référence précise équivalente dans les oeuvres complètes de Lénine en français (Éditions sociales, Paris, 1962). Là où nous n'avons pas pu identifier la citation originale, nous mentionnons tout simplement le nom de l'auteur.
En premier lieu, nous tenons à saluer le sérieux de ce texte, les efforts faits par le 'Marxist Labour Party' pour le traduire et le faire circuler internationalement, ainsi que pour les invitations à le commenter, faites à d'autres organisations prolétariennes. La nature de la révolution d'octobre, ainsi que celle du régime stalinien qui a surgi de sa défaite, a toujours été un problème crucial pour les révolutionnaires, et ce problème ne peut être abordé qu'en utilisant la méthode marxiste. Comme le titre de ce texte le suggère, il s'agit d'une tentative de mettre en évidence "l'anatomie marxiste" de la révolution d'octobre en faisant référence aux études les plus élaborées tirées des classiques du marxisme (Engels, Lénine, etc). Comme on le verra, il y a certains points dans ce texte avec lesquels nous sommes d'accord, et d'autres non, mais qui soulèvent matière à débat. Cependant, nous avons le sentiment que ce texte n'atteint pas son but fondamental : définir la nature essentielle de la révolution d'octobre. C'est pour cette raison que nous allons surtout souligner nos principaux désaccords avec celui-ci.
Il semble que ce texte soit le résultat d'un débat en cours au sein du MLP. Nous n'avons pas grande connaissance des différents points de vue exprimés dans ce débat, sauf que dans la traduction en anglais de sa préface, publiée dans le journal du MLP, Marxist, on parle de divergences entre les points de vue des courants 'léninistes' et 'non-léninistes' sur la révolution russe, et le texte dont nous faisons le commentaire provient de ce dernier courant.
Dans le passé, le CCI a maintes fois polémiqué avec ceux qui ont une vision 'conseilliste' de la révolution russe, selon laquelle elle n'était essentiellement qu'une révolution bourgeoise arrivant sur le tard, et que les bolcheviks n'étaient au mieux qu'une expression de l'intelligentsia petite bourgeoise, mais non du prolétariat (voir en particulier notre brochure : Russie 1917, Début de la révolution mondiale). Le texte du MLP reprend de nombreux points de cette vision, en particulier quand il parle de la révolution russe comme d'une 'révolution double', largement prolétarienne dans les grandes villes, mais dominée par le poids le la paysannerie petite bourgeoise, conduisant à cette formule selon laquelle la révolution d'octobre 'ne fut pas une révolution socialiste. Elle fut le point culminant de la pression démocratique bourgeoise : la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, avec une brève transition vers la dictature démocratique du prolétariat'. Les mots utilisés ici sont tirés du programme bolchevique, antérieur aux Thèses d'avril de Lénine. Mais globalement, cette analyse d'une 'révolution double' frappe par sa ressemblance avec les thèses du KAPD au début des années 1920, qui parlait aussi d'une révolution double, prolétarienne dans les villes, paysanne et capitaliste dans les campagnes, ce dernier aspect tendant à devenir prépondérant sur le premier. Plus tard, les derniers éléments de la Gauche germano-hollandaise ont développé la notion d'une révolution purement bourgeoise en Russie, tandis que cette idée de révolution double a largement perduré à travers les contributions du courant bordiguiste.
Mais en même temps, l'approche du MLP pour ce qui concerne la nature du parti bolchevique, diffère nettement de celle du conseillisme. Alors que celui-ci conclut de l'expérience russe que le parti est par définition une forme bourgeoise, le MLP, comme son nom le suggère, s'en fait, de façon explicite, l'avocat. Il proclame, dans le premier point de ses 'statuts fondamentaux', que 'le MLP est un parti de la classe ouvrière... la tâche du parti est d'éclairer et d'organiser les ouvriers pour qu'ils se saisissent du pouvoir politique et économique, dans le but de construire une société sans classe et auto-gouvernée'. Le MLP ne se pose pas non plus en juge à posteriori des bolcheviks, ni ne les rejette hors du mouvement ouvrier parce qu'ils ont été les victimes de la défaite d'une révolution : 'Ce qui a été dit, n'est en aucune façon une accusation contre les bolcheviks. Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, dans les conditions d'un pays agricole arriéré - conditions aggravées par la défaite de la révolution sociale en occident'.
Ce point étant clarifié, il nous semble y avoir un défaut crucial au c?ur de ce texte, reflet d'une faiblesse théorique conseilliste, et même menchevique, basée sur une incapacité à considérer la révolution d'octobre dans son cadre historique global. Certes, il ne manque pas de références à la dimension internationale d'Octobre, particulièrement à l'échec de la révolution en Europe comme expliquant de manière déterminante pourquoi la République des Soviets n'a pu qu'évoluer dans le sens du développement du capitalisme russe. Mais il nous semble que le point de départ de cette analyse, tant pour les conseillistes que pour les mencheviks, c'est la Russie elle-même et non pas le monde capitaliste dans sa globalité. Et c'est pourquoi ce texte fait une comparaison radicalement erronée entre la Russie du 20ème siècle et la France du 19ème siècle : 'Comme l'a montré l'histoire, il a fallu presque autant de temps en Russie qu'en France pour accomplir le cycle de transformation bourgeois démocratique. Là-bas ce fut de 1789 à 1871, chez nous, de 1905 à 1991'. De plus, pour les mencheviks, la Russie était encore dans la phase de révolution bourgeoise en 1905 - 1917 ; sous cet aspect, la notion défendue par Trotsky de révolution permanente, représente une avancée théorique considérable, puisque son point de départ est le contexte international de la révolution à venir en Russie, alors que le vieux slogan bolchevique de 'dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie' se trouvait à mi-chemin entre ces deux positions, et on peut penser que Lénine l'a effectivement abandonné dans ses Thèses d'avril en 1917 (voir l'article dans la Revue Internationale n° 90 : '1905 : La grève de masse ouvre la voie à la révolution prolétarienne'). Pour nous, la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne sont toutes les deux le produit d'une évolution historique et internationale. Il est vrai que l'ère des révolutions bourgeoises en France s'est étendue sur une grande partie du 19ème siècle, mais ce fut parce que le capitalisme, pris dans sa globalité, était encore dans sa phase ascendante d'expansion. L'ère de la révolution prolétarienne mondiale a commencé au début du 20ème siècle, parce que le capitalisme, pris comme une système global, était entré dans son époque de déclin. Et comme les camarades de Bilan ont insisté, à la fois en opposition au stalinisme et au trotskisme, le seul point de départ possible pour analyser la révolution en Russie, est celui de la maturation internationale des contradictions sociales et économiques du système capitaliste, et non la 'maturité' de chaque pays pris séparément. Nous reproduisons ici une longue citation tirée du premier article d'une importante série sur 'Les problèmes de la période de transition', publié en 1936 dans Bilan n° 28.
"Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent "ou du moins sont en voie de devenir".
A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de l'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint.
Aucune nation ne contient à elle seule tous les éléments d'une société socialiste et le national-socialisme s'oppose irréductiblement à l'internationalisme de l'économie impérialiste, à la division universelle du travail et à l'antagonisme mondial entre la bourgeoisie et le prolétariat.
C'est pure abstraction que de concevoir une société socialiste comme étant la juxtaposition d'économies socialistes complètes. La distribution mondiale des forces productives (qui n'est pas un produit artificiel) exclut aussi bien pour les nations "supérieures" que pour les régions "inférieures" la possibilité de réaliser intégralement le socialisme. Le poids spécifique de chacune d'elles dans l'économie mondiale mesure leur degré de dépendance réciproque et non l'ampleur de leur indépendance. L'Angleterre, un des secteurs les plus avancés du capitalisme, où celui-ci s'exprime à peu près à l'état pur, n'est pas viable, considérée isolément. Les faits montrent aujourd'hui que, privées en partie seulement du marché mondial, les forces productives nationales périclitent. C'est le cas pour l'industrie cotonnière et l'industrie charbonnière en Angleterre. Aux Etats-Unis, l'industrie automobile limitée au marché intérieur, cependant vaste, doit rétrograder. Une Allemagne prolétarienne isolée assisterait impuissante à la contraction de son appareil industriel, même en tenant compte d'une large expansion de la consommation.
Il est donc abstrait de poser la question de pays "mûrs" ou "pas mûrs" pour le socialisme, car le critère de maturité est à rejeter aussi bien pour les pays à développement supérieur que pour les pays retardataires.
Dès lors, c'est sous l'angle d'une maturation historique des antagonismes sociaux résultant du conflit aigu entre les forces matérielles et les rapports de production que le problème doit être abordé. Limiter les données de celui-ci à des facteurs matériels, c'est se placer sur la position des théoriciens de la 2e Internationale, celle de Kautsky et des socialistes allemands qui considéraient que la Russie, en tant qu'économie arriérée où le secteur agricole -techniquement faible - occupait une place prépondérante, n'était pas mûre pour une révolution prolétarienne, conception allant rejoindre celle des mencheviks russes. Otto Bauer, de "l'immaturité" économique de la Russie avait déduit que l'Etat prolétarien devait inévitablement dégénérer.
Rosa Luxemburg ("La révolution russe") faisait cette remarque que d'après la conception de principe des social-démocrates, la révolution russe aurait dû s'arrêter à la chute du tsarisme : "Si elle a passé au-delà, si elle s'est donné pour mission la dictature du prolétariat, ça a été, selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale."
La question de savoir si la Russie était mûre ou non pour la révolution prolétarienne, n'avait pas à être résolue en fonction des conditions matérielles de son économie, mais en fonction des rapports de classe bouleversés par la situation internationale. La condition essentielle était l'existence d'un prolétariat concentré - bien qu'en proportion infime par rapport à l'immense masse des producteurs paysans - dont la conscience s'exprimait par un parti de classe, puissant par son idéologie et son expérience révolutionnaire. Avec Rosa Luxemburg, nous disons que : "Le prolétariat russe ne pouvait être considéré que comme l'avant-garde du prolétariat mondial, avant-garde dont les mouvements exprimaient le degré de maturité des antagonismes sociaux à l'échelle internationale. C'est le développement de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France qui se manifestait à St Petersbourg. C'est ce développement qui décidait du sort de la révolution russe. Celle-ci ne pouvait atteindre son but que si elle était le prologue de la révolution du prolétariat européen."
(...) Nous répétons que la condition fondamentale d'existence de la révolution prolétarienne, c'est la continuité de sa liaison en fonction de laquelle doit se définir la politique intérieure et extérieure de l'Etat prolétarien. C'est précisément parce que la révolution, si elle doit commencer sur le terrain national, ne peut s'y maintenir indéfiniment, quelles que soient la richesse et l'ampleur du milieu national ; c'est parce qu'elle doit s'élargir à d'autres révolutions nationales jusqu'à aboutir à la révolution mondiale, sous peine d'asphyxie ou de dégénérescence, que nous considérons comme une erreur de se fonder sur des prémisses matérielles."
Pour Bilan, contrairement à Trotsky par exemple et même au courant conseilliste, l'époque des révolutions bourgeoises était révolue, car le capitalisme, non pas pris pays par pays, mais considéré comme un système global, était devenu 'mûr' pour la révolution prolétarienne. La conséquence de cette approche du MLP est que l'ère stalinienne en URSS cesse d'être une expression classique de la contre révolution bourgeoise et de la décadence universelle du capitalisme, comme le sont d'autres manifestations comme le nazisme en Allemagne. Bien sûr, le MLP est parfaitement clair sur le fait que le régime stalinien en Russie (comme les autres de par le monde) n'était en rien un Etat ouvrier, mais une forme de capitalisme d'Etat (note 1). Il n'en reste pas moins que considérer cette dernière comme une expression de la révolution bourgeoise, c'est aussi la considérer comme un facteur de progrès historique, préparant l'industrialisation de la Russie et par là le triomphe éventuel du prolétariat. Et bien que dans ses 'statuts fondamentaux' le MLP souligne à juste titre que l'Etat russe bureaucratique a 'détruit les bolcheviks en tant que parti politique créé en 1903', le texte 'Anatomy of October' donne l'impression d'une réelle continuité entre le bolchevisme et le stalinisme : 'Bien que leur but le plus immédiat - une société socialiste libérée des rapports marchandes - ne fût pas accessible, les bolcheviks ont accompli, en fin de compte, une ?uvre immense. Pendant 70 ans, la Russie (l'URSS) a fait l'expérience d'un bond en avant significatif de sa capacité de production'. Mais ici encore, il convient d'applique la méthode de la Gauche italienne dans les années 1930, et le critère pour juger si le stalinisme jouait un rôle progressiste ne réside pas en un simple calcul d'indices de croissance économique d'après le plan quinquennal, mais dans l'analyse de son rôle comme un facteur profondément contre-révolutionnaire à l'échelle mondiale ; et on se rend compte alors que le stalinisme a été un phénomène réactionnaire par excellence. En même temps, la Gauche italienne - bien que n'ayant pas complètement saisi la nature capitaliste de l'Etat stalinien - était tout à fait consciente que le 'formidable développement économique de l'URSS' était inséparablement lié à une économie de guerre, en vue du repartage impérialiste à venir, et que ce 'développement' - qui se produisait en même temps dans tous les principaux pays capitalistes - n'était autre que la plus claire expression que le capitalisme, pris dans son ensemble, était devenu un mode de production dépassé, à l'échelle mondiale.
Le problème de l'Etat soviétique
En ne considérant le développement du capitalisme que dans les conditions particulières de la Russie, comme le font les Conseillistes, on prive les futures générations de révolutionnaires des importantes leçons vitales tirées de l'expérience russe. Si ce qu'ont accompli les bolcheviks était déterminé par dessus tout par la nécessité impérieuse pour la Russie de développer son capitalisme, en passant par l'étape d'une révolution bourgeoise tardive, alors ce n'est pas la peine de critiquer leurs erreurs vis à vis de l'Etat soviétique, des organes de masse de la classe ouvrière, de l'économie, etc., puisque l'affaiblissement de la dictature du prolétariat n'était que le résultat de circonstances objectives échappant à tout contrôle. Ceci est très différent de l'approche de la Gauche italienne, qui a effectué toute une série d'études sur ce que nous devions tirer comme enseignements de l'expérience de la révolution russe, sur la politique à suivre par un futur pouvoir prolétarien. C'est d'autant plus dommage que le MLP a une très bonne perception des problèmes posés par l'Etat dans la période de transition, un domaine considéré comme absolument crucial par la Gauche italienne. Il souligne, en particulier, l'importance du fait que les organes spécifiques du prolétariat ont été dissous dans l'appareil général de l'Etat soviétique : 'Voilà les faits : le 13 janvier 1918, le 3ème Congrès des soviets des députés paysans a fusionné avec le 3ème Congrès des députés des ouvriers et des soldats ; dans le courant du mois de mars, la fusion s'est étendue à toutes les localités. De cette manière, le prolétariat, dont la domination politique aurait dû garantir la transformation vers le socialisme, a partagé le pouvoir avec les paysans, et ce sous la pression des bolcheviks'. Il a aussi mis en évidence le fait que les Soviets des ouvriers et des soldats subissaient déjà une forte influence paysanne, du fait de la composition sociale de l'armée. De plus, 'une circonstance encore plus importante fut qu'au lieu de renforcer le système des organisations ouvrières authentiques - les comités d'usine - les bolcheviks, au contraire, ont contribué à leur dissolution' en les obligeant à fusionner avec les syndicats d'Etat.
Ce furent, indubitablement, d'importants développements, mais pour nous, étant donné que dans toute situation révolutionnaire il sera nécessaire que les couches non-exploiteuses s'organisent dans le cadre de l'Etat de transition, la leçon à en tirer est que la classe ouvrière ne devra sous aucun prétexte laisser submerger ses propres organes authentiques - les conseils ouvriers, les comités d'usine, etc - dans les organes plus généraux de l'Etat. En d'autres termes, le prolétariat doit maintenir son autonomie vis à vis de l'Etat de transition, le contrôlant mais ne s'identifiant pas à lui. Et il faut bien souligner que ce problème n'est pas spécifique à un pays comme la Russie de 1917, mais concerne la classe ouvrière du monde entier, qui, à ce jour, ne représente pas la majorité de l'humanité. Mais au lieu de développer notre compréhension de comment l'auto-organisation du prolétariat s'est trouvée affaiblie en se subordonnant à l'Etat de transition, le MLP nous perd dans ses théorisations pesantes sur 'le passage de la dictature démocratique du prolétariat à la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie en 1919, et finalement à la subordination de ce dernier à un régime purement capitaliste après 1921' - une expérience présentée comme unique dans l'histoire et donc qui n'apporte aucune leçon pratique pour l'avenir du mouvement ouvrier.
Soyons clairs : nous n'avons jamais prétendu que la dictature du prolétariat en Russie aurait pu être sauvée par des garanties organisationnelles, et encore moins qu'elle pouvait conduire à la création d'une société socialiste. Compte tenu de son isolement, sa dégénérescence et sa défaite étaient inévitables. Mais ceci ne doit pas nous empêcher d'apprendre le maximum de ses succès et de ses échecs, car nous n'avons pas d'autre expérience dans l'histoire de la classe ouvrière.
Ceci nous conduit à une autre question : l'absence de mesures économiques prises par les bolcheviks. Comme nous le comprenons d'après la thèse du MLP, la révolution n'a pas établi une 'dictature socialiste' mais une 'dictature démocratique du prolétariat' purement politique ; et le texte, bien que n'étant pas ambigu sur la nature des mesures prises dans le cadre du communisme de guerre, souligne qu'il n'y a pas eu abolition des rapports marchands après la révolution d'octobre. Mais ce qui est sous-entendu ici est que si le prolétariat avait établi une dictature réellement socialiste, sans aucun partage de pouvoir, à travers les comités d'usines, alors il aurait été possible d'introduire des mesures économiques vraiment socialistes. Ici encore, les camarades du MLP semblent oublier, non seulement la dimension internationale de la révolution, mais aussi la nature même du prolétariat. La révolution prolétarienne ne peut débuter que comme une révolution politique, quel que soit le niveau de développement du capitalisme dans le pays où elle commence ; ceci est dû au fait que, en tant que classe exploitée, ne possédant rien, la classe ouvrière ne dispose comme levier que du pouvoir politique (qui est en fait l'expression de sa conscience et de son auto-organisation), pour introduire les mesures sociales requises pour avancer vers un ordre communiste. Dans un pays isolé, la révolution prolétarienne sera certainement amenée à prendre des mesures économiques urgentes afin d'assurer sa propre survie. Mais ce serait une illusion fatale de croire que les rapports capitalistes pourraient être abolis à l'intérieur des frontières d'une seule économie nationale. Comme la longue citation tirée de Bilan l'a démontré, le capitalisme, en tant qu'ensemble global de rapports, ne peut être démantelé que par la dictature internationale du prolétariat. Tant que celle-ci n'a pas été établie, à travers une phase plus ou moins longue de guerre civile, le prolétariat ne peut réellement commencer à développer une forme sociale communiste. Dans ce sens, la tragédie fondamentale de la révolution russe ne réside pas dans une quelconque 'restauration' des rapports capitalistes, ces derniers n'ayant en fait jamais disparu ; elle est basée sur le processus par lequel la classe ouvrière a pris le pouvoir politique et l'a perdu, et par dessus tout, sur le fait que cette perte du pouvoir politique a été masquée par un processus interne de dégénérescence, au cours duquel les anciennes appellations ont été maintenues, mais le contenu essentiel a complètement changé.
En conclusion, nous dirons que la plus importante tragédie du 20ème siècle - les horreurs du stalinisme et du fascisme ainsi que la succession dévastatrice des guerres et des massacres - réside dans la défaite de la vague révolutionnaire prolétarienne mondiale de 1917-1923, dans les espoirs brisés de la révolution d'octobre. L'humanité a payé un lourd tribut pour cette défaite, et continue à le payer aujourd'hui, au 21ème siècle, où, de manière peut-être plus évidente que jamais, elle est en train de s'enfoncer dans la barbarie. La transformation de la société vers le communisme était possible à l'échelle mondiale en 1917, et c'est pourquoi nous pensons que les bolcheviks avaient absolument raison de demander au prolétariat de Russie d'en accomplir le premier pas.
CCI
Note 1 : Nous laisserons de côté l'utilisation peu claire de l'expression 'socialisme d'Etat' faite par le MLP pour décrire le système stalinien, puisqu'il apparaît en fait que ce n'est qu'une autre appellation du capitalisme d'Etat.
Trotski et la "culture prolétarienne"
Dans le précédent article de cette série, nous nous sommes centrés sur le débat qui s'est déroulé durant les premières années de la révolution russe, sur "la culture prolétarienne". Nous avons introduit un extrait du livre de Trotski Littérature et révolution qui fournit, à notre avis, le cadre le plus clair pour aborder ce débat et mettre en évidence l'attitude du pouvoir politique prolétarien vis-à-vis de la sphère de l'art et de la culture.
Les extraits qui suivent, que nous accompagnons de nos propres commentaires, proviennent du dernier chapitre du même livre, dans lequel Trotski développe sa vision de l'art et de la culture dans la société communiste du futur. Ayant rejeté la notion de "culture prolétarienne" dans les chapitres précédents, Trotski s'autorise à donner un aperçu sur la culture vraiment humaine d'une société sans classe ; c'est un aperçu qui nous amène bien au-delà de la question de l' art, jusqu' à la perspective d'une humanité transfigurée.
Ce n'est pas la première fois qu'est présenté ce chapitre final, ni la première tentative d'en faire ressortir la signification. Dans sa biographie monumentale de Trotski, LDeutscher le cite longuement et conclut : "Sa vision de la société sans classes se trouvait certes implicitement dans toute la pensée marxiste, influencée qu'elle était par le socialisme utopique français. Mais aucun écrivain marxiste, avant ou après Trotski, n'avait deviné les grandes perspectives d'avenir avec un oeil aussi réaliste et une imagination aussi enflammée. " ("L'homme ne vit pas seulement de politique...", Le prophète désarmé, 1, Ed. 1018, p. 27 1)
Plus récemment, Richard Stites, dans sa vaste étude des courants sociaux expérimentaux qui ont accompagné les premiers pas de la révolution russe, fait lui aussi le lien entre la vision de Trotski et la tradition utopiste. Résumant le chapitre en un seul et dense paragraphe, Stites s'y réfère comme "la mini-utopie ou le projet résumé d'un monde sous le communisme" que, dit-il, Trotski décrit "avec un accent lyrique contrôlé". Pour Stites, c'était "une caution extraordinaire à l'utopisme expérimental qui a caractérisé les années 20" (Revolutionary Dreams, Utopian Vision and Experimental Lifè in the Russian Révolution, traduit par nous). Cependant, nous devons sur ce point mettre un bémol : comme l'explique Stites dans son introduction, cet auteur tend à opposer la tendance utopiste à la tendance marxiste, de sorte qu'en un sens, il cautionne la démarche de Trotski dans la mesure où elle serait utopiste plutôt que marxiste. Pour la pensée bourgeoise plus conventionnelle, cependant, le marxisme est un utopisme - mais seulement dans le sens le plus négatif, c'est-à-dire que sa vision du futur n'est rien d'autre qu'un château en Espagne. Mais maintenant, nous allons laisser Trotski parler et pourrons étudier en conclusion de cet article si oui ou non, son travail mérite d'être décrit comme utopiste.
L'art dans la révolution, l'art dans la société communiste
Le chapitre commence par répéter l'essentiel des arguments déjà avancés dans celui sur la culture prolétarienne : le but de la révolution prolétarienne n'est pas de créer une "culture prolétarienne" flambant neuve, mais de synthétiser le meilleur de toutes les réalisations culturelles passées dans une culture authentiquement humaine. La distinction que fait Trotski entre art révolutionnaire et art socialiste reflète cette précision : "L'art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contradictions d'une période de transition, ne doit pas être confondu, avec l'art socialiste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l'art socialiste sortira de ce gui se fait durant cette période de transition.
En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les schémas. Ce n'est pas pour rien qu'Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n'est pas encore le "règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la "nécessité". Le socialisme abolira les antagonismes de classes en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classes à son summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d'un esprit de haine sociale, qui, à l'époque de la dictature prolétarienne, est un - facteur créateur aux mains de l'Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l'art, seront accordés sur d'autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d'aujourd'hui, hésitons à appeler parleurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l'amitié désintéressée, l'amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste."
Aux côtés de Rosa Luxemburg, nous pouvons mettre en question l'affirmation de Trotski sur la "haine sociale", même dans la période de dictature du prolétariat. Cette notion est liée à celle de la Terreur rouge que défendait également Trotski mais que le Spartacusbund rejeta explicitement de son programme[1] [10].
Mais il est sûr que "/a solidarité constituera la base de la société" dans le socialisme du futur. Cela amène Trotski à considérer l'argument selon lequel un "excès de solidarité" serait antagonique à la création artistique : "Un excès de ces sentiments désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l'homme en un animal sentimental, passif,* grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout. La puissante force de l'émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c'est-à-dire plus élevée et plus,féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées - dans une société où il n'y aura pas de classes il ne saurait v avoir de telles luttes - /es passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l'art qui, naturellement, deviendra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l'édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du "beau ", ou en tant qu'accessoire.
Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d'éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en 'partis", sur la question d'un nouveau canal géant, ou la répartition d'oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n'aura rien ù voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l'âme de loi "concurrence "dans la société divisée en classes. Lu lune n'en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occasions de s'exercer les plus illimitées. L'art ne souffrira pas d'un manque de ces décharges d'énergie sociale, de ces impulsions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs « partis », c'est-à-dire d'associations de tempéraments, de goûts, d'orientations .spirituelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une hase culturelle s'élevant constamment, la personnalité grandira dans toits les sens et affinera su propriété fondamental inestin2able, celle de ne. jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n'avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s'endorme ou connaisse la prostration. "
Trotski continue ensuite en étudiant quel style ou quelle école d'art serait le plus approprié à la période révolutionnaire. Dans une certaine mesure, ces considérations ont une signification plus locale ou temporaire, au sens où elles se réfèrent à des courants artistiques qui ont disparu depuis longtemps, comme le symbolisme ou le futurisme. De plus, comme le capitalisme s'est de plus en plus enfoncé dans la décadence et du fait que la commercialisation, la culture du moi et l'atomisation ont atteint des profondeurs insondables, les courants et les écoles artistiques comme tels ont plus ou moins disparu. En fait, dès les années 30, le "Manifeste de la Fédération internationale future des artistes et des écrivains révolutionnaires", écrit par Trotski en lien avec André Breton et Diego Rivera, avait déjà prévu cette tendance : "Les écoles artistiques des dernières décennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme en se succédant se sont dépassées sans qu'aucune n'arrive à terme ( ... ) Il n'y a aucun moyen de sortir de cette impasse seulement par des voies artistiques. C'est une crise de toute la civilisation. (...) Si la société contemporaine ne parvient pas à se reconstruire, l'art périra inévitablement comme à péri /'art grec sous les ruines de la civilisation esclavagiste. "(traduit par nous). Evidemment, il est très probable que le futur soulèvement social révolutionnaire donnera une impulsion nouvelle à des mouvements plus collectifs d'artistes qui s'identifieront à la révolution et qui trouveront sans doute leur inspiration dans les courants du passé sans les imiter servilement. Disons simplement que tandis que Trotski optait pour le terme "réalisme" pour définir l'art de la période révolutionnaire, il n'en rejetait pas pour autant les contributions positives d'écoles particulières, même lorsque - comme dans le cas du symbolisme par exemple - leurs préoccupations étaient très éloignées des questions sociales du jour et tendaient même à échapper à cette réalité [2] [11] : "Au contraire, l'artiste nouveau aura besoin de toutes les méthodes et de toits les procédés mis en oeuvre dans le passé, quelques autres en plus, pour saisir la vie nouvelle. Et cela ne constituera pas de /'éclectisme artistique, l'unité de l'art étant donnée par une perception active du monde".
C'est cohérent avec la vision plus globale de Trotski envers la culture que nous avons examinée dans le précédent article, s'opposant au pseudo radicalisme qui veut jeter par-dessus bord tout ce qui est hérité du passé.
Trotski a appliqué la même méthode au problème des formes littéraires fondamentales, telles la comédie et la tragédie. Contre ceux qui n'accordaient aucune place à la comédie ou à la tragédie dans l'art du futur, Trotski nous fournit une méthode pour examiner en quoi des production,,; culturelles particulières sont liées à l'évolution historique plus générale des formations sociales. La tragédie antique grecque exprimait la domination impersonnelle des dieux sur l'homme, qui, à son tour, reflétait l'impuissance relative de l'homme face à la nature dans les modes de production archaïques ; la tragédie de Shakespeare, pour sa part, qui était profondément liée aux douleurs de l'enfantement de la société bourgeoise, représentait un pas en avant car elle se centrait sur des émotions humaines plus individuelles : "Ayant atomisé les rapports humains, la société bourgeoise, pendant son ascension, s'était fixé un grand but : la libération de lu personnalité. Il en naquit les drames de Shakespeare et le Faust de Goethe. L'homme se considérait comme le centre de l'univers et, par suite, de l'art. Ce thème a suffi pendant des siècles. Toute la littérature moderne n'a été rien d'autre qu'une élaboration de ce thème, mais le but initial - lu libération et la qualification de la personnalité -s'évanouit dans le domaine d'une nouvelle mythologie sans âme quand se révéla l'insuffisance de la société réelle en butte ù ses contradictions insupportables. "
Trotski montre alors que les conditions qui donnent naissance à la tragédie, ne sont pas limitées au passé, mais continueront d'exister longtemps dans le futur, car l'homme (comme le dit Marx) est par définition un être qui souffre, confronté au conflit perpétuel entre ses efforts sans limite et l'univers objectif auquel il se confronte : "Le conflit entre ce qui est personnel et ce qui se trouve au-delà du personnel, peut se dérouler sur une base religieuse. Il peut se dérouler aussi sur la base d'une passion humaine qui dépasse l'homme : avant tout, l'élément social. Aussi longtemps que l'homme lie sera pas maître de son organisation sociale, celle ci restera suspendue au-dessus de lui comme le fatum. Que l'enveloppe religieuse soit présente ou non est secondaire, dépend du degré d'abandon de l'homme. La lutte de Babeuf pour le communisme dans une société qui n'était pas mure pour celui-ci, c'est la lutte d'un héros antique contre le destin. Le destin de Babeuf possède toutes les caractéristiques, d'une vraie tragédie, tout comme le sort des Gracques, dont Babeuf s'appropria le nom.
La tragédie des passions Personnelles exclusives est trop insipide pour notre temps. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une époque de passions sociales. La tragédie de notre époque se manifeste dans le conflit entre l'individu et la collectivité, ou dans le conflit entre deux collectivités hostiles an sein dune même personnalité. Notre temps est à nouveau celui des grandes lins. C'est ce qui le caractérise, la grandeur de cette époque réside dans l'effort de l'homme pour se libérer des nuées mystiques ou idéologiques afin de construire et la société et lui même conformément à un plan élaboré par lui. C'est évidemment un débat plus grandiose que le jeu d'enfant des Anciens, qui convenait à leur époque infantile, ou que les délires des moines moyenâgeux, ou que l'arrogance individualiste qui détache l'individu de la collectivité, l'épuise rapidement jusqu'au plus profond et le précipite dans l'abîme dit pessimisme, à moins qu'il ne /e mette à quatre pattes devant le boeuf Apis, récemment restauré.
La tragédie est une expression élevée de la littérature parce qu'elle implique la ténacité héroïque des efforts, la détermination des buts, des conflits et des passions. (...) II est difficile de prévoir si l'art révolutionnaire aura le temps de produire une "grande" tragédie révolutionnaire. Pourtant, l'art socialiste rénovera la tragédie, sans Dieu bien sûr.
L'art nouveau sera an art athée. Il redonnera vie à la comédie, car l'homme nouveau voudra rire. Il insufflera une vie nouvelle au roman. Il accordera tous les droits au lyrisme, parce que l'homme nouveau aimera mieux et plus fortement que les Anciens, et portera ses pensées sur la naissance el la mort. L’art nouveau fera revivre toutes les formes qui ont surgi au cours du développement de l'esprit créateur. La désintégration et le déclin de ces formes n'ont pas une signification absolue, elles ne sont pas absolument incompatibles avec l'esprit des temps nouveaux. Il suffit que le poète de la nouvelle époque soit accordé de façon nouvelle aux pensées de l'humanité, à ses sentiments."
Ce qui est frappant dans la démarche que Trotski adopte dans cette partie, c'est à quel point elle est conforme à la façon dont Marx pose la question de façon très similaire dans les Grundrisse- le brouillon du Capital, qui n'a pas été publié avant 1939 et que, selon toute probabilité, Trotski lui-même n'a jamais lu. Comme Trotski, Marx est concerné par la dialectique entre les changements de forme dans l'expression artistique, liés à l'évolution matérielle des forces productives, et le contenu humain sous-jacent de ces formes. Le passage est si lumineux qu'il vaut vraiment la peine de le citer en entier : "A propos de l'art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne correspondent nullement et l'évolution générale de la société ni, par conséquent, un développement de lu base matérielle qui représente en quelque sorte son ossature. Par exemple, si l'on compare les Grecs, ou même Shakespeare, aux Modernes. Pour certains genres littéraires - tels l'épopée - on reconnaît même qu'ils ne peuvent être produits dans la,forme classique où ils font époque, au moment où surgit la production d'art en tant que telle. On admet donc que, dans le domaine de l'art, certaines oeuvres importantes ne sont possibles qu’à un stade peu développé de l'art. Si les différents genres littéraires se développent inégalement au sein du monde artistique, il n'est pas surprenant de retrouver les mérites inégalités entre l'évolution clé l'art en général et celle de lu société. La difficulté, c'est de donner une formulation générale à ces contradictions, mais dès qu'on /es spécifie, elles sont expliquées.
Considérons, par exemple, les rapports entre l'art grec. Shakespeare et l'époque contemporaine. On sait que la mythologie grecque a été non seulement l'arsenal, mais la terre nourricière de l'art grec. La conception de la nature et des rapports sociaux qui alimente l'imagination et donc la mythologie grecque est-elle possible à l'époque des machines à filer automatiques, des locomotives et du télégraphe électrique ? Qu'est-ce que Vulcain auprès de Roberts & Co, Jupiter à côté du paratonnerre, et Hermès auprès du Crédit mobilier ? C'est dans et par l'imagination que la mythologie surmonte, domine et façonne les forces de la nature : elle disparaît donc lorsque, dans la réalité, ces forces sont domptées. Que devient Fama à côté de Printing-House Square ?
L'art grec suppose la mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les lois sociales élaborées par l'imagination populaire d'une manière non encore consciente mais artistique. Tels sont ses matériaux. Il ne repose donc pas sur n'importe quelle mythologie, n'importe quelle élaboration artistique non encore consciente de la nature (nous entendons par- là tout ce qui est objectif, donc aussi la société). C'est une mythologie qui fournit le terrain favorable à l'épanouissement de l'art grec qui n'aurait pu éclore à partir de la mythologie égyptienne, ni à partir d'une société parvenue à an niveau de développement où il n'existe plus de rapports mythologiques avec la nature, de rapports s'exprimant par mythes et on l'artiste doit faire preuve d'une imagination indépendante de la mythologie.
Par ailleurs, Achille est-il possible à l'ère de la poudre et dit plomb ? On l'Iliade avec l'imprimerie, ou encore mieux, la machine à imprimer ? Le chant, la légende et les muses ne s'arrêtent-ils pas nécessairement devant le levier de l'imprimeur, comme s'évanouissent les conditions favorables à la poésie épique ?
La difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social, mais qu'ils nous assurent encore un plaisir esthétique et, qu'à maints égards, ils représente pour nous une norme, voire un modèle inaccessible.
Un homme ne peut redevenir ait enfant sans être puéril. Mais est-il insensible/e à la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Dans la nature de l'enfant, chaque époque ne voit-elle pas revivre son propre caractère dans l'a vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au moment de son plein épanouissement, n'exercerait-elle pas de charme éternel de l'instant qui lie reviendra plus. Il est des enfants mal élevés et des enfants qui ont grandi trop vite : c’est le cas de nombreux peuples de l’antiquité. Les Grecs étaient des enfants normaux. Le charme que nous inspirent leurs oeuvres ne souffre pas du faible développement de la société qui les a fait fleurir : elles en sont plutôt le résultat, inséparable (les conditions d'immaturité sociale où cet art est ne, où seul il pouvait naitre et qui ne reviendra, jamais plus. " (Introduction, Ed. 10-18, p. 75)
Dans ces deux passages, il est clair que le point de départ est le même : pour comprendre chaque forme artistique particulière, il faut la situer dans son contexte historique général, et donc dans le contexte de l'évolution des forces productives de l'homme. C'est cela qui nous permet de comprendre les profonds changements que l'art a connus au cours des différentes périodes historiques. Mais tout comme Trotski comprend aussi que la condition humaine comportera toujours, dans une certaine mesure, une dimension tragique, de même Marx observe que le véritable défi théorique réside moins dans la reconnaissance que les formes artistiques sont liées aux formes de développement social que dans la compréhension de pourquoi les réalisations créatrices de "l'enfance" de l'humanité peuvent toujours résonner à travers les âges pour l'humanité présente et future. En d'autres termes, sans revenir au "génie muet" de Feuerbach ou à la nature humaine idéalisée des moralistes bourgeois, comment l'étude de l'art peut-elle nous aider à découvrir les caractéristiques vraiment fondamentales de l'activité humaine et donc de l'espèce humaine comme telle ?
L'unification de l'art et de l'industrie
Trotski se tourne maintenant vers le rapport pratique entre l'art, l'industrie et la construction dans la période révolutionnaire. Il se centre en particulier sur l'architecture, point de rencontre entre l'art et la construction. Evidemment, à ce niveau, la Russie restreinte par la pauvreté se limitait principalement à réparer les bâtiments et les voies détruits. Mais malgré ses ressources extrêmement modestes, la Russie révolutionnaire avait cherché à développer une nouvelle synthèse d'art et de construction pratique ; c'était notamment le cas de l'école constructiviste autour de Tatlin dont on se rappelle peut-être le mieux en tant que dessinateur du monument de la Troisième internationale. Mais Trotski semblait insatisfait de ces expériences et soulignait qu'aucune réelle reconstruction ne pourrait avoir lieu tant que les problèmes économiques fondamentaux ne seraient pas résolus (et ceci ne pouvait évidemment pas être accompli uniquement en Russie). Il semble donc s'être engagé plutôt à examiner le communisme futur, une fois que les problèmes fondamentaux, politiques, militaires et économiques seraient résolus. Pour Trotski, ce n'était pas un projet qui impliquerait une minorité de spécialistes, mais ce serait un effort collectif : « Il n'est pas douteux qu'à l'avenir et surtout dans un avenir lointain, des tâches monumentales telles que la planification nouvelle de cités-jardins, de maisons modèles, de voies ferrées, de ports, intéresseront outre les architectes et les ingénieurs les larges masses populaires. Au lieu de l'entassement à la manière des fourmis, des quartiers et des rues, pierre à pierre, de génération en génération, l'architecte, compas en main, bâtira des cités-villages en s'inspirant seulement de la carte. Ses plans seront mis en discussion, il se formera de vrais regroupements populaires pour et contre, des partis technico-architecturaux avec leur agitation, leurs passions, leurs meetings et leurs votes. L'architecture palpitera à nouveau au souffle des sentiments et des humeurs des masses, sur un plan plus élevé, et l'humanité, éduquée plus "plastiquement", s'habituera a considérer le monde comme une argile docile propre à être modelée en formes toujours plus belles. Le mur qui sépare l'art de l'industrie sera abattu. Au lieu d'être ornemental, le grand style de l'avenir sera plastique. Sur ce point les futuristes ont raison. Il ne faut pas parler pour autant de liquidation de l'art, de son élimination par la technique.(...) Faut-il penser que l'industrie absorbera l'art, ou que l'art élèvera l'industrie sur son Olympe ? La réponse sera différente, selon qu'on aborde la question du côté de l'industrie ou du côté de l'art. Dans le résultat objectif, pas de différence. L'une et l'autre supposent une expansion gigantesque de l'industrie et une élévation gigantesque de sa qualité artistique. Par industrie, nous entendons ici naturellement toute l'activité productive de l'homme : agriculture mécanisée et électrifiée y comprise. "
Ici, Trotski nous offre une concrétisation de la vision originelle de Marx dans les Manuscrits économiques et philosophiques (1844) : l'homme, une fois libéré du travail aliéné, construira un monde "en accord avec les lois de la beauté([3] [12])".
Les paysages du futur
Trotski commence alors à développer sa vision (en crescendo), se permettant de dépeindre les villes et les paysages du futur : "Le mur qui sépare l'art de l'industrie, et aussi celui qui sépare l'art de la nature s'effondreront. Pas dans le sens où Jean-Jacques Rousseau disait que l'art se rapprochera de plus en plus de la nature, mais dans ce sens que la nature sera amenée plus près de l'art. L'emplacement actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L'homme a déjà opéré certains changements non dénués d'importance sur la carte de la nature ; simples exercices d'écolier par comparaison avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promettre de déplacer des montagnes, la technique qui n'admet rien "par.foi"les abattra et les déplacera réellement. Jusqu'à présent, elle ne l'a fait que pour des buts commerciaux ou industriels (mines et tunnels), à l'avenir elle le féra sur une échelle incomparablement plus grande, conformément à des plans productifs et artistiques étendus. L'homme dressera un nouvel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieusement et plus d'une fois la nature. Il remodèlera éventuellement, la terre, à son goût. Nous n'avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre.
Le poète Kliouiev, polémiquant avec Maïakovski, déclare avec malice qu'il ne convient pas au poète de se préoccuper de grues" et que "dans le creuset du coeur non dans aucun autre est fondu l'or pourpre de la vie". Ivanov-Razumnik, un populiste qui fût socialiste révolutionnaire de gauche, et ceci dit tout, est venu mettre son grain de sel dans la discussion. La poésie du marteau et de la machine, déclare Ivanov-Razumnik visant Maïakovski, sera passagère. Parlez-nous de "la terre originelle", "éternelle poésie de l'univers". D'un côté, une source éternelle de poésie, de l'autre, l'éphémère. L'idéaliste semi-mystique, fade et prudent, Razumnik, préfère naturellement l'éternel à l'éphémère. Cette opposition de la terre à la machine est sans objet à la campagne arriérée on ne petit opposer le moulin ou la plantation ou l'entreprise socialiste. La poésie de la terre n'est pas éternelle mais changeante ; et l'homme n'a commencé à chanter qu'après avoir placé entre lui et la terre des outils et des instruments, ces machines élémentaires. Sans la faucille, la faux et la charrue, il n'y aurait pas eu de poète paysan. Cela veut-il dire que la terre avec faucille a le privilège de l'éternité sur lit terre avec charrue électrique ? L'homme nouveau, qui commence seulement à naître, n'opposera pas, comme Kliozriev et Razumnik, les outils en os ou en arêtes de poisson à la grue ou au marteau-pilon. L'homme socialiste maîtrisera la nature entière, v compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans. Les idéalistes nigauds peuvent dire que tout cela finira par manquer d'agrément, c'est pourquoi ce sont des nigauds. Pensent-ils que tout le globe terrestre sera tiré au cordeau, que les forets seront transformées en parcs et en jardins ? Il restera des fourrés et des forêts, des faisans et des tigres, là où l'homme leur dira de rester. Et l'homme s’y prendra de telle façon que le tigre ne remarquera même pas la présence de la machine, qu'il continuera à vivre comme il a vécu. La machine ne s'opposera pas à la terre. Elle est un instrument de l'homme moderne dans tous les domaines de la vie. Si la ville d'aujourd'hui est "temporaire", elle ne se dissoudra pas dans le vieux village. Au contraire, le village s'élèvera au niveau de la ville. Et ce sera là notre tâche principale. La ville est "temporaire", mais elle indique l'avenir et montre la route. Le village actuel relève entièrement du passé."
Dans ce passage, on trouve une réfutation clairvoyante des primitivistes d'aujourd'hui qui mettent sur le dos de la "technologie" tous les maux de la vie sociale et cherchent à retourner au rêve d'Arcadie de la simplicité, avant que le serpent de la technologie n'entre dans son jardin : comme nous l'avons montré ailleurs (voir par exemple notre article sur l'écologie dans la Revue internationale n°64), une telle vision représente en réalité une régression à un passé pré-humain et donc à l'élimination du genre humain. Trotski ne doute pas un moment du fait que c'est la ville qui montre la voie. Mais pas sous sa forme actuelle : puisqu'il reconnaît que la ville d'aujourd'hui n'est qu'un phénomène transitoire, nous pouvons être sûrs qu'il est totalement en accord avec la notion de Marx et Engels d'une nouvelle synthèse entre la ville et la campagne. Et cette notion n'a rien de commun avec l'urbanisation dévastatrice du globe due le capitalisme inflige aujourd'hui à l'humanité ; ainsi Trotski envisage la préservation délibérée de zones sauvages dans un plan d'ensemble d'aménagement de la planète. Aujourd'hui, la dégradation de l'environnement, la menace posée par la destruction des grandes forêts, montre bien plus qu'à l'époque de Trotski à quel point une telle préservation sera une nécessité vitale. Aujourd'hui, nous sommes confrontés au danger très réel qu'il n'y aura plus ni tigres ni forêts à protéger, et le pouvoir prolétarien du futur devra sans aucun doute prendre des mesures draconiennes et rapides pour mettre fin à cet holocauste écologique. Mais il ne fait aucun doute que la régénération communiste de la nature se fera sur la base des avancées les plus importantes et à long terme en science et en technologie.
La libération de la vie quotidienne
Trotski en vient ensuite à l'organisation de la vie quotidienne dans le communisme : "Les rêves actuels de quelques enthousiastes, visant à communiquer une qualité dramatique et une harmonie rythmique à l'existence humaine s'accordent bien et de manière cohérente avec cette perspective. Maître de son économie, l'homme bouleversera la stagnante vie quotidienne. La besogne fastidieuse de nourrir et d'élever les enfants sera ôtée à la famille par l'initiative sociale. La femme émergera enfin de son semi esclavage. À côté de la technique, la pédagogie formera psychologiquement de nouvelles générations et régira l'opinion publique. Des expériences d'éducation sociale, dans une émulation de méthodes, se développeront dans un élan aujourd'hui inconcevable. Le mode de vie communiste ne croîtra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. I1 sera édifié consciemment. 11 sera contrôlé par la pensée critique, Il sera dirigé et rectifié. L'homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du mont Blanc ou au fond de l'Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé. À peine une croûte commencera-t-elle à se former à la surface de l'existence humaine, qu'elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions et réalisations. Non la vie de l'avenir ne sera pas monotone. "
Le réveil de l'inconscient
Et dans le passage final de son livre, la vision de Trotski atteint son apogée, quand il descend du sommet des montagnes dans les profondeurs de la psyché humaine : "Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands, et par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, dans la marche, au jeu. II voudra maîtriser les processus semi conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psychophysiques. Ces perspectives découlent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ? Le genre humain qui a cessé de ramper devant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l'hérédité et de la sélection sexuelle aveugle ? L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et lin développement plus harmonieux de ses tissus ; il tiendra ainsi la peur de la mort dans les limites d'une réaction rationnelle de l'organisme devant le danger. II n'y a pas de doute, en effet, que le manque d'harmonie anatomique et physiologique, l'extrême disproportion dans le développement de ses organes ou l'utilisation de ses tissus, donnent à son instinct de vie cette crainte morbide, hystérique, de la mort, laquelle crainte nourrit à son tour les humiliantes et stupides fantaisies sur l'au-delà. L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments, d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez.
II est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être ainsi atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur /a nature. L'esprit de construction sociale et l'auto éducation psychophysique deviendront les aspects jumeaux d'un seul processus. Tous les arts - la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, Ici musique et l'architecture - donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto éducation de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus, fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Goethe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets."
Selon nous, examiner les implications de ce passage final requiert au moins un article à lui tout seul. Mais pour conclure cet article, nous devons revenir à la question posée au début : le portrait que fait Trotski de la société communiste du futur peut-il être défini comme une forme d'utopisme, et se situant donc en dehors du royaume de la possibilité matérielle réelle ?
Ici, nous devons nous référer à la remarque de Bordiga sur ce qui distingue le marxisme de l'utopisme : ce n'est pas le fait que ce dernier aime décrire la société du futur et le premier non, mais c'est qu'à la différence des utopistes, le marxisme, en identifiant le prolétariat et en s'identifiant à celui-ci en tant que classe implicitement communiste, a découvert le mouvement réel qui peut mener au renversement du capitalisme et à l'instauration du communisme. Ayant donc dépassé tous les schémas abstraits basés sur de simples idéaux et sur des souhaits, le marxisme est donc tout à fait en droit d'examiner la totalité de l'histoire humaine pour développer sa compréhension des capacité réelles de l'espèce. Quand Trotski parle de l'individu moyen sous le communisme atteignant les hauteurs d'un Aristote, d'un Goethe ou d'un Marx, ce jugement se base sur la reconnaissance que ces individus exceptionnels étaient eux-mêmes le produit de forces sociales plus vastes, et peuvent donc être vus comme les jalons qui montrent la voie du futur, l'indication de ce que pourraient être les êtres humains une fois que les entraves des privilèges de classe et de la pénurie économique auront été dépassés.
Trotski a écrit Littérature et révolution en 1924, au moment où les filets de la contre-révolution stalinienne étaient entrain de se resserrer sur lui. Sa vision est donc un témoignage d'autant plus émouvant de sa profonde confiance dans la perspective communiste de la classe ouvrière. En ces temps de décomposition capitaliste, alors que la notion même de communisme est plus que jamais raillée non seulement en tant qu'utopie mais comme une illusion dangereuse, le portrait que fait Trotski de l'avenir possible de l'humanité, reste un défi pour l'inspiration d'une nouvelle génération de militants révolutionnaires.
CDW
[1] [13] "La révolution prolétarienne n'a pas besoin de la terreur pour atteindre ses bats. elle considère l'homicide avec haine et aversion. Elle il 'a pas besoin de tels moyen,s parce que la lutte qu'elle mène n'a pas lieu contre les individus, mais contre les institutions ». Il va sans dire que si Spartacus rejetait la terreur, cela ne veut pas dire qu'il était opposé à la violence de classe révolutionnaire qui n'est pas la même chose.
[2] [14] En utilisant le terme de réalisme, Trotski parlait de quelque chose de plus large que l'école réaliste spécifique qui a connu son âge d'or au 19e siècle. Il voulait dire "un monisme réaliste au sens d'une philosophie de la vie, et pas lin "réalisme" au sens de l'arsenal traditionnel des écoles littéraires". Il serait également intéressant de connaître le point de vue de Trotski après sa dernière confrontation avec le mouvement surréaliste avec lequel il partageait d'importants points d'accord. Nous y reviendrons dans un prochain article.
Rétrospectivement, nous pouvons ajouter que la définition que Trotski utilise du réalisme n'a rien à voir avec la banalité unidimensionnelle du "Réalisme socialiste" qu'a élaboré la bureaucratie stalinienne. Contrairement aux meilleures traditions du bolchevisme ayant présidé à une floraison considérable de tentatives artistiques durant les premières années de la révolution, le Réalisme socialiste demandait à l'art de n'être que le véhicule d'une propagande politique, et une propagande réactionnaire en plus, puisqu'il était au service du prestige de la terreur stalinienne et de la construction d'un régime de caserne de capitalisme d'Etat. Ce n'est certainement pas par hasard que dans sa forme comme dans son contenu, le Réalisme socialiste soit en fait impossible à distinguer du kitsch nazi. Comme Trotski et Breton l'ont écrit dans le "Manifeste de la Fédération internationale" : « On appelle « réalisme socialiste » le style de la peinture soviétique officielle - une telle étiquette n’a pu être inventée que par un bureaucrate à la tête du département artistique.(... ) On ne peut sans révulsion et horreur lire les poèmes et les romans, ou regarder les peintures et les sculptures dans lesquelles des officiels armés de la plume, de la brosse et du ciseau, et inspectés par d'autres officiels, armés de revolvers, glorifient les grands leaders de génie » chez qui il 'existe pas une étincelle de génie ni de grandeur. L 'art de l'époque de Staline restera l'expression la plus frappante du très profond déclin de la révolution prolétarienne. »
[3] [15] Voir les articles de cette série qui traitent des Manuscrits de 1844 et de la vision du communisme qu'ils contiennent, dans les Revue internationale n°70 et 71.
Nous publions ci-dessous de très larges extraits de la première partie d'un texte d'orientation mis en discussion au sein du CCI durant l'été 2001 et adopté par la conférence extraordinaire de notre organisation qui s'est tenue à la fin mars 2002. Ce texte fait référence aux difficultés organisationnelles rencontrées par le CCI au cours de la dernière période, difficultés dont nous avons rendu compte dans notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" de la Revue internationale 110 ainsi que dans notre presse territoriale. N'ayant pas ici la place de revenir sur ce qui est dit dans ces articles, nous encourageons le lecteur à s'y reporter pour une meilleure compréhension des questions abordées. Nous avons toutefois accompagné ce texte d'un certain nombre de notes[1] afin d'en faciliter la lecture de même que nous avons reformulé certains passages qui, s'ils étaient compréhensibles pour des militants du CCI au fait de ses discussions internes, risquaient de ne pas l'être pour un lecteur extérieur.
Les débats actuels dans le CCI sur les questions de la solidarité et de la confiance ont commencé en 1999 et en 2000, en réponse à une série de faiblesses sur ces questions centrales au sein de notre organisation. Derrière des manquements concrets dans l'expression de la solidarité vis-à-vis de camarades en difficulté, une faiblesse plus profonde dans le développement d'une attitude permanente de solidarité quotidienne entre nos militants a été identifiée. Derrière la répétition de manifestations d'immédiatisme dans l'analyse et l'intervention au sein de la lutte de classe (en particulier le refus de reconnaître toute l'ampleur du recul après 1989) et une tendance marquée à nous consoler à travers des "preuves immédiates" supposées confirmer le cours historique, nous avons mis en lumière un manque fondamental de confiance dans le prolétariat et dans notre propre cadre d'analyse. Derrière la dégradation du tissu organisationnel qui commençait à se concrétiser, en particulier dans la section du CCI en France, nous avons été capables de reconnaître un manque de confiance entre différentes parties de l'organisation et dans notre propre mode de fonctionnement.
D'ailleurs, c'est le fait de nous confronter à différentes manifestations de manque de confiance dans nos positions fondamentales, notre analyse historique et nos principes organisationnels, et entre camarades et organes centraux qui nous a obligés à aller au-delà de chaque cas particulier et à poser ces questions de façon plus générale et fondamentale, et donc plus théorique et historique.
Plus particulièrement, la réapparition du clanisme[2] au cœur même de l'organisation nécessite l'approfondissement de notre compréhension de ces questions. Comme le dit la résolution d'activités du 14e Congrès du CCI : "... le combat des années 90 était nécessairement contre l'esprit de cercle et les clans. Mais, comme nous l'avons déjà dit à l'époque, les clans étaient une fausse réponse à un problème réel : celui de la faiblesse de la confiance et de la solidarité prolétariennes dans notre organisation. C'est pourquoi l'abolition des clans existants n'a pas résolu de façon automatique le problème de la création d'un esprit de parti et d'une véritable fraternité dans nos rangs qui ne peuvent résulter que d'un effort profondément conscient.
Alors que nous avions insisté, à l'époque, sur le fait que le combat contre l'esprit de cercle est permanent, l'idée a subsisté selon laquelle, comme ce fut le cas à l'époque des Première et Deuxième Internationales, ce problème restait principalement lié à une phase d'immaturité qui serait surmontée et dépassée.
En réalité, le danger de l'esprit de cercle et du clanisme aujourd'hui est bien plus permanent et insidieux qu'à l'époque de la lutte de Marx contre Bakounine, ou de Lénine contre le menchevisme. En fait, il existe un parallèle entre les difficultés actuelles de la classe dans son ensemble pour retrouver son identité de classe et les réflexes élémentaires de solidarité avec les autres ouvriers, et celles de l'organisation révolutionnaire pour maintenir un esprit de parti dans le fonctionnement quotidien.
En ce sens, en posant les questions de la confiance et de la solidarité comme des questions centrales de la période, l'organisation a commencé à poursuivre la lutte de 1993, en lui ajoutant une dimension « en positif », et allant donc plus en profondeur pour s'armer contre l'intrusion des glissements organisationnels petits-bourgeois. "
En ce sens, le débat actuel concerne directement la défense et même la survie de l'organisation. Mais précisément pour cette raison, il est essentiel de développer au maximum toutes les implications théoriques et historiques de ces questions. Aussi, par rapport aux problèmes organisationnels auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, il existe deux angles d'attaque fondamentaux. La mise à nu des faiblesses organisationnelles et des incompréhensions qui ont permis la résurgence du clanisme, ainsi que l'analyse concrète du développement de cette dynamique, sont la tâche du rapport que présentera la Commission d'Investigation[3]. La tâche de ce Texte d'Orientation, par contre, est essentiellement de fournir un cadre théorique permettant une compréhension historique plus profonde et une résolution de ces problèmes.
En fait, il est essentiel de comprendre que le combat pour l'esprit de parti comporte nécessairement une dimension théorique. C'est précisément la pauvreté du débat sur la confiance et la solidarité jusqu'à présent qui a constitué un facteur majeur permettant le développement du clanisme. Le fait même que ce Texte d'orientation soit écrit non au début mais plus d'un an après que ce débat ait été ouvert, témoigne des difficultés que l'organisation a eues pour parvenir à avoir prise sur ces questions. Mais la meilleure preuve de ces faiblesses est le fait que le débat sur la confiance et la solidarité s'est accompagné d'une détérioration sans précédent des liens de confiance et de solidarité entre les camarades !
Nous sommes en réalité confrontés ici à des questions fondamentales du marxisme, à la base même de notre compréhension de la nature de la révolution prolétarienne, qui font partie intégrante de la plate-forme et des statuts du CCI. En ce sens, la pauvreté du débat nous rappelle que le danger d'atrophie théorique et de sclérose est toujours présent pour une organisation révolutionnaire.
La thèse centrale de ce Texte d'orientation est que la difficulté à développer dans le CCI une confiance et une solidarité plus profondément enracinées a constitué un problème fondamental tout au long de l'histoire de l'organisation. Cette faiblesse est à son tour le résultat des caractéristiques essentielles de la période historique qui s'est ouverte en 1968. C'est une faiblesse, non seulement du CCI mais de toute la génération concernée du prolétariat. Ainsi, comme le disait la résolution du 14e Congrès : « C'est un débat qui doit mobiliser la réflexion en profondeur de l'ensemble du CCI, car il contient la capacité potentielle d'approfondir notre compréhension non seulement de la construction d'une organisation ayant une vie vraiment prolétarienne, mais aussi de la période historique dans laquelle nous vivons. »
En ce sens, les questions en jeu vont bien plus loin que la question organisationnelle comme telle. En particulier, la question de la confiance touche tous les aspects de la vie du prolétariat et du travail des révolutionnaires -tout comme le manque de confiance dans la classe se manifeste également par l'abandon des acquis programmatiques et théoriques.
a) Dans l'histoire du mouvement marxiste nous ne trouvons pas un seul texte écrit sur la confiance ou sur la solidarité. D'un autre côté, ces questions sont au cœur même de beaucoup de contributions fondamentales du marxisme, depuis "L'Idéologie allemande" et Le "Manifeste communiste" jusqu'à "Réforme sociale ou révolution ?" et "L’État et la révolution". L'absence d'une discussion spécifique sur ces questions dans le mouvement ouvrier du passé n'est pas signe de leur caractère secondaire. Tout au contraire. Ces questions étaient si fondamentales et évidentes qu'elles n'étaient jamais posées en elles-mêmes, mais toujours en réponse à d'autres problèmes soulevés.
Si aujourd'hui nous sommes obligés de dédier un débat spécifique et une étude théorique à ces questions, c'est parce qu'elles ont perdu leur caractère d’"évidence".
C'est le résultat de la contre-révolution qui a commencé dans les années 20 et de la rupture de la continuité organique des organisations politiques prolétariennes qu'elle a causée. Pour cette raison, concernant l'accumulation de confiance et de solidarité vivante au sein du mouvement ouvrier, il est nécessaire de distinguer deux phases dans l'histoire du prolétariat. Pendant la première phase, qui va des débuts de son auto-affirmation comme classe autonome jusqu'à la vague révolutionnaire de 1917-23, la classe ouvrière a été capable, malgré une série de défaites souvent sanglantes, de développer de façon plus ou moins continue sa confiance en elle-même et son unité politique et sociale. Les manifestations les plus importantes de cette capacité ont été, en plus des luttes ouvrières elles-mêmes, le développement d'une vision socialiste, d'une capacité théorique d’une organisation politique révolutionnaire. Ce processus d'accumulation, œuvre de décennies et de générations, a été interrompu et même renversé par la contre-révolution. Seules de minuscules minorités révolutionnaires ont été capables de maintenir leur confiance dans le prolétariat au cours des décennies qui ont suivi. Le resurgissement historique de la classe ouvrière en 1968, en mettant fin à la contre-révolution, a commencé à renverser à nouveau cette tendance. Cependant les nouvelles expressions de confiance en soi et de solidarité de classe manifestées par cette nouvelle génération prolétarienne non défaite sont restées pour leur plus grande part enracinées dans les luttes immédiates. Elles ne se fondaient pas encore, comme dans la période d'avant la contre- révolution, sur une vision socialiste et une formation politique, sur une théorie de classe et sur la transmission d'une expérience accumulée et d'une compréhension d'une génération à l'autre. En d'autres termes, la confiance en soi historique du prolétariat et sa tradition d'unité active et de combat collectif appartiennent aux aspects de son combat qui ont le plus souffert de la rupture de la continuité organique. De même, elles font partie des aspects les plus difficiles à rétablir, puisqu'elles dépendent plus que beaucoup d'autres d'une continuité politique et sociale vivante. Ceci donne lieu à son tour à une vulnérabilité particulière des nouvelles générations de la classe et de ses minorités révolutionnaires.
D'abord et avant tout, c'est la contre-révolution stalinienne qui a contribué à saper la confiance du prolétariat dans sa mission historique propre, dans la théorie marxiste et dans ses minorités révolutionnaires. Le résultat en est que le prolétariat après 1968 tend plus que les générations non défaites du passé à souffrir du poids de l'immédiatisme, d'une absence de vision à long terme. En lui dérobant une grande partie de son passé, la contre-révolution et la bourgeoisie d'aujourd'hui privent le prolétariat d'une vision claire de son futur sans laquelle la classe ne peut pas déployer une confiance plus profonde dans sa propre force.
Ce qui distingue le prolétariat de tout autre classe dans l'histoire est le fait que, dès sa toute première apparition en tant que force sociale indépendante, il a mis en avant un projet de société future, basé sur la propriété collective des moyens de production ; comme première classe de l'histoire dont l'exploitation est basée sur la séparation radicale des producteurs d'avec les moyens de production et sur le remplacement du travail individuel par le travail socialisé, sa lutte de libération se caractérise par le fait que le combat contre les effets de l'exploitation (qui est commun à toutes les classes exploitées) a toujours été lié au développement d'une vision du dépassement de cette exploitation. Première classe dans l'histoire qui produit de façon collective, le prolétariat est appelé à refonder la société sur une base collective consciente. Puisqu'il est incapable, en tant que classe sans propriété, de gagner un pouvoir quelconque au sein de la société actuelle, la signification historique de sa lutte de classe contre l'exploitation doit révéler, à lui-même et donc à la société dans son ensemble, le secret de sa propre existence comme fossoyeur de l'exploitation et de l'anarchie capitalistes.
Pour cette raison, la classe ouvrière est la première classe dont la confiance dans son propre rôle historique est inséparable de la solution qu'elle apporte à la crise de la société capitaliste.
Cette position unique du prolétariat en tant que seule classe de l'histoire à être à la fois exploitée et révolutionnaire comporte deux conséquences importantes :
En ce sens, la dialectique de la révolution prolétarienne est essentiellement celle du rapport entre le but et le mouvement, entre la lutte contre l'exploitation et la lutte pour le communisme. L'immaturité naturelle des premiers pas de "l'enfance" de la classe sur la scène historique se caractérise par un parallélisme entre le développement des luttes ouvrières et celui de la théorie du communisme. L'interconnexion entre ces deux pôles n'a pas été comprise au départ par les participants eux-mêmes. Cela s'est reflété dans le caractère souvent aveugle et instinctif des luttes ouvrières d'un côté, et l'utopisme du projet socialiste de l'autre.
C'est la maturation historique du prolétariat qui a permis la réunion de ces deux éléments, ce qui s'est concrétisé dans les révolutions de 1848-49 et par-dessus tout par la naissance du marxisme, la compréhension scientifique du mouvement historique et du but de la classe.
Deux décennies après, la Commune de Paris, produit de cette maturation, a révélé l'essence de la confiance du prolétariat dans son propre rôle : l'aspiration à prendre la direction de la société afin de la transformer selon sa propre vision politique.
Qu'y a-t-il à l'origine de cette confiance en soi étonnante de la part d'une classe opprimée et dépossédée, une classe qui concentre toute la misère de l'humanité dans ses rangs et qui s'est révélée elle-même dès 1871? Comme celle de toutes les classes exploitées, la lutte du prolétariat comporte un aspect spontané. Le prolétariat ne peut que réagir aux contraintes et attaques que lui impose la classe dominante. Mais contrairement aux luttes de toutes les autres classes exploitées, celle du prolétariat a avant tout un caractère conscient. Les avancées de sa lutte sont fondamentalement le produit de son propre processus de maturation politique. Le prolétariat de Paris était une classe éduquée politiquement qui était passée par différentes écoles de socialisme, du blanquisme au proudhonisme. C'est cette formation politique durant les décennies précédentes qui explique dans une grande mesure la capacité de la classe à défier l'ordre dominant d'une telle façon (tout comme elle explique les défauts de ce mouvement). En même temps, 1871 a aussi été le résultat du développement d'une tradition consciente de solidarité internationale qui a caractérisé toutes les principales luttes des années 1860 en Europe occidentale.
En d'autres termes, la Commune a été le produit d'une maturation souterraine, caractérisée en particulier par une plus grande confiance dans la mission historique de la classe et par une pratique plus développée de la solidarité de classe. Une maturation dont le point culminant était la Première internationale.
Avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le rôle central de la confiance et de la solidarité s'accentue, puisqu’une révolution prolétarienne accède à l'ordre du jour de l'histoire. D'un côté, le caractère spontané du combat ouvrier est plus développé avec l'impossibilité de la préparation organisationnelle des luttes à travers des partis de masse et des syndicats[4]. D'un autre côté, la préparation politique de ces luttes, à travers le renforcement de la confiance et de la solidarité, devient encore plus importante. Les secteurs les plus avancés du prolétariat russe qui, en 1905, furent les premiers à découvrir l'arme de la grève de masse et des conseils ouvriers, sont passés par l'école du marxisme à travers une série de phases : celle de la lutte contre le terrorisme, la formation des cercles politiques, les premières grèves et manifestations politiques, la lutte pour la formation du parti de classe et les premières expériences d'agitation de masse. Rosa Luxemburg, qui fut la première à comprendre le rôle de la spontanéité à l'époque de la grève de masse, insiste sur le fait que, sans une telle école du socialisme, les événements de1905 n'auraient jamais été possibles.
Mais c'est la vague révolutionnaire de 1917-23 et par-dessus tout la révolution d'Octobre qui ont révélé le plus clairement la nature des questions de la confiance et de la solidarité. La quintessence de la crise historique était contenue dans la question de l'insurrection. Pour la première fois dans toute l'histoire de l'humanité, une classe sociale était en position de changer de façon délibérée et consciente le cours des événements mondiaux. Les bolcheviks sont revenus à la conception d'Engels sur "l'art de l'insurrection". Lénine a déclaré que la révolution était une science. Trotsky parlait de "l'algèbre de la révolution". A travers l'étude de la réalité sociale, à travers la construction d'un parti de classe capable de passer l'examen de l'histoire, à travers la préparation patiente et vigilante du moment où les conditions objectives et subjectives pour la révolution seraient réunies, et à travers l'audace révolutionnaire nécessaire pour saisir l'occasion, le prolétariat et son avant-garde commencèrent, dans un triomphe de conscience et d'organisation, à surmonter l'aliénation qui condamne la société à être la victime impuissante de forces aveugles. En même temps, la décision consciente de prendre le pouvoir en Russie et donc d'assumer toutes les épreuves d'un tel acte dans l'intérêt de la révolution mondiale a constitué l'expression la plus haute de la solidarité de classe. C'est une nouvelle qualité dans l'ascension de l'humanité, le début du saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. Et c'est l'essence de la confiance du prolétariat en lui-même et de la solidarité dans ses rangs.
b) L'un des plus vieux principes de la stratégie militaire est la nécessité de saper la confiance et l'unité de l'armée ennemie. De même, la bourgeoisie a toujours compris la nécessité de combattre ces qualités dans le prolétariat. En particulier, avec la montée du mouvement ouvrier durant la seconde moitié du 19e siècle, la nécessité de combattre l'idée de la solidarité ouvrière est devenue de plus en plus centrale dans la vision du monde de la classe capitaliste, comme en témoigne la montée de l'idéologie du Darwinisme social, la philosophie de Nietzsche, le "socialisme" élitiste du Fabianisme, etc. Cependant, jusqu'à l'entrée de son système en décadence, la bourgeoisie était incapable de trouver les moyens de renverser l'avancée de ces principes au sein de la classe ouvrière. En particulier, la répression féroce qu'elle a imposée au prolétariat de Paris en 1848 et en 1871, et au mouvement ouvrier en Allemagne sous les lois anti-socialistes, tout en provoquant des reculs momentanés dans le progrès du socialisme, n'est parvenue à porter atteinte ni à la confiance historique de la classe ouvrière, ni à ses traditions de solidarité.
Les événements de la Première guerre mondiale ont révélé que c'est la trahison des principes prolétariens par des parties de la classe ouvrière elle-même, par-dessus tout par des parties des organisations politiques de la classe, qui a détruit ces principes "de l'intérieur". La liquidation de ces principes au sein de la Social-démocratie avait déjà commencé au début du 20e siècle avec le débat sur le "révisionnisme". Le caractère destructeur, pernicieux, de ce débat ne s'est pas seulement révélé par la pénétration de positions bourgeoises et l'abandon progressif du marxisme, mais avant tout par l'hypocrisie qu'il a introduite dans la vie de l'organisation. Bien que, formellement, la position de la Gauche ait été adoptée, le résultat principal de ce débat a été en réalité d'isoler complètement la Gauche - surtout dans le parti allemand. Les campagnes officieuses de dénigrement de celle qui avait été à l'avant-garde du combat contre le révisionnisme, Rosa Luxemburg, décrite dans les couloirs des congrès du parti comme un élément étranger et même assoiffé de sang, préparaient déjà le terrain de son assassinat en 1919.
En fait, le principe fondamental de la contre-révolution qui a commencé dans les années 20, a été la démolition de l'idée même de confiance et de solidarité. Le principe méprisable du "bouc émissaire", une barbarie du Moyen Âge, réapparaît dans le capitalisme industriel avec la chasse aux sorcières de la Social-démocratie contre les spartakistes et du fascisme contre les juifs, ces minorités "diaboliques" qui à elles seules étaient censées empêcher le retour à une harmonie pacifique dans l'Europe d'après-guerre. Mais c'est surtout le stalinisme, c'est-à-dire le fer de lance de l'offensive bourgeoise, qui a remplacé les principes de confiance et de solidarité par ceux de la méfiance et de la dénonciation dans les jeunes partis communistes, qui a discrédité le but du communisme et les moyens d'y parvenir.
Néanmoins, l'annihilation de ces principes n'a pas eu lieu du jour au lendemain. Même pendant la seconde guerre mondiale, des dizaines de milliers de familles ouvrières avaient encore assez de solidarité pour risquer leur vie en cachant ceux qui étaient persécutés par l'État. Et la lutte du prolétariat hollandais contre la déportation des juifs est là pour nous rappeler que la solidarité de la classe ouvrière constitue la seule solidarité réelle avec l'ensemble de l'humanité. Mais ce fut le demier mouvement de grève du 20e siècle dans lequel les communistes de gauche aient eu une influence significative[5].
Comme nous le savons, cette contre révolution fut surmontée, en 1968, par une nouvelle génération, non défaite, d'ouvriers qui eurent, une nouvelle fois, confiance pour prendre en main l'extension de leur lutte et leur solidarité de classe, poser à nouveau la question de la révolution et sécréter de nouvelles minorités révolutionnaires. Cependant, traumatisée par la trahison de toutes les principales organisations ouvrières du passé, cette nouvelle génération a adopté une attitude de scepticisme envers la politique, envers son propre passé, sa théorie de classe, sa mission historique. Cela ne la protège pas du sabotage des forces politiques de la gauche du capital, mais cela l'empêche de renouer avec les racines de la confiance en elle-même et de faire revivre de façon consciente sa grande tradition de solidarité. De même les minorités révolutionnaires sont profondément affectées. En fait, pour la première fois, surgit une situation dans laquelle les positions révolutionnaires ont un écho croissant dans la classe tandis que les organisations qui les défendent ne sont pas reconnues, même parmi les ouvriers les plus combatifs, comme appartenant à la classe.
Malgré l'impertinence et l'assurance arrogante de cette nouvelle génération d'après 1968, qui a réussi au départ à prendre la classe dominante par surprise, derrière son scepticisme vis-à-vis de la politique réside un profond manque de confiance en soi. Jamais auparavant nous n'avions vu un tel contraste entre, d'un côté, cette capacité à s'engager dans des luttes massives en grande partie auto-organisées et, de l'autre, l'absence de cette assurance élémentaire qui a caractérisé le prolétariat depuis les années 1848-50 jusqu'à 1917-18. Et ce manque de confiance en soi marque également de façon profonde les organisations de la Gauche communiste. Pas seulement les nouvelles organisations, comme le CCI ou la CWO, mais y compris un groupe comme le PCI bordiguiste qui a survécu à la contre-révolution mais a explosé au début des années 80 à cause de son impatience à être reconnu par la classe dans son ensemble. Comme nous le savons, le bordiguisme et le conseillisme ont théorisé, pendant la contre-révolution, cette perte de confiance en soi en établissant une séparation entre les révolutionnaires et la classe dans son ensemble, en appelant une partie de la classe à se méfier de l'autre[6]. De plus, à la fois l'idée bordiguiste de "l'invariance" et l'idée conseilliste opposée d'un "nouveau mouvement ouvrier" étaient, théoriquement, sur cette question, de fausses réponses à la contre-révolution. Mais le CCI qui a rejeté de telles théorisations, n'était néanmoins pas exempt lui-même des dommages causés à la confiance en soi du prolétariat et au rétrécissement de la base de cette confiance.
Ainsi nous pouvons voir comment, dans cette période historique, sont liés entre eux toute une série d'éléments : le manque de confiance de la classe en elle-même, des ouvriers dans les révolutionnaires et réciproquement, le manque de confiance des organisations politiques en elles-mêmes, dans leur rôle historique, dans la théorie marxiste et les principes organisationnels hérités du passé, et le manque de confiance de l'ensemble de la classe dans la nature historique à long terme de sa mission.
En réalité, cette faiblesse politique héritée de la contre-révolution constitue l'un des principaux facteurs de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. Coupé de son expérience historique, de ses armes théoriques et de la vision de son rôle historique, le prolétariat manque de la confiance nécessaire pour développer plus avant une perspective révolutionnaire. Avec la décomposition, ce manque de confiance, de perspective devient le lot de l'ensemble de la société, emprisonnant l'humanité dans le présent[7]. Ce n'est donc pas une coïncidence si la période historique de décomposition a été inaugurée par l'effondrement du principal vestige de la contre-révolution, celui des régimes staliniens. Le résultat de ce discrédit renouvelé du but de classe et des principales armes politiques du mouvement prolétarien, c'est que celui-ci est une fois de plus confronté à une situation sans précédent historique : une génération non défaite d'ouvriers perd dans une grande mesure son identité de classe. Pour sortir de cette crise, elle devra réapprendre la solidarité de classe, redévelopper une perspective historique, redécouvrir dans le feu de la lutte de classe la possibilité et la nécessité pour différentes parties de la classe d'avoir confiance les unes dans les autres. Le prolétariat n'a pas été défait. Il a oublié mais pas perdu les leçons de ses combats. Ce qu' il a perdu par-dessus tout, c'est sa confiance en lui-même.
C'est pourquoi les questions de la confiance et de la solidarité sont parmi les principales clés de l'ensemble de la situation d'impasse historique. Elles sont centrales pour tout le futur de l'humanité, pour le renforcement de la lutte ouvrière dans les années à venir, pour la construction de l'organisation marxiste, pour la réapparition concrète d'une perspective communiste au sein de la lutte de classe.
a) Comme le montre le Texte d'orientation de 1993[8], toutes les crises, les tendances et les scissions dans l'histoire du CCI ont leurs racines dans la question organisationnelle. Même lorsqu'il existait d'importantes divergences politiques, il n'y avait pas d'accord sur ces questions entre les membres des "tendances", et ces divergences ne justifiaient pas non plus une scission, et certainement pas le type de scission irresponsable et prématurée qui est devenue la règle générale au sein de notre organisation.
Comme le montre le Texte d'orientation de 93, toutes ces crises avaient donc pour origine l'esprit de cercle et en particulier le clanisme. De cela, nous pouvons conclure qu'à travers toute l'histoire du CCI, le clanisme a toujours constitué la principale manifestation de la perte de confiance dans le prolétariat et la cause principale de la mise en question de l'unité de l'organisation. De plus, comme leur évolution ultérieure hors du CCI l'a souvent confirmé, les clans constituaient le principal porteur du germe de dégénérescence programmatique et théorique dans nos rangs[9]."
Ce fait, mis en lumière il y a 8 ans, est néanmoins si étonnant qu'il mérite une réflexion historique. Le 14e Congrès du CCI a déjà commencé cette réflexion, en montrant que dans le mouvement ouvrier du passé, le poids prédominant de l'esprit de cercle et du clanisme s'est essentiellement restreint aux débuts du mouvement ouvrier, tandis que le CCI a été tourmenté par ce problème tout au long de son existence. La vérité, c'est que le CCI est la seule organisation dans l'histoire du prolétariat dans laquelle la pénétration d'une idéologie étrangère s'est manifestée si régulièrement et de façon prédominante à travers des problèmes organisationnels.
Ce problème sans précédent doit être compris au sein du contexte historique des trois dernières décennies. Le CCI se veut l'héritier de la plus haute synthèse de l'héritage du mouvement ouvrier et de la Gauche communiste en particulier. (...) Mais l'histoire montre que le CCI a assimilé son héritage programmatique bien plus facilement que son héritage organisationnel. C'est dû principalement à la rupture de la continuité organique causée par la contre-révolution. D'abord parce qu'il est plus facile d'assimiler les positions politiques à travers l'étude de textes du passé que de saisir les questions organisationnelles qui sont bien plus une tradition vivante, dépendant plus fortement, pour être transmises, du lien entre les générations. Deuxièmement, parce que, comme nous l'avons déjà dit, le coup porté à la confiance en soi de la classe par la contre-révolution a principalement affecté sa confiance dans sa mission historique et dans ses organisations politiques. Ainsi, tandis que la validité de nos positions programmatiques a été souvent confirmée de façon spectaculaire par la réalité (et depuis 1989, cette validité est même confirmée par des parties croissantes du marais), notre construction organisationnelle n'a pas eu le même succès retentissant. En 1989, la fin de la période d'après-guerre, le CCI n'avait accompli aucun pas décisif en termes de croissance numérique, dans la diffusion de sa presse, dans l'impact de son intervention dans la lutte de classe, ni dans le degré de reconnaissance de l'organisation par la classe dans son ensemble. C'était donc une situation historique paradoxale. D'un côté, la fin de la contre-révolution et l’ouverture d'un nouveau cours historique ont favorisé le développement de nos positions : la nouvelle génération non défaite était plus ou moins ouvertement méfiante envers la gauche du capital, les élections bourgeoises, le sacrifice pour la nation, etc. Mais de l'autre, notre militantisme communiste était peut-être moins respecté, d'une façon générale, qu'à l'époque de Bilan. Cette situation historique a amené à des doutes profondément enracinés vis-à-vis du rôle historique de l'organisation. Ces doutes ont parfois fait surface au niveau politique général à travers le développement de conceptions ouvertement conseillistes, modernistes ou anarchistes -capitulations plus ou moins ouvertes à l'ambiance dominante. Mais surtout, ils se sont exprimés de façon plus honteuse, au niveau organisationnel.
À ceci nous devons ajouter que dans l'histoire de la lutte du CCI pour l'esprit de parti, bien qu'il y ait des similarités avec des organisations du passé- l'héritage des principes de fonctionnement de nos prédécesseurs, et leur ancrage à travers une série de luttes organisationnelles - il y a également de grandes différences. Le CCI est la première organisation qui forge l'esprit de parti non dans des conditions d'illégalité, mais dans une atmosphère imprégnée d'illusions démocratiques. Concernant cette question, la bourgeoisie a appris de l'histoire : la meilleure arme de la liquidation organisationnelle n'est pas la répression mais le développement d'une atmosphère de méfiance. Ce qui est vrai pour l'ensemble de la classe l'est aussi pour les révolutionnaires : c'est la trahison des principes de l'intérieur qui détruit la confiance prolétarienne.
Le résultat, c'est que le CCI n'a jamais été capable de développer le type de solidarité vivante qui dans le passé s'est toujours forgée dans la clandestinité et qui constitue l'un des principaux composants de l'esprit de parti. De plus, le démocratisme constitue le terreau idéal pour la culture du clanisme puisqu'il est l'antithèse vivante du principe prolétarien selon lequel chacun donne le meilleur de ses capacités à la cause commune, qu'il favorise l'individualisme, l'informalisme et l'oubli des principes. Nous ne devons pas oublier que les partis de la Deuxième internationale furent dans une large part détruits par le démocratisme, et que même le triomphe du stalinisme a été démocratiquement légitimé, comme l'a souligné la Gauche italienne (...).
b) Il est évident que le poids de tous ces facteurs négatifs s'est multiplié avec l'ouverture de la période de décomposition. Nous ne répéterons pas ce qu'a déjà dit le CCI à ce sujet. Ce qui est important ici, c'est que comme résultat du fait que la décomposition tend à ronger les bases sociales, culturelles, politiques, idéologiques de la communauté humaine, en particulier en sapant la confiance et la solidarité, il y a une tendance spontanée dans la société d'aujourd'hui à se regrouper en clans, cliques et bandes. Ces groupements, quand ils ne sont pas basés sur des intérêts commerciaux ou autres intérêts matériels, ont souvent un caractère purement irrationnel, basé sur des loyautés personnelles au sein du groupe et une haine souvent insensée envers des ennemis réels ou imaginaires. En réalité, ce phénomène constitue en partie un retour, dans le contexte actuel, à des formes ataviques complètement perverties de confiance et de solidarité, reflétant la perte de confiance dans les structures sociales existantes, et une tentative de se rassurer face à l'anarchie croissante de la société. Il va sans dire que ces groupements, loin de représenter une réponse à la barbarie de la décomposition, en sont eux-mêmes une expression. Il est significatif qu'aujourd'hui, même les deux principales classes en soient affectées. En fait, pour le moment, seuls les secteurs les plus forts de la bourgeoisie semblent être plus ou moins capables de résister à leur développement. Pour le prolétariat, le degré auquel il est atteint par ce phénomène dans sa vie quotidienne est avant tout l'expression du dommage causé à son identité de classe et la nécessité qui en résulte de se réapproprier sa propre solidarité de classe.
Comme l'a dit le 14e Congrès du CCI : du fait de la décomposition, la lutte contre le clanisme n'est pas derrière mais devant nous.
c) Le clanisme a donc constitué la principale expression de la perte de confiance dans le prolétariat dans l'histoire du CCI. Mais la forme qu'il prend est la méfiance ouverte non envers l'organisation mais une partie de celle-ci. En réalité cependant, la signification de son existence est la mise en question de l'unité de l'organisation et de ses principes de fonctionnement. C'est pourquoi le clanisme, bien qu'il puisse démarrer à partir d'une préoccupation correcte, et avec une confiance plus ou moins intacte, développe nécessairement de la méfiance envers tous ceux qui ne sont pas de son côté, menant à la paranoïa ouverte. En général, ceux qui sont victimes de cette dynamique sont tout à fait inconscients de cette réalité. Cela ne veut pas dire qu'un clan n'a pas une certaine conscience de ce qu'il fait. Mais c'est une fausse conscience servant le but de se tromper soi même et les autres.
Le Texte d'orientation de 93 expliquait déjà les raisons de cette vulnérabilité qui a, dans le passé, affecté des militants comme Martov, Plekhanov ou Trotsky : le poids particulier du subjectivisme dans les questions organisationnelles. (...)
Dans le mouvement ouvrier, le clanisme a presque toujours eu pour origine la difficulté de différentes personnalités à travailler ensemble. En d'autres termes, il représente une défaite face à la toute première étape de construction de toute communauté. C'est pourquoi les attitudes claniques apparaissent souvent à des moments où arrivent de nouveaux membres, ou de formalisation et de développement des structures organisationnelles. Dans la première Internationale, c'était l'incapacité du nouveau venu, Bakounine, à "trouver sa place" qui a cristallisé des ressentiments préexistants envers Marx. En 1903, au contraire, c'est la préoccupation du statut de la "vieille garde" qui a provoqué ce qui est devenu, dans l'histoire, le menchevisme. Ceci n'a évidemment pas empêché un nouveau venu comme Lénine de défendre l'esprit de parti, ou un nouveau venu qui avait provoqué le plus de ressentiment à son égard -Trotsky- de se mettre aux côtés de ceux qui avaient eu peur de lui[10].
Précisément parce qu'il dépasse l'individualisme, l'esprit de parti est capable de respecter la personnalité et l'individualité de chacun de ses membres. L'art de la construction de l'organisation n'en consiste pas moins à prendre en considération toutes ces différentes personnalités de sorte à les harmoniser au maximum et permettre à chacune de donner le meilleur d'elle-même à la collectivité. Le clanisme au contraire se cristallise précisément autour d'une méfiance envers des personnalités et leur différent poids. C'est pourquoi il est si difficile d'identifier une dynamique clanique au début. Même si beaucoup de camarades ressentent le problème, la réalité du clanisme est si sordide et ridicule qui il faut du courage pour déclarer que "L'empereur est nu". Quel embarras !
Comme l'a remarqué une fois Plekhanov, dans le rapport entre la conscience et les émotions, ces dernières jouent le rôle conservateur. Mais cela ne veut pas dire que le marxisme partage le dédain du rationalisme bourgeois envers leur rôle. Il y a des émotions qui servent et d'autres qui portent préjudice à la cause du prolétariat. Et il est certain que la mission historique de ce dernier ne peut réussir sans un développement gigantesque de passion révolutionnaire, une volonté inébranlable de vaincre, un développement inouï de solidarité, de désintéressement et d'héroïsme sans lesquels l'épreuve de la lutte pour le pouvoir et de la guerre civile ne pourrait jamais être endurée. Et sans la culture consciente des traits sociaux et individuels de la véritable humanité, une société nouvelle ne peut être fondée. Ces qualités ne sont pas des préconditions. Elles doivent se forger dans la lutte comme le disait Marx.
Contrairement â l'attitude de la bourgeoisie révolutionnaire pour laquelle le point de départ de son radicalisme était le rejet du passé, le prolétariat a toujours basé, de façon consciente, sa perspective révolutionnaire sur tous les acquis de la période de l'humanité qui l'a précédé. Fondamentalement, le prolétariat est capable de développer une telle vision historique parce que sa révolution ne défend aucun intérêt particulier opposé à ceux de l'humanité dans son ensemble. Donc, la démarche du marxisme a toujours été, en ce qui concerne toutes les questions théoriques posées par cette mission, de prendre pour point de départ tous les acquis qui lui ont été transmis. Pour nous, non seulement la conscience du prolétariat mais celle de l'humanité dans son ensemble, est quelque chose qui s'accumule et se transmet à travers l'histoire. Telle était la démarche de Marx et Engels concernant la philosophie allemande classique, l'économie politique anglaise ou le socialisme utopique français.
De même, nous devons comprendre ici que la confiance et la solidarité prolétariennes constituent des concrétisations spécifiques de l'évolution générale de ces qualités dans l'histoire humaine. Sur ces deux questions, la tâche de la classe ouvrière est d'aller au-delà de ce qui a déjà été réalisé. Mais pour le faire, la classe doit se baser sur ce qui a déjà été accompli.
Les questions posées ici sont d'une importance historique fondamentale. Sans une solidarité de base minimale, la société humaine devient impossible. Et sans au moins une confiance mutuelle rudimentaire, aucun progrès social n'est possible. Dans l'histoire, la rupture de ces principes a toujours mené à une barbarie débridée.
a) La solidarité est une activité pratique de soutien mutuel entre les êtres humains dans la lutte pour l'existence. C'est une expression concrète de la nature sociale de l'humanité. Contrairement aux impulsions telles que la charité ou le sacrifice de soi qui présupposent l'existence d'un conflit d' intérêts, la base matérielle de la solidarité est une communauté d'intérêts. C'est pourquoi la solidarité n'est pas un idéal utopique, mais une force matérielle aussi vieille que l'humanité elle-même. Mais ce principe, représentant le moyen le plus efficace en même temps que collectif de défendre ses propres intérêts matériels "sordides", peut donner naissance aux actes les plus désintéressés, y compris le sacrifice de sa propre vie. Ce fait, que l'utilitarisme bourgeois n'a jamais été capable d'expliquer, résulte de la simple réalité selon laquelle à partir du moment où existent des intérêts communs, les parties sont soumises au bien commun. La solidarité est donc le dépassement non de "l'égoïsme" mais de l'individualisme et du particularisme dans l'intérêt de l'ensemble. C'est pourquoi la solidarité est toujours une force active, caractérisée par l'initiative, et non par l'attitude d'attendre la solidarité des autres. Là où règne le principe bourgeois de calcul des avantages et des inconvénients, il n'y a pas de solidarité possible.
Bien que dans l'histoire de l'humanité, la solidarité entre les membres de la société ait été avant tout un réflexe instinctif, plus la société humaine devient complexe et conflictuelle, plus haut est le niveau de conscience nécessaire à son développement. En ce sens, la solidarité de classe du prolétariat constitue la forme la plus haute de la solidarité humaine jusqu'ici.
Néanmoins, l'épanouissement de la solidarité ne dépend pas seulement de la conscience en général mais aussi de la culture des émotions sociales. Pour se développer, la solidarité requiert un cadre culturel et organisationnel qui favorise son expression. Étant donné un tel cadre au sein d'un groupement social, il est possible de développer des habitudes, des traditions et des règles "non écrites" de solidarité qui peuvent se transmettre d'une génération à l'autre. En ce sens, la solidarité n'a pas seulement un impact immédiat mais aussi historique.
Mais en dépit de telles traditions, la solidarité a toujours un caractère volontaire. C'est pourquoi l'idée que l'État serait l'incarnation de la solidarité, telle que l'ont cultivée en particulier la Social-démocratie et le stalinisme, est l'un des plus grands mensonges de l'histoire. La solidarité ne peut jamais être imposée contre la volonté. Elle n'est possible que si ceux qui expriment la solidarité et ceux qui la reçoivent partagent la conviction de sa nécessité. La solidarité est le ciment qui tient ensemble un groupe social, qui transforme un groupe d'individus en une seule force unie.
b) Comme la solidarité, la confiance est une expression du caractère social de l'humanité. Comme telle elle présuppose aussi une communauté d'intérêts. Elle ne peut exister qu'en relation avec d'autres êtres humains, avec des buts et des activités partagées. De cela découlent ses deux aspects principaux : confiance mutuelle des participants, confiance dans le but partagé. Les bases principales de la confiance sociale sont donc toujours un maximum de clarté et d'unité.
Cependant, la différence essentielle entre le travail humain et l'activité animale, entre le travail de l'architecte et la construction d'une ruche, comme le dit Marx, réside dans la préméditation de ce travail sur la base d'un plan[11]. C'est pourquoi la confiance est toujours liée au futur, à quelque chose qui dans le présent n'existe que sous la forme d'une idée ou d'une théorie. En même temps, c'est pourquoi la confiance mutuelle est toujours concrète, basée sur les capacités d'une communauté à remplir une tâche donnée.
Aussi, contrairement à la solidarité qui est une activité qui n'existe que dans le présent, la confiance est avant tout une activité dirigée vers le futur. C'est ce qui lui donne son caractère particulièrement énigmatique, difficile à définir ou à identifier, difficile à développer ou à maintenir. Il n'y a quasiment aucune autre aire de la vie humaine vis-à-vis de laquelle il y a tant de tromperie et d'auto-tromperie. En fait la confiance est basée sur l'expérience, l'apprentissage à travers des tâtonnements, pour établir des buts réalistes et développer les moyens appropriés. Mais parce que sa tâche est de rendre possible la naissance de ce qui n'existe pas encore, elle ne perd jamais son aspect "théorique". Aucune des grandes réalisations de l'humanité n'aurait jamais été possible sans cette capacité à persévérer dans une tâche réaliste mais difficile en l'absence de succès immédiat. C'est l'extension du rayon de la conscience qui permet une croissance de la confiance, tandis que l'emprise des forces aveugles et inconscientes dans la nature, la société et l'individu tend à détruire cette confiance. Ce n'est pas tant l'existence de dangers qui sape la confiance humaine, mais plutôt l'incapacité de les comprendre. Mais comme la vie s'expose constamment à de nouveaux dangers, la confiance est une qualité particulièrement fragile, qui prend des années à se développer mais est encline à être détruite du jour au lendemain.
Comme la solidarité, la confiance ne peut ni être décrétée, ni être imposée, mais requiert une structure et une atmosphère adéquates pour son développement. Ce qui rend si difficiles les questions de la solidarité et de la confiance, c'est le fait qu'elles ne sont pas seulement une affaire de l'esprit mais aussi du cœur. Il est nécessaire de se "sentir confiant". L'absence de confiance implique à son tour le règne de la peur, de l'incertitude, de l'hésitation et la paralysie des forces collectives conscientes.
c) Alors que l'idéologie bourgeoise se sent aujourd'hui confortée par la prétendue "mort du communisme" dans sa conviction que c'est l'élimination des faibles dans la lutte compétitive pour la survie qui seule assure la perfection de la société, ce sont en réalité ces forces collectives et conscientes qui constituent la base de l'ascension du genre humain.
Déjà les prédécesseurs de l'humanité appartenaient à ces espèces animales hautement développées à qui les instincts sociaux donnaient un avantage décisif dans la lutte pour la survie. Ces espèces portaient déjà les marques rudimentaires de la force collective : les faibles étaient protégés et la force de chaque membre individuel devenait la force de tous. Ces aspects ont été cruciaux dans l'émergence de l'espèce humaine dont la progéniture reste sans défense plus longtemps que chez aucune autre espèce. Avec le développement de la société humaine et des forces productives, cette dépendance de l'individu envers la société n'a jamais cessé de croître ; les instincts sociaux (que Darwin appelle "altruistes") qui existaient déjà dans le monde animal, prennent de plus en plus un caractère conscient. Le désintéressement, le courage, la loyauté, le dévouement à la communauté, la discipline et l'honnêteté sont glorifiés dans les premières expressions culturelles de la société, les premières expressions d'une solidarité vraiment humaine.
Mais l'homme est par-dessus tout la seule espèce qui utilise des outils qu'elle a fabriqués. C'est cette manière d'acquérir des moyens de subsistance qui dirige l'activité humaine vers le futur.
"Chez l'animal, l'action suit de façon immédiate. Il cherche sa proie ou sa nourriture et immédiatement, il bondit, attrape, mange, ou fait ce qui est nécessaire pour saisir, et ceci est hérité comme instinct... Entre l'impression et l'action de l'homme, par contre, il passe par sa tête une longue chaîne de pensées et de considérations. D’où vient cette différence ? II n'est pas difficile de voir qu'elle est étroitement liée à l'utilisation des outils. De la même façon que les pensées surgissent entre les impressions de l'homme et ses actions, l'outil apparait entre l'homme et ce qu'il cherche à atteindre. De plus, comme l'outil se trouve entre l'homme et les objets extérieurs, la pensée doit surgir entre l'impression et la réalisation ". Il prend un outil donc son esprit doit aussi faire le même circuit, ne pas suivre la première impression ".
Apprendre à "ne pas suivre la première impression ", c'est une bonne description du saut du monde animal au genre humain, du règne de l'instinct à celui de la conscience, de la prison immédiatiste du présent à l'activité orientée vers le futur. Tout développement important dans la première société humaine s'est accompagné d'un renforcement de cet aspect. Aussi, avec l'apparition des sociétés agricoles sédentaires, les vieux ne sont plus tués mais chéris comme ceux qui peuvent transmettre l'expérience.
Dans ce qu'on appelle le communisme primitif, cette confiance embryonnaire dans la puissance de la conscience pour maîtriser les forces de la nature était extrêmement ténue tandis que la force de la solidarité au sein de chaque groupe était puissante. Mais jusqu'à l'apparition des classes, de la propriété privée et de l'État, ces deux forces, aussi inégales qu'elles aient été, se renforçaient mutuellement l'une l'autre.
La société de classe fait éclater cette unité, accélérant la lutte pour la maîtrise de la nature, mais remplaçant la solidarité sociale par la lutte de classe au sein d'une et même société. Il serait faux de croire que ce principe social général ait été remplacé par la solidarité de classe. Dans l'histoire des sociétés de classe, le prolétariat est la seule classe capable d'une réelle solidarité. Tandis que les classes dominantes ont toujours été des classes exploiteuses pour lesquelles la solidarité n'est jamais plus que l'opportunité du moment, le caractère nécessairement réactionnaire des classes exploitées du passé signifiait que leur solidarité avait nécessairement un caractère furtif, utopique comme "la communauté des biens" des premiers chrétiens et des sectes du Moyen-âge. La principale expression de la solidarité sociale au sein de la société de classe avant l'avènement du capitalisme est celle qui découlait des vestiges de l'économie naturelle, y compris les droits et les devoirs qui liaient encore les classes opposées entre elles. Tout cela fut finalement détruit par la production de marchandises et sa généralisation sous le capitalisme.
"Si, dans la société actuelle, les instincts sociaux ont encore gardé de la force, c'est seulement grâce au fait que la production généralisée de la marchandise constitue encore un phénomène nouveau, à peine vieux d'un siècle, et que dans la mesure où le communisme démocratique primitif disparaît et que (...) il cesse donc d'être la source d’instincts sociaux, une source nouvelle et bien plus forte jaillit, la lutte de classe des classes montantes populaires exploités".
Avec le développement des forces productives, la confiance de la société dans sa capacité à dominer les forces de la nature a grandi de façon accélérée. Le capitalisme a fait de loin la principale contribution dans ce sens, culminant au 19e siècle, le siècle du progrès et de l'optimisme. Mais en même temps, en dressant l'homme contre l'homme dans l'affrontement de la concurrence et en aiguisant la lutte de classe à un niveau jamais atteint, il a sapé à un degré sans précédent un autre pilier de la confiance en soi de la Société, celui de l'unité sociale. De plus, pour libérer l'humanité des forces aveugles de la nature, il l'a soumise à la domination de nouvelles forces aveugles au sein de la société elle-même : celles déchaînées par la production de marchandises dont les lois opèrent en dehors du contrôle ou même de la compréhension - "dans le dos" - de la société. Ceci a mené à son tour au 20° siècle, le plus tragique de l'histoire, qui a plongé une grande partie de l'humanité dans un désespoir indicible.
Dans sa lutte pour le communisme, la classe ouvrière se base non seulement sur le développement des forces productives engendrées par le capitalisme, mais elle fonde aussi une partie de sa confiance dans l'avenir sur les réalisations scientifiques et les visions théoriques apportées auparavant par l'humanité. De même, l'héritage de la classe dans sa lutte pour une solidarité effective intègre toute l'expérience de l'humanité jusqu'à nos jours dans la création de liens sociaux, l'unité de but, les liens d'amitié, les attitudes de respect et d'attention pour les compagnons de combat, etc.
Dans le prochain numéro de la Revue internationale nous publierons la seconde et dernière partie de ce texte qui aborde les questions suivantes :
[1] Les notes qui ont été rajoutées au texte initial se trouvent en bas de page. Celles qui figuraient déjà dans le texte ont été renvoyées à la fin de l'article.
[2] Pour plus d'éléments sur l'analyse faite par le CCI sur les questions de la transformation de l'esprit de cercle en clanisme, sur les clans ayant existé dans notre organisation et sur notre combat mené à partir de 1993 contre ces faiblesses, voir notre texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" et notre article "Le combat pour la défense des principes organisationnels" respectivement dans les numéros 109 et 110 de la Revue Internationale.
[3] Il s'agit de la Commission d'investigation nommée par le 14e congrès du CCI. Voir à ce sujet notre article de la Revue internationale 110.
[4] Sur ce sujet, voir notre article "La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme" dans la Revue Internationale 23. Dans cet article, nous mettons en évidence les raisons pour lesquelles, contrairement aux luttes du 19e siècle, celles du 20e siècle ne pouvaient s'appuyer sur une organisation préalable de la classe.
[5] En février 1941, les mesures antisémites des autorités d'occupation allemandes ont provoqué une mobilisation massive des ouvriers hollandais. Déclenchée à Amsterdam le 25 février, la grève s'est étendue le lendemain dans de nombreuses villes, notamment à La Haye, Rotterdam, Groningen, Utrecht, Hilversum, Haarlem, et jusqu'en Belgique, avant que d'être sauvagement réprimée par les autorités, notamment par les SS. Voir à ce sujet notre livre sur 'La Gauche hollandaise", page 247.
[6] La conception conseilliste sur la question du parti développée par la Gauche communiste hollandaise et la conception bordiguiste, un avatar de la Gauche italienne, semblent au premier abord s'opposer radicalement : la seconde estime que le rôle du parti communiste est de prendre le pouvoir et d'exercer la dictature au nom du prolétariat, y compris en s'opposant à l'ensemble de la classe, alors que la première considère que tout parti, y compris un parti communiste, constitue un danger pour la classe qui est nécessairement destiné d'usurper son pouvoir au détriment des intérêts de la révolution. Une réalité, les deux conceptions se rejoignent dans le fait qu'elles établissent une séparation, voire une opposition, entre le parti et la classe et qu'elles manifestent un manque de confiance fondamental envers cette dernière. Pour les bordiguiste, l'ensemble de la classe n'a pas la capacité d'exercer la dictature et c'est pour cela qu'il revient au parti de prendre en charge cette tâche. Malgré les apparences, le conseillisme ne manifeste pas plus de confiance envers le prolétariat puisqu'il considère que ce dernier est destiné à se laisser déposséder de son pouvoir au bénéfice d'un parti dès lors qu'existe un tel parti.
[7] Sur notre analyse de la décomposition, voir notamment "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme" dans la Revue internationale 62.
[8] Texte publié dans la Revue Internationale 109 sous le titre "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI".
[9] Il en est ainsi parce que « Dans une dynamique de clan, les démarches communes ne partent pas d’un réel accord politique mais de liens d'amitiés, de fidélité, de la convergence d’intérêts personnels spécifiques ou de frustrations partagées. (…) Lorsqu’une telle dynamique apparaît, les membres ou sympathisants du clan ne se déterminent plus, dans leurs comportements ou les décisions qu’ils prennent, en fonction d’un choix conscient ou raisonné basé sur les intérêts généraux de l’organisation, mais en fonction du point de vue et des intérêts du clan qui tendent à se poser comme contradictoires avec ceux du reste de l’organisation ». ("La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI", Revue internationale n°109, pp29-30). Dès lors que des militants adoptent une telle démarche, ils sont conduits à tourner le dos à une pensée rigoureuse, au marxisme, et ils se font donc les porteurs d'une tendance à la dégénérescence théorique et programmatique. Pour ne citer qu'un seul exemple, on peut rappeler que le regroupement clanique qui était apparu dans le CCI en 1984 et qui allait former la "Fraction Externe du CCI", a fini par remettre en cause totalement notre plate-forme, dont elle se présentait comme le meilleur défenseur et à rejeter l'analyse de la décadence du capitalisme qui était la patrimoine de l'Internationale.
[10] Lorsqu’il est arrivé en Europe occidentale à l'automne 1902, après son évasion de Sibérie, Trotsky était déjà précédé d'une réputation de rédacteur très talentueux (un des pseudonymes qui lui ont été donnés est "Pero", dit "plume"). Rapidement, il devient un collaborateur de premier plan de l'Iskra publiée par Lénine et Plekhanov. En mars 1903, Lénine écrit à Plekhanov pour lui proposer de coopter Trotsky dans la rédaction de l'Iskra mais il se heurte à un refus : en réalité, Plekhanov craint que le talent de ce jeune militant (âgé de 23 ans) ne vienne porter ombrage a son propre prestige. C’est une des premières manifestations de la dérive de celui qui avait été le principal artisan de la pénétration du marxisme en Russie et qui, après avoir rejoint les mencheviks, finira sa carrière comme social ¬chauvin au service de la bourgeoisie.
[11] « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles d’un tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire, l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles : il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté ». Le Capital, livre I, TI, III° section, chap. 7.
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[11] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftn2
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[13] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftnref1
[14] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftnref2
[15] https://fr.internationalism.org/rinte111/communisme.htm#_ftnref3
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