Des centaines de milliers de travailleurs en grève. Les transports urbains complètement paralysés. Une grève qui s'étend au sein du secteur public : d’abord les chemins de fer, le métro et les bus, ensuite la poste, les secteurs de la production et de la distribution de l’électricité, de la distribution du gaz, des télécom, de l’enseignement, de la santé. Certains secteurs du privé également en lutte, comme les mineurs qui s’affrontent violemment à la police. Des manifestations rassemblant à chaque fois un nombre important de manifestants de différents secteurs : le 7 décembre, à l'appel de différents syndicats ([1] [1]), on compte environ un million de manifestants contre le plan Juppé ([2] [2]) dans les principales villes de France. Deux millions le 12 décembre.
Le mouvement de grèves et de manifestations ouvrières se déroule sur toile de fond d’agitation des étudiants avec la participation de ceux-ci à certaines manifestations ou assemblées générales ouvrières. La référence à mai 1968 est de plus en plus présente dans les médias, lesquelles ne manquent pas d’établir le parallèle : le ras le bol généralisé, les étudiants dans la rue, les grèves qui s’étendent.
Serait-on en présence d'un nouveau mouvement social comparable à celui de mai 1968 qui avait donné le coup d’envoi de la première vague internationale de lutte de classe après 50 ans de contre révolution ? Non. Il ne s'agit nullement de cela. En réalité, le prolétariat en France est la cible d’une manoeuvre d’ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. C’est la raison pour laquelle, à l’inverse de ce qui se passe quand la classe ouvrière entre en lutte de sa propre initiative, sur son propre terrain, la bourgeoisie en France et dans d’autres pays a donné un tel retentissement à ces événements.
LA BOURGEOISIE UTILISE ET RENFORCE LES DIFFICULTES DE LA CLASSE OUVRIERE
Les événement de mai 1968 en France avaient été annoncés par toute une série de grèves dont la caractéristique majeure était une tendance au débordement des sydicats, voire à la confrontation avec ces derniers. Ce n’est en rien la situation aujourd’hui, ni en France, ni dans les autres pays.
Il est vrai que l’ampleur et la généralisation des attaques que la classe ouvrière a subies depuis le début des années 1990 tendent à alimenter sa combativité ainsi que nous le mettions en évidence dans la résolution sur la situation internationale adoptée par notre 11e Congrès international : « Les mouvement massifs en Italie, à l'automne 1992, ceux en Allemagne de 1993 et beaucoup d'autres exemples ont rendu compte du potentiel de combativité qui croissait dans les rangs ouvriers. Depuis, cette combativité s'est exprimée lentement, avec de longs moments de mise en sommeil, mais elle ne s'est pas démentie. Les mobilisations massives à l'automne 1994 en Italie, la série de grèves dans le secteur public en France au printemps 1995, sont des manifestations, parmi d'autres, de cette combativité » ([3] [3]).
Cependant, la manière dont se développe cette combativité est encore profondément marquée par le recul que la classe ouvrière a subi lors de l’effondrement du bloc de l’Est et le déchaînement des campagnes sur la « mort du communisme », recul le plus important depuis la reprise historique de ses combats de classe en 1968 : « Les luttes menées par le prolétariat au cours de ces dernières années ont aussi témoigné des énormes difficultés qu'il rencontre sur le chemin du combat de classe, du fait de la profondeur et de l'extension de son recul. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des reculs, dans un mouvement en dents de scie que se développent les luttes ouvrières. »
Partout la classe ouvrière trouve face à elle une classe bourgeoise à l’offensive politique pour affaiblir sa capacité à riposter aux attaques et à surmonter le profond recul de sa conscience. A l’avant garde de cette offensive, les syndicats : « Les manoeuvres présentes des syndicats ont aussi et surtout un but préventif. Il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise (...) Déjà les grèves du printemps en France, en fait des journées d'action des syndicats, ont constitué un succès pour ces derniers. »
Au niveau international et depuis quelques mois, la classe ouvrière des pays industrialisés est soumise à un véritable bombardement d’attaques. En Suède, Belgique, Italie, Espagne, pour ne citer que les derniers exemples en date. En France, jamais depuis le premier plan Delors en 1983, la bourgeoisie n'avait osé porter un tel coup de massue aux ouvriers avec, à la fois : augmentation du taux de TVA, c'est-à-dire des taxes à la consommation (entraînant, évidemment, une hausse des prix), augmentation des impôts et du forfait hospitalier (montant de la journée d'hôpital non remboursé par la Sécurité sociale), gel des salaires des fonctionnaires, baisse des pensions de retraites, augmentation de la durée de travail nécessaire avant de pouvoir prendre la retraite pour certaines catégories de fonctionnaires, alors que, dans le même temps, les chiffres officiels de la bourgeoisie commencent à montrer une reprise de l’augmentation du chômage. En fait, comme ses consoeurs de tous les autres pays, la bourgeoisie française est confrontée à une aggravation croissante de la crise mondiale du capitalisme qui l'oblige à attaquer toujours plus les conditions d'existence des prolétaires. Et cela est d'autant plus indispensable pour elle qu'elle a pris un retard important tout au long des années où la gauche, avec Mitterrand et le PS, se trouvait à la tête de l'Etat ce qui dégarnissait passablement le terrain social et l'obligeait à une certaine « timidité » dans ses politiques anti-ouvrières.
Une telle avalanche d'attaques ne pouvait qu’alimenter la combativité ouvrière qui s'était déjà exprimée à différents moments et dans différents pays : Suède, France, Belgique, Espagne...
En effet, face à cela, les prolétaires ne peuvent rester passifs. Ils n'ont d'autre issue que de se défendre dans la lutte. Mais, pour empêcher que la classe ouvrière n’entre dans le combat avec ses propres armes, la bourgeoisie a pris les devants et elle l’a poussée à partir prématurément en lutte sous le contrôle total des syndicats. Elle n’a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens : les assemblées générales, les discussions, la participation aux assemblées d'autres lieux de travail que le sien, l'entrée en grève si le rapport de forces le permet, l'élection de comités de grèves, les délégations aux autres assemblées d’ouvriers en lutte.
Ainsi le mouvement de grèves qui vient de se dérouler en France, s'il révèle l'existence d'un profond mécontentement dans la classe ouvrière, est avant tout le résultat d’une manoeuvre de très grande ampleur de la bourgeoisie visant à amener les travailleurs à une défaite massive et, surtout à provoquer, chez eux une profonde désorientation.
UN PIEGE TENDU AUX OUVRIERS
Pour mettre en place son piège, la bourgeoisie a manoeuvré de main de maître, faisant coopérer de façon très efficace ses différentes fractions qui se sont partagées le travail : la droite, la gauche, les médias, les syndicats, la base radicale de ceux-ci constituée essentiellement de militants des fractions d’extrême gauche.
En premier lieu, pour engager sa manoeuvre, la bourgeoisie doit faire partir en grève un secteur de la classe ouvrière. Le développement du mécontentement au sein de celle-ci en France, aggravé par les récentes attaques sur la Sécurité sociale, pour être réel n'est cependant pas encore assez mûr pour provoquer l'entrée en lutte massive de ses secteurs les plus décisifs, particulièrement ceux de l'industrie. C’est un facteur favorable à la bourgeoisie car, en poussant dans la grève le secteur qu'elle va provoquer, il n'y a pas le risque que les autres suivent spontanément et débordent l'encadrement syndical. Le secteur « choisi » est celui des conducteurs de train. Avec le « contrat de plan » qu'elle annonce pour la compagnie des chemins de fer (SNCF), la bourgeoisie les menace de devoir travailler huit années supplémentaires avant de pouvoir partir en retraite sous le prétexte qu'ils sont des « privilégiés » sur ce plan par rapport aux autres employés de l'Etat. C'est tellement énorme que les ouvriers ne prennent même pas la peine de réfléchir avant de se lancer dans la bagarre. C'est justement ce qui était recherché par la bourgeoisie : ils s'engouffrent dans l'encadrement que leur avaient préparé les syndicats. En vingt-quatre heures, les conducteurs du métro et des bus parisiens, menacés de perdre certains avantages catégoriels de même type, sont entraînés dans un piège similaire. Les syndicats mettent le paquet pour forcer l'entrée en grève, alors que de nombreux ouvriers, perplexes, ne comprennent pas cette précipitation. La direction de la RATP (Régie des transports parisiens) vient à la rescousse des syndicats en prenant l'initiative de fermer certaines lignes et en faisant tout pour empêcher de travailler ceux qui le désirent.
Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle choisi ces deux catégories de travailleurs pour engager sa manoeuvre ?
Certaines de leurs caractéristiques constituaient des éléments favorables à la mise en oeuvre du plan bourgeois. Ces deux catégories ont effectivement des statuts particuliers dont la modification constitue un prétexte tout trouvé pour déclencher une attaque les concernant spécifiquement. Mais il y a surtout la garantie que, une fois les cheminots et les conducteurs du métro et des bus en grève, l'ensemble des transports publics sera paralysé. Outre le fait qu'un tel mouvement ne peut passer inaperçu pour aucun ouvrier, c'est un moyen supplémentaire, et d'une très grande efficacité, que se donne ainsi la bourgeoisie pour éviter les débordements, alors que son objectif est de poursuivre l'extension de la grève à d'autres secteurs du secteur public. Ainsi, sans transports, le principal et quasiment unique moyen de se rendre aux manifestations, c'est de prendre les cars syndicaux. Aucune possibilité de se rendre massivement à la rencontre d'autres ouvriers en grève, dans leurs assemblées générales. Enfin, la grève des transports c'est, en plus de tout cela, un moyen de diviser les ouvriers en les montant les uns contre les autres, alors que ceux qui sont privés de transports doivent faire face aux pires difficultés pour rejoindre quotidiennement leur lieu de travail.
Mais les cheminots ne sont pas seulement un moyen de la manoeuvre, ils sont également spécifiquement visés par elle. La bourgeoisie était consciente des avantages qu'elle tirerait à épuiser et embrouiller la conscience de ce secteur de la classe ouvrière qui s'était illustré en décembre 1986 par sa capacité à s'affronter à l'encadrement syndical pour entrer en lutte.
Une fois ces deux secteurs en grève sous le contrôle total des syndicats, la phase suivante de la manoeuvre peut être exécutée : la grève dans un secteur traditionnellement combatif et avancé de la classe ouvrière, celui des postes, et tout particulièrement, en son sein, les centres de tri. Dans les années 1980, ces derniers avaient souvent résisté aux pièges des syndicats, n'hésitant pas à la confrontation avec eux. En incorporant ce secteur au « mouvement », la bourgeoisie vise à l’emprisonner dans les mailles de la manoeuvre, afin de le neutraliser et de lui infliger la même défaite qu’à d’autres secteurs. De plus, la manoeuvre s’en trouverait encore plus efficace face aux secteurs qui ne sont pas encore en grève, le mouvement obtenant ainsi une certaine légitimité apte à diminuer partout ailleurs la méfiance ou le scepticisme à son égard. Néanmoins, vis-à-vis de ce secteur, la bourgeoisie se devait de procéder plus finement encore que précédemment avec les cheminots ou de métro. Pour cela, elle a suscité et organisé des « délégations d’ouvriers », ne présentant aucun signe apparent d’appartenance syndicale (et probablement composés d’ouvriers sincères trompés par des syndicalistes de base), qui sont venues appeler à la lutte les ouvriers des centres de tri réunis en assemblées générales. Trompés sur la véritable signification de ces délégations, les ouvriers des principaux centres de tri postal se laissent ainsi entraîner dans la lutte. Afin de donner le maximum d'impact médiatique à l’événement, la bourgeoise a dépêché sur place ses journalistes, et le journal Le Monde en fera la une de son édition du soir même.
A ce stade de déploiement de la manoeuvre, l’ampleur déjà atteinte par le mouvement donne du poids aux arguments des syndicats pour y agglomérer de nouveaux secteurs : les ouvriers de l'électricité, du gaz, des télécom, les enseignants. Face aux hésitations de certains ouvriers sur le bien fondé de la « lutte maintenant », face à leur insistance pour en discuter les modalités et les revendications, les syndicats opposent la formule péremptoire « c’est maintenant qu’il faut y aller » et culpabilisent ceux qui ne sont pas encore en lutte : « nous sommes les derniers à ne pas encore être en grève ».
Afin d’augmenter davantage encore le nombre des grévistes, il faut faire croire qu'il se développe un vaste et profond mouvement social. A les en croire tous, syndicats, gauche, gauchistes, le mouvement susciterait même un immense espoir dans l'ensemble de la classe ouvrière. A l’appui de cela, il y a la publication quotidienne par les médias d’un « indice de popularité » de la grève, toujours favorable à celle-ci dans l'ensemble de la « population ». C'est vrai que la grève est « populaire » et qu'elle est ressentie par beaucoup d'ouvriers comme un moyen d'empêcher le gouvernement d'asséner ses attaques. Mais la sollicitude dont elle est l'objet dans les médias, et particulièrement à la télévision, est bien la preuve que la bourgeoisie est intéressée à ce qu'il en soit ainsi et que cette popularité soit gonflée au maximum.
Les étudiants font aussi partie, à leur insu, de la mise en scène. On les a fait descendre dans la rue pour donner l’impression d’une montée générale des mécontentements, pour faire croire qu’il y a des ressemblances pleines d’espoir avec mai 1968, et en même temps pour noyer les revendications ouvrières dans les revendications inter-classistes dont sont porteurs les étudiants. On les retrouve même jusque dans les assemblées sur les lieux de travail, « à la rencontre des luttes ouvrières », et cela avec la bénédiction des syndicats. ([4] [4])
Toute initiative est retirée à la classe ouvrière qui n'a d'autre choix que de suivre les syndicats. Dans les assemblées générales convoquées par ces derniers, l’insistance pour que les ouvriers s'expriment n'a d'autre signification que de donner un simulacre de vie à l'assemblée alors que tout est décidé par ailleurs. Au sein de celles-ci, la pression syndicale pour l'entrée en grève est tellement forte que des fractions significatives d’ouvriers, pour le moins dubitatifs sur la nature de cette grève, n’osent pas s’exprimer. Pour certains autres au contraire, complètement mystifiés, c’est l’euphorie d’une unité factice. En fait, une des clés de la réussite de la manoeuvre de la bourgeoisie est le fait que les syndicats ont systématiquement repris à leur compte, pour les dénaturer et les retourner contre elle, des aspirations et des moyens de lutte de la classe ouvrière :
- la nécessité de réagir massivement, et non en ordre dispersé, face aux attaques bourgeoises ;
- l'élargissement de la lutte à plusieurs secteurs, le dépassement des barrières corporatistes ;
- la tenue quotidienne d'assemblées générales sur chaque lieu de travail, chargées notamment de se prononer sur l'entrée en lutte ou la poursuite du mouvement ;
- l'organisation de manifestations de rue où de grandes masses d'ouvriers, de différents secteurs et de différents lieux, puisent un sentiment de solidarité et de force. ([5] [5])
En outre, les syndicats ont pris le soin, dans la plus grande partie du mouvement, d'afficher leur unité. On a même pu voir, abondamment médiatisée, les poignées de main entre les chefs des deux syndicats traditionnellement « ennemis » : la CGT et Force Ouvrière (qui s'était constituée comme scission de la CGT, avec le soutien des syndicats américains, au temps de la Guerre froide). Cette « unité » des syndicats, qu'on retrouvait souvent dans les manifestations sous forme de banderoles communes CGT-FO-CFDT-FSU, était bien propre à entraîner un maximum d'ouvriers dans la grève derrière eux puisque, pendant des années, une des causes du discrédit des syndicats et du refus des ouvriers de suivre leurs mots d'ordre de grève était justement leurs chamailleries perpétuelles. Dans ce domaine, les trotskystes ont apporté leur petite contribution puisqu'ils n'ont cessé de réclamer l'unité entre les syndicats, faisant de celle-ci une sorte de précondition au développement des luttes.
Du côté de la droite au pouvoir, après la détermination affichée au début du mouvement, on simule des signes de faiblesse (auxquels les médias font toute la publicité nécessaire), qui donnent à penser que les grévistes pourraient bien gagner, obtenir le retrait du plan Juppé, avec, pourquoi pas, la chute du gouvernement. En fait, le gouvernement fait durer les choses sachant pertinemment que les ouvriers qui ont mené une grève longue ne sont pas de si tôt disposés à reprendre la lutte. Ce n'est qu'au bout de 3 semaines qu'il annonce le retrait de certaines des mesures qui avaient mis le feu aux poudres : retrait du « contrat de plan » dans les chemins de fer et, plus généralement, des dispositions concernant les retraites des agents de l'Etat. L'essentiel de sa politique, cependant, est maintenu : les augmentations d'impôts, le blocage des salaires des fonctionnaires et, surtout, les attaques sur la Sécurité sociale.
Les syndicats, en même temps que les partis de gauche, chantent victoire et s'emploient, dès lors, à faire reprendre le travail. Ils s’y prennent de façon tellement habile qu’ils ne se démasquent pas : leur tactique consiste à laisser s’exprimer, sans pression de leur part cette fois-ci, les assemblées générales majoritairement en faveur de la reprise du travail. Ce sont les cheminots, dont les syndicats soulignent la « victoire », qui, le vendredi 15 décembre, donnent le signal de cette reprise comme ils avaient donné le signal de l'entrée dans la grève. La télévision montre à répétition l'image des quelques trains qui recommencent à circuler. Le lendemain, un samedi, les syndicats organisent d'immenses manifestations auxquelles sont conviés les ouvriers du secteur privé (c'est-à-dire, principalement, de l'industrie). C'est l'enterrement en grande pompe du mouvement, un baroud d'honneur qui permet de faire passer plus facilement aux ouvriers la pillule amère de leur défaite sur les revendications essentielles. Dépôt après dépôt, les assemblées de cheminots votent la fin de la grève. Dans les autres secteurs, la lassitude générale et l’effet d’entraînement font le reste. Le lundi 18, la tendance à la reprise est presque générale. Le mardi 19, la CGT, seule, organise une journée d'action et des manifestations : comparée à celle des semaines précédentes, la mobilisation est ridicule ce qui ne peut que convaincre les derniers « récalcitrants » qu'il faut reprendre le travail. Le jeudi 21, gouvernement, syndicats et patronat du privé se retrouvent lors d'un « sommet » : c'est l'occasion pour les syndicats, qui dénoncent les propositions gouvernementales, de continuer à se présenter comme les « défenseurs des ouvriers ».
UNE ATTAQUE POLITIQUE CONTRE LA CLASSE OUVRIERE
La bourgeoisie vient de réussir à faire passer une attaque considérable, le plan Juppé, et à épuiser les ouvriers afin d’amoindrir leur capacité de riposte aux futures attaques.
Mais les objectifs de la bourgeoisie vont bien au delà de cela. La manière dont elle a organisé sa manoeuvre était destinée à faire en sorte que, non seulement les ouvriers ne puissent pas, en préparation de leurs luttes futures, tirer d’enseignements de cette défaite, mais surtout de les rendre vulnérables aux messages empoisonnés qu’elle veut faire passer.
L’ampleur que la bourgeoisie a donnée à la mobilisation, la plus importante depuis des années quant au nombre de grévistes et de manifestants, et dont les syndicats ont été les artisans reconnus, est destinée à donner du poids à l’idée selon laquelle il n’y a qu’avec les syndicats qu’on peut faire quelque chose. Et c’est d’autant plus crédible que, durant le déroulement de la lutte, parfaitement contrôlée par eux, ils ne se sont pas trouvés en situation d’être démasqués, même partiellement, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit pour eux de casser un mouvement spontané de la classe. De plus, ils ont su prendre en compte, dans leur stratégie, le fait que, majoritairement, la classe ouvrière, même si elle pouvait les suivre, ne leur faisait néanmoins pas fondamentalement confiance. C’est la raison pour laquelle ils ont pris soin de faire « participer », de façon ostensible, visible par tous, des « non syndiqués » (ouvriers sincères et naïfs ou sous-marins des syndicats) dans les différentes « instances de lutte » comme les « comités de grève » auto-proclamés. Ainsi, en même temps que l’emprise des syndicats sur la classe ouvrière pourra, sous l’effet de la manoeuvre, se renforcer, la confiance des ouvriers dans leur propre force, c’est-à-dire dans leur capacité d’entrer en lutte par eux-mêmes, et de la conduire eux-mêmes, va s’amoindrir pour un long moment. Cette recrédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seulement qu'elle peut espérer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. C'est sûrement là un des aspects essentiels de la défaite politique que la bourgeoisie a infligée à la classe ouvrière.
Un autre bénéficiaire de la manoeuvre au sein de la bourgeoisie, c’est la gauche du capital. Les élections présidentielles en France de mai 1995, ont placé toutes les forces de gauche dans l'opposition. Aucune d’entre elles n’étant directement impliquée dans la décision des attaques actuelles, elles ont eu les coudées franches pour les dénoncer et tenter de faire oublier qu’elles-mêmes, PS et PC de 1981 à 1984, et PS tout seul ensuite, ont aussi mené la même politique anti-ouvrière. C’est donc un renforcement de la politique de partage du travail droite au pouvoir, gauche dans l’opposition qu’a permis cette manoeuvre : la droite étant chargée d’assumer la responsabilité des attaques anti-ouvrières, et la gauche dans l’opposition ayant pour rôle de mystifier le prolétariat, d'encadrer et de saboter ses luttes, à travers notamment ses courroies de transmission syndicales.
Un des autres objectifs de premier plan que s'était donnés la bourgeoisie c'est de faire croire aux ouvriers, sur base de l’échec d’une lutte qui s’était étendue à différents secteurs, que l’extension, cela ne sert à rien. En effet, des fractions importantes de la classe ouvrière croient avoir réalisé l’élargissement de la lutte aux autres secteurs ([6] [6]), c’est-à-dire ce vers quoi avaient tendu les luttes ouvrières depuis 1968, et jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. C’est sur ces acquis des luttes depuis 1968 que la bourgeoisie s’est d’ailleurs appuyée pour entraîner les ouvriers des centres de tri dans la manoeuvre, comme le montrent les arguments employés pour les faire débrayer : « Les ouvriers des PTT ont été vaincus en 74 parce qu'ils sont restés isolés. De même les cheminots en 86, parce qu'ils n'ont pas réussi à étendre leur mouvement. Aujourd’hui, il faut saisir l‘occasion qui se présente ». Ce sont ces acquis qui étaient dans la ligne de mire de la manoeuvre, pour les dénaturer.
Il est encore trop tôt pour évaluer l'importance de l'impact de cet aspect de la manoeuvre (alors que la recrédibilisation des syndicats est, dès à présent, incontestable). Mais il est clair que le trouble chez les ouvriers risque encore de se trouver renforcé par le fait que le secteur des cheminots, lui, a obtenu satisfaction sur la revendication qui l’avait fait entrer en lutte, le retrait du « plan d'entreprise » et des attaques sur l’accession à la retraite. Ainsi l’illusion qu’on peut obtenir quelque chose en luttant seul dans son secteur va-t-elle se développer et constituer un puissant stimulant au développement du corporatisme. Sans parler de la division ainsi créée dans les rangs ouvriers alors que ceux qui sont entrés en lutte derrière les cheminots, et qui n’ont rien obtenu du tout, vont avoir le sentiment d’avoir été lâchés.
Sur ce plan, les analogies sont grandes avec une autre manoeuvre, celle qui a présidée à la lutte dans les hôpitaux à l’automne 1988. Elle était alors destinée à désamorcer la montée de la combativité dans l’ensemble de la classe ouvrière en faisant éclater prématurément la lutte dans un secteur particulier, celui des infirmières. Celles-ci, organisées au sein de la coordination du même nom, ultra corporatiste, organe préfabriqué par la bourgeoisie pour remplacer les syndicats trop discrédités, se sont vues au terme de leur lutte, accorder un certain nombre d’avantages sous forme d’augmentations de salaires (le milliard de francs que le gouvernement avait prévu à cet effet avant même que la grève ne démarre). Les autres travailleurs des hôpitaux, qui s’étaient massivement engagés dans la bataille en même temps que les infirmières, eux, n’ont rien obtenu. Quant à la combativité dans les autres secteurs, elle est retombée, résultat du désarroi des ouvriers face à l’élitisme et au corporatisme des infirmières.
Enfin, en invoquant aussi souvent et avec tant d’insistance une prétendue similitude entre ce mouvement et celui de mai 1968, la bourgeoisie cherchait, comme on l’a déjà dit, à entraîner dans la manoeuvre le plus grand nombre possible d’ouvriers. Mais c’était également pour elle le moyen d’attaquer la conscience des ouvriers. En effet, pour des millions d’ouvriers, mai 1968 demeure une référence, y compris pour ceux qui n’y ont pas participé parce que trop jeunes ou pas encore nés, ou habitant d’autres pays mais qui ont été à l’époque enthousiasmés par cette première manifestation du ressurgissement du prolétariat sur son terrain de classe, après quarante années de contre révolution. Ces générations d’ouvriers ou fractions de la classe ouvrière qui n’ont pas directement vécu ces événements, plus vulnérables à l’intoxication idéologique sur cette question, étaient particulièrement la cible de la bourgeoisie qui visait à leur faire penser que, finalement, mai 1968 n’avait peut être pas été tellement différent de la grève syndicale d’aujourd’hui. Ainsi c’est une nouvelle attaque à l’identité même de la classe ouvrière dont il s’agit, pas aussi profonde que celles sur la « mort du communisme », mais qui constitue un obstacle supplémentaire sur la voie de la récupération du recul qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est.
LES VERITABLES LECONS A TIRER DE CES EVENEMENTS
La leçon première que tirait le CCI de la manoeuvre de la lutte des infirmières en 1988 ([7] [7]), reste encore tragiquement d’actualité : « Il importe de souligner la capacité de la bourgeoisie d’agir de façon préventive et en particulier de susciter le déclenchement de mouvements sociaux de façon prématurée lorsqu’il n’existe pas encore dans l’ensemble du prolétariat une maturité suffisante permettant d’aboutir à une réelle mobilisation. Cette tactique a déjà été souvent employée dans le passé par la classe dominante, notamment dans des situations où les enjeux étaient encore bien plus cruciaux que ceux de la période actuelle. L’exemple le plus marquant nous est donné par ce qui s’est passé à Berlin en janvier 1919 où, à la suite d’une provocation délibérée du gouvernement social-démocrate, les ouvriers de cette ville s’étaient soulevés alors que ceux de la province n’étaient pas encore prêts à se lancer dans l’insurrection. Le massacre de prolétaires (ainsi que la mort des deux principaux dirigeants du Parti communiste d’Allemagne : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) qui en a résulté a porté un coup fatal à la révolution dans ce pays où, par la suite, la classe ouvrière a été défaite paquet par paquet. » Face à un tel danger il importe que la classe ouvrière puisse le plus largement possible tirer les enseignements de ses expériences, au niveau historique, comme au niveau de ses luttes de la dernière décennie.
Un autre enseignement important c'est que la lutte de classes est une préoccupation majeure de la bourgeoisie internationale, et que, sur ce plan, comme nous l’a déjà montré sa réaction face aux luttes de 1980 en Pologne, elle sait oublier ses divisions. Black-out face aux mouvements qui se déroulent sur un terrain de classe et risquent d’avoir un effet d’entraînement d’un pays à l’autre, ou du moins d’influencer positivement les ouvriers. Inversement, la plus grande publicité donnée, d’un pays à l’autre, aux résultats des manoeuvres contre la classe ouvrière. Il n’y a aucune illusion à se faire, le déchaînement du chacun pour soi, dans la guerre commerciale et les rivalités impérialistes, ne va en rien entraver l’unité internationale dont la bourgeoisie sait faire preuve contre la lutte de classe.
Ce que montrent également les récentes grèves en France c'est que l'extension des luttes entre les mains des syndicats est une arme de la bourgeoisie. Et plus une telle extension prend de l'ampleur, plus la défaite qu’elle permet d’infliger aux ouvriers est étendue et profonde. Là aussi il est vital que les ouvriers apprennent à déceler les pièges de la bourgeoisie. A chaque fois que les syndicats appellent à l'extension, c'est soit qu’ils sont contraints de coller à un mouvement qui se développe, pour ne pas être débordés, soit pour entraîner dans la défaite un maximum d’ouvriers, alors que la dynamique de le lutte commence à s’inverser. C'est ce qu'ils avaient fait lors de la grève des cheminots en France début 1987 quand ils ont appelé à l'« extension » et au « durcissement » du mouvement, non pas lors de la montée de la lutte (à laquelle ils s'étaient ouvertement opposés), mais lors de son déclin, dans le but d'entraîner le plus possible de secteurs de la classe ouvrière derrière la défaite des cheminots. Ces deux situations mettent en évidence la nécessité impérative pour les ouvriers de contrôler leur lutte, du début à la fin. Ce sont leurs assemblées générales souveraines qui doivent prendre en charge l’extension, afin que celle-ci ne tombe pas aux mains de syndicats. Evidemment, ceux-ci ne se laisseront pas faire, mais il faut imposer que la confrontation avec eux se déroule au grand jour, dans les assemblées générales souveraines, qui élisent des délégués révocables au lieu d’être de vulgaires rassemblements manipulés à leur guise par les syndicats comme ce fut le cas dans la présente vague de grèves.
Mais la prise en main de leur lutte par les ouvriers passe nécessairement par la centralisation de toutes leurs assemblées qui envoient leurs délégués à une assemblée centrale. A son tour elle élit un comité central de lutte. C’est cette assemblée qui garantit en permanence l’unité de la classe et qui permet une mise en oeuvre coordonnée des modalités de la lutte : si tel jour il est opportun ou non de faire grève, quels secteurs doivent faire grève, etc. C’est elle également qui doit décider de la reprise générale du travail, du repli en bon ordre lorsque le rapport de force immédiat le nécessite. Ceci n’est pas une vue de l’esprit, ni une pure abstraction, ni un rêve. Un tel organe de lutte, le Soviet, les ouvriers russes l’on fait surgir dans les grèves de masse de 1905, puis en 1917 lors de la révolution. La centralisation de la lutte par le Soviet, c’est là une des leçons essentielles de ce premier mouvement révolutionnaire du siècle et que les ouvriers dans leurs luttes futures devront se réapproprier. Voici ce qu’en disait Trotsky dans son livre 1905 : « Qu’est ce que le Soviet ? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation (...) devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique : l’essentiel, enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures (...) pour avoir de l’autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d’une très large représentation. Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépourvues d’organisation, était le processus de la production, il ne restait plus qu’à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines. » ([8] [8]).
Si le premier exemple d'une telle centralisation vivante d'un mouvement de la classe nous vient d'une période révolutionnaire, cela ne signifie pas que ce soit uniquement dans une telle période que la classe ouvrière puisse centraliser sa lutte. La grève de masse des ouvriers en Pologne en 1980, si elle n’a pas donné naissance à des soviets qui sont des organes de prise de pouvoir, nous en a néanmoins fourni une illustration magistrale. Rapidement, dès le début de la grève, les assemblées générales ont envoyé des délégués (en général deux par entreprise) à une assemblée centrale, le MKS, pour toute une région. Cette assemblée se réunissait quotidiennement dans les locaux de l'entreprise phare de la lutte, les chantiers navals Lénine de Gdansk et les délégués venaient ensuite rendre compte de ses délibérations aux assemblées de base qui les avaient élus et qui prenaient position sur ces délibérations. Dans un pays où les luttes précédentes de la classe ouvrière avaient été impitoyablement noyées dans le sang, la force du mouvement avait paralysé le bras assassin du gouvernement l'obligeant à venir négocier avec le MKS dans ses locaux mêmes. Evidemment, si d'emblée les ouvriers de Pologne, en 1980, avaient réussi à se donner une telle forme d'organisation, c'est que les syndicats officiels étaient totalement discrédités puisqu'ils étaient ouvertement les flics de l'Etat stalinien (et c'est la constitution du syndicat « indépendant » Solinarnosc qui a seule permis l'écrasement sanglant des ouvriers en décembre 1981). C'est la meilleure preuve que non seulement les syndicats ne sont pas une organisation, même imparfaite, de la lutte ouvrière, mais qu'ils constituent, au contraire, tant qu'ils peuvent semer des illusions, le plus grand obstacle à une organisation véritable de cette lutte. Ce sont eux qui, par leur présence et leur action, entravent le mouvement spontané de la classe, né des nécessités de la lutte même, vers une auto-organisation.
Evidemment, du fait justement de tout le poids du syndicalisme dans les pays centraux du capitalisme, ce n’est pas d’emblée la forme des MKS, encore moins des soviets, qu'y prendront les prochaines luttes de la classe. Néanmoins, celle-ci doit leur servir de référence et de guide, et les ouvriers devront se battre pour que leurs assemblées générales soient réellement souveraines et se déterminent dans le sens de l’extension, du contrôle et de la centralisation du mouvement par elles mêmes.
En fait, les prochaines luttes de la classe ouvrière, et pour un certain temps encore, seront marquées par le sceau du recul, exploité par toutes sortes de manoeuvres de la bourgeoisie. Face à cette situation difficile de la classe ouvrière, mais qui ne remet néanmoins pas en cause la perspective d’affrontements de classe décisifs entre bourgeoisie et prolétariat, l’intervention des révolutionnaires est irremplaçable. Afin qu’elle soit le plus efficace possible, et qu’elle ne favorise pas, sans le vouloir, les plans de la bourgeoisie, les révolutionnaires ne doivent pas laisser la moindre prise, dans leurs analyses et leurs mots d’ordre, à la pression idéologique ambiante et doivent être les premiers à déceler et dénoncer les manoeuvres de l’ennemi de classe.
L'ampleur de la manoeuvre élaborée par la bourgeoisie en France, le fait, notamment, qu'elle se soit permise de provoquer des grèves massives qui ne pourront qu'aggraver encore un peu plus ses difficultés économiques, sont en soi le signe que la classe ouvrière et sa lutte n'ont pas disparu comme aimaient à le répéter, pendant des années, les « experts » universitaires aux ordres. Elle démontre que la classe dominante sait parfaitement que les attaques de plus en plus brutales qu'elle devra mener provoqueront nécessairement des luttes de grande ampleur. Même si aujourd'hui elle a marqué un point, si elle a remporté une victoire politique, l'issue de la bataille est loin d'être jouée. En particulier, la bourgeoisie ne pourra empêcher que s'effondre de plus en plus son système économique, ni que se déconsidèrent ses syndicats, comme ce fut le cas au cours des années 1980, au fur et à mesure qu'ils saboteront les luttes ouvrières. Mais la classe ouvrière ne pourra l'emporter que si elle est capable de prendre la mesure de toute la capacité de son ennemi, même appuyé sur un système moribond, à semer des obstacles, les plus subtils et sophistiqués qui soient, sur le chemin de son combat.
BN, 23 décembre 1995.
[8] [16] Voir notre article « Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat », dans la Revue internationale n° 43.
A en croire les médias, la raison aurait enfin prévalu : l'action des grandes puissances, au premier rang desquelles les Etats-Unis, aurait permis le début d'une réelle résolution du conflit le plus sanglant qu'a connu l'Europe depuis 1945. Les accords de Dayton signifieraient le retour de la paix dans l'ex-Yougoslavie. De même, tous les espoirs seraient permis au Moyen-Orient, l'assassinat de Rabin n'ayant fait que renforcer la détermination des “ colombes ” et de leur tuteur américain à mener à bien jusqu'au bout le “ processus de paix ”. Dernier cadeau de Noël de Washington : le plus vieux conflit en Europe, celui opposant la Grande-Bretagne aux républicains d'Irlande du Nord, serait lui aussi en passe d'être surmonté.
Face à ces mensonges cyniques, les prolétaires doivent garder en mémoire ce que promettait déjà la bourgeoisie en 1989, après l'effondrement du bloc de l'Est : un “ nouvel ordre mondial ”, une “ nouvelle ère de paix ”. On sait ce qu'il en est advenu en réalité : guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda, etc. L'heure n'est pas à la paix mais, beaucoup plus gravement encore qu'il y a cinq ans, au déchaînement de la guerre de tous contre tous qui caractérise les rapports entre les principales puissances impérialistes de la planète.
Loin d'être les “ colombes ” de la paix ou les pompiers acharnés à éteindre chaque foyer d'incendie guerrier que nous présentent les médias aux ordres de la bourgeoisie, les grandes puissances impérialistes sont les principaux fauteurs de guerre, de l'ex-Yougoslavie au Rwanda, en passant par l'Algérie et le Moyen-Orient. Par cliques ou pays interposés, elles se livrent une guerre qui, pour être encore en partie masquée, n'en est pas moins de plus en plus féroce. Les fameux accords de Dayton ne sont qu'un moment de la guerre opposant la première puissance mondiale à ses ex‑alliés du défunt bloc américain.
Derrière les accords de Dayton, le succès d'une contre offensive des Etats-Unis
En imposant les accords de Dayton, en envoyant 30 000 soldats lourdement armés dans l'ex-Yougoslavie, ce ne sont pas les Serbes ou les Croates que visent les Etats-Unis, ce sont leurs anciens alliés européens devenus les principaux contestataires de leur suprématie mondiale : la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Leur but n'est pas la paix, mais la réaffirmation de leur hégémonie. De même, si les bourgeoisies française, britannique et allemande envoient un contingent dans l'ex‑Yougoslavie, ce n'est pas pour imposer la paix aux belligérants ou défendre la population martyre de Sarajevo, mais pour défendre leurs propres intérêts impérialistes. Sous le couvert de l'action humanitaire et des forces dites de paix de la Forpronu, Paris, Londres et Bonn (plus discrètement mais avec une efficacité redoutable), n'ont cessé d'attiser la guerre en favorisant l'action de leurs protégés. Avec l'IFOR, la Force d'interposition sous l'égide de l'OTAN, c'est la même action criminelle qui va être perpétrée, mais à une échelle encore plus large, comme en témoigne l'importance des forces engagées, en hommes et en matériel. Le territoire de l'ex-Yougoslavie va continuer à être le principal champ de bataille des grandes puissances impérialistes en Europe.
La détermination américaine à revenir au premier plan de la scène yougoslave et à reprendre fermement la baguette de chef d'orchestre est à la hauteur des enjeux stratégiques vitaux représentés par ce pays situé en Europe, au carrefour de l'Europe et du Moyen-Orient. Mais, plus fondamentalement encore, il s'agit comme l'a clairement souligné Clinton, avec le soutien de l'ensemble de la bourgeoisie américaine, lors de son discours pour justifier l'envoi des troupes américaines, de “ l'affirmation du leadership américain dans le monde ”. Et afin que personne ne doute de la détermination de Washington à remplir cet objectif, il a précisé qu'il “ assumait l'entière responsabilité des dommages que pourraient subir les soldats américains. ” Ce langage ouvertement guerrier et cette fermeté qui tranchent après les flottements sur l'ex-Yougoslavie de la part de la bourgeoisie américaine s'expliquent par l'ampleur de la contestation de sa domination par l'Allemagne, le Japon et la France, mais aussi, changement historique, par son plus vieux et fidèle allié, la Grande-Bretagne. Réduits au rôle de simple challenger dans l'ex‑Yougoslavie, les Etats-Unis se devaient de frapper un grand coup pour enrayer la remise en cause la plus grave de leur supériorité mondiale depuis 1945.
Dans le n° 83 de la Revue internationale, nous avons explicité en détail la stratégie mise en oeuvre en ex-Yougoslavie, nous n'y reviendrons donc pas ici ; nous aborderons les résultats de cette contre-offensive de la première puissance mondiale. Celle-ci a été largement couronnée de succès. Les impérialismes britannique et français, quasiment seuls sur le terrain jusqu'à présent - ce qui leur conférait une importante capacité de manoeuvre face à tous leurs rivaux impérialistes, manoeuvre qui a culminé avec la création de la FRR - vont devoir désormais “ coexister ” avec un fort contingent américain et être obligés, bon gré mal gré, de subir les diktats de Washington, l'ONU étant écartée au profit de l'IFOR placée directement sous le commandement américain, sous couvert de l'OTAN. Le déroulement même des pourparlers de Dayton s'inscrit totalement dans le cadre du rapport de forces imposé par les Etats-Unis à leurs “ alliés ” européens. “ Selon une source française, ces pourparlers se sont déroulés dans une atmosphère euro-américaine "insupportable". Ces trois semaines n'ont été, à en croire cette source, qu'une succession de vexations et d'humiliations infligées aux Européens par des Américains qui voulaient mener seuls la danse ” ([1] [19]). Le fameux “ groupe de contact ” qui était dominé par le duo franco-britannique s'est vu réduit à Dayton à un misérable strapontin et a dû, pour l'essentiel, obtempérer aux conditions dictées par les Etats-Unis :
- la relégation de l'ONU au rôle de simple observateur avec la disparition de la Forpronu, outil précieux dont s'étaient servi Paris et Londres pour la défense de leurs intérêts impérialistes, et son remplacement par une IFOR dominée et commandée par les Etats-Unis ;
- la dissolution de la FRR ;
- le développement des livraisons d'armes et de l'encadrement de l'armée bosniaque par les Etats-Unis.
Quant à la tentative française d'utiliser les états d'âme russes face au rouleau compresseur américain, proposant de placer les troupes russes de l'IFOR sous leur contrôle, pour tenter d'enfoncer un coin dans l'alliance russo-américaine, elle a piteusement échoué, le contingent russe étant finalement placé sous le commandement des Etats-Unis. Et Washington a enfoncé le clou en soulignant que les vraies négociations avaient lieu à Dayton et que la conférence prévue à Paris en décembre ne serait qu'une simple chambre d'enregistrement des décisions prises... aux Etats-Unis... et par eux.
Ainsi, grâce avant tout à leur puissance militaire et au fait que la seule loi qui régisse la jungle de l'impérialisme est la loi du plus fort, la première puissance mondiale est parvenue non seulement à rétablir spectaculairement ses positions dans l'ex-Yougoslavie, mais à rabattre sérieusement les prétentions de tous ceux qui osaient contester sa toute-puissance, au premier rang desquels le tandem franco-britannique. Le coup porté aux bourgeoisies britannique et française est d'autant plus rude que, derrière leur présence en ex-Yougoslavie, ces dernières défendent leur statut de puissances militaires méditerranéennes de premier plan et, par là-même, leur statut de puissances qui, bien que moyennes et historiquement déclinantes, entendent continuer à jouer un rôle d'importance mondiale. Avec le renforcement de la présence de l'armée américaine en Méditerranée, c'est leur rang impérialiste qui se trouve directement menacé. Cette vaste contre-offensive américaine vise avant tout à punir les trublions franco-britanniques. Mais l'Allemagne est elle aussi touchée par cette stratégie. Pour l'impérialisme allemand, l'enjeu essentiel est, via l'ex-Yougoslavie, l'accès à la Méditerranée et la route du Moyen-Orient. Grâce aux victoires de ses protégés croates, il avait commencé à réaliser cet objectif. La forte présence américaine ne peut que le gêner en limitant sa marge de manoeuvre. Ainsi, le fait que la Hongrie, pays lié à l'Allemagne, accepte de servir de base arrière aux troupes américaines ne peut que signifier une menace directe pour les intérêts de l'impérialisme allemand. Ceci confirme que l'alliance nouée avec les Etats-Unis au cours du printemps 1995 ne peut être que momentanée. Les Etats-Unis se sont appuyés sur l'Allemagne, par croates interposés, pour rétablir leur position, mais cet objectif étant atteint, il n'est désormais plus question pour eux de laisser librement agir leur plus dangereux concurrent, la seule des grandes puissances qui a la capacité de devenir à terme le chef de file d'un nouveau bloc impérialiste.
Dans cette zone stratégique vitale qu'est la Méditerranée, les Etats-Unis ont donc fait la claire démonstration de qui mène la danse, et ils ont infligé un coup très sérieux à tous leurs rivaux en brigandage impérialiste dans ce qui reste plus que jamais l'enjeu décisif de la foire d'empoigne de l'impérialisme : l'Europe. Mais en rappelant qu'ils étaient bien décidés à utiliser leur force militaire, c'est aussi à l'échelle mondiale qu'ils mènent cette contre-offensive, car c'est au niveau mondial que se pose le problème de la défense de leur suprématie menacée par le déchaînement du chacun pour soi et la lente montée en puissance de l'impérialisme allemand. Au Moyen-Orient, de l'Irak à l'Iran, en passant par la Syrie, partout les Etats-Unis ont accentué la pression pour imposer “ l'ordre américain ”, en isolant et en déstabilisant les Etats qui refusent les diktats de Washington et sont sensibles aux sirènes européennes ou japonaises. Ils cherchent à évincer l'impérialisme français de ses chasses gardées en Afrique. Ils favorisent l'action des fractions islamistes en Algérie, et ils n'hésitent pas à fomenter en sous-main l'utilisation de ce qui était jusqu'à présent l'arme des faibles, le terrorisme ([2] [20]). Ils ne sont certainement pas étrangers aux troubles affectant la Côte d'Ivoire et le Sénégal, et alors que Paris cherchait à stabiliser ses relations avec la fraction au pouvoir au Rwanda, le premier résultat de la nouvelle mission de l'inusable Jimmy Carter est une nouvelle dégradation des rapports entre Kigali et Paris. En Asie, confrontée à un Japon supportant de plus en plus mal sa tutelle, comme l'ont illustré les manifestations massives contre les bases américaines à Okinawa, et à une Chine entendant bien profiter de la fin des blocs pour affirmer ses prétentions impérialistes, y compris lorsque celles-ci s'opposent aux intérêts des Etats-Unis, la première puissance mondiale alterne carotte et bâton pour mettre au pas tous ceux qui contestent sa domination. Elle est ainsi récemment parvenue à imposer le maintien de ses bases militaires au Japon.
Mais c'est sans aucun doute le voyage triomphal que vient d'accomplir Clinton en Irlande qui illustre le plus fortement la détermination de la bourgeoisie américaine à punir “ les traîtres ” et à rétablir ses positions. En imposant à la bourgeoisie britannique la reprise des négociations avec les nationalistes irlandais, en affichant ouvertement sa sympathie pour G. Adams, le patron du Sinn Fein, Clinton adresse à la Grande-Bretagne en substance le message suivant : si tu ne rentres pas dans le rang, si tu ne reviens pas à de meilleurs sentiments envers l'ami américain, sache que même sur ton sol tu n'es pas à l'abri de nos représailles. A travers ce voyage, Washington exerce donc une très forte pression sur son ex-allié britannique, pression à la mesure de l'importance historique du divorce survenu au sein de la plus vieille et solide alliance impérialiste du 20e siècle. Cependant, le fait même que les Etats-Unis soient obligés d'utiliser de tels moyens pour tenter de ramener dans leur orbite la bourgeoisie dont ils étaient le plus proche, témoigne en même temps des limites, malgré ses succès indéniables, de la contre-offensive américaine.
Les limites de la contre offensive
Comme le reconnaissent les diplomates eux-mêmes, les accords de Dayton n'ont rien réglé sur le fond, tant sur le futur de la Bosnie, divisée en deux, voire trois entités, que sur l'antagonisme fondamental opposant Zagreb et Belgrade. Cette “ paix ” n'est donc rien d'autre qu'une trêve lourdement armée, avant tout parce que ces accords imposés par les Etats-Unis ne sont qu'un moment du rapport de forces mettant aux prises Washington et les autres grandes puissances impérialistes. Pour le moment, ce rapport de forces penche clairement en faveur des Etats-Unis, qui ont contraint leurs rivaux à céder, bon gré mal gré, mais les Etats-Unis n'ont cependant remporté qu'une bataille et non la guerre elle-même. La lente érosion de leur prépondérance mondiale est enrayée, mais elle n'est pas arrêtée pour autant.
Aucune puissance impérialiste ne peut espérer rivaliser sur le terrain strictement militaire avec la première puissance mondiale et cela confère à cette dernière un formidable atout vis-à-vis de tous ses concurrents, en limitant considérablement leur marge de manoeuvre. Mais les lois de l'impérialisme les contraignent - ne serait-ce que pour subsister sur l'arène impérialiste - à continuer par tous les moyens à chercher à s'affranchir de la pesante tutelle américaine. Ne pouvant que difficilement s'opposer directement aux Etats-Unis, ils ont recours à ce qu'on peut appeler une stratégie de contournement.
La France et la Grande-Bretagne ont ainsi dû accepter l'éviction de la Forpronu et de la FRR au profit de l'IFOR, mais le fait qu'elles participent à cette force avec un contingent qui, si l'on additionne les troupes françaises et britanniques, est d'une importance presque égale aux troupes déployées par Clinton, ne signifie aucunement qu'elles vont docilement se plier aux ordres du commandement américain. Avec une telle force, le tandem franco-britannique se dote des moyens nécessaires à la défense de ses prérogatives impérialistes et donc à la tentative de contrecarrer à la première occasion l'action entreprise par Washington. Le sabotage sera plus facile à réaliser que lors de la guerre du Golfe, du fait d'abord de la nature du terrain, ensuite et surtout parce que cette fois Londres et Paris sont dans le même camp, celui des opposants à la politique américaine, et enfin parce que le contingent des Etats-Unis est beaucoup moins imposant que celui de “ La Tempête du Désert ”. Si la France et la Grande-Bretagne augmentent encore leur présence militaire dans l'ex-Yougoslavie, c'est donc pour garder intacte leur force de nuisance et mettre le maximum de bâtons dans les roues des Etats-Unis, tout en conservant les moyens de contrarier l'avancée de l'impérialisme allemand dans cette région.
Significative également de cette stratégie de contournement, est la bruyante sollicitude de la bourgeoisie française pour les quartiers serbes de Sarajevo, avec la lettre adressée à Clinton à ce sujet par Chirac et le soutien affiché des officiers français de la Forpronu à Sarajevo aux manifestations des nationalistes serbes. Devant la fermeté montrée par Washington, Paris recule et prétend qu'il ne s'agit que d'une maladresse d'un général qui est alors relevé de ses fonctions, mais ce n'est que partie remise jusqu'à la prochaine occasion. Un autre exemple est la bonne opération réalisée par la France avec les élections en Algérie et la confortable réélection de l'homme de la bourgeoisie française, le sinistre Zéroual. Les manoeuvres de Paris autour de la prétendue “ rencontre manquée ” entre Chirac et Zeroual à New York ont permis à la France de détourner et de reprendre à son compte la revendication américaine d' “ élections libres ” en Algérie, et les Etats-Unis se sont ainsi trouvés en position de ne plus pouvoir contester les résultats d'une élection à la participation aussi importante.
La récente décision française de se rapprocher des structures de l'OTAN, par la présence désormais permanente en son sein du chef d'état-major de l'armée française, est aussi une illustration de la même stratégie. Sachant qu'elle ne peut lutter à armes égales avec la bourgeoisie américaine, la bourgeoisie française fait au sein de l'OTAN dominée par les Etats-Unis ce que la Grande-Bretagne fait au sein de la CE dominée par l'Allemagne : s'intégrer pour en contrecarrer la politique.
Avec le sommet euro-méditerranéen de Barcelone, la France là encore chasse directement sur les plates-bandes américaines. D'une part, elle renforce les liens de l'Europe avec les principaux protagonistes du conflit du Moyen-Orient, la Syrie et Israël, alors que les Etats-Unis ont réduit l'Europe au rôle de simple spectateur du “ processus de paix ”. D'autre part, elle s'oppose aux manoeuvres de déstabilisation dont elle est victime au Maghreb à travers la mise sur pied d'une tentative de coordination des politiques de sécurité face au terrorisme islamiste. Si les résultats de ce sommet sont limités, il ne faut cependant pas sous-estimer leur importance à l'heure où les Etats-Unis renforcent leur présence en Méditerranée et font le forcing pour imposer la “ pax americana ” au Moyen-Orient.
Mais là où la limite de la contre-offensive des Etats-Unis se vérifie avec le plus de force, c'est dans le maintien et même le renforcement de l'alliance franco-britannique. Celle-ci s'est développée ces derniers mois dans des domaines aussi essentiels que la coopération militaire, l'intervention en ex-Yougoslavie et la coordination de la lutte contre le terrorisme islamiste. Après avoir affiché un bruyant soutien à la reprise des essais nucléaires français, la bourgeoisie britannique brave directement Washington en acceptant d'aider Paris dans la lutte contre un terrorisme islamiste largement téléguidé par les Etats-Unis, attestant par là-même de la profondeur de la distance prise avec la bourgeoisie américaine.
Tous cela illustre l'importance des obstacles auxquels sont confrontés les Etats-Unis pour mettre fin et dépasser la crise de leur hégémonie. Ils peuvent marquer des points importants contre leurs adversaires et remporter des succès spectaculaires, mais ils ne peuvent construire et imposer autour d'eux un ordre ressemblant, ne serait-ce que de loin, à ce qui prévalait à l'époque du bloc américain. La disparition des deux blocs impérialistes qui avaient dominé la planète pendant plus de quarante ans, en mettant fin au chantage nucléaire grâce auquel les deux chefs de file imposaient leurs diktats à tous les membres de leur bloc, a libéré le chacun pour soi au point que celui-ci est désormais devenu la tendance dominante régissant l'ensemble des rapports impérialistes. Dès que les Etats-Unis bombent le torse en faisant étalage de leur supériorité militaire, tous leurs rivaux reculent, mais ce recul est tactique et momentané, et en aucune façon une réelle allégeance et soumission. Plus les Etats-Unis s'efforcent de réaffirmer leur prédominance impérialiste, en rappelant avec brutalité qui est le plus fort, plus les contestataires de l'ordre américain renforcent leur détermination à la remettre en cause, car pour eux, il s'agit d'une question de vie et de mort, celle de leur capacité à tenir leur rang dans l'arène impérialiste.
C'est cela qui explique que le succès remporté par les Etats-Unis lors de la guerre du Golfe en 1991 a été aussi éphémère et rapidement suivi par une très sensible aggravation de la contestation de l'autorité américaine à l'échelle mondiale, dont le divorce de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis est la manifestation la plus éclatante. A l'heure où l'opération montée par la bourgeoisie américaine en ex-Yougoslavie n'est, malgré son succès actuel, qu'une pâle réplique de celle qui avait été déployée en Irak, les points importants marqués depuis l'été 1995 par la première puissance mondiale ne peuvent pas fondamentalement renverser la tendance à l'affaiblissement historique de la suprématie des Etats-Unis dans le monde, malgré leur supériorité militaire.
Le chacun pour soi et l'instabilité des alliances impérialistes
Le chacun pour soi, qui caractérise de manière croissante l'ensemble des rapports impérialistes, est à la racine de l'affaiblissement de la superpuissance américaine, mais celle-ci n'est pas la seule à en subir les conséquences. Toutes les alliances impérialistes, y compris les plus solides sont affectées. Les Etats-Unis ne peuvent pas ressusciter un bloc impérialiste à leur dévotion, mais leur plus dangereux concurrent, le seul qui puisse espérer être un jour en mesure de diriger un nouveau bloc impérialiste, l'Allemagne, souffre de la même incapacité. L'impérialisme allemand a marqué de nombreux points sur la scène impérialiste, en ex-Yougoslavie où il s'est rapproché de son objectif d'accès à la Méditerranée et au Moyen-Orient, par Croates interposés ; en Europe de l'Est, où il est très solidement implanté ; en Afrique, où il n'hésite pas à semer la perturbation dans les zones d'influence de la France ; en Asie, où il cherche à développer ses positions ; au Moyen-Orient, où il faut désormais compter avec lui ; sans oublier l'Amérique Latine. Partout l'impérialisme allemand tend à s'affirmer comme une puissance conquérante face aux Etats-Unis sur la défensive et aux “ seconds couteaux ” que sont la France et la Grande-Bretagne, en utilisant à fond sa force économique, mais aussi de plus en plus, même si c'est discrètement, sa force militaire. Avec l'arsenal d'armes conventionnelles récupérées de l'ancienne Allemagne de l'Est, l'Allemagne est désormais le deuxième vendeur d'armes du monde, loin devant la France et la Grande-Bretagne réunies. Et jamais l'armée allemande n'a été autant mise à contribution depuis 1945 que dans la période actuelle. Cette avancée correspond à la tendance embryonnaire au développement d'un bloc allemand, mais au fur et à mesure que l'impérialisme allemand démontre sa puissance, presque symétriquement surgissent les obstacles à cette tendance. Plus l'Allemagne montre ses muscles, plus son plus fidèle et solide allié, la France, prend ses distances avec son trop puissant voisin. De la question de l'ex-Yougoslavie à la reprise des essais nucléaires français essentiellement dirigés contre l'Allemagne, en passant par le futur de l'Europe, les frictions ont succédé aux frictions entre les deux Etats, alors que, a contrario, d'excellents rapports se nouaient entre le vieil et irréductible ennemi de l'Allemagne, la Grande-Bretagne, et la France. La multiplication des rencontres entre Chirac et Kohl et les déclarations lénifiantes qui s'en suivent ne doivent pas faire illusion ; elles sont plus le signe de la dégradation que de la bonne santé des rapports franco-allemands. L'ensemble des facteurs politiques, géographiques et historiques, dans le cadre de la tendance dominante au chacun pour soi, pousse à un refroidissement de l'alliance franco-allemande. Celle-ci s'était forgée pendant la “ guerre froide ” dans le cadre du “ bloc occidental ” d'une part, et elle avait d'autre part pour but, côté français, de contrer l'action du cheval de Troie des Etats-Unis dans la CEE, la Grande-Bretagne. Ces deux facteurs ayant disparu - avec la fin du bloc de l'ouest et la très sensible prise de distance de la bourgeoisie britannique vis-à-vis de son tuteur américain -, la France, effrayée par la puissance de son voisin qui a gagné trois guerres contre elle depuis 1870, est poussée à un rapprochement avec la Grande-Bretagne, pour mieux résister à la pression venue d'outre-Atlantique, mais aussi pour se protéger de la trop puissante Allemagne. Impérialismes tous deux déclinants, la France et la Grande-Bretagne tentent de mettre en commun ce qui leur reste de puissance militaire pour se défendre face à Washington et à Berlin. La solidité de l'axe Paris-Londres dans l'ex-Yougoslavie trouve là sa racine, d'autant plus que ces deux puissances militaires méditerranéennes ne peuvent que voir leur statut dévalorisé par une avancée allemande et une trop forte présence américaine.
Tous les ponts ne peuvent pas être brutalement coupés entre la France et l'Allemagne, étant donné l'étroitesse et l'ancienneté des relations entre les deux pays, notamment sur le plan économique. Mais l'alliance franco-allemande ressemble de plus en plus à un souvenir, et la tendance à la constitution d'un futur bloc impérialiste autour de l'Allemagne est considérablement entravée.
Le développement du chacun pour soi, engendré par la décomposition du système capitaliste, et déchaîné par la fin des blocs impérialistes, mine les alliances impérialistes les plus solides, celle entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ou encore celle entre la France et l'Allemagne, même si cette dernière n'avait pas la même solidité et ancienneté. Cela ne signifie pas qu'il n'y aura plus d'alliances impérialistes. Tout impérialisme pour survivre doit nouer des alliances. Mais désormais ces alliances seront plus instables, plus fragiles, plus sujettes à retournement. Certaines auront une solidité relative, à l'image de l'alliance franco-britannique actuelle, mais cette solidité ne saurait de comparer à celle ayant existé pendant près d'un siècle entre Londres et Washington, ou même à celle entre Bonn et Paris depuis la 2e guerre mondiale. D'autres seront purement circonstancielles, comme celle nouée au printemps 1995 entre les Etats-Unis et l'Allemagne. D'autres encore seront à géométrie variable, tantôt avec l'un sur telle question, tantôt avec l'autre sur un front différent.
Cela aura pour résultat un monde encore plus instable et dangereux, où la généralisation de la guerre du tous contre tous entre les grandes puissances impérialistes entraînera dans son sillage toujours plus de guerres, de souffrances et de destructions pour l'immense majorité de l'humanité. L'utilisation de la force brute, à l'image de ce que font les grands Etats soi-disant civilisés dans l'ex-Yougoslavie, ne peut que s'intensifier. A l'heure où la nouvelle récession ouverte que connaît le capitalisme mondial pousse la bourgeoisie à asséner de nouveaux coups terribles à la classe ouvrière, celle-ci doit se rappeler que le capitalisme c'est la misère, mais c'est aussi la guerre et son cortège d'indicible barbarie et, qu'elle seule, par sa lutte peut y mettre fin.
RN, 11 décembre 1995.
Dans la première partie de cet article (Revue internationale, n° 81), nous avons tenté de nous réapproprier l'expérience historique révolutionnaire de la classe ouvrière en Chine. L'héroïque tentative insurrectionnelle du prolétariat de Shanghai le 21 mars 1927 fut à la fois le point culminant du mouvement formidable de la classe ouvrière qui avait commencé en Chine en 1919 et la dernière explosion de la vague révolutionnaire internationale qui avait fait trembler le monde capitaliste depuis 1917. Et pourtant, les forces alliées de la réaction capitaliste (le Kuomintang, les « seigneurs de la guerre » et les grandes puissances impérialistes), renforcées qui plus est par la complicité de l'Exécutif d'une Troisième internationale (IC) en plein processus de dégénérescence, parvinrent à détruire ce mouvement de fond en comble.
Les événements postérieurs n'eurent plus rien à voir avec la révolution prolétarienne. Ce que l'histoire officielle nomme la « révolution populaire chinoise » ne fut en réalité qu'une succession effrénée de luttes pour la contrôle du pays entre fractions bourgeoises antagoniques, chacune d'elles servant d'ailleurs de paravent à l'une ou l'autre des puissances impérialistes. La Chine était devenue une « région chaude » supplémentaire des affrontements impérialistes qui allaient déboucher sur la seconde guerre mondiale.
La liquidation du parti prolétarien
Selon l'histoire officielle, 1928 est une date décisive pour la vie du Parti communiste chinois (PCC), puisque cette année-là vit la création de « l'Armée rouge » et le début de la « nouvelle stratégie » basée sur la mobilisation des paysans, promus « piliers » de la « révolution populaire ». Ce fut effectivement une date décisive pour le PCC, mais pas dans le sens donné par l'histoire officielle. L’année 1928 fut de fait, celle de la liquidation du Parti communiste de Chine en tant qu'instrument de la classe ouvrière. La compréhension de cet événement est la base pour comprendre l'évolution postérieure de la Chine.
D'une part, le parti fut désarticulé et sévèrement décimé avec la défaite du prolétariat. Comme nous l'avons déjà mentionné, quelques 25 000 militants communistes furent assassinés et plusieurs milliers souffrirent les persécutions du Kuomintang. Ces militants étaient l'avant-garde du prolétariat révolutionnaire des grandes villes, qui s'était regroupée massivement au sein du Parti durant les années précédentes, faute d'organismes unitaires du type conseils ouvriers. Dorénavant, non seulement le parti ne verra plus l'adhésion de nouvelles vagues d'ouvriers, mais sa composition sociale même se transformera radicalement ainsi que ses principes politiques, comme nous l'aborderons par la suite.
Car la liquidation du Parti ne fut pas seulement physique, ce fut avant tout une liquidation politique. La période de répression féroce contre le Parti communiste chinois coïncida avec l'irrésistible ascension du stalinisme en URSS et dans l'Internationale. La simultanéité de ces événements favorisa de façon dramatique l'opportunisme qui depuis des années était inoculé au sein du PCC par l'Exécutif de l'IC, jusqu'à provoquer un processus de dégénérescence foudroyante.
Entre les mois d'août et de décembre 1927, on vit ainsi le PCC prendre la tête d'une série de tentatives aventureuses, chaotiques et désespérées, parmi lesquelles nous pouvons citer en particulier la « Révolte d'automne » (soulèvement de quelques milliers de paysans dans certaines régions qui se trouvaient sous l'influence du Parti), la mutinerie des régiments nationalistes de Nantchang (parmi lesquels agissaient quelques communistes), et enfin, du 11 au 14 décembre, la soi-disant « insurrection » de Canton, qui en réalité ne fut qu'une tentative d'insurrection planifiée et qui, ne bénéficiant pas du soutien de l'ensemble du prolétariat de la ville, se termina par un nouveau bain de sang. Toutes ces actions se conclurent en défaites désastreuses au bénéfice des forces du Kuomintang, accélérant la dispersion et la démoralisation du Parti communiste, signifiant en fin de compte l'écrasement des derniers soubresauts révolutionnaires de la classe ouvrière.
Ces tentatives aventureuses avaient été incitées par les éléments que Staline avait placés à la tête du PCC, et avaient comme objectif de justifier la thèse de Staline sur « l'ascension de la révolution chinoise », bien que ces échecs furent utilisés postérieurement pour expulser, à travers de sordides manoeuvres, tous ceux qui précisément s'étaient opposés à elles.
1928 fut l'année du triomphe total de la contre-révolution stalinienne. Le IXe Plénier de l'IC valida le « rejet du trotskisme » comme condition d'adhésion et, pour finir, le VIe Congrès adopta la théorie du « socialisme en un seul pays », c'est-à-dire l'abandon de l'internationalisme prolétarien, point d'orgue qui signa la fin de l'Internationale en tant qu'organisation de la classe ouvrière. C'est dans ce cadre que se tint -en URSS- le 6e Congrès du PCC, qui pour ainsi dire initia la stalinisation « officielle » du Parti en prenant la décision de préparer une équipe de jeunes dirigeants inconditionnels de Staline ; c'était là un bouleversement radical de ce Parti, devenu un instrument du nouvel impérialisme russe ascendant. Cette équipe d’« étudiants retournés » devait tenter de s'imposer à la direction du parti chinois deux ans plus tard, en 1930.
« L'Armée rouge » et les nouveaux « Seigneurs de la guerre »
La stalinisation ne fut cependant pas l'unique expression de la dégénérescence du PCC. L'échec de la série d'aventures durant la seconde moitié de l'année 1927 provoqua aussi la fuite de certains groupes qui y avaient participé vers des régions difficiles d'accès aux troupes gouvernementales. Ces groupes commencèrent à se réunir en détachements militaires, et l'un d'entre eux était celui de Mao Tsé-Toung.
Il faut préciser que jamais Mao Tsé-Toung n'avait donné de preuves particulières d'intransigeance prolétarienne. Tout juste avait-il occupé un poste administratif de second ordre durant l'alliance entre le PCC et le Kuomintang, parmi les représentants de l'aile opportuniste. Une fois cette alliance brisée, il avait fui dans sa région natale du Junan où il dirigea la « révolte paysanne de l'automne », conformément aux directives staliniennes. Le désastre qui conclut cette aventure le força à se replier encore davantage jusqu'au massif montagneux de Chingkang, accompagné par une centaine de paysans. Pour pouvoir s'y établir, il conclut un pacte avec les bandits qui contrôlaient cette zone, apprenant d'eux les méthodes d'assaut. Son groupe enfin fusionna avec un détachement du Kuomintang commandé par l'officier Chu Te, qui fuyait lui aussi vers la montagne après l'échec du soulèvement de Nantchang.
Selon l'histoire officielle, le groupe de Mao serait à l'origine de la soi-disant Armée « rouge », ou « populaire », et des « bases rouges » (régions contrôlées par le PCC). Mao aurait « découvert » quelque chose comme la « stratégie correcte » pour la révolution chinoise. A vrai dire, le groupe de Mao ne fut jamais qu'un des multiples détachements similaires qui se formèrent simultanément dans une demi-douzaine de régions. Tous engagèrent une politique de recrutement parmi la paysannerie, d'avancée et d'occupation de certaines régions, parvenant même à résister aux assauts du Kuomintang durant quelques années, jusqu'en 1934. Ce qu'il faut retenir d'important ici, c’est la fusion politique et idéologique qui eut lieu entre l'aile opportuniste du PCC, certaines fractions du Kuomintang (le parti officiel de la bourgeoisie nationaliste) et même des mercenaires provenant de bandes de paysans déclassés. En réalité, le déplacement géographique qui s'opérait sur la scène historique, des villes vers la campagne, ne correspondait pas simplement à un changement de stratégie, il exprimait avec éclat la transformation de la nature de classe du Parti communiste.
Selon les historiens maoïstes, en effet, « l'Armée rouge » serait une armée de paysans guidée par le prolétariat. A la tête de cette armée ne se trouvait bien sûr pas la classe ouvrière, mais des militants du PCC -d'origine petite-bourgeoise pour la plupart- qui jamais n'avaient pleinement adhéré aux perspectives de la lutte du prolétariat (perspectives qu'ils finiront par rejeter définitivement avec la défaite du mouvement), mêlés à des officiers du Kuomintang. Ce mélange se consolidera par la suite avec un nouveau déplacement de professeurs et d'étudiants universitaires nationalistes et libéraux vers la campagne, ceux-ci formeront plus tard les cadres « éducateurs » des paysans durant la guerre contre le Japon.
Socialement, le Parti communiste de Chine deviendra alors le représentant des couches de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie déplacées par les conditions dominantes en Chine: des intellectuels, des militaires de carrière qui ne trouvaient de postes ni dans les gouvernements locaux car seuls y accédaient les notables, ni dans le gouvernement central très fermé et monolithique de Tchang-Kai Shek. L'idéologie des dirigeants de « l'Armée rouge » devint alors une espèce de compote à base de stalinisme et du « sunyasenisme ». Un langage pseudo marxiste plein de phrases sur le prolétariat qui ne faisaient que nuancer légèrement ce qui était devenu de plus en plus ouvertement le véritable objectif à atteindre : établir, avec l'aide d'un gouvernement « ami », un gouvernement bourgeois « démocratique » pour remplacer le gouvernement bourgeois « dictatorial » de Tchang-Kai Shek. Dans les conditions crées par la décadence du capitalisme, ceci impliquait l'immersion totale du nouveau PCC et de son « Armée rouge » dans les conflits impérialistes.
La paysannerie chinoise est-elle une classe spéciale ?
Il est cependant vrai que les rangs de « l'Armée rouge » étaient surtout constitués de paysans pauvres. Ce fait (avec aussi le fait que le Parti continuait à s'appeler « communiste ») se trouve à la base de la création du mythe de la « Révolution populaire chinoise ».
C'est en réalité dès la seconde partie des années 1920 qu'apparurent des théorisations au sein du PCC, surtout parmi ceux qui se méfiaient de la classe ouvrière, sur le caractère de classe particulièrement révolutionnaire de la paysannerie chinoise. On pouvait lire, par exemple, que « les grandes masses paysannes se sont soulevées pour accomplir leur mission historique... détruire les forces féodales rurales » ([1] [25]). En d'autres termes, certains considéraient que la paysannerie était une classe historique capable de réaliser certains objectifs révolutionnaires indépendamment des autres classes. Avec la dégénérescence politique du PCC, ces soi-disant théorisations allèrent bien plus loin, jusqu'à attribuer à la paysannerie rien de moins que la capacité de remplacer le prolétariat dans la lutte révolutionnaire. ([2] [26])
En s'appuyant sur l'histoire des rébellions paysannes en Chine, ils prétendaient démontrer l'existence d'une « tradition » (pour ne pas parler de « conscience ») révolutionnaire dans la paysannerie chinoise. Ce que nous démontre en réalité l'histoire, c'est précisément l'absence d'un projet révolutionnaire historique dans la paysannerie, qu'elle soit chinoise ou d'autres parties du monde, comme l'a démontré mille fois le marxisme. Pendant la période ascendante du capitalisme, elle pu dans le meilleur des cas ouvrir la voie aux révolutions bourgeoises, mais dans la phase de décadence les paysans pauvres ne peuvent lutter de façon révolutionnaire que dans la mesure où ils adhèrent aux objectifs révolutionnaires de la classe ouvrière, car dans le cas contraire ils deviennent des instruments de la classe dominante.
La rébellion des Taïpings (principal et plus « pur » mouvement de la paysannerie chinoise, qui éclata en 1850 contre la dynastie mandchoue et ne fut totalement défait qu'en 1864) avait montré les limites de la lutte de la paysannerie. Les Taïpings voulaient instaurer le règne de Dieu sur Terre, une société sans propriété privée individuelle, sur laquelle régnerait un monarque légitime, véritable fils de Dieu, qui serait le dépositaire de toute la richesse de la communauté. Cela veut bien dire que s'ils avaient bien reconnu la propriété privée comme source de tous leurs maux, cette conscience n'était pas accompagnée -et ne pouvait l'être en aucune façon- d'un projet viable de société future mais d'un utopique retour à la dynastie idyllique perdue. Durant les premières années, les puissances militaires qui pénétraient déjà en Chine laissèrent faire les Taïpings, les utilisant pour affaiblir la dynastie, et la rébellion s'étendit à tout le royaume, mais les paysans furent incapables de former un gouvernement central et d'administrer les terres. Le mouvement atteint son point culminant en 1856 lorsque la tentative de prise de Pékin, capitale impériale, échoua. Le mouvement commença alors à s'éteindre, victime d'une répression massive à laquelle collaborèrent bien sûr les puissances impérialistes susnommées. Ainsi, la révolte des Taïpings affaiblit la dynastie mandchoue, mais ce ne fut que pour ouvrir les portes à l'expansion impérialiste de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie. La paysannerie avait servi la table de la bourgeoisie. ([3] [27])
Des années plus tard, en 1898, éclata une autre révolte de moindre envergure, celle des Boxers, dirigée à ses origines contre la dynastie et les étrangers. Cette révolte marqua cependant la décomposition et la fin des mouvements paysans indépendants, l'impératrice ayant réussi à s'en emparer et à l'utiliser dans sa propre guerre contre les étrangers. Avec la désintégration de la dynastie et la fragmentation de la Chine aux débuts du siècle, beaucoup de paysans pauvres ou sans terres s'engagèrent dans les armées professionnelles des seigneurs de la guerre régionaux. Enfin, les traditionnelles sociétés secrètes pour la protection des paysans se transformèrent en mafias au service des capitalistes, dont le rôle dans les villes était de contrôler la force de travail et de servir de briseurs de grèves.
Les théorisations sur la nature révolutionnaire de la paysannerie trouvaient bien évidemment leur justification dans l'effervescence effective de la paysannerie, en particulier dans le sud de la Chine. Ces théorisations, cependant, ignoraient totalement le fait que cette réanimation était due à la révolution dans les grandes villes industrielles et que, précisément, l'unique espoir d'émancipation des paysans ne pouvait venir que de la victoire du prolétariat urbain.
Mais la mise sur pied d'une « Armée rouge » n'eut rien à voir avec le prolétariat, ni avec sa révolution. On peut dire qu'elle n'eut rien à voir même avec la constitution de milices révolutionnaires propres aux périodes insurrectionnelles. Il est certain que les paysans s'engageaient dans « l'Armée rouge » ; poussés par les terribles conditions de vie qu'ils subissaient, espérant obtenir ou défendre des terres, cherchant à gagner une subsistance comme soldats. Toutes ces raisons étaient exactement celles qui les poussaient aussi à s'engager dans n'importe quelle armée des seigneurs de la guerre qui pullulaient alors en Chine.
L'« Armée rouge » dû d'ailleurs, dans un premier temps, donner l'ordre à ses troupes d'arrêter les mises à sac des régions conquises. L'« Armée rouge » était un corps totalement étranger au prolétariat, comme cela put se vérifier en 1930 quand, après avoir pris l'importante ville de Changsha, elle ne put la garder que quelques jours parce que les ouvriers de la ville la reçurent froidement quand ce n'est pas avec hostilité, et rejetèrent l'appel à la soutenir par une nouvelle « insurrection ».
La différence entre les dirigeants de cette armée et les seigneurs de la guerre traditionnels résidait dans le fait que ceux-ci s'étaient déjà établis dans la structure sociale chinoise et faisaient visiblement partie de la classe dominante, alors que ceux-là luttaient pour s'y faire une place, ce qui leur permettait d'alimenter les espoirs des paysans et leur donnait un caractère plus dynamique et agressif, une plus grande flexibilité au moment de passer des alliances et de se vendre à l'impérialisme le plus offrant.
En résumé, on pourrait dire que la défaite de la classe ouvrière en 1927 ne projeta pas la paysannerie à la tête de la révolution, mais bien au contraire la jeta dans la tempête de conflits nationalistes et impérialistes, dans lesquels elle ne joua le rôle que de chair à canon.
Les conflits impérialistes
Dès que le prolétariat fut écrasé, le Kuomintang devint pour un certain temps l'institution la plus puissante de Chine, la seule force capable de garantir l'unité du pays -en combattant ou en s'alliant aux seigneurs de la guerre régionaux- et, de ce fait, devint aussi l'enjeu des disputes entre puissances impérialistes. Nous avons déjà cité celles-ci quand nous avons dit que depuis 1911, l'effort des grandes puissances impérialistes transparaissait derrière les conflits pour former un gouvernement national. Au début des années 30, le rapport de forces entre elles s'était modifié sous plusieurs aspects.
D'un côté, à partir de la contre-révolution stalinienne s'initia une nouvelle politique impérialiste russe. La « défense de la patrie socialiste » impliquait la création d'une zone d'influence autour d'elle, qui lui serve de protection rapprochée. Cela se traduisit en Chine par le soutien aux « bases rouges » formées à partir de 1928 à qui Staline prédisait un avenir radieux, mais aussi et surtout par la recherche d'une alliance avec le gouvernement du Kuomintang.
D'un autre côté, les États-Unis montraient toujours plus leur volonté de dominer exclusivement toutes les régions baignées par le Pacifique, remplaçant grâce à leur domination économique croissante les vieilles puissances telles que la France ou la Grande-Bretagne dans leurs anciens empires coloniaux. Pour y parvenir, il leur fallait qui plus est mettre un terme aux rêveries expansionnistes du Japon. Il était de toute façon évident depuis le début du siècle que le Pacifique serait trop étroit pour les États-Unis et le Japon. L'affrontement entre les deux puissances éclata réellement dix ans avant le bombardement de Pearl-Harbor, dans la guerre pour le contrôle de la Chine et du gouvernement du Kuomintang.
Ce fut en fin de compte le Japon qui dut prendre l'initiative du conflit impérialiste en Chine, car de toutes les puissances engagées dans ce pays elle était celle qui avait le plus besoin de marchés, de matières premières et de main d'oeuvre bon marché. Elle occupa la Mandchourie en septembre 1931, et dès janvier 1932 envahit les provinces du nord de la Chine, établissant une tête de pont à Shanghai après avoir bombardé « préventivement » les quartiers ouvriers de la ville. Le Japon parvint à s'allier avec quelques seigneurs de la guerre et commença à instaurer ce qui fut appelé les « régimes fantoches ». D'ailleurs, Tchang-Kai Shek n'offrit qu'un simulacre de résistance à l'invasion, étant lui-même déjà en tractations avec le Japon. C'est alors que les États-Unis et l'URSS réagirent, chacun de son côté, en faisant pression sur le gouvernement de Tchang-Kai Shek pour qu'il résiste effectivement à l'invasion japonaise. Les USA réagirent cependant avec plus de calme, car ils attendaient que le Japon s'enlise dans une longue et usante guerre en Chine, ce qui ne manqua pas d'arriver. Staline, quand à lui, ordonna en 1932 aux « bases rouges » qu'elles déclarent la guerre au Japon, tout en établissant simultanément des relations diplomatiques avec le régime de Tchang-Kai Shek alors que celui-ci livrait de furieuses attaques contre les « bases rouges ». En 1933, Mao Tsé-Toung et Fang Chi Ming proposèrent une alliance avec quelques généraux du Kuomintang qui s'étaient rebellés contre Tchang-Kai Shek à cause de sa politique de collaboration avec le Japon, mais les étudiants « retournés » rejetèrent cette alliance... pour ne pas affaiblir les liens qui se tissaient entre l'URSS et le régime de Tchang-Kai Shek. Cet épisode montre bien que le PCC s'était bien engagé dans le jeu des querelles et des alliances inter-bourgeoises, bien que Staline à ce moment-là n'ait considéré « l'Armée rouge » que comme un « élément de pression » et ait préféré s'appuyer sur une alliance durable avec Tchang-Kai Shek.
La « Longue marche »...vers la guerre impérialiste
C'est dans ce cadre de tensions impérialistes croissantes que pendant l'été 1934, les détachements de « l'Armée rouge » qui se cantonnaient dans les « bases de guérilla » du sud et du centre du pays commencèrent à se déplacer vers le nord-ouest, vers les régions agrestes plus éloignées du contrôle du Kuomintang, et à se concentrer dans la région de Chan-Si. Cet épisode, connu sous le nom de « la Longue marche » est selon l'histoire officielle l'acte le plus significatif et épique de la « révolution populaire chinoise ». Les livres d'histoire regorgent d'actes d'héroïsme, narrant l'odyssée de ces régiments à travers marécages, torrents et montagnes... L'analyse des événements met cependant rapidement à découvert les sordides intérêts bourgeois qui étaient en jeu dans cet épisode.
L'objectif fondamental de la Grande marche était avant tout l'embrigadement des paysans dans la guerre impérialiste qui mijotait entre le Japon, la Chine, la Russie et les Etats-Unis. De fait, Po Ku (stalinien membre du groupe des « étudiants retournés ») avait déjà posé la question de l'éventualité de la mobilisation de régiments de « l'Armée rouge » pour lutter contre les japonais. Les livres d'histoire soulignent que la sortie de la région sudiste de Chan-Si de la « zone soviétique » fut le résultat de l'insupportable siège mis en place par le Kuomintang, mais ils restent ambigus au moment d'expliquer que les forces de « l'Armée rouge » furent expulsées principalement à cause du changement de tactique ordonné par les staliniens, passant de la forme de la guérilla, qui avait permis à « l'Armée rouge » de résister pendant des années, à la forme des combats frontaux contre le Kuomintang. Ces affrontements provoquèrent la rupture de la frontière « de sécurité » protégeant la zone des guérillas et l'urgence de la nécessité de l'abandonner, mais ce ne fut en rien « l'erreur grave » des « étudiants retournés » (comme plus tard Mao en fit l'accusation, malgré qu'il ait lui-même participé à cette stratégie) : bien au contraire, ce fut un succès pour les objectifs des staliniens, qui voulaient obliger les paysans armés à abandonner les terres qu'ils avaient jusque là défendues avec tant d'acharnement, pour marcher vers le nord et se concentrer en une seule armée régulière prête pour la guerre qui s'annonçait.
Les livres d'histoire tentent aussi de donner à la Longue marche un caractère classiste, une espèce de mouvement social ou de lutte de classe. « L'Armée rouge » aurait sur son passage « semé le grain de la révolution », par la propagande et même en distribuant la terre aux paysans. Ces actions n'avaient comme but que d'utiliser ces paysans pour protéger les arrières du gros des troupes de « l'Armée rouge ». Dès le début de la Longue marche, la population civile habitant les « bases rouges » fut utilisée pour couvrir la retraite de l'Armée. Cette tactique, saluée pour son ingéniosité par les historiens, qui consiste à laisser les populations civiles servir de cible pour protéger les manoeuvres de l'armée régulière, est propre des armées des classes exploiteuses, et il n'y a rien d'héroïque à laisser assassiner femmes, vieillards et enfants pour protéger des soldants entraînés.
La Longue marche ne fut pas une voie de la lutte de classe ; bien au contraire, elle fut la voie vers des accords et des alliances avec ceux qui étaient jusque là catalogués comme « réactionnaires féodaux et capitalistes », et qui comme par magie devenaient de « bons patriotes ». Le 1er août 1935, alors que les régiments de la Longue marche étaient en garnison à Sechouan, le PCC lança un appel à l'unité nationale de toutes les classes pour expulser le Japon hors de Chine. En d'autres termes, le PCC appelait tous les travailleurs à abandonner la lutte de classe pour s'unir avec leurs exploiteurs et servir de chair à canon dans la guerre que livraient ces derniers. Cet appel était une application anticipée des résolutions du septième et dernier congrès de l'Internationale communiste qui se tenait à la même époque et qui lança le fameux mot d'ordre « du Front populaire antifasciste », grâce auquel les partis communistes stalinisés purent collaborer avec leurs bourgeoisies nationales et devenir le meilleur instrument pour envoyer les travailleurs se faire étriper dans la deuxième boucherie impérialiste mondiale qui s'annonçait.
La Grande marche atteint officiellement son apogée en octobre 1935, lorsque le détachement de Mao arriva à Ye-Nan (province de Shan-Si dans le nord-ouest du pays). Des années plus tard, le maoïsme fit de la Longue marche l'oeuvre glorieuse et exclusive de Mao Tsé-Toung. L'histoire officielle préfère passer sous silence que Mao n'avait fait que prendre la tête d'une « base rouge » qui existait déjà bien avant son arrivée et qu'il n'arriva en catastrophe à son terme qu'avec 7 000 des 90 000 hommes qui étaient partis avec lui de Kiangsi, car des milliers parmi eux étaient morts (plus souvent du fait des difficultés naturelles que victimes des attaques du Kuomintang) et d'autres milliers étaient restés à Sechuan, divisés par une scission entre cliques dirigeantes. Ce n'est qu'à la fin de 1936 que le gros de « l'Armée rouge » se concentra enfin réellement, quand arrivèrent les régiments en provenance de Junan et Sechuan.
L'alliance du PCC et du Kuomintang
En 1936, l'effort de recrutement de paysans du PCC fut étayé par des vagues de centaines d'étudiants nationalistes qui allèrent à la campagne après le mouvement anti-japonais des intellectuels bourgeois fin 1935 ([4] [28]). Il ne faut bien sûr pas en déduire que les étudiants devenaient communistes, mais plutôt que le PCC était déjà devenu un organe reconnu par la bourgeoisie, ayant le même intérêt de classe.
Cependant, le bourgeoisie chinoise n'était pas unanime dans son opposition au Japon. Elle était divisée en fonction des penchants respectifs de chacune de ses fractions envers les grandes puissances. On peut le vérifier en examinant le cas du généralissime Tchang-Kai Shek lequel, comme nous l'avons vu, ne se décidait pas à entreprendre une campagne frontale contre le Japon et attendait que le combat entre les grandes puissances indique clairement de quel côté pencher. Les généraux du Kuomintang et les Seigneurs de la guerre régionaux étaient aussi divisés de façon identique.
C'est dans cette ambiance qu'eut lieu le fameux « incident de Sian ». En décembre 1936, Chang-Hsueh-Liang (un général antijaponais du Kuomintang) et Yang-Hu-Cheng, Seigneur de guerre de Sian, qui entretenaient de bons rapports avec le PCC, mirent Tchang-Kai Shek en état d'arrestation et allaient le juger pour haute trahison. Staline ordonna cependant immédiatement et sans discussion au PCC non seulement qu'il libère Tchang-Kai Shek, mais en outre qu'il enrôle ses armées dans le Front populaire. Dans les jours suivants eurent lieu des négociations entre le PCC, représenté par Chou-En-Lai, Yeh-Chien-Ying (autant dire Staline), les Etats-Unis représentés par Tu-Song, le plus puissant et corrompu monopoliste de Chine, parent de Tchang, et Tchang-Kai Shek lui-même qui fut finalement obligé de pencher du côté des Etats-Unis et de l'URSS (alliance provisoire contre le Japon) ; c'est à ce prix qu'il pu continuer à être le chef du gouvernement national et qu'il peut mettre sous son commandement le PCC et « l'Armée rouge » (qu'il rebaptisa Huitième régiment). Chou-en-Lai et d'autres « communistes » participèrent à ce gouvernement de Tchang tandis que l'URSS et les Etats-Unis prêtaient militairement main forte à Tchang-Kai Shek. Quand à Chang-Hsueh-Liang et Yang-Hu-Cheng, ils furent livrés à la vengeance de Tchang-Kai Shek qui emprisonna le premier et assassina le second.
C'est ainsi que fut signée la nouvelle alliance entre le PCC et le Kuomintang. Ce n'est que grâce aux contorsions idéologiques les plus grotesques et la propagande la plus abjecte que le PCC pu justifier auprès des travailleurs son traité avec Tchang-Kai Shek, ce boucher qui avait écrasé la révolution prolétarienne et assassiné des dizaines de milliers d'ouvriers et de militants communistes en 1927.
Il est certain que les hostilités entre les forces armées du Kuomintang dirigées par Tchang et « l'Armée rouge » reprirent en 1938. C'est ce qui permet aux historiens officiels d'agiter l'idée de la possibilité que le pacte avec le Kuomintang n'eût été qu'une tactique du PCC au sein de la « révolution ». Mais l'importance historique réelle de ce pacte n'est pas tant dans le succès ou l'échec du pacte entre le PCC et le Kuomintang que dans la mise en évidence historique de l'absence d'antagonisme de classe entre ces deux forces ; dans la mise en évidence historique que le PCC n'avait plus rien à voir avec le parti prolétarien des années 20 qui s'était affronté au capital et qu'il était devenu un instrument aux mains de la bourgeoisie, le champion des embrigadeurs de paysans pour la boucherie impérialiste.
Bilan : une lueur dans la nuit de la contre-révolution
En juillet 1937, le Japon entreprit l'invasion à grande échelle de la Chine et ce fut le début de la guerre sino-japonaise. Seule une poignée de groupes révolutionnaires qui survécurent à la contre-révolution, ceux de la Gauche communiste, tels le Groupe communiste internationaliste de Hollande ou le groupe de la Gauche communiste italienne qui publiait en France la revue Bilan, furent capables d'anticiper et de dénoncer que ce qui se jouait en Chine n'était ni une « libération nationale », ni encore moins la « révolution », mais la prédominance d'une des grandes puissances impérialistes ayant des intérêts dans la région : le Japon, les Etats-Unis ou l'URSS. Que la guerre sino-japonaise, au même titre que la guerre espagnole et les autres conflits régionaux, était le prélude assourdissant de la deuxième boucherie impérialiste mondiale. Au contraire, l'Opposition de gauche de Trotsky, qui lors de sa constitution en 1928 était également parvenue à dénoncer la politique criminelle de Staline de collaboration avec le Kuomintang comme une des causes de la défaite de la révolution prolétarienne en Chine, cette Opposition de gauche, prisonnière d'une analyse erronée du cours historique qui lui faisait voir dans chaque nouveau conflit impérialiste régional une nouvelle possibilité révolutionnaire, et prisonnière en général d'un opportunisme croissant, considérait la guerre sino-japonaise comme « progressiste », comme un pas en avant vers la « troisième révolution chinoise ». Fin 1937, Trotsky affirmait sans honte que « s'il y a une guerre juste, c'est la guerre du peuple chinois contre ses conquérants... toutes les organisations ouvrières, toutes les forces progressives de la Chine, sans rien céder de leur programme et de leur indépendance politique, feront jusqu'au bout leur devoir dans cette guerre de libération, indépendamment de leur attitude vis-à-vis du gouvernement Tchang-Kai Shek. » ([5] [29]) Avec cette politique opportuniste de défense de la patrie « indépendamment de leur attitude face au gouvernement », Trotsky ouvrait complètement les portes à l'enrôlement des ouvriers dans les guerres impérialistes derrière leurs gouvernements, et à la transformation, à partir de la deuxième guerre mondiale, des groupes trotskistes en sergents-recruteurs de chair à canon pour le capital. La Gauche communiste italienne, au contraire, dans son analyse de la Chine, a été capable de maintenir fermement la position internationaliste de la classe ouvrière. La position sur la Chine constitua un des points cruciaux de la rupture de ses relations avec l'Opposition de gauche de Trotsky. Ce qui se dessinait était une frontière de classe. Pour Bilan, « Les positions communistes en face des événements de Chine, d'Espagne et de la situation internationale actuelle ne peuvent être fixées que sur la base de l'élimination rigoureuse de toutes les forces agissant au sein du prolétariat et qui disent au prolétariat de participer au massacre de la guerre impérialiste. » ([6] [30]) « (...) Tout le problème consiste à déterminer quelle classe mène la guerre et à établir une politique correspondante. Dans le cas qui nous occupe, il est impossible de nier que c'est la bourgeoisie chinoise qui mène la guerre, et qu'elle soit agresseur ou agressée, le devoir du prolétariat est de lutter pour le défaitisme révolutionnaire tout autant qu’au Japon. » ([7] [31]) Dans le même sens, la Fraction belge de la Gauche communiste internationale (liée à Bilan) écrivait : « Aux côtés de Tchang-Kai Chek, bourreau de Canton, le stalinisme participe à l'assassinat des ouvriers et des paysans chinois sous la bannière de la 'guerre d'indépendance'. Et seule leur rupture totale avec le Front national, leur fraternisation avec les ouvriers et les paysans japonais, leur guerre civile contre le Kuomintang et tous ses alliés, sous la direction d'un Parti de classe, peut les sauver du désastre. » ([8] [32]) La voix ferme des groupes de la gauche communiste ne fut pas écoutée par une classe ouvrière défaite et démoralisée, qui se laissa entraîner à la boucherie mondiale. Cependant, la méthode d'analyse et les positions de ces groupes représentèrent la permanence et l'approfondissement du marxisme et constituèrent le pont entre la vieille génération révolutionnaire qui avait vécu la vague insurrectionnelle du prolétariat au début du siècle et la nouvelle génération révolutionnaire qui surgit avec la fin de la contre-révolution à la fin des années 1960.
1937-1949 : avec l'URSS ou les Etats-Unis ?
Comme nous le savons, la seconde guerre mondiale se termina par la défaite du Japon, et des puissances de l'Axe en 1945, et cette défaite impliqua l'abandon total de la Chine par ces puissances. Mais la fin de la guerre mondiale ne marqua pas la fin des affrontements impérialistes. Immédiatement s'établit la rivalité entre les deux grandes puissances, USA et URSS, qui maintiendront le monde pendant plus de quarante ans au bord de la troisième -et dernière- guerre mondiale. Et alors même que se retirait l'armée japonaise, la Chine devenait déjà un terrain d'affrontement entre ces deux puissances.
Il n'est pas fondamental de relater les vicissitudes de la guerre sino-japonaise dans cet article, dont le but est de démystifier la soi-disant « révolution populaire chinoise ». Il est cependant intéressant d'en souligner deux aspects en lien avec la politique menée par le PCC entre 1937 et 1945.
Le premier concerne l'explication de l'extension rapide des zones occupées par « l'Armée rouge » entre 1936 et 1945. Comme nous l'avons dit, Tchang-Kai Shek n'était pas partisan d'opposer frontalement ses armées aux japonais, et il tendait à reculer et se retirer à chacune des avancées de ceux-ci. L'armée japonaise quand à elle avançait rapidement en territoire chinois, mais n'avait pas la capacité d'établir une administration propre dans les zones occupées : elle dut très rapidement se limiter à occuper les voies de communication et les villes importantes. Cette situation provoqua deux phénomènes : le premier, c'est que les Seigneurs de la guerre régionaux se retrouvaient isolés du gouvernement central, ce qui les conduisait soit à collaborer avec les japonais dans les fameux « gouvernements fantoches », soit à collaborer avec « l'Armée rouge » pour résister à l'invasion ; le second, c'est que le PCC sut profiter habilement du vide politique créé par l'invasion japonaise dans le nord-ouest de la Chine et mettre en place sa propre administration.
Connue sous le nom de « Nouvelle démocratie », cette administration a été saluée par les historiens comme un « régime démocratique » d'un « type nouveau ». La « nouveauté » n'était pas feinte, car pour la première fois dans l'histoire un parti « communiste » mettait en place un gouvernement de collaboration de classe ([9] [33]), s'efforçait de préserver les rapports d'exploitation et protégeait jalousement les intérêts de la classe capitaliste et des grands propriétaires. Le PCC avait compris qu'il n'était pas indispensable de réquisitionner les terres et de les donner aux paysans pour obtenir leur soutien : inondés par les exactions de toute sorte, il suffisait d'une petite diminution des impôts (si petite que les grands propriétaires et les capitalistes y étaient favorables) pour que les paysans soient favorables à l'administration du PCC et s'engagent dans « l'Armée rouge ». Parallèlement à ce « nouveau régime », le PCC installa aussi un gouvernement de collaboration de classe (entre bourgeoisie, grands propriétaires et paysans) connu sous le nom des « Trois tiers », dont un tiers des postes était occupé par les « communistes », un tiers par des membres d'organisations paysannes et le troisième par les grands propriétaires et capitalistes. Une fois de plus, les contorsions idéologiques les plus saugrenues des théoriciens style Mao Tsé-Toung furent nécessaires au PCC pour « expliquer » aux travailleurs ce « nouveau type » de gouvernement.
Le second aspect de la politique du PCC qu'il faut souligner est moins connu, car pour des raisons idéologiques évidentes, les historiens tant maoïstes que pro-américains préfèrent l'occulter bien qu'ils soient parfaitement documentés. L'implication de l'URSS dans la guerre en Europe qui l'empêcha de prêter une « aide » efficace au PCC pendant des années, les nouvelles oscillations entre le Japon et les Etats-Unis du gouvernement de Tchang-Kai Shek à partir de 1938 dans l'attente de l'issue du conflit mondial ([10] [34]) et l'engagement dans la guerre du Pacifique des américains à partir de 1941, tous ces événements pesèrent fortement pour faire basculer le PCC du côté des Etats-Unis.
A partir de 1944, une mission d'observation du gouvernement des Etats-Unis s'établit dans la base rouge du Yenan, avec comme mission de sonder les possibilités de collaboration entre les Etats-Unis et le PCC. Pour les dirigeants de ce parti, et en particulier pour la clique de Mao Tsé-Toung et Chu-Teh, il était clair que les Etats-Unis seraient les grands vainqueurs de la guerre et ils envisageaient de se mettre sous leur tutelle. La correspondance de John Service ([11] [35]), un des responsables de cette mission, signale avec insistance au sujet des leaders du PCC, que :
- le PCC considère comme hautement improbable l'instauration d'un régime soviétique en Chine et qu'il recherche davantage l'instauration d'un régime « démocratique » du type occidental, qu'il est même disposé à participer à un gouvernement de coalition avec Tchang-Kai Shek pourvu d'éviter la guerre civile à la fin de la guerre contre le Japon ;
- le PCC pense qu'une période très longue de plusieurs dizaines d'années sera nécessaire au développement du capitalisme en Chine, condition pour que puisse être envisagée l'instauration du socialisme. Et si ce jour lointain venait à exister, ce socialisme s'installerait de façon progressive et non à travers des expropriations violentes. Que, donc, en installant un gouvernement national, le PCC était disposé à mener à son terme une politique de « portes ouvertes » aux capitaux étrangers et principalement aux capitaux américains ;
- le PCC, prenant en compte aussi bien la faiblesse de l'URSS que la corruption de Tchang-Kai Shek et son attirance vers le Japon, désirait l'aide politique, financière et militaire des Etats-Unis. Qu'il était même disposé à changer de nom (comme il l'avait déjà fait avec « l'Armée rouge ») afin de pouvoir bénéficier de cette aide.
Les membres de la mission américaine insistèrent auprès de leur gouvernement sur le fait que le futur était du côté du PCC. Les Etats-Unis cependant ne se décidèrent jamais à utiliser des « communistes » et finalement, un an plus tard, quand le Japon se retira en 1945 et que la Russie envahit rapidement le nord de la Chine, il ne resta pas d'autre issue au PCC et à Mao Tsé-Toung que de s'aligner, momentanément, sur l'URSS.
***
Entre 1946 et 1949, l'affrontement entre les deux superpuissances provoqua directement l'affrontement entre le PCC et le Kuomintang. Au cours de cette guerre, beaucoup de généraux du Kuomintang passèrent avec armes et bagages du côté des « forces populaires ». On peut dès lors compter quatre périodes au cours desquelles la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie renforcèrent le PCC. Celle qui vint parachever la défaite de la classe ouvrière fin 1928, celle qui trouva ses origines dans le mouvement étudiant en 1935, celle de la période de guerre contre le Japon et, finalement, celle qui fut provoquée par l'effondrement du Kuomintang. Les « vieux bourgeois » (exception faite des grands monopolistes directement alliés à Tchang-Kai Shek comme les Soong) se retrouvèrent au PCC et se mêlèrent aux « nouveaux » bourgeois issus de la guerre.
En 1949, le Parti communiste de Chine, à la tête de la soi-disant « Armée rouge », prit le pouvoir et proclama la République populaire. Mais cela n'eut absolument rien à voir avec le communisme. La nature de classe du parti « communiste » qui prit le pouvoir en Chine était totalement étrangère au communisme, était totalement antagonique au prolétariat. Le régime qui s'instaura alors ne fut jamais qu'une variante du capitalisme d'État. Le contrôle de l'URSS sur la Chine ne dura qu'une dizaine d'années et s'acheva avec la rupture des relations entre les deux pays. A partir de 1960, la Chine tenta de « se rendre indépendante » des grandes puissances et prétendit se hisser elle-même à leur niveau en tentant de créer un « troisième bloc » mais dès 1970 elle dû se décider à virer définitivement vers le bloc occidental dominé par les Etats-Unis. Beaucoup d'historiens, russes en tête, accusèrent alors Mao de trahison. Les communistes savent très bien que le tournant de Mao vers les Etats-Unis ne fut en aucune façon une trahison de Mao, mais au contraire l'aboutissement de son rêve.
Ldo.
(La troisième et dernière partie de cet article sera consacrée à l'ascension du maoïsme)
Avec la lutte du bolchevisme contre le menchevisme au début de ce siècle, la confrontation entre le marxisme et l'anarchisme dans la Première Internationale, l'Association internationale des travailleurs (AIT), constitue probablement l'exemple le plus illustre de la défense des principes organisationnels prolétariens dans l'histoire du mouvement ouvrier. Il est essentiel pour les révolutionnaires d'aujourd'hui qu'un demi-siècle de contre-révolution stalinienne sépare de l'histoire organisationnelle vivante de leur classe, de se réapproprier les leçons de cette expérience. Ce premier article se concentrera sur la « préhistoire » de cette bataille afin de mettre en évidence comment Bakounine est arrivé à la conception de prendre le contrôle du mouvement ouvrier au moyen d'une organisation secrète sous son contrôle personnel. Nous montrerons comment cette conception a inévitablement amené à ce que Bakounine soit manipulé par la classe dominante dans le but de détruire l'AIT. Et nous montrerons les racines fondamentalement anti-prolétariennes des conceptions de Bakounine, précisément sur le plan organisationnel. Le second article traitera ensuite de la lutte qui a eu lieu dans l'AIT elle-même, et montrera l'opposition radicale, sur la conception du fonctionnement et du militantisme, qui existe entre le point de vue marxiste prolétarien et le point de vue anarchiste petit-bourgeois et déclassé.
LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DE LA LUTTE DU MARXISME CONTRE L'ANARCHISME ORGANISATIONNEL
L'AIT s'est éteinte avant tout à cause de la lutte entre Marx et Bakounine, lutte qui, au Congrès de La Haye en 1872, a trouvé sa première conclusion avec l'exclusion de Bakounine et de son bras droit, J. Guillaume. Mais ce que les historiens bourgeois présentent comme un clash entre personnalités, et les anarchistes comme une lutte entre les versions « autoritaire » et « libertaire » du socialisme, était en réalité une lutte de l'ensemble de l'AIT contre ceux qui avaient bafoué les statuts. Bakounine et Guillaume furent exclus à La Haye parce qu'ils avaient construit un « fraternité » secrète au sein de l'AIT, une organisation dans l'organisation ayant une structure et des statuts propres. Cette organisation, la soi-disant « Alliance pour la démocratie socialiste », avait une existence et une activité cachées et son but était de retirer l'AIT du contrôle de ses membres et de la placer sous celui de Bakounine.
UNE LUTTE A MORT ENTRE POSITIONS ORGANISATIONNELLES
La lutte qui a eu lieu dans l'AIT, n'était donc pas une lutte entre l'« autorité » et la « liberté », mais bien entre des principes organisationnels complètement opposés et irréconciliables.
1) D'un côté, il y avait la position, défendue de façon la plus déterminée par Marx et Engels mais qui était aussi celle de l'ensemble du Conseil général et de la vaste majorité de ses membres, selon laquelle une organisation prolétarienne ne peut pas dépendre de la volonté des individus, des caprices de « camarades dirigeants », mais doit fonctionner selon des règles obligatoires sur lesquelles tous sont d'accord et qui sont valables pour tous, appelées statuts. Les statuts doivent garantir le caractère unitaire, centralisé, collectif d'une telle organisation, permettre que les débats politiques prennent une forme ouverte et disciplinée, et que les décisions prises impliquent tous ses membres. Quiconque est en désaccord avec les décisions de l'organisation ou n'est plus d'accord avec des points des statuts, etc. a non seulement la possibilité mais aussi le devoir de présenter ses critiques ouvertement face à l'ensemble de l'organisation, mais dans le cadre prévu dans ce but. Cette conception organisationnelle que l'Association internationale des travailleurs a développé pour elle-même, correspondait au caractère collectif, unitaire et révolutionnaire du prolétariat.
2) De l'autre côté, Bakounine représentait la vision élitiste petite-bourgeoise des « chefs géniaux » dont la clarté politique et la détermination extraordinaires étaient supposées garantir la « passion » et la trajectoire révolutionnaires. Ces chefs se considèrent donc comme « moralement justifiés » dans la tâche de rassembler et d'organiser leurs disciples dans le dos de l'organisation afin de prendre le contrôle de celle-ci et d'assurer qu'elle accomplisse sa mission historique. Puisque l'ensemble des membres sont considérés comme trop stupides pour saisir la nécessité de tels messies révolutionnaires, ils doivent être amenés à faire ce qu'on considère être « bon pour eux » sans qu'ils en soient conscients et même contre leur volonté. Les statuts, les décisions souveraines des congrès ou des organes élus existent pour les autres, mais ne vont que dans le sens de l'élite.
Tel était le point de vue de Bakounine. Avant de rejoindre l'AIT, il a expliqué à ses disciples pourquoi l'AIT n'était pas une organisation révolutionnaire: les proudhoniens étaient devenus réformistes, les blanquistes avaient vieilli, et les allemands et le Conseil général que soi-disant ceux-ci dominaient, étaient « autoritaires ». Il est frappant de voir comment Bakounine considérait l'AIT comme la somme de ses parties. Selon Bakounine, ce qui manquait avant tout, c'était la « volonté » révolutionnaire. C'est ça que l'Alliance voulait assurer en passant par dessus le programme et les statuts et en trompant ses membres.
Pour Bakounine, l'organisation que le prolétariat avait forgée, qu'il avait construite au cours d'années de travail acharné, ne valait rien. Ce qui était tout pour lui, c'étaient les sectes conspiratrices qu'il avait lui-même créées et contrôlées. Ce n'est pas l'organisation de classe qui l'intéressait, mais son propre statut personnel et sa réputation, sa « liberté » anarchiste ou ce qu'on appelle aujourd'hui « réalisation de soi ». Pour Bakounine et ses semblables, le mouvement ouvrier n'était rien d'autre que le véhicule de la réalisation de leur individu et de leurs projets individualistes.
SANS ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE,PAS DE MOUVEMENT OUVRIER REVOLUTIONNAIRE.
Marx et Engels, au contraire, savaient ce que veut dire la construction de l'organisation pour le prolétariat. Alors que les livres d'histoire prétendent que le conflit entre Marx et Bakounine était essentiellement de nature politique générale, l'histoire réelle de l'AIT révèle, avant tout, une lutte pour l'organisation. Quelque chose qui semble particulièrement ennuyeux pour les historiens bourgeois. Pour nous, au contraire, c'est quelque chose d'extrêmement important et riche de leçons. Ce que nous montre Marx, c'est que sans organisation révolutionnaire, il ne peut y avoir ni mouvement de classe révolutionnaire, ni théorie révolutionnaire.
Et, en fait, l'idée que la solidité, le développement et la croissance organisationnels sont des pré-requis pour le développement programmatique du mouvement ouvrier, se trouve à la base même de l'ensemble de l'activité politique de Marx et d'Engels ([1] [51]). Les fondateurs du socialisme scientifique ne savaient que trop bien que la conscience de classe prolétarienne ne peut être le produit d'individus, mais requiert un cadre organisé et collectif. C'est pourquoi la construction de l'organisation révolutionnaire est l'une des plus importantes et des plus difficiles tâches du prolétariat révolutionnaire.
LA LUTTE A PROPOS DES STATUTS
Nulle part Marx et Engels n'ont lutté avec autant de détermination et de façon aussi fructueuse pour la compréhension de cette question que dans les rangs de l'AIT. Fondée en 1864, l'AIT a surgi à une époque où le mouvement ouvrier organisé était encore principalement dominé par des idéologies et des sectes petites-bourgeoises et réformistes. A ses débuts, l'Association internationale des travailleurs se composait de ces différentes tendances. En son sein jouaient un rôle prépondérant les représentants opportunistes des trade-unions anglais, le proudhonisme réformiste petit-bourgeois des pays latins, le blanquisme conspiratif et, en Allemagne, la secte dominée par Lassalle. Bien que les différents programmes et les différentes visions du monde fussent opposées les unes aux autres, les révolutionnaires de l'époque étaient sous la pression énorme du regroupement de la classe ouvrière qui réclamait l'unité. Pendant la première réunion à Londres, quasiment personne n'avait la moindre idée de la façon dont ce regroupement pourrait avoir lieu. Dans cette situation, les éléments véritablement prolétariens avec Marx à leur tête, ont plaidé pour repousser temporairement la clarification théorique entre les différents groupes. Les longues années d'expérience politique des révolutionnaires et la vague internationale de luttes de l'ensemble de la classe devaient être utilisées pour forger l'organisation unitaire. L'unité internationale de cette organisation, incarnée par les organes centraux, le Conseil général en particulier, et par les statuts qui devaient être acceptés par tous les membres, permettrait à l'AIT de clarifier, pas à pas, les divergences politiques et d'atteindre un point de vue unifié. Ce regroupement à grande échelle avait des chances de réussir tant que la lutte de classe internationale était encore en développement.
La contribution la plus décisive du marxisme à la fondation de l'AIT réside donc clairement au niveau de la question organisationnelle. Les différentes sectes présentes à la réunion de fondation n'ont pas été capables de concrétiser la volonté de liens internationaux que les ouvriers anglais et français, les premiers, réclamaient. Le groupe bourgeois Atto di fratellanza, adepte de Mazzini, voulait imposer les statuts conspiratifs d'une secte secrète. L'« Adresse inaugurale » que Marx, mandaté par la comité organisationnel, a présenté alors, défendait le caractère prolétarien et unitaire de l'organisation, et établissait la base indispensable pour un travail de clarification ultérieur. Si l'AIT a pu aller plus loin ensuite et dépasser les visions conspiratrices, sectaires, petites-bourgeoises et utopistes, c'est qu'en premier lieu, ses différents courants, de façon plus ou moins disciplinée, se sont soumis à des règles communes.
La spécificité des bakouninistes, parmi ces différents courants, a résidé dans leur refus de respecter les statuts C'est pourquoi c'est l'Alliance de Bakounine qui faillit détruire le premier parti international du prolétariat. La lutte contre l'Alliance est restée dans l'histoire comme la grande confrontation entre l'anarchisme et le marxisme. C'est certainement le cas. Mais au coeur de cette confrontation ne résidaient pas des questions politiques générales telles que le rapport à l'Etat, mais des principes organisationnels.
Les proudhoniens par exemple partageaient beaucoup de vues de Bakounine. Mais ils étaient pour la clarification de leurs positions selon les règles de l'organisation. Ils croyaient aussi que les statuts de l'organisation devaient être respectés par tous ses membres sans exception. C'est pourquoi les « collectivistes » belges en particulier ont été capables de s'approcher du marxisme sur d'importantes questions. Leur porte-parole le plus connu, De Paepe, était l'un des principaux combattants contre la sorte d'organisation secrète que Bakounine croyait nécessaire.
LA FRATERNITE SECRETE DE BAKOUNINE
Et cette question se trouvait précisément au centre de la lutte de l'AIT contre Bakounine. Les historiens anarchistes aussi admettent le fait que lorsqu'il a rejoint l'AIT en 1869, Bakounine disposait d'une fraternité secrète avec laquelle il voulait prendre le contrôle de l'AIT.
« Voilà une société qui, sous le masque de l'anarchisme le plus outré, dirige ses coups non contre les gouvernements existants, mais contre les révolutionnaires qui n'acceptent pas son orthodoxie ni sa direction. Fondée par la minorité d'un congrès bourgeois, elle se faufile dans les rangs de l'organisation internationale de la classe ouvrière, essaie d'abord de la régir et travaille à la désorganiser dès qu'elle voit son plan échouer. Elle substitue effrontément son programme sectaire et ses idées étroites au large programme, aux grandes aspirations de notre Association ; elle organise dans les sections publiques de l'Internationale, ses petites sections secrètes qui, obéissant au même mot d'ordre, en bien des cas réussissent à les dominer par leur action concertée d'avance ; elle attaque publiquement, dans ses journaux, tous les éléments qui refusent de s'assujettir à ses volontés ; elle provoque la guerre ouverte - ce sont ses propres mots - dans nos rangs ». Tels sont les termes du rapport « Un complot contre l'Internationale », documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye de 1872.
La lutte de Bakounine et de ses amis contre l'Internationale était à la fois le produit de la situation historique spécifique de l'époque, et de facteurs plus généraux qui existent toujours aujourd'hui. A la base de ses activités, se trouve l'infiltration de l'individualisme et du factionnalisme petits-bourgeois, incapables de se soumettre à la volonté et à la discipline de l'organisation. A cela, s'ajoutait l'attitude conspiratrice de la bohème déclassée qui ne pouvait se passer de manoeuvres et de complots en faveur de ses propres buts personnels. Le mouvement ouvrier a toujours été confronté à de telles attitudes puisque l'organisation ne peut se mettre complètement à l'abri de l'influence des autres classes de la société. D'un autre côté, le complot de Bakounine a pris la forme historique concrète d'une organisation secrète d'un type qui appartenait au passé du mouvement ouvrier de l'époque. Nous devrons étudier l'histoire concrète de Bakounine pour être capables de comprendre ce qui est valable de façon plus générale, ce qui est important pour nous de saisir aujourd'hui.
LE BAKOUNINISME S'OPPOSE A LA RUPTURE DU PROLETARIAT AVEC LE SECTARISME PETIT-BOURGEOIS
La fondation de l'AIT, marquant la fin de la période de contre-révolution ouverte en 1849, a provoqué des réactions de peur et de haine extrêmement fortes (selon Marx, même exagérées) chez les classes dominantes: parmi les vestiges de l'aristocratie féodale et, surtout, de la part de la bourgeoisie en tant qu'ennemi historique direct du prolétariat. Espions et agents provocateurs furent envoyés pour infiltrer ses rangs. Des campagnes de calomnies coordonnées, souvent hystériques ont été montées contre elle. Ses activités ont été, chaque fois que possible, entravées et réprimées par la police. Ses membres étaient soumis à des procès et jetés en prison. Mais l'inefficacité de ces mesures est rapidement apparue tant que la lutte de classe et les mouvements révolutionnaires se développaient. Ce n'est qu'avec la défaite de la Commune de Paris que le désarroi dans les rangs de l'Association a commencé à prendre le dessus.
Ce qui alarmait le plus la bourgeoisie, à part l'unification internationale de son ennemi, c'était la montée du marxisme et le fait que le mouvement ouvrier abandonnait sa forme sectaire d'organisation clandestine et devenait un mouvement de masse. La bourgeoisie se sentait bien plus en sécurité tant que le mouvement ouvrier révolutionnaire prenait la forme de groupements sectaires, secrets et fermés, autour d'une figure dirigeante unique, représentant un schéma utopique ou un complot, plus ou moins complètement isolés du prolétariat dans son ensemble. De telles sectes pouvaient être surveillées, infiltrées, dévoyées et manipulées bien plus facilement qu'une organisation de masse dont la force et la sécurité principale résident dans son ancrage dans l'ensemble de la classe ouvrière. Pour la bourgeoisie, c'était avant tout la perspective de l'activité socialiste révolutionnaire envers le prolétariat comme classe, chose que les sectes de la période précédente ne pouvaient assumer, qui présentait un danger pour sa domination même de classe. Le lien entre le socialisme et la lutte de classe, entre le Manifeste communiste et les vastes mouvements de grève, entre les aspects économiques et politiques de la lutte de classe du prolétariat, c'est cela qui a causé à la bourgeoisie tant de nuits blanches à partir de 1864. C'est ce qui explique la sauvagerie incroyable avec laquelle elle a massacré la Commune de Paris, et la force de la solidarité internationale de toutes les fractions des classes exploiteuses avec ce massacre.
Aussi, l'un des thèmes principaux de la propagande bourgeoise contre l'AIT était l'accusation qu'en réalité, une puissante organisation secrète se trouvait derrière elle et qu'elle conspirait pour abattre l'ordre dominant. Derrière cette propagande qui constituait une excuse de plus aux mesures de répression, il y avait avant tout la tentative de la bourgeoisie de convaincre les ouvriers que ce dont elle avait toujours le plus peur, c'étaient des conspirateurs et non des mouvements de masse. Il est clair que les exploiteurs ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour encourager les différentes sectes et les différents conspirateurs qui étaient encore actifs dans le mouvement ouvrier, à se développer au dépens du marxisme et du mouvement de masse. En Allemagne, Bismarck a encouragé la secte lassallienne à résister aux mouvements de masse de la classe et aux traditions marxistes de la Ligue des communistes. En France, la presse mais aussi les agents provocateurs ont tenté d'attiser la méfiance toujours existante des conspirateurs blanquistes à l'égard de l'activité de masse de l'AIT. Dans les pays slaves et latins, une campagne hystérique a été montée contre une soi-disant « domination allemande » de l'AIT par des « marxistes adorant l'Etat autoritaire ».
Mais c'est Bakounine, avant tout, qui s'est senti encouragé par cette propagande. Avant 1864, Bakounine avait, malgré lui, au moins partiellement reconnu la supériorité du marxisme sur sa propre version putschiste petite-bourgeoise du socialisme révolutionnaire. Depuis le surgissement de l'AIT et avec l'assaut politique de la bourgeoisie contre elle, Bakounine s'est senti confirmé et renforcé dans sa méfiance envers le marxisme et le mouvement prolétarien. En Italie qui était devenue le centre de son activité, les différentes sociétés secrètes: les carbonari, Mazzini, la Camorra etc. qui avaient commencé à dénoncer l'AIT et à combattre son influence dans la péninsule, acclamèrent Bakounine comme un « vrai » révolutionnaire. Il y a eu des déclarations publiques demandant que Bakounine prenne la direction de la révolution européenne. Le panslavisme de Bakounine était bienvenu comme allié naturel de l'Italie dans sa lutte contre l'occupation des forces autrichiennes. A l'encontre de ça, on rappelait que Marx considérait l'unification de l'Allemagne comme plus importante pour le développement de la révolution en Europe que l'unification de l'Italie. Les autorités italiennes comme les parties les plus éclairées des autorités suisses commencèrent à tolérer avec bienveillance la présence de Bakounine alors qu' auparavant, il avait été victime de la répression étatique européenne la plus brutale.
LES DEBATS ORGANISATIONNELS SUR LA QUESTION DE LA CONSPIRATION
Mikhaïl Bakounine, fils d'une gens plutôt pauvre, a d'abord rompu avec son milieu et sa classe à cause d'une grande soif de liberté personnelle, chose qu'on ne pouvait atteindre à l'époque ni dans l'armée, ni dans la bureaucratie d'Etat, ni dans la propriété terrienne. Cette motivation montre déjà la distance qui sépare sa carrière politique du caractère collectif et discipliné de la classe ouvrière. A l'époque, le prolétariat existait à peine en Russie.
Quand à l'époque, au début des années 1840, Bakounine arrive en Europe comme réfugié politique, avec déjà derrière lui l'histoire d'une conspiration politique, les débats dans le mouvement ouvrier sur les questions organisationnelles battent déjà leur plein. En France en particulier.
Le mouvement ouvrier révolutionnaire était alors principalement organisé sous forme de sociétés secrètes. Cette forme avait surgi non seulement parce que les organisations ouvrières étaient hors-la-loi, mais aussi parce que le prolétariat, encore numériquement faible et à peine sorti de l'artisanat petit-bourgeois, n'avait pas encore trouvé la voie qui lui était propre. Comme l'écrit Marx sur la situation en France:
« On sait que jusqu'en 1830, les bourgeois libéraux étaient à la tête des conjurations contre la Restauration. Après la révolution de Juillet, les bourgeois républicains prirent leur place; le prolétariat déjà formé à la conspiration sous la Restauration, apparut à l'avant-scène dans la mesure où les bourgeois républicains, effrayés par les combats de rue pourtant vains, reculaient devant les conspirations. La "Société des Saisons" avec laquelle Blanqui et Barbès firent les émeutes de 1830 était déjà exclusivement prolétarienne, tout comme l'étaient, après la défaite, les "Nouvelles Saisons" (...). Ces conspirations n'englobèrent jamais, naturellement, la grande masse du prolétariat parisien (...). » (Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rhénane - Revue politique et économique, IV, avril 1850, compte rendu des ouvrages suivants : A. Chenu, Les Conspirateurs. Les sociétés secrètes, La préfecture de police sous Caussidière. Les corps francs, Paris, 1850 ; Lucien de la Hodde, La naissance de la République en février 1848.)
Mais les éléments prolétariens ne se sont pas limités à cette rupture décisive avec la bourgeoisie. Ils ont commencé à mettre en question dans la pratique la domination des conspirations et des conspirateurs.
« A mesure que le prolétariat parisien entre lui-même en scène en tant que parti, ces conspirateurs perdirent leur influence dirigeante, furent dispersés et trouvèrent une dangereuse concurrence dans les sociétés secrètes prolétariennes qui ne se proposaient pas comme but immédiat l'insurrection, mais l'organisation et la formation du prolétariat. Déjà l'insurrection de 1839 avait un caractère nettement prolétarien et communiste. Mais après elle, il y eut des scissions à propos desquelles les vieux conspirateurs se désolent vraiment. Or il s'agissait de scissions qui découlaient du besoin des ouvriers de s'entendre sur leurs intérêts de classe et qui se manifestaient en partie dans les vieilles conjurations et en partie dans les nouvelles sociétés de propagande. L'agitation communiste que Cabet entreprit avec force aussitôt après 1839, les polémiques qui s'élevèrent au sein même du parti communiste, débordèrent le cadre des conspirateurs. Chenu comme de la Hodde reconnaissent que les communistes étaient de loin la fraction la plus puissante du prolétariat révolutionnaire de l'époque de la révolution de février. Les conspirateurs, afin de ne pas perdre leur influence sur les ouvriers et, par là, leur contrepoids vis-à-vis des "habits noirs" (en français dans le texte), durent suivre ce mouvement et adopter des idées socialistes ou communistes. » (ibid.)
La conclusion intermédiaire de ce processus fut la Ligue des communistes qui non seulement a adopté le Manifeste communiste mais également les premiers statuts prolétariens d'un parti de classe libéré de toute conspiration :
« Par conséquent, la Ligue des communistes n'était pas une société conspiratrice, mais une société qui s'efforçait en secret de créer l'organisation du parti prolétarien, étant donné que le prolétariat allemand est officiellement privé igni et aqua, du droit d'écrire, de parler et de s'associer. Dire qu'une telle société conspire n'est vrai que dans la mesure où vapeur et électricité conspirent contre le statu quo. » (Marx, Révélations sur le procès des communistes à Cologne, 1853)
C'est également cette question qui a mené à la scission de la tendance Willich-Schapper.
« Ainsi, une fraction se détacha - ou, si l'on préfère, fut détachée - de la Ligue des communistes ; elle réclamait sinon des conspirations réelles, du moins l'apparence de la conspiration, partant l'alliance directe avec les démocratiques héros du jour - la fraction Willich-Schapper. »
Ce qui a insatisfait ces gens, est la même chose qui a éloigné Bakounine du mouvement ouvrier.
« Il est évident qu'une telle société secrète qui a pour but la création non pas du parti de gouvernement mais du parti d'opposition de l'avenir ne pouvait guère séduire des individus qui, d'une part, veulent masquer leur nullité personnelle en se rengorgeant sous le manteau théâtral des conspirations, et, d'autre part, désirent satisfaire leur ambition bornée le jour de la prochaine révolution, mais avant tout avoir un semblant d'importance momentanée, participer à la curée démagogique et être bien accueillis par les charlatans démocratiques. » (ibid.)
Après la défaite des révolutions européennes de 1848-49, la Ligue a démontré une dernière fois à quel point elle avait dépassé la nature de secte. Elle a tenté, à travers un regroupement avec les chartistes en Angleterre et les blanquistes en France, de fonder une nouvelle organisation internationale : la Société universelle des communistes révolutionnaires. Une telle organisation devait être régie par des statuts applicables à tous ses membres internationalement, abolissant la division entre une direction secrète et des membres considérés comme une masse de manoeuvre. Ce projet, tout comme la Ligue elle-même, s'est effondré à cause du recul international du prolétariat après la défaite de la révolution. C'est pourquoi ce n'est que plus de dix ans plus tard, avec l'apparition d'une nouvelle vague prolétarienne et la fondation de l'AIT, que le coup décisif contre le sectarisme a pu être porté.
LES PREMIERS PRINCIPES ORGANISATIONNELS PROLETARIENS
A l'époque où Bakounine est revenu de Sibérie en Europe occidentale au début des années 1860, les premières principales leçons de la lutte organisationnelle du prolétariat avaient déjà été tirées et étaient à la portée de quiconque voulait les assimiler. Ces leçons avaient été acquises à travers des années d'expérience amère durant lesquelles les ouvriers avaient été logiquement utilisés comme chair à canon par la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie dans leur propre lutte contre le féodalisme. Durant cette lutte, les éléments révolutionnaires prolétariens s'étaient séparés de la bourgeoisie non seulement politiquement mais aussi organisationnellement, et avaient développé des principes d'organisation en accord avec leur propre nature de classe. Les nouveaux statuts définissaient l'organisation comme un organisme conscient, collectif et uni. La séparation entre la base composée d'ouvriers inconscients de la vie politique réelle de l'organisation et la direction composée de conspirateurs professionnels, était surmontée. Les nouveaux principes de centralisation rigoureuse, y compris l'organisation du travail illégal, excluaient la possibilité d'une organisation secrète au sein de l'organisation ou à sa tête. Alors que la petite-bourgeoisie et surtout les éléments déclassés radicalisés avaient justifié la nécessité d'un fonctionnement secret d'une partie de l'organisation par rapport à l'ensemble de celle-ci comme moyen de se protéger envers l'ennemi de classe, la nouvelle compréhension prolétarienne montrait que, précisément, cette élite conspiratrice amenait à l'infiltration par la classe ennemie, en particulier par la police politique, dans les rangs prolétariens. C'est avant tout la Ligue de Communistes qui a démontré que la transparence et la solidité organisationnelles constituent la meilleure protection contre la destruction par l'Etat.
Marx avait déjà dressé un portrait des conspirateurs de Paris avant la révolution de 1848 qui pouvait aisément s'appliquer à Bakounine. Nous y trouvons une expression claire de la critique de la nature petite-bourgeoise du sectarisme qui ouvrait largement la porte non seulement à la police, mais aussi à la bohème déclasseé.
« Leur existence incertaine, dépendant pour chacun pris à part, plus du hasard que de leur activité ; leur vie déréglée dont les seuls points d'attache sont les tavernes des marchands de vin, ces lieux de rendez-vous des conspirateurs ; leurs inévitables accointances avec toutes sortes de gens louches, tout cela les situe dans ces milieux que l'on appelle à Paris la bohème. Ces bohèmes démocrates d'origine prolétarienne - il existe aussi une bohème d'origine bourgeoise, ces démocrates flâneurs et ces piliers d'estaminet - sont ou bien des ouvriers qui ont abandonné leur métier et sont tombés en complète dissolution, ou bien des sujets qui proviennent du lumpenprolétariat et dont toutes les habitudes dissolues de cette classe se retrouvent dans leur nouvelle existence. On conçoit comment, dans ces conditions, quelques repris de justice se trouvent mêlés presque à tous les procès de conspiration.
Toute la vie de ces conspirateurs de profession porte la marque de la bohème. Sergents recruteurs de la conjuration, ils traînent de marchand de vin en marchand de vin, prennent le pouls des ouvriers, choisissent leurs gens, les attirent dans la conjuration à force d'enjôlement et en faisant payer soit à la caisse de la société soit au nouvel ami les litres de l'inévitable consommation. (...) à chaque instant il peut être appelé aux barricades et y tomber ; au moindre de ses pas, la police lui tend des pièges qui peuvent l'amener en prison ou même aux galères. De tels périls pimentent le métier et en font le charme : plus grande est l'incertitude, plus le conspirateur s'empresse de retenir la jouissance du moment. En même temps, l'habitude du danger le rend au plus haut point indiffèrent à la vie et à la liberté. » (ibid.)
Il va sans dire que ces gens « (...) méprisent au plus haut point la préparation théorique des ouvriers quant à leurs intérêts de classe. » (ibid.)
« Le trait essentiel de la vie du conspirateur, c'est la lutte contre la police, avec laquelle il a en fait exactement le même rapport que les voleurs et les prostituées. La police ne tolère pas seulement les conspirations comme un mal nécessaire : elle les tolère comme des centres faciles à surveiller. (...) Les conjurés sont en contact incessant avec la police, ils entrent à tout moment en collusion avec elle ; ils font la chasse aux mouchards, comme les mouchards font la chasse aux conspirateurs. L'espionnage est l'une de leurs occupations majeures. Aussi, dans ces conditions, pas étonnant que, facilité par la misère et la prison, par les menaces et les promesses, s'effectue le petit saut qui sépare le conspirateur artisanal de l'espion de police stipendié. » (ibid.)
Telle est la compréhension qui se trouve à la base des statuts de l'AIT et qui a assez inquiété la bourgeoisie pour qu'elle exprime ouvertement sa préférence pour Bakounine.
LA POLITIQUE DE CONSPIRATION BAKOUNINE EN ITALIE
Pour comprendre comment Bakounine a pu finir par être manipulé par les classes dominantes contre l'AIT, il est nécessaire de rappeler brièvement sa trajectoire politique ainsi que la situation en Italie après 1864. Les historiens anarchistes chantent les louanges du « grand travail révolutionnaire » de Bakounine en Italie où il a créé une série de sectes secrètes et tenté d'infiltrer et de gagner de l'influence dans différentes « conspirations ». Ils pensent généralement que c'est l'Italie qui a hissé Bakounine sur le piédestal de « pape de l'Europe révolutionnaire ». Mais comme ils évitent soigneusement de rentrer dans les détails de la réalité de ce milieu, il nous faut ici les déranger.
Bakounine a gagné sa réputation au sein du camp socialiste grâce à sa participation à la révolution de 1848-49 en tant que dirigeant à Dresde. Emprisonné, extradé en Russie et finalement banni en Sibérie, Bakounine n'est pas revenu en Europe avant de réussir à s'enfuir en 1861. Dès qu'il est arrivé à Londres, il est allé voir Herzen, le leader révolutionnaire libéral russe bien connu. Là, il a immédiatement commencé à regrouper, indépendamment d'Herzen, l'émigration politique autour de sa propre personne. C'était un cercle de slaves que Bakounine s'est attaché à travers un panslavisme teinté d'anarchisme. Il s'est tenu éloigné du mouvement ouvrier anglais comme des communistes, surtout du club éducatif des ouvriers allemands à Londres. N'ayant pas de possibilité de conspiration (la fondation de l'AIT se préparait), il est parti en Italie en 1864 chercher des disciples pour son « panslavisme » réactionnaire et ses groupements secrets.
« En Italie, il trouva une quantité de sociétés politiques secrètes ; il trouva une intelligentsia déclassée prête à tout instant à se laisser entraîner dans les complots, une masse paysanne constamment au bord de la famine et enfin un lumpenprolétariat grouillant, représenté surtout par les lazzaroni de Naples, ville où après un bref séjour à Florence, il n'avait pas tardé à aller s'établir et où il vécut plusieurs années. » (Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, 1918)
Bakounine a fui les ouvriers d'Europe occidentale pour les déclassés d'Italie.
LES SOCIETES SECRETES COMME VEHICULES DE REVOLTE
Dans la période de réaction qui a suivi la défaite de Napoléon durant laquelle la Sainte Alliance sous Metternich appliquait le principe de l'intervention armée contre tout soulèvement social, les classes de la société exclues du pouvoir étaient obligées de s'organiser en sociétés secrètes. Ce n'était pas le cas seulement pour les ouvriers, la petite-bourgeoisie et la paysannerie, mais également pour des parties de la bourgeoisie libérale et même les aristocrates insatisfaits. Presque toutes les conspirations à partir de 1820, celles des décembristes en Russie ou des carbonari en Italie, s'organisaient selon le modèle de la franc-maçonnerie qui avait surgi en Angleterre au 17e siècle et dont les buts de « fraternité internationale » et de résistance à l'Eglise catholique avaient attiré des européens éclairés tels que Diderot et Voltaire, Lessing et Goethe, Pouchkine, etc. Mais comme beaucoup de choses en ce « siècle des lumières », comme les « despotes éclairés » tels que Catherine, Frédéric le Grand ou Marie-Thérèse, la franc-maçonnerie avait une essence réactionnaire sous la forme d'une idéologie mystique, d'une organisation élitiste avec différents « grades » d'« initiation », de son caractère aristocratique ténébreux, de ses penchants à la conspiration et à la manipulation. En Italie, qui était à l'époque la Mecque des sociétés secrètes non prolétariennes, des manoeuvres et des conspirations débridées, les gulefi, federati, adelfi et carbonari se sont développés à partir de 1820 et 1830. La plus fameuse d'entre elles, les carbonari, était une société secrète terroriste, défendant un mysticisme catholique et dont les structures et les « symboles » venaient de la franc-maçonnerie.
Mais à l'époque où Bakounine est allé en Italie, les carbonari se trouvaient déjà dans l'ombre de la conspiration de Mazzini. Les mazzinistes représentaient un pas en avant par rapport aux carbonari puisqu'ils luttaient pour une république italienne unie et centralisée. Non seulement Mazzini travaillait souterrainement, mais il faisait aussi de l'agitation vers la population. Après 1848, des sections ouvrières se sont même formées. Mazzini représentait aussi un progrès organisationnel puisqu'il a aboli le système des carbonari selon lequel les militants de base devaient suivre aveuglément et sans connaissance les ordres de la direction sous peine de mort. Mais, dès que l'AIT s'est érigée en force indépendante de son contrôle, Mazzini a commencé à la combattre comme une menace à son propre mouvement nationaliste.
Quand Bakounine est arrivé à Naples, il a immédiatement mené la lutte contre Mazzini - mais du point de vue des carbonari dont il défendait les méthodes ! Loin d'être sur ses gardes, Bakounine s'est plongé dans tout ce milieu non transparent afin de prendre la direction du mouvement conspiratif. Il a fondé l'Alliance de la social-démocratie avec, à sa direction, la Fraternité internationale secrète, un « ordre de révolutionnaires disciplinés ».
UN MILIEU MANIPULE PAR LA REACTION
L'aristocrate révolutionnaire déclassé Bakounine a trouvé en Italie un terrain encore bien plus adapté qu'en Russie. C'est là que sa conception organisationnelle a muri jusqu'à son plein épanouissement. C'était un sombre marais où s'est développée toute une série d'organisations anti-prolétariennes. Ces groupements d'aristocrates ruinés, souvent dépravés, de jeunes déclassés ou même de purs criminels lui paraissaient plus révolutionnaires que le prolétariat. L'un de ces groupes était la Camorra qui correspondait à la vision romantique de Bakounine sur le banditisme révolutionnaire. La domination de la Camorra, organisation secrète venant d'une organisation de forçats à Naples, était devenue quasi officielle après l'amnistie de 1860. En Sicile, vers la même époque, l'aile armée de l'aristocratie rurale dépossédée infiltrait l'organisation locale secrète de Mazzini. A partir de ce moment-là, elle s'est appelée « Mafia », ce qui correspondait aux initiales de son slogan de bataille « Mazzini Autorizza Furti, Incendi, Avvelenamenti » (« Mazzini autorise le vol, l'incendie, l'empoisonnement »). Bakounine n'a pas su dénoncer ces éléments, ni se distancier clairement d'eux.
Dans ce milieu, la manipulation directe de l'Etat ne manquait pas non plus. Nous pouvons être sûrs que cette manipulation a joué un rôle dans la façon dont le milieu italien a célébré Bakounine comme la véritable alternative révolutionnaire face à la « dictature allemande de Marx ». Cette propagande était en fait identique à celle que répandaient les organes de police de Louis-Napoléon en France.
Comme nous le dit Engels, les carbonari et beaucoup de groupes similaires étaient manipulés et infiltrés par les services secrets russes et d'autres (voir Engels, La politique étrangère du tsarisme russe). Cette infiltration d'Etat s'est surtout renforcée après la défaite de la révolution européenne de 1848. Le dictateur français, l'aventurier Louis-Napoléon qui, après la défaite de cette révolution, est devenu le fer de lance de la contre-révolution qui a suivi, s'est allié à Palmerston à Londres mais surtout avec la Russie afin de maintenir à terre le prolétariat européen. A partir de 1864, la police secrète de Louis-Napoléon était surtout en action pour détruire l'AIT. Un de ses agents était « M. Vogt », associé de Lassalle, qui a calomnié Marx en public comme étant prétendument à la tête d'un gang de chantage.
Mais l'axe principal de la diplomatie secrète de Louis-Napoléon se trouvait en Italie où la France essayait d'exploiter le mouvement national à ses propres fins. En 1859, Marx et Engels ont souligné qu'à la tête de l'Etat français se trouvait un ex-membre des carbonari (La politique monétaire en Europe - La position de Louis Napoléon).
Bakounine qui se trouvait dans ce marais jusqu'au cou croyait, évidemment, qu'il pourrait manipuler ce tas d'ordures pour ses propres buts révolutionnaires. En fait, c'est lui qui était manipulé. Jusqu'à ce jour, nous ne connaissons pas en détail tous les « éléments » avec lesquels il « conspirait ». Mais il existe quelques indications. Par exemple, en 1865, Bakounine rédige, comme le rapporte l'historien anarchiste Max Nettlau, ses Manuscrits maçonniques, « un écrit qui se fixait pour but de proposer les idées de Bakounine à la franc-maçonnerie italienne. »
« Les manuscrits maçonniques font référence au Syllabus de triste réputation, la condamnation par le Pape de la pensée humaine en décembre 1864 ; Bakounine voulait se joindre à l'indignation soulevée contre la papauté pour pousser en avant la franc-maçonnerie ou sa fraction susceptible d'évoluer ; il commence même en disant que pour redevenir un corps vivant et utile, la franc-maçonnerie doit se remettre sérieusement au service de l'humanité. » (Max Nettlau, Histoire de l'anarchisme, tome 2)
Nettlau essaie même de prouver fièrement, en comparant différentes citations, que Bakounine avait influencé la pensée de la franc-maçonnerie à l'époque. C'était en réalité l'inverse. C'est à cette époque que Bakounine a adopté des parties de l'idéologie de société secrète mystique de la franc-maçonnerie. Une vision du monde qu'Engels décrivait déjà parfaitement à la fin des années 40 à propos d'Heinzen.
« Il prend les écrivains communistes pour des prophètes ou des prêtres qui détiennent pour eux une sagesse secrète qu'ils cachent aux non-initiés pour les tenir en tutelle (...) comme si les représentants du communisme avaient intérêt à maintenir les ouvriers dans l'obscurité, comme s'ils manipulaient ceux-ci ainsi que les illuminés du siècle dernier voulaient manipuler le peuple. » (Engels, Les Communistes et Karl Heinzen, 1847)
Là réside également la clé du « mystère » bakouniniste selon lequel dans la société anarchiste future, sans Etat ni autorité, il faudra toujours une société secrète.
Marx et Engels, sans penser à Bakounine, ont exprimé cela par rapport au philosophe anglais, pseudo-socialiste à une époque, Carlyle:
« La différence de classes, historiquement produite, devient ainsi une différence naturelle que l'on doit reconnaître et vénérer comme une partie de l'éternelle loi de la nature, en s'inclinant devant ce qui est noble et sage dans la nature: le culte du génie. Toute la conception du processus de développement historique devient une pâle trivialité de la sagesse des illuminés et des francs-maçons du siècle passé (...). Nous voici ramenés à la vieille question de savoir qui devrait en fait régner, question débattue de long en large avec une superbe aussi futile qu'altière ; elle reçoit en fin de compte la réponse logique : règneront ceux qui possèdent noblesse, sagesse et savoir (...) » (Engels, La Nouvelle Gazette rhénane - Revue économique et politique, IV, 1850, compte rendu de l'ouvrage de Carlyle : Latter-Day Pamphlets)
BAKOUNINE « DECOUVRE » L'INTERNATIONALE
Dès le début, la bourgeoisie européenne a essayé d'utiliser le marais des sociétés secrètes italiennes contre l'Internationale. Déjà lors de sa fondation en 1864 à Londres, les tenants de Mazzini lui-même avaient tenté d'imposer leurs propres statuts sectaires et de prendre donc le contrôle de l'Association. Le représentant de Mazzini à ce moment, Major Wolff, devait plus tard être démasqué comme un agent de la police. Après l'échec de cette tentative, la bourgeoisie a mis sur pied la Ligue pour la paix et la liberté, et l'a utilisée pour attirer Bakounine dans la toile d'araignée de ceux qui voulaient miner l'AIT.
Bakounine attendait la « révolution » en Italie. Tandis qu'il manoeuvrait dans le marais de la noblesse ruinée, de la jeunesse déclassée et du lumpen-prolétariat urbain, l'Association internationale des travailleurs s'était dressée, sans sa participation, jusqu'à devenir la force révolutionnaire dominante dans le monde. Bakounine a dû reconnaître que dans sa tentative de devenir le pape révolutionnaire de l'Europe, il avait choisi le mauvais cheval. C'est alors, en 1867, que la Ligue pour la paix et la liberté fut fondée, de façon évidente, contre l'AIT. Bakounine et sa « fraternité » a rejoint la Ligue dans le but d'« unir la Ligue, avec la Fraternité en son sein comme force révolutionnaire inspiratrice, avec l'Internationale » (Nettlau, ibid.).
Assez logiquement mais sans même s'en apercevoir lui-même, en faisant ce pas, Bakounine devenait le fer de lance de la tentative des classes dominantes de détruire l'AIT.
LA « LIGUE POUR LA PAIX ET LA LIBERTE »
La Ligue, à l'origine idée du chef guérillero italien Garibaldi et du poète français Victor Hugo, fut fondée plus particulièrement par la bourgeoisie suisse et soutenue par des parties des sociétés secrètes italiennes. Sa propagande pacifiste de désarmement et sa revendication des « Etats Unis d'Europe » avaient en réalité comme but principal d'affaiblir et diviser l'AIT. A une époque où l'Europe était divisée en une partie occidentale au capitalisme développé et une partie orientale « féodale » sous le knout russe, l'appel au désarmement constituait une revendication favorisée par la diplomatie russe. L'AIT comme tout le mouvement ouvrier avait, dès le début, adopté le slogan du rétablissement d'une Pologne démocratique comme rempart contre la Russie qui, bien des fois, constituait le pilier de la réaction européenne. La Ligue dénonçait maintenant cette politique comme « militariste », tandis que le panslavisme de Bakounine était présenté comme étant vraiment révolutionnaire et dirigé contre tous les militarismes. De cette façon, la bourgeoisie a renforcé les bakouninistes contre l'AIT
« L'Alliance de la démocratie socialiste est d'origine toute bourgeoise. Elle n'est pas issue de l'Internationale ; elle est le rejeton de la Ligue pour la paix et la liberté, société mort-née de républicains bourgeois. L'Internationale était déjà fortement établie quand Mikhaïl Bakounine se mit en tête de jouer un rôle comme émancipateur du prolétariat. Elle ne lui offrit que le champ d'action commun à tous ses membres. Pour y devenir quelque chose, il aurait d'abord dû y gagner ses éperons par un travail assidu et dévoué ; il crut trouver meilleure chance et une route plus facile du côté des bourgeois de la Ligue. » (« Un complot contre l'Internationale, l'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association Internationale des Travailleurs », rapport et documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye).
La proposition que Bakounine lui-même avait faite, d'une alliance de la Ligue et de l'AIT fut cependant rejetée par le congrès de Bruxelles de l'AIT. A cette époque, il devenait déjà clair également qu'une majorité écrasante rejetterait l'abandon du soutien à la Pologne contre la réaction russe. Aussi n'y avait-il rien d'autre à faire pour Bakounine que de rejoindre l'AIT afin de la saper de l'intérieur. Cette orientation fut soutenue par la direction de la Ligue au sein de laquelle il avait déjà établi une base puissante.
« L'alliance entre bourgeois et travailleurs rêvée par Bakounine ne devait pas se limiter à une alliance publique. Les statuts secrets de l'Alliance de la démocratie socialiste (...) contiennent des indications qui montrent qu'au sein même de la Ligue, Bakounine avait jeté les bases d'une société secrète qui devait la mener. Non seulement les noms des groupes directeurs sont identiques à ceux de la Ligue (...) mais les statuts secrets déclarent que la "plus grande partie des membres fondateurs de l'Alliance"sont des "ci-devant membres du Congrès de Berne". » (ibid.)
Ceux qui connaissent la politique de la Ligue peuvent supposer que dès le début, elle a été créée pour utiliser Bakounine contre l'AIT - une tâche pour laquelle Bakounine avait été bien préparé en Italie. Le fait également que plusieurs activistes proches de Bakounine et de la Ligue furent ultérieurement démasqués comme agents de la police, parle dans ce sens. En fait, rien ne pouvait être plus dangereux pour l'AIT que la corrosion de l'intérieur à travers des éléments qui n'étaient pas, eux-mêmes, des agents de l'Etat et qui avaient une certaine réputation dans le mouvement ouvrier, mais poursuivaient leurs propres buts personnels aux dépens du mouvement.
Même si Bakounine ne voulait pas servir de cette manière la contre-révolution, lui et ses semblables en portent l'entière responsabilité à travers la façon dont ils se sont mis aux côtés des éléments les plus réactionnaires et sinistres de la classe dominante.
Il est vrai que l'Internationale ouvrière était consciente des dangers que représentait une telle infiltration. La conférence des délégués de Londres par exemple a adopté la résolution suivante:
« Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association internationale des travailleurs est momentanément devenue impraticable, par suite de l'intervention gouvernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de sections internationales sous forme de société secrète est et reste formellement interdite. » (« Résolution générale relative aux pays où l'organisation régulière de l'Internationale est entravée par le gouvernement » adoptée à la conférence de Londres, septembre 1871)
Marx qui avait proposé la résolution, la justifia ainsi:
« En France et en Italie, où il y a une situation politique telle, que s'associer constitue un acte répréhensible, les gens seront très fortement enclins à se laisser entraîner dans des sociétés secrètes dont le résultat est toujours négatif. Au demeurant, ce type d'organisation se trouve en contradiction avec le développement du mouvement prolétarien, car ces sociétés, au lieu d'éduquer les ouvriers, les soumettent à des lois autoritaires et mystiques qui empêchent leur autonomie et détournent leur conscience dans une fausse direction. » (Intervention de Marx à la conférence de Londres de septembre 1871)
Néanmoins, malgré cette vigilance, l'Alliance de Bakounine a réussi à pénétrer l'Internationale. Dans le second article de cette série, nous décrirons la lutte dans les rangs de celle-ci, allant aux racines des différentes conceptions de l'organisation et du militantisme entre le parti du prolétariat et la secte petite-bourgeoise.
KR.
1883-1895 LES PARTIS SOCIALDEMOCRATES FONT AVANCER LA CAUSE DU COMMUNISME
Cette série arrive maintenant à l'époque qui a suivi la mort de Marx en 1883 ; c'est une coïncidence que la majeure partie des matériaux que nous allons examiner dans les deux articles qui suivent, se situent dans les années qui séparent la mort de Marx et celle d'Engels, qui a eu lieu il y a 100 ans ce mois-ci. L'immensité de la contribution de Marx à une compréhension scientifique du communisme a fait qu'une partie considérable de cette série a été consacrée au travail de cette grande figure du mouvement ouvrier. Mais, de la même façon que Marx n'a pas inventé le communisme (voir le 2e article de cette série: " Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme ", dans la Revue internationale n' 69), le mouvement communiste n'a pas arrêté l'élaboration et la clarification de ses buts historiques avec la mort de Marx. Cette tâche fut poursuivie par les partis social-démocrates ou socialistes qui commencèrent à devenir une force considérable durant les deux dernières décennies du 19e siècle; le camarade et ami de toute la vie de Marx, Engels, a naturellement joué un rôle clé dans la poursuite de ce travail. Comme nous le verrons, il n'était pas le seul; mais nous ne pouvons certainement pas rendre à Engels d'hommage plus militant que de montrer l'importance de la part qu'il a prise dans la définition du projet communiste de la classe ouvrière.
Il y a aujourd’hui beaucoup de courants qui pensent que se réclamer du communisme révolutionnaire signifie rejeter les vêtements de la social-démocratie, renier toute la période qui va de la mort de Marx à la première guerre mondiale (au moins) comme étant une sorte de période noire ou de chemin évolutionniste sans issue sur la route qui mène de Marx jusqu'à eux. Les conseillistes, les modernistes, les anarcho-bordiguistes comme le Groupe communiste internationaliste (GCI) et une foule d'autres sous-espèces du marais affirment que, loin d'avoir apporté quelque chose à notre compréhension de la révolution communiste, les partis socialistes n'étaient rien d'autre que des instruments d'intégration du prolétariat dans la société bourgeoise. La « preuve » en résiderait principalement dans les activités syndicales et parlementaires de la Social-démocratie. En même temps ils pensent que le véritable but de ces partis, la société à laquelle ces derniers se référaient le plus fréquemment comme étant le " socialisme " n'était en réalité qu'une forme de capitalisme d’Etat. Bref, les partis qui se disent " socialistes " aujourd'hui le Labour Party de Blair, les Partis Socialistes de Mitterrand et Gonzales seraient en fait les héritiers légitimes des partis social-démocrates des années 1880, 1890 et 1900.
Pour certains de ces courants " anti-socialdémocrates ", le communisme authentique ne fut restauré qu'avec Lénine, Luxemburg et leurs semblables après la 1ère guerre mondiale, après la mort définitive de la 2e Internationale et la trahison de ses partis. D'autres, plus " radicaux ", ont découvert que Bolcheviks et Spartakistes n'étaient eux-mêmes rien d'autre que des restes de la social-démocratie: les premiers véritables révolutionnaires du 20e siècle seraient donc les communistes de gauche des années 1920 et 1930. Mais puisqu'il existe une continuité directe entre les Gauches social-démocrates (c'est-à-dire non seulement les courants de Lénine et Luxemburg, mais aussi de Pannekoek, Gorter, Bordiga et d'autres) et la gauche communiste ultérieure, nos ultra-radicaux souvent, pour être surs de ne pas se tromper, considèrent personne d'autre qu'eux-mêmes comme premiers communistes véritables de ce siècle. Qui plus est, ce radicalisme rétrospectif sans vergogne est également appliqué aux précurseurs de la social-démocratie: d'abord à Engels qui, nous dit-on, n'aurait jamais véritablement acquis la méthode de Marx et serait certainement devenu, a peu près, un vieux réformiste à la fin de sa vie; et puis, assez souvent, la hache s'abat sur Marx lui-même et son insistance fastidieuse sur des notions "bourgeoises " telles que la science ou le progrès et le déclin historiques. Par une étrange coïncidence, la découverte finale est souvent la suivante : la véritable tradition révolutionnaire se trouve dans la révolte courageuse des Ludistes ou... de Michel Bakounine.
Le CCI a déjà consacré tout un article à ce type d’arguments dans la Revue internationale n° 50, dans la série en défense de la notion de décadence du capitalisme. Nous n'avons pas l’intention de répéter ici tous les contre-arguments. II suffit de dire que la " méthode " sur laquelle se basent de tels arguments est précisément celle de l’anarchisme a-historique, idéaliste et moralisateur. Pour l’anarchisme, la conscience n'est pas considérée comme le produit d'un mouvement collectif évoluant historiquement. C’est pourquoi, les véritables lignes de continuité et de discontinuité du mouvement réel ne présentent pas d'intérêt pour lui. Aussi, les idées révolutionnaires cessent d’être le produit d’une classe révolutionnaire et de ses organisations, mais deviennent, pas essence, 1’inspiration de brillants individus ou cercles d’initiés. D'où l'incapacité pathétique des " anti-social-démocrates " à voir que 1es groupes et conceptions révolutionnaires d’aujourd’hui n'ont pas surgi tout faits, tels Athéna du front de Zeus, mais sont les descendants organiques d'un long processus de gestation, de toute une série de luttes au sein du mouvement ouvrier: la lutte pour construire la Ligue des communistes contre les vestiges de l’utopisme et du sectarisme; la lutte de la tendance marxiste dans l’AIT contre le " socialisme d Etat " d'un côté et l’anarchisme de l'autre; la lutte pour construire 1a Seconde Internationale sur une base marxiste et, plus tard, la lutte des Gauches pour la maintenir sur cette base marxiste contre le développement du révisionnisme et du centrisme ; la lutte de ces mêmes Gauches pour former la Troisième Internationale après la mort de la Seconde,et la lutte des tractions de Gauche contre la dégénérescence de 1’internationale Communiste, durant le reflux de la vague révolutionnaire d’après-guerre ; la lutte de ces fractions pour préserver les principes communistes et développer la théorie communiste durant les années noires de la contre-révolution ; la lutte pour la réappropriation des positions communistes avec la reprise historique du prolétariat à la fin des années 1960. En fait, le thème central de cette série d'articles a été de démontrer que notre compréhension des buts et des moyens de la révolution communiste n'aurait jamais existé sans cette suite de combats.
Mais une compréhension de ce qu'est la société communiste et des moyens d'y parvenir ne peut exister dans le vide, dans la seule tête d'individus privilégiés. Elle se développe et est défendue dans et par les organisations collectives de la classe ouvrière, et les luttes que l'on mentionne ci-dessus n'étaient rien d'autre que des luttes pour l'organisation révolutionnaire, des luttes pour le parti. La conscience communiste d'aujourd'hui n'existerait pas sans la chaîne des organisations prolétariennes qui nous relie aux débuts mêmes du mouvement ouvrier.
Pour les anarchistes, au contraire, la lutte qui les relie au passé est une lutte contre le parti puisque l’idéologie anarchiste reflète la résistance désespérée de la petite-bourgeoisie contre les précieux acquis organisationnels de la classe ouvrière. Le combat marxiste contre faction destructrice des Bakouninistes dans l’AIT a prélevé un lourd tribut sur cette dernière. Mais le fait que ce combat fut un succès historique, sinon immédiat, a été confirmé par la formation des partis social-démocrates et de la Seconde Internationale, sur des bases bien plus avancées que celles de l’Association Internationale des Travailleurs. Alors que cette dernière était une collection hétérogène de tendances politiques différentes, les partis socialistes se formèrent explicitement sur la base du marxisme ; alors que l'AIT combinait les tâches politiques à celles des organisations unitaires de la classe, les partis politiques de la Deuxième Internationale étaient tout-à-fait distincts des organisations unitaires de la classe de cette époque, les syndicats. C'est pourquoi, malgré toutes leurs critiques à ses faiblesses programmatiques, le principal parti social-démocrate de l'époque, le SPD allemand, reçut le soutien enthousiaste de Marx et Engels.
Nous n'entrerons pas plus avant, ici, dans la question spécifique de l'organisation bien que, précisément parce qu'elle est si fondamentale et constitue une condition sine qua non pour toute activité révolutionnaire, elle réapparaitra inévitablement dans la dernière partie de cette étude, comme elle fa fait dans les parties précédentes. Nous ne pouvons pas non plus consacrer trop de temps à répondre aux arguments des anti-social-démocrates sur les questions syndicale et parlementaire, bien que nous serons obligés d'y revenir plus loin, spécifiquement. Une chose qui doit être dite ici, c'est qu’il n'y a pas de point commun entre la condamnation globale de nos ultra-radicaux et les critiques authentiques qui doivent être faites aux pratiques et aux théories des partis socialistes. Alors que ces dernières viennent de l'intérieur du mouvement ouvrier, la première part d'un point de vue totalement différent Ainsi, les anti-social-démocrates n'écouteront pas l'argument selon lequel les activités syndicale et parlementaire avaient un sens pour la classe ouvrière au siècle dernier, quand le capitalisme était encore dans sa phase historiquement ascendante et pouvait encore accorder des réformes significatives, mais qu'elles font perdu et sont devenues anti-ouvrières dans la période de décadence, lorsque la révolution prolétarienne a été mise à l’ordre du jour de l'histoire. Cet argument est rejeté parce que la notion de décadence est rejetée; la notion de décadence, dans des cas de plus en plus nombreux, est rejetée parce qu'elle implique que le capitalisme a été, à l'époque, ascendant; et ceci est rejeté parce que cela impliquerait une concession à la notion de progrès historique qui, dans le cas d'anti-décadentistes " cohérents " comme le GCI ou " Wildcat ", serait une notion totalement bourgeoise. Mais maintenant il est devenu clair que ces hyper-ultra radicaux ont rejeté toute notion de matérialisme historique et se sont réalignés sur les anarchistes pour qui la révolution sociale est possible depuis qu'il existe des souffrances dans le monde.
Le but central de cette partie de notre étude, en continuité avec les articles précédents de la série, doit montrer que " la société du futur " définie par les partis socialistes était vraiment une société communiste; que malgré la mort de Marx, la vision communiste n'a pas disparu ou stagné durant cette période, mais qu'elle a avancé et s'est approfondie. Ce n'est que sur cette base que nous pouvons examiner les limites de cette vision et les faiblesses de ces partis en particulier en ce qui concerne " le chemin du pouvoir ", la voie par laquelle la classe_ ouvrière parviendrait à la révolution communiste.
La définition du socialisme par Engels
Dans un précédent article de cette série(Revue internationale n° 78, " Communisme contre socialisme d’Etat ") nous avons vu que Marx et Engels étaient extrêmement critiques envers les bases programmatiques du SPD, qui s'est formé en 1875 par la fusion de la fraction marxiste de Bebel et Liebnecht avec l’Association Générale des Travailleurs de Lassalle. Le nom même du nouveau parti les avait irrités : " Social-démocrate " étant un terme totalement inadéquat pour un parti "dont le programme économique n'est pas seulement complètement socialiste mais directement communiste et dont le but final est la disparition de l'Etat et donc aussi de la démocratie. " (Engels, 1875). Plus significatif encore, Marx écrivit sa convaincante Critique du Programme de Gotha pour mettre en lumière la compréhension superficielle, dans le SPD, de ce qu'impliquait précisément la transformation communiste, montrant que les marxistes allemands, dans leur ensemble, avaient fait trop de concessions à l'idéologie " socialiste d'Etat " de Lassalle. Engels n'a pas édulcoré ces critiques dans les années ultérieures. En fait, sa colère contre le Programme d’Erfurt du SPD de 1891 l’a amené à publier la Critique du
Programme de Gotha : à l'origine, la publication de cette dernière avait été "bloquée " par Liebnecht, et Marx et Engels n'avaient pas poursuivi le sujet de peur de rompre l'unité du nouveau parti. Mais, de toute évidence, Engels pensait que les critiques du vieux programme étaient toujours valables pour le nouveau. Nous reviendrons plus loin au Programme d'Erfurt, quand nous traiterons en particulier de l'attitude des social-démocrates envers le parlementarisme et la démocratie bourgeoise.
Néanmoins, les écrits d’Engels sur le socialisme durant cette période fournissent la preuve la plus claire qu'en dernière analyse, le programme de la Social-Démocratie était réellement "directement communiste ". Le travail théorique le plus important d’Engels à l'époque fut l’Anti Duhring, d'abord rédigé en 1878, puis revu, republié et plusieurs fois traduit dans les années 1880 et 1890. Une partie de cet ouvrage fut également publiée comme brochure populaire en 1892 sous le titre de Socialisme utopique, socialisme scientifique, et il était sans aucun doute l'un des plus lus et des plus influents des travaux marxistes de l’époque. Et évidemment, l’Anti-Duhring était éminemment un texte de "parti ", puisqu'il fut écrit en réponse aux proclamations grandiloquentes de l’académiste allemand Duhring selon lesquelles il aurait fondé un " système socialiste " complet, très en avance sur toute théorie du socialisme existant jusque là, depuis les utopistes jusqu'à Marx lui-même. En particulier, Marx et Engels étaient préoccupés par le fait que " le Dr Duhring faisait en sorte de former autour de lui une secte, le noyau d'un futur parti distinct. Il était donc devenu nécessaire de relever le gant qui nous avait été jeté, et de mener le combat que nous le voulions ou pas. " (Introduction à l'édition anglaise de Socialisme utopique, socialisme scientifique, 1892). La première motivation de ce texte était donc de défendre l'unité du parti contre les effets destructeurs du sectarisme. Ceci a amené Engels à s'arrêter longuement sur les prétentieuses " découvertes " de Duhring dans les domaines de la science, de la philosophie et de l'histoire, défendant la méthode matérialiste historique contre la nouvelle soupe d'idéalisme étatique et de matérialisme vulgaire de Duhring. En même temps, en particulier dans la partie parue comme brochure séparée, Engels était obligé de réaffirmer un postulat fondamental du Manifeste communiste: les idées socialistes et communistes n'étaient pas l'invention de "prétendus réformateurs universels " tel le professeur Duhring, mais le produit d'un mouvement historique réel, le mouvement du prolétariat. Duhting se considérait bien au-dessus de ce prosaïque mouvement de masse ; mais en fait son " système " constituait une absolue régression par rapport su socialisme scientifique développé par Marx ; et même en comparaison des utopistes, tels que Fourier, envers lequel Duhring n'avait que dédain alors qu'il était grandement respecté par Marx et Engels, Duhring n'était qu'un nain intellectuel.
Plus directement lié au contexte de cette étude est le fait qu'à rencontre de la fausse vision de Duhring d'un " socialisme " opérant sur la base de l’échange de marchandises, c'est-à-dire des rapports de production existants, Engels était amené à réaffirmer certains fondements du communisme, en particulier que :
- les rapports marchands capitalistes, après avoir été facteur d'un progrès matériel sans précédent, ne pouvaient, en fin de compte, que conduire la société bourgeoise dans des contradictions insolubles, des crises et l'autodestruction: " le mode de production se rebelle contre le mode d'échange... D'une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D'autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. " (Anti Dühring, IIIe partie, Chap. 2)
- la prise en main des moyens de production par l’Etat capitaliste constituait la réponse de la bourgeoisie à cette situation, mais pas sa solution. II n'était pas question de confondre cette étatisation capitaliste avec la socialisation communiste: " L'Etat moderne, quelqu’un soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. " (Ibid). De façon compréhensible, les communistes d’aujourd’hui aiment utiliser ce passage prophétique contre toutes les variétés modernes de "socialisme " d’Etat, en fait de capitalisme d’Etat, que propagent ceux qui prétendent être les héritiers du mouvement ouvrier du 19ème siècle - les " socialistes " officiels, les staliniens, les trotskistes, avec leur défense éternelle de la nature progressiste des nationalisations. Les termes d’Engels montrent qu'il y a cent ans et plus, existait une clarté sur cette question dans le mouvement ouvrier;
- contrairement au socialisme prussien de Duhring, selon lequel tous les citoyens seraient heureux sous l'égide de l’Etat paternaliste, l’Etat n'a aucune place dans une société authentiquement socialiste ([1] [57]).
"Dès qu'il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l'oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle motivée par l'anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel 1’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société ([2] [58]), - la prise de possession des moyens de production au nom de la société - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L'intervention d'un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre, et encore alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n'est pas 'aboli', il s'éteint. ". (Ibid)
- et, finalement, contre toutes les tentatives de gérer les rapports de production existants, le socialisme requiert l'abolition de la production de marchandises: "Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe des conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant 1’homme, qui jusqu'ici dominait l‘homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient 1’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante les effets voulus par eux. C'est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. " (lbid). Dans ce passage élevé, Engels regarde clairement vers l’avant, vers un stade très avancé de l’avenir communiste. Mais il montre avec certitude, contre tous ceux qui tentent d’établir une barrière entre Marx et Engels, que le -Général " partageait la conviction du "Maure " selon laquelle le haut bout but envisageable du communisme est de se débarrasser du fléau de l’aliénation et de commencer une vie véritablement humaine, où les puissances créatrices et sociales de 1’homme ne se retourneront plus contre lui, mais seront au service de sa véritables besoins et désirs.
Mais, ailleurs dans le même livre, Engels revient de ces réflexions " cosmiques " à une question plus terre à terre : les "principes fondamentaux de la production et de la distribution communiste " comme la Gauche hollandaise les a appelés par la suite. Après avoir démoli les fantaisies néoproudhoniennes de Duhring sur l'établissement de la " vraie valeur " et le paiement aux ouvriers de "la totalité de la valeur produite ", Engels explique: "Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être d'abord constatée par un détour; l'expérience quotidienne indique directement quelle quantité est nécessaire en moyenne. La société peut calculer simplement combien il y a d'heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, de cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée. 1l ne peut donc pas lui venir à l'idée de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu'elle connaît d'une façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps... Donc; dans les conditions supposées plus haut, la société n'attribue pas non plus de valeurs aux produits. Elle n'exprimera pas le fait simple que les cent mètres carrés de tissu ont demandé pour leur production, disons mille heures de travail, sous cette forme louche et absurde qu'ils 'vaudraient' mille heures de travail. Certes, la société sera obligée de savoir, même alors, combien de travail il faut pour produire chaque objet d'usage. Elle aura à dresser le plan de production d'après les mayens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont,enfin de compte, les effets utiles des divers objets d'usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens régleront tout très simplement sans intervention de la fameuse 'valeur'. " (lbid)
Telle était la conception de la société socialiste ou communiste d’Engels ; mais ce n'était pas sa propriété personnelle. Sa position exprimait ce qu'il y avait de mieux dans les partis social-démocrates, même si ces derniers comprenaient des éléments et des courants qui ne voyaient pas les choses aussi clairement.
Pour démontrer que le point de vue d’Engels n'était pas une quelconque exception individuelle, mais le patrimoine d'un mouvement collectif, nous tenterons d'examiner les positions défendues par d'autres figures de ce mouvement qui ont montré une préoccupation particulière pour ce que devraient être les formes de la société future. Et nous ne pensons pas qu'il soit accidentel que la période que nous étudions soit exceptionnellement riche en réflexions sur ce à quoi pourrait ressembler la société communiste. Nous devons rappeler que les années 1880 et 1890 étaient le "chant du cygne " de la société bourgeoise, le zénith de sa gloire impériale, la dernière phase de l’optimisme capitaliste avant les années sombres qui allaient mener à la première guerre mondiale. Une période de conquêtes économiques et coloniales gigantesques durant laquelle les dernières aires " non civilisées " du globe allaient être ouvertes aux géants impérialistes; une période aussi de rapide développement du progrès technologique, qui a vu le développement massif de l’électricité, l'apparition du téléphone, de l'automobile et bien d'autres choses encore. C'était une période durant laquelle les descriptions de l'avenir devinrent le fond de commerce de nombreux écrivains, scientifiques, historiens... et pas seulement de quelques fieffés mercantis ([3] [59]). Bien que ce vertigineux " progrès " bourgeois ait fasciné et tourné la tête à beaucoup d'éléments du mouvement socialiste, ouvrant la porte aux illusions du révisionnisme, les éléments les plus clairs du mouvement, comme nous allons le voir brièvement, ne furent pas entraînés: ils pouvaient voir les nuages de la tempête s'amonceler au loin. Mais, bien qu'ils n'aient pas perdu la conviction que le renversement révolutionnaire du capitalisme restait me nécessité, ils commencèrent à envisager les immenses possibilités contenues dans les forces productives que le capitalisme avait développées. Ils commencèrent donc à chercher comment ces possibilités pourraient être mises en œuvre par la société communiste d'une façon plus détaillée que Marx et Engels ne l'avaient jamais tenté - au point même que beaucoup de leurs travaux ont été rejetés comme " utopiques ". C'est une accusation que nous examinerons avec soin, mais nous pouvons affirmer tout de suite que, même s'il y a une certaine vérité dans cette accusation, cela ne rend pas toutes ces réflexion sans utilité pour nous.
Plus spécifiquement, nous voulons nous centrer sur trois figures majeures du mouvement socialiste: August Bebel, William Morris et Karl Kautsky. Nous examinerons ce dernier dans un autre article, non parce qu'il serait une figure moins significative, mais parce que son travail le plus important a été publié plus tard dans une période légèrement postérieure ; et parce que lui, plus que les deux autres, soulève la question des moyens vers la révolution sociale. D'un autre côté, les deux premiers, peuvent être examinés principalement sous l'angle de déterminer comment les socialistes de la fin du 19e siècle définissaient les buts ultimes de leur mouvement.
Le choix de ces deux figures n'est pas arbitraire. Bebel, comme nous l'avons vu, fut un membre fondateur du SPD, un proche associé de Marx et Engels pendant des années, et une figure d'une autorité considérable dans le mouvement socialiste international. Son travail politique le plus connu, La femme et le socialisme (publié en 1883 pour la première fois, mais substantiellement revu et développé durant les deux décennies suivantes) est devenu l'un des documents les plus influents dans le mouvement ouvrier de la fin du 19e siècle, non seulement parce qu'il traite de la question de la femme, mais surtout parce qu'il contient un exposé clair de la façon dont les choses pourraient se passer dans une société socialiste dans tous les principaux domaines de la vie: non seulement les rapports entre les sexes, mais aussi dans le domaine du travail, de l'éducation, des rapports entre la ville et la campagne... Le livre de Bebel fut une source d'inspiration pour des centaines de milliers d'ouvriers conscients, désireux d'apprendre et de discuter ce que la vie pourrait être dans une société véritablement humaine. Il constitue un étalon très précis pour évaluer la compréhension, par le mouvement social-démocrate, de ses buts durant cette période.
William Morris n'est pas un personnage de
la même stature internationale que Bebel et il n'est pas bien connu en dehors
de la
Grande-Bretagne. Mais nous pensons cependant qu'il est
important d'inclure certaines de ses contributions comme un complément à celles
de Bebel, entre autres pour montrer que " même en Angleterre ", que
Marx et Engels ont souvent vu comme un désert pour les idées révolutionnaires,
la période de la 2e Internationale a vu un développement de la pensée
communiste. C'est vrai qu'il est probablement plus largement connu comme artiste
et dessinateur, comme poète et écrivain de romans héroïques, que comme
socialiste; Engels lui-même tendait à le repousser comme un " socialiste
sentimental " et sans aucun doute beaucoup de camarades
ont-ils, comme Engels, rejeté son livre News front Nowhere (Nouvelles de nulle part, 1890) non seulement parce qu'il considère
la société communiste sous la forme d'un " voyage de rêve " vers
le futur, mais aussi à cause du ton de nostalgie médiévale qui se dégage de cet
ouvrage, et de beaucoup d'autres de ses écrits. Mais si William Morris a
commencé sa critique de la civilisation bourgeoise d'un point de vue d'artiste,
il est devenu un authentique disciple du marxisme et a consacré tout le reste
de sa vie à la cause de la guerre de classe et de la construction d'une
organisation socialiste en Grande Bretagne et c'est sur cette base, comme un
artiste qui s'est armé avec le marxisme, qu'il a été capable d'avoir une vision
particulièrement forte de l'aliénation du travail sous le capitalisme et ainsi
de comment cette aliénation pourrait être surmontée.
Encore une fois, le socialisme contre le capitalisme
d'Etat
Dans le prochain article de cette série nous examinerons plus en profondeur les portraits de la société socialiste dépeints par Bebel et Morris, en particulier les points qu'ils font sur les aspects plus " sociaux " de la transformation révolutionnaire : les rapports entre les hommes et les femmes, l'interaction de l'humanité avec l'environnement naturel, la nature du travail dans une société communiste. Mais auparavant, il est nécessaire d'ajouter de nouvelles preuves que ces porte-paroles de la Social-démocratie comprenaient les caractéristiques fondamentales de la société communiste et que cette compréhension était, dans ses caractéristiques principales, en accord avec celle de Marx et Engels.
L'astuce de base qu'utilisent les anti social-démocrates pour montrer que la social-démocratie était, dès le départ, un instrument de récupération capitaliste, consiste à identifier les partis socialistes aux courants réformistes qui émergèrent en leur sein. Mais ces courants ne surgirent pas comme leur produit organique, mais comme croissance parasitaire, nourrie par les fumées nocives de la société bourgeoise qui les entourait. II est bien connu, par exemple, que la première chose que le révisionniste Bernstein a "révisé " c'est la théorie marxiste de la crise. Théorisant la longue période de " prospérité " capitaliste à la fin du siècle dernier, le révisionnisme déclara que les crises faisaient partie du passé et a ainsi ouvert la porte à la perspective d'une transition graduelle et pacifique au socialisme. Plus tard dans l’histoire du SPD, certains des anciens défenseurs de 1" orthodoxie " marxiste sur ces questions, comme Kautsky et Bebel lui-même, allaient, en fait, faire tout un tas de concessions à ces perspectives réformistes. Mais à l'époque ou La femme et le socialisme a été écrit, c'est Bebel qui disait: "L'avenir de la société bourgeoise est menacé de toutes parts par de graves dangers, et il ne lui est pas possible d’ y échapper. La crise devient donc permanente et internationale. Cela résulte du fait que tous les marchés sont saturés de biens. Et déjà, plus de biens encore pourraient être produits; mais la grande majorité du peuple souffre du besoin de moyens de vie parce qu'ils n'ont pas de revenus pour satisfaire leur besoins par l'achat. Ils manquent de vêtements, de linge, de mobilier, de logement, de nourriture pour le corps et pour l'esprit, de moyens de se distraire, toutes choses qu'ils pourraient consommer en grande quantité. Mais tout cela n'existe pas pour eux. Des centaines de milliers d'ouvriers sont même laissés sur le bord de la route et rendus tout à fait incapables de consommer parce que leur force de travail est devenu 'superflue' aux yeux des capitalistes. N'est-il pas évident que notre système social souffre de manques sérieux ? Comment pourrait-il y avoir 'surproduction' alors qu'il n’y a pas défaut de capacité à consommer, c'est-à-dire de besoins qui demandent satisfaction ? Objectivement, ce n'est pas la production, en et pour elle-même, qui donne naissance à ces conditions et contradictions triviales, c'est le système sous lequel la production est menée, et le produit distribué. " (La femme et le socialisme, Chap. VI)
Loin de rejeter la notion de crise capitaliste, Bebel réaffirme ici qu'elle s'enracine dans les contradictions fondamentales du système lui-même; de plus, en introduisant le concept de crise " permanente ", Bebel anticipe l’avènement du déclin historique du système. Et, comme Engels qui, peu avant sa mort, exprimait sa peur que la croissance du militarisme n'entraîne l’Europe dans une guerre dévastatrice, Bebel voyait aussi que l'effondrement économique du système devait conduire à un désastre militaire: "L'état militaire et politique de l’Europe a connu un développement qui ne peut que finir par une catastrophe, qui conduira la société capitaliste à sa ruine. Ayant atteint son plus haut point de développement, elle a produit les conditions qui finiront par rendre son existence impossible, elle creuse sa propre tombe; elle se tue avec les mêmes moyens qu'elle-même, comme les systèmes sociaux les plus révolutionnaires du passé, avait fait naître. "(Op. cit.)
C'est précisément le cours du capitalisme vers la catastrophe qui fait du renversement révolutionnaire du système une nécessité absolue :
"Par conséquent, nous imaginons le jour où tous les maux décrits auront atteint une telle maturité qu'ils seront devenus douloureusement sensibles aux sentiments et à la vue de la grande majorité, au point de ne plus être supportables; après quoi un irrésistible désir de changement radical s'emparera de la société et alors, le remède le plus rapide sera considéré comme le plus efficace. -(Op. cit)
Bebel fait aussi écho à Engels en mettant au clair que l'étatisation de l'économie par le régime existant ne constitue pas une réponse à la crise du système, encore moins un pas vers le socialisme:
"... ces institutions (télégraphe, chemin de fer, Poste, etc.), administrées par l’Etat, ne sont pas des institutions socialistes, comme on le croit par erreur. Ce sont des entreprises d'affaire qui sont gérées de façon aussi capitaliste que si elles étaient dans du mains privées ... les socialistes mettent en garde contre la croyance que la propriété étatique actuelle puisse être considérée comme du socialisme, comme la réalisation d'aspirations socialistes. " (Op. cit.)
William Morris a écrit beaucoup de diatribes contre les tendances croissantes vers le "socialisme d'Etat " qui étaient représentées, en Grande-Bretagne, en particulier par la Société Fabienne de Bernard Shaw, les Webbs, HG. Wells et autres. Et News from Nowhere a été écrit en réponse au roman d’Edward Bellamy Looking Backward (Regards en Arrière) qui se proposait de décrire le futur socialiste, mais un futur qui arriverait de façon tout-à-fait pacifique, les énormes trusts capitalistes évoluant vers des instituions " socialistes " ; évidemment, c'était un " socialisme " dans lequel chaque détail de la vie individuelle était planifié par une bureaucratie omnipotente; dans News from Nowhere, au contraire, la grande révolution (prévue pour 1952...) avait lieu comme réaction ouvrière contre une longue période de "socialisme étatique " où ce dernier n'était plus capable de contenir les contradictions du système.
Contre les apôtres du "socialisme d’Etat ", Bebel et Morris affirmaient le principe fondamental du marxisme selon lequel le socialisme est une société sans Etat :
"L’Etat est, par conséquent, l'organisation nécessaire inévitable d'un ordre social qui reste sous un régime de classes. A partir du moment où les antagonismes de classes tombent avec l'abolition de la propriété privée, l'Etat perd à la fois la nécessité et la possibilité de son existence... -(La Femme et le Socialisme, Chap. VII). Pour Bebel, la vieille machine étatique devait être remplacée par un système d'auto-administration populaire, évidemment modelé sur la Commune de Paris:
" Comme dans la société primitive, tous les membres de la communauté, qui sont en âge de le faire, participent aux élections, sans distinction de sexe, et ont une voix dans le choix des personnes à qui sera confiée l'administration. A la tête de toutes les administrations locales se trouve l'administration centrale - on notera, pas un gouvernement ayant le pouvoir de régner, mais un collège exécutif de jonctions administratives. Que l'administration centrale soit choisie directement par le vote populaire ou désignée par l'administration locale est une question abstraite. Ces questions n'auront pas, alors, l'importance qu'elles ont aujourd’hui ; la question n'est plus de remplir du postes qui confèrent un honneur spécial, qui investissent le titulaire d'un pouvoir et d’une influence plus grands, ou qui rapportent de gros revenus ; la question est ici d'occuper des positions de confiance pour lesquelles les plus aptes, hommes ou femmes, sont retenus ; et ceux-ci peuvent être rappelés ou réélus en fonction des circonstances ou selon ce que les électeurs jugent préférable. Tous les postes ont une échéance donnée. Les titulaires ne sont, par conséquent revêtus d'aucune 'qualité de fonctionnaire particulière; la notion de continuité de fonction est absente, tout comme l'ordre de promotion hiérarchique. " (Op. cit.)
De même, dans News front Nowhere, Morris envisage une société opérant sur la base d'assemblées locales où tout débat a pour but de réaliser l'unanimité, mais qui utilise, quand celle-ci ne peut être obtenue, le principe majoritaire. Tout cela était diamétralement opposé aux conceptions paternalistes des Fabiens et autres " socialistes d'Etat " qui, dans leur sénilité, furent horrifiés par la démocratie directe d’Octobre 1917, mais trouvèrent la façon de faire de Staline tout à-fait à leur gout : « nous avons vu le futur, et ça marche " comme l’ont dit les Webbs après leur voyage en Russie où la contre-révolution avait accompli son œuvre sur tout ce non-sens pénible du " gouvernement par le bas ".
Egalement d'accord avec la définition d'Engels de la nouvelle société socialiste, Bebel et Morris affirment que le socialisme signifie la fin de la production de marchandises. Beaucoup de l’humour des News from Nawhere repose sur les difficultés qu'éprouve un visiteur en provenance des vieux mauvais jours pour s'habituer à une société où ni les marchandises ni la force de travail n'ont de " valeur ". Bebel le résume ainsi :
" La société socialiste ne produit pas de 'marchandises' à 'acheter' ou à 'vendre'; elle produit des choses nécessaires à la vie, qui sont utilisées, consommées, et n'ont aucun autre objet Dans la société socialiste, par conséquent, la capacité de consommer n'est pas liée, comme dans la société bourgeoise, à la capacité individuelle d'acheter; elle est liée à la capacité collective de produire. Si le travail et les moyens de travail existent, tous les besoins peuvent être satisfaits ; la capacité sociale de consommer n'est liée qu'à la satisfaction des consommateurs. " (La Femme et le Socialisme)
Et Bebel continue en disant que " il n y a pas de 'marchandises' dans la société socialiste, ni il ne peut y avoir 'd'argent'; ailleurs, il parle du système des bons du travail comme moyen de distribution. Ceci exprime une évidente faiblesses dans la façon dont Bebel présente la société future, car il fait peu ou pas de distinction entre une société communiste pleinement développée et la période de transition qui y mène : pour Marx (et aussi pour Morris, voir ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", 1885), les bons du travail n'étaient qu'une mesure de transition vers une distribution complètement gratuite, et exprimaient certains stigmates de la société bourgeoise (voir " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", Revue internationale n° 78). La pleine signification de cette faiblesse théorique sera examinée dans un autre article. Ce qu'il est important d'établir ici, c'est que le mouvement social-démocrate était fondamentalement clair sur ses buts finaux, même si les moyens de les atteindre causaient souvent des problèmes bien plus profonds.
" Le socialisme révolutionnaire international "
Dans " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", nous avions noté que, dans certains passages, même Marx et Engels ont fait des concessions à l'idée que le communisme pourrait, au moins pendant un temps, exister au sein des frontières d'un Etat national. Mais de telles confusions n'ont pas été solidifiées dans une théorie du " socialisme " national ; l'objectif d'ensemble de leur réflexion était de démontrer que la révolution prolétarienne elle-même et la construction du communisme n'étaient possibles qu'à l’échelle internationale.
On peut dire la même chose des partis socialistes dans la période que nous considérons. Même si un parti comme le SPD fut affaibli dès le départ par un programme qui faisait bien trop de concessions à une route " nationale '" vas le socialisme, et même si de telles conceptions devaient être théorisées, avec des conséquences fatales, quand les partis socialistes devinrent une composante très " respectable " de la vie politique nationale, les écrits de Bebel et Morris sont nourris d'une vision fondamentalement internationale et internationaliste du socialisme :
"Le nouveau système socialiste s'appuiera sur une base internationale. Les peuples fraterniseront; ils se tendront la main et ils s'efforceront d'étendre graduellement les nouvelles conditions à toutes les races de la terre. " (La Femme et le Socialisme)
Le Manifeste de la " Socialist League " de Morris, écrit en 1885, présente l'organisation comme " défendant les principes du Socialisme révolutionnaire international; c'est-à-dire que nous voulons un changement des bases de la société - un changement qui détruira les distinctions de classe et de nationalité. "(publié par EP. Thomson, William Morris, Romantic to Revolutionnary, 1955). Le Manifeste poursuit en soulignant que " le Socialisme révolutionnaire achevé ... ne peut pas arriver dans un seul pays sans l'aide des ouvriers de toute la civilisation. Pour nous, ni les frontières géographiques, ni l'histoire politique, ni race ni religion ne font des rivaux ou des ennemis, pour nous il n’y a pas de nations, mais des masses d'ouvriers et d'amis divers, dont la sympathie mutuelle est contrariée ou pervertie par des groupes de maîtres et de voleurs dont c'est l'intérêt d'attiser la rivalité et la haine entre les habitants des différents pays. "
Dans un article paru dans The Commonweal (Le Bien Public), le journal de la " League ", en 1887, Morris relie cette perspective internationale à la question de la production pour l’usage ; dans la société socialiste, " toutes les nations civilisées ([4] [60]) formeraient une grande communauté, s'entendant ensemble sur le genre et la quantité de ce qu'il faut produire et distribuer; travaillant à telle ou telle production là où elle peut être le mieux réalisée ; évitant le gâchis par tous les moyens. Il est plaisant de penser aux gâchis qu'ils éviteraient, combien une telle révolution ajouterait au bienêtre du monde. " (" Comment nous vivons et comment nous pourrions vivre ", republié dans The Political Writings of William Morris). La production pour l'usage ne peut être établie que lorsque le marché mondial a été remplacé par une communauté globale. II est possible de trouver des passages où tous les grands militants socialistes " oublient " cela. Mais ces défaillances n'expriment pas la véritable dynamique de leur pensée.
De plus, cette vision internationale ne se restreignait pas à un avenir révolutionnaire lointain ; comme on peut le voir dans le passage du Manifeste de la " Socialist League ", cette vision exigeait aussi une opposition active aux efforts que faisait alors la bourgeoisie pour attiser les rivalités nationales entre les ouvriers. II réclamait, par dessus tout, une attitude concrète et intransigeante envers la guerre inter-capitaliste.
Pour Marx et Engels, la position internationaliste prise par Bebel et W. Liebknecht pendant la guerre franco-prussienne était la preuve de leur conviction socialiste et les a persuadés de persévérer avec les camarades allemands, malgré toutes leurs faiblesses théoriques. De même l'une des raisons pour lesquelles Engels avait, au début, soutenu le groupe qui devait former la " Socialist League " dans sa scission avec la Fédération social-démocrate d’Hyndman en 1884, était l’opposition de principe de la première au " socialisme chauvin " d'Hyndman qui approuvait les conquêtes coloniales de l'impérialisme britannique et ses massacres, sous le prétexte qu'il apportait la civilisation à des peuples "barbares " et "sauvages ". Et comme grandissait la menace que les grandes puissances impérialistes se battent bientôt directement entre elles, Morris et la " League " prirent une position clairement internationaliste sur la question de la guerre :
"Si la guerre devient vraiment imminente, notre devoir de socialistes est suffisamment clair, et ne diffère pas de ce que nous devons faire couramment. Accroître la diffusion du sentiment international chez les ouvriers par tous les moyens possibles ; montrer à nos propres ouvriers que la concurrence et les rivalités étrangères, ou la guerre commerciale, culminant en fin de compte dans la guerre ouverte, sont nécessaires aux classes pilleuses et que les querelles de race et commerciales de ces classes ne nous concernent que dans la mesure où nous pouvons les utiliser comme moyen pour propager le mécontentement et la révolution ; que les intérêts des ouvriers sont les mêmes dans tous les pays et qu'ils ne peuvent jamais être les ennemis les uns des autres ; que les hommes des classes laborieuses, donc, doivent faire la sourde oreille aux sergents recruteurs et refuser d'être habillés de rouge et pris pour faire partie de la machine de guerre moderne pour la gloire et l'honneur d'un pays dont ils n'ont que la part du chien, faite de beaucoup de coups de pieds et de quelques penny - tout cela nous devons le prêcher tout le temps, même si dans l'éventualité d'une guerre imminente nous devons le prêcher de façon plus soutenue. " Commonweal, 1er janvier 1887, cité par EP. Thompson)
II n'y a aucune continuité entre une telle déclaration et les épanchements des social chauvins qui, en 1914, devinrent eux-mêmes les sergents recruteurs de la bourgeoisie. Entre l'une et les autres, il y a une rupture de classe, une trahison de la classe ouvrière et de sa mission communiste, qui avait été défendue pendant trois décennies par les partis socialistes et la Seconde Internationale.
CDW
[1] [61] Engels, dans ses travaux, fait peu ou pas de distinction entre les termes de " socialisme " et de " communisme ", même si ce dernier, compris dans son sens le plus prolétarien et insurrectionnel, a été en général le terme préféré de Marx et Engels pour la future société sans classes. C'est surtout le stalinisme qui, prenant telle ou telle phrase dans les travaux des révolutionnaires du passé, cherchait i faire une distinction tranchée et rapide entre socialisme et communisme, pour prouver qu’une société dominée par une bureaucratie toute-puissante et fonctionnant sur la base du travail salarié pouvait constituer du " socialisme " ou " le stade le plus bas du communisme ". Et, de fait, le sous-fifre stalinien qui a écrit l'introduction, aux Edition de Moscou en 1971, de La société du futur, une brochure tirée du chapitre de conclusion du livre de Bebel La femme et le socialisme, est très critique vis-à-vis de la façon dont Bebel appelle sa future société, sans classes, sans argent, le " socialisme ". Il est aussi intéressant de noter qu'un groupe anti social-démocrate comme Radical Chains fait aussi une séparation entre socialisme et communisme, ce dernier étant le but authentique et le premier définissant précisément le programme du stalinisme, de la social-démocratie du XXe siècle et des gauchistes. Radical chains nous informe gentiment que ce socialisme a " échoué ". Cette formulation justifie donc la vision fondamentalement trotskiste de Radical chains selon laquelle le stalinisme, et d'autres formes de capitalisme d'Etat totalitaire, ne sont pas réellement capitalistes. Malgré toutes les critiques de cet horrible " socialisme ", Radical chains en reste prisonnier.
[2] [62] Ici, nous voulons répéter la précision que nous avions faite quand nous avions cité ce passage dans la Revue internationale n° 78: "Engels se réfère ici, sans aucun doute à l’Etat postrévolutionnaire qui se forme après la destruction du vieil Etat bourgeois. Cependant, l'expérience de la révolution russe a conduit le mouvement révolutionnaire à mettre en cause cette formulation même : la propriété des moyens de production, même par l' Etat-Commune", ne conduit pas à la disparition de l Etat, et peut même contribuer à son renforcement et à sa perpétuation. Mais évidemment Engels ne bénéficiait pas d'une telle expérience. "
[3] [63] C’est une période dans laquelle l'avenir, surtout l'avenir à la fois apparemment et authentiquement révélé par la science, avait un pouvoir d'attraction puissant. Dans la sphère littéraire, ces années ont w un rapide développement du genre " science-fiction "(HG. Wells étant l'exemple le plus significatif).
[4] [64] L'utilisation du mot " civilisé " dans ce contexte reflète le fait qu'il y avait encore des zones du globe que le capitalisme n'avait que commencé à pénétrer. II n'avait pas de connotation chauvine de supériorité sur les peuples indigènes. Nous avons déjà noté que Morris était un critique impitoyable de l'oppression coloniale. Et, dans ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", écrites avec Belfort Bax, il fait la preuve d'une claire maîtrise de la dialectique historique marxiste, expliquant que la future société communiste est le retour à " un point qui représente le vieux principe élevé à un niveau supérieur " - le vieux principe étant celui du communisme primitif (cité dans EP. Thomson). Voir l'article de cette série " Communisme du passé et de l'avenir " dans la Revue internationale n° 81 pour une élaboration plus approfondie de ce thème.
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