Les conceptions fausses du courant conseilliste sur la nature et le rôle du Parti Bolchevique

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Une défense du caractère prolétarien de la révolution d'Octobre ne serait pas complète si elle ne traitait pas également de la nature du parti bolchevik qui en fut un des principaux protagonistes. Comme pour la révolution elle-même, la nature de ce parti ne fit pas de doute pour l'ensemble des courants révolutionnaires au moment des événements. Ce n'est qu'ultérieurement que l'idée d'un parti bolchevik non prolétarien s'est développé ailleurs que chez Kautsky et la social-démocratie.

Les "Thèses sur le bolchevisme" du "mouvement communiste de conseils" déjà évoquées sont définitives à ce sujet : "Le bolchevisme, dans ses principes, dans sa tactique et dans son organisation, est un mouvement et une méthode de la révolution bourgeoise dans un pays à prépondérance paysanne." (thèse 66).

Bien que contradictoires ailleurs : "Le mouvement de la social-démocratie russe, dirigée par des révolutionnaires professionnels, représentait essentiellement un parti de la petite-bourgeoisie." (thèse 16).

Bourgeois, petit-bourgeois ou "capitaliste d'Etat", les différentes versions de l'analyse conseilliste s'accordent sur un point : nier tout caractère prolétarien au parti bolchevik. Avant d'aller plus loin et d'examiner les bases sur lesquelles se fonde cette analyse, il est nécessaire de rappeler quelques points élémentaires d'histoire sur les origines et les positions du bolchevisme et, en particulier, les luttes qu'il a menées et contre qui.

Le bolchevisme se présente comme un courant marxiste, partie intégrante de la social-démocratie russe qui, comme tel ou en son sein, livre successivement le combat :

1) contre le populisme et le socialisme agraire;

2) contre le marxisme légal et les éléments qui vont défendre le libéralisme russe;

3) contre l'économisme ouvriériste qui réduit la lutte du prolétariat au seul terrain des revendications économiques au sein du capitalisme, pour lui opposer la lutte globale, politique de cette classe et mettre en avant ses tâches historiques;

4) contre l'intellectualisme, l'intelligentsia, ces compagnons de route incertains et dilettantes du mouvement ouvrier, pour une notion de l'engagement militant des révolutionnaires dans la classe;

5) contre la menchévisme et sa fonction de soutien, sous couvert de "marxisme", à la bourgeoisie libérale dans la révolution de 1905;

6) contre les "liquidateurs", qui après la révolution de 1905 et son écrasement, commençaient à renoncer à la nécessité de l'organisation politique du prolétariat;

7) contre les défenseurs de la guerre impérialiste, pour un internationalisme conséquent se démarquant nettement du simple pacifisme humaniste;

8) contre le gouvernement provisoire issu de la révolution de février 1917, contre tout "soutien critique ou conditionnel" de celui-ci, pour le mot d'ordre : "tout le pouvoir aux soviets".

Ces quelques points permettent d'avoir du parti bolchevik une idée déjà plus exacte que celle qu'en donne les conseillistes. De fait, dans la pratique, la fraction bolchévique se retrouve en toutes circonstances au côté de la classe ouvrière. C'est particulièrement le cas en 1905 dans la révolution qui bouleverse la société en Russie. Les bolcheviks y prennent une part active :

  • dans la lutte pour la destruction du régime tsariste ;
  • dans les soviets, au côté des soviets ;
  • dans l'insurrection, contre les mencheviks qui proclament qu'il ne fallait pas prendre les armes.

Certes, l'analyse des bolcheviks sur 1905 (révolution bourgeoise) était fausse, mais leur position est exactement la copie de la position de Marx en 1848 sur le déroulement de la révolution bourgeoise en Allemagne : ils mettent en avant le rôle actif et autonome du prolétariat dans une telle révolution au lieu de l'inciter à se mettre à la traîne de la bourgeoisie. C'est cela qui constitue la frontière de classe et non la compréhension du fait que, désormais, les révolutions bourgeoises ne sont plus possibles. L'analyse des bolcheviks retarde sur la réalité, mais dans la mesure où on se trouve au tournant de deux époques, personne ne saisit en 1905 qu'on est à la veille d'une crise historique du capitalisme, de l'entrée dans sa période de décadence : il a fallu attendre 1910-1911 pour que Rosa Luxemburg commence à soulever la question d'un changement de perspective historique.

L'activité et les prises de position des bolcheviks ne concernent pas seulement les problèmes soulevés en Russie. Ils sont, avec l'ensemble de la social-démocratie russe, partie prenante de la deuxième Internationale au sein de laquelle ils constituent l'aile gauche sur toutes les grandes questions débattues. Ils se prononcent contre le réformisme, contre le révisionnisme, contre le colonialisme.

En 1907, au Congrès de Stuttgart, Lénine signe avec Rosa Luxemburg et Martov un projet d'amendement (adopté) qui vient renforcer une résolution un peu timorée sur la guerre et qui servira de base à la position des internationalistes en 1914 :

  • "Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir (les socialistes) de s'entremettre pour la faire cesser promptement, d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste."

En 1912, au Congrès extraordinaire de Bâle où est posé le problème de la possibilité et de la menace de la guerre impérialiste, c'est toute cette aile gauche qui va donner naissance à la résolution, appelant les ouvriers à se dresser contre la défense nationale, pour l'internationalisme prolétarien.

En 1914, les bolcheviks sont parmi les premiers à se ressaisir après l'effondrement de l'Internationale face à la guerre. Ce sont les premiers à mettre en avant le mot d'ordre juste, traduisant dans la pratique les résolutions de Stuttgart et de Bâle : "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile". Ce sont les premiers à comprendre la nécessité de rompre non seulement avec la social-démocratie chauvine, mais également avec les "centristes" à la Kautsky, à mettre en avant la nécessité de construire une nouvelle Internationale débarrassée de l'opportunisme qui a corrompu la deuxième, et dont la tâche immédiate serait la préparation de la révolution socialiste.

En 1915, à la conférence de Zimmerwald (5-8 septembre), Lénine avec les bolcheviks est à la tête de la gauche dont la motion écrite par Radek et amendée par Lénine stipule que : "La lutte pour la paix sans action révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère; le seul chemin de la libération des horreurs de la guerre passe par la lutte révolutionnaire, pour le socialisme." Cette motion est rejetée sans examen et finalement la gauche (8 délégués sur 38) se rallie au manifeste écrit par Trotsky (animateur du "centre" auquel appartiennent encore les deux délégués spartakistes), tout en manifestant les plus vives réserves à son égard : "manifeste inconséquent et timoré" (article du "Social-démocrate" du 11 octobre 1915 intitulé "le premier pas"). Cette gauche, afin de pouvoir mettre en avant sa propre position, constitue, à côté de la "Commission Socialiste Internationale", un "Bureau permanent de la gauche zimmerwaldienne" animée, là encore, par les bolcheviks.

En 1916, à la conférence de Kienthal (24 avril), les bolcheviks sont de nouveau à la tête de la gauche dont la position s'est renforcée (12 délégués sur 43), en particulier grâce au ralliement des spartakistes, ce qui vient confirmer la validité de la position qu'elle a adoptée à Zimmerwald.

En 1917, toute la préparation de la révolution d'Octobre est rattachée directement par Lénine à la lutte contre la guerre impérialiste et pour l'internationalisme : "Il est impossible de s'arracher à la guerre impérialiste, impossible d'obtenir une paix démocratique, non imposée par la violence, si le pouvoir du capital n'est pas renversé, si le pouvoir ne passe pas à une autre classe : le prolétariat..." "Les obligations internationales de la classe ouvrière en Russie, aujourd'hui surtout, s'inscrivent au premier plan..." "Il n'est qu'un, et un seul, internationalisme véritable, il consiste à travailler avec abnégation au développement du mouvement révolutionnaire et de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, à soutenir (par la propagande, la sympathie, une aide matérielle) cette même lutte, cette même ligne et elle seule, dans tous les pays sans exception".
(Les tâches du prolétariat dans notre révolution, 10 avril 1917).

  • "Le grand honneur de commencer est échu au prolétariat russe; mais il ne doit pas oublier que son mouvement et sa révolution ne sont qu'une partie du mouvement prolétarien révolutionnaire mondial, qui grandit et devient de jour en jour plus puissant, par exemple en Allemagne. Nous ne pouvons déterminer nos tâches que sous cet angle". (Discours d'ouverture de la Conférence d'avril 1917).

En mars 1919, est fondée à Moscou l'Internationale Communiste dont la tâche fondamentale est résumée dans le nom qu'elle se donne "Parti mondial de la révolution socialiste". C'est l'aboutissement des efforts menés par les bolcheviks depuis Zimmerwald, c'est le parti bolchevik (devenu "communiste") qui en convoque le Congrès, ce sont deux bolcheviks, Lénine et Trotsky, qui en rédigent les deux documents majeurs : "Les thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" et le "Manifeste"; enfin ce n'est pas uniquement parce que la révolution a eu lieu en Russie que deux des membres de son comité exécutif, Lénine et Zinoviev, étaient déjà parmi les trois membres du "Bureau permanent de la Gauche zimmerwaldienne". C'est la simple traduction de la constance qu'ont manifestée les bolcheviks dans leur internationalisme irréprochable. Voilà comment a agi le bolchevisme au sein des convulsions qui ont ébranlé le capitalisme au début du siècle. Et il se trouve encore des révolutionnaires pour estimer qu'il s'agit d'un courant bourgeois ! Examinons leurs arguments.

Le "substitutionnisme" des bolcheviks

  • "Le principe de base de la politique bolchevique (conquête et exercice du pouvoir par l'organisation) est jacobin" ("Thèses sur le bolchevisme", n°21). "En tant que dirigeants d'une dictature de type jacobin, les bolcheviks ont à tous les stades, combattu sans relâche l'idée d'auto-détermination de la classe ouvrière et réclamé la subordination du prolétariat à l'organisation bureaucratique".(idem, thèse 42).

Avant d'aller plus loin et afin de rectifier un certain nombre de légendes, il est nécessaire de donner la parole à Lénine :

  • "Nous ne sommes pas des utopistes. Nous savons que le premier manoeuvre ou la première cuisinière venue ne sont pas sur le champ capables de participer à la gestion de l'Etat. Sur ce point, nous sommes d'accord avec les cadets et avec Brechkovskaïan et avec Tsérételli. Mais ce qui nous distingue de ces citoyens, c'est que nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l'Etat, d'accomplir le travail courant, quotidien de direction, les fonctionnaires riches ou issus de familles riches. Nous exigeons que l'apprentissage en matière de gestion de l'Etat soit fait par les ouvriers conscients et les soldats, et que l'on commence sans tarder... à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres...

Il va de soi que les erreurs sont inévitables quand ce nouvel appareil fera ses premiers pas... Peut-il exister une autre voie pour apprendre au peuple à se diriger lui-même, pour lui éviter les fautes, que la voie de la pratique, que la mise en oeuvre immédiate de la véritable administration du peuple par lui-même... L'essentiel, c'est d'inspirer aux opprimés et aux travailleurs la confiance dans leur propre force, de leur montrer par la pratique qu'ils peuvent et doivent entreprendre eux-mêmes la répartition équitable, strictement réglementée, organisée, du pain, de toutes les denrées alimentaires, du lait, des vêtements, des logements, etc... dans l'intérêt des classes pauvres... Si en tous lieux, on remet consciencieusement, hardiment, l'administration aux mains des prolétaires et des semi-prolétaires, cela suscitera dans les masses un grand enthousiasme révolutionnaire dont l'histoire n'a pas d'exemple, cela accroîtra dans de telles proportions les forces du peuple dans la lutte contre les fléaux, que beaucoup de choses qui paraissent impossibles à nos forces restreintes, vieilles, bureaucratiques, deviendront réalisables pour les forces d'une masse de plusieurs millions, qui se mettra à travailler pour elle même, et non pas pour le capitaliste, pas pour le fils à papa, pas pour le bureaucrate, pas sous la trique". ("Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ?" 1er octobre 1917).

Voilà comment s'exprimait le "jacobin" Lénine. "Mais", diront certains, "c'était avant la révolution d'Octobre; un tel langage était parfaitement démagogique et n'avait d'autre but que de gagner la confiance des masses pour mieux prendre le pouvoir à leur place. Après tout a changé!".

Voyons donc ce que disait "Lénine-Robespierre” après Octobre :

  • "La presse bourgeoise vénale peut claironner sur tous les toits chaque faute commise par notre révolution. Nos fautes ne nous font pas peur. Les hommes ne sont pas devenus des saints du fait que la révolution a commencé. Les classes laborieuses, opprimées, abêties, maintenues de force dans l'étau de la misère, de l'ignorance, de la barbarie depuis des siècles, ne peuvent accomplir la révolution sans commettre d'erreurs... Pour cent erreurs commises par nous et que vont claironner partout la bourgeoisie et ses larbins (nos mencheviks et nos socialistes révolutionnaires de droite y compris), on compte dix mille actes grands et héroïques, d'autant plus grands et héroïques qu'ils sont simples, effacés, enfouis dans l'existence quotidienne d'un quartier ouvrier d'un village perdu, qu'ils sont accomplis par des hommes qui n'ont pas l'habitude (ni la possibilité) de crier sur tous les toits chacun de leur succès. Mais si même c'était le contraire, si même pour cent actes justes, on comptait dix milles erreurs, notre révolution n'en serait pas moins grande et invincible car, pour la première fois, ce n'est pas une minorité, ce ne sont pas uniquement les riches, uniquement les couches instruites, c'est la masse véritable, l'immense majorité des travailleurs qui édifient eux-mêmes une vie nouvelle, tranchent en se fondant sur leur propre expérience, les problèmes si ardus de l'organisation socialiste.
    Chaque erreur dans ce travail-là, dans ce travail qu'exécutent de la façon la plus consciencieuse et la plus sincère des dizaines de millions de simples ouvriers et paysans pour transformer toute leur existence, chacune de ces défaillances vaut des milliers et des millions de succès "infaillibles" de la minorité exploiteuse. Car ce n'est qu'au prix de ces erreurs que les ouvriers et les paysans apprendront à bâtir une vie nouvelle, apprendront à se passer des capitalistes, ce n'est qu'ainsi qu'ils se frayeront un chemin -à travers mille obstacles- vers le triomphe du socialisme". ("Lettre aux ouvriers américains", 10 août 1918).

Voilà qui tempère un peu l'image souvent donnée représentant Lénine comme un croquemitaine sardonique, uniquement préoccupé de son pouvoir dictatorial et de combattre "sans relâche l'idée d'auto-détermination de la classe ouvrière". Et on pourrait citer des dizaines d'autres textes de 1917, 1918 et 1919 exprimant les mêmes idées. Ceci dit, il est vrai que Lénine et les bolcheviks avaient l'idée fausse, et relevant du schématisme bourgeois, que la prise du pouvoir politique par le prolétariat consistait dans la prise du pouvoir par son parti. Mais c'était là l'idée partagée par l'ensemble des courants de la seconde internationale, y compris ceux de la gauche. C'est justement l'expérience de la révolution en Russie, et de sa dégénérescence, qui a permis de comprendre que le schéma de la révolution prolétarienne était, dans ce domaine, fondamentalement différent de celui de la révolution bourgeoise. Jusqu'à la fin de sa vie, en janvier 1919, Rosa Luxemburg, par exemple, dont pourtant les divergences avec les bolcheviks sur les questions d'organisation sont restées célèbres, a conservé une telle vision fausse. "Si Spartakus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes." (Congrès de fondation du KPD, 1er janvier 1919).

Faut-il en conclure que Rosa Luxemburg elle-même était une "jacobine bourgeoise" ? Mais alors, de quelle "révolution bourgeoise", elle et les spartakistes, auraient-ils été les protagonistes dans l'Allemagne industrielle de 1919 ? Peut-être avait-elle cette position parce qu'elle dirigeait aussi un parti (la SDKPiL) qui menait ses activités dans les provinces polonaises et lituaniennes de la Russie tsariste dans lesquelles "seule une révolution bourgeoise aurait été à l'ordre du jour" ? Pour ridicule qu'il soit, un tel argument vaut bien celui qui fait de Lénine, qui a passé la plus grande partie de sa vie militante en Allemagne, en Suisse, en France et en Angleterre (c'est à dire dans les pays les plus avancés d'Europe) "un pur produit du sol de la Russie" et de la révolution bourgeoise dont la société de ce pays aurait été grosse.

La question agraire

  • "Les bolcheviks ont parfaitement exprimé dans leur pratique et dans leurs slogans ("Paix et terre"), les intérêts des paysans en lutte pour la sauvegarde de la petite propriété privée (intérêts capitalistes). Loin de soutenir les intérêts du prolétariat socialiste contre la propriété terrienne féodale et capitaliste, ils se sont ainsi faits, en ce qui concerne la question agraire, les tenants effrontés des intérêts du petit capitaliste" ("Thèses sur le bolchévisme", n°46).

Là aussi, il est nécessaire de rétablir la plus élémentaire vérité. Si sur cette question les bolcheviks ont commis des erreurs, il est nécessaire de critiquer leur position véritable comme l'a fait Rosa Luxemburg dans la brochure "La révolution russe" et non une position inventée pour les besoins de la démonstration. Voici ce qui figure dans le "décret sur la terre" rapporté par Lénine et adopté au deuxième Congrès des soviets, le jour même de l'insurrection d'Octobre :

  • "Reste aboli pour toujours le droit de propriété privée sur la terre. La terre ne pourra être vendue ni achetée, louée ou hypothéquée ni aliénée sous aucune autre forme. Toutes les terres, celles de l'Etat, patrimoniales, de la couronne des couvents, de l'Eglise, des grands domaines, propriété privée, des communes et paysans, etc... sont expropriées sans indemnisation : elles deviennent propriété privée de tout le peuple et sont concédées en usufruit à qui les travaille..."
    "Les terrains qui comprennent des exploitations modèles : selon leur extension et importance, elles seront données en jouissance exclusive à l'Etat ou aux communes."

Voilà donc qui est bien différent d'une "sauvegarde de la petite propriété privée (intérêts capitalistes)": celle-ci est "abolie pour toujours". Par ailleurs, ces dispositions du décret sont reprises textuellement du "mandat impératif paysan sur la terre" rédigé en août 1917, à partir de 242 mandats paysans locaux. Dans son rapport, Lénine s'en explique:

  • "Des voix s'élèvent pour dire que le décret lui-même et le mandat ont été rétablis par les socialistes-révolutionnaires. Soit. Qu'importe par qui ils sont établis; mais nous, en tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles. En appliquant le décret dans la pratique, en l'appliquant sur les lieux, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. La vie est le meilleur des éducateurs, elle montrera qui a raison, les paysans par un bout et nous par l'autre bout, nous travaillerons à trancher cette question" (Oeuvres, tome 26, p. 269).

La position des bolcheviks est claire : s'ils ont fait des concessions à la paysannerie, c'est parce qu'ils ne pouvaient pas lui imposer par la force leur propre programme auquel ils ne renoncent pas cependant. D'ailleurs, au moment même où était adopté le décret, les paysans avaient déjà commencé un peu partout à partager la terre. Quand au slogan "la terre aux paysans", il obéissait non pas à une défense "effrontée des intérêts du petit capitaliste", mais à la préoccupation de démasquer, dans les faits mêmes, tous les partis bourgeois et conciliateurs : mencheviks et socialistes-révolutionnaires qui ne faisaient que tromper les paysans avec des promesses sur la réforme agraire, réforme qu'ils n'avaient ni l'intention ni la possibilité de réaliser. En cela, ces partis ne faisaient que confirmer ce que Lénine et toute la gauche marxiste ne cessaient de répéter depuis des années : la bourgeoisie dans les pays sous-développés n'était plus en état d'accomplir de tâche historique "progressive" et particulièrement d'en finir avec les structures et lois féodales pour imposer la propriété paysanne sur les terres comme l'avaient fait les bourgeoisies des pays avancés, au début du capitalisme. Par contre, Lénine commettait une erreur en pensant que ces tâches, inachevées par la bourgeoisie, pourraient être prises en charge par le prolétariat. Si la bourgeoisie n'est plus capable de les accomplir, c'est parce qu'historiquement, elles ne sont plus réalisables, ne présentent plus un caractère de nécessité, ne correspondent plus déjà aux forces productives, et par suite, sont en opposition avec les nouvelles tâches qui s'imposent à la société. Et c'est avec raison que Rosa Luxemburg souligne que le partage des terres "accumule, devant la transformation des conditions de l'agriculture dans le sens socialiste, des difficultés insurmontables". (La révolution russe).

Elle y oppose la "nationalisation de la grande et moyenne propriété privée, (la) réunion de l'industrie et de l'agriculture". Mais, au lieu de dénoncer les bolcheviks comme "tenants des intérêts du petit capitaliste", elle écrit avec justesse:

  • "Que le gouvernement des soviets n'ait pas établi ces réformes considérables en Russie, qui pourrait lui en faire reproche ? Ce serait une mauvaise plaisanterie d'exiger ou d'attendre de Lénine et consorts que, dans le court temps de leur domination, dans le tourbillon vertigineux des luttes intérieures et extérieures, pressés de tous côtés par des ennemis et des résistances innombrables, ils dussent résoudre ou même seulement attaquer un des plus difficiles problèmes, et nous pouvons même dire le plus difficile de la transformation socialiste. Nous aurons une fois arrivés au pouvoir, même en Occident et dans les conditions les plus favorables, plus d'une dent à nous casser sur cette dure noix avant d'être sortis des plus grosses seulement entre les mille difficultés complexes de cette besogne gigantesque !" (La révolution russe).

La question nationale

  • "L'appel au prolétariat international n'était qu'un des aspects d'une vaste politique qui cherchait à se concilier le soutien international en faveur de la révolution russe. L'autre aspect était la politique et la propagande pour une "auto-détermination nationale", où les horizons de classe étaient sacrifiés plus radicalement encore que dans le concept de "révolution du peuple"." ("Thèses sur le bolchévisme", n°50).

Il est difficile de croire que c'était en vue d'une "tactique" de défense -d'une révolution qui devait se produire en 1917, alors que personne ne l'avait prévue dans ce pays et dans ces circonstances (1)- que, depuis sa fondation en 1898, la social-démocratie russe (et non seulement les bolcheviks), à la suite de la social-démocratie internationale d'ailleurs, avait adopté le mot d'ordre de "droit à l'auto-détermination nationale". Faut-il croire que Gorter qui critiquait les positions de Lénine sur cette question, avait en vue une future défense de la "révolution bourgeoise hollandaise", quand, faisant exception à ses analyses, il préconisait "l'auto-détermination" des Indes néerlandaises ?

Quant au "sacrifice des horizons de classe", voyons ce que disait Lénine en plein milieu de sa polémique avec Rosa Luxemburg sur cette question :

  • "La social-démocratie, en tant que parti du prolétariat, se donne pour tâche positive et principale de coopérer à la libre disposition non pas des peuples et des nations, mais du prolétariat de chaque nationalité. Nous devons toujours et inconditionnellement tendre à l'union la plus étroite du prolétariat de toutes les nationalités, et c'est seulement dans des cas particuliers, exceptionnels, que nous pouvons exposer et soutenir activement des revendications tendant à la création d'un nouvel Etat de classe ou au remplacement de l'unité politique totale de l'Etat par une union fédérale plus lâche..." (Iskra, n°44).

Ceci étant établi -et il faut souligner que la plupart du temps ceux qui dénoncent comme bourgeois le bolchévisme, le connaissent encore moins que ceux qui s'en réclament à la lettre- il est nécessaire d'affirmer que le mot d'ordre d'"auto-détermination nationale" doit être catégoriquement rejeté pour son contenu théorique erroné et surtout après que l'expérience ait démontré ce que ce mot d'ordre a pu devenir et à quoi il a servi dans la pratique. A cette tâche, le CCI a consacré suffisamment de textes (en particulier la brochure "Nation ou classe ?") pour qu'il soit nécessaire d'y revenir ici. Par contre, il nous faut insister sur la signification véritable qu'il y avait chez les bolcheviks, sur la différence fondamentale qui existe entre l'erreur et la trahison. Lénine et avec lui la majorité des bolcheviks -partant des intérêts de la révolution socialiste mondiale- croit pouvoir utiliser cette position politique, le "droit à l'auto-détermination nationale", contre le capitalisme, et il se trompe lourdement. Les renégats, les traîtres de tous bords, depuis les socialistes jusqu'aux staliniens, utilisent eux à fond cette position pour développer leur politique contre-révolutionnaire dans l'intérêt de conserver et renforcer le capitalisme national et international. Voilà toute la différence. Mais elle a comme épaisseur celle de la frontière de classe.

Il est naturel que des renégats et des traîtres du prolétariat s'efforcent, pour mieux se camoufler, d'utiliser telle ou telle phrase erronée de Lénine pour arriver à des conclusions complètement opposées à l'esprit révolutionnaire qui a guidé l'action de Lénine sa vie durant.

Mais il est stupide que des révolutionnaires les aident en effaçant la différence, établissant une équivalence entre ces canailles et Lénine. Il est stupide de dire que c'est pour des intérêts nationaux de la "révolution bourgeoise" russe que Lénine proclamait le "droit à l'auto-détermination" des peuples, y compris leur séparation de la Russie. Quand nous disons de la "libération" des pays coloniaux que leur "indépendance" formelle n'est pas incompatible avec les intérêts de pays colonialistes, nous entendons que l'impérialisme peut très bien s'accommoder de cette indépendance formelle. Mais cela ne veut absolument pas dire que l'impérialisme pratique bénévolement ou par indifférence cette politique. Toutes les "libérations" ont été des produits de luttes internes, de pressions d'intérêts de différentes bourgeoisies et intrigues internationales des impérialismes antagoniques. Staline se chargera plus tard de démontrer dans des fleuves de sang que les intérêts de la Russie ne se trouvaient pas exactement dans l'indépendance des pays limitrophes et que ces intérêts exigeaient plutôt l'incorporation par la force de ces pays dans le grand empire russe.

Expliquer n'est pas justifier. Mais celui qui, pour condamner une position fausse, mélange pèle-mêle le droit des peuples à la séparation avec l'incorporation violente, Lénine avec Staline, ne comprend rien et fait de l'histoire une bouillie fade et informe. Dans le droit à l'auto-détermination des peuples, Lénine veut voir, avant tout, une possibilité de dénoncer l'impérialisme, non pas celui du voisin d'en face, celui de l'étranger, mais celui de "son propre pays", de sa propre bourgeoisie. Que cela le conduise à des contradictions, c'est indiscutable et le passage suivant l'atteste :

  • "La situation est indiscutablement très embrouillée, mais il y a une issue qui permettrait à tous de rester des internationalistes : cette issue, c'est que les social-démocrates russes et allemands exigent absolument la "liberté de séparation" de la Pologne, tandis que les social-démocrates polonais lutteront pour l'unité de l'action révolutionnaire dans leur petit pays comme dans les grands, sans revendiquer pour l'époque ou pour la période présente (celle de la guerre impérialiste) l'indépendance de la Pologne." ("Conclusions d'un débat sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes", octobre 1916).

Mais comme l'atteste aussi ce passage, ces contradictions, le côté "très embrouillé de la situation" auquel son analyse le conduit, sont indiscutablement animés du plus intransigeant souci internationaliste. A l'époque où il écrit ce texte, la principale force contre-révolutionnaire était la social-démocratie, les social-impérialistes, comme les appelait Lénine, "socialistes en paroles et impérialistes en actes", sans l'aide desquels le capitalisme n'aurait jamais pu entraîner les ouvriers dans la boucherie de la guerre mondiale. Ces "socialistes" justifiaient la guerre au nom des intérêts supposés nationaux que les ouvriers auraient en commun avec leur bourgeoisie. La guerre impérialiste arrivait à être selon eux : la défense de la liberté, des conquêtes ouvrières, de la démocratie, menacées toutes et chacune par les "maudits impérialistes étrangers". Démasquer ces mensonges, ces faux socialismes, était le premier devoir, la tâche la plus impérative de chaque révolutionnaire. C'est à cette préoccupation qu'obéit essentiellement Lénine, avec le mot d'ordre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et cela non pour les intérêts nationaux de la bourgeoisie de la Russie, mais contre les intérêts nationaux de la bourgeoisie russe et internationale. Et quant à l'utilisation de ce mot d'ordre pour justifier la participation à la guerre impérialiste, Lénine y a répondu avec netteté :

  • "Invoquer aujourd'hui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : "les ouvriers n'ont pas de patrie", paroles qui se rapportent justement à l'époque où la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois." (Le socialisme et la guerre).

L'internationalisme "tactique"

  • "Mais cet internationalisme révolutionnaire faisait partie de leur tactique de même que, plus tard, le retournement vers la NEP". (Thèse 50).
  • "Le véritable danger qui menaçait la révolution russe était celui d'une intervention impérialiste... Pour se défendre contre l'impérialisme mondial, le bolchevisme devait organiser une contre-attaque des centres impérialistes dominants. C'est ce que fit la politique internationale à double face du bolchévisme" (Thèse 51).
  • "Ainsi, le concept de "révolution mondiale" avait, pour les bolcheviks, un contenu de classe tout à fait différent et n'avait plus rien à voir avec la révolution prolétarienne internationale" (Thèse 54).

C'est là encore une vieille légende qu'on a répandu sur les bolcheviks, celle d'un "internationalisme de circonstance" destiné :

1) à gagner la confiance des masses populaires lasses de la guerre;

2) à soumettre l'ensemble du mouvement ouvrier à une politique de défense de l'Etat capitaliste russe.

Concernant le premier argument, nous renvoyons le lecteur aux prises de position des bolcheviks bien avant que la guerre n'ait éclaté et particulièrement aux Congrès internationaux de 1907 et 1912. Par ailleurs, la lutte contre la guerre telle que la concevaient les bolcheviks n'avait rien à voir avec celle des secteurs pacifistes de la bourgeoisie qui influençaient certains secteurs du mouvement ouvrier. Au lieu de réclamer une "paix démocratique et sans annexion" aux Etat belligérants, au lieu même de se contenter de déclarer "la guerre à la guerre", ils ont mis en avant, les premiers à le faire dans le mouvement ouvrier, le mot d'ordre vraiment révolutionnaire : "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile", et ont dénoncé impitoyablement toutes les illusions du pacifisme. Si leur préoccupation unique avait été de "gagner les masses afin de prendre le pouvoir", pourquoi ont-ils eu besoin de mettre en avant des mots d'ordre qui les ont isolés au contraire de ces masses submergées par le "jusqu'au-boutisme"sous sa forme strictement chauvine d'abord, "révolutionnaire" ensuite ? "Parce qu'ils avaient prévu que les masses, lasses de la guerre et des malheurs qu'elle entraîne, finiraient par se tourner vers eux", répond le pourfendeur des bolcheviks. Mais alors, pourquoi Plékhanov, les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, Kérensky, toutes les fractions de la bourgeoisie qui voulaient aussi prendre le pouvoir, n'ont-elles pas également prôné le "défaitisme révolutionnaire", c'est-à-dire expliqué qu'il était de l'intérêt des prolétaires russes que leur pays soit vaincu dans la guerre impérialiste ? Ces courants auraient dû également jouer la "carte internationaliste" puisque c'était la bonne, un atout gagnant, et qui n'entrait pas en conflit avec les intérêts du capital russe, puisque, d'après eux, les bolcheviks défendaient fondamentalement les mêmes intérêts. Est-ce que la différence entre ces derniers et tous les autres n'était pas une différence de classe mais une différence de clairvoyance, d'intelligence ? C'est à cela que revient l'analyse de nos détracteurs professionnels. Mais alors, comment se fait-il que tous les éléments avancés du prolétariat mondial (les spartakistes, le groupe "Arbeiterpolitik" en Allemagne, les éléments regroupés autour de Loriot en France, de William Russel ou "Trade-Unionist" en Angleterre, de Mac Lean en Ecosse, le "Parti ouvrier socialiste" aux USA, les "tribunistes" aux Pays-Bas, le parti des jeunes ou des gauches en Suède, les "Etroits" en Bulgarie, les éléments regroupés autour du "Bureau national" et du "Bureau général" en Pologne, les socialistes de gauche en Suisse, les éléments autour du club "Karl Marx" en Autriche, etc.) tous ceux, ou la grande majorité qui, par la suite, se sont retrouvés à l'avant-garde des grands combats de classe qui ont suivi la guerre, comment se fait-il que tous ces éléments (y compris les "futurs" conseillistes) aient adopté ou rallié une position sur la guerre identique ou très proche de celle des bolcheviks, qu'ils aient noué contact et collaboré au sein de la gauche de Zimmerwald et Kienthal ? En général, le conseillisme ne conteste pas la nature prolétarienne de ces différents courants (et pour cause !). Pourquoi alors considérer que ce qui séparait bolcheviks et mencheviks était seulement une différence d'"intelligence" alors que la même opposition entre spartakistes et social-démocrates révélait une différence de classe ? En Allemagne, un capitalisme beaucoup plus ancien, puissant et éprouvé qu'en Russie, n'a pas été en mesure de faire ce qu'un capitalisme sur tous les plans beaucoup plus faible a réussi : produire un courant politique suffisamment avisé pour, dès 1907 et surtout à partir de 1914, mettre en avant des slogans internationalistes qui, le moment venu, lui permettraient de récupérer le mécontentement des masses à son bénéfice et à celui du capital national. Voilà à quoi aboutit logiquement cette thèse de "l'internationalisme tactique". Et le paradoxe est encore plus grand quand on sait qu'à Zimmerwald, c'est ce parti "bourgeois" qui avait la position la plus juste, d'un point de vue prolétarien, alors que le courant prolétarien spartakiste nageait dans la confusion du "centre". Et quand la grande révolutionnaire qu'est Rosa Luxemburg laisse apparaître cette confusion en écrivant, dans son pamphlet contre la guerre, la "Brochure de Junius" :

  • "Oui, les sociaux-démocrates sont tenus de défendre leur pays pendant les grandes crises historiques. Et la grande faute de la fraction social-démocrate du Reichstag réside précisément en ceci qu'elle a solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914 : à l'heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense, mais qu'en même temps elle a renié ses propres paroles. Car son premier devoir envers la patrie, à cette heure, était de montrer au pays les véritables dessous de cette guerre impérialiste, de briser le réseau des mensonges patriotiques et diplomatiques qui enveloppait cet attentat contre la patrie, d'opposer au programme impérialiste de la guerre le vieux programme vraiment national des patriotes et démocrates de 1848, le programme de Marx et Engels et de Lassalle : le mot d'ordre d'une grande république allemande une et indivisible"

Il est vraiment surprenant que ce soit le "bourgeois" Lénine qui reprenne ses erreurs en ces termes: "La fausseté de ces raisonnements saute aux yeux... A la guerre impérialiste, il demande que l'on "oppose" un programme national. A la classe avancée, il propose de se tourner vers le passé et non vers l'avenir... A présent, pour les grands Etats avancés de l'Europe, la situation objective est autre (qu'en 1789 et 1848). Le progrès n'est réalisable qu'en allant vers la société socialiste, vers la révolution socialiste" (A propos d'une brochure de Junius, octobre 1916).

Finalement, la thèse de "l'internationalisme tactique" revient à considérer que la position par rapport à la guerre impérialiste était un point secondaire du programme prolétarien à cette époque, puisqu'elle pouvait tout aussi bien appartenir au programme d'un parti bourgeois. C'est faux ! En fait, à partir de 1914, le problème de la guerre est au coeur de toute la vie du capitalisme. En elle se révèlent toutes les contradictions mortelles. Elle indique que ce système est entré dans sa phase de déclin historique, qu'il est devenu une entrave au développement des forces productives, qu'il ne peut se survivre que par des holocaustes successifs, par des mutilations répétées et de plus en plus catastrophiques. Quels que soient les conflits d'intérêts opposant les divers secteurs de la bourgeoisie d'un pays, elle oblige ces secteurs à se mobiliser pour la défense du patrimoine commun : le capital national derrière son représentant suprême, l'Etat. C'est pour cela qu'apparaît brusquement en 1914 un phénomène que la veille on croyait impossible : "l'union sacrée", qui rassemble des partis et des organisations qui s'étaient combattues pendant des décennies. Et s'il peut subsister, pendant la guerre, des oppositions entre secteurs de la classe dominante, elles ne portent pas sur la nécessité ou non de se tailler la meilleure part possible dans la curée impérialiste, mais sur la façon de se tailler la meilleure part. C'est ainsi que le gouvernement provisoire bourgeois qui prend le pouvoir à la suite de la révolution de février n'abandonne aucun des objectifs que s'étaient fixés les accords diplomatiques passés entre la Russie tsariste et les pays de l'"Entente". Au contraire, c'est parce qu'elle considérait que le régime tsariste ne menait pas avec assez de décision la guerre au côté de la France et de l'Angleterre qu'il était tenté de rompre ses alliances et de passer des accords avec l'Allemagne, que la fraction de la bourgeoisie qui domine ce gouvernement provisoire a contribué à la chute de Nicolas II.

Si la révolution d'octobre avait été effectivement une "révolution bourgeoise", destinée à assurer une meilleure défense du capital national, elle n'aurait pas immédiatement proclamé la nécessité de la paix, assuré la publication des accords diplomatiques secrets, renoncé à tous les butins de guerre qui y figuraient. Elle aurait, au contraire, pris immédiatement des dispositions pour assurer une meilleure conduite de la guerre. Si le parti bolchevik avait été un parti bourgeois, il n'aurait pas pris la tête des partis prolétariens de l'époque pour dénoncer la guerre impérialiste et appelé à y mettre fin par la révolution socialiste. Pendant la guerre impérialiste, l'internationalisme n'était pas une question secondaire pour le mouvement ouvrier. Il constituait au contraire la ligne de démarcation entre le camp prolétarien et le camp bourgeois. Et ce n'était là que l'illustration d'une réalité beaucoup plus générale : l'internationalisme n'appartient qu'à la classe ouvrière. C'est la seule classe historique qui n'ait aucune propriété et dont la domination sur la société implique la disparition de toute forme de propriété. Comme telle, c'est la seule qui puisse dépasser réellement les divisions territoriales (régionale pour la noblesse, nationale pour la bourgeoisie) qui sont la traduction géo-politique de l'existence de sa propriété. Et si la constitution des nations a correspondu à la victoire de la bourgeoisie sur la noblesse, la disparition des nations ne sera possible qu'avec la victoire de la classe ouvrière sur la bourgeoisie.

Cela nous amène donc au deuxième argument du conseillisme pour accréditer l'idée que l'internationalisme des bolcheviks n'était que "tactique", c'était chez eux un slogan destiné à soumettre le mouvement ouvrier mondial à une politique de défense de l'Etat capitaliste russe et l'Internationale communiste n'était, dès sa fondation, qu'un instrument de la diplomatie soviétique. Il faut signaler qu'une telle idée est avancée également par Guy Sabatier du groupe "Pour une intervention communiste" (PIC) dans sa brochure "Traité de Brest-Litovsk 1918, coup d'arrêt à la révolution". Pour ce camarade, qui ne sombre pourtant pas dans le menchévisme des conseillistes sur la nature "bourgeoise de la révolution russe" : "C'est immédiatement dans la perspective de défendre l'Etat russe dans tous les pays, et en appui à sa diplomatie extérieure de type traditionnel que fut conçue la 3è Internationale" (p32).

Et si G. Sabatier admet que "plusieurs textes reflétaient la poussée du mouvement prolétarien international comme par exemple le "Manifeste aux prolétaires du monde entier" rédigé par Trotsky", il estime que : "l'appel aux travailleurs de tous les pays que lança le Congrès fut le document le plus significatif du rôle véritable qui était dévolu à l'organisation mondiale. Derrière l'écran de fumée des professions de foi communistes, les dits travailleurs étaient avant tout conviés à apporter sans réserve leur soutien à la "lutte de l'Etat prolétarien encerclé par les capitalistes" et pour cela, ils devaient faire pression sur leur gouvernement par tous les moyens "y compris, au besoin, par des moyens révolutionnaires" (sic!). De plus, cet appel insistait sur la "gratitude" à avoir pour le "prolétariat révolutionnaire russe et son parti dirigeant, le parti communiste des bolcheviks", préparant ainsi au-delà du thème de la "défense de l'URSS", le culte du parti-Etat" (p.34).

Décidément, "quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage" ! Et il est quand même curieux de considérer comme "document le plus significatif" du rôle véritable de l'I.C. un simple mémorandum remis par Sadoul au Congrès comme déclaration de la délégation française; texte qu'il est frauduleux de présenter comme "Appel lancé par le Congrès" alors qu'il n'a même pas été soumis à ratification ! Ainsi, c'est à travers un document tout à fait secondaire que l'I.C. indiquait au prolétariat mondial sa tâche essentielle : "défendre l'Etat russe". Par contre, les textes essentiels du Congrès, d'ailleurs rédigés par des bolcheviks (le "Manifeste" de Trotsky, les "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" de Lénine, la "Plate-forme" de Boukharine, la "Résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne" (de Zinoviev) mettaient essentiellement en avant :

  • la dénonciation des partis socialistes comme agents de la bourgeoisie et la nécessité absolue de rompre avec eux,
  • la dénonciation de toutes les illusions démocratiques et parlementaires pesant sur les travailleurs,
  • la nécessité de détruire de façon violente l'Etat capitaliste,
  • la prise du pouvoir par les conseils ouvriers à l'échelle mondiale et l'instauration de la dictature du prolétariat.

Et dans aucun de ces textes on ne trouve trace d'un "appel à la défense de l'URSS", non pas parce qu'il aurait été faux d'appeler les ouvriers des autres pays à mettre en échec le soutien de leurs gouvernements aux armées blanches et leur participation directe à la guerre civile, mais tout simplement parce que telle n'était pas la fonction première de l'I.C., qui se concevait elle-même comme : "l'instrument pour la république internationale des conseils" et "l'internationale de l'action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l'internationale de l'action". ("Manifeste").

Peut-être va-t-on prétendre que Sadoul était "téléguidé" ou "manipulé" par les bolcheviks pour indiquer aux prolétaires leur devoir de "défense de l'URSS" pendant qu'eux-mêmes s'adjugeaient le rôle de produire "l'écran de fumée des professions de foi communiste". Ce serait là encore une preuve de la "duplicité" souvent évoquée des bolcheviks ! En supposant véridique une telle hypothèse, il faudrait encore expliquer pourquoi les bolcheviks ont été amenés à utiliser une telle "tactique". Si réellement ils avaient, en fondant l'Internationale, pour but essentiel la mobilisation des ouvriers derrière la "défense de l'URSS", le meilleur moyen, pour assurer une telle mobilisation, n'était-il pas d'insérer le mot d'ordre dans un des textes officiels du Congrès et de l'investir de leur propre autorité (qui était grande parmi les travailleurs du monde entier) ? Peut-on sérieusement penser qu'un tel mot d'ordre pouvait avoir plus d'impact sur les masses prolétariennes en apparaissant de façon presque confidentielle à travers un document secondaire présenté par un militant peu connu qui n'était même pas délégué officiel (le représentant de la gauche zimmerwaldienne était Guilbeaux) ? En fait, l'indigence même des arguments utilisés pour la défendre est une preuve supplémentaire de l'inconsistance de la thèse qui caractérise l'Internationale Communiste comme un instrument de la diplomatie capitaliste russe depuis sa fondation.

Non, camarade Sabatier ! Non, messieurs les pourfendeurs de bolcheviks ! L'IC n'était pas bourgeoise à sa fondation. Elle l'est devenue. Mais, en même temps, elle est morte comme internationale, car il ne peut exister d'internationale de la bourgeoisie. Jamais une révolution bourgeoise n'a donné naissance à une internationale, la révolution "bourgeoise" de 1917 serait bien l'exception et puisque les conseillistes la mettent, comme les staliniens, sur le même plan que la prétendue "révolution" chinoise de 1949 (voir "Thèses sur la révolution chinoise" de Cajo Brendel, 1971), il faudrait qu'ils nous expliquent pourquoi cette dernière n'a pas donné le jour à une nouvelle Internationale.

Et si l'IC, dès ses débuts, n'était qu'une simple institution capitaliste, comment expliquer qu'en son sein se soient regroupées toutes les forces vives du prolétariat mondial, y compris les courants et éléments qui, par la suite, allaient constituer la gauche communiste : le bureau de l'IC pour l'Europe occidentale n'était-il pas dirigé par Pannekoek et ses amis ? Comment un organisme bourgeois aurait-il pu sécréter ces fractions communistes qui au milieu de la plus terrible contre-révolution de l'histoire, allaient seules continuer à défendre les principes prolétariens ? Comment imaginer qu'au moment de la grande vague révolutionnaire du premier après-guerre, des millions de travailleurs en lutte ainsi que tous les militants les plus conscients et lucides du mouvement ouvrier se soient tout simplement trompés de porte en adhérant à l'Internationale Communiste ? A ces questions, le conseillisme apporte sa réponse.

Le "machiavélisme" des bolcheviks

  • "...Les bolcheviks ont diffusé leurs slogans parmi les ouvriers; celui des soviets en particulier. Que le slogan détermine la tactique des ouvriers n'était en soi qu'un succès momentané; le parti ne considérait aucunement que le slogan le liait aux masses par une obligation de principe, il y voyait au contraire l'instrument de propagande d'une politique qui visait en dernier lieu la prise du pouvoir par l'organisation."("Thèses sur le bolchevisme", n°31.)
  • "L'établissement de l'Etat soviétique a été l'établissement de la domination du parti du machiavélisme bolchevique."(thèse 57).

Ce n'est pas le conseillisme qui a inventé cette idée du "machiavélisme" des bolcheviks et de Lénine, c'est la bourgeoisie en 1917. C'est après cette date et à la suite des anarchistes, que les conseillistes ont mêlé leurs voix à ces choeurs. Disons tout de suite qu'une telle vision relève de la conception policière de l'histoire typique des classes exploiteuses pour lesquelles tout mouvement social n'est affaire que de "manipulations" et de "meneurs". Une telle conception est tellement absurde du point de vue marxiste (et les conseillistes se veulent "marxistes") que nous nous contenterons de signaler quelques citations et quelques faits qui l'infirment, concernant l'action des bolcheviks. Est-ce par "machiavélisme" ou par "démagogie" que Lénine déclarait en avril 1917 :

  • "Ne croyez pas aux paroles. Ne vous laissez pas leurrer par les promesses. Ne surestimez pas vos forces. Organisez-vous dans chaque usine, dans chaque régiment, et dans chaque compagnie, dans chaque quartier. Travaillez à vous organiser jour après jour, heure après heure; travaillez-y vous mêmes, c'est une tâche dont on ne peut se décharger sur personne... Voilà le contenu essentiel de toutes les décisions de notre conférence. Voilà la principale leçon de la révolution. Voilà le seul gage de succès.
    Camarades ouvriers, nous vous appelons à un travail difficile, important, inlassable, qui doit unir étroitement le prolétariat conscient, révolutionnaire de tous les pays. C'est cette voie seulement qui mène à l'issue, qui délivrera l'humanité des horreurs de la guerre, du joug du capital." ("Introduction aux résolutions de la Conférence d'avril 1917" Oeuvres, tome 24,p.322).
  • "Ce n'est pas le nombre qui importe, mais l'expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat véritablement révolutionnaire."
  • "Mieux vaut rester à deux comme Liebknecht, car c'est rester avec le prolétariat révolutionnaire." ("Les tâches du prolétariat dans notre révolution", 10 avril 1917).

Non seulement les bolcheviks déclaraient qu'il fallait pouvoir rester isolé, mais ils l'ont fait effectivement à tous les moments où la classe ouvrière était entraînée sur le terrain de la bourgeoisie. Par contre, c'est probablement par "démagogie" qu'ils se trouvaient à son côté et même devant, quand elle a marché vers la révolution. Tout cela n'était que "tactique" et depuis 1903 ils n'ont cessé de tromper tout le monde :

  • le prolétariat russe pour parvenir au pouvoir,
  • le prolétariat mondial pour l'utiliser à la défense de ce pouvoir,
  • la paysannerie russe en lui donnant la terre pour mieux la lui reprendre,
  • les minorités nationales,
  • la bourgeoisie russe,
  • la bourgeoisie mondiale.

Et en fait, leur "machiavélisme" était tel qu'ils ont même réussi le tour de force de se tromper sur leur propre compte... C'est ce que reconnaît Pannekoek en écrivant : "Lénine (qui pourtant fut un disciple de Marx) a toujours ignoré ce qu'est le marxisme réel."(Lénine philosophe).

La prise de conscience du prolétariat

Ce n'est pas pour honorer avec piété la mémoire des bolcheviks ainsi que celle de la révolution d'Octobre que nous avons entrepris la défense du caractère prolétarien de l'une et des autres. C'est parce que toute conception qui en fait une révolution bourgeoise ou un parti bourgeois rompt en fait avec le marxisme, c'est-à-dire l'instrument théorique essentiel de la lutte de classe sans lequel le prolétariat ne pourra jamais vaincre le capitalisme. Nous avons déjà vu comment les conceptions conseillistes ou même bordiguistes sur Octobre 1917 aboutissent en fait aux aberrations mencheviques ou staliniennes. De même, toute analyse du parti bolchevik comme courant bourgeois aboutit à ne rien comprendre au processus vivant de prise de conscience du prolétariat, processus que la tâche des révolutionnaires est de hâter, d'approfondir et de généraliser et qu'ils se doivent donc de connaître le mieux possible.

En effet, à ceux qui considèrent que la révolution d'Octobre était prolétarienne mais que le parti bolchevik était bourgeois, comme ceux qui attribuent aux deux un caractère bourgeois mais ne peuvent nier que : "La révolution russe a constitué un épisode important dans le développement du mouvement de la classe ouvrière : d'abord parce qu'elle a vu se manifester des formes nouvelles de la grève politique, instrument de la révolution; ensuite et bien plus encore, parce qu'à cette occasion des formes d'organisation nouvelles des travailleurs en lutte, les soviets ou conseils-ouvriers, ont fait pour la première fois leur apparition."(Pannekoek, "Les conseils ouvriers").

A tous ceux-là, nous posons la question : dans un événement d'une si grande importance pour la vie et la lutte de classe, comment s'est exprimée sa conscience ? Faut-il penser qu'un tel événement ne s'est accompagné d'aucune prise de conscience ? Que les masses prolétariennes se sont mises en mouvement, qu'elles se sont données des formes inédites de lutte et d'organisation tout en continuant à subir comme auparavant le poids de l'idéologie bourgeoise ? Il suffit de poser la question pour voir ce qu'aurait d'absurde une telle idée. Mais alors, cette prise de conscience aurait-elle été muette ? Chez quels militants, dans quels journaux, dans quels tracts s'est-elle manifestée ? Est-ce par transmission de pensée ou à partir uniquement de millions d'expériences individuelles identiques qu'elle s'est étendue, diffusée dans l'ensemble de la classe ? Est-il possible que tous les secteurs, tous les membres de la classe ouvrière aient évolué de façon homogène, uniforme ? Non évidement. Mais alors, est-il possible que ces secteurs et éléments les plus avancés soient restés isolés, atomisés, sans chercher à se regrouper pour approfondir leurs positions et intervenir activement dans la lutte et dans le processus général de prise de conscience ? Evidemment pas ! Dans quel cadre se sont-ils regroupés alors ? Quelle ou quelles organisations (en plus des conseils groupant toute la classe ouvrière et non seulement ses éléments les plus avancés) ont exprimé cette prise de conscience et ont contribué à l'élargir et à l'approfondir?

  • Le parti bolchevik ?

Certains qui pensent qu'il était bourgeois, estiment qu'il exprimait "quand même", ou d'une façon "déformée", cette conscience. Une telle analyse est intenable. Ou bien ce parti était une émanation de la classe ouvrière, ou bien encore d'une autre classe de la société. Mais s'il était réellement une émanation achevée du capitalisme (sous quelque forme que ce soit), il ne pouvait, en même temps, exprimer la vie de son ennemi mortel, le prolétariat. Il ne pouvait regrouper les éléments les plus conscients de cette classe, sinon, au contraire, des éléments parmi les plus mystifiés.

  • Le courant anarchiste ?

Ce courant était très divisé et hétéroclite. Entre un Kropotkine qui appelait à lutter contre la "barbarie prussienne" en 1914 et un Voline qui sut rester internationaliste, même aux pires moments de la seconde guerre mondiale, il s'est creusé un gouffre. Dans l'ensemble, incapable de s'organiser, tiraillé entre ses différentes variantes individualistes, syndicalites ou communistes, l'anarchisme malgré l'audience importante qu'il a pu avoir, soit a été dépassé par les événements, soit a suivi, jusqu'en Octobre 17, une politique identique à celle des bolcheviks. Si les éléments les plus conscients de la classe ne pouvaient se regrouper au sein du parti bolchevik, ils pouvaient encore moins se regrouper dans le courant anarchiste.

  • Les socialistes révolutionnaires de gauche ?

Là aussi, dans ce qu'il a fait de meilleur, ce courant a été du côté des bolcheviks : lutte contre le gouvernement provisoire de Kérensky, participation à l'insurrection d'Octobre, défense du pouvoir des soviets. Mais par ailleurs, il s'est conçu essentiellement comme défenseur de la petite paysannerie et il est rapidement retombé après 17 d'où il venait : le terrorisme. Si les bolcheviks n'étaient pas des militants de la classe ouvrière, les socialistes révolutionnaires de gauche pouvaient l'être encore moins.

Faut-il alors rechercher les éléments les plus avancés dans les partis qui ont participé au gouvernement provisoire bourgeois : socialistes révolutionnaires et mencheviks ? Peut-être certains conseillistes vont-ils estimer que ce dernier parti était le plus conscient d'un point de vue prolétarien puisqu'ils lui ont emprunté ses analyses ?

En fait, avec l'analyse conseilliste, on est parfaitement incapable de répondre à toutes ces questions, à moins d'aboutir à la conclusion :

  • soit que les événements de 1917 n'ont provoqué ou manifesté aucune prise de conscience de classe,
  • soit que cette conscience est restée parfaitement muette, atomisée et "individuelle".

Mais ce ne sont pas là les seules aberrations auxquelles conduit l'analyse conseilliste.

Nous avons vu que cette analyse "démontre" le caractère bourgeois du parti bolchevik en s'appuyant sur le fait qu'il défendait des positions bourgeoises sur un certain nombre de points:

  • le substitutionnisme ;
  • la question agraire,
  • la question nationale.

Bien que le conseillisme, comme on l'a vu, attribue aux bolcheviks des positions qu'ils n'ont jamais eues (en tout cas jusqu'en 1917 et durant les premières années qui ont suivi), bien qu'il leur attribue, dans la défense de ces positions, une démarche et une cohérence qui sont à l'opposé des leurs, il est nécessaire de reconnaître leurs erreurs, de ne pas essayer de les masquer comme tentent de le faire, par exemple, les bordiguistes. Eux-mêmes, d'ailleurs, étaient les premiers à le faire quand ils prenaient conscience de ces erreurs. Mais ce que le conseillisme se refuse à admettre, c'est justement que ces positions soient des erreurs : pour lui, c'est la simple illustration de la "nature bourgeoise" du parti bolchevik.

Notons le "parti pris" systématique du conseillisme : quand, sur un point donné, le parti bolchevik avait la position la plus correcte, du point de vue prolétarien (rupture avec la social-démocratie, destruction de l'Etat capitaliste, pouvoir des conseils ouvriers, internationalisme), c'était "par hasard" ou par "tactique"; par contre, quand il avait une position moins correcte que celles des autres courants révolutionnaires de son époque (question agraire, question nationale), c'était une preuve de sa "nature bourgeoise". En fait, avec les mêmes critères que ceux utilisés par le conseillisme, on aboutit comme nous l'avons vu, à considérer que c'est l'ensemble des partis prolétariens de l'époque qui appartiennent à la classe capitaliste.

Pour le conseillisme, la 3e Internationale, et par suite les partis qui la composaient, était, depuis l'origine, des organismes capitalistes. Que faut-il alors penser de la 2e Internationale ? Avait-elle des positions plus correctes que la 3e ou les bolcheviks, sur les différents points incriminés ? Sur la question nationale, par exemple, et plus particulièrement sur la question polonaise qui est au centre de la controverse entre Rosa Luxemburg et Lénine, quelle était sa position ? La réponse vient d'elle-même quand on sait que Lénine s'appuyait, dans ce débat, justement sur les résolutions des congrès de l'Internationale, résolutions combattues par Luxemburg. Sur la prise du pouvoir par le prolétariat, la position officielle de l'Internationale considérait que c'était au parti ouvrier que revenait cette tâche : Lénine et Rosa n'ont rien inventé là-dessus. Par contre, de la nécessité de briser l'Etat capitaliste, il était bien peu question parmi les partis socialistes. On pourrait multiplier les exemples qui tous tendraient à mettre en relief que les positions fausses des bolcheviks n'étaient qu'un héritage de la 2e Internationale. Ainsi, suivant l'analyse des conseillistes, cette Internationale était aussi un organisme bourgeois : pauvres Engels, Rosa Luxemburg, Liebknecht, Pannekoek, Gorter qui pendant des années ont milité dans une institution de défense du capitalisme ! On ne voit pas non plus d'ailleurs pourquoi la première Internationale aurait pu être plus "ouvrière" que celles qui l'ont suivie. Peut-être la présence en son sein des positivistes, des proudhoniens et des mazziniens lui donnait-elle le "souffle" prolétarien qui a manqué à ses héritiers ?

Faut-il remonter jusqu'à la Ligue des communistes pour trouver un véritable courant prolétarien ? C'est une idée qu'on trouve chez certains conseillistes. A ceux-ci, nous recommandons de relire le Manifeste Communiste de 1848 : ils risquent d'avoir un choc en constatant que classe et parti y sont identifiés et que son programme de mesures concrètes ressemble fort à du capitalisme d'Etat. En fin de compte, avec l'analyse des conseillistes, on aboutit à cette découverte intéressante qu'il n'y a jamais eu de mouvement ouvrier organisé. Ou plutôt qu'un tel mouvement commence avec eux. Il n'y a jamais eu de révolutionnaires non plus. Marx et Engels ? Mais c'étaient des démocrates bourgeois, voyons !. Sinon, comment peut-on expliquer les analyses d'Engels sur la conquête parlementaire du pouvoir dans la préface de 1895 aux "Luttes de classe en France", et le discours de Marx sur la même idée au Congrès de La Haye en 1872, et les messages de Marx saluant le président Lincoln et l'attitude de Marx et Engels pendant la révolution de 1848, quand ils s'écartent de la Ligue des communistes pour se fondre dans le mouvement démocratique rhénan...?

Au même titre que celle du bordiguisme pour qui il existe depuis 1848 un programme "invariant et immuable" du prolétariat, la démarche du conseillisme est parfaitement a-historique en ce sens qu'elle se refuse à admettre que la conscience et les positions politiques du prolétariat soient des produits de son expérience historique. L'idée que toute erreur, que toute position bourgeoise dans une organisation politique implique nécessairement son appartenance à la classe capitaliste, suppose l'idée absurde, et absolument contraire à la vision marxiste, que la conscience communiste existerait d'emblée de façon achevée. Cette conscience, au contraire, est le résultat d'un long processus de maturation dans lequel la réflexion théorique et la pratique sont intimement liées, pendant lequel le mouvement ouvrier tâtonne, balbutie, avance, s'arrête, se réexamine :

  • "Les révolutions prolétariennes se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière" (Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Karl Marx).

De fait, expression du désarroi d'un courant communiste au cours de la plus terrible contre-révolution de l'histoire, les conceptions conseillistes semblent devenues aujourd'hui un refuge pour universitaires sceptiques (est-ce par hasard si des conseillistes comme Paul Mattick, Cajo Brendel ou Maximilien Rubel paraissent plus s'intéresser à des activités d'écrivain, de conférencier ou de marxologue qu'à celles d'animer des groupes politiques communistes ?). Et à cela, il n'y a rien d'anormal : n'est-elle pas typique des mandarins de l'université cette attitude de juge de l'histoire qui, du haut de la chaire, condamnent après-coup et à partir de critères établis à posteriori les erreurs ou les défaillances du prolétariat et des révolutionnaires au lieu de tenter d'en tirer des enseignements pour les combats de demain ? C'est après-coup que le conseillisme a "découvert" que la révolution d'Octobre était bourgeoise, que le parti bolchevik était bourgeois conformément à des critères établis a posteriori et particulièrement grâce à cette "bourgeoise" révolution d'Octobre.

Nous avons vu dans cette partie que l'existence d'un régime capitaliste aujourd'hui en URSS ne pouvait absolument pas se déduire ni de l'état d'arriération de ce pays en 1917, ni de la politique menée par les bolcheviks au pouvoir, même si l'un et l'autre ont pu avoir une influence sur la forme spécifique de ce capitalisme et sur sa justification idéologique. Nous avons vu que l'échec et la dégénérescence de la révolution n'étaient pas le fait de l'absence des "conditions objectives matérielles" de celle-ci, lesquelles étaient données par l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Les causes de l'échec de la révolution résident dans l'immaturité des "conditions subjectives", c'est à dire du degré de conscience du prolétariat. Est-ce à dire que c'est de façon prématurée que celui-ci s'est engagé dans la révolution en Russie, que les bolcheviks ont eu tort de le pousser dans ce sens ? Seuls, les philistins universitaires et les réformistes répondent par l'affirmative; les révolutionnaires ne peuvent répondre que par la négative. D'une part, parce qu'il n'existe pas de critère autre que l'action et la pratique elles-mêmes qui permettent de juger du niveau de conscience, de son aptitude à faire face à une situation; niveau de conscience qui, d'autre part, se modifie dans l'action et par l'action comme l'écrivait Rosa Luxemburg dans sa polémique contre Bernstein :

  • "...La conquête "prématurée" du pouvoir d'Etat par le prolétariat ne pourra être évitée précisément pour cette raison que ces attaques "prématurées" du prolétariat constituent un facteur, et même un facteur très important, qui crée les conditions politiques de la victoire finale, du fait que ce n'est qu'au cours de la crise politique qui accompagnera sa prise du pouvoir, au cours de longues luttes opiniâtres, que le prolétariat acquerra le degré de maturité politique qui lui permettra d'obtenir la victoire définitive de la révolution. C'est ainsi que ces attaques "prématurées" du prolétariat contre le pouvoir d'Etat sont elles-mêmes des facteurs historiques importants, qui contribuent à provoquer et à déterminer le moment de la victoire définitive. De ce point de vue, l'idée d'une conquête "prématurée" du pouvoir politique par les classes laborieuses apparaît comme une absurdité politique, qui provient d'une conception mécanique du développement de la société et suppose pour la victoire de la lutte de classe un moment fixé en dehors et indépendamment de la lutte des classes." (Réforme sociale ou révolution ?, Rosa Luxemburg).

La seule façon pour que la prise du pouvoir "prématurée" du prolétariat en 1917, pour ses expériences et ses erreurs (et donc celles du bolchévisme), constitue un "facteur important de la victoire finale", c'est que le prolétariat d'aujourd'hui et surtout les révolutionnaires critiquent impitoyablement ces expériences et ces erreurs. C'est ce que fit parmi les premiers, et avant les futurs conseillistes, Rosa Luxemburg dans la brochure "La révolution russe". Mais cela suppose qu'on adopte la même attitude que la sienne contre tous les détracteurs intéressés de la révolution d'Octobre et des bolcheviks :

  • "...et jamais nous ne devrions oublier quand on viendra nous servir des calomnies contre les bolcheviks russes de répondre en demandant : où avez-vous appris l'ABC de votre actuelle révolution. C'est des Russes que vous avez appris les conseils d'ouvriers et de soldats." ("Discours sur le Programme du KPD", Rosa Luxemburg).
  • "Ce qu'un parti peut, à une heure historique, fournir de courage, de force d'action, de coup d'oeil révolutionnaire et de logique, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l'on donné largement. Tout l'honneur révolutionnaire et la capacité d'action qui a manqué à la démocratie socialiste en Occident s'est trouvé chez les bolcheviks. Leur insurrection d'Octobre n'a pas seulement sauvé effectivement la révolution russe, elle a sauvé aussi l'honneur du socialisme international."
    "Il leur reste le mérite impérissable dans l'histoire d'avoir pris la tête du prolétariat international en conquérant le pouvoir politique et en posant dans la pratique le problème de la réalisation du socialisme ainsi que d'avoir puissamment avancé le conflit entre capital et travail dans le monde. En Russie, le problème ne pouvait être que posé, il ne pouvait être résolu en Russie. Et c'est en ce sens que l'avenir appartient partout au "bolchévisme", (La révolution russe, Rosa Luxemburg).
CCI

 

"La révolution russe guidée politiquement par le parti de Lénine, est la plus grande expérience faite par le prolétariat jusqu'à nos jours. Ses acquis, ses aspects positifs, comme ses aspects négatifs, de même que ses erreurs constituent un matériel inestimable d'enseignements précieux. Il ne saurait y avoir un ressurgissement révolutionnaire sans s'appuyer sur une étude minutieuse de cette expérience, ni sans son assimilation par le prolétariat.

C'est pour cela que ceux qui rejettent en bloc, dans sa totalité, cette expérience, qui lui dénient toute valeur, confondent la révolution avec la dégénérescence et Lénine avec Staline, ne font que porter de l'eau au moulin de la bourgeoisie et lui rendent le meilleur des services.

Staline, fils naturel de Lénine est devenu le leitmotiv, la phrase magique qui sert aussi bien pour calomnier Lénine que pour encenser Staline. C'est l'image favorite de tous les renégats de la révolution, les Souvarine et les Laurat, les Fischer et les Burnham, de tous ces raffinés moralistes qui vont chercher leur pitance dans l'ordure de la bourgeoisie.

Il y a autant de parenté entre Lénine-Trotsky et Staline-Mao qu'il peut y en avoir entre Marx-Engels et Ebert-Noske.

Parlant de la trahison de la Social-Démocratie, Lénine écrivait : "Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce 'parti ouvrier-bourgeois' (Marx) invoquera Marx et jurera par son nom. Il n'y a pas moyen de le lui interdire, comme on ne peut interdire à une entreprise commerciale d'employer une quelconque étiquette ou annonce. Dans l'histoire il est toujours arrivé qu'après la mort des chefs révolutionnaires, dont les noms sont populaires parmi les masses opprimées, que leurs ennemis tentent de se les approprier pour mieux tromper ces mêmes classes" (Lénine,"L'impérialisme et la scission du socialisme", 1916).

Le Stalinisme a utilisé amplement et avec grand succès le cadavre de Lénine contre l'enseignement révolutionnaire du Lénine vivant."

"INTERNACIONALISMO" (Novembre1965)

 


(1) Quelques semaines avant la révolution de février 1917, Lénine déclarait encore : "Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution qui mûrit. Mais je crois pouvoir exprimer avec une grande assurance l'espoir que les jeunes, qui militent si admirablement dans le mouvement socialiste de la Suisse et du monde entier, auront le bonheur non seulement de combattre dans la révolution prolétarienne de demain, mais aussi d'y triompher." (Rapport sur la révolution de 1905, 9 janvier 1917).

 

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