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Revue Internationale no 84 - 1e trimestre 1996

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Greves en france : Lutter derriere les syndicats mene a la defaite

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Des centaines de milliers de travailleurs en grève. Les transports urbains com­plètement paralysés. Une grève qui s'étend au sein du secteur public : d’abord les chemins de fer, le métro et les bus, ensuite la poste, les secteurs de la production et de la distribu­tion de l’électricité, de la distribution du gaz, des télécom, de l’enseignement, de la santé. Certains secteurs du privé éga­lement en lutte, comme les mineurs qui s’affrontent violemment à la police. Des manifestations rassemblant  à chaque fois un nombre im­portant de manifes­tants de différents sec­teurs : le 7 décembre, à l'appel de différents syn­dicats ([1] [1]), on compte environ un million de manifestants contre le plan Juppé ([2] [2]) dans les principales villes de France. Deux millions le 12 décembre.

Le mouvement de grèves et de manifes­ta­tions ouvrières se déroule sur toile de fond d’agitation des étudiants avec la participa­tion de ceux-ci à certaines manifestations ou assemblées généra­les ouvrières. La réfé­rence à mai 1968 est de plus en plus pré­sente dans les médias, lesquelles ne man­quent pas d’établir le parallèle : le ras le bol géné­ralisé, les étudiants dans la rue, les grè­ves qui s’étendent.

Serait-on en présence d'un nouveau mouve­ment social comparable à celui de mai 1968 qui avait donné le coup d’envoi de la pre­mière vague internationale de lutte de classe après 50 ans de contre révolution ? Non. Il ne s'agit nullement de cela. En réalité, le prolétariat en France est la cible d’une ma­noeuvre d’ampleur destinée à l'affaiblir dans sa conscience et dans sa combativité, une manoeuvre qui s'adresse également à la classe ouvrière des autres pays afin de lui faire tirer de fausses leçons des événements en France. C’est la raison pour laquelle, à l’inverse de ce qui se passe quand la classe ouvrière entre en lutte de sa propre initia­tive, sur son propre terrain, la bourgeoisie en France et dans d’autres pays a donné un tel retentissement à ces événements.

LA BOURGEOISIE UTILISE ET RENFORCE LES DIFFICULTES DE LA CLASSE OUVRIERE

Les événement de mai 1968 en France avaient été annoncés par toute une série de grèves dont la caractéristique majeure était une tendance au débordement des sydicats, voire à la confrontation avec ces derniers. Ce n’est en rien la situation aujourd’hui, ni en France, ni dans les autres pays.

Il est vrai que l’ampleur et la généralisation des attaques que la classe ouvrière a subies depuis le début des années 1990 tendent à alimenter sa combativité ainsi que nous le mettions en évidence dans la résolution sur la situation internationale adoptée par notre 11e Congrès international : « Les mouvement massifs en Italie, à l'automne 1992, ceux en Allemagne de 1993 et beaucoup d'autres exemples ont rendu compte du potentiel de combativité qui croissait dans les rangs ou­vriers. Depuis, cette combativité s'est ex­primée lentement, avec de longs moments de mise en sommeil, mais elle ne s'est pas dé­mentie. Les mobilisations massives à l'au­tomne 1994 en Italie, la série de grèves dans le secteur public en France au printemps 1995, sont des manifestations, parmi d'au­tres, de cette combativité » ([3] [3]).

Cependant, la manière dont se développe cette combativité est encore profondément marquée par le recul que la classe ouvrière a subi lors de l’effondrement du bloc de l’Est et le déchaînement des campagnes sur la « mort du communisme », recul le plus im­portant depuis la reprise historique de ses combats de classe en 1968 : « Les luttes me­nées par le prolétariat au cours de ces der­nières années ont aussi témoigné des énor­mes difficultés qu'il rencontre sur le chemin du combat de classe, du fait de la profon­deur et de l'extension de son recul. C'est de façon sinueuse, avec des avancées et des re­culs, dans un mouvement en dents de scie que se développent les luttes ouvrières. »

Partout la classe ouvrière trouve face à elle une classe bourgeoise à l’offensive politique pour affaiblir sa capacité à riposter aux atta­ques et à surmonter le profond recul de sa conscience. A l’avant garde de cette offen­sive, les syndicats : « Les manoeuvres pré­sentes des syndicats ont aussi et surtout un but préventif. Il s'agit pour eux de renforcer leur emprise sur les ouvriers avant que ne se déploie beaucoup plus leur combativité, combativité qui résultera nécessairement de leur colère croissante face aux attaques de plus en plus brutales de la crise (...) Déjà les grèves du printemps en France, en fait des journées d'action des syndicats, ont constitué un succès pour ces derniers. »

Au niveau international et depuis quelques mois, la classe ouvrière des pays industriali­sés est soumise à un véritable bombarde­ment d’attaques. En Suède, Belgique, Italie, Espagne, pour ne citer que les derniers exemples en date. En France, jamais depuis le premier plan Delors en 1983, la bour­geoisie n'avait osé porter un tel coup de massue aux ouvriers avec, à la fois : aug­mentation du taux de TVA, c'est-à-dire des taxes à la consommation (entraînant, évi­demment, une hausse des prix), augmenta­tion des impôts et du forfait hospitalier (montant de la journée d'hôpital non rem­boursé par la Sécurité sociale), gel des salai­res des fonctionnaires, baisse des pensions de retraites, augmentation de la durée de travail nécessaire avant de pouvoir prendre la retraite pour certaines catégories de fonc­tionnaires, alors que, dans le même temps, les chiffres officiels de la bourgeoisie com­mencent à montrer une reprise de l’augmentation du chômage. En fait, comme ses consoeurs de tous les autres pays, la bourgeoisie française est confrontée à une aggravation croissante de la crise mondiale du capitalisme qui l'oblige à attaquer tou­jours plus les conditions d'existence des prolétaires. Et cela est d'autant plus indis­pensable pour elle qu'elle a pris un retard important tout au long des années où la gau­che, avec Mitterrand et le PS, se trouvait à la tête de l'Etat ce qui dégarnissait passa­blement le terrain social et l'obligeait à une certaine « timidité » dans ses politiques anti-ouvrières.

Une telle avalanche d'attaques ne pouvait qu’alimenter la combativité ouvrière qui s'était déjà exprimée à différents moments et dans différents pays : Suède, France, Belgique, Espagne...

En effet, face à cela, les prolétaires ne peu­vent rester passifs. Ils n'ont d'autre issue que de se défendre dans la lutte. Mais, pour em­pêcher que la classe ouvrière n’entre dans le combat avec ses propres armes, la bour­geoisie a pris les devants et elle l’a poussée à partir prématurément en lutte sous le con­trôle total des syndicats. Elle n’a pas laissé aux ouvriers le temps de se mobiliser à leur rythme et avec leurs moyens : les assem­blées générales, les discussions, la partici­pation aux assemblées d'autres lieux de tra­vail que le sien, l'entrée en grève si le rap­port de forces le permet, l'élection de comi­tés de grèves, les délégations aux autres as­semblées d’ouvriers en lutte.

Ainsi le mouvement de grèves qui vient de se dérouler en France, s'il révèle l'existence d'un profond mécontentement dans la classe ouvrière, est avant tout le résultat d’une ma­noeuvre de très grande ampleur de la bour­geoisie visant à amener les travailleurs à une défaite massive et, surtout à provoquer, chez eux une profonde désorientation.

UN PIEGE TENDU AUX OUVRIERS

Pour mettre en place son piège, la bour­geoisie a manoeuvré de main de maître, fai­sant coopérer de façon très efficace ses dif­férentes fractions qui se sont partagées le travail : la droite, la gauche, les médias, les syndicats, la base radicale de ceux-ci consti­tuée essentiellement de militants des frac­tions d’extrême gauche.

En premier lieu, pour engager sa manoeu­vre, la bourgeoisie doit faire partir en grève un secteur de la classe ouvrière. Le dévelop­pement du mécontentement au sein de celle-ci en France, aggravé par les récentes atta­ques sur la Sécurité sociale, pour être réel n'est cependant pas encore assez mûr pour provoquer l'entrée en lutte massive de ses secteurs les plus décisifs, particulièrement ceux de l'industrie. C’est un facteur favora­ble à la bourgeoisie car, en poussant dans la grève le secteur qu'elle va provoquer, il n'y a pas le risque que les autres suivent sponta­nément et débordent l'encadrement syndical. Le secteur « choisi » est celui des conduc­teurs de train. Avec le « contrat de plan » qu'elle annonce pour la compagnie des chemins de fer (SNCF), la bourgeoisie les menace de devoir travailler huit années supplémentaires avant de pouvoir partir en retraite sous le prétexte qu'ils sont des « privilégiés » sur ce plan par rapport aux autres employés de l'Etat. C'est tellement énorme que les ouvriers ne prennent même pas la peine de réfléchir avant de se lancer dans la bagarre. C'est justement ce qui était recherché par la bourgeoisie : ils s'engouf­frent dans l'encadrement que leur avaient préparé les syndicats. En vingt-quatre heu­res, les conducteurs du métro et des bus pa­risiens, menacés de perdre certains avanta­ges catégoriels de même type, sont entraînés dans un piège similaire. Les syndicats met­tent le paquet pour forcer l'entrée en grève, alors que de nombreux ouvriers, perplexes, ne comprennent pas cette précipitation. La direction de la RATP (Régie des transports parisiens) vient à la rescousse des syndicats en prenant l'initiative de fermer certaines li­gnes et en faisant tout pour empêcher de tra­vailler ceux qui le désirent.

Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle choisi ces deux catégories de travailleurs pour engager sa manoeuvre ?

Certaines de leurs caractéristiques consti­tuaient des éléments favorables à la mise en oeuvre du plan bourgeois. Ces deux catégo­ries ont effectivement des statuts particuliers dont la modification constitue un prétexte tout trouvé pour déclencher une attaque les concernant spécifiquement. Mais il y a sur­tout la garantie que, une fois les cheminots et les conducteurs du métro et des bus en grève, l'ensemble des transports publics sera paralysé. Outre le fait qu'un tel mouvement ne peut passer inaperçu pour aucun ouvrier, c'est un moyen supplémentaire, et d'une très grande efficacité, que se donne ainsi la bourgeoisie pour éviter les débordements, alors que son objectif est de poursuivre l'extension de la grève à d'autres secteurs du secteur public. Ainsi, sans transports, le principal et quasiment unique moyen de se rendre aux manifestations, c'est de prendre les cars syndicaux. Aucune possibilité de se rendre massivement à la rencontre d'autres ouvriers en grève, dans leurs assemblées gé­nérales. Enfin, la grève des transports c'est, en plus de tout cela, un moyen de diviser les ouvriers en les montant les uns contre les autres, alors que ceux qui sont privés de transports doivent faire face aux pires diffi­cultés pour rejoindre quotidiennement leur lieu de travail.

Mais les cheminots ne sont pas seulement un moyen de la manoeuvre, ils sont égale­ment spécifiquement visés par elle. La bour­geoisie était consciente des avantages qu'elle tirerait à épuiser et embrouiller la con­science de ce secteur de la classe ouvrière qui s'était illustré en décembre 1986 par sa capacité à s'affronter à l'encadrement syndi­cal pour entrer en lutte.

Une fois ces deux secteurs en grève sous le contrôle total des syndicats, la phase sui­vante de la manoeuvre peut être exécutée : la grève dans un secteur traditionnellement combatif et avancé de la classe ouvrière, celui des postes, et tout particulièrement, en son sein, les centres de tri. Dans les années 1980, ces derniers avaient souvent résisté aux pièges des syndicats, n'hésitant pas à la confrontation avec eux. En incorporant ce secteur au « mouvement », la bourgeoisie vise à l’emprisonner dans les mailles de la manoeuvre, afin de le neutraliser et de lui infliger la même défaite qu’à d’autres sec­teurs. De plus, la manoeuvre s’en trouverait encore plus efficace face aux secteurs qui ne sont pas encore en grève, le mouvement ob­tenant ainsi une certaine légitimité apte à diminuer partout ailleurs la méfiance ou le scepticisme à son égard. Néanmoins, vis-à-vis de ce secteur, la bourgeoisie se devait de procéder plus finement encore que précé­demment avec les cheminots ou de métro. Pour cela, elle a suscité et organisé des « délégations d’ouvriers », ne présentant aucun signe apparent d’appartenance syndi­cale (et probablement composés d’ouvriers sincères trompés par des syndicalistes de base), qui sont venues appeler à la lutte les ouvriers des centres de tri réunis en assem­blées générales. Trompés sur la véritable si­gnification de ces délégations, les ouvriers des principaux centres de tri postal se lais­sent ainsi entraîner dans la lutte. Afin de donner le maximum d'impact médiatique à l’événement, la bourgeoise a dépêché sur place ses journalistes, et le journal Le Monde en fera la une de son édition du soir même.

A ce stade de déploiement de la manoeuvre, l’ampleur déjà atteinte par le mouvement donne du poids aux arguments des syndicats pour y agglomérer de nouveaux secteurs : les ouvriers de l'électricité, du gaz, des télécom, les enseignants. Face aux hésitations de certains ouvriers sur le bien fondé de la « lutte maintenant », face à leur insistance pour en discuter les modalités et les reven­dications, les syndicats opposent la formule péremptoire « c’est maintenant qu’il faut y aller » et culpabilisent ceux qui ne sont pas encore en lutte : « nous sommes les derniers à ne pas encore être en grève ».

Afin d’augmenter davantage encore le nom­bre des grévistes, il faut faire croire qu'il se développe un vaste et profond mouvement social. A les en croire tous, syndicats, gau­che, gauchistes, le mouvement susciterait même un immense espoir dans l'ensemble de la classe ouvrière. A l’appui de cela, il y a la publication quotidienne par les médias d’un « indice de popularité » de la grève, toujours favorable à celle-ci dans l'ensemble de la « population ». C'est vrai que la grève est « populaire » et qu'elle est ressentie par beaucoup d'ouvriers comme un moyen d'em­pêcher le gouvernement d'asséner ses atta­ques. Mais la sollicitude dont elle est l'objet dans les médias, et particulièrement à la té­lévision, est bien la preuve que la bourgeoi­sie est intéressée à ce qu'il en soit ainsi et que cette popularité soit gonflée au maxi­mum.

Les étudiants font aussi partie, à leur insu, de la mise en scène. On les a fait descendre dans la rue pour donner l’impression d’une montée générale des mécontentements, pour faire croire qu’il y a des ressemblances plei­nes d’espoir avec mai 1968, et en même temps pour noyer les revendications ouvriè­res dans les revendications inter-classistes dont sont porteurs les étudiants. On les re­trouve même jusque dans les assemblées sur les lieux de travail, « à la rencontre des luttes ouvrières », et cela avec la bénédic­tion des syndicats. ([4] [4])

Toute initiative est retirée à la classe ou­vrière qui n'a d'autre choix que de suivre les syndicats. Dans les assemblées générales convoquées par ces derniers, l’insistance pour que les ouvriers s'expriment n'a d'autre signification que de donner un simulacre de vie à l'assemblée alors que tout est décidé par ailleurs. Au sein de celles-ci, la pression syndicale pour l'entrée en grève est telle­ment forte que des fractions significatives d’ouvriers, pour le moins dubitatifs sur la nature de cette grève, n’osent pas s’exprimer. Pour certains autres au con­traire, complètement mystifiés, c’est l’euphorie d’une unité factice. En fait, une des clés de la réussite de la manoeuvre de la bourgeoisie est le fait que les syndicats ont systématiquement repris à leur compte, pour les dénaturer et les retourner contre elle, des aspirations et des moyens de lutte de la classe ouvrière :

- la nécessité de réagir massivement, et non en ordre dispersé, face aux attaques bour­geoises ;

- l'élargissement de la lutte à plusieurs sec­teurs, le dépassement des barrières corpo­ratistes ;

- la tenue quotidienne d'assemblées généra­les sur chaque lieu de travail, chargées notamment de se prononer sur l'entrée en lutte ou la poursuite du mouvement ;

- l'organisation de manifestations de rue où de grandes masses d'ouvriers, de différents secteurs et de différents lieux, puisent un sentiment de solidarité et de force. ([5] [5])

En outre, les syndicats ont pris le soin, dans la plus grande partie du mouvement, d'affi­cher leur unité. On a même pu voir, abon­damment médiatisée, les poignées de main entre les chefs des deux syndicats tradition­nellement « ennemis » : la CGT et Force Ouvrière (qui s'était constituée comme scis­sion de la CGT, avec le soutien des syndi­cats américains, au temps de la Guerre froide). Cette « unité » des syndicats, qu'on retrouvait souvent dans les manifestations sous forme de banderoles communes CGT-FO-CFDT-FSU, était bien propre à entraîner un maximum d'ouvriers dans la grève der­rière eux puisque, pendant des années, une des causes du discrédit des syndicats et du refus des ouvriers de suivre leurs mots d'or­dre de grève était justement leurs cha­mailleries perpétuelles. Dans ce domaine, les trotskystes ont apporté leur petite contri­bution puisqu'ils n'ont cessé de réclamer l'unité entre les syndicats, faisant de celle-ci une sorte de précondition au développement des luttes.

Du côté de la droite au pouvoir, après la détermination affichée au début du mouve­ment, on simule des signes de faiblesse (auxquels les médias font toute la publicité nécessaire), qui donnent à penser que les grévistes pourraient bien gagner, obtenir le retrait du plan Juppé, avec, pourquoi pas, la chute du gouvernement. En fait, le gouver­nement fait durer les choses sachant perti­nemment que les ouvriers qui ont mené une grève longue ne sont pas de si tôt disposés à reprendre la lutte. Ce n'est qu'au bout de 3 semaines qu'il annonce le retrait de certaines des mesures qui avaient mis le feu aux pou­dres : retrait du « contrat de plan » dans les chemins de fer et, plus généralement, des dispositions concernant les retraites des agents de l'Etat. L'essentiel de sa politique, cependant, est maintenu : les augmentations d'impôts, le blocage des salaires des fonc­tionnaires et, surtout, les attaques sur la Sécurité sociale.

Les syndicats, en même temps que les partis de gauche, chantent victoire et s'emploient, dès lors, à faire reprendre le travail. Ils s’y prennent de façon tellement habile qu’ils ne se démasquent pas : leur tactique consiste à laisser s’exprimer, sans pression de leur part cette fois-ci, les assemblées générales ma­joritairement en faveur de la reprise du tra­vail. Ce sont les cheminots, dont les syndi­cats soulignent la « victoire », qui, le ven­dredi 15 décembre, donnent le signal de cette reprise comme ils avaient donné le si­gnal de l'entrée dans la grève. La télévision montre à répétition l'image des quelques trains qui recommencent à circuler. Le len­demain, un samedi, les syndicats organisent d'immenses manifestations auxquelles sont conviés les ouvriers du secteur privé (c'est-à-dire, principalement, de l'industrie). C'est l'enterrement en grande pompe du mouve­ment, un baroud d'honneur qui permet de faire passer plus facilement aux ouvriers la pillule amère de leur défaite sur les revendi­cations essentielles. Dépôt après dépôt, les assemblées de cheminots votent la fin de la grève. Dans les autres secteurs, la lassitude générale et l’effet d’entraînement font le reste. Le lundi 18, la tendance à la reprise est presque générale. Le mardi 19, la CGT, seule, organise une journée d'action et des manifestations : comparée à celle des semai­nes précédentes, la mobilisation est ridicule ce qui ne peut que convaincre les derniers « récalcitrants » qu'il faut reprendre le tra­vail. Le jeudi 21, gouvernement, syndicats et patronat du privé se retrouvent lors d'un « sommet » : c'est l'occasion pour les syndi­cats, qui dénoncent les propositions gouver­nementales, de continuer à se présenter comme les « défenseurs des ouvriers ».

UNE ATTAQUE POLITIQUE CONTRE LA CLASSE OUVRIERE

La bourgeoisie vient de réussir à faire passer une attaque considérable, le plan Juppé, et à épuiser les ouvriers afin d’amoindrir leur capacité de riposte aux futures attaques.

Mais les objectifs de la bourgeoisie vont bien au delà de cela. La manière dont elle a organisé sa manoeuvre était destinée à faire en sorte que, non seulement les ouvriers ne puissent pas, en préparation de leurs luttes futures, tirer d’enseignements de cette dé­faite, mais surtout de les rendre vulnérables aux messages empoisonnés qu’elle veut faire passer.

L’ampleur que la bourgeoisie a donnée à la mobilisation, la plus importante depuis des années quant au nombre de grévistes et de manifestants, et dont les syndicats ont été les artisans reconnus, est destinée à donner du poids à l’idée selon laquelle il n’y a qu’avec les syndicats qu’on peut faire quel­que chose. Et c’est d’autant plus crédible que, durant le déroulement de la lutte, par­faitement contrôlée par eux, ils ne se sont pas trouvés en situation d’être démasqués, même partiellement, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit pour eux de casser un mou­vement spontané de la classe. De plus, ils ont su prendre en compte, dans leur straté­gie, le fait que, majoritairement, la classe ouvrière, même si elle pouvait les suivre, ne leur faisait néanmoins pas fondamentale­ment confiance. C’est la raison pour laquelle ils ont pris soin de faire « participer », de façon ostensible, visible par tous, des « non syndiqués » (ouvriers sincères et naïfs ou sous-marins des syndicats) dans les différen­tes « instances de lutte » comme les « comités de grève » auto-proclamés. Ainsi, en même temps que l’emprise des syndicats sur la classe ouvrière pourra, sous l’effet de la manoeuvre, se renforcer, la confiance des ouvriers dans leur propre force, c’est-à-dire dans leur capacité d’entrer en lutte par eux-mêmes, et de la conduire eux-mêmes, va s’amoindrir pour un long moment. Cette re­crédibilisation des syndicats constituait pour la bourgeoisie un objectif fondamental, un préalable indispensable avant de porter les attaques à venir qui seront encore bien plus brutales que celles d'aujourd'hui. C'est à cette condition seulement qu'elle peut espé­rer saboter les luttes qui ne manqueront pas de surgir au moment de ces attaques. C'est sûrement là un des aspects essentiels de la défaite politique que la bourgeoisie a infli­gée à la classe ouvrière.

Un autre bénéficiaire de la manoeuvre au sein de la bourgeoisie, c’est la gauche du capital. Les élections présidentielles en France de mai 1995, ont placé toutes les for­ces de gauche dans l'opposition. Aucune d’entre elles n’étant directement impliquée dans la décision des attaques actuelles, elles ont eu les coudées franches pour les dénon­cer et tenter de faire oublier qu’elles-mê­mes, PS et PC de 1981 à 1984, et PS tout seul ensuite, ont aussi mené la même politi­que anti-ouvrière. C’est donc un renforce­ment de la politique de partage du travail droite au pouvoir, gauche dans l’opposition qu’a permis cette manoeuvre : la droite étant chargée d’assumer la responsabilité des at­taques anti-ouvrières, et la gauche dans l’opposition ayant pour rôle de mystifier le prolétariat, d'encadrer et de saboter ses lut­tes, à travers notamment ses courroies de transmission syndicales.

Un des autres objectifs de premier plan que s'était donnés la bourgeoisie c'est de faire croire aux ouvriers, sur base de l’échec d’une lutte qui s’était étendue à différents secteurs, que l’extension, cela ne sert à rien. En effet, des fractions importantes de la classe ouvrière croient avoir réalisé l’élargissement de la lutte aux autres sec­teurs ([6] [6]), c’est-à-dire ce vers quoi avaient tendu les luttes ouvrières depuis 1968, et jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est. C’est sur ces acquis des luttes depuis 1968 que la bourgeoisie s’est d’ailleurs appuyée pour entraîner les ouvriers des centres de tri dans la manoeuvre, comme le montrent les arguments employés pour les faire débrayer : « Les ouvriers des PTT ont été vaincus en 74 parce qu'ils sont restés isolés. De même les cheminots en 86, parce qu'ils n'ont pas réussi à étendre leur mouvement. Aujourd’hui, il faut saisir l‘occasion qui se présente ». Ce sont ces acquis qui étaient dans la ligne de mire de la manoeuvre, pour les dénaturer.

Il est encore trop tôt pour évaluer l'impor­tance de l'impact de cet aspect de la ma­noeuvre (alors que la recrédibilisation des syndicats est, dès à présent, incontestable). Mais il est clair que le trouble chez les ou­vriers risque encore de se trouver renforcé par le fait que le secteur des cheminots, lui, a obtenu satisfaction sur la revendication qui l’avait fait entrer en lutte, le retrait du « plan d'entreprise » et des attaques sur l’accession à la retraite. Ainsi l’illusion qu’on peut obtenir quelque chose en luttant seul dans son secteur va-t-elle se développer et constituer un puissant stimulant au déve­loppement du corporatisme. Sans parler de la division ainsi créée dans les rangs ou­vriers alors que ceux qui sont entrés en lutte derrière les cheminots, et qui n’ont rien ob­tenu du tout, vont avoir le sentiment d’avoir été lâchés.

Sur ce plan, les analogies sont grandes avec une autre manoeuvre, celle qui a présidée à la lutte dans les hôpitaux à l’automne 1988. Elle était alors destinée à désamorcer la montée de la combativité dans l’ensemble de la classe ouvrière en faisant éclater pré­maturément la lutte dans un secteur particu­lier, celui des infirmières. Celles-ci, organi­sées au sein de la coordination du même nom, ultra corporatiste, organe préfabriqué par la bourgeoisie pour remplacer les syndi­cats trop discrédités, se sont vues au terme de leur lutte, accorder un certain nombre d’avantages sous forme d’augmentations de salaires (le milliard de francs que le gouver­nement avait prévu à cet effet avant même que la grève ne démarre). Les autres tra­vailleurs des hôpitaux, qui s’étaient massi­vement engagés dans la bataille en même temps que les infirmières, eux, n’ont rien obtenu. Quant à la combativité dans les au­tres secteurs, elle est retombée, résultat du désarroi des ouvriers face à l’élitisme et au corporatisme des infirmières.

Enfin, en invoquant aussi souvent et avec tant d’insistance une prétendue similitude entre ce mouvement et celui de mai 1968, la bourgeoisie cherchait, comme on l’a déjà dit, à entraîner dans la manoeuvre le plus grand nombre possible d’ouvriers. Mais c’était également pour elle le moyen d’attaquer la conscience des ouvriers. En ef­fet, pour des millions d’ouvriers, mai 1968 demeure une référence, y compris pour ceux qui n’y ont pas participé parce que trop jeu­nes ou pas encore nés, ou habitant d’autres pays mais qui ont été à l’époque enthou­siasmés par cette première manifestation du ressurgissement du prolétariat sur son ter­rain de classe, après quarante années de contre révolution. Ces générations d’ouvriers ou fractions de la classe ouvrière qui n’ont pas directement vécu ces événe­ments, plus vulnérables à l’intoxication idéologique sur cette question, étaient parti­culièrement la cible de la bourgeoisie qui vi­sait à leur faire penser que, finalement, mai 1968 n’avait peut être pas été tellement dif­férent de la grève syndicale d’aujourd’hui. Ainsi c’est une nouvelle attaque à l’identité même de la classe ouvrière dont il s’agit, pas aussi profonde que celles sur la « mort du communisme », mais qui constitue un obstacle supplémentaire sur la voie de la ré­cupération du recul qui a suivi l'effondre­ment du bloc de l'Est.

LES VERITABLES LECONS A TIRER DE CES EVENEMENTS

La leçon première que tirait le CCI de la manoeuvre de la lutte des infirmières en 1988 ([7] [7]), reste encore tragiquement d’actualité : « Il importe de souligner la ca­pacité de la bourgeoisie d’agir de façon préventive et en particulier de susciter le déclenchement de mouvements sociaux de façon prématurée lorsqu’il n’existe pas en­core dans l’ensemble du prolétariat une maturité suffisante permettant d’aboutir à une réelle mobilisation. Cette tactique a déjà été souvent employée dans le passé par la classe dominante, notamment dans des situations où les enjeux étaient encore bien plus cruciaux que ceux de la période ac­tuelle. L’exemple le plus marquant nous est donné par ce qui s’est passé à Berlin en janvier 1919 où, à la suite d’une provoca­tion délibérée du gouvernement social-dé­mocrate, les ouvriers de cette ville s’étaient soulevés alors que ceux de la province n’étaient pas encore prêts à se lancer dans l’insurrection. Le massacre de prolétaires (ainsi que la mort des deux principaux diri­geants du Parti communiste d’Allemagne : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) qui en a résulté a porté un coup fatal à la révolu­tion dans ce pays où, par la suite, la classe ouvrière a été défaite paquet par paquet. » Face à un tel danger il importe que la classe ouvrière puisse le plus largement possible tirer les enseignements de ses expériences, au niveau historique, comme au niveau de ses luttes de la dernière décennie.

Un autre enseignement important c'est que la lutte de classes est une préoccupation majeure de la bourgeoisie internationale, et que, sur ce plan, comme nous l’a déjà mon­tré sa réaction face aux luttes de 1980 en Pologne, elle sait oublier ses divisions. Black-out face aux mouvements qui se dé­roulent sur un terrain de classe et risquent d’avoir un effet d’entraînement d’un pays à l’autre, ou du moins d’influencer positive­ment les ouvriers. Inversement, la plus grande publicité donnée, d’un pays à l’autre, aux résultats des manoeuvres contre la classe ouvrière. Il n’y a aucune illusion à se faire, le déchaînement du chacun pour soi, dans la guerre commerciale et les rivalités impérialistes, ne va en rien entraver l’unité internationale dont la bourgeoisie sait faire preuve contre la lutte de classe.

Ce que montrent également les récentes grè­ves en France c'est que l'extension des luttes entre les mains des syndicats est une arme de la bourgeoisie. Et plus une telle exten­sion prend de l'ampleur, plus la défaite qu’elle permet d’infliger aux ouvriers est étendue et profonde. Là aussi il est vital que les ouvriers apprennent à déceler les pièges de la bourgeoisie. A chaque fois que les syndicats appellent à l'extension, c'est soit qu’ils sont contraints de coller à un mouve­ment qui se développe, pour ne pas être dé­bordés, soit pour entraîner dans la défaite un maximum d’ouvriers, alors que la dynami­que de le lutte commence à s’inverser. C'est ce qu'ils avaient fait lors de la grève des cheminots en France début 1987 quand ils ont appelé à l'« extension » et au « durcissement » du mouvement, non pas lors de la montée de la lutte (à laquelle ils s'étaient ouvertement opposés), mais lors de son déclin, dans le but d'entraîner le plus possible de secteurs de la classe ouvrière derrière la défaite des cheminots. Ces deux situations mettent en évidence la nécessité impérative pour les ouvriers de contrôler leur lutte, du début à la fin. Ce sont leurs assemblées générales souveraines qui doi­vent prendre en charge l’extension, afin que celle-ci ne tombe pas aux mains de syndi­cats. Evidemment, ceux-ci ne se laisseront pas faire, mais il faut imposer que la con­frontation avec eux se déroule au grand jour, dans les assemblées générales souveraines, qui élisent des délégués révocables au lieu d’être de vulgaires rassemblements manipu­lés à leur guise par les syndicats comme ce fut le cas dans la présente vague de grèves.

Mais la prise en main de leur lutte par les ouvriers passe nécessairement par la centra­lisation de toutes leurs assemblées qui en­voient leurs délégués à une assemblée cen­trale. A son tour elle élit un comité central de lutte. C’est cette assemblée qui garantit en permanence l’unité de la classe et qui permet une mise en oeuvre coordonnée des modalités de la lutte : si tel jour il est oppor­tun ou non de faire grève, quels secteurs doivent faire grève, etc. C’est elle également qui doit décider de la reprise générale du travail, du repli en bon ordre lorsque le rap­port de force immédiat le nécessite. Ceci n’est pas une vue de l’esprit, ni une pure abstraction, ni un rêve. Un tel organe de lutte, le Soviet, les ouvriers russes l’on fait surgir dans les grèves de masse de 1905, puis en 1917 lors de la révolution. La cen­tralisation de la lutte par le Soviet, c’est là une des leçons essentielles de ce premier mouvement révolutionnaire du siècle et que les ouvriers dans leurs luttes futures devront se réapproprier. Voici ce qu’en disait Trotsky dans son livre 1905 : « Qu’est ce que le Soviet ? Le conseil des députés ou­vriers fut formé pour répondre à un besoin pratique suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépour­vues de liaison ; cette organisation (...) de­vait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique : l’essentiel, enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures (...) pour avoir de l’autorité sur les masses, le lende­main même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d’une très large repré­sentation. Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolé­taires, dépourvues d’organisation, était le processus de la production, il ne restait plus qu’à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines. » ([8] [8]).

Si le premier exemple d'une telle centralisa­tion vivante d'un mouvement de la classe nous vient d'une période révolutionnaire, cela ne signifie pas que ce soit uniquement dans une telle période que la classe ouvrière puisse centraliser sa lutte. La grève de masse des ouvriers en Pologne en 1980, si elle n’a pas donné naissance à des soviets qui sont des organes de prise de pouvoir, nous en a néanmoins fourni une illustration magistrale. Rapidement, dès le début de la grève, les assemblées générales ont envoyé des délégués (en général deux par entre­prise) à une assemblée centrale, le MKS, pour toute une région. Cette assemblée se réunissait quotidiennement dans les locaux de l'entreprise phare de la lutte, les chantiers navals Lénine de Gdansk et les délégués ve­naient ensuite rendre compte de ses délibé­rations aux assemblées de base qui les avaient élus et qui prenaient position sur ces délibérations. Dans un pays où les luttes précédentes de la classe ouvrière avaient été impitoyablement noyées dans le sang, la force du mouvement avait paralysé le bras assassin du gouvernement l'obligeant à venir négocier avec le MKS dans ses locaux mê­mes. Evidemment, si d'emblée les ouvriers de Pologne, en 1980, avaient réussi à se donner une telle forme d'organisation, c'est que les syndicats officiels étaient totalement discrédités puisqu'ils étaient ouvertement les flics de l'Etat stalinien (et c'est la constitu­tion du syndicat « indépendant » Solinarnosc qui a seule permis l'écrasement sanglant des ouvriers en décembre 1981). C'est la meilleure preuve que non seulement les syndicats ne sont pas une organisation, même imparfaite, de la lutte ouvrière, mais qu'ils constituent, au contraire, tant qu'ils peuvent semer des illusions, le plus grand obstacle à une organisation véritable de cette lutte. Ce sont eux qui, par leur présence et leur action, entravent le mouvement sponta­né de la classe, né des nécessités de la lutte même, vers une auto-organisation.

Evidemment, du fait justement de tout le poids du syndicalisme dans les pays cen­traux du capitalisme, ce n’est pas d’emblée la forme des MKS, encore moins des so­viets, qu'y prendront les prochaines luttes de la classe. Néanmoins, celle-ci doit leur ser­vir de référence et de guide, et les ouvriers devront se battre pour que leurs assemblées générales soient réellement souveraines et se déterminent dans le sens de l’extension, du contrôle et de la centralisation du mou­vement par elles mêmes.

En fait, les prochaines luttes de la classe ou­vrière, et pour un certain temps encore, se­ront marquées par le sceau du recul, exploité par toutes sortes de manoeuvres de la bour­geoisie. Face à cette situation difficile de la classe ouvrière, mais qui ne remet néan­moins pas en cause la perspective d’affrontements de classe décisifs entre bourgeoisie et prolétariat, l’intervention des révolutionnaires est irremplaçable. Afin qu’elle soit le plus efficace possible, et qu’elle ne favorise pas, sans le vouloir, les plans de la bourgeoisie, les révolutionnaires ne doivent pas laisser la moindre prise, dans leurs analyses et leurs mots d’ordre, à la pression idéologique ambiante et doivent être les premiers à déceler et dénoncer les manoeuvres de l’ennemi de classe.

L'ampleur de la manoeuvre élaborée par la bourgeoisie en France, le fait, notamment, qu'elle se soit permise de provoquer des grè­ves massives qui ne pourront qu'aggraver encore un peu plus ses difficultés économi­ques, sont en soi le signe que la classe ou­vrière et sa lutte n'ont pas disparu comme aimaient à le répéter, pendant des années, les « experts » universitaires aux ordres. Elle démontre que la classe dominante sait parfaitement que les attaques de plus en plus brutales qu'elle devra mener provoque­ront nécessairement des luttes de grande ampleur. Même si aujourd'hui elle a marqué un point, si elle a remporté une victoire po­litique, l'issue de la bataille est loin d'être jouée. En particulier, la bourgeoisie ne pour­ra empêcher que s'effondre de plus en plus son système économique, ni que se déconsi­dèrent ses syndicats, comme ce fut le cas au cours des années 1980, au fur et à mesure qu'ils saboteront les luttes ouvrières. Mais la classe ouvrière ne pourra l'emporter que si elle est capable de prendre la mesure de toute la capacité de son ennemi, même ap­puyé sur un système moribond, à semer des obstacles, les plus subtils et sophistiqués qui soient, sur le chemin de son combat.

BN, 23 décembre 1995.



[1] [9]. La CGT, courroie de transmission du PC ; FO, « social démocrate » ; la FEN, proche du Parti socialiste, syndicat majoritaire dans l’éducation nationale ; la FSU, qui a scissionné il y a quelques années d'avec la FEN, et plus proche du PC et des gauchistes.

 

[2] [10]. Du nom du premier ministre chargé de l’appliquer. Ce plan comprend, entre autres, un ensemble d’attaques concernant la Sécurité sociale et l'Assurance maladie.

 

[3] [11]. Revue internationale n° 82.

 

[4] [12]. Il faut noter qu'en 1968, les syndicats faisaient un barrage systématique devant les entreprises pour empêcher tout contact entre ouvriers et étudiants. C'est vrai qu'à cette époque c'est parmi ces derniers qu'on parlait le plus de « révolution » et surtout qu'on dénonçait le plus les partis de gauche, PC et PS. Le risque n'existait pas que l'ensemble de la classe ouvrière reprenne à son compte l'idée de la révolution : elle n'en était qu'aux premiers pas d'une reprise des combats après 4 décennies de contre-révolution. D'ailleurs, cette idée était particulièrement fumeuse dans la tête et les propos de la majorité des étudiants qui l'évoquaient du fait de la nature petite-bourgeoise de leur « mouvement ». Ce que craignaient surtout le syndicats, c'est qu'il leur soit encore plus difficile de garder le contrôle d'un combat ouvrier qui avait démarré en dehors d'eux et qui avait surpris l'ensemble de la bourgeoisie.

 

[5] [13]. Le premier ministre Juppé avait, à sa façon, contribué à des manifestations massives en affirmant, lors de l'annonce de son plan, que le gouvernement ne survivrait pas si deux millions de personnes descendaient dans la rue : au soir de chaque journée de manifestations, les syndicats et les médias faisant le compte en faisant valoir qu'on s'approchait de ce chiffre et qu'on pouvait l'atteindre. Certains secteurs de la bourgeoisie, y compris à l'étranger, font croire que Juppé, avec une telle déclaration, a commis une « gaffe ». De même, ils lui reprochent la « maladresse » consistant à asséner toutes ses attaques au même moment : « Les mouvements de grève sont beaucoup dus au fait que le gouvernement s'y est pris maladroitement en cherchant à faire passer plusieurs réformes d'un seul coup » (The Wall Street Journal). On lui reproche aussi son arrogance : « La colère publique est en grande partie dirigée contre la façon autocratique dont gouverne Alain Juppé... C'est autant une révolte contre la morgue du gaullisme que contre la rigueur budgétaire. » (The Guardian). En réalité, cette « maladresse » et cette « arrogance » constituaient un élément important de la provocation : la droite au gouvernement se donnait les meilleurs moyens d'attiser la colère ouvrière et de faciliter le jeu des syndicats.

 

[6] [14]. C'est ce qu'expriment clairement ces propos d'un conducteur de train : « Je me suis lancé dans la bagarre comme conducteur. Le lendemain je me sentais avant tout cheminot. Puis j'ai endossé l'habit du fonctionnaire. Et, maintenant, je me sens tout simplement salarié, comme les gens du privé que j'aimerais rallier à la cause... Si j’arrêtais demain, je ne pourrais plus regarder un postier en face » (Le Monde du 12 et 13 décembre).

 

[7] [15]. Voir l’article « Les coordinations sabotent les luttes » dans la Revue internationale n° 56, et notre brochure sur la lutte des infirmières.

 

[8] [16] Voir notre article « Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat », dans la Revue internationale n° 43.

Géographique: 

  • France [17]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [18]

Tensions imperialistes : derriere les accords de paix, la guerre de tous contre tous

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A en croire les médias, la raison aurait enfin prévalu : l'action des grandes puissances, au premier rang desquelles les Etats-Unis, au­rait permis le début d'une réelle résolution du conflit le plus sanglant qu'a connu l'Europe depuis 1945. Les accords de Dayton signi­fieraient le retour de la paix dans l'ex-Yougoslavie. De même, tous les espoirs se­raient permis au Moyen-Orient, l'assassinat de Rabin n'ayant fait que renforcer la dé­termination des “ colombes ” et de leur tu­teur améri­cain à mener à bien jusqu'au bout le “ processus de paix ”. Dernier cadeau de Noël de Washington : le plus vieux conflit en Europe, celui opposant la Grande-Bretagne aux républicains d'Irlande du Nord, serait lui aussi en passe d'être surmonté.

Face à ces mensonges cyniques, les prolétai­res doivent garder en mémoire ce que pro­mettait déjà la bourgeoisie en 1989, après l'effondrement du bloc de l'Est : un “ nouvel ordre mondial ”, une “ nouvelle ère de paix ”. On sait ce qu'il en est advenu en réalité : guerre du Golfe, guerre en Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda, etc. L'heure n'est pas à la paix mais, beaucoup plus gravement encore qu'il y a cinq ans, au déchaînement de la guerre de tous con­tre tous qui caractérise les rapports en­tre les principales puissances impéria­listes de la planète.

Loin d'être les “ colombes ” de la paix ou les pompiers acharnés à éteindre chaque foyer d'incendie guerrier que nous présentent les médias aux ordres de la bour­geoisie, les grandes puissances impérialistes sont les principaux fauteurs de guerre, de l'ex-Yougoslavie au Rwanda, en passant par l'Algérie et le Moyen-Orient. Par cliques ou pays interposés, elles se livrent une guerre qui, pour être encore en partie masquée, n'en est pas moins de plus en plus féroce. Les fameux accords de Dayton ne sont qu'un moment de la guerre opposant la première puissance mondiale à ses ex‑alliés du défunt bloc américain.

Derrière les accords de Dayton, le succès d'une contre offensive des Etats-Unis

En imposant les accords de Dayton, en en­voyant 30 000 soldats lourdement armés dans l'ex-Yougoslavie, ce ne sont pas les Serbes ou les Croates que visent les Etats-Unis, ce sont leurs anciens alliés européens devenus les principaux contestataires de leur suprématie mondiale : la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Leur but n'est pas la paix, mais la réaffirmation de leur hégémonie. De même, si les bourgeoisies fran­çaise, britannique et allemande en­voient un contingent dans l'ex‑Yougoslavie, ce n'est pas pour imposer la paix aux bel­ligérants ou défendre la population martyre de Sarajevo, mais pour défendre leurs pro­pres intérêts impérialistes. Sous le couvert de l'action humanitaire et des forces dites de paix de la Forpronu, Paris, Londres et Bonn (plus dis­crètement mais avec une efficacité redouta­ble), n'ont cessé d'attiser la guerre en favori­sant l'action de leurs protégés. Avec l'IFOR, la Force d'interposition sous l'égide de l'OTAN, c'est la même action criminelle qui va être perpétrée, mais à une échelle encore plus large, comme en témoigne l'importance des forces engagées, en hommes et en maté­riel. Le territoire de l'ex-Yougoslavie va continuer à être le prin­cipal champ de ba­taille des grandes puis­sances impérialistes en Europe.

La détermination américaine à revenir au premier plan de la scène yougoslave et à re­prendre fermement la baguette de chef d'or­chestre est à la hauteur des enjeux stratégi­ques vitaux représentés par ce pays situé en Europe, au carrefour de l'Europe et du Moyen-Orient. Mais, plus fondamentale­ment encore, il s'agit comme l'a clairement souligné Clinton, avec le soutien de l'en­semble de la bourgeoisie américaine, lors de son discours pour justifier l'envoi des trou­pes américaines, de “ l'affirmation du lea­d­ership américain dans le monde ”. Et afin que personne ne doute de la détermination de Washington à remplir cet objectif, il a précisé qu'il “ assumait l'entière respon­sa­bilité des dommages que pourraient subir les soldats américains. ” Ce lan­gage ou­vertement guerrier et cette fermeté qui tranchent après les flottements sur l'ex-Yougoslavie de la part de la bourgeoisie américaine s'expliquent par l'ampleur de la contestation de sa domination par l'Allemagne, le Japon et la France, mais aussi, changement historique, par son plus vieux et fidèle allié, la Grande-Bretagne. Réduits au rôle de simple challenger dans l'ex‑Yougoslavie, les Etats-Unis se devaient de frapper un grand coup pour enrayer la remise en cause la plus grave de leur supé­riorité mondiale depuis 1945.

Dans le n° 83 de la Revue internationale, nous avons explicité en détail la stratégie mise en oeuvre en ex-Yougoslavie, nous n'y reviendrons donc pas ici ; nous aborderons les résultats de cette contre-offensive de la première puissance mondiale. Celle-ci a été largement couronnée de succès. Les im­pé­rialismes britannique et français, quasiment seuls sur le terrain jusqu'à présent - ce qui leur conférait une importante capacité de manoeuvre face à tous leurs rivaux impéria­listes, manoeuvre qui a culminé avec la création de la FRR - vont devoir désormais “ coexister ” avec un fort contingent améri­cain et être obligés, bon gré mal gré, de su­bir les diktats de Washington, l'ONU étant écartée au profit de l'IFOR placée directe­ment sous le commandement américain, sous couvert de l'OTAN. Le déroulement même des pourparlers de Dayton s'inscrit to­talement dans le cadre du rapport de forces imposé par les Etats-Unis à leurs “ alliés ” européens. “ Selon une source française, ces pourparlers se sont déroulés dans une at­mosphère euro-américaine "insupportable". Ces trois semaines n'ont été, à en croire cette source, qu'une succession de vexations et d'humiliations infligées aux Européens par des Américains qui voulaient mener seuls la danse ” ([1] [19]). Le fameux “ groupe de contact ” qui était dominé par le duo franco-britannique s'est vu réduit à Dayton à un mi­sérable strapontin et a dû, pour l'essentiel, obtempérer aux conditions dictées par les Etats-Unis :

- la relégation de l'ONU au rôle de simple observateur avec la disparition de la Forpronu, outil précieux dont s'étaient servi Paris et Londres pour la défense de leurs intérêts impérialistes, et son rempla­cement par une IFOR dominée et com­mandée par les Etats-Unis ;

- la dissolution de la FRR ;

- le développement des livraisons d'armes et de l'encadrement de l'armée bosniaque par les Etats-Unis.

Quant à la tentative française d'utiliser les états d'âme russes face au rouleau compres­seur américain, proposant de placer les trou­pes russes de l'IFOR sous leur contrôle, pour tenter d'enfoncer un coin dans l'alliance russo-américaine, elle a piteusement échoué, le contingent russe étant finalement placé sous le commandement des Etats-Unis. Et Washington a enfoncé le clou en soulignant que les vraies négociations avaient lieu  à Dayton et que la conférence prévue à Paris en décembre ne serait qu'une simple cham­bre d'enregistrement des décisions prises... aux Etats-Unis... et par eux.

Ainsi, grâce avant tout à leur puissance militaire et au fait que la seule loi qui ré­gisse la jungle de l'impérialisme est la loi du plus fort, la première puissance mondiale est parvenue non seulement à rétablir spectacu­lairement ses positions dans l'ex-Yougoslavie, mais à rabattre sérieusement les prétentions de tous ceux qui osaient con­tester sa toute-puissance, au premier rang desquels le tandem franco-britannique. Le coup porté aux bourgeoisies britannique et française est d'autant plus rude que, derrière leur présence en ex-Yougoslavie, ces derniè­res défendent leur statut de puissances mili­taires méditerranéennes de premier plan et, par là-même, leur statut de puissances qui, bien que moyennes et historiquement décli­nantes, entendent continuer à jouer un rôle d'importance mondiale. Avec le renforce­ment de la présence de l'armée américaine en Méditerranée, c'est leur rang impérialiste qui se trouve directement menacé. Cette vaste contre-offensive américaine vise avant tout à punir les trublions franco-britan­ni­ques. Mais l'Allemagne est elle aussi tou­chée par cette stratégie. Pour l'impérialisme allemand, l'enjeu essentiel est, via l'ex-Yougoslavie, l'accès à la Méditerranée et la route du Moyen-Orient. Grâce aux victoires de ses protégés croates, il avait commencé à réaliser cet objectif. La forte présence amé­ricaine ne peut que le gêner en limitant sa marge de manoeuvre. Ainsi, le fait que la Hongrie, pays lié à l'Allemagne, accepte de servir de base arrière aux troupes américai­nes ne peut que signifier une menace directe pour les intérêts de l'impérialisme allemand. Ceci confirme que l'alliance nouée avec les Etats-Unis au cours du printemps 1995 ne peut être que momentanée. Les Etats-Unis se sont appuyés sur l'Allemagne, par croates interposés, pour rétablir leur position, mais cet objectif étant atteint, il n'est désormais plus question pour eux de laisser librement agir leur plus dangereux concurrent, la seule des grandes puissances qui a la capacité de devenir à terme le chef de file d'un nouveau bloc impérialiste.

Dans cette zone stratégique vitale qu'est la Méditerranée, les Etats-Unis ont donc fait la claire démonstration de qui mène la danse, et ils ont infligé un coup très sérieux à tous leurs rivaux en brigandage impérialiste dans ce qui reste plus que jamais l'enjeu décisif de la foire d'empoigne de l'impérialisme : l'Europe. Mais en rappelant qu'ils étaient bi­en décidés à utiliser leur force militaire, c'est aussi à l'échelle mondiale qu'ils mènent cette contre-offensive, car c'est au niveau mondial que se pose le problème de la dé­fense de leur suprématie menacée par le dé­chaînement du chacun pour soi et la lente montée en puissance de l'impérialisme alle­mand. Au Moyen-Orient, de l'Irak à l'Iran, en passant par la Syrie, partout les Etats-Unis ont accentué la pression pour imposer “ l'ordre américain ”, en isolant et en dé­stabilisant les Etats qui refusent les diktats de Washington et sont sensibles aux sirènes européennes ou japonaises. Ils cherchent à évincer l'impérialisme français de ses chas­ses gardées en Afrique. Ils favorisent l'action des fractions islamistes en Algérie, et ils n'hésitent pas à fomenter en sous-main l'uti­lisation de ce qui était jusqu'à présent l'arme des faibles, le terrorisme ([2] [20]). Ils ne sont certainement pas étrangers aux troubles af­fectant la Côte d'Ivoire et le Sénégal, et alors que Paris cherchait à stabi­liser ses relations avec la fraction au pouvoir au Rwanda, le premier résultat de la nou­velle mission de l'inusable Jimmy Carter est une nouvelle dégradation des rapports entre Kigali et Paris. En Asie, confrontée à un Japon sup­portant de plus en plus mal sa tu­telle, comme l'ont illustré les manifestations mas­sives contre les bases américaines à Okinawa, et à une Chine entendant bien profiter de la fin des blocs pour affirmer ses prétentions impérialistes, y compris lorsque celles-ci s'opposent aux intérêts des Etats-Unis, la première puissance mondiale al­terne carotte et bâton pour mettre au pas tous ceux qui contestent sa domination. Elle est ainsi récemment parvenue à imposer le maintien de ses bases militaires au Japon.

Mais c'est sans aucun doute le voyage triom­phal que vient d'accomplir Clinton en Irlande qui illustre le plus fortement la dé­termination de la bourgeoisie américaine à punir “ les traîtres ” et à rétablir ses posi­tions. En imposant à la bourgeoisie britanni­que la reprise des négociations avec les na­tionalistes irlandais, en affichant ouverte­ment sa sympathie pour G. Adams, le patron du Sinn Fein, Clinton adresse à la Grande-Bretagne en substance le message suivant : si tu ne rentres pas dans le rang, si tu ne re­viens pas à de meilleurs sentiments envers l'ami américain, sache que même sur ton sol tu n'es pas à l'abri de nos représailles. A travers ce voyage, Washington exerce donc une très forte pression sur son ex-allié bri­tannique, pression à la mesure de l'impor­tance historique du divorce survenu au sein de la  plus vieille et solide alliance impéria­liste du 20e siècle. Cependant, le fait même que les Etats-Unis soient obligés d'utiliser de tels moyens pour tenter de ramener dans leur orbite la bourgeoisie dont ils étaient le plus proche, témoigne en même temps des limites, malgré ses succès indéniables, de la contre-offensive américaine.

Les limites de la contre offensive

Comme le reconnaissent les diplomates eux-mêmes, les accords de Dayton n'ont rien ré­glé sur le fond, tant sur le futur de la Bosnie, divisée en deux, voire trois entités, que sur l'antagonisme fondamental opposant Zagreb et Belgrade. Cette “ paix ” n'est donc rien d'autre qu'une trêve lourdement armée, avant tout parce que ces accords imposés par les Etats-Unis ne sont qu'un moment du rapport de forces mettant aux prises Washington et les autres grandes puissances impérialistes. Pour le moment, ce rapport de forces penche clairement en faveur des Etats-Unis, qui ont contraint leurs rivaux à céder, bon gré mal gré, mais les Etats-Unis n'ont cependant remporté qu'une bataille et non la guerre elle-même. La lente érosion de leur prépondérance mondiale est enrayée, mais elle n'est pas arrêtée pour autant.

Aucune puissance impérialiste ne peut espé­rer rivaliser sur le terrain strictement mili­taire avec la première puissance mondiale et cela confère à cette dernière un formidable atout vis-à-vis de tous ses concurrents, en limitant considérablement leur marge de manoeuvre. Mais les lois de l'impérialisme les contraignent - ne serait-ce que pour sub­sister sur l'arène impérialiste - à continuer par tous les moyens à chercher à s'affranchir de la pesante tutelle américaine. Ne pouvant que difficilement s'opposer directement aux Etats-Unis, ils ont recours à ce qu'on peut appeler une stratégie de contournement.

La France et la Grande-Bretagne ont ainsi dû accepter l'éviction de la Forpronu et de la FRR au profit de l'IFOR, mais le fait qu'elles participent à cette force avec un contingent qui, si l'on additionne les troupes françaises et britanniques, est d'une importance pres­que égale aux troupes déployées par Clinton, ne signifie aucunement qu'elles vont docile­ment se plier aux ordres du commandement américain. Avec une telle force, le tandem franco-britannique se dote des moyens né­cessaires à la défense de ses prérogatives impérialistes et donc à la tentative de con­trecarrer à la première occasion l'action en­treprise par Washington. Le sabotage sera plus facile à réaliser que lors de la guerre du Golfe, du fait d'abord de la nature du terrain, ensuite et surtout parce que cette fois Londres et Paris sont dans le même camp, celui des opposants à la politique améri­caine, et enfin parce que le contingent des Etats-Unis est beaucoup moins imposant que celui de “ La Tempête du Désert ”. Si la France et la Grande-Bretagne augmentent encore leur présence militaire dans l'ex-Yougoslavie, c'est donc pour garder intacte leur force de nuisance et mettre le maximum de bâtons dans les roues des Etats-Unis, tout en conservant les moyens de contrarier l'avancée de l'impérialisme allemand dans cette région.

Significative également de cette stratégie de contournement, est la bruyante sollicitude de la bourgeoisie française pour les quartiers serbes de Sarajevo, avec la lettre adressée à Clinton à ce sujet par Chirac et le soutien affiché des officiers français de la Forpronu à Sarajevo aux manifestations des nationa­l­istes serbes. Devant la fermeté montrée par Washington, Paris recule et prétend qu'il ne s'agit que d'une maladresse d'un général qui est alors relevé de ses fonctions, mais ce n'est que partie remise jusqu'à la prochaine occasion. Un autre exemple est la bonne opération réalisée par la France avec les élections en Algérie et la confortable réélec­tion de l'homme de la bourgeoisie française, le sinistre Zéroual. Les manoeuvres de Paris autour de la prétendue “ rencontre man­quée ” entre Chirac et Zeroual à New York ont permis à la France de détourner et de re­prendre à son compte la revendication amé­ricaine d' “ élections libres ” en Algérie, et les Etats-Unis se sont ainsi trouvés en posi­tion de ne plus pouvoir contester les résul­tats d'une élection à la participation aussi importante.

La récente décision française de se rappro­cher des structures de l'OTAN, par la pré­sence désormais permanente en son sein du chef d'état-major de l'armée française, est aussi une illustration de la même stratégie. Sachant qu'elle ne peut lutter à armes égales avec la bourgeoisie américaine, la bour­geoisie française fait au sein de l'OTAN dominée par les Etats-Unis ce que la Grande-Bretagne fait au sein de la CE do­minée par l'Allemagne : s'intégrer pour en contrecarrer la politique.

Avec le sommet euro-méditerranéen de Barcelone, la France là encore chasse direc­tement sur les plates-bandes américaines. D'une part, elle renforce les liens de l'Europe avec les principaux protagonistes du conflit du Moyen-Orient, la Syrie et Israël, alors que les Etats-Unis ont réduit l'Europe au rôle de simple spectateur du “ processus de paix ”. D'autre part, elle s'oppose aux ma­noeuvres de déstabilisation dont elle est victime au Maghreb à travers la mise sur pied d'une tentative de coordination des po­litiques de sécurité face au terrorisme isla­miste. Si les résultats de ce sommet sont limités, il ne faut cependant pas sous-esti­mer leur importance à l'heure où les Etats-Unis renforcent leur présence en Méditerranée et font le forcing pour imposer la “ pax americana ” au Moyen-Orient.

Mais là où la limite de la contre-offensive des Etats-Unis se vérifie avec le plus de force, c'est dans le maintien et même le ren­forcement de l'alliance franco-britannique. Celle-ci s'est développée ces derniers mois dans des domaines aussi essentiels que la coopération militaire, l'intervention en ex-Yougoslavie et la coordination de la lutte contre le terrorisme islamiste. Après avoir affiché un bruyant soutien à la reprise des essais nucléaires français, la bourgeoisie bri­tannique brave directement Washington en acceptant d'aider Paris dans la lutte contre un terrorisme islamiste largement téléguidé par les Etats-Unis, attestant par là-même de la profondeur de la distance prise avec la bourgeoisie américaine.

Tous cela illustre l'importance des obstacles auxquels sont confrontés les Etats-Unis pour mettre fin et dépasser la crise de leur hégé­monie. Ils peuvent marquer des points im­portants contre leurs adversaires et rempor­ter des succès spectaculaires, mais ils ne peuvent construire et imposer autour d'eux un ordre ressemblant, ne serait-ce que de loin, à ce qui prévalait à l'époque du bloc américain. La disparition des deux blocs impérialistes qui avaient dominé la planète pendant plus de quarante ans, en mettant fin au chantage nucléaire grâce au­quel les deux chefs de file imposaient leurs diktats à tous les membres de leur bloc, a li­béré le chacun pour soi au point que celui-ci est désormais devenu la tendance dominante régissant l'en­semble des rapports impéria­listes. Dès que les Etats-Unis bombent le torse en faisant étalage de leur supériorité militaire, tous leurs rivaux reculent, mais ce recul est tacti­que et momentané, et en au­cune façon une réelle allégeance et soumis­sion. Plus les Etats-Unis s'efforcent de réaf­firmer leur prédominance impérialiste, en rappelant avec brutalité qui est le plus fort, plus les contestataires de l'ordre américain renforcent leur détermination à la remettre en cause, car pour eux, il s'agit d'une question de vie et de mort, celle de leur capacité à tenir leur rang dans l'arène impérialiste.

C'est cela qui explique que le succès rem­porté par les Etats-Unis lors de la guerre du Golfe en 1991 a été aussi éphémère et ra­pi­dement suivi par une très sensible aggra­va­tion de la contestation de l'autorité amé­ri­caine à l'échelle mondiale, dont le divorce de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis est la manifestation la plus éclatante. A l'heure où l'opération montée par la bour­geoisie américaine en ex-Yougoslavie n'est, malgré son succès actuel, qu'une pâle répli­que de celle qui avait été déployée en Irak, les points importants marqués depuis l'été 1995 par la première puissance mondiale ne peu­vent pas fondamentalement renverser la ten­dance à l'affaiblissement historique de la su­prématie des Etats-Unis dans le monde, malgré leur supériorité militaire.

Le chacun pour soi et l'instabilité des alliances impérialistes

Le chacun pour soi, qui caractérise de ma­nière croissante l'ensemble des rapports im­périalistes, est à la racine de l'affaiblisse­ment de la superpuissance américaine, mais celle-ci n'est pas la seule à en subir les con­séquences. Toutes les alliances impérial­is­tes, y compris les plus solides sont affectées. Les Etats-Unis ne peuvent pas ressusciter un bloc impérialiste à leur dévotion, mais leur plus dangereux concurrent, le seul qui puisse espérer être un jour en mesure de di­riger un nouveau bloc impérialiste, l'Allemagne, souffre de la même incapacité. L'impérialisme allemand a marqué de nom­breux points sur la scène impérialiste, en ex-Yougoslavie où il s'est rapproché de son ob­jectif d'accès à la Méditerranée et au Moyen-Orient, par Croates interposés ; en Europe de l'Est, où il est très solidement implanté ; en Afrique, où il n'hésite pas à semer la pertur­bation dans les zones d'influence de la France ; en Asie, où il cherche à dévelop­per ses positions ; au Moyen-Orient, où il faut désormais compter avec lui ; sans oublier l'Amérique Latine. Partout l'impérialisme allemand tend à s'affirmer comme une puis­sance conquérante face aux Etats-Unis sur la défensive et aux “ seconds couteaux ” que sont la France et la Grande-Bretagne, en utilisant à fond sa force économique, mais aussi de plus en plus, même si c'est discrè­tement, sa force mili­taire. Avec l'arsenal d'armes convention­nelles récupérées de l'ancienne Allemagne de l'Est, l'Allemagne est désormais le deuxième vendeur d'armes du monde, loin devant la France et la Grande-Bretagne réunies. Et jamais l'armée allemande n'a été autant mise à contribution depuis 1945 que dans la période actuelle. Cette avancée cor­respond à la tendance em­bryonnaire au développement d'un bloc al­lemand, mais au fur et à mesure que l'impé­rialisme allemand démontre sa puissance, presque symétri­quement surgissent les obs­tacles à cette tendance. Plus l'Allemagne montre ses muscles, plus son plus fidèle et solide allié, la France, prend ses distances avec son trop puissant voisin. De la question de l'ex-Yougoslavie à la reprise des essais nu­cléaires français essentiellement dirigés contre l'Allemagne, en passant par le futur de l'Europe, les frictions ont succédé aux frictions entre les deux Etats, alors que, a contrario, d'excellents rapports se nouaient entre le vieil et irréductible ennemi de l'Allemagne, la Grande-Bretagne, et la France. La multiplication des rencontres en­tre Chirac et Kohl et les déclarations léni­fi­antes qui s'en suivent ne doivent pas faire illusion ; elles sont plus le signe de la dé­gradation que de la bonne santé des rapports franco-allemands. L'ensemble des facteurs politiques, géographiques et historiques, dans le cadre de la tendance dominante au chacun pour soi, pousse à un refroidissement de l'alliance franco-allemande. Celle-ci s'était forgée pendant la “ guerre froide ” dans le cadre du “ bloc occidental ” d'une part, et elle avait d'autre part pour but, côté français, de contrer l'action du cheval de Troie des Etats-Unis dans la CEE, la Grande-Bretagne. Ces deux facteurs ayant disparu - avec la fin du bloc de l'ouest et la très sensible prise de distance de la bour­geoisie britannique vis-à-vis de son tuteur américain -, la France, effrayée par la puis­sance de son voisin qui a gagné trois guerres contre elle depuis 1870, est poussée à un rapprochement avec la Grande-Bretagne, pour mieux résister à la pression venue d'ou­tre-Atlantique, mais aussi pour se protéger de la trop puissante Allemagne. Impérialismes tous deux déclinants, la France et la Grande-Bretagne tentent de mettre en commun ce qui leur reste de puis­sance militaire pour se défendre face à Washington et à Berlin. La solidité de l'axe Paris-Londres dans l'ex-Yougoslavie trouve là sa racine, d'autant plus que ces deux puis­sances militaires méditerranéennes ne peu­vent que voir leur statut dévalorisé par une avancée allemande et une trop forte pré­sence américaine.

Tous les ponts ne peuvent pas être brutale­ment coupés entre la France et l'Allemagne, étant donné l'étroitesse et l'ancienneté des relations entre les deux pays, notamment sur le plan économique. Mais l'alliance franco-allemande ressemble de plus en plus à un souvenir, et la tendance à la constitution d'un futur bloc impérialiste autour de l'Allemagne est considérablement entravée.

Le développement du chacun pour soi, en­gendré par la décomposition du système ca­pitaliste, et déchaîné par la fin des blocs im­périalistes, mine les alliances impérialistes les plus solides, celle entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ou encore celle entre la France et l'Allemagne, même si cette dernière n'avait pas la même solidité et ancienneté. Cela ne signifie pas qu'il n'y au­ra plus d'alliances impérialistes. Tout impé­rialisme pour survivre doit nouer des allian­ces. Mais désormais ces alliances seront plus instables, plus fragiles, plus sujettes à retournement. Certaines auront une solidité relative, à l'image de l'alliance franco-bri­tannique actuelle, mais cette solidité ne sau­rait de comparer à celle ayant existé pendant près d'un siècle entre Londres et Washington, ou même à celle entre Bonn et Paris depuis la 2e guerre mondiale. D'autres seront purement circonstancielles, comme celle nouée au printemps 1995 entre les Etats-Unis et l'Allemagne. D'autres encore seront à géométrie variable, tantôt avec l'un sur telle question, tantôt avec l'autre sur un front différent.

Cela aura pour résultat un monde encore plus instable et dangereux, où la généralisa­tion de la guerre du tous contre tous entre les grandes puissances impérialistes entraî­nera dans son sillage toujours plus de guer­res, de souffrances et de destructions pour l'immense majorité de l'humanité. L'utilisa­tion de la force brute, à l'image de ce que font les grands Etats soi-disant civilisés dans l'ex-Yougoslavie, ne peut que s'intensifier. A l'heure où la nouvelle récession ouverte que connaît le capitalisme mondial pousse la bourgeoisie à asséner de nouveaux coups terribles à la classe ouvrière, celle-ci doit se rappeler que le capitalisme c'est la misère, mais c'est aussi la guerre et son cor­tège d'indicible barbarie et, qu'elle seule, par sa lutte peut y mettre fin.

RN, 11 décembre 1995.



[1] [21]. Le monde, 29 novembre 1995.

 

[2] [22]. Il ne serait pas étonnant que les Etats-Unis aient une responsabilité à un certain niveau dans la vague d'attentats sur le territoire français depuis l'été 1995.

Questions théoriques: 

  • Guerre [23]
  • Impérialisme [24]

Chine 1928-1949 : maillon de la guerre imperialiste (II)

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Dans la première partie de cet article (Revue internationale, n° 81), nous avons tenté de nous réapproprier l'ex­périence historique révolutionnaire de la classe ouvrière en Chine. L'héroïque tentative insurrectionnelle du prolétariat de Shanghai le 21 mars 1927 fut à la fois le point culminant du mouvement formidable de la classe ouvrière qui avait commencé en Chine en 1919 et la dernière explosion de la vague révolu­tionnaire internationale qui avait fait trembler le monde capitaliste depuis 1917. Et pourtant, les forces alliées de la réaction capitaliste (le Kuomintang, les « seigneurs de la guerre » et les gran­des puissances impérialistes), renfor­cées qui plus est par la complicité de l'Exécutif d'une Troisième internatio­nale (IC) en plein processus de dégéné­res­cence, parvinrent à détruire ce mou­ve­ment de fond en comble.

Les événements postérieurs n'eurent plus rien à voir avec la révolution prolétarienne. Ce que l'histoire officielle nomme la « révolution populaire chinoise » ne fut en réalité qu'une succession effrénée de luttes pour la contrôle du pays entre fractions bourgeoises antagoniques, chacune d'elles servant d'ailleurs de paravent à l'une ou l'autre des puissances impérialistes. La Chine était devenue une « région chaude » supplémentaire des affrontements impéria­listes qui allaient déboucher sur la seconde guerre mondiale.

La liquidation du parti prolétarien

Selon l'histoire officielle, 1928 est une date décisive pour la vie du Parti communiste chinois (PCC), puisque cette année-là vit la création de « l'Armée rouge » et le début de la « nouvelle stratégie » basée sur la mobili­sation des paysans, promus « piliers » de la « révolution populaire ». Ce fut effective­ment une date décisive pour le PCC, mais pas dans le sens donné par l'histoire offi­cielle. L’année 1928 fut de fait, celle de la liquidation du Parti communiste de Chine en tant qu'instrument de la classe ou­vrière. La compréhension de cet événement est la base pour comprendre l'évolution postérieure de la Chine.

D'une part, le parti fut désarticulé et sévè­rement décimé avec la défaite du prolétariat. Comme nous l'avons déjà mentionné, quel­ques 25 000 militants communistes furent assassinés et plusieurs milliers souffrirent les persécutions du Kuomintang. Ces mili­tants étaient l'avant-garde du prolétariat ré­volutionnaire des grandes villes, qui s'était regroupée massivement au sein du Parti du­rant les années précédentes, faute d'orga­nismes unitaires du type conseils ouvriers. Dorénavant, non seulement le parti ne verra plus l'adhésion de nouvelles vagues d'ou­vriers, mais sa composition sociale même se transformera radicalement ainsi que ses principes politiques, comme nous l'aborde­rons par la suite.

Car la liquidation du Parti ne fut pas seulement physique, ce fut avant tout une liquidation politique. La période de ré­pression féroce contre le Parti communiste chinois coïncida avec l'irrésistible ascension du stalinisme en URSS et dans l'Internationale. La simultanéité de ces évé­nements favorisa de façon dramatique l'op­portunisme qui depuis des années était ino­culé au sein du PCC par l'Exécutif de l'IC, jusqu'à provoquer un processus de dégéné­rescence foudroyante.

Entre les mois d'août et de décembre 1927, on vit ainsi le PCC prendre la tête d'une sé­rie de tentatives aventureuses, chaotiques et désespérées, parmi lesquelles nous pouvons citer en particulier la « Révolte d'automne » (soulèvement de quelques milliers de pay­sans dans certaines régions qui se trouvaient sous l'influence du Parti), la mutinerie des régiments nationalistes de Nantchang (parmi lesquels agissaient quelques communistes), et enfin, du 11 au 14 décembre, la soi-disant « insurrection » de Canton, qui en réalité ne fut qu'une tentative d'insurrection planifiée et qui, ne bénéficiant pas du soutien de l'en­semble du prolétariat de la ville, se termina par un nouveau bain de sang. Toutes ces ac­tions se conclurent en défaites désastreuses au bénéfice des forces du Kuomintang, accé­lérant la dispersion et la démoralisation du Parti communiste, signifiant en fin de compte l'écrasement des derniers soubre­sauts révolutionnaires de la classe ouvrière.

Ces tentatives aventureuses avaient été inci­tées par les éléments que Staline avait pla­cés à la tête du PCC, et avaient comme ob­jectif de justifier la thèse de Staline sur « l'ascension de la révolution chinoise », bien que ces échecs furent utilisés postérieu­rement pour expulser, à travers de sordides manoeuvres, tous ceux qui précisément s'étaient opposés à elles.

1928 fut l'année du triomphe total de la contre-révolution stalinienne. Le IXe Plénier de l'IC valida le « rejet du trotskisme » comme condition d'adhésion et, pour finir, le VIe Congrès adopta la théorie du « socialisme en un seul pays », c'est-à-dire l'abandon de l'internationalisme prolétarien, point d'orgue qui signa la fin de l'Internationale en tant qu'organisation de la classe ouvrière. C'est dans ce cadre que se tint -en URSS- le 6e Congrès du PCC, qui pour ainsi dire initia la stalinisation « officielle » du Parti en prenant la décision de préparer une équipe de jeunes dirigeants inconditionnels de Staline ; c'était là un bouleversement radical de ce Parti, devenu un instrument du nouvel impérialisme russe ascendant. Cette équipe d’« étudiants re­tournés » devait tenter de s'imposer à la di­rection du parti chinois deux ans plus tard, en 1930.

« L'Armée rouge » et les nouveaux « Seigneurs de la guerre »

La stalinisation ne fut cependant pas l'uni­que expression de la dégénérescence du PCC. L'échec de la série d'aventures durant la seconde moitié de l'année 1927 provoqua aussi la fuite de certains groupes qui y avaient participé vers des régions difficiles d'accès aux troupes gouvernementales. Ces groupes commencèrent à se réunir en déta­chements militaires, et l'un d'entre eux était celui de Mao Tsé-Toung.

Il faut préciser que jamais Mao Tsé-Toung n'avait donné de preuves particulières d'in­transigeance prolétarienne. Tout juste avait-il occupé un poste administratif de second ordre durant l'alliance entre le PCC et le Kuomintang, parmi les représentants de l'aile opportuniste. Une fois cette alliance brisée, il avait fui dans sa région natale du Junan où il dirigea la « révolte paysanne de l'automne », conformément aux directives staliniennes. Le désastre qui conclut cette aventure le força à se replier encore davan­tage jusqu'au massif montagneux de Chingkang, accompagné par une centaine de paysans. Pour pouvoir s'y établir, il conclut un pacte avec les bandits qui contrôlaient cette zone, apprenant d'eux les méthodes d'assaut. Son groupe enfin fusionna avec un détachement du Kuomintang commandé par l'officier Chu Te, qui fuyait lui aussi vers la montagne après l'échec du soulèvement de Nantchang.

Selon l'histoire officielle, le groupe de Mao serait à l'origine de la soi-disant Armée « rouge », ou « populaire », et des « bases rouges » (régions contrôlées par le PCC). Mao aurait « découvert » quelque chose comme la « stratégie correcte » pour la ré­volution chinoise. A vrai dire, le groupe de Mao ne fut jamais qu'un des multiples déta­chements similaires qui se formèrent simul­tanément dans une demi-douzaine de ré­gions. Tous engagèrent une politique de re­crutement parmi la paysannerie, d'avancée et d'occupation de certaines régions, parvenant même à résister aux assauts du Kuomintang durant quelques années, jusqu'en 1934. Ce qu'il faut retenir d'important ici, c’est la fu­sion politique et idéologique qui eut lieu entre l'aile opportuniste du PCC, certaines fractions du Kuomintang (le parti officiel de la bourgeoisie nationaliste) et même des mercenaires provenant de bandes de paysans déclassés. En réalité, le déplacement géo­graphique qui s'opérait sur la scène his­torique, des villes vers la campagne, ne correspondait pas simplement à un chan­gement de stratégie, il exprimait avec éclat la transformation de la nature de classe du Parti communiste.

Selon les historiens maoïstes, en effet, « l'Armée rouge » serait une armée de pay­sans guidée par le prolétariat. A la tête de cette armée ne se trouvait bien sûr pas la classe ouvrière, mais des militants du PCC -d'origine petite-bourgeoise pour la plupart- qui jamais n'avaient pleinement adhéré aux perspectives de la lutte du prolétariat (perspectives qu'ils finiront par rejeter dé­finitivement avec la défaite du mouvement), mêlés à des officiers du Kuomintang. Ce mélange se consolidera par la suite avec un nouveau déplacement de professeurs et d'étudiants universitaires nationalistes et li­béraux vers la campagne, ceux-ci formeront plus tard les cadres « éducateurs » des pay­sans durant la guerre contre le Japon.

Socialement, le Parti communiste de Chine deviendra alors le représentant des couches de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie déplacées par les conditions dominantes en Chine: des intellectuels, des militaires de carrière qui ne trouvaient de postes ni dans les gouvernements locaux car seuls y accédaient les notables, ni dans le gouvernement central très fermé et monoli­thique de Tchang-Kai Shek. L'idéologie des dirigeants de « l'Armée rouge » devint alors une espèce de compote à base de stalinisme et du « sunyasenisme ». Un langage pseudo marxiste plein de phrases sur le prolétariat qui ne faisaient que nuancer légèrement ce qui était devenu de plus en plus ouvertement le véritable objectif à atteindre : établir, avec l'aide d'un gouvernement « ami », un gou­vernement bourgeois « démocratique » pour remplacer le gouvernement bourgeois « dictatorial » de Tchang-Kai Shek. Dans les conditions crées par la décadence du capitalisme, ceci impliquait l'immersion to­tale du nouveau PCC et de son « Armée rouge » dans les conflits impérialistes.

La paysannerie chinoise est-elle une classe spéciale ?

Il est cependant vrai que les rangs de « l'Armée rouge » étaient surtout constitués de paysans pauvres. Ce fait (avec aussi le fait que le Parti continuait à s'appeler « communiste ») se trouve à la base de la création du mythe de la « Révolution popu­laire chinoise ».

C'est en réalité dès la seconde partie des an­nées 1920 qu'apparurent des théorisations au sein du PCC, surtout parmi ceux qui se mé­fiaient de la classe ouvrière, sur le caractère de classe particulièrement révolutionnaire de la paysannerie chinoise. On pouvait lire, par exemple, que « les grandes masses pay­sannes se sont soulevées pour accomplir leur mission historique... détruire les forces féodales rurales » ([1] [25]). En d'autres termes, certains considéraient que la paysannerie était une classe historique capable de réali­ser certains objectifs révolutionnaires indé­pendamment des autres classes. Avec la dé­générescence politique du PCC, ces soi-di­sant théorisations allèrent bien plus loin, jusqu'à attribuer à la paysannerie rien de moins que la capacité de remplacer le prolé­tariat dans la lutte révolutionnaire. ([2] [26])

En s'appuyant sur l'histoire des rébellions paysannes en Chine, ils prétendaient démon­trer l'existence d'une « tradition » (pour ne pas parler de « conscience ») révolution­naire dans la paysannerie chinoise. Ce que nous démontre en réalité l'histoire, c'est précisément l'absence d'un projet révolution­naire historique dans la paysannerie, qu'elle soit chinoise ou d'autres parties du monde, comme l'a démontré mille fois le marxisme. Pendant la période ascendante du capita­lisme, elle pu dans le meilleur des cas ouvrir la voie aux révolutions bourgeoises, mais dans la phase de décadence les paysans pauvres ne peuvent lutter de façon révo­lutionnaire que dans la mesure où ils adhèrent aux objectifs révolutionnaires de la classe ouvrière, car dans le cas con­traire ils deviennent des instruments de la classe dominante.

La rébellion des Taïpings (principal et plus « pur » mouvement de la paysannerie chi­noise, qui éclata en 1850 contre la dynastie mandchoue et ne fut totalement défait qu'en 1864) avait montré les limites de la lutte de la paysannerie. Les Taïpings voulaient ins­taurer le règne de Dieu sur Terre, une so­ciété sans propriété privée individuelle, sur laquelle régnerait un monarque légitime, véritable fils de Dieu, qui serait le déposi­taire de toute la richesse de la communauté. Cela veut bien dire que s'ils avaient bien re­connu la propriété privée comme source de tous leurs maux, cette conscience n'était pas accompagnée -et ne pouvait l'être en aucune façon- d'un projet viable de société future mais d'un utopique retour à la dynastie idyl­lique perdue. Durant les premières années, les puissances militaires qui pénétraient déjà en Chine laissèrent faire les Taïpings, les utilisant pour affaiblir la dynastie, et la rébellion s'étendit à tout le royaume, mais les paysans furent incapables de former un gouvernement central et d'administrer les terres. Le mouvement atteint son point culminant en 1856 lorsque la tentative de prise de Pékin, capitale impériale, échoua. Le mouvement commença alors à s'éteindre, victime d'une répression massive à laquelle collaborèrent bien sûr les puissances impé­rialistes susnommées. Ainsi, la révolte des Taïpings affaiblit la dynastie mandchoue, mais ce ne fut que pour ouvrir les portes à l'expansion impérialiste de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie. La paysannerie avait servi la table de la bourgeoisie. ([3] [27])

Des années plus tard, en 1898, éclata une autre révolte de moindre envergure, celle des Boxers, dirigée à ses origines contre la dynastie et les étrangers. Cette révolte mar­qua cependant la décomposition et la fin des mouvements paysans indépendants, l'impé­ratrice ayant réussi à s'en emparer et à l'uti­liser dans sa propre guerre contre les étran­gers. Avec la désintégration de la dynastie et la fragmentation de la Chine aux débuts du siècle, beaucoup de paysans pauvres ou sans terres s'engagèrent dans les armées profes­sionnelles des seigneurs de la guerre régio­naux. Enfin, les traditionnelles sociétés se­crètes pour la protection des paysans se transformèrent en mafias au service des capitalistes, dont le rôle dans les villes était de contrôler la force de travail et de servir de briseurs de grèves.

Les théorisations sur la nature révolution­naire de la paysannerie trouvaient bien évi­demment leur justification dans l'efferves­cence effective de la paysannerie, en parti­culier dans le sud de la Chine. Ces théorisa­tions, cependant, ignoraient totalement le fait que cette réanimation était due à la révo­lution dans les grandes villes industrielles et que, précisément, l'unique espoir d'éman­cipation des paysans ne pouvait venir que de la victoire du prolétariat urbain.

Mais la mise sur pied d'une « Armée rouge » n'eut rien à voir avec le prolétariat, ni avec sa révolution. On peut dire qu'elle n'eut rien à voir même avec la constitution de milices révolutionnaires propres aux périodes insur­rectionnelles. Il est certain que les paysans s'engageaient dans « l'Armée rouge » ; pous­sés par les terribles conditions de vie qu'ils subissaient, espérant obtenir ou défendre des terres, cherchant à gagner une subsis­tance comme soldats. Toutes ces raisons étaient exactement celles qui les poussaient aussi à s'engager dans n'importe quelle ar­mée des seigneurs de la guerre qui pullu­laient alors en Chine.

L'« Armée rouge » dû d'ailleurs, dans un premier temps, donner l'ordre à ses troupes d'arrêter les mises à sac des régions conqui­ses. L'« Armée rouge » était un corps tota­lement étranger au prolétariat, comme cela put se vérifier en 1930 quand, après avoir pris l'importante ville de Changsha, elle ne put la garder que quelques jours parce que les ouvriers de la ville la reçurent froide­ment quand ce n'est pas avec hostilité, et rejetèrent l'appel à la soutenir par une nou­velle « insurrection ».

La différence entre les dirigeants de cette armée et les seigneurs de la guerre tradi­tionnels résidait dans le fait que ceux-ci s'étaient déjà établis dans la structure sociale chinoise et faisaient visiblement partie de la classe dominante, alors que ceux-là luttaient pour s'y faire une place, ce qui leur permet­tait d'alimenter les espoirs des paysans et leur donnait un caractère plus dynamique et agressif, une plus grande flexibilité au mo­ment de passer des alliances et de se vendre à l'impérialisme le plus offrant.

En résumé, on pourrait dire que la défaite de la classe ouvrière en 1927 ne projeta pas la paysannerie à la tête de la révolution, mais bien au contraire la jeta dans la tempête de conflits nationalistes et impérialistes, dans lesquels elle ne joua le rôle que de chair à canon.

Les conflits impérialistes

Dès que le prolétariat fut écrasé, le Kuomintang devint pour un certain temps l'institution la plus puissante de Chine, la seule force capable de garantir l'unité du pays -en combattant ou en s'alliant aux sei­gneurs de la guerre régionaux- et, de ce fait, devint aussi l'enjeu des disputes entre puis­sances impérialistes. Nous avons déjà cité celles-ci quand nous avons dit que depuis 1911, l'effort des grandes puissances impé­rialistes transparaissait derrière les conflits pour former un gouvernement national. Au début des années 30, le rapport de forces entre elles s'était modifié sous plusieurs as­pects.

D'un côté, à partir de la contre-révolution stalinienne s'initia une nouvelle politique impérialiste russe. La « défense de la patrie socialiste » impliquait la création d'une zone d'influence autour d'elle, qui lui serve de protection rapprochée. Cela se traduisit en Chine par le soutien aux « bases rouges » formées à partir de 1928 à qui Staline prédi­sait un avenir radieux, mais aussi et surtout par la recherche d'une alliance avec le gou­vernement du Kuomintang.

D'un autre côté, les États-Unis montraient toujours plus leur volonté de dominer ex­clusivement toutes les régions baignées par le Pacifique, remplaçant grâce à leur domi­nation économique croissante les vieilles puissances telles que la France ou la Grande-Bretagne dans leurs anciens empires coloniaux. Pour y parvenir, il leur fallait qui plus est mettre un terme aux rêveries ex­pansionnistes du Japon. Il était de toute fa­çon évident depuis le début du siècle que le Pacifique serait trop étroit pour les États-Unis et le Japon. L'affrontement entre les deux puissances éclata réellement dix ans avant le bombardement de Pearl-Harbor, dans la guerre pour le contrôle de la Chine et du gouvernement du Kuomintang.

Ce fut en fin de compte le Japon qui dut prendre l'initiative du conflit impérialiste en Chine, car de toutes les puissances engagées dans ce pays elle était celle qui avait le plus besoin de marchés, de matières premières et de main d'oeuvre bon marché. Elle occupa la Mandchourie en septembre 1931, et dès janvier 1932 envahit les provinces du nord de la Chine, établissant une tête de pont à Shanghai après avoir bombardé « préventivement » les quartiers ouvriers de la ville. Le Japon parvint à s'allier avec quelques seigneurs de la guerre et commen­ça à instaurer ce qui fut appelé les « régimes fantoches ». D'ailleurs, Tchang-Kai Shek n'offrit qu'un simulacre de résistance à l'in­vasion, étant lui-même déjà en tractations avec le Japon. C'est alors que les États-Unis et l'URSS réagirent, chacun de son côté, en faisant pression sur le gouvernement de Tchang-Kai Shek pour qu'il résiste effecti­vement à l'invasion japonaise. Les USA réagirent cependant avec plus de calme, car ils attendaient que le Japon s'enlise dans une longue et usante guerre en Chine, ce qui ne manqua pas d'arriver. Staline, quand à lui, ordonna en 1932 aux « bases rouges » qu'elles déclarent la guerre au Japon, tout en établissant simultanément des relations di­plomatiques avec le régime de Tchang-Kai Shek alors que celui-ci livrait de furieuses attaques contre les « bases rouges ». En 1933, Mao Tsé-Toung et Fang Chi Ming proposèrent une alliance avec quelques gé­néraux du Kuomintang qui s'étaient rebellés contre Tchang-Kai Shek à cause de sa poli­tique de collaboration avec le Japon, mais les étudiants « retournés » rejetèrent cette alliance... pour ne pas affaiblir les liens qui se tissaient entre l'URSS et le régime de Tchang-Kai Shek. Cet épisode montre bien que le PCC s'était bien engagé dans le jeu des querelles et des alliances inter-bourgeoi­ses, bien que Staline à ce moment-là n'ait considéré « l'Armée rouge » que comme un « élément de pression » et ait préféré s'ap­puyer sur une alliance durable avec Tchang-Kai Shek.

La « Longue marche »...vers la guerre impérialiste

C'est dans ce cadre de tensions impérialistes croissantes que pendant l'été 1934, les déta­chements de « l'Armée rouge » qui se can­tonnaient dans les « bases de guérilla » du sud et du centre du pays commencèrent à se déplacer vers le nord-ouest, vers les régions agrestes plus éloignées du contrôle du Kuomintang, et à se concentrer dans la ré­gion de Chan-Si. Cet épisode, connu sous le nom de « la Longue marche » est selon l'histoire officielle l'acte le plus significatif et épique de la « révolution populaire chi­noise ». Les livres d'histoire regorgent d'ac­tes d'héroïsme, narrant l'odyssée de ces ré­giments à travers marécages, torrents et montagnes... L'analyse des événements met cependant rapidement à découvert les sordi­des intérêts bourgeois qui étaient en jeu dans cet épisode.

L'objectif fondamental de la Grande marche était avant tout l'embrigadement des paysans dans la guerre impérialiste qui mijotait entre le Japon, la Chine, la Russie et les Etats-Unis. De fait, Po Ku (stalinien membre du groupe des « étudiants retournés ») avait déjà posé la question de l'éventualité de la mobilisation de régiments de « l'Armée rouge » pour lutter contre les japonais. Les livres d'histoire soulignent que la sortie de la région sudiste de Chan-Si de la « zone soviétique » fut le résultat de l'in­sup­portable siège mis en place par le Kuomintang, mais ils restent ambigus au moment d'expliquer que les forces de « l'Armée rouge » furent expulsées principa­lement à cause du changement de tactique ordonné par les staliniens, passant de la forme de la guérilla, qui avait permis à « l'Armée rouge » de résister pendant des années, à la forme des combats frontaux contre le Kuomintang. Ces affrontements provoquèrent la rupture de la frontière « de sécurité » protégeant la zone des guérillas et l'urgence de la nécessité de l'abandonner, mais ce ne fut en rien « l'erreur grave » des « étudiants retournés » (comme plus tard Mao en fit l'accusation, malgré qu'il ait lui-même participé à cette stratégie) : bien au contraire, ce fut un succès pour les objectifs des staliniens, qui voulaient obliger les pay­sans armés à abandonner les terres qu'ils avaient jusque là défendues avec tant d'acharnement, pour marcher vers le nord et se concentrer en une seule armée régulière prête pour la guerre qui s'annonçait.

Les livres d'histoire tentent aussi de donner à la Longue marche un caractère classiste, une espèce de mouvement social ou de lutte de classe. « L'Armée rouge » aurait sur son passage « semé le grain de la révolution », par la propagande et même en distribuant la terre aux paysans. Ces actions n'avaient comme but que d'utiliser ces paysans pour protéger les arrières du gros des troupes de « l'Armée rouge ». Dès le début de la Longue marche, la population civile habitant les « bases rouges » fut utilisée pour couvrir la retraite de l'Armée. Cette tactique, saluée pour son ingéniosité par les historiens, qui consiste à laisser les populations civiles servir de cible pour protéger les manoeuvres de l'armée régulière, est propre des armées des classes exploiteuses, et il n'y a rien d'hé­roïque à laisser assassiner femmes, vieillards et enfants pour protéger des sol­dants entraînés.

La Longue marche ne fut pas une voie de la lutte de classe ; bien au contraire, elle fut la voie vers des accords et des alliances avec ceux qui étaient jusque là catalogués comme « réactionnaires féodaux et capitalistes », et qui comme par magie devenaient de « bons patriotes ». Le 1er août 1935, alors que les régiments de la Longue marche étaient en garnison à Sechouan, le PCC lança un appel à l'unité nationale de toutes les classes pour expulser le Japon hors de Chine. En d'autres termes, le PCC appelait tous les tra­vailleurs à abandonner la lutte de classe pour s'unir avec leurs exploiteurs et ser­vir de chair à canon dans la guerre que livraient ces derniers. Cet appel était une application anticipée des résolutions du septième et dernier congrès de l'Internationale communiste qui se tenait à la même époque et qui lança le fameux mot d'ordre « du Front populaire antifasciste », grâce auquel les partis communistes stalini­sés purent collaborer avec leurs bourgeoisies nationales et devenir le meilleur instrument pour envoyer les travailleurs se faire étriper dans la deuxième boucherie impérialiste mondiale qui s'annonçait.

La Grande marche atteint officiellement son apogée en octobre 1935, lorsque le détache­ment de Mao arriva à Ye-Nan (province de Shan-Si dans le nord-ouest du pays). Des années plus tard, le maoïsme fit de la Longue marche l'oeuvre glorieuse et exclu­sive de Mao Tsé-Toung. L'histoire officielle préfère passer sous silence que Mao n'avait fait que prendre la tête d'une « base rouge » qui existait déjà bien avant son arrivée et qu'il n'arriva en catastrophe à son terme qu'avec 7 000 des 90 000 hommes qui étaient partis avec lui de Kiangsi, car des milliers parmi eux étaient morts (plus sou­vent du fait des difficultés naturelles que victimes des attaques du Kuomintang) et d'autres milliers étaient restés à Sechuan, divisés par une scission entre cliques diri­geantes. Ce n'est qu'à la fin de 1936 que le gros de « l'Armée rouge » se concentra enfin réellement, quand arrivèrent les régiments en provenance de Junan et Sechuan.

L'alliance du PCC et du Kuomintang

En 1936, l'effort de recrutement de paysans du PCC fut étayé par des vagues de centai­nes d'étudiants nationalistes qui allèrent à la campagne après le mouvement anti-japonais des intellectuels bourgeois fin 1935 ([4] [28]). Il ne faut bien sûr pas en déduire que les étu­diants devenaient communistes, mais plutôt que le PCC était déjà devenu un organe re­connu par la bourgeoisie, ayant le même in­térêt de classe.

Cependant, le bourgeoisie chinoise n'était pas unanime dans son opposition au Japon. Elle était divisée en fonction des penchants respectifs de chacune de ses fractions envers les grandes puissances. On peut le vérifier en examinant le cas du généralissime Tchang-Kai Shek lequel, comme nous l'avons vu, ne se décidait pas à entreprendre une campagne frontale contre le Japon et attendait que le combat entre les grandes puissances indique clairement de quel côté pencher. Les généraux du Kuomintang et les Seigneurs de la guerre régionaux étaient aussi divisés de façon identique.

C'est dans cette ambiance qu'eut lieu le fa­meux « incident de Sian ». En décembre 1936, Chang-Hsueh-Liang (un général anti­japonais du Kuomintang) et Yang-Hu-Cheng, Seigneur de guerre de Sian, qui en­tretenaient de bons rapports avec le PCC, mirent Tchang-Kai Shek en état d'arrestation et allaient le juger pour haute trahison. Staline ordonna cependant immédiatement et sans discussion au PCC non seulement qu'il libère Tchang-Kai Shek, mais en outre qu'il enrôle ses armées dans le Front popu­laire. Dans les jours suivants eurent lieu des négociations entre le PCC, représenté par Chou-En-Lai, Yeh-Chien-Ying (autant dire Staline), les Etats-Unis représentés par Tu-Song, le plus puissant et corrompu monopo­liste de Chine, parent de Tchang, et Tchang-Kai Shek lui-même qui fut finalement obligé de pencher du côté des Etats-Unis et de l'URSS (alliance provisoire contre le Japon) ; c'est à ce prix qu'il pu continuer à être le chef du gouvernement national et qu'il peut mettre sous son commandement le PCC et « l'Armée rouge » (qu'il rebaptisa Huitième régiment). Chou-en-Lai et d'autres « communistes » participèrent à ce gouver­nement de Tchang tandis que l'URSS et les Etats-Unis prêtaient militairement main forte à Tchang-Kai Shek. Quand à Chang-Hsueh-Liang et Yang-Hu-Cheng, ils furent livrés à la vengeance de Tchang-Kai Shek qui emprisonna le premier et assassina le second.

C'est ainsi que fut signée la nouvelle al­liance entre le PCC et le Kuomintang. Ce n'est que grâce aux contorsions idéologiques les plus grotesques et la propagande la plus abjecte que le PCC pu justifier auprès des travailleurs son traité avec Tchang-Kai Shek, ce boucher qui avait écrasé la révolu­tion prolétarienne et assassiné des dizaines de milliers d'ouvriers et de militants com­munistes en 1927.

Il est certain que les hostilités entre les for­ces armées du Kuomintang dirigées par Tchang et « l'Armée rouge » reprirent en 1938. C'est ce qui permet aux historiens of­ficiels d'agiter l'idée de la possibilité que le pacte avec le Kuomintang n'eût été qu'une tactique du PCC au sein de la « révolution ». Mais l'importance historique réelle de ce pacte n'est pas tant dans le suc­cès ou l'échec du pacte entre le PCC et le Kuomintang que dans la mise en évidence historique de l'absence d'antagonisme de classe entre ces deux forces ; dans la mise en évidence historique que le PCC n'avait plus rien à voir avec le parti prolétarien des années 20 qui s'était affronté au capital et qu'il était devenu un instrument aux mains de la bourgeoisie, le champion des embriga­deurs de paysans pour la boucherie impéria­liste.

Bilan : une lueur dans la nuit de la contre-révolution

En juillet 1937, le Japon entreprit l'invasion à grande échelle de la Chine et ce fut le dé­but de la guerre sino-japonaise. Seule une poignée de groupes révolutionnaires qui sur­vécurent à la contre-révolution, ceux de la Gauche communiste, tels le Groupe com­muniste internationaliste de Hollande ou le groupe de la Gauche communiste italienne qui publiait en France la revue Bilan, furent capables d'anticiper et de dénoncer que ce qui se jouait en Chine n'était ni une « libération nationale », ni encore moins la « révolution », mais la prédominance d'une des grandes puissances impérialistes ayant des intérêts dans la région : le Japon, les Etats-Unis ou l'URSS. Que la guerre sino-japonaise, au même titre que la guerre espa­gnole et les autres conflits régionaux, était le prélude assourdissant de la deuxième bou­cherie impérialiste mondiale. Au contraire, l'Opposition de gauche de Trotsky, qui lors de sa constitution en 1928 était également parvenue à dénoncer la politique criminelle de Staline de collaboration avec le Kuomintang comme une des causes de la dé­faite de la révolution prolétarienne en Chine, cette Opposition de gauche, prison­nière d'une analyse erronée du cours histori­que qui lui faisait voir dans chaque nouveau conflit impérialiste régional une nouvelle possibilité révolutionnaire, et prisonnière en général d'un opportunisme croissant, consi­dérait la guerre sino-japonaise comme « progressiste », comme un pas en avant vers la « troisième révolution chinoise ». Fin 1937, Trotsky affirmait sans honte que « s'il y a une guerre juste, c'est la guerre du peuple chinois contre ses conquérants... toutes les organisations ouvrières, toutes les forces progressives de la Chine, sans rien céder de leur programme et de leur indé­pendance politique, feront jusqu'au bout leur devoir dans cette guerre de libération, indépendamment de leur attitude vis-à-vis du gouvernement Tchang-Kai Shek. » ([5] [29]) Avec cette politique opportuniste de défense de la patrie « indépendamment de leur atti­tude face au gouvernement », Trotsky ou­vrait complètement les portes à l'enrôlement des ouvriers dans les guerres impérialistes derrière leurs gouvernements, et à la trans­formation, à partir de la deuxième guerre mondiale, des groupes trotskistes en ser­gents-recruteurs de chair à canon pour le capital. La Gauche communiste italienne, au contraire, dans son analyse de la Chine, a été capable de maintenir fermement la posi­tion internationaliste de la classe ouvrière. La position sur la Chine constitua un des points cruciaux de la rupture de ses relations avec l'Opposition de gauche de Trotsky. Ce qui se dessinait était une frontière de classe. Pour Bilan, « Les positions communistes en face des événements de Chine, d'Espagne et de la situation internationale actuelle ne peuvent être fixées que sur la base de l'éli­mination rigoureuse de toutes les forces agissant au sein du prolétariat et qui disent au prolétariat de participer au massacre de la guerre impérialiste. » ([6] [30]) « (...) Tout le problème consiste à déterminer quelle classe mène la guerre et à établir une poli­tique correspondante. Dans le cas qui nous occupe, il est impossible de nier que c'est la bourgeoisie chinoise qui mène la guerre, et qu'elle soit agresseur ou agressée, le devoir du prolétariat est de lutter pour le défai­tisme révolutionnaire tout autant qu’au Japon. » ([7] [31]) Dans le même sens, la Fraction belge de la Gauche communiste internatio­nale (liée à Bilan) écrivait : « Aux côtés de Tchang-Kai Chek, bourreau de Canton, le stalinisme participe à l'assassinat des ou­vriers et des paysans chinois sous la ban­nière de la 'guerre d'indépendance'. Et seule leur rupture totale avec le Front national, leur fraternisation avec les ouvriers et les paysans japonais, leur guerre civile contre le Kuomintang et tous ses alliés, sous la di­rection d'un Parti de classe, peut les sauver du désastre. » ([8] [32]) La voix ferme des groupes de la gauche communiste ne fut pas écoutée par une classe ouvrière défaite et démorali­sée, qui se laissa entraîner à la boucherie mondiale. Cependant, la méthode d'analyse et les positions de ces groupes représentè­rent la permanence et l'approfondissement du marxisme et constituèrent le pont entre la vieille génération révolutionnaire qui avait vécu la vague insurrectionnelle du proléta­riat au début du siècle et la nouvelle géné­ration révolutionnaire qui surgit avec la fin de la contre-révolution à la fin des années 1960.

1937-1949 : avec l'URSS ou les Etats-Unis ?

Comme nous le savons, la seconde guerre mondiale se termina par la défaite du Japon, et des puissances de l'Axe en 1945, et cette défaite impliqua l'abandon total de la Chine par ces puissances. Mais la fin de la guerre mondiale ne marqua pas la fin des affronte­ments impérialistes. Immédiatement s'établit la rivalité entre les deux grandes puissances, USA et URSS, qui maintiendront le monde pendant plus de quarante ans au bord de la troisième -et dernière- guerre mondiale. Et alors même que se retirait l'armée japonaise, la Chine devenait déjà un terrain d'affronte­ment entre ces deux puissances.

Il n'est pas fondamental de relater les vicissi­tudes de la guerre sino-japonaise dans cet article, dont le but est de démysti­fier la soi-disant « révolution populaire chi­noise ». Il est cependant intéressant d'en souligner deux aspects en lien avec la politi­que menée par le PCC entre 1937 et 1945.

Le premier concerne l'explication de l'ex­tension rapide des zones occupées par « l'Armée rouge » entre 1936 et 1945. Comme nous l'avons dit, Tchang-Kai Shek n'était pas partisan d'opposer frontalement ses armées aux japonais, et il tendait à recu­ler et se retirer à chacune des avancées de ceux-ci. L'armée japonaise quand à elle avançait rapidement en territoire chinois, mais n'avait pas la capacité d'établir une administration propre dans les zones occu­pées : elle dut très rapidement se limiter à occuper les voies de communication et les villes importantes. Cette situation provoqua deux phénomènes : le premier, c'est que les Seigneurs de la guerre régionaux se retrou­vaient isolés du gouvernement central, ce qui les conduisait soit à collaborer avec les japonais dans les fameux « gouvernements fantoches », soit à collaborer avec « l'Armée rouge » pour résister à l'invasion ; le second, c'est que le PCC sut profiter habilement du vide politique créé par l'invasion japonaise dans le nord-ouest de la Chine et mettre en place sa propre administration.

Connue sous le nom de « Nouvelle démo­cratie », cette administration a été saluée par les historiens comme un « régime démo­cratique » d'un « type nouveau ». La « nouveauté » n'était pas feinte, car pour la première fois dans l'histoire un parti « communiste » mettait en place un gouver­nement de collaboration de classe ([9] [33]), s'ef­forçait de préserver les rapports d'exploita­tion et protégeait jalousement les intérêts de la classe capitaliste et des grands propriétai­res. Le PCC avait compris qu'il n'était pas indispensable de réquisitionner les terres et de les donner aux paysans pour obtenir leur soutien : inondés par les exactions de toute sorte, il suffisait d'une petite diminution des impôts (si petite que les grands propriétaires et les capitalistes y étaient favorables) pour que les paysans soient favorables à l'admi­nistration du PCC et s'engagent dans « l'Armée rouge ». Parallèlement à ce « nouveau régime », le PCC installa aussi un gouvernement de collaboration de classe (entre bourgeoisie, grands propriétaires et paysans) connu sous le nom des « Trois tiers », dont un tiers des postes était occupé par les « communistes », un tiers par des membres d'organisations paysannes et le troisième par les grands propriétaires et capitalistes. Une fois de plus, les contor­sions idéologiques les plus saugrenues des théoriciens style Mao Tsé-Toung furent né­cessaires au PCC pour « expliquer » aux travailleurs ce « nouveau type » de gouver­nement.

Le second aspect de la politique du PCC qu'il faut souligner est moins connu, car pour des raisons idéologiques évidentes, les historiens tant maoïstes que pro-américains préfèrent l'occulter bien qu'ils soient parfai­tement documentés. L'implication de l'URSS dans la guerre en Europe qui l'empêcha de prêter une « aide » efficace au PCC pendant des années, les nouvelles oscillations entre le Japon et les Etats-Unis du gouvernement de Tchang-Kai Shek à partir de 1938 dans l'attente de l'issue du conflit mondial ([10] [34]) et l'engagement dans la guerre du Pacifique des américains à partir de 1941, tous ces évé­nements pesèrent fortement pour faire bas­culer le PCC du côté des Etats-Unis.

A partir de 1944, une mission d'observation du gouvernement des Etats-Unis s'établit dans la base rouge du Yenan, avec comme mission de sonder les possibilités de colla­boration entre les Etats-Unis et le PCC. Pour les dirigeants de ce parti, et en particulier pour la clique de Mao Tsé-Toung et Chu-Teh, il était clair que les Etats-Unis seraient les grands vainqueurs de la guerre et ils en­visageaient de se mettre sous leur tutelle. La correspondance de John Service ([11] [35]), un des responsables de cette mission, signale avec insistance au sujet des leaders du PCC, que :

- le PCC considère comme hautement im­probable l'instauration d'un régime soviéti­que en Chine et qu'il recherche davantage l'instauration d'un régime « démocratique » du type occidental, qu'il est même disposé à participer à un gouvernement de coali­tion avec Tchang-Kai Shek pourvu d'éviter la guerre civile à la fin de la guerre contre le Japon ;

- le PCC pense qu'une période très longue de plusieurs dizaines d'années sera nécessaire au développement du capitalisme en Chine, condition pour que puisse être envi­sagée l'instauration du socialisme. Et si ce jour lointain venait à exister, ce socialisme s'installerait de façon progressive et non à travers des expropriations violentes. Que, donc, en installant un gouvernement natio­nal, le PCC était disposé à mener à son terme une politique de « portes ouvertes » aux capitaux étrangers et principalement aux capitaux américains ;

- le PCC, prenant en compte aussi bien la faiblesse de l'URSS que la corruption de Tchang-Kai Shek et son attirance vers le Japon, désirait l'aide politique, financière et militaire des Etats-Unis. Qu'il était même disposé à changer de nom (comme il l'avait déjà fait avec « l'Armée rouge ») afin de pouvoir bénéficier de cette aide.

Les membres de la mission américaine insis­tèrent auprès de leur gouvernement sur le fait que le futur était du côté du PCC. Les Etats-Unis cependant ne se décidèrent ja­mais à utiliser des « communistes » et fina­lement, un an plus tard, quand le Japon se retira en 1945 et que la Russie envahit rapi­dement le nord de la Chine, il ne resta pas d'autre issue au PCC et à Mao Tsé-Toung que de s'aligner, momentanément, sur l'URSS.

***

Entre 1946 et 1949, l'affrontement entre les deux superpuissances provoqua directement l'affrontement entre le PCC et le Kuomintang. Au cours de cette guerre, beaucoup de généraux du Kuomintang pas­sèrent avec armes et bagages du côté des « forces populaires ». On peut dès lors compter quatre périodes au cours desquelles la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie ren­forcèrent le PCC. Celle qui vint parachever la défaite de la classe ouvrière fin 1928, celle qui trouva ses origines dans le mouve­ment étudiant en 1935, celle de la période de guerre contre le Japon et, finalement, celle qui fut provoquée par l'effondrement du Kuomintang. Les « vieux bourgeois » (exception faite des grands monopolistes di­rectement alliés à Tchang-Kai Shek comme les Soong) se retrouvèrent au PCC et se mêlèrent aux « nouveaux » bourgeois issus de la guerre.

En 1949, le Parti communiste de Chine, à la tête de la soi-disant « Armée rouge », prit le pouvoir et proclama la République popu­laire. Mais cela n'eut absolument rien à voir avec le communisme. La nature de classe du parti « communiste » qui prit le pouvoir en Chine était totalement étrangère au com­munisme, était totalement antagonique au prolétariat. Le régime qui s'instaura alors ne fut jamais qu'une variante du capitalisme d'État. Le contrôle de l'URSS sur la Chine ne dura qu'une dizaine d'années et s'acheva avec la rupture des relations entre les deux pays. A partir de 1960, la Chine tenta de « se rendre indépendante » des grandes puissances et prétendit se hisser elle-même à leur niveau en tentant de créer un « troisième bloc » mais dès 1970 elle dû se décider à virer définitivement vers le bloc occidental dominé par les Etats-Unis. Beaucoup d'historiens, russes en tête, accu­sèrent alors Mao de trahison. Les communis­tes savent très bien que le tour­nant de Mao vers les Etats-Unis ne fut en aucune façon une trahison de Mao, mais au contraire l'aboutissement de son rêve.

Ldo.

(La troisième et dernière partie de cet article sera consacrée à l'ascension du maoïsme)


[1] [36]. Rapport sur une enquête du mouvement paysan à Junan, mars 1927, Textes choisis de Mao Tsé-Toung.

 

[2] [37]. Isaac Deutscher parvint lui aussi quelques années plus tard à cette conclusion absurde qui voulait que si les secteurs déplacés de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie urbaine pouvaient diriger le Parti communiste, alors il n'y avait aucune raison pour que les paysans ne puissent se substituer au prolétariat dans une révolution du type « socialiste » (Maoism its origin and Outlook. The chinese cultural revolution).

 

[3] [38]. L'absence de projet historique viable est un des traits marquants des grands mouvements paysans (c'est le cas par exemple de la guerre en Allemagne au XVIe siècle, de la rébellion des Taïpings et de la « Révolution mexicaine » en 1910) : leur idéologie reste utopique, ne cherchant en fin de comptes, malgré quelques velléités communautaires, que le retour à une situation perdue irrémédiablement. Bien que les armées paysannes aient réussi à détruire de fond en comble les grandes propriétés, elles n'ont jamais été capables de former un gouvernement central unifié. Leur aboutissement n'a été que d'ouvrir la voie à la bourgeoisie.

 

[4] [39]. Il convient de rappeler que les universités de ce temps-là n'étaient pas les universités de masse d'aujourd'hui, auxquelles peuvent accéder quelques fils d'ouvriers. Les étudiants d'alors « étaient les enfants de la bourgeoisie opulente ou des fonctionnaires gouvernementaux ; beaucoup étaient des enfants d'intellectuels... qui avaient vu décroître leurs revenus avec la ruine de la Chine, et qui pouvaient dès lors prévoir les désastres qu'allait entraîner l'invasion japonaise » (Enrica Colloti Pischel, La Révolution chinoise, Tome II).

 

[5] [40]. Lutte Ouvrière n° 37, 1937-38, Cité dans Bilan n° 46, janvier 1938.

 

[6] [41]. Bilan n° 45, novembre 1937.

 

[7] [42]. Bilan n° 46, janvier 1938.

 

[8] [43]. Communisme n° 8, novembre 1937.

 

[9] [44]. La bourgeoisie était aussi la classe dominante en URSS, mais il s'agissait d'une bourgeoisie nouvelle, surgie de la contre-révolution.

 

[10] [45]. Tchang-Kai Shek se retourna contre le PCC dès 1938. En août, il déclara hors la loi les organisations du parti « communiste », et en octobre il ferma la base de Shan-Si. Entre 1939 et 1940 des affrontements opposèrent le Kuomintang et « l'Armée rouge » et courant janvier 1941, Shek tendit une embuscade au IVe régiment (un détachement de « l'Armée rouge » qui s'était formé dans le centre du pays. Il cherchait par ces actions à gagner la confiance du Japon, sans pour autant rompre avec les alliés, attendant pour trancher la fin du deuxième conflit mondial.

 

[11] [46]. Publié en 1974 lors du virage chinois en faveur des Etats-Unis, sous le titre Lost chance in China. The world war II despatches of John S. Service, JW Esherick (éditeur). Vintage Books, 1974.

 

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Questions d'organisation, I : la première internationale et la lutte contre le sectarisme

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Avec la lutte du bolchevisme contre le men­chevisme au début de ce siècle, la confron­tation entre le marxisme et l'anarchisme dans la Première Internationale, l'Association internationale des travailleurs (AIT), constitue probablement l'exemple le plus illustre de la défense des principes or­ganisationnels prolé­tariens dans l'histoire du mouvement ouvrier. Il est essentiel pour les révolution­naires d'aujourd'hui qu'un demi-siècle de contre-révolution stalinienne sépare de l'histoire organisationnelle vivante de leur classe, de se réapproprier les leçons de cette expérience. Ce premier article se concen­trera sur la « préhistoire » de cette bataille afin de mettre en évidence comment Bakounine est arrivé à la conception de prendre le contrôle du mouvement ouvrier au moyen d'une organisation secrète sous son contrôle personnel. Nous montrerons comment cette conception a inévitablement amené à ce que Bakounine soit manipulé par la classe dominante dans le but de détruire l'AIT. Et nous montrerons les raci­nes fon­damentalement anti-prolétariennes des con­ceptions de Bakounine, précisément sur le plan organisationnel. Le second article trai­tera ensuite de la lutte qui a eu lieu dans l'AIT elle-même, et montrera l'op­position radicale, sur la conception du fonc­tionne­ment et du militantisme, qui existe entre le point de vue marxiste prolétarien et le point de vue anarchiste petit-bourgeois et déclas­sé.

LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DE LA LUTTE DU MARXISME CONTRE L'ANARCHISME ORGANISATIONNEL

L'AIT s'est éteinte avant tout à cause de la lutte entre Marx et Bakounine, lutte qui, au Congrès de La Haye en 1872, a trouvé sa première conclu­sion avec l'exclusion de Bakounine et de son bras droit, J. Guillaume. Mais ce que les historiens bourgeois présentent comme un clash entre personnalités, et les anarchistes comme une lutte entre les versions « autoritaire » et « libertaire » du socia­lisme, était en réalité une lutte de l'ensemble de l'AIT contre ceux qui avaient bafoué les statuts. Bakounine et Guillaume furent exclus à La Haye parce qu'ils avaient construit un « fraternité » se­crète au sein de l'AIT, une organisation dans l'or­ganisation ayant une structure et des statuts propres. Cette organisation, la soi-di­sant « Alliance pour la démocratie socia­liste », avait une existence et une activité cachées et son but était de retirer l'AIT du contrôle de ses membres et de la placer sous celui de Bakounine.

UNE LUTTE A MORT ENTRE POSITIONS ORGANISATIONNELLES

La lutte qui a eu lieu dans l'AIT, n'était donc pas une lutte entre l'« autorité » et la « liberté », mais bien entre des princi­pes organisationnels complètement opposés et irréconciliables.

1) D'un côté, il y avait la position, défendue de façon la plus déterminée par Marx et Engels mais qui était aussi celle de l'en­semble du Conseil général et de la vaste majorité de ses membres, selon laquelle une organisation prolétarienne ne peut pas dé­pendre de la volonté des individus, des ca­prices de « camarades dirigeants », mais doit fonctionner selon des règles obligatoires sur lesquelles tous sont d'accord et qui sont valables pour tous, appelées statuts. Les statuts doivent garantir le caractère unitaire, centralisé, collectif d'une telle organisation, permettre que les débats politiques prennent une forme ouverte et disciplinée, et que les décisions prises impliquent tous ses mem­bres. Quiconque est en désaccord avec les décisions de l'organisation ou n'est plus d'ac­cord avec des points des statuts, etc. a non seulement la possibilité mais aussi le devoir de présenter ses critiques ouvertement face à l'ensemble de l'organisation, mais dans le cadre prévu dans ce but. Cette conception organisationnelle que l'Association interna­tionale des travailleurs a développé pour elle-même, correspondait au caractère col­lectif, unitaire et révolutionnaire du proléta­riat.

2) De l'autre côté, Bakounine représentait la vision élitiste petite-bourgeoise des « chefs géniaux » dont la clarté politique et la dé­termination extraordinaires étaient suppo­sées garantir la « passion » et la trajectoire révolutionnaires. Ces chefs se considèrent donc comme « moralement justifiés » dans la tâche de rassembler et d'organiser leurs disciples dans le dos de l'organisation afin de prendre le contrôle de celle-ci et d'assurer qu'elle accomplisse sa mission historique. Puisque l'ensemble des membres sont consi­dérés comme trop stupides pour saisir la né­cessité de tels messies révolutionnaires, ils doivent être amenés à faire ce qu'on consi­dère être « bon pour eux » sans qu'ils en soient conscients et même contre leur vo­lonté. Les statuts, les décisions souveraines des congrès ou des organes élus existent pour les autres, mais ne vont que dans le sens de l'élite.

Tel était le point de vue de Bakounine. Avant de rejoindre l'AIT, il a expliqué à ses disciples pourquoi l'AIT n'était pas une or­ganisation révolutionnaire: les prou­dho­niens étaient devenus réformistes, les blan­quistes avaient vieilli, et les allemands et le Conseil général que soi-disant ceux-ci do­minaient, étaient « autoritaires ». Il est frappant de voir comment Bakounine consi­dérait l'AIT comme la somme de ses parties. Selon Bakounine, ce qui man­quait avant tout, c'était la « volonté » révo­lutionnaire. C'est ça que l'Alliance voulait assurer en passant par dessus le programme et les sta­tuts et en trompant ses membres.

Pour Bakounine, l'organisation que le prolé­tariat avait forgée, qu'il avait construite au cours d'années de travail acharné, ne valait rien. Ce qui était tout pour lui, c'étaient les sectes conspiratrices qu'il avait lui-même créées et contrôlées. Ce n'est pas l'organisa­tion de classe qui l'intéressait, mais son pro­pre statut personnel et sa réputation, sa « liberté » anarchiste ou ce qu'on appelle aujourd'hui « réalisation de soi ». Pour Bakounine et ses semblables, le mouvement ouvrier n'était rien d'autre que le véhicule de la réalisation de leur individu et de leurs projets individualistes.

 

SANS ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE,PAS DE MOUVEMENT OUVRIER REVOLUTIONNAIRE.

Marx et Engels, au contraire, savaient ce que veut dire la construction de l'organisa­tion pour le prolétariat. Alors que les livres d'histoire prétendent que le conflit entre Marx et Bakounine était essentiellement de nature politique générale, l'histoire réelle de l'AIT révèle, avant tout, une lutte pour l'or­ganisation. Quelque chose qui semble parti­culièrement ennuyeux pour les historiens bourgeois. Pour nous, au con­traire, c'est quelque chose d'extrêmement important et riche de leçons. Ce que nous montre Marx, c'est que sans organisation ré­volutionnaire, il ne peut y avoir ni mouve­ment de classe révolutionnaire, ni théorie révolutionnaire.

Et, en fait, l'idée que la solidité, le dévelop­pement et la croissance organisationnels sont des pré-requis pour le développement programmatique du mouvement ouvrier, se trouve à la base même de l'ensemble de l'ac­tivité politique de Marx et d'Engels ([1] [51]). Les fondateurs du socialisme scientifique ne sa­vaient que trop bien que la conscience de classe prolétarienne ne peut être le produit d'individus, mais requiert un cadre organisé et collectif. C'est pourquoi la construction de l'organisation révolutionnaire est l'une des plus importantes et des plus difficiles tâches du prolétariat révolutionnaire.

LA LUTTE A PROPOS DES STATUTS

Nulle part Marx et Engels n'ont lutté avec autant de détermination et de façon aussi fructueuse pour la compréhension de cette question que dans les rangs de l'AIT. Fondée en 1864, l'AIT a surgi à une époque où le mouvement ouvrier organisé était encore principalement dominé par des idéologies et des sectes petites-bourgeoises et réformistes. A ses débuts, l'Association internationale des travailleurs se composait de ces diffé­ren­tes tendances. En son sein jouaient un rôle prépondérant les représentants op­por­tunistes des trade-unions anglais, le prou­dhonisme réformiste petit-bourgeois des pays latins, le blanquisme conspiratif et, en Allemagne, la secte dominée par Lassalle. Bien que les différents programmes et les différentes visions du monde fussent oppo­sées les unes aux autres, les révolutionnaires de l'époque étaient sous la pression énorme du regroupement de la classe ouvrière qui réclamait l'unité. Pendant la première réu­nion à Londres, quasiment personne n'avait la moindre idée de la façon dont ce regrou­pement pourrait avoir lieu. Dans cette situa­tion, les éléments véritablement prolétariens avec Marx à leur tête, ont plaidé pour re­pousser temporairement la clarification théorique entre les différents groupes. Les longues années d'expérience politique des révolutionnaires et la vague internationale de luttes de l'ensemble de la classe devaient être utilisées pour forger l'organisation uni­taire. L'unité internationale de cette organi­sation, incarnée par les organes centraux, le Conseil général en particulier, et par les statuts qui devaient être acceptés par tous les membres, permettrait à l'AIT de clarifier, pas à pas, les divergences poli­tiques et d'atteindre un point de vue unifié. Ce re­groupement à grande échelle avait des chan­ces de réussir tant que la lutte de classe in­ternationale était encore en développe­ment.

La contribution la plus décisive du mar­xisme à la fondation de l'AIT réside donc clairement au ni­veau de la question organi­sationnelle. Les différentes sectes présentes à la réunion de fondation n'ont pas été ca­pables de concréti­ser la volonté de liens internationaux que les ouvriers anglais et français, les premiers, réclamaient. Le groupe bourgeois Atto di fratellanza, adepte de Mazzini, voulait im­poser les statuts conspiratifs d'une secte se­crète. L'« Adresse inaugurale » que Marx, mandaté par la comité organisationnel, a présenté alors, dé­fendait le caractère prolé­tarien et unitaire de l'organisation, et éta­blissait la base in­dispensable pour un travail de clarification ultérieur. Si l'AIT a pu aller plus loin ensuite et dépasser les visions conspiratrices, sectai­res, petites-bourgeoises et utopistes, c'est qu'en premier lieu, ses différents courants, de façon plus ou moins disciplinée, se sont soumis à des règles communes.

La spécificité des bakouninistes, parmi ces différents courants, a résidé dans leur refus de respecter les statuts C'est pourquoi c'est l'Alliance de Bakounine qui faillit détruire le premier parti international du prolétariat. La lutte contre l'Alliance est restée dans l'his­toire comme la grande confrontation entre l'anarchisme et le marxisme. C'est certaine­ment le cas. Mais au coeur de cette confron­tation ne résidaient pas des questions politi­ques générales telles que le rapport à l'Etat, mais des principes organisationnels.

Les proudhoniens par exemple partageaient beaucoup de vues de Bakounine. Mais ils étaient pour la clarification de leurs posi­tions selon les règles de l'organisation. Ils croyaient aussi que les statuts de l'organisa­tion devaient être respectés par tous ses membres sans exception. C'est pourquoi les « collectivistes » belges en particulier ont été capables de s'approcher du marxisme sur d'importantes questions. Leur porte-parole le plus connu, De Paepe, était l'un des princi­paux combattants contre la sorte d'organisa­tion secrète que Bakounine croyait néces­saire.

LA FRATERNITE SECRETE DE BAKOUNINE

Et cette question se trouvait précisément au centre de la lutte de l'AIT contre Bakounine. Les historiens anarchistes aussi admettent le fait que lorsqu'il a rejoint l'AIT en 1869, Bakounine disposait d'une frater­nité secrète avec laquelle il voulait prendre le contrôle de l'AIT.

« Voilà une société qui, sous le masque de l'anarchisme le plus outré, dirige ses coups non contre les gouvernements existants, mais contre les révolutionnaires qui n'ac­ceptent pas son orthodoxie ni sa direction. Fondée par la minorité d'un congrès bour­geois, elle se faufile dans les rangs de l'or­ganisation internationale de la classe ou­vrière, essaie d'abord de la régir et travaille à la désorganiser dès qu'elle voit son plan échouer. Elle substitue effrontément son programme sectaire et ses idées étroites au large programme, aux grandes aspirations de notre Association ; elle organise dans les sections publiques de l'Internationale, ses petites sections secrètes qui, obéissant au même mot d'ordre, en bien des cas réussis­sent à les dominer par leur action concertée d'avance ; elle attaque publiquement, dans ses journaux, tous les éléments qui refusent de s'assujettir à ses volontés ; elle provoque la guerre ouverte - ce sont ses propres mots - dans nos rangs ». Tels sont les termes du rapport « Un complot contre l'Interna­tionale », documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye de 1872.

La lutte de Bakounine et de ses amis contre l'Internationale était à la fois le produit de la situation historique spécifique de l'époque, et de facteurs plus généraux qui existent toujours aujourd'hui. A la base de ses activi­tés, se trouve l'infiltration de l'individua­lisme et du factionnalisme petits-bourgeois, incapables de se soumettre à la volonté et à la discipline de l'organisation. A cela, s'ajoutait l'attitude conspiratrice de la bo­hème déclassée qui ne pouvait se passer de manoeuvres et de complots en faveur de ses propres buts personnels. Le mouvement ou­vrier a toujours été confronté à de telles atti­tudes puisque l'organisation ne peut se met­tre complètement à l'abri de l'influence des autres classes de la société. D'un autre côté, le complot de Bakounine a pris la forme historique concrète d'une organisation se­crète d'un type qui appartenait au passé du mouvement ouvrier de l'époque. Nous de­vrons étudier l'histoire concrète de Bakounine pour être capables de compren­dre ce qui est valable de façon plus géné­rale, ce qui est important pour nous de saisir aujourd'hui.

LE BAKOUNINISME S'OPPOSE A LA RUPTURE DU PROLETARIAT AVEC LE SECTARISME PETIT-BOURGEOIS

La fondation de l'AIT, marquant la fin de la période de contre-révolution ou­verte en 1849, a provoqué des réactions de peur et de haine extrêmement fortes (selon Marx, même exagérées) chez les classes dominan­tes: parmi les vestiges de l'aristo­cratie féo­dale et, surtout, de la part de la bourgeoisie en tant qu'ennemi historique di­rect du pro­létariat. Espions et agents provo­cateurs fu­rent envoyés pour infiltrer ses rangs. Des campagnes de calomnies coor­données, sou­vent hystériques ont été mon­tées contre elle. Ses activités ont été, chaque fois que possible, entravées et réprimées par la po­lice. Ses membres étaient soumis à des pro­cès et jetés en prison. Mais l'inefficacité de ces mesures est rapidement apparue tant que la lutte de classe et les mouvements ré­vo­lutionnaires se développaient. Ce n'est qu'avec la défaite de la Commune de Paris que le désarroi dans les rangs de l'Association a commencé à prendre le des­sus.

Ce qui alarmait le plus la bourgeoisie, à part l'unification internationale de son ennemi, c'était la montée du marxisme et le fait que le mouvement ouvrier abandonnait sa forme sectaire d'organisation clandestine et deve­nait un mouvement de masse. La bourgeoi­sie se sentait bien plus en sécurité tant que le mouvement ouvrier révolutionnaire pre­nait la forme de groupements sectaires, se­crets et fermés, autour d'une figure diri­geante unique, représentant un schéma uto­pique ou un complot, plus ou moins complè­tement isolés du prolétariat dans son en­semble. De telles sectes pouvaient être sur­veillées, infiltrées, dévoyées et manipulées bien plus facilement qu'une organisation de masse dont la force et la sécurité principale résident dans son ancrage dans l'ensemble de la classe ouvrière. Pour la bourgeoisie, c'était avant tout la perspective de l'activité socialiste révolutionnaire envers le proléta­riat comme classe, chose que les sectes de la période précédente ne pouvaient assumer, qui présentait un danger pour sa domination même de classe. Le lien entre le socialisme et la lutte de classe, entre le Manifeste communiste et les vastes mouvements de grève, entre les aspects économiques et po­litiques de la lutte de classe du prolétariat, c'est cela qui a causé à la bourgeoisie tant de nuits blanches à partir de 1864. C'est ce qui explique la sauvagerie incroyable avec la­quelle elle a massacré la Commune de Paris, et la force de la solidarité internationale de toutes les fractions des classes exploiteuses avec ce massacre.

Aussi, l'un des thèmes principaux de la pro­pagande bourgeoise contre l'AIT était l'accu­sation qu'en réalité, une puissante organisa­tion secrète se trouvait derrière elle et qu'elle conspirait pour abattre l'ordre do­mi­nant. Derrière cette propagande qui consti­tuait une excuse de plus aux mesures de ré­pression, il y avait avant tout la tenta­tive de la bourgeoisie de convaincre les ou­vriers que ce dont elle avait toujours le plus peur, c'étaient des conspirateurs et non des mou­vements de masse. Il est clair que les exploi­teurs ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour encourager les différentes sectes et les diffé­rents conspirateurs qui étaient encore actifs dans le mouvement ouvrier, à se déve­lopper au dépens du marxisme et du mou­vement de masse. En Allemagne, Bismarck a encou­ragé la secte lassallienne à résister aux mouvements de masse de la classe et aux traditions marxistes de la Ligue des com­munistes. En France, la presse mais aussi les agents provocateurs ont tenté d'atti­ser la méfiance toujours existante des cons­pira­teurs blanquistes à l'égard de l'activité de masse de l'AIT. Dans les pays sla­ves et la­tins, une campagne hystérique a été montée contre une soi-disant « domination alle­mande » de l'AIT par des « marxistes ado­rant l'Etat autoritaire ».

Mais c'est Bakounine, avant tout, qui s'est senti encouragé par cette propagande. Avant 1864, Bakounine avait, malgré lui, au moins partiellement reconnu la supériorité du marxisme sur sa propre version putschiste petite-bourgeoise du socialisme révolution­naire. Depuis le surgissement de l'AIT et avec l'assaut politique de la bourgeoisie contre elle, Bakounine s'est senti confirmé et renforcé dans sa méfiance envers le mar­xisme et le mouvement prolé­tarien. En Italie qui était devenue le centre de son ac­tivité, les différentes sociétés secrè­tes: les carbonari, Mazzini, la Camorra etc. qui avaient commencé à dénoncer l'AIT et à combattre son influence dans la péninsule, acclamèrent Bakounine comme un « vrai » révolutionnaire. Il y a eu des déclarations publiques demandant que Bakounine prenne la direction de la révolu­tion européenne. Le panslavisme de Bakounine était bienvenu comme allié natu­rel de l'Italie dans sa lutte contre l'occupa­tion des forces autrichiennes. A l'encontre de ça, on rappelait que Marx considérait l'unifi­cation de l'Allemagne comme plus impor­tante pour le développe­ment de la révolution en Europe que l'unifi­cation de l'Italie. Les autorités italiennes comme les parties les plus éclairées des au­torités suisses commen­cèrent à tolérer avec bienveillance la pré­sence de Bakounine alors qu' auparavant, il avait été victime de la répression étatique européenne la plus brutale.

LES DEBATS ORGANISATIONNELS SUR LA QUESTION DE LA CONSPIRATION

Mikhaïl Bakounine, fils d'une gens plutôt pauvre, a d'abord rompu avec son milieu et sa classe à cause d'une grande soif de liberté personnelle, chose qu'on ne pouvait atteindre à l'époque ni dans l'armée, ni dans la bu­reaucratie d'Etat, ni dans la propriété ter­rienne. Cette motivation montre déjà la dis­tance qui sépare sa carrière politique du ca­ractère collectif et discipliné de la classe ou­vrière. A l'époque, le prolétariat existait à peine en Russie.

Quand à l'époque, au début des années 1840, Bakounine arrive en Europe comme réfugié politique, avec déjà derrière lui l'histoire d'une conspiration politique, les débats dans le mouvement ouvrier sur les questions or­ganisationnelles battent déjà leur plein. En France en particulier.

Le mouvement ouvrier révolutionnaire était alors principalement organisé sous forme de sociétés secrètes. Cette forme avait surgi non seulement parce que les organisations ouvrières étaient hors-la-loi, mais aussi parce que le prolétariat, encore numérique­ment faible et à peine sorti de l'artisanat petit-bourgeois, n'avait pas encore trouvé la voie qui lui était propre. Comme l'écrit Marx sur la situation en France:

« On sait que jusqu'en 1830, les bourgeois libéraux étaient à la tête des conjurations contre la Restauration. Après la révolution de Juillet, les bourgeois républicains prirent leur place; le prolétariat déjà formé à la conspiration sous la Restauration, apparut à l'avant-scène dans la mesure où les bour­geois républicains, effrayés par les combats de rue pourtant vains, reculaient devant les conspirations. La "Société des Saisons" avec laquelle Blanqui et Barbès firent les émeutes de 1830 était déjà exclusivement prolétarienne, tout comme l'étaient, après la défaite, les "Nouvelles Saisons" (...). Ces conspirations n'englobèrent jamais, naturel­lement, la grande masse du prolétariat pa­risien (...). » (Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rhénane - Revue politique et éco­nomique, IV, avril 1850, compte rendu des ouvrages suivants : A. Chenu, Les Conspirateurs. Les sociétés secrètes, La préfecture de police sous Caussidière. Les corps francs, Paris, 1850 ; Lucien de la Hodde, La naissance de la République en février 1848.)

Mais les éléments prolétariens ne se sont pas limités à cette rupture décisive avec la bourgeoisie. Ils ont commencé à mettre en question dans la pratique la domination des conspirations et des conspirateurs.

« A mesure que le prolétariat parisien entre lui-même en scène en tant que parti, ces conspirateurs perdirent leur influence diri­geante, furent dispersés et trouvèrent une dangereuse concurrence dans les sociétés secrètes prolétariennes qui ne se propo­saient pas comme but immédiat l'insurrec­tion, mais l'organisation et la formation du prolétariat. Déjà l'insurrection de 1839 avait un caractère nettement prolétarien et communiste. Mais après elle, il y eut des scissions à propos desquelles les vieux conspirateurs se désolent vraiment. Or il s'agissait de scissions qui découlaient du besoin des ouvriers de s'entendre sur leurs intérêts de classe et qui se manifestaient en partie dans les vieilles conjurations et en partie dans les nouvelles sociétés de propa­gande. L'agitation communiste que Cabet entreprit avec force aussitôt après 1839, les polémiques qui s'élevèrent au sein même du parti communiste, débordèrent le cadre des conspirateurs. Chenu comme de la Hodde reconnaissent que les communistes étaient de loin la fraction la plus puissante du pro­létariat révolutionnaire de l'époque de la révolution de février. Les conspirateurs, afin de ne pas perdre leur influence sur les ouvriers et, par là, leur contrepoids vis-à-vis des "habits noirs" (en français dans le texte), durent suivre ce mouvement et adop­ter des idées socialistes ou communistes. » (ibid.)

La conclusion intermédiaire de ce processus fut la Ligue des communistes qui non seu­lement a adopté le Manifeste communiste mais également les premiers statuts proléta­riens d'un parti de classe libéré de toute conspiration :

« Par conséquent, la Ligue des communistes n'était pas une société conspiratrice, mais une société qui s'efforçait en secret de créer l'organisation du parti prolétarien, étant donné que le prolétariat allemand est offi­ciellement privé igni et aqua, du droit d'écrire, de parler et de s'associer. Dire qu'une telle société conspire n'est vrai que dans la mesure où vapeur et électricité conspirent contre le statu quo. » (Marx, Révélations sur le procès des communistes à Cologne, 1853)

C'est également cette question qui a mené à la scission de la tendance Willich-Schapper.

« Ainsi, une fraction se détacha - ou, si l'on préfère, fut détachée - de la Ligue des com­munistes ; elle réclamait sinon des conspi­rations réelles, du moins l'apparence de la conspiration, partant l'alliance directe avec les démocratiques héros du jour - la frac­tion Willich-Schapper. »

Ce qui a insatisfait ces gens, est la même chose qui a éloigné Bakounine du mouve­ment ouvrier.

« Il est évident qu'une telle société secrète qui a pour but la création non pas du parti de gouvernement mais du parti d'opposition de l'avenir ne pouvait guère séduire des in­dividus qui, d'une part, veulent masquer leur nullité personnelle en se rengorgeant sous le manteau théâtral des conspirations, et, d'autre part, désirent satisfaire leur ambi­tion bornée le jour de la prochaine révolu­tion, mais avant tout avoir un semblant d'importance momentanée, participer à la curée démagogique et être bien accueillis par les charlatans démocratiques. » (ibid.)

Après la défaite des révolutions européennes de 1848-49, la Ligue a démontré une der­nière fois à quel point elle avait dépassé la nature de secte. Elle a tenté, à travers un re­groupement avec les chartistes en Angleterre et les blanquistes en France, de fonder une nouvelle organisation internationale : la Société universelle des communistes révo­lutionnaires. Une telle organisation devait être régie par des statuts applicables à tous ses membres internationalement, abolissant la division entre une direction secrète et des membres considérés comme une masse de manoeuvre. Ce projet, tout comme la Ligue elle-même, s'est effondré à cause du recul international du prolétariat après la défaite de la révolution. C'est pourquoi ce n'est que plus de dix ans plus tard, avec l'apparition d'une nouvelle vague prolétarienne et la fon­dation de l'AIT, que le coup décisif contre le sectarisme a pu être porté.

LES PREMIERS PRINCIPES ORGANISATIONNELS PROLETARIENS

A l'époque où Bakounine est revenu de Sibérie en Europe occidentale au début des années 1860, les premières principales le­çons de la lutte organisationnelle du prolé­tariat avaient déjà été tirées et étaient à la portée de quiconque voulait les assimiler. Ces leçons avaient été acquises à travers des années d'expérience amère durant lesquelles les ouvriers avaient été logiquement utilisés comme chair à canon par la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie dans leur propre lutte contre le féodalisme. Durant cette lutte, les éléments révolutionnaires prolétariens s'étaient séparés de la bourgeoisie non seu­lement politiquement mais aussi organisa­tionnellement, et avaient développé des principes d'organisation en accord avec leur propre nature de classe. Les nouveaux sta­tuts définissaient l'organisation comme un organisme conscient, collectif et uni. La sé­paration entre la base composée d'ouvriers inconscients de la vie politique réelle de l'organisation et la direction composée de conspirateurs professionnels, était surmon­tée. Les nouveaux principes de centralisa­tion rigoureuse, y compris l'organisation du travail illégal, excluaient la possibilité d'une organisation secrète au sein de l'organisation ou à sa tête. Alors que la petite-bourgeoisie et surtout les éléments déclassés radicalisés avaient justifié la nécessité d'un fonctionne­ment secret d'une partie de l'organisation par rapport à l'ensemble de celle-ci comme moyen de se protéger envers l'ennemi de classe, la nouvelle compréhension proléta­rienne montrait que, précisément, cette élite conspiratrice amenait à l'infiltration par la classe ennemie, en particulier par la police politique, dans les rangs prolétariens. C'est avant tout la Ligue de Communistes qui a démontré que la transparence et la solidité organisationnelles constituent la meilleure protection contre la destruction par l'Etat.

Marx avait déjà dressé un portrait des conspirateurs de Paris avant la révolution de 1848 qui pouvait aisément s'appliquer à Bakounine. Nous y trouvons une expression claire de la critique de la nature petite-bour­geoise du sectarisme qui ouvrait largement la porte non seulement à la police, mais aussi à la bohème déclasseé.

« Leur existence incertaine, dépendant pour chacun pris à part, plus du hasard que de leur activité ; leur vie déréglée dont les seuls points d'attache sont les tavernes des marchands de vin, ces lieux de rendez-vous des conspirateurs ; leurs inévitables accoin­tances avec toutes sortes de gens louches, tout cela les situe dans ces milieux que l'on appelle à Paris la bohème. Ces bohèmes démocrates d'origine prolétarienne - il existe aussi une bohème d'origine bour­geoise, ces démocrates flâneurs et ces pi­liers d'estaminet - sont ou bien des ouvriers qui ont abandonné leur métier et sont tom­bés en complète dissolution, ou bien des su­jets qui proviennent du lumpenprolétariat et dont toutes les habitudes dissolues de cette classe se retrouvent dans leur nouvelle existence. On conçoit comment, dans ces conditions, quelques repris de justice se trouvent mêlés presque à tous les procès de conspiration.

Toute la vie de ces conspirateurs de profes­sion porte la marque de la bohème. Sergents recruteurs de la conjuration, ils traînent de marchand de vin en marchand de vin, pren­nent le pouls des ouvriers, choisissent leurs gens, les attirent dans la conjuration à force d'enjôlement et en faisant payer soit à la caisse de la société soit au nouvel ami les litres de l'inévitable consommation. (...) à chaque instant il peut être appelé aux barri­cades et y tomber ; au moindre de ses pas, la police lui tend des pièges qui peuvent l'amener en prison ou même aux galères. De tels périls pimentent le métier et en font le charme : plus grande est l'incertitude, plus le conspirateur s'empresse de retenir la jouissance du moment. En même temps, l'habitude du danger le rend au plus haut point indiffèrent à la vie et à la liberté. » (ibid.)

Il va sans dire que ces gens « (...) méprisent au plus haut point la préparation théorique des ouvriers quant à leurs intérêts de classe. » (ibid.)

« Le trait essentiel de la vie du conspirateur, c'est la lutte contre la police, avec laquelle il a en fait exactement le même rapport que les voleurs et les prostituées. La police ne tolère pas seulement les conspirations comme un mal nécessaire : elle les tolère comme des centres faciles à surveiller. (...) Les conjurés sont en contact incessant avec la police, ils entrent à tout moment en col­lusion avec elle ; ils font la chasse aux mou­chards, comme les mouchards font la chasse aux conspirateurs. L'espionnage est l'une de leurs occupations majeures. Aussi, dans ces conditions, pas étonnant que, facilité par la misère et la prison, par les menaces et les promesses, s'effectue le petit saut qui sépare le conspirateur artisanal de l'espion de po­lice stipendié. » (ibid.)

Telle est la compréhension qui se trouve à la base des statuts de l'AIT et qui a assez in­quiété la bourgeoisie pour qu'elle exprime ouvertement sa préférence pour Bakounine.

LA POLITIQUE DE CONSPIRATION BAKOUNINE EN ITALIE

Pour comprendre comment Bakounine a pu finir par être manipulé par les classes domi­nantes contre l'AIT, il est néces­saire de rappeler brièvement sa trajectoire politique ainsi que la situation en Italie après 1864. Les historiens anarchistes chantent les louanges du « grand travail ré­volution­naire » de Bakounine en Italie où il a créé une série de sectes secrètes et tenté d'infil­trer et de gagner de l'influence dans différen­tes « conspirations ». Ils pensent générale­ment que c'est l'Italie qui a hissé Bakounine sur le piédestal de « pape de l'Europe révo­lutionnaire ». Mais comme ils évitent soi­gneusement de rentrer dans les détails de la réalité de ce milieu, il nous faut ici les dé­ranger.

Bakounine a gagné sa réputation au sein du camp socialiste grâce à sa participation à la révolution de 1848-49 en tant que dirigeant à Dresde. Emprisonné, extradé en Russie et finalement banni en Sibérie, Bakounine n'est pas revenu en Europe avant de réussir à s'en­fuir en 1861. Dès qu'il est arrivé à Londres, il est allé voir Herzen, le leader révolution­naire libéral russe bien connu. Là, il a im­médiatement commencé à regrouper, indé­pendamment d'Herzen, l'émigration politique autour de sa propre personne. C'était un cercle de slaves que Bakounine s'est attaché à travers un panslavisme teinté d'anar­chisme. Il s'est tenu éloigné du mouvement ouvrier anglais comme des communistes, surtout du club éducatif des ouvriers alle­mands à Londres. N'ayant pas de possibilité de conspiration (la fondation de l'AIT se préparait), il est parti en Italie en 1864 cher­cher des disciples pour son « panslavisme » réactionnaire et ses groupements secrets.

« En Italie, il trouva une quantité de socié­tés politiques secrètes ; il trouva une intelli­gentsia déclassée prête à tout instant à se laisser entraîner dans les complots, une masse paysanne constamment au bord de la famine et enfin un lumpenprolétariat grouillant, représenté surtout par les lazza­roni de Naples, ville où après un bref séjour à Florence, il n'avait pas tardé à aller s'établir et où il vécut plusieurs années. » (Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, 1918)

Bakounine a fui les ouvriers d'Europe occi­dentale pour les déclassés d'Italie.

LES SOCIETES SECRETES COMME VEHICULES DE REVOLTE

Dans la période de réaction qui a suivi la dé­faite de Napoléon durant laquelle la Sainte Alliance sous Metternich appliquait le prin­cipe de l'intervention armée contre tout sou­lèvement social, les classes de la société exclues du pouvoir étaient obligées de s'or­ganiser en sociétés secrètes. Ce n'était pas le cas seulement pour les ouvriers, la petite-bourgeoisie et la paysannerie, mais égale­ment pour des parties de la bourgeoisie libé­rale et même les aristocrates insatisfaits. Presque toutes les conspirations à partir de 1820, celles des décembristes en Russie ou des carbonari en Italie, s'organisaient selon le modèle de la franc-maçonnerie qui avait surgi en Angleterre au 17e siècle et dont les buts de « fraternité internationale » et de résistance à l'Eglise catholique avaient attiré des européens éclairés tels que Diderot et Voltaire, Lessing et Goethe, Pouchkine, etc. Mais comme beaucoup de choses en ce « siècle des lumières », comme les « despotes éclairés » tels que Catherine, Frédéric le Grand ou Marie-Thérèse, la franc-maçonnerie avait une essence réac­tionnaire sous la forme d'une idéologie mys­tique, d'une organisation élitiste avec diffé­rents « grades » d'« initiation », de son ca­ractère aristocratique ténébreux, de ses pen­chants à la conspiration et à la manipulation. En Italie, qui était à l'époque la Mecque des sociétés secrètes non prolétariennes, des manoeuvres et des conspirations débridées, les gulefi, federati, adelfi et carbonari se sont développés à partir de 1820 et 1830. La plus fameuse d'entre elles, les carbonari, était une société secrète terroriste, défendant un mysticisme catholique et dont les structu­res et les « symboles » venaient de la franc-maçonnerie.

Mais à l'époque où Bakounine est allé en Italie, les carbonari se trouvaient déjà dans l'ombre de la conspiration de Mazzini. Les mazzinistes représentaient un pas en avant par rapport aux carbonari puisqu'ils luttaient pour une république italienne unie et cen­tralisée. Non seulement Mazzini travaillait souterrainement, mais il faisait aussi de l'agitation vers la population. Après 1848, des sections ouvrières se sont même for­mées. Mazzini représentait aussi un progrès organisationnel puisqu'il a aboli le système des carbonari selon lequel les militants de base devaient suivre aveuglément et sans connaissance les ordres de la direction sous peine de mort. Mais, dès que l'AIT s'est éri­gée en force indépendante de son contrôle, Mazzini a commencé à la combat­tre comme une menace à son propre mou­vement natio­naliste.

Quand Bakounine est arrivé à Naples, il a immédiatement mené la lutte contre Mazzini - mais du point de vue des carbonari dont il défendait les méthodes ! Loin d'être sur ses gardes, Bakounine s'est plongé dans tout ce milieu non transparent afin de prendre la di­rection du mouvement conspiratif. Il a fondé l'Alliance de la social-démocratie avec, à sa direction, la Fraternité internationale se­crète, un « ordre de révolutionnaires dis­ciplinés ».

UN MILIEU MANIPULE PAR LA REACTION

L'aristocrate révolutionnaire déclassé Bakounine a trouvé en Italie un terrain en­core bien plus adapté qu'en Russie. C'est là que sa conception organisationnelle a muri jusqu'à son plein épanouissement. C'était un sombre marais où s'est développée toute une série d'organisations anti-prolétariennes. Ces groupements d'aristocrates ruinés, souvent dépravés, de jeunes déclassés ou même de purs criminels lui paraissaient plus révolu­tionnaires que le prolétariat. L'un de ces groupes était la Camorra qui correspondait à la vision romantique de Bakounine sur le banditisme révolutionnaire. La domination de la Camorra, organisation secrète venant d'une organisation de forçats à Naples, était devenue quasi officielle après l'amnistie de 1860. En Sicile, vers la même époque, l'aile armée de l'aristocratie rurale dépossédée infiltrait l'organisation locale secrète de Mazzini. A partir de ce moment-là, elle s'est appelée « Mafia », ce qui correspondait aux initiales de son slogan de bataille « Mazzini Autorizza Furti, Incendi, Avvelenamenti » (« Mazzini autorise le vol, l'incendie, l'em­poisonnement »). Bakounine n'a pas su dé­noncer ces éléments, ni se distancier claire­ment d'eux.

Dans ce milieu, la manipulation directe de l'Etat ne manquait pas non plus. Nous pou­vons être sûrs que cette manipulation a joué un rôle dans la façon dont le milieu italien a célébré Bakounine comme la véritable alter­native révolutionnaire face à la « dictature allemande de Marx ». Cette propagande était en fait identique à celle que répan­daient les organes de police de Louis-Napoléon en France.

Comme nous le dit Engels, les carbonari et beaucoup de groupes similaires étaient ma­nipulés et infiltrés par les services secrets russes et d'autres (voir Engels, La politique étrangère du tsarisme russe). Cette infiltra­tion d'Etat s'est surtout renforcée après la dé­faite de la révolution européenne de 1848. Le dictateur français, l'aventurier Louis-Napoléon qui, après la défaite de cette révo­lution, est devenu le fer de lance de la con­tre-révolution qui a suivi, s'est allié à Palmerston à Londres mais surtout avec la Russie afin de maintenir à terre le proléta­riat européen. A partir de 1864, la police se­crète de Louis-Napoléon était surtout en ac­tion pour détruire l'AIT. Un de ses agents était « M. Vogt », associé de Lassalle, qui a calomnié Marx en public comme étant pré­tendument à la tête d'un gang de chantage.

Mais l'axe principal de la diplomatie secrète de Louis-Napoléon se trouvait en Italie où la France essayait d'exploiter le mouvement national à ses propres fins. En 1859, Marx et Engels ont souligné qu'à la tête de l'Etat français se trouvait un ex-membre des car­bonari (La politique monétaire en Europe - La position de Louis Napoléon).

Bakounine qui se trouvait dans ce marais jusqu'au cou croyait, évidemment, qu'il pour­rait manipuler ce tas d'ordures pour ses pro­pres buts révolutionnaires. En fait, c'est lui qui était manipulé. Jusqu'à ce jour, nous ne connaissons pas en détail tous les « éléments » avec lesquels il « conspirait ». Mais il existe quelques indications. Par exemple, en 1865, Bakounine rédige, comme le rapporte l'historien anarchiste Max Nettlau, ses Manuscrits maçonniques, « un écrit qui se fixait pour but de proposer les idées de Bakounine à la franc-maçonne­rie italienne. »

« Les manuscrits maçonniques font réfé­rence au Syllabus de triste réputation, la condamnation par le Pape de la pensée hu­maine en décembre 1864 ; Bakounine vou­lait se joindre à l'indignation soulevée con­tre la papauté pour pousser en avant la franc-maçonnerie ou sa fraction susceptible d'évoluer ; il commence même en disant que pour redevenir un corps vivant et utile, la franc-maçonnerie doit se remettre sérieuse­ment au service de l'humanité. » (Max Nettlau, Histoire de l'anarchisme, tome 2)

Nettlau essaie même de prouver fièrement, en comparant différentes citations, que Bakounine avait influencé la pensée de la franc-maçonnerie à l'époque. C'était en réa­lité l'inverse. C'est à cette époque que Bakounine a adopté des parties de l'idéolo­gie de société secrète mystique de la franc-maçonnerie. Une vision du monde qu'Engels décrivait déjà parfaitement à la fin des an­nées 40 à propos d'Heinzen.

« Il prend les écrivains communistes pour des prophètes ou des prêtres qui détiennent pour eux une sagesse secrète qu'ils cachent aux non-initiés pour les tenir en tutelle (...) comme si les représentants du communisme avaient intérêt à maintenir les ouvriers dans l'obscurité, comme s'ils manipulaient ceux-ci ainsi que les illuminés du siècle dernier voulaient manipuler le peuple. » (Engels, Les Communistes et Karl Heinzen, 1847)

Là réside également la clé du « mystère » bakouniniste selon lequel dans la société anarchiste future, sans Etat ni autorité, il faudra toujours une société secrète.

Marx et Engels, sans penser à Bakounine, ont exprimé cela par rapport au philosophe anglais, pseudo-socialiste à une époque, Carlyle:

« La différence de classes, historiquement produite, devient ainsi une différence natu­relle que l'on doit reconnaître et vénérer comme une partie de l'éternelle loi de la nature, en s'inclinant devant ce qui est noble et sage dans la nature: le culte du génie. Toute la conception du processus de déve­loppement historique devient une pâle tri­vialité de la sagesse des illuminés et des francs-maçons du siècle passé (...). Nous voici ramenés à la vieille question de savoir qui devrait en fait régner, question débattue de long en large avec une superbe aussi fu­tile qu'altière ; elle reçoit en fin de compte la réponse logique : règneront ceux qui pos­sèdent noblesse, sagesse et savoir (...) » (Engels, La Nouvelle Gazette rhénane - Revue économique et politique, IV, 1850, compte rendu de l'ouvrage de Carlyle : Latter-Day Pamphlets)

BAKOUNINE « DECOUVRE » L'INTERNATIONALE

Dès le début, la bourgeoisie européenne a essayé d'utiliser le marais des sociétés secrè­tes italiennes contre l'Internationale. Déjà lors de sa fondation en 1864 à Londres, les tenants de Mazzini lui-même avaient tenté d'imposer leurs propres statuts sectaires et de prendre donc le contrôle de l'Association. Le représentant de Mazzini à ce moment, Major Wolff, devait plus tard être démasqué comme un agent de la police. Après l'échec de cette tentative, la bourgeoisie a mis sur pied la Ligue pour la paix et la liberté, et l'a utilisée pour attirer Bakounine dans la toile d'araignée de ceux qui voulaient miner l'AIT.

Bakounine attendait la « révolution » en Italie. Tandis qu'il manoeuvrait dans le ma­rais de la noblesse ruinée, de la jeunesse déclassée et du lumpen-prolétariat urbain, l'Association internationale des travailleurs s'était dressée, sans sa participation, jusqu'à devenir la force révolutionnaire dominante dans le monde. Bakounine a dû reconnaître que dans sa tentative de devenir le pape ré­volutionnaire de l'Europe, il avait choisi le mauvais cheval. C'est alors, en 1867, que la Ligue pour la paix et la liberté fut fondée, de façon évidente, contre l'AIT. Bakounine et sa « fraternité » a rejoint la Ligue dans le but d'« unir la Ligue, avec la Fraternité en son sein comme force révolu­tionnaire ins­piratrice, avec l'Internationale » (Nettlau, ibid.).

Assez logiquement mais sans même s'en apercevoir lui-même, en faisant ce pas, Bakounine devenait le fer de lance de la tentative des classes dominantes de détruire l'AIT.

LA « LIGUE POUR LA PAIX ET LA LIBERTE »

La Ligue, à l'origine idée du chef guérillero italien Garibaldi et du poète français Victor Hugo, fut fondée plus particulièrement par la bourgeoisie suisse et soutenue par des parties des sociétés secrètes italiennes. Sa propagande pacifiste de désarmement et sa revendication des « Etats Unis d'Europe » avaient en réalité comme but principal d'af­faiblir et diviser l'AIT. A une époque où l'Europe était divisée en une partie occiden­tale au capitalisme déve­loppé et une partie orientale « féodale » sous le knout russe, l'appel au désarmement constituait une re­vendication favorisée par la diplomatie russe. L'AIT comme tout le mouvement ou­vrier avait, dès le dé­but, adopté le slogan du rétablissement d'une Pologne démocrati­que comme rempart con­tre la Russie qui, bien des fois, constituait le pilier de la réac­tion européenne. La Ligue dénonçait main­tenant cette politique comme « militariste », tandis que le panslavisme de Bakounine était présenté comme étant vrai­ment révo­lutionnaire et dirigé contre tous les milita­rismes. De cette façon, la bourgeoisie a ren­forcé les bakouninistes contre l'AIT

« L'Alliance de la démocratie socialiste est d'origine toute bourgeoise. Elle n'est pas is­sue de l'Internationale ; elle est le rejeton de la Ligue pour la paix et la liberté, société mort-née de républicains bourgeois. L'Internationale était déjà fortement établie quand Mikhaïl Bakounine se mit en tête de jouer un rôle comme émancipateur du prolé­tariat. Elle ne lui offrit que le champ d'ac­tion commun à tous ses membres. Pour y devenir quelque chose, il aurait d'abord dû y gagner ses éperons par un travail assidu et dévoué ; il crut trouver meilleure chance et une route plus facile du côté des bour­geois de la Ligue. » (« Un complot contre l'Internationale, l'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association Internationale des Travailleurs », rapport et documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye).

La proposition que Bakounine lui-même avait faite, d'une alliance de la Ligue et de l'AIT fut cependant rejetée par le congrès de Bruxelles de l'AIT. A cette époque, il deve­nait déjà clair également qu'une majorité écrasante rejetterait l'abandon du soutien à la Pologne contre la réaction russe. Aussi n'y avait-il rien d'autre à faire pour Bakounine que de rejoindre l'AIT afin de la saper de l'intérieur. Cette orientation fut soutenue par la direction de la Ligue au sein de laquelle il avait déjà établi une base puissante.

« L'alliance entre bourgeois et travailleurs rêvée par Bakounine ne devait pas se limiter à une alliance publique. Les statuts secrets de l'Alliance de la démocratie socialiste (...) contiennent des indications qui montrent qu'au sein même de la Ligue, Bakounine avait jeté les bases d'une société secrète qui devait la mener. Non seulement les noms des groupes directeurs sont identiques à ceux de la Ligue (...) mais les statuts secrets décla­rent que la "plus grande partie des membres fondateurs de l'Alliance"sont des "ci-devant membres du Congrès de Berne". » (ibid.)

Ceux qui connaissent la politique de la Ligue peuvent supposer que dès le début, elle a été créée pour utiliser Bakounine contre l'AIT - une tâche pour la­quelle Bakounine avait été bien préparé en Italie. Le fait également que plusieurs acti­vistes proches de Bakounine et de la Ligue furent ultérieurement démasqués comme agents de la police, parle dans ce sens. En fait, rien ne pouvait être plus dangereux pour l'AIT que la corrosion de l'intérieur à travers des élé­ments qui n'étaient pas, eux-mêmes, des agents de l'Etat et qui avaient une certaine réputation dans le mouvement ouvrier, mais poursui­vaient leurs propres buts personnels aux dé­pens du mouvement.

Même si Bakounine ne voulait pas servir de cette manière la contre-révolution, lui et ses semblables en portent l'entière responsabili­té à travers la façon dont ils se sont mis aux côtés des éléments les plus réactionnaires et sinistres de la classe dominante.

Il est vrai que l'Internationale ouvrière était consciente des dangers que représentait une telle infiltration. La conférence des délégués de Londres par exemple a adopté la résolu­tion suivante:

« Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association internationale des tra­vailleurs est momentanément devenue im­praticable, par suite de l'intervention gou­vernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de sections internationales sous forme de so­ciété secrète est et reste formellement in­terdite. » (« Résolution générale relative aux pays où l'organisation régulière de l'Internationale est entravée par le gouver­nement » adoptée à la conférence de Londres, septembre 1871)

Marx qui avait proposé la résolution, la jus­tifia ainsi:

« En France et en Italie, où il y a une situa­tion politique telle, que s'associer constitue un acte répréhensible, les gens seront très fortement enclins à se laisser entraîner dans des sociétés secrètes dont le résultat est toujours négatif. Au demeurant, ce type d'organisation se trouve en contradiction avec le développement du mouvement prolé­tarien, car ces sociétés, au lieu d'éduquer les ouvriers, les soumettent à des lois au­tori­taires et mystiques qui empêchent leur autonomie et détournent leur con­science dans une fausse direction. » (Intervention de Marx à la conférence de Londres de septem­bre 1871)

Néanmoins, malgré cette vigilance, l'Alliance de Bakounine a réussi à pénétrer l'Internationale. Dans le second article de cette série, nous décrirons la lutte dans les rangs de celle-ci, allant aux racines des dif­férentes conceptions de l'organisation et du militantisme entre le parti du prolétariat et la secte petite-bourgeoise.

KR.

 


[1] [52]. Il est clair que le point de départ pour la fondation d'une organisation révolutionnaire est l'accord sur un programme politique. Rien n'est plus étranger au marxisme, et plus généralement au mouvement ouvrier, que les regroupements sans principes programmatiques. Cela-dit, le programme du prolétariat, contrairement à la vision défendue par le courant bordiguiste, n'est pas donné une fois pour toutes. Au contraire, il se développe, s'enrichit, corrige éventuellement ses erreurs à travers l'expérience vivante de la classe. Au moment de la fondation de l'AIT, c'est-à-dire des premiers pas du mouvement ouvrier, l'essentiel de ce programme, ce qui établit l'appartenance d'une organisation au camp prolétarien, se résume en quelques principes généraux que l'on trouve dans les considérants des statuts de l'Internationale. Or, justement, Bakounine et ses adeptes ne remettent pas en cause ces considérants. Leur attaque contre l'AIT porte principalement contre les statuts eux-mêmes, les règles de fonctionnement. Cela ne veut pas dire cependant qu'on puisse établir une séparation entre programme et statuts. Du fait même que ces derniers expriment et concrétisent des principes essentiels propres à la classe ouvrière et à nulle autre classe, ils sont partie intégrante du programme.

 

 

Conscience et organisation: 

  • La première Internationale [53]

Approfondir: 

  • Questions d'organisation [54]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]
  • L'organisation révolutionnaire [56]

Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [12° partie]

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1883-1895 LES PARTIS SOCIALDEMOCRATES FONT AVANCER LA CAUSE DU COMMUNISME

Cette série arrive maintenant à l'époque qui a suivi la mort de Marx en 1883 ; c'est une coïncidence que la majeure partie des matériaux que nous allons examiner dans les deux articles qui suivent, se situent dans les années qui séparent la mort de Marx et celle d'Engels, qui a eu lieu il y a 100 ans ce mois-ci. L'immensité de la contribution de Marx à une compréhension scientifique du communisme a fait qu'une partie considérable de cette série a été consacrée au travail de cette grande figure du mouvement ouvrier. Mais, de la même façon que Marx n'a pas inventé le communisme (voir le 2e article de cette série: " Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme ", dans la Revue internationale n' 69), le mouvement communiste n'a pas arrêté l'élaboration et la clarification de ses buts historiques avec la mort de Marx. Cette tâche fut poursuivie par les partis social-démocrates ou socialistes qui commencèrent à devenir une force considérable durant les deux dernières décennies du 19e siècle; le camarade et ami de toute la vie de Marx, Engels, a naturellement joué un rôle clé dans la poursuite de ce travail. Comme nous le verrons, il n'était pas le seul; mais nous ne pouvons certainement pas rendre à Engels d'hommage plus militant que de montrer l'importance de la part qu'il a prise dans la définition du projet communiste de la classe ouvrière.

Il y a aujourd’hui beaucoup de courants qui pensent que se réclamer du communisme révolutionnaire signifie rejeter les vêtements de la social-démocratie, renier toute la période qui va de la mort de Marx à la première guerre mondiale (au moins) comme étant une sorte de période noire ou de chemin évolutionniste sans issue sur la route qui mène de Marx jusqu'à eux. Les conseillistes, les modernistes, les anarcho-bor­diguistes comme le Groupe communiste internationaliste (GCI) et une foule d'autres sous-espèces du marais affirment que, loin d'avoir apporté quelque chose à notre compréhension de la révolution communiste, les partis socialistes n'étaient rien d'autre que des instruments d'intégration du prolétariat dans la société bourgeoise. La « preuve » en résiderait principalement dans les activités syndicales et parlementaires de la Social-démocratie. En même temps ils pensent que le véritable but de ces partis, la société à laquelle ces derniers se référaient le plus fréquemment comme étant le " socialisme " n'était en réalité qu'une forme de capitalisme d’Etat. Bref, les partis qui se disent " socialistes " aujourd'hui le Labour Party de Blair, les Partis Socialistes de Mitterrand et Gonzales seraient en fait les héritiers légitimes des partis social-démocrates des années 1880, 1890 et 1900.

Pour certains de ces courants " anti-social­démocrates ", le communisme authentique ne fut restauré qu'avec Lénine, Luxemburg et leurs semblables après la 1ère guerre mondiale, après la mort définitive de la 2e Internationale et la trahison de ses partis. D'autres, plus " radicaux ", ont découvert que Bolcheviks et Spartakistes n'étaient eux-mêmes rien d'autre que des restes de la so­cial-démocratie: les premiers véritables révolutionnaires du 20e siècle seraient donc les communistes de gauche des années 1920 et 1930. Mais puisqu'il existe une continuité directe entre les Gauches social-démocrates (c'est-à-dire non seulement les courants de Lénine et Luxemburg, mais aussi de Pannekoek, Gorter, Bordiga et d'autres) et la gauche communiste ultérieure, nos ultra-radicaux souvent, pour être surs de ne pas se tromper, considèrent personne d'autre qu'eux-mêmes comme premiers communistes véritables de ce siècle. Qui plus est, ce radicalisme rétrospectif sans vergogne est également appliqué aux précurseurs de la social-démocratie: d'abord à Engels qui, nous dit-on, n'aurait jamais véritablement acquis la méthode de Marx et serait certainement devenu, a peu près, un vieux réformiste à la fin de sa vie; et puis, assez souvent, la hache s'abat sur Marx lui-même et son insistance fastidieuse sur des notions "bourgeoises " telles que la science ou le progrès et le déclin historiques. Par une étrange coïncidence, la découverte finale est souvent la suivante : la véritable tradition révolutionnaire se trouve dans la révolte courageuse des Ludistes ou... de Michel Bakounine.

Le CCI a déjà consacré tout un article à ce type d’arguments dans la Revue internationale n° 50, dans la série en défense de la notion de décadence du capitalisme. Nous n'avons pas l’intention de répéter ici tous les contre-arguments. II suffit de dire que la " méthode " sur laquelle se basent de tels arguments est précisément celle de l’anarchisme a-historique, idéaliste et moralisateur. Pour l’anarchisme, la conscience n'est pas considérée comme le produit d'un mouvement collectif évoluant historiquement. C’est pourquoi, les véritables lignes de continuité et de discontinuité du mouvement réel ne présentent pas d'intérêt pour lui. Aussi, les idées révolutionnaires cessent d’être le produit d’une classe révolutionnaire et de ses organisations, mais deviennent, pas essence, 1’inspiration de brillants individus ou cercles d’initiés. D'où l'incapacité pathétique des " anti-social-démocrates " à voir que 1es groupes et conceptions révolutionnaires d’aujourd’hui n'ont pas surgi tout faits, tels Athéna du front de Zeus, mais sont les descendants organiques d'un long processus de gestation, de toute une série de luttes au sein du mouvement ouvrier: la lutte pour construire la Ligue des communistes contre les vestiges de l’utopisme et du sectarisme; la lutte de la tendance marxiste dans l’AIT contre le " socialisme d Etat " d'un côté et l’anarchisme de l'autre; la lutte pour construire 1a Seconde Internationale sur une base marxiste et, plus tard, la lutte des Gauches pour la maintenir sur cette base marxiste contre le développement du révisionnisme et du centrisme ; la lutte de ces mêmes Gauches pour former la Troisième Internationale après la mort de la Seconde,et la lutte des tractions de Gauche contre la dégénérescence de 1’internationale Communiste, durant le reflux de la vague révolutionnaire d’après-guerre ; la lutte de ces fractions pour préserver les principes communistes et développer la théorie communiste durant les années noires de la contre-révolution ; la lutte pour la réappropriation des positions communistes avec la reprise historique du prolétariat à la fin des années 1960. En fait, le thème central de cette série d'articles a été de démontrer que notre compréhension des buts et des moyens de la révolution communiste n'aurait jamais existé sans cette suite de combats.

Mais une compréhension de ce qu'est la société communiste et des moyens d'y parvenir ne peut exister dans le vide, dans la seule tête d'individus privilégiés. Elle se développe et est défendue dans et par les organisations collectives de la classe ouvrière, et les luttes que l'on mentionne ci-dessus n'étaient rien d'autre que des luttes pour l'organisation révolutionnaire, des luttes pour le parti. La conscience communiste d'aujour­d'hui n'existerait pas sans la chaîne des organisations prolétariennes qui nous relie aux débuts mêmes du mouvement ouvrier.

Pour les anarchistes, au contraire, la lutte qui les relie au passé est une lutte contre le parti puisque l’idéologie anarchiste reflète la résistance désespérée de la petite-bourgeoisie contre les précieux acquis organisationnels de la classe ouvrière. Le combat marxiste contre faction destructrice des Bakouninistes dans l’AIT a prélevé un lourd tribut sur cette dernière. Mais le fait que ce combat fut un succès historique, sinon immédiat, a été confirmé par la formation des partis social-démocrates et de la Seconde Internationale, sur des bases bien plus avancées que celles de l’Association Internationale des Travailleurs. Alors que cette dernière était une collection hétérogène de tendances politiques différentes, les partis socialistes se formèrent explicitement sur la base du marxisme ; alors que l'AIT combinait les tâches politiques à celles des organisations unitaires de la classe, les partis politiques de la Deuxième Internationale étaient tout-à-fait distincts des organisations unitaires de la classe de cette époque, les syndicats. C'est pourquoi, malgré toutes leurs critiques à ses faiblesses programmatiques, le principal parti social-démocrate de l'époque, le SPD allemand, reçut le soutien enthousiaste de Marx et Engels.

Nous n'entrerons pas plus avant, ici, dans la question spécifique de l'organisation bien que, précisément parce qu'elle est si fondamentale et constitue une condition sine qua non pour toute activité révolutionnaire, elle réapparaitra inévitablement dans la dernière partie de cette étude, comme elle fa fait dans les parties précédentes. Nous ne pouvons pas non plus consacrer trop de temps à répondre aux arguments des anti-social-dé­mocrates sur les questions syndicale et parlementaire, bien que nous serons obligés d'y revenir plus loin, spécifiquement. Une chose qui doit être dite ici, c'est qu’il n'y a pas de point commun entre la condamnation globale de nos ultra-radicaux et les critiques authentiques qui doivent être faites aux pratiques et aux théories des partis socialistes. Alors que ces dernières viennent de l'intérieur du mouvement ouvrier, la première part d'un point de vue totalement différent Ainsi, les anti-social-démocrates n'écouteront pas l'argument selon lequel les activités syndicale et parlementaire avaient un sens pour la classe ouvrière au siècle dernier, quand le capitalisme était encore dans sa phase historiquement ascendante et pouvait encore accorder des réformes significatives, mais qu'elles font perdu et sont devenues anti-ouvrières dans la période de décadence, lorsque la révolution prolétarienne a été mise à l’ordre du jour de l'histoire. Cet argument est rejeté parce que la notion de décadence est rejetée; la notion de décadence, dans des cas de plus en plus nombreux, est rejetée parce qu'elle implique que le capitalisme a été, à l'époque, ascendant; et ceci est rejeté parce que cela impliquerait une concession à la notion de progrès historique qui, dans le cas d'anti-décadentistes " cohérents " comme le GCI ou " Wildcat ", serait une notion totalement bourgeoise. Mais maintenant il est devenu clair que ces hyper-ultra radicaux ont rejeté toute notion de matérialisme historique et se sont réalignés sur les anarchistes pour qui la révolution sociale est possible depuis qu'il existe des souffrances dans le monde.

Le but central de cette partie de notre étude, en continuité avec les articles précédents de la série, doit montrer que " la société du futur " définie par les partis socialistes était vraiment une société communiste; que malgré la mort de Marx, la vision communiste n'a pas disparu ou stagné durant cette période, mais qu'elle a avancé et s'est approfondie. Ce n'est que sur cette base que nous pouvons examiner les limites de cette vision et les faiblesses de ces partis en particulier en ce qui concerne " le chemin du pouvoir ", la voie par laquelle la classe_ ouvrière parviendrait à la révolution communiste.

La définition du socialisme par Engels

Dans un précédent article de cette série(Revue internationale n° 78, " Communisme contre socialisme d’Etat ") nous avons vu que Marx et Engels étaient extrêmement critiques envers les bases programmatiques du SPD, qui s'est formé en 1875 par la fusion de la fraction marxiste de Bebel et Liebnecht avec l’Association Générale des Travailleurs de Lassalle. Le nom même du nouveau parti les avait irrités : " Social-dé­mocrate " étant un terme totalement inadéquat pour un parti "dont le programme économique n'est pas seulement complètement socialiste mais directement communiste et dont le but final est la disparition de l'Etat et donc aussi de la démocratie. " (Engels, 1875). Plus significatif encore, Marx écrivit sa convaincante Critique du Programme de Gotha pour mettre en lumière la compréhension superficielle, dans le SPD, de ce qu'impliquait précisément la transformation communiste, montrant que les marxistes allemands, dans leur ensemble, avaient fait trop de concessions à l'idéologie " socialiste d'Etat " de Lassalle. Engels n'a pas édulcoré ces critiques dans les années ultérieures. En fait, sa colère contre le Programme d’Erfurt du SPD de 1891 l’a amené à publier la Critique du

Programme de Gotha : à l'origine, la publication de cette dernière avait été "bloquée " par Liebnecht, et Marx et Engels n'avaient pas poursuivi le sujet de peur de rompre l'unité du nouveau parti. Mais, de toute évidence, Engels pensait que les critiques du vieux programme étaient toujours valables pour le nouveau. Nous reviendrons plus loin au Programme d'Erfurt, quand nous traiterons en particulier de l'attitude des social-démocrates envers le parlementarisme et la démocratie bourgeoise.

Néanmoins, les écrits d’Engels sur le socialisme durant cette période fournissent la preuve la plus claire qu'en dernière analyse, le programme de la Social-Démocratie était réellement "directement communiste ". Le travail théorique le plus important d’Engels à l'époque fut l’Anti Duhring, d'abord rédigé en 1878, puis revu, republié et plusieurs fois traduit dans les années 1880 et 1890. Une partie de cet ouvrage fut également publiée comme brochure populaire en 1892 sous le titre de Socialisme utopique, socialisme scientifique, et il était sans aucun doute l'un des plus lus et des plus influents des travaux marxistes de l’époque. Et évidemment, l’Anti-Duhring était éminemment un texte de "parti ", puisqu'il fut écrit en réponse aux proclamations grandiloquentes de l’académiste allemand Duhring selon lesquelles il aurait fondé un " système socialiste " complet, très en avance sur toute théorie du socialisme existant jusque là, depuis les utopistes jusqu'à Marx lui-même. En particulier, Marx et Engels étaient préoccupés par le fait que " le Dr Duhring faisait en sorte de former autour de lui une secte, le noyau d'un futur parti distinct. Il était donc devenu nécessaire de relever le gant qui nous avait été jeté, et de mener le combat que nous le voulions ou pas. " (Introduction à l'édition anglaise de Socialisme utopique, socialisme scientifique, 1892). La première motivation de ce texte était donc de défendre l'unité du parti contre les effets destructeurs du sectarisme. Ceci a amené Engels à s'arrêter longuement sur les prétentieuses " découvertes " de Duhring dans les domaines de la science, de la philosophie et de l'histoire, défendant la méthode matérialiste historique contre la nouvelle soupe d'idéalisme étatique et de matérialisme vulgaire de Duhring. En même temps, en particulier dans la partie parue comme brochure séparée, Engels était obligé de réaffirmer un postulat fondamental du Manifeste communiste: les idées socialistes et communistes n'étaient pas l'invention de "prétendus réformateurs universels " tel le professeur Duhring, mais le produit d'un mouvement historique réel, le mouvement du prolétariat. Duhting se considérait bien au-dessus de ce prosaïque mouvement de masse ; mais en fait son " système " constituait une absolue régression par rapport su socialisme scientifique développé par Marx ; et même en comparaison des utopistes, tels que Fourier, envers lequel Duhring n'avait que dédain alors qu'il était grandement respecté par Marx et Engels, Duhring n'était qu'un nain intellectuel.

Plus directement lié au contexte de cette étude est le fait qu'à rencontre de la fausse vision de Duhring d'un " socialisme " opérant sur la base de l’échange de marchandises, c'est-à-dire des rapports de production existants, Engels était amené à réaffirmer certains fondements du communisme, en particulier que :

- les rapports marchands capitalistes, après avoir été facteur d'un progrès matériel sans précédent, ne pouvaient, en fin de compte, que conduire la société bourgeoise dans des contradictions insolubles, des crises et l'autodestruction: " le mode de production se rebelle contre le mode d'échange... D'une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D'autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. " (Anti Dühring, IIIe partie, Chap. 2)

- la prise en main des moyens de production par l’Etat capitaliste constituait la réponse de la bourgeoisie à cette situation, mais pas sa solution. II n'était pas question de confondre cette étatisation capitaliste avec la socialisation communiste: " L'Etat moderne, quelqu’un soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l'Etat des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. " (Ibid). De façon compréhensible, les communistes d’aujourd’hui aiment utiliser ce passage prophétique contre toutes les variétés modernes de "socialisme " d’Etat, en fait de capitalisme d’Etat, que propagent ceux qui prétendent être les héritiers du mouvement ouvrier du 19ème siècle - les " socialistes " officiels, les staliniens, les trotskistes, avec leur défense éternelle de la nature progressiste des nationalisations. Les termes d’Engels montrent qu'il y a cent ans et plus, existait une clarté sur cette question dans le mouvement ouvrier;

- contrairement au socialisme prussien de Duhring, selon lequel tous les citoyens se­raient heureux sous l'égide de l’Etat paternaliste, l’Etat n'a aucune place dans une société authentiquement socialiste ([1] [57]).

"Dès qu'il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l'oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle motivée par l'anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat. Le premier acte dans lequel 1’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société ([2] [58]), - la prise de possession des moyens de production au nom de la société - est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L'intervention d'un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre, et encore alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n'est pas 'aboli', il s'éteint. ". (Ibid)

- et, finalement, contre toutes les tentatives de gérer les rapports de production existants, le socialisme requiert l'abolition de la production de marchandises: "Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe des conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant 1’homme, qui jusqu'ici dominait l‘homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient 1’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante les effets voulus par eux. C'est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. " (lbid). Dans ce passage élevé, Engels regarde clairement vers l’avant, vers un stade très avancé de l’avenir communiste. Mais il montre avec certitude, contre tous ceux qui tentent d’établir une barrière entre Marx et Engels, que le -Général " partageait la conviction du "Maure " selon laquelle le haut bout but envisageable du communisme est de se débarrasser du fléau de l’aliénation et de commencer une vie véritablement humaine, où les puissances créatrices et sociales de 1’homme ne se retourneront plus contre lui, mais seront au service de sa véritables besoins et désirs.

Mais, ailleurs dans le même livre, Engels revient de ces réflexions " cosmiques " à une question plus terre à terre : les "principes fondamentaux de la production et de la distribution communiste " comme la Gauche hollandaise les a appelés par la suite. Après avoir démoli les fantaisies néo­proudhoniennes de Duhring sur l'établissement de la " vraie valeur " et le paiement aux ouvriers de "la totalité de la valeur produite ", Engels explique: "Dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie pour une production immédiatement socialisée, le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être d'abord constatée par un détour; l'expérience quotidienne indique directement quelle quantité est nécessaire en moyenne. La société peut calculer simplement combien il y a d'heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, de cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée. 1l ne peut donc pas lui venir à l'idée de continuer à exprimer les quanta de travail qui sont déposés dans les produits et qu'elle connaît d'une façon directe et absolue, dans un étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire dans son étalon naturel, adéquat, absolu, le temps... Donc; dans les conditions supposées plus haut, la société n'attribue pas non plus de valeurs aux produits. Elle n'exprimera pas le fait simple que les cent mètres carrés de tissu ont demandé pour leur production, disons mille heures de travail, sous cette forme louche et absurde qu'ils 'vaudraient' mille heures de travail. Certes, la société sera obligée de savoir, même alors, combien de travail il faut pour produire chaque objet d'usage. Elle aura à dresser le plan de production d'après les mayens de production, dont font tout spécialement partie les forces de travail. Ce sont,enfin de compte, les effets utiles des divers objets d'usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens régleront tout très simplement sans intervention de la fameuse 'valeur'. " (lbid)

Telle était la conception de la société socialiste ou communiste d’Engels ; mais ce n'était pas sa propriété personnelle. Sa position exprimait ce qu'il y avait de mieux dans les partis social-démocrates, même si ces derniers comprenaient des éléments et des courants qui ne voyaient pas les choses aussi clairement.

Pour démontrer que le point de vue d’Engels n'était pas une quelconque exception individuelle, mais le patrimoine d'un mouvement collectif, nous tenterons d'examiner les positions défendues par d'autres figures de ce mouvement qui ont montré une préoccupation particulière pour ce que devraient être les formes de la société future. Et nous ne pensons pas qu'il soit accidentel que la période que nous étudions soit exceptionnellement riche en réflexions sur ce à quoi pourrait ressembler la société communiste. Nous devons rappeler que les années 1880 et 1890 étaient le "chant du cygne " de la société bourgeoise, le zénith de sa gloire impériale, la dernière phase de l’optimisme capitaliste avant les années sombres qui allaient mener à la première guerre mondiale. Une période de conquêtes économiques et coloniales gigantesques durant laquelle les dernières aires " non civilisées " du globe allaient être ouvertes aux géants impérialistes; une période aussi de rapide développement du progrès technologique, qui a vu le développement massif de l’électricité, l'apparition du téléphone, de l'automobile et bien d'autres choses encore. C'était une période durant laquelle les descriptions de l'avenir devinrent le fond de commerce de nombreux écrivains, scientifiques, historiens... et pas seulement de quelques fieffés mercantis ([3] [59]). Bien que ce vertigineux " progrès " bourgeois ait fasciné et tourné la tête à beaucoup d'éléments du mouvement socialiste, ouvrant la porte aux illusions du révisionnisme, les éléments les plus clairs du mouvement, comme nous allons le voir brièvement, ne furent pas entraînés: ils pouvaient voir les nuages de la tempête s'amonceler au loin. Mais, bien qu'ils n'aient pas perdu la conviction que le renversement révolutionnaire du capitalisme restait me nécessité, ils commencèrent à envisager les immenses possibilités contenues dans les forces productives que le capitalisme avait développées. Ils commencèrent donc à chercher comment ces possibilités pourraient être mises en œuvre par la société communiste d'une façon plus détaillée que Marx et Engels ne l'avaient jamais tenté - au point même que beaucoup de leurs travaux ont été rejetés comme " utopiques ". C'est une accusation que nous examinerons avec soin, mais nous pouvons affirmer tout de suite que, même s'il y a une certaine vérité dans cette accusation, cela ne rend pas toutes ces réflexion sans utilité pour nous.

Plus spécifiquement, nous voulons nous centrer sur trois figures majeures du mouvement socialiste: August Bebel, William Morris et Karl Kautsky. Nous examinerons ce dernier dans un autre article, non parce qu'il serait une figure moins significative, mais parce que son travail le plus important a été publié plus tard dans une période légèrement postérieure ; et parce que lui, plus que les deux autres, soulève la question des moyens vers la révolution sociale. D'un autre côté, les deux premiers, peuvent être examinés principalement sous l'angle de déterminer comment les socialistes de la fin du 19e siècle définissaient les buts ultimes de leur mouvement.

Le choix de ces deux figures n'est pas arbitraire. Bebel, comme nous l'avons vu, fut un membre fondateur du SPD, un proche associé de Marx et Engels pendant des années, et une figure d'une autorité considérable dans le mouvement socialiste international. Son travail politique le plus connu, La femme et le socialisme (publié en 1883 pour la première fois, mais substantiellement revu et développé durant les deux décennies suivantes) est devenu l'un des documents les plus influents dans le mouvement ouvrier de la fin du 19e siècle, non seulement parce qu'il traite de la question de la femme, mais surtout parce qu'il contient un exposé clair de la façon dont les choses pourraient se passer dans une société socialiste dans tous les principaux domaines de la vie: non seulement les rapports entre les sexes, mais aussi dans le domaine du travail, de l'éducation, des rapports entre la ville et la campagne... Le livre de Bebel fut une source d'inspiration pour des centaines de milliers d'ouvriers conscients, désireux d'apprendre et de discuter ce que la vie pourrait être dans une société véritablement humaine. Il constitue un étalon très précis pour évaluer la compréhension, par le mouvement social-démocrate, de ses buts durant cette période.

William Morris n'est pas un personnage de la même stature internationale que Bebel et il n'est pas bien connu en dehors de la Grande-Bretagne. Mais nous pensons cependant qu'il est important d'inclure certaines de ses contributions comme un complément à celles de Bebel, entre autres pour montrer que " même en Angleterre ", que Marx et Engels ont souvent vu comme un désert pour les idées révolutionnaires, la période de la 2e Internationale a vu un développement de la pensée communiste. C'est vrai qu'il est probablement plus largement connu comme artiste et dessinateur, comme poète et écrivain de romans héroïques, que comme socialiste; Engels lui-même tendait à le repousser comme un " socialiste sentimental " et sans aucun doute beaucoup de camarades ont-ils, comme Engels, rejeté son livre News front Nowhere (Nouvelles de nulle part, 1890) non seulement parce qu'il considère la société communiste sous la forme d'un " voyage de rêve " vers le futur, mais aussi à cause du ton de nostalgie médiévale qui se dégage de cet ouvrage, et de beaucoup d'autres de ses écrits. Mais si William Morris a commencé sa critique de la civilisation bourgeoise d'un point de vue d'artiste, il est devenu un authentique disciple du marxisme et a consacré tout le reste de sa vie à la cause de la guerre de classe et de la construction d'une organisation socialiste en Grande Bretagne et c'est sur cette base, comme un artiste qui s'est armé avec le marxisme, qu'il a été capable d'avoir une vision particulièrement forte de l'aliénation du travail sous le capitalisme et ainsi de comment cette aliénation pourrait être surmontée.

Encore une fois, le socialisme contre le capitalisme d'Etat

Dans le prochain article de cette série nous examinerons plus en profondeur les portraits de la société socialiste dépeints par Bebel et Morris, en particulier les points qu'ils font sur les aspects plus " sociaux " de la transformation révolutionnaire : les rapports entre les hommes et les femmes, l'interaction de l'humanité avec l'environnement naturel, la nature du travail dans une société communiste. Mais auparavant, il est nécessaire d'ajouter de nouvelles preuves que ces porte-paroles de la Social-démocratie comprenaient les caractéristiques fondamentales de la société communiste et que cette compréhension était, dans ses caractéristiques principales, en accord avec celle de Marx et Engels.

L'astuce de base qu'utilisent les anti social-démocrates pour montrer que la social-démocratie était, dès le départ, un instrument de récupération capitaliste, consiste à identifier les partis socialistes aux courants réformistes qui émergèrent en leur sein. Mais ces courants ne surgirent pas comme leur produit organique, mais comme croissance parasitaire, nourrie par les fumées nocives de la société bourgeoise qui les entourait. II est bien connu, par exemple, que la première chose que le révisionniste Bernstein a "révisé " c'est la théorie marxiste de la crise. Théorisant la longue période de " prospérité " capitaliste à la fin du siècle dernier, le révisionnisme déclara que les crises faisaient partie du passé et a ainsi ouvert la porte à la perspective d'une transition graduelle et pacifique au socialisme. Plus tard dans l’histoire du SPD, certains des anciens défenseurs de 1" orthodoxie " marxiste sur ces questions, comme Kautsky et Bebel lui-même, allaient, en fait, faire tout un tas de concessions à ces perspectives réformistes. Mais à l'époque ou La femme et le socialisme a été écrit, c'est Bebel qui disait: "L'avenir de la société bourgeoise est menacé de toutes parts par de graves dangers, et il ne lui est pas possible d’ y échapper. La crise devient donc permanente et internationale. Cela résulte du fait que tous les marchés sont saturés de biens. Et déjà, plus de biens encore pourraient être produits; mais la grande majorité du peuple souffre du besoin de moyens de vie parce qu'ils n'ont pas de revenus pour satisfaire leur besoins par l'achat. Ils manquent de vêtements, de linge, de mobilier, de logement, de nourriture pour le corps et pour l'esprit, de moyens de se distraire, toutes choses qu'ils pourraient consommer en grande quantité. Mais tout cela n'existe pas pour eux. Des centaines de milliers d'ouvriers sont même laissés sur le bord de la route et rendus tout à fait incapables de consommer parce que leur force de travail est devenu 'superflue' aux yeux des capitalistes. N'est-il pas évident que notre système social souffre de manques sérieux ? Comment pourrait-il y avoir 'surproduction' alors qu'il n’y a pas défaut de capacité à consommer, c'est-à-dire de besoins qui demandent satisfaction ? Objectivement, ce n'est pas la production, en et pour elle-même, qui donne naissance à ces conditions et contradictions triviales, c'est le système sous lequel la production est menée, et le produit distribué. " (La femme et le socialisme, Chap. VI)

Loin de rejeter la notion de crise capitaliste, Bebel réaffirme ici qu'elle s'enracine dans les contradictions fondamentales du système lui-même; de plus, en introduisant le concept de crise " permanente ", Bebel anticipe l’avènement du déclin historique du système. Et, comme Engels qui, peu avant sa mort, exprimait sa peur que la croissance du militarisme n'entraîne l’Europe dans une guerre dévastatrice, Bebel voyait aussi que l'effondrement économique du système devait conduire à un désastre militaire: "L'état militaire et politique de l’Europe a connu un développement qui ne peut que finir par une catastrophe, qui conduira la société capitaliste à sa ruine. Ayant atteint son plus haut point de développement, elle a produit les conditions qui finiront par rendre son existence impossible, elle creuse sa propre tombe; elle se tue avec les mêmes moyens qu'elle-même, comme les systèmes sociaux les plus révolutionnaires du passé, avait fait naître. "(Op. cit.)

C'est précisément le cours du capitalisme vers la catastrophe qui fait du renversement révolutionnaire du système une nécessité absolue :

"Par conséquent, nous imaginons le jour où tous les maux décrits auront atteint une telle maturité qu'ils seront devenus douloureusement sensibles aux sentiments et à la vue de la grande majorité, au point de ne plus être supportables; après quoi un irrésistible désir de changement radical s'emparera de la société et alors, le remède le plus rapide sera considéré comme le plus efficace. -(Op. cit)

Bebel fait aussi écho à Engels en mettant au clair que l'étatisation de l'économie par le régime existant ne constitue pas une réponse à la crise du système, encore moins un pas vers le socialisme:

"... ces institutions (télégraphe, chemin de fer, Poste, etc.), administrées par l’Etat, ne sont pas des institutions socialistes, comme on le croit par erreur. Ce sont des entreprises d'affaire qui sont gérées de façon aussi capitaliste que si elles étaient dans du mains privées ... les socialistes mettent en garde contre la croyance que la propriété étatique actuelle puisse être considérée comme du socialisme, comme la réalisation d'aspirations socialistes. " (Op. cit.)

William Morris a écrit beaucoup de diatribes contre les tendances croissantes vers le "socialisme d'Etat " qui étaient représentées, en Grande-Bretagne, en particulier par la Société Fabienne de Bernard Shaw, les Webbs, HG. Wells et autres. Et News from Nowhere a été écrit en réponse au roman d’Edward Bellamy Looking Backward (Regards en Arrière) qui se proposait de décrire le futur socialiste, mais un futur qui arriverait de façon tout-à-fait pacifique, les énormes trusts capitalistes évoluant vers des instituions " socialistes " ; évidemment, c'était un " socialisme " dans lequel chaque détail de la vie individuelle était planifié par une bureaucratie omnipotente; dans News from Nowhere, au contraire, la grande révolution (prévue pour 1952...) avait lieu comme réaction ouvrière contre une longue période de "socialisme étatique " où ce dernier n'était plus capable de contenir les contradictions du système.

Contre les apôtres du "socialisme d’Etat ", Bebel et Morris affirmaient le principe fondamental du marxisme selon lequel le socialisme est une société sans Etat :

"L’Etat est, par conséquent, l'organisation nécessaire inévitable d'un ordre social qui reste sous un régime de classes. A partir du moment où les antagonismes de classes tombent avec l'abolition de la propriété privée, l'Etat perd à la fois la nécessité et la possibilité de son existence... -(La Femme et le Socialisme, Chap. VII). Pour Bebel, la vieille machine étatique devait être remplacée par un système d'auto-administration populaire, évidemment modelé sur la Commune de Paris:

" Comme dans la société primitive, tous les membres de la communauté, qui sont en âge de le faire, participent aux élections, sans distinction de sexe, et ont une voix dans le choix des personnes à qui sera confiée l'administration. A la tête de toutes les administrations locales se trouve l'administration centrale - on notera, pas un gouvernement ayant le pouvoir de régner, mais un collège exécutif de jonctions administratives. Que l'administration centrale soit choisie directement par le vote populaire ou désignée par l'administration locale est une question abstraite. Ces questions n'auront pas, alors, l'importance qu'elles ont aujourd’hui ; la question n'est plus de remplir du postes qui confèrent un honneur spécial, qui investissent le titulaire d'un pouvoir et d’une influence plus grands, ou qui rapportent de gros revenus ; la question est ici d'occuper des positions de confiance pour lesquelles les plus aptes, hommes ou femmes, sont retenus ; et ceux-ci peuvent être rappelés ou réélus en fonction des circonstances ou selon ce que les électeurs jugent préférable. Tous les postes ont une échéance donnée. Les titulaires ne sont, par conséquent revêtus d'aucune 'qualité de fonctionnaire particulière; la notion de continuité de fonction est absente, tout comme l'ordre de promotion hiérarchique. " (Op. cit.)

De même, dans News front Nowhere, Morris envisage une société opérant sur la base d'assemblées locales où tout débat a pour but de réaliser l'unanimité, mais qui utilise, quand celle-ci ne peut être obtenue, le principe majoritaire. Tout cela était diamétralement opposé aux conceptions paternalistes des Fabiens et autres " socialistes d'Etat " qui, dans leur sénilité, furent horrifiés par la démocratie directe d’Octobre 1917, mais trouvèrent la façon de faire de Staline tout à-fait à leur gout : « nous avons vu le futur, et ça marche " comme l’ont dit les Webbs après leur voyage en Russie où la contre-révolution avait accompli son œuvre sur tout ce non-sens pénible du " gouvernement par le bas ".

Egalement d'accord avec la définition d'Engels de la nouvelle société socialiste, Bebel et Morris affirment que le socialisme signifie la fin de la production de marchandises. Beaucoup de l’humour des News from Nawhere repose sur les difficultés qu'éprouve un visiteur en provenance des vieux mauvais jours pour s'habituer à une société où ni les marchandises ni la force de travail n'ont de " valeur ". Bebel le résume ainsi :

" La société socialiste ne produit pas de 'marchandises' à 'acheter' ou à 'vendre'; elle produit des choses nécessaires à la vie, qui sont utilisées, consommées, et n'ont aucun autre objet Dans la société socialiste, par conséquent, la capacité de consommer n'est pas liée, comme dans la société bourgeoise, à la capacité individuelle d'acheter; elle est liée à la capacité collective de produire. Si le travail et les moyens de travail existent, tous les besoins peuvent être satisfaits ; la capacité sociale de consommer n'est liée qu'à la satisfaction des consommateurs. " (La Femme et le Socialisme)

Et Bebel continue en disant que " il n y a pas de 'marchandises' dans la société socialiste, ni il ne peut y avoir 'd'argent'; ailleurs, il parle du système des bons du travail comme moyen de distribution. Ceci exprime une évidente faiblesses dans la façon dont Bebel présente la société future, car il fait peu ou pas de distinction entre une société communiste pleinement développée et la période de transition qui y mène : pour Marx (et aussi pour Morris, voir ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", 1885), les bons du travail n'étaient qu'une mesure de transition vers une distribution complètement gratuite, et exprimaient certains stigmates de la société bourgeoise (voir " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", Revue internationale n° 78). La pleine signification de cette faiblesse théorique sera examinée dans un autre article. Ce qu'il est important d'établir ici, c'est que le mouvement social-démocrate était fondamentalement clair sur ses buts finaux, même si les moyens de les atteindre causaient souvent des problèmes bien plus profonds.

" Le socialisme révolutionnaire international "

Dans " Le communisme contre le socialisme d’Etat ", nous avions noté que, dans certains passages, même Marx et Engels ont fait des concessions à l'idée que le communisme pourrait, au moins pendant un temps, exister au sein des frontières d'un Etat national. Mais de telles confusions n'ont pas été solidifiées dans une théorie du " socialisme " national ; l'objectif d'ensemble de leur réflexion était de démontrer que la révolution prolétarienne elle-même et la construction du communisme n'étaient possibles qu'à l’échelle internationale.

On peut dire la même chose des partis socialistes dans la période que nous considérons. Même si un parti comme le SPD fut affaibli dès le départ par un programme qui faisait bien trop de concessions à une route " nationale '" vas le socialisme, et même si de telles conceptions devaient être théorisées, avec des conséquences fatales, quand les partis socialistes devinrent une composante très " respectable " de la vie politique nationale, les écrits de Bebel et Morris sont nourris d'une vision fondamentalement internationale et internationaliste du socialisme :

"Le nouveau système socialiste s'appuiera sur une base internationale. Les peuples fraterniseront; ils se tendront la main et ils s'efforceront d'étendre graduellement les nouvelles conditions à toutes les races de la terre. " (La Femme et le Socialisme)

Le Manifeste de la " Socialist League " de Morris, écrit en 1885, présente l'organisation comme " défendant les principes du Socialisme révolutionnaire international; c'est-à-dire que nous voulons un changement des bases de la société - un changement qui détruira les distinctions de classe et de nationalité. "(publié par EP. Thomson, William Morris, Romantic to Revolutionnary, 1955). Le Manifeste poursuit en soulignant que " le Socialisme révolutionnaire achevé ... ne peut pas arriver dans un seul pays sans l'aide des ouvriers de toute la civilisation. Pour nous, ni les frontières géographiques, ni l'histoire politique, ni race ni religion ne font des rivaux ou des ennemis, pour nous il n’y a pas de nations, mais des masses d'ouvriers et d'amis divers, dont la sympathie mutuelle est contrariée ou pervertie par des groupes de maîtres et de voleurs dont c'est l'intérêt d'attiser la rivalité et la haine entre les habitants des différents pays. "

Dans un article paru dans The Commonweal (Le Bien Public), le journal de la " League ", en 1887, Morris relie cette perspective internationale à la question de la production pour l’usage ; dans la société socialiste, " toutes les nations civilisées ([4] [60]) formeraient une grande communauté, s'entendant ensemble sur le genre et la quantité de ce qu'il faut produire et distribuer; travaillant à telle ou telle production là où elle peut être le mieux réalisée ; évitant le gâchis par tous les moyens. Il est plaisant de penser aux gâchis qu'ils éviteraient, combien une telle révolution ajouterait au bienêtre du monde. " (" Comment nous vivons et comment nous pourrions vivre ", republié dans The Political Writings of William Morris). La production pour l'usage ne peut être établie que lorsque le marché mondial a été remplacé par une communauté globale. II est possible de trouver des passages où tous les grands militants socialistes " oublient " cela. Mais ces défaillances n'expriment pas la véritable dynamique de leur pensée.

De plus, cette vision internationale ne se restreignait pas à un avenir révolutionnaire lointain ; comme on peut le voir dans le passage du Manifeste de la " Socialist League ", cette vision exigeait aussi une opposition active aux efforts que faisait alors la bourgeoisie pour attiser les rivalités nationales entre les ouvriers. II réclamait, par dessus tout, une attitude concrète et intransigeante envers la guerre inter-capitaliste.

Pour Marx et Engels, la position internationaliste prise par Bebel et W. Liebknecht pendant la guerre franco-prussienne était la preuve de leur conviction socialiste et les a persuadés de persévérer avec les camarades allemands, malgré toutes leurs faiblesses théoriques. De même l'une des raisons pour lesquelles Engels avait, au début, soutenu le groupe qui devait former la " Socialist League " dans sa scission avec la Fédération social-démocrate d’Hyndman en 1884, était l’opposition de principe de la première au " socialisme chauvin " d'Hyndman qui approuvait les conquêtes coloniales de l'impérialisme britannique et ses massacres, sous le prétexte qu'il apportait la civilisation à des peuples "barbares " et "sauvages ". Et comme grandissait la menace que les grandes puissances impérialistes se battent bientôt directement entre elles, Morris et la " League " prirent une position clairement internationaliste sur la question de la guerre :

"Si la guerre devient vraiment imminente, notre devoir de socialistes est suffisamment clair, et ne diffère pas de ce que nous devons faire couramment. Accroître la diffusion du sentiment international chez les ouvriers par tous les moyens possibles ; montrer à nos propres ouvriers que la concurrence et les rivalités étrangères, ou la guerre commerciale, culminant en fin de compte dans la guerre ouverte, sont nécessaires aux classes pilleuses et que les querelles de race et commerciales de ces classes ne nous concernent que dans la mesure où nous pouvons les utiliser comme moyen pour propager le mécontentement et la révolution ; que les intérêts des ouvriers sont les mêmes dans tous les pays et qu'ils ne peuvent jamais être les ennemis les uns des autres ; que les hommes des classes laborieuses, donc, doivent faire la sourde oreille aux sergents recruteurs et refuser d'être habillés de rouge et pris pour faire partie de la machine de guerre moderne pour la gloire et l'honneur d'un pays dont ils n'ont que la part du chien, faite de beaucoup de coups de pieds et de quelques penny - tout cela nous devons le prêcher tout le temps, même si dans l'éventualité d'une guerre imminente nous devons le prêcher de façon plus soutenue. " Commonweal, 1er janvier 1887, cité par EP. Thompson)

II n'y a aucune continuité entre une telle déclaration et les épanchements des social chauvins qui, en 1914, devinrent eux-mêmes les sergents recruteurs de la bourgeoisie. Entre l'une et les autres, il y a une rupture de classe, une trahison de la classe ouvrière et de sa mission communiste, qui avait été défendue pendant trois décennies par les partis socialistes et la Seconde Internationale.

CDW



[1] [61] Engels, dans ses travaux, fait peu ou pas de distinction entre les termes de " socialisme " et de " communisme ", même si ce dernier, compris dans son sens le plus prolétarien et insurrectionnel, a été en général le terme préféré de Marx et Engels pour la future société sans classes. C'est surtout le stalinisme qui, prenant telle ou telle phrase dans les travaux des révolutionnaires du passé, cherchait i faire une distinction tranchée et rapide entre socialisme et communisme, pour prouver qu’une société dominée par une bureaucratie toute-puissante et fonctionnant sur la base du travail salarié pouvait constituer du " socialisme " ou " le stade le plus bas du communisme ". Et, de fait, le sous-fifre stalinien qui a écrit l'introduction, aux Edition de Moscou en 1971, de La société du futur, une brochure tirée du chapitre de conclusion du livre de Bebel La femme et le socialisme, est très critique vis-à-vis de la façon dont Bebel appelle sa future société, sans classes, sans argent, le " socialisme ". Il est aussi intéressant de noter qu'un groupe anti­ social-démocrate comme Radical Chains fait aussi une séparation entre socialisme et communisme, ce dernier étant le but authentique et le premier définissant précisément le programme du stalinisme, de la social-démocratie du XXe siècle et des gauchistes. Radical chains nous informe gentiment que ce socialisme a " échoué ". Cette formulation justifie donc la vision fondamentalement trotskiste de Radical chains selon laquelle le stalinisme, et d'autres formes de capitalisme d'Etat totalitaire, ne sont pas réellement capitalistes. Malgré toutes les critiques de cet horrible " socialisme ", Radical chains en reste prisonnier.

[2] [62] Ici, nous voulons répéter la précision que nous avions faite quand nous avions cité ce passage dans la Revue internationale n° 78: "Engels se réfère ici, sans aucun doute à l’Etat postrévolutionnaire qui se forme après la destruction du vieil Etat bourgeois. Cependant, l'expérience de la révolution russe a conduit le mouvement révolutionnaire à mettre en cause cette formulation même : la propriété des moyens de production, même par l' Etat-Commune", ne conduit pas à la disparition de l Etat, et peut même contribuer à son renforcement et à sa perpétuation. Mais évidemment Engels ne bénéficiait pas d'une telle expérience. "

[3] [63] C’est une période dans laquelle l'avenir, surtout l'avenir à la fois apparemment et authentiquement révélé par la science, avait un pouvoir d'attraction puissant. Dans la sphère littéraire, ces années ont w un rapide développement du genre " science-fiction "(HG. Wells étant l'exemple le plus significatif).

[4] [64] L'utilisation du mot " civilisé " dans ce contexte reflète le fait qu'il y avait encore des zones du globe que le capitalisme n'avait que commencé à pénétrer. II n'avait pas de connotation chauvine de supériorité sur les peuples indigènes. Nous avons déjà noté que Morris était un critique impitoyable de l'oppression coloniale. Et, dans ses notes au Manifeste de la " Socialist League ", écrites avec Belfort Bax, il fait la preuve d'une claire maîtrise de la dialectique historique marxiste, expliquant que la future société communiste est le retour à " un point qui représente le vieux principe élevé à un niveau supérieur " - le vieux principe étant celui du communisme primitif (cité dans EP. Thomson). Voir l'article de cette série " Communisme du passé et de l'avenir " dans la Revue internationale n° 81 pour une élaboration plus approfondie de ce thème.

Conscience et organisation: 

  • La Seconde Internationale [65]

Approfondir: 

  • Le communisme : une nécessité matérielle [66]

Questions théoriques: 

  • Communisme [67]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [55]

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