Réunions publiques sur la révolution allemande: réponse à la CWO sur la question des fractions de gauche

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En novembre 2018, les deux principales organisations de la Gauche Communiste en Grande-Bretagne, le CCI et la Communist Workers Organisation (1), ont organisé des réunions publiques à Londres sur le centenaire de la révolution allemande. Il ressort nettement de ces deux réunions qu’il y a un consensus fondamental sur un certain nombre de points-clés de cette expérience :

— L’importance historique immense de la révolution allemande comme tournant dans la révolution mondiale, débutée en Russie, et les conséquences tragiques de sa défaite : l’isolement et la dégénérescence de la Révolution russe, puis le triomphe général de la contre-révolution sous des formes fascistes, staliniennes et démocratiques qui ont préparé le terrain de la Seconde Guerre mondiale ;

— La trahison irréversible des parties de la social-démocratie qui se sont ralliées à l’effort de guerre de la classe dominante, puis ont joué un rôle central dans le sabotage et la répression de la révolution qui a surgi en réaction au carnage. Dans tout futur assaut révolutionnaire, ce seront les factions de gauche de la bourgeoisie, les véritables héritiers de Noske, Scheidemann et des autres agents de la contre-révolution, qui seront utilisées par le capital comme dernier rempart contre le prolétariat.

— L’importance cruciale de la lutte pour un parti communiste afin de combattre les mensonges des sbires de la bourgeoisie et de proposer une alternative révolutionnaire claire et cohérente. Un tel parti ne peut être centralisé qu’à l’échelle mondiale puisque la révolution elle-même ne peut réussir que sur la scène mondiale. Comme l’a dit la CWO dans son article : L’importance de la révolution allemande : Réflexions sur la réunion publique CWO/TCI à Londres, le 17 novembre 2018, “sans un noyau révolutionnaire de la classe ouvrière autour duquel un parti peut se construire, il n’y a pas la moindre chance que nous ressortions victorieux de cette lutte”.

Pourtant, il y a aussi des désaccords nets et précis entre nos deux organisations, qui sont apparus lors de la réunion publique de la CWO et qui ont été débattus la semaine suivante lors de la réunion du CCI, à laquelle a participé un membre de la CWO (2). Ces désaccords sont soulevés dans l’article de la CWO mentionné ci-dessus :

Compte tenu de ce scénario, il était donc surprenant qu’un membre du Courant Communiste International (la seule autre organisation présente à la réunion) et dont les autres camarades avaient apporté des contributions positives à la discussion, avance qu’il aurait été prématuré pour le groupe internationaliste de quitter la Social-démocratie allemande en août 1914. Il a étonnamment soutenu qu’août 1914 n’était pas une trahison définitive du mouvement ouvrier international.

Il a ajouté que, le CCI et la TCI étant toutes deux issues de la tradition de la gauche communiste italienne, nous devrions reconnaître que c’était exactement comme les membres du Parti communiste italien (PCd'I) qui sont partis en exil dans les années 1920. Ils avaient vu le parti qu’ils avaient fondé être repris par les “centristes” comme Gramsci et Togliatti, avec le soutien de l’Internationale Communiste (même si la Gauche avait toujours le soutien de la majorité du PCd'I). Cependant, comme ils n’avaient aucune preuve évidente que cela signifiait que la Troisième Internationale avait définitivement et irrévocablement rompu avec la révolution internationale (étant donné les brusques changements de politique du Komintern, c’était une période de grande confusion), ils décidèrent de se former en une “fraction”. Le but de la Fraction était soit de persuader le Komintern de s’en tenir à l’internationalisme révolutionnaire, soit, si cela échouait et que l’Internationale faisait quelque chose qui montrait clairement qu’elle avait trahi la classe ouvrière, alors la fraction devrait former le noyau du nouveau parti. En fait, la Fraction décida en 1935 que le Komintern était passé de l’autre côté des barrières de classe (avec l’adoption du Front Populaire). Cependant, elle était alors divisée entre les partisans de Vercesi, qui soutenaient désormais que le parti ne pouvait être formé que dans des conditions où il pouvait gagner une masse de partisans (comme Luxemburg), et ceux qui voulaient commencer à le construire dans les années 1930. Le problème n’a jamais été résolu et la Fraction s’est effondrée en 1939.

Nous avons répondu que les cas de l’Allemagne en 1914 et des camarades italiens dans les années 1920 étaient tous deux différents. Comme le montre l’analyse précédente, le vote du SPD en faveur des crédits de guerre était une trahison claire et évidente de la cause de la classe ouvrière. Et ce jugement n’est pas le fruit d’un examen rétrospectif. Il y avait d’autres socialistes à l’époque (comme Lénine, mais pas seulement) qui le clamaient haut et fort. Il fallait une nouvelle bannière autour de laquelle la classe ouvrière révolutionnaire pourrait se rallier. Plus vite cette bannière serait levée, plus vite les révolutionnaires pourraient se mettre au travail afin de construire le mouvement qui, tôt ou tard, se sortirait de la guerre. Et le fait que l’Allemagne était un État fédéral imbibé de nationalisme rendit cette tâche d’autant plus urgente”.

Les réelles tâches d’une fraction révolutionnaire

Nous avons abondamment cité la CWO car nous voulions nous assurer que notre réponse tenait compte fidèlement de leurs points de vue. Mais, ce faisant, nous devrons faire ressortir certaines inexactitudes importantes dans le compte-rendu de la CWO, tant en ce qui concerne certains éléments historiques que dans notre propre compréhension de ceux-ci.

Tout d’abord, il est trompeur de dire que, pour le CCI, “Août 1914 ne signifiait pas la trahison définitive du mouvement ouvrier international”. Bien au contraire : la capitulation de la majorité des sociaux-démocrates, à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement, était en effet une trahison incontestable de tout ce que la social-démocratie internationale avait défendu et voté lors des grands congrès internationaux. Cela a confirmé que la droite opportuniste de la social-démocratie contre laquelle des militants, comme Luxemburg, luttaient avec détermination bien avant la fin du XIXe siècle, avait franchi la frontière du camp ennemi, frontière pour laquelle il ne pouvait y avoir retour en arrière.

Ce que nous voulions souligner, cependant, c’est que la trahison d’une grande partie de l’organisation ne signifiait pas encore que l’ensemble du parti avait été intégré à l’État capitaliste, précisément parce que, contrairement à ce que disent certains anarchistes, la social-démocratie n’a pas toujours été bourgeoise. La trahison d’août 1914 a donné lieu à une énorme lutte au sein du parti, à un flot de réactions contre la trahison, souvent confuses et inadéquates, limitées par des conceptions centristes et pacifistes, mais exprimant toujours fondamentalement une réaction prolétarienne internationaliste contre la guerre. Les plus clairs, les plus déterminés et les plus célèbres d’entre eux étaient les spartakistes. Tant que cette lutte se poursuivait, tant que les différentes oppositions à la nouvelle ligne officielle pouvaient encore opérer au sein du parti, la question de la fraction, d’une lutte interne organisée pour “l’âme” du parti, jusqu’à la disparition des traîtres ou l’expulsion des internationalistes, était toujours pertinente (3).

Dans un texte de discussion interne sur la nature du centrisme, que nous avons publié en 2015, notre camarade Marc Chirik a donné un grand nombre d’exemples du mouvement d’opposition au sein du SPD après août 1914, tant au parlement que dans le parti dans son ensemble. L’expression la plus ferme de cette réaction a été donnée par le groupe autour de Luxemburg et Liebknecht, qui n’a pas attendu que la classe se mobilise massivement, mais qui, dès le premier jour de la guerre, a organisé sa résistance dans ce qui deviendra par la suite le Spartakusbund et a essayé de réunir les forces internationales autour du slogan “Ne laissez pas le Parti aux mains de traîtres”. Peu de temps après, il y eut la décision de nombreux députés de ne pas voter en faveur de crédits de guerre supplémentaires ; les résolutions de nombreuses branches locales du SPD pour que les dirigeants abandonnent la politique de l’Union sacrée ; la formation du “collectif de travail social-démocrate” qui constituerait plus tard le noyau du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, l’USPD ; la publication de tracts et de programmes, l’appel aux manifestations contre la guerre et en solidarité avec Karl Liebknecht pour son opposition intransigeante au militarisme de la classe dominante. Pour Marc, tout cela venait confirmer que : “ce qui n’est déjà pas valable pour une vie d’homme est une totale absurdité au niveau d’un mouvement historique, comme celui du prolétariat. Ici le passage de la vie à la mort ne se mesure pas en secondes, ni en minutes, mais en années. Ce n’est pas la même chose le moment où un parti ouvrier signe son arrêt de mort et sa mort effective, définitive. Cela est peut être difficile à comprendre pour un phraséologue radical, mais est tout à fait compréhensible pour un marxiste qui n’a pas l’habitude de quitter le bateau comme les rats dès que celui-ci commence à prendre l’eau. Les révolutionnaires savent ce que représente historiquement une organisation à qui la classe a donné le jour et, tant qu’il reste un souffle de vie, ils luttent pour la sauver, pour la garder à la classe.” (4)

Il est faux de dire que la situation des révolutionnaires allemands en 1914 était fondamentalement différente de celle des camarades de la Gauche italienne qui décidèrent de former une fraction afin de lutter contre la dégénérescence du Parti communiste italien durant les années 1920. Bien au contraire : dans les deux cas, il y avait un parti de plus en plus dominé par une faction ouvertement bourgeoise (les sociaux-chauvins au sein du SPD, les staliniens au sein du PC) et une opposition partagée entre un centre indécis et une gauche révolutionnaire qui a justement décidé, même si la situation tourne en défaveur de la classe, que c’est un devoir primordial de se battre aussi longtemps que possible pour les valeurs et le programme concret du parti tant que subsistera en lui une vie prolétarienne. En revanche, la façon dont la CWO a décrit la situation du SPD en 1914 ressemble étrangement à l’ancienne prise de position (essentiellement conseilliste) de cette dernière sur les bolcheviks et les partis communistes : qu’ils étaient déjà totalement bourgeois en 1921 et que quiconque pensait autrement était en quelque sorte complice de leurs futurs crimes.

Nous pourrions également reprendre la présentation extrêmement simpliste relatant l’histoire des débats au sein de la Fraction italienne jusqu’en 1939, mais il serait plus judicieux d’y revenir dans un article distinct étant donné que la CWO a récemment republié un article de Battaglia Comunista (5) sur la question des fractions et du parti, avec une longue introduction de la CWO exprimant de nombreuses critiques envers le CCI, pas seulement sur la question de la fraction et du parti, mais aussi sur notre analyse de la situation internationale.(6) Mais, l’un des points clés qui ressort à la fois de l’article de Battaglia Comunista et de sa nouvelle introduction est l’idée qu’une Fraction n’est pour ainsi dire qu’une sorte de cercle de discussions, ce qui montrerait son peu d’intérêt à intervenir dans la lutte des classes, comme la CWO le souligne à la fin de leur article sur la réunion publique :Le moment n’est pas aux cercles de discussions ou aux fractions. Il est en revanche temps de constituer partout des noyaux de révolutionnaires et de converger vers la création d’un parti révolutionnaire, international et internationaliste en vue des inévitables conflits de classe à venir”.

Si, malgré ses nombreuses faiblesses, le groupe spartakiste jouait foncièrement le rôle d’une Fraction au sein du SPD, dont la longue dynamique de dégénérescence, suite au tournant décisif d’août 1914, allait s’accélérer de façon dramatique jusqu’à un point de rupture définitif, alors, le travail de fraction n’est clairement pas synonyme d’un enfermement au sein d’un débat purement théorique, loin de la réalité quotidienne de la lutte de classe et de la guerre. Au contraire, il ne fait aucun doute que les Spartakistes ont “hissé la bannière” de la lutte de classe contre la guerre. Au sein du SPD, le Spartakusbund avait sa propre structure organisationnelle, publiait son propre journal, diffusait de nombreux tracts et avait la capacité, avec certains des éléments les plus radicaux de la classe (notamment les “délégués révolutionnaires” ou “Obleute” des centres industriels), d’organiser des manifestations regroupant des milliers d’ouvriers. Cette structure organisationnelle distincte était une condition préalable à l’entrée des spartakistes au sein de l’USPD en avril 1917, presque trois ans après le début de la guerre, après l’expulsion massive de l’opposition au sein du SPD. La décision d’adhérer à l’USPD a été prise, comme l’a dit Liebknecht, “pour le pousser en avant, l’avoir à portée de notre fouet, en arracher les meilleurs éléments”. Comme Marc le souligne dans son texte : “Que cette stratégie fut valable à ce moment-là, c’est plus que douteux, mais une chose est claire : une telle question pouvait se poser pour Luxemburg et Liebknecht parce qu’ils considéraient, avec raison, l’USPD comme un mouvement centriste dans le prolétariat et non comme un parti de la bourgeoisie”. En somme, le travail de fraction des spartakistes se poursuivit, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur d’un parti plus large, comme force indépendante cherchant à créer les conditions pour qu’émerge un nouveau parti, débarrassé de ses éléments tant bourgeois que centristes, comme il se poursuivit au sein de la Gauche italienne après leur expulsion du parti, entre les années 1920 et les années 1930, même après le constat du passage à l’ennemi du PC.

Par conséquent, une partie de la critique de la CWO à l’égard des spartakistes, qui seraient restés trop longtemps dans l’ancien parti, est donc basée sur une idée fausse du rôle d’une fraction, comme étant un simple cercle de discussion et dont les activités sont, en un sens, opposées à la formation de groupes révolutionnaires préparant les bases du futur parti mondial. Au contraire : c’était précisément le concept de la Fraction tel qu’il a été élaboré par la Gauche italienne. La différence réside ailleurs : dans la reconnaissance (partagée par Luxemburg et la Gauche italienne) que la constitution d’un nouveau parti international n’était pas le produit de la seule volonté des révolutionnaires, mais dépendait d’un processus de maturation beaucoup plus large et profond au sein de la classe.

Bolcheviks et Spartakistes

La présentation de la CWO à la réunion et l’article qui suit soulignent le contraste entre les spartakistes et les bolcheviks :

Au début de l’année 1917, le nombre de bolcheviks en Russie n’était estimé qu’autour de 8 000 ou 10 000, mais ils étaient présents dans presque chaque ville ou village et, plus important encore, faisaient partie intégrante de la classe ouvrière. Ainsi, lorsque le mouvement révolutionnaire apparut, ils furent non seulement capables de prendre les devants, mais ils purent grandir en son sein. En février 1917, les ouvriers ont spontanément appelé au “pouvoir du soviet” (en mémoire de 1905), mais à l’été 1917, il était clair qu’un seul parti soutenait “tout le pouvoir aux soviets”, et ce parti comptait désormais 300 000 membres, selon la plupart des estimations”.

Il est certainement vrai que les bolcheviks étaient à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire dans les années 1914-1919. Sur la question de la guerre, la délégation bolchevique à Zimmerwald a défendu une position bien plus rigoureuse que celle des spartakistes : elle a, avec les “radicaux de gauche” allemands, revendiqué le slogan “Transformer la guerre impérialiste en guerre civile”, alors que la délégation spartakiste montrait quant à elle une tendance à faire des concessions au pacifisme. Dans leur pratique concrète d’une situation révolutionnaire, les bolcheviks ont été capables d’analyser l’équilibre des forces entre les classes avec une grande lucidité, jouant ainsi un rôle clé aux moments décisifs : en juillet, lorsqu’il était nécessaire de faire abstraction des provocations de la bourgeoisie, qui cherchait à entraîner les ouvriers révolutionnaires dans un affrontement militaire prématuré ; en octobre, lorsque Lénine affirmait que les conditions pour une insurrection étaient mûres et qu’il était désormais vital d’attaquer avant qu’il ne soit trop tard. Tout cela contraste tragiquement avec le jeune Parti communiste allemand qui a commis l’erreur monumentale d’avoir mordu à l’hameçon de la bourgeoisie en janvier 1919 à Berlin, en grande partie parce que le leader spartakiste Liebknecht avait transgressé la discipline du parti en appelant à un soulèvement armé immédiat.

Cependant, la capacité des bolcheviks à jouer ce rôle ne peut se réduire à la seule notion d’être “ancrés” dans la classe. C’est surtout le fruit d’une longue lutte pour la clarté politique et organisationnelle au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, qui a permis aux bolcheviks d’appréhender les enjeux réels du soulèvement de février, même si cela a entraîné au sein du parti de fermes luttes visant à éliminer une forte tendance à soutenir la démocratie bourgeoise et la position “défensive” dans la guerre, tout cela était le but des débats autour des Thèses d’avril de Lénine (7). Le fait que les bolcheviks soient sortis de ce débat renforcés et plus déterminés que jamais à se battre en faveur du pouvoir aux soviets était le résultat de deux facteurs essentiels : d’une part, leur solidité organisationnelle, qui permit de maintenir l’unité du parti malgré les divergences très nettes qui apparurent en son sein tout au long du processus révolutionnaire ; d’autre part, le fait que, dès le début, leur programme politique, et cela même s’il n’était pas aussi clair qu’il le deviendrait après 1917, était toujours fondé sur le principe d’indépendance de la classe vis-à-vis de la bourgeoisie, par opposition à l’autre courant majoritaire de la social-démocratie russe, les mencheviks. Mais ce que tout cela souligne vraiment, c’est que dans les années qui s’écoulèrent entre la naissance du bolchevisme et l’éclatement de la révolution, les bolcheviks avaient eux-mêmes accompli les tâches les plus fondamentales d’une fraction révolutionnaire au sein du Parti russe et de la Deuxième Internationale.

La rigueur des bolcheviks sur les problèmes organisationnels et programmatiques était l’un des aspects de cette capacité à faire la transition de fraction jusqu’à parti ; l’autre étant la maturation rapide au sein du prolétariat russe dans son ensemble. C’était un prolétariat bien moins vulnérable aux illusions réformistes que ses frères et sœurs de classe d’Allemagne : tant au niveau de leurs conditions de vie que des conditions politiques imposées par le régime tsariste, leur lutte prit nécessairement un caractère explosif et révolutionnaire qui, dans un sens, révélait déjà les circonstances auxquelles la classe ouvrière serait confrontée dans les pays les plus avancés dans la période de décadence qui allait s’ouvrir. C’était un prolétariat qui, en grande partie privé de la possibilité de construire des organisations défensives de masse à l’intérieur de l’ancien système, donna naissance en 1905 à la forme organisationnelle des soviets et qui acquit un avant-goût d’une valeur inestimable de ce que faire une révolution signifie. Aussi, il ne faut pas oublier que le prolétariat russe avait face à lui une bourgeoisie affaiblie, alors que les ouvriers allemands seraient catapultés dans des luttes révolutionnaires contre une classe dominante toute-puissante, qui savait pouvoir compter sur le soutien du SPD, des syndicats, ainsi que des bourgeoisies de tous les pays. De ce point de vue, nous pouvons plus facilement comprendre pourquoi ce problème ne se réduit pas seulement à la présence physique de révolutionnaires au sein de la classe ouvrière, bien que cela soit important. Les sociaux-démocrates allemands étaient certainement très présents au sein de la classe ouvrière et dans tous les aspects de sa vie : économique, politique, et culturelle. Le problème était que cette influence au sein de la classe était de plus en plus orientée vers l’institutionnalisation et donc la neutralisation de la lutte des classes. La différence clé entre le SPD et les bolcheviks résida dans la capacité de ces derniers à maintenir et à développer l’autonomie de classe du prolétariat.

En fin de compte, pour vraiment saisir le contraste entre les bolcheviks et les spartakistes, pour aller au plus profond des problèmes rencontrés par la minorité communiste durant la vague révolutionnaire qui suivit 1917, nous devons prendre en compte les situations particulières relatives à chaque pays et les réintégrer dans une vision internationale plus globale. La Deuxième Internationale s’est en effet écroulée en 1914 : face à la trahison de la plus grande partie de ses composants nationaux, elle a tout simplement cessé d’exister. Cela a immédiatement posé la nécessité d’une nouvelle Internationale, même si les conditions de sa formation n’étaient pas encore réunies. La formation tardive de l’Internationale communiste (et les faiblesses programmatiques qui l’accompagnaient) devait être un handicap majeur non seulement pour la révolution allemande, mais aussi pour le pouvoir des soviets russes et toute la vague révolutionnaire. Nous y reviendrons dans d’autres articles. Nous avons fait valoir que le travail préalable des fractions de Gauche est indispensable à la formation du parti sur une base solide. Mais nous devons également reconnaître qu’au début du XXe siècle, alors que le danger de l’opportunisme au sein des partis sociaux-démocrates devenait de plus en plus évident, les fractions de Gauche s’opposant à la dérive de l’intégration au sein de la politique bourgeoise étaient entravées par la structure fédérale de la Deuxième Internationale. C’était une Internationale qui fonctionnait en grande partie comme une sorte de centre de coordination pour un ensemble de partis nationaux. Il y avait solidarité et coopération entre les différents courants de gauche (par exemple, lorsque Lénine et Luxemburg ont travaillé ensemble pour rédiger la résolution de Bâle contre la guerre au Congrès international de 1912), mais il n’y a jamais eu une fraction centralisée au niveau international qui puisse développer une politique cohérente dans tous les pays, une réponse unifiée à tous les changements dramatiques qui étaient provoqués par le passage du capitalisme à une époque de guerres et de révolutions.

Les groupes révolutionnaires d’aujourd’hui ne sont pas vraiment des fractions, au sens d’être des parties intégrantes d’un ancien parti ouvrier, mais ils ne seront pas capables de préparer le terrain du parti de demain s’ils échouent à comprendre ce que l’apport historique des fractions de gauche peut nous apporter.

Amos, 23 janvier 2019

 

(1) La CWO est l’affiliée anglaise de la Tendance communiste internationaliste ; un camarade de leur groupe allemand, le GIS, a également pris part à la réunion. Bien qu’il soit positif que les deux organisations reconnaissent l’importance historique de la révolution allemande, qui a tout de même mis fin à la Première Guerre mondiale et menacé pour un court instant d’étendre le pouvoir politique du prolétariat de la Russie à toute l’Europe de l’Ouest, c’était une marque de désunion de la part des mouvements révolutionnaires actuels d’organiser deux réunions distinctes sur le même thème, dans la même ville, et à moins d’une semaine d’intervalle. Le CCI a proposé la tenue d’une réunion commune afin d’éviter ce télescopage, mais notre demande a été refusée par la CWO pour des motifs qui nous paraissent obscurs. Cela contraste avec les réunions sur la Révolution russe tenues en 2017, où la CWO avait accepté de faire une présentation lors de notre journée de discussion à Londres. Pour nous, le fait que les groupes de la Gauche Communiste soient plus ou moins seuls à préserver et à élaborer les leçons essentielles de la révolution en Allemagne est une raison suffisante pour qu’ils répondent de manière coordonnée aux distorsions idéologiques de cet événement mises en avant par l’ensemble des factions de la classe dominante (y compris son effacement virtuel dans les livres d’histoire) ;

(2) Ce désaccord a été l’objet principal de la discussion lors de la réunion publique organisée par la CWO. Ce point a de nouveau été central lors de la réunion du CCI, bien qu’il y ait également eu débat autour des questions posées par un camarade anarchiste internationaliste sur la nécessité d’un parti et sur la question de savoir si la centralisation correspondait aux besoins organisationnels de la classe ouvrière. Sur cette question de la nécessité de la centralisation comme expression de la tendance à l’unité, le camarade a dit plus tard qu’il trouvait nos arguments clairs et convaincants.

(3) Voir en particulier les articles sur la révolution allemande dans la Revue Internationale n° 81, 82 et 85.

(5) Publication du Parti communiste internationaliste, l’affilié italien à la Tendance communiste internationaliste.

(6) En attendant, les camarades peuvent se référer à une série d’articles que nous avons publié critiquant les visions de Battaglia Communista et de la CWO autour de la fraction dans les Revue internationale n° 59, 61,64, 65.

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Vague révolutionnaire 1917-23