Critique des soi-disant “communisateurs” (III) : Jacques Camatte : Du bordiguisme à la négation du prolétariat, 2ème partie

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Dans la première partie de cet article[1], nous avons retracé l'évolution politique de Jacques Camatte, de l'aile bordiguiste de la Gauche communiste à l'abandon du marxisme et de la théorie de la lutte des classes, vers ce que nous appelons le “modernisme”. Dans cette partie, nous examinerons de plus près cette “nouvelle” perspective, en nous concentrant en particulier sur l'un de ses articles les plus connus, « Errance de l'humanité -Conscience répressive- Communisme », qui a été publié pour la première fois dans la revue Invariance (série 2, numéro 3) en 1973.

Despotisme du capital

« Errance de l'humanité » commence par l'affirmation : « Lors de sa domination réelle sur la société, le capital s’est constitué en communauté matérielle, dépasse la valeur et la loi de la valeur. [...] Or, c’est du rapport salarial que dépendait originellement le capital. On a réalisation de son despotisme.[2] »

En effet, selon Camatte, le capitalisme, en “s’autonomisant”, en “fuyant”, a cessé d'exister, il s'est presque transformé en un nouveau mode de production. Il a « fait disparaître les classes » et l'humanité dans son ensemble est exploitée par cet étrange fantôme qu'est le capital. Camatte explique plus loin : « Au cours de son développement, le capital a toujours eu tendance à nier les classes. Ceci a été finalement réalisé grâce à la généralisation du salariat et à la formation -comme stade de transition- de ce que nous avons appelé la classe universelle, ensemble d'hommes et de femmes prolétarisés, ensemble d'esclaves du capital. En fait ce dernier réalise sa pleine domination en mystifiant dans un premier temps les revendications du prolétariat classique. On a eu accession à la domination du prolétariat en tant que travailleur productif. Mais ce faisant -le capital dominant par l’entremise du travail- il y avait disparition des classes car, simultanément, le capitaliste en tant que personnage était éliminé. […][3] L'État simultanément devenait la société par suite de la transformation du rapport de production, le salariat, en un rapport étatique ; dans le même temps, l'État devenait aussi une simple entreprise-racket ayant un rôle médiateur au sein des diverses bandes du capital.

La société bourgeoise a été détruite et l’on a le despotisme du capital. Les conflits de classe sont remplacés par des luttes entre bandes-organisations, autant de modalités d'être du capital. Par suite de la domination de la représentation, toute organisation qui veut s'opposer au capital est réabsorbée par lui : elle est phagocytée. »

Et cette incapacité à s'opposer au capital ne s'applique pas seulement aux organisations particulières, condamnées comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article à devenir de simples rackets, mais à la classe ouvrière, au prolétariat lui-même : « Le prolétariat est devenu un mythe ; non dans sa réalité, […] mais en tant qu’opérateur révolutionnaire, que classe devant libérer l'humanité entière et de ce fait dénouer les contradictions économico-sociales. »

Camatte est conscient que Marx et ses disciples ont insisté sur le fait que la classe ouvrière devait aller au-delà de la lutte pour les réformes au sein de la société capitaliste, et qu'ils plaçaient leurs espoirs dans les crises économiques qui, tôt ou tard, entraîneraient le déclin du système. Mais Camatte affirme qu'en surmontant la valeur, le capitalisme a également surmonté la tendance à la crise : « Le moment signifiant que les forces productives ont atteint le niveau voulu pour qu’on puisse changer le mode de production, c’est donc celui de l’éclatement du capitalisme. Celui-ci dévoilerait l’étroitesse de ce dernier et son incapacité à englober de nouvelles forces productives, donc rendrait patent l'antagonisme entre ces dernières et les formes capitalistes de production. Or, nous l’avons dit le capital a opéré un échappement, a intégré les crises et a réussi à assurer une réserve sociale aux prolétaires. » Camatte suggère même que Bernstein a été l'un des premiers à saisir cette possibilité, ce qui l'a malheureusement conduit à se faire l'apologiste de « la vieille société bourgeoise que le mouvement du capital allait détruire ».

Et quelles perspectives le capital despote offre-t-il donc à l'humanité ? Camatte n'exclut pas que tout se termine par sa destruction. Comme nous l'avons souligné dans la première partie de cet article, Camatte, à la suite de Bordiga notamment, était très conscient de la tendance croissante du capital à détruire l'environnement naturel. « Certains processus de production menés sur des périodes de temps conduisent à des chocs avec les barrières naturelles : augmentation du nombre d'êtres humains, destruction de la nature, pollution. » Cependant, Camatte semble considérer que ces problèmes peuvent d'une certaine manière, comme la crise économique elle-même, être surmontés : « Mais ces barrières ne peuvent pas être théoriquement considérées comme des barrières que le capital ne peut pas supplanter. »

On peut comprendre qu'en 1973, il était moins évident que le saccage de la nature par le capital se révélerait un problème de plus en plus insurmontable pour le capitalisme – notamment parce que, loin de soumettre le monde à un despotisme mondial qui pourrait prendre des mesures efficaces pour contrer la destruction de la nature, la décomposition progressive du capitalisme n'a fait qu'intensifier la concurrence mortelle entre les unités nationales, obligeant chacune d'entre elles à continuer à piller toutes les ressources naturelles dont elle dispose.

L'aveuglement de Camatte sur l'incapacité du capitalisme à dépasser la concurrence brutale entre ses différentes unités est également perceptible dans le fait que « Errance… » ne dit rien de la concurrence inter-impérialiste qui, sous la forme de la rivalité entre les blocs de l'Ouest et de l'Est, laissait entrevoir très concrètement la destruction de l'humanité par la guerre nucléaire. La destruction catastrophique de l'humanité semble donc, pour Camatte, moins probable qu'une sorte de cauchemar dystopique de science-fiction. Camatte affirme que nous assistons déjà à « la transformation de l'esprit en un ordinateur qui peut être programmé par les lois du capital », ouvrant la voie à un avenir fondé sur « l’obtention d'un être totalement programmable ayant perdu les caractéristiques de l'espèce Homo sapiens ».

Ces prédictions anticipent en quelque sorte les développements technologiques des 50 dernières années : le rôle croissant des ordinateurs personnels, des téléphones portables et de l'Internet en tant que véhicules d'intoxication idéologique ; les débuts des expériences avec les micro-puces insérées dans le corps humain ; la sophistication croissante de l'intelligence artificielle qui a alarmé des penseurs sérieux comme Steven Hawking (ainsi que des gens comme Elon Musk... dont les fantasmes de milliardaire font certainement partie du problème qui le préoccupe tant[4]) et les a poussés à lancer des avertissements sur la prise de contrôle, voire la destruction, de l'humanité par l'IA.

Certes, dans une société où le travail mort domine le travail vivant, nous voyons constamment les instruments créés par l'activité humaine devenir de plus en plus destructeurs et dangereux : la maîtrise de l'énergie atomique en est la preuve la plus évidente. Mais l'accélération actuelle de la décomposition du système, le "tourbillon" des effets (guerre, crise écologique, pandémies, etc.) que nous avons décrits ailleurs[5], constituent une menace beaucoup plus immédiate pour la survie de l'humanité que la robotisation complète de l'espèce. En particulier, les craintes exprimées par les “leaders technologiques” sur l'éventuelle militarisation de l'IA sont certainement réelles, mais il s'agit essentiellement d'un aspect de la folle course aux armements motivée par la compétition impérialiste et le chaos militaire croissant.

Et l'accélération actuelle de la décomposition capitaliste donne un sens très différent à l'idée que le capital “s'enfuit” -en somme, que sa folle fuite en avant l'amène au bord de la falaise, à une chute dont il ne reviendra pas. Dans la vision de Camatte, il y a la notion de capital comme une entité toute puissante qui peut se débarrasser non seulement des contradictions inhérentes aux relations marchandes, mais même des êtres humains vivants. En ce sens, elle a une certaine ressemblance avec les visions des théoriciens du complot pour qui chaque étape de la route du capital vers le chaos et l'autodestruction est expliquée comme une nouvelle partie d'un plan d'ensemble, même si les conspirationnistes se consolent en personnalisant ce pouvoir omnipotent sous la forme de lézards extra-terrestres, d'Illuminati ou de Juifs, une histoire qui réitère à son tour une mythologie gnostique plus ancienne, selon laquelle ce monde déchu et grossièrement matériel est sous l'emprise inflexible d'une divinité créatrice malveillante, de sorte que le salut ne peut être atteint qu'à l'extérieur des limites de l'existence terrestre.

Il en va de même pour la capacité du capitalisme à absorber les crises économiques : en 1973, face aux élucubrations de Marcuse, Castoriadis ou des situationnistes, notre courant a dû argumenter avec force pour montrer que le boom de l'après-guerre était bel et bien terminé et que le capitalisme entrait dans une crise ouverte de surproduction. Camatte n'avait pas tort de noter la tendance croissante de l'État à absorber la société civile et à chercher à contenir les rivalités entre les différentes entreprises capitalistes (au moins dans les limites de la nation). Mais c'est précisément ce à quoi la Gauche communiste fait référence lorsqu'elle affirme que le capitalisme d'État est devenu une tendance universelle dans la période de déclin capitaliste et il est probablement significatif que Bordiga, à qui Camatte a emprunté un certain nombre d'idées, n'ait jamais accepté le concept de capitalisme d'État.

Pour la majorité de la Gauche communiste, cependant, il est impossible de comprendre la réponse de la bourgeoisie à sa crise historique sans utiliser le concept de capitalisme d'État. L'appareil d'État est devenu l'instrument irremplaçable pour traiter les contradictions économiques du système, mais les dernières décennies ont montré que plus la classe dirigeante recourt à des mesures étatiques pour contenir l'impact de ces contradictions, plus elle ne fait que les reporter à une date ultérieure où elles exploseront de manière encore plus dangereuse, comme avec la soi-disant "crise financière" de 2008, le produit de deux décennies ou plus de croissance alimentée par l'endettement. Il convient également de rappeler que ce sont précisément les tentatives du modèle stalinien de capitalisme d'État “d’assigner la valeur” qui ont conduit à son effondrement final.

Cela nous amène à une autre faille fondamentale de la thèse de Camatte : l'idée que le capital a surmonté la valeur.

En réalité, le capital sans valeur est une non-chose, et loin d'être une chose simplement “assignée par le capital”, c'est le besoin impérieux d'accroître la valeur qui a forcé le capitalisme à occuper et à marchandiser chaque aspect de l'activité humaine et chaque partie de la géographie de la terre. Le maintien de cette pulsion s'est poursuivi tout au long de ce que Camatte appelle la période de domination réelle, mais que nous considérons comme l'époque de la décadence capitaliste. Le besoin d'expansion de la valeur reste à la base de ce processus, même s'il a nécessité une intervention massive de l'État, des niveaux astronomiques d'endettement et de capital fictif, et donc une interférence systématique avec le fonctionnement de la loi de la valeur elle-même. Camatte voit cette volonté d'universalisation comme Marx, mais alors que pour Camatte le processus conduit au despotisme inattaquable du capital par le dépassement de la valeur, pour Marx cette même poussée contient les germes de la disparition du système :

  • « Cette tendance -que le capital possède, mais qui en même temps, puisque le capital est une forme limitée de production, le contredit et donc le pousse vers la dissolution- distingue le capital de tous les modes de production antérieurs, et contient en même temps cet élément que le capital est posé comme un simple point de transition.[6] »

Rosa Luxemburg, en particulier, a développé plus tard cette approche pour insister sur le fait que la volonté du capitalisme de parvenir à une domination totale et universelle ne pourrait jamais être réalisée, car la tentative même d'y parvenir libérerait toutes les contradictions sous-jacentes du système -économiques, sociales et politiques- ce qui le plongerait inexorablement dans une ère de catastrophe. Contre cette vision, largement confirmée à nos yeux par la trajectoire barbare du capitalisme aux XXe et XXIe siècles, « Errance de l'humanité… » est en partie une polémique contre la notion de décadence capitaliste, notamment telle qu'elle est défendue par Révolution Internationale, l'un des groupes qui formera le CCI en 1975.

Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité ?

« Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de décadence du MPC » (« Errance de l'humanité… »).

Dans l'article « Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité ? » (publié dans le même numéro d'Invariance) Camatte cite un passage des Grundrisse auquel nous avons eu l'occasion de nous référer à plusieurs reprises[7], principalement pour montrer que la décadence du capitalisme ne doit pas être assimilée à un arrêt de l'accumulation capitaliste ou à un arrêt complet du développement des forces productives : « Le stade le plus élevé du développement de cette base (la floraison en laquelle elle se change tout en restant cette base, cette plante en tant que fleur ; d'où son étiolement après la floraison) est celui où elle atteint une forme qui la rend compatible avec le plus haut développement des forces productives, et par suite avec le plus riche développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin, et le développement nouveau commence à partir d’une base nouvelle. »

Mais déjà en 1972, dans un article de l'ancienne série, RI, n°7, « Volontarisme et confusion », le même passage est utilisé pour soutenir la théorie de la décadence contre divers groupes, principalement de nature conseilliste, qui niaient le lien entre la révolution et les conditions historiques objectives -en bref, la nécessité d'une période de décadence. Mais selon Camatte, qui cite l'article de RI, « il y a donc déclin parce que le développement des individus est bloqué. Il n’est pas possible d’utiliser cette phrase pour étayer la théorie du déclin du MPC ». Selon Camatte, « la suite de la digression [de Marx] confirme bien que le déclin concerne les individus ».

L'attaque contre la théorie de la décadence occupe également une partie importante de « Errance… », surtout dans ce paragraphe : « Ainsi cela n’a aucun sens de proclamer que les forces productives de l'humanité ont cessé de croître, que le mode de production capitaliste est entré en décadence. Cela reflète simplement l'incapacité où se trouvent les divers théoriciens à reconnaître l’échappement du capital et par là à comprendre le communisme, et la révolution communiste. D’autre part, on peut dire paradoxalement que Marx a expliqué, décrit la décomposition de la société bourgeoise et indiqué les conditions de développement du mode de production capitaliste, une société où les forces productives pourraient se développer librement ; car souvent ce qu'il a présenté comme devant être réalisé par le communisme, l’a été par le capital. »

Le rejet par Camatte de la théorie de la décadence est explicitement lié au rejet du “mythe” du prolétariat et, en fin de compte, au rejet de Marx, qui, si Camatte admet généreusement qu'il peut fournir des éléments pour comprendre l'emballement du capital, ne l'a jamais vraiment compris (ni sa “domination réelle”). « Ainsi, l'œuvre de Marx apparaît largement comme la conscience authentique du mode de production capitaliste » -en grande partie parce qu'il a développé une dialectique des forces productives, soutenant que « l'émancipation humaine dépendait de leur plein essor ; la révolution communiste -donc la fin du mode de production capitaliste- devait se produire quand celui-ci ne serait plus “assez large” pour les contenir. » Mais comme le capital s'est “autonomisé” et peut se développer sans limite, il a déjà réalisé ce que Marx présentait comme le projet du communisme.

Il n'est pas facile de s'orienter dans le labyrinthe des errances théoriques de Camatte, mais il semble dire non seulement que Marx a tort de soutenir que le conflit entre les rapports de production et les forces productives fournit la base objective de la révolution communiste -réfutant ainsi non seulement la théorie de la décadence capitaliste, dans laquelle un tel conflit revêt un caractère permanent, mais aussi l'approche générale de Marx de l'évolution historique, sur laquelle la théorie de l'ascension et de la décadence du capitalisme est fondée[8]. Pour Camatte, le maintien des arguments de Marx exprime en fait une vision capitaliste qui voit dans le communisme une société de croissance quantitative perpétuelle -d'accumulation en fait.

C'est bien sûr vrai pour la caricature stalinienne du communisme, mais c'est oublier totalement que pour Marx, le développement des forces productives sous le communisme a un tout autre sens, puisqu'il signifie avant tout l'épanouissement des possibilités créatrices de l'humanité, et non la production en spirale sans fin des choses. Camatte semble le reconnaître d'une certaine manière, puisqu'il dit que, pour Marx dans le troisième volume du Capital et dans la Critique du Programme de Gotha, « la discontinuité [entre capitalisme et communisme] réside dans l’inversion du but de la production [...] qui ne doit plus être la richesse mais l’homme lui-même ». Mais en même temps, Camatte insiste sur le fait que Marx n'a pas vraiment vu de discontinuité car il plaide pour une phase de transition, la phase de la dictature du prolétariat, qui est « [une période] de réformes, dont les plus importantes sont la réduction de la journée de travail et l'utilisation du bon de travail ». C'est là, selon Camatte, que l'on voit « le réformisme révolutionnaire de Marx dans sa plus vaste amplitude ».

On peut aussi voir dans l'œuvre de Camatte la conscience authentique du point de vue primitiviste qui considère que le développement de la technologie (étroitement identifié au concept de développement des forces productives) est la véritable cause des maux de l'humanité et qu'il vaudrait mieux revenir au communisme des chasseurs-cueilleurs. Camatte nie que son communisme soit un simple retour au passé, au « nomadisme tel qu’il pouvait être pratiqué par nos lointains ancêtres cueilleurs », mais ce n'est pas un hasard si les primitivistes à part entière, comme le groupe autour de Fifth Estate aux Etats-Unis, ont été si impressionnés par les théories de Camatte.

Qui est le réformiste ?

Mais Camatte continue à parler de la nécessité de la révolution communiste. Puisque « on ne peut plus soutenir qu'il y a une classe qui représente l'humanité future », puisque le projet prolétarien n'est qu'un programme de réforme du capital, qui fera la révolution ? Elle apparaît parfois comme l'œuvre de l'humanité tout entière, puisque l'humanité en tant que telle est exploitée dans la période de domination réelle : « menacés dans leur existence purement biologique, les êtres humains commencent à se dresser contre le capital ». Mais si l'humanité elle-même est en déclin, d'où viendra le mouvement vers le communisme ?

Il y a beaucoup de choses que nous pouvons accepter dans la description que Camatte fait du communisme dans « Errance… », principalement parce que nous y avons déjà vu le travail de Marx et d'autres marxistes : son lien dialectique avec la Gemeinwesen du passé, la communauté humaine archaïque que Marx a étudiée intensément dans ses dernières années[9] ; sa définition sociale générale : « le communisme met fin aux castes, aux classes et à la division du travail » ; le rapport qu'il rétablit entre l'humanité et le reste de la nature : « il n'est pas domination de la nature réconciliation avec elle, ce qui suppose aussi qu’elle soit régénérée ». Et – ce qui semble en contradiction avec son affirmation que le communisme n'est pas un nouveau mode de production – « Dans le communisme les êtres humains ne peuvent pas non plus être définis comme simples usagers [...] ils sont créateurs, producteurs, usagers ; le procès total est reconstitué à un niveau supérieur et ceci vaut pour tout être individuel ». En d'autres termes, le communisme signifie que les êtres humains produisent ce dont ils ont besoin et ce qu'ils désirent d'une manière qualitativement nouvelle, et pour cette raison même, il ne cesse pas de représenter un “mode de production”. Camatte a également raison d'insister sur le fait que « la lutte contre cette réduction de l'ampleur de la révolution est déjà une lutte révolutionnaire », puisque la révolution prolétarienne, comme Marx l'a souligné dès le début, est la base non seulement de l'abolition de l'exploitation capitaliste, mais aussi du dépassement de toutes les autres oppressions, répressions et divisions qui tiennent l'humanité en échec, de sorte que le communisme sera le point de départ du plein épanouissement du potentiel humain, un potentiel que nous n'avons vu jusqu'à présent qu'à l'état d'esquisses.

Mais à moins de voir un “mouvement réel” dans cette société contre la domination du capital -que les marxistes considèrent comme le mouvement de la classe ouvrière contre l'exploitation- les descriptions du communisme futur retombent dans l’utopie, comme Bordiga l'a fait remarquer un jour. Et quand on regarde d'un peu plus près ce que Camatte perçoit comme les signes d'un mouvement réel à l'intérieur de l'ordre existant, on voit émerger un véritable “réformisme”.

Certes, il affirme dans « Errance… » que « on ne peut réaliser cet objectif ni en constituant des communautés qui, toujours isolées, ne font jamais obstacle au capital -celui-ci peut même facilement les englober en tant que possibles [...]- ni en cultivant son être individuel en lequel on trouverait finalement le vrai homme ». Et pourtant, ailleurs, en particulier dans le titre provocateur « Ce monde qu’il faut quitter »[10], qui suggère déjà la possibilité d'une sorte de vol magique hors de la civilisation actuelle, il exprime un vif intérêt pour les possibilités que les communes végétariennes, les régionalistes et... les anti-vaccins puissent former une sorte d'avant-garde de la résistance contre le capital. Et plus récemment, dans l'interview du Cercle Marx mentionnée dans la première partie de cet article[11], il exprime un réel intérêt pour les Gilets jaunes :

  • « JC : À vrai dire, je sais très peu de choses sur le mouvement des gilets jaunes. Je ne l'ai pas étudié. Mais ce qui m'a semblé important au début, c'est le fait de refuser totalement le monde tel qu'il est. Et c'est le besoin de reconnaissance, et c'est assez extraordinaire, le fait qu'on mette un gilet jaune qui rende visible, et qu'ils aillent sur les ronds-points montre le problème d'être vu. Mais il ne peut pas s'ouvrir sur autre chose, il se maintient en opposition aux autres. »

Tout sauf la lutte des classes ! Le résultat de la tentative de Camatte d'aller au-delà de la pauvre vieille lutte de la classe ouvrière et de découvrir la véritable révolte de l'humanité se révèle être une véritable régression vers des formes de lutte qui au mieux dissolvent la classe ouvrière dans le “peuple” et au pire – comme les anti-vaccins d'aujourd'hui – ont été récupérées par l'extrême droite du capital (d’où peut-être sa volonté de s’engager avec les partisans douteux de l'alliance rouge-brune du Cercle Marx).

Mais ce qui trahit le plus clairement cette perspective non révolutionnaire, voire explicitement anti-révolutionnaire, c'est lorsque, à la fin de « Ce monde qu’il faut quitter », il met en garde contre l'idée de renverser le capital par un assaut frontal : « Il faut envisager une dynamique nouvelle, car le MPC[12] ne disparaîtra pas à la suite d'une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d'une voie empruntée désormais depuis des millénaires » -un argument encore plus avancé dans l'interview lorsqu'il avertit :

  • « CM : Pensez-vous d'une certaine manière que le capital est devenu une totalité qui n'a plus d'extérieur, qui n'a plus de dehors, et que par rapport à cette totalité la lutte des classes n'est plus qu'un phénomène interne au capital, que la véritable opposition pour vous devient celle entre l'humanité et le capital. La véritable opposition décisive n'est plus entre les classes ?
    JC : Oui, et maintenant je vais même plus loin, dans le sens où on ne peut pas poser une opposition entre l'homme et le capital parce que quand on est dans cette dynamique, on est encore dans la dynamique de l'inimitié, et s'opposer à quelque chose, c'est la renforcer... Mais j'ai vu que maintenant nous ne pouvons plus lutter contre le capital. Non pas parce que le capital est trop fort, mais parce qu'il continue à vivre.CM : La lutte contre le capital finit inévitablement par le renforcer.
    JC : Absolument.
    CM : Vous dites donc qu'il faut irrémédiablement quitter ce monde. Si le monde est le lieu de tous les lieux, si le monde est désormais évidemment celui du capital devenu totalité, comment quitter ce monde ? Pensez-vous avoir quitté ce monde ?
    JC : Oui. On ne peut pas quitter ce monde matériellement, mais on le quitte dans la mesure où on n'en accepte plus les données. Mais nous sommes obligés de vivre. Mais par exemple, je vis ici, je ne vote pas, ça fait 27 ans que je ne suis pas allé voter, mais je suis en bons termes avec le maire. Que ce soit lui et pas un autre, c'est pareil. C'est ce monde-là. Et je vis en dehors, autant que je peux, parce qu'il est évident que je suis pris par les impôts, par ceci, par cela. Donc par toute ma réflexion, par tout mon comportement, je n'ai pas l'impression de reproduire cette société. Mais encore plus qu'avant, avec le processus d'inversion, je passe à autre chose.
     »

En fait, cette idée d'une “issue” individuelle est déjà théorisée dans « Errance… », précisément dans le passage qui précède son refus apparent d'atteindre le communisme en créant des communautés anticapitalistes ou en cultivant son propre être individuel : « Nous sommes tous esclaves du capital. On commence à se libérer à partir du moment où l’on refuse de se percevoir selon les catégories de ce dernier, c’est-à-dire en tant que prolétaire, homme des nouvelles classes moyennes, capitaliste, etc., car cela entraine que nous percevions l’autre -dans son mouvement de libération- non plus selon ces mêmes catégories. Dès lors, le mouvement de reconnaissance des êtres humains peut commencer. »

En résumé : avant de changer le monde, il faut se changer soi-même. Cette vision individualiste et idéaliste est parfaitement compatible avec la notion de disparition de la classe ouvrière qui a atteint son paroxysme dans la phase de décomposition capitaliste. Et, selon Camatte, le début de la libération n’est pas pour les travailleurs de se reconnaître comme faisant partie d’une classe antagoniste au capital, de retrouver leur identité de classe, mais exactement l’inverse : rejoindre la grande dissolution dans laquelle les classes n’ont pas de substance et où la lutte des classes ne fait que refléter notre asservissement aux catégories du capital.

CDW

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Post-scriptum

Encore une fois sur les errances de Bérard

Comme nous l'avons montré dans un précédent article de cette série[13], l'influence du modernisme dans le mouvement révolutionnaire renaissant du début des années 70 s'est également fait sentir dans le “pré-CCI” par le biais de la “tendance Bérard”. Nous avons rappelé que cette influence s’est exprimée à la fois dans le rejet de la lutte des travailleurs pour des revendications immédiates et, au niveau organisationnel, par une opposition aux premières tentatives de centralisation du groupe Révolution internationale au niveau national. Lors d'une réunion du groupe en 1973, centrée sur la nécessité d'élire une commission centralisatrice, Bérard a averti que cette initiative conduirait à un Comité central de type trotskiste ou stalinien, à une force de bureaucratie. Le camarade Marc Chirik a répliqué par un avertissement à Bérard : que lui et sa tendance allaient dans la direction de Barrot et Camatte, et donc vers l’abandon non seulement de l'organisation révolutionnaire mais aussi de la classe révolutionnaire. Bérard rejeta cet avertissement avec indignation.

Peu de temps après, “Une Tendance Communiste” s'est placée en dehors du cadre de l’organisation en publiant sa brochure La Révolution sera communiste ou ne sera pas, la seule et unique expression publique de ce groupe éphémère. On y trouve une section intitulée « Pourquoi Invariance n'est plus révolutionnaire » qui, tout en reconnaissant qu’Invariance des débuts avait apporté quelques contributions fructueuses (par exemple sur la question de la domination formelle/réelle), entre dans le domaine de l'idéologie avec sa vision d’une révolution faite par “l'humanité”, conséquence de son idée que le capital est devenu une “communauté matérielle” :

  • « D'où l’incapacité de saisir les véritables contradictions de la période de crise historique (tendance exacerbée à la domination réelle du capital se heurtant aux limites de l'échange, tendance à la prolétarisation de l'humanité contrecarrée par l'incapacité du rapport salarial à intégrer les sans-réserves). Le capital devient abstraitement “unifié”, complètement abstrait et se dépasse lui-même dans la communauté matérielle. [...] L'absurdité d'un combat de “l'humanité” contre le “capital” vient de ce qu’on présuppose évidemment que l'humanité existe déjà -et nous voilà en pleine vision la vision réformiste a-classiste. »

Et le texte critique aussi l'idée accompagnatrice de Camatte selon laquelle toute tentative d'organisation des minorités communistes ne peut conduire qu'à un nouveau racket.

Il se trouve qu'à ce moment-là, Bérard était plus influencé par Barrot/Dauvé[14] que par Camatte, ce qui lui a permis de conserver des références au prolétariat en tant que sujet de la révolution. Il s'agit en fait d'une sorte de mi-chemin entre la position de la Gauche communiste qu'il abandonne -en bref, l'insistance de Marx sur la nécessité pour la classe ouvrière d'affirmer son autonomie dans la lutte contre l'exploitation capitaliste, et d'exercer sa dictature pendant la période de transition vers le communisme- et l’abandon pur et simple du prolétariat par Camatte. Comme nous l'avons montré dans l'article sur la tendance Bérard, cette position centriste était basée sur la théorie pseudo-dialectique d'une affirmation/négation simultanée du prolétariat.

Beaucoup de communisants d'aujourd'hui sont encore des résidents de cette maison à mi-chemin, mais l'attraction vers la négation pure et simple de la lutte des classes de Camatte est très forte dans le milieu moderniste. Dans le cas de Bérard, son abandon ultérieur -et très rapide- de la politique de la Gauche communiste, de toute activité organisée, et son évolution vers une sorte de primitivisme, ont pleinement confirmé la prédiction de notre camarade Marc.


[2]. Article disponible sur le site archivesautonomies.org.

[3]. Camatte ajoute ici ce passage significatif qui montre que le choix du terme “despotisme” n'est pas fortuit : « D’où une convergence avec le mode de production asiatique (MPA). Au sein de ce dernier, les classes ne purent jamais s’autonomiser ; dans le mode de production capitaliste (MPC), elles sont absorbées. »

[4]. Musk est cosignataire d'une déclaration de 1000 "leaders de la technologie" appelant à une pause dans le développement de l'IA jusqu'à ce que l'on en sache plus sur ses conséquences, citant des « risques profonds pour la société et l'humanité » (The New York Times - Elon Musk and Others Call for Pause on A.I., Citing ‘Profound Risks to Society’). Peu après, l'un des signataires, Geoffrey Hinton, a démissionné de son poste de dirigeant de Google pour se concentrer sur les risques posés par l'IA.

[6]. Grundrisse, Le Chapitre du capital. Notre traduction.

[7]. Par exemple dans cet article de World Revolution n° 389 (été 2021), Growth as decay

[8]. En particulier, dans sa Préface à Contribution à la critique de l'économie politique, reproduite en annexe de notre article de la Revue internationale 134, Quelle méthode scientifique pour comprendre l'ordre social existant, les conditions et moyens de son dépassement, qui soutient que la Préface de Marx fournit le fondement méthodologique de l'idée de l'ascension et du déclin des modes de production successifs depuis la dissolution du communisme primitif.

[9]. Voir cet article de notre série sur le communisme, Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle,  « Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l’avenir », Revue internationale  81.

[10]Invariance n° 5, 4ème trimestre 1974.

[12]. MPC : « Cette abréviation signifie Mode de Production Capitaliste, qu’Invariance n'explicite jamais. Cela rappelle les anciens Hébreux qui montraient une réticence similaire à nommer leur créateur » (« Modernisme : du gauchisme au néant », Révolution internationale, nouvelle série, n° 3).

[14]. Nous reviendrons sur les principales idées de Barrot/Dauvé dans un autre article.

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