Les derniers mois ont été riches en événements historiques. Si les révoltes au Maghreb et au Moyen-Orient n’ont aucun lien avec le tsunami qui a ravagé le Japon et la crise nucléaire consécutive, tous ces évènements font néanmoins ressortir avec acuité l’alternative qui s’offre plus que jamais à l’humanité : socialisme ou barbarie. Tandis que l’écho des soulèvements résonne encore dans de nombreux pays, la société capitaliste croupit lamentablement au coin de son petit feu nucléaire. Inversement, l’héroïsme des ouvriers nippons qui sacrifient leur vie aux abords de la centrale de Fukushima tranche avec l’écœurante hypocrisie des puissances impérialistes en Libye.
Depuis plusieurs mois, des mouvements de protestation, inédits de par leur ampleur géographique 1, secouent plusieurs pays. Les premières révoltes du Maghreb ont ainsi rapidement produit des émules puisque des manifestations touchaient, quelques semaines plus tard, la Jordanie, le Yémen, Bahreïn, l’Iran, l’Afrique sub-saharienne, etc. Il est impossible d’établir une stricte identité entre tous ces mouvements, tant en termes de contenu de classe que de riposte de la bourgeoisie, mais la crise économique qui plonge les populations dans une misère de plus en plus intenable depuis 2008 rend assurément insupportables les régimes corrompus et répressifs de la région.
La classe ouvrière ne s’y est jusque-là jamais présentée comme une force autonome en mesure d’assumer la direction des luttes qui ont souvent pris la forme d’une révolte de l’ensemble des classes non-exploiteuses, de la paysannerie ruinée aux couches moyennes en voie de prolétarisation. Mais, d’une part, l’influence ouvrière sur les consciences était sensible à la fois dans les mots d’ordre et les formes d’organisation des mouvements. Une tendance à l’auto-organisation s’est, par exemple, manifestée au travers des comités de protection des quartiers, apparus en Egypte et en Tunisie pour faire face à la répression policière et aux bandes de voyous opportunément libérés des prisons pour semer le chaos. Surtout, beaucoup de ces révoltes ont ouvertement cherché à amplifier le mouvement à travers des manifestations de masse, des assemblées et des tentatives pour coordonner et centraliser les prises de décisions. D’autre part, la classe ouvrière a parfois eu un rôle décisif dans le déroulement des événements. C’est en Egypte, où la classe ouvrière est la plus concentrée et la plus expérimentée de la région, que les grèves ont été les plus massives. L’extension rapide et le rejet de l’encadrement syndical ont largement contribué à pousser les chefs militaires, sous la pression des États-Unis, à chasser Hosni Moubarak du pouvoir.
Alors que les mobilisations sont encore nombreuses et que le vent de la révolte souffle à nouveau dans d’autres pays, la bourgeoisie semble avoir toutes les peines du monde pour éteindre l’incendie. Surtout en Egypte et en Tunisie, où le "printemps des peuples" est censé avoir triomphé, les grèves et les affrontements avec "l’Etat démocratique" se poursuivent. L’ensemble de ces révoltes constitue une formidable expérience sur la voie qui conduit à la conscience révolutionnaire. Néanmoins, si cette vague de révoltes, pour la première fois depuis longtemps, a explicitement lié les problèmes économiques aux enjeux politiques, la réponse à cette question s’est heurtée aux illusions qui pèsent encore sur la classe ouvrière, en particulier les mirages démocratique et nationaliste. Ces faiblesses ont souvent permis aux pseudo-oppositions démocratiques de se présenter comme une alternative aux cliques corrompues en place. En fait, ces "nouveaux" gouvernements sont essentiellement constitués du sérail des vieux régimes au point que la situation frise parfois la bouffonnerie. En Tunisie, la population a même contraint une partie du gouvernement à démissionner tant il apparaissait comme une redite exacte du régime Ben Ali. En Egypte, l’armée, soutien historique de Moubarak, tient l’ensemble des leviers de l’Etat et manœuvre déjà pour assurer sa position. En Libye, le "conseil national de transition" est dirigé par… l’ancien ministre de l’intérieur de Kadhafi, Abdel Fattah Younes, et une bande d’anciens hauts-fonctionnaires qui, après avoir organisé la répression et bénéficié de la générosité pécuniaire de leur maitre, se sont piqués d’un goût soudain pour les droits de l’homme et la démocratie.
Sur la base de ces faiblesses, la situation en Libye a évolué d’une manière particulière dans la mesure où ce qui est très justement apparu au départ comme un soulèvement de la population contre le régime de Kadhafi s’est transformé en guerre entre plusieurs fractions bourgeoises sur laquelle sont venues se greffer les grandes puissances impérialistes dans une cacophonie surréaliste et sanglante. Le déplacement du terrain de la lutte vers la poursuite d’intérêts bourgeois, celui du contrôle de l’Etat libyen par l’une ou l’autre des fractions en présence, fut d’autant plus aisé que la classe ouvrière en Libye est très faible. L’industrie locale est notablement arriérée et presque réduite à la production de pétrole, directement pilotée par la clique de Kadhafi qui n’a jamais été en mesure de mettre un tant soit peu l’intérêt national au-dessus de ses intérêts particuliers. La classe ouvrière en Libye est, à ce titre, une main d’œuvre souvent étrangère qui, en débrayant dès le début des événements, a fini par fuir les massacres, notamment à cause de la difficulté de se reconnaitre dans une "révolution" aux accents nationalistes. C'est a contrario que la Libye illustre tragiquement la nécessité que la classe ouvrière occupe une place centrale au sein des révoltes populaires ; son effacement explique en grande partie l’évolution de la situation.
Depuis le 19 mars, après plusieurs semaines de massacres, sous le prétexte d’une intervention humanitaire pour "sauver le peuple libyen martyrisé", une coalition un peu trouble, constituée du Canada, des Etats-Unis, de l’Italie, de la France, du Royaume-Uni, etc. a directement engagé ses forces militaires afin de soutenir le Conseil national de transition. Chaque jour, des missiles sont tirés et des avions décollent pour larguer des tapis de bombes sur toutes les régions abritant des forces armées fidèles au régime de Kadhafi. En langage clair, c’est la guerre. Ce qui, d’emblée, est frappant, c’est l’incroyable hypocrisie des grandes puissances impérialistes qui, d’un côté, brandissent le drapeau déjà mité de l’humanitarisme et, dans le même temps, cautionnent le massacre des masses qui se révoltent à Bahreïn, au Yémen, en Syrie, etc. Où était cette même coalition quand Kadhafi a fait massacrer 1000 détenus dans la prison Abu Salim de Tripoli en 1996 ? En réalité, c’est depuis quarante ans que ce régime enferme, torture, terrorise, fait disparaître, exécute… en toute impunité. Où était hier cette même coalition quand Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte ou Bouteflika en Algérie faisaient tirer sur la foule lors des soulèvements de janvier et février ? Derrière cette infâme rhétorique, les morts continuent à s’entasser dans les morgues. Et déjà, l’OTAN prévoit de prolonger les opérations pendant plusieurs semaines afin d’assurer le triomphe de la paix et de la démocratie.
En réalité, chaque puissance intervient en Libye pour ses intérêts particuliers. La cacophonie de la coalition, incapable de seulement établir une chaîne de commandement, illustre à quel point ces pays partent dans cette aventure guerrière en ordre dispersé afin de renforcer leur propre place dans la région, tels des vautours sur un cadavre. Du point de vue des Etats-Unis, la Libye ne représente pas un intérêt stratégique majeur dans la mesure où ils disposent déjà d’alliés de poids sur place, notamment l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Ceci explique leur perplexité initiale lors des négociations à l’ONU. Néanmoins, les Etats-Unis, soutien historique d’Israël, ont une image catastrophique dans le monde arabe, que les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan ne sont pas venues améliorer. Or, les révoltes commencent à faire émerger des gouvernements plus sensibles à l’opinion anti-américaine et, si les Etats-Unis veulent assurer leur avenir dans la région, il est impératif de redorer leur blason vis-à-vis des nouvelles équipes. Surtout, le gouvernement américain ne pouvait pas laisser les mains libres au Royaume-Uni et à la France sur le terrain. Ces derniers ont également, d’une manière ou d’une autre, une image à améliorer, notamment la Grande-Bretagne suite à ses interventions en Irak et en Afghanistan. Le gouvernement français, malgré ses multiples maladresses, jouit encore d'une certaine popularité dans les pays arabes acquise sous De Gaulle et renforcée par son refus de participer à la guerre d’Irak en 2003. Une intervention contre un Kadhafi beaucoup trop incontrôlable et imprévisible au goût de ses voisins ne pouvait être qu'appréciée par ceux-ci et permettre de renforcer l'influence de la France. Derrière les belles paroles et les faux sourires, chaque fraction bourgeoise intervient donc pour ses propres intérêts, et participe, avec Kadhafi, à cette macabre danse de la mort.
A plusieurs milliers de kilomètres de la Libye, sur les terres de la troisième puissance économique mondiale, le capitalisme sème également la mort et démontre que nulle part, même au cœur des pays industrialisés, l’humanité n’est à l’abri de l’irresponsabilité et de l’incurie de la bourgeoisie. Les médias aux ordres ont, comme toujours, présenté le tremblement de terre et le tsunami qui ont ravagé le Japon comme une fatalité contre laquelle personne ne peut rien. Il est bien sûr impossible d’empêcher la nature de se déchaîner, mais l’installation de populations sur des zones à risque dans des maisons en bois n’est pas une "fatalité", tout comme l’exploitation de centrales nucléaires hors d’âge au milieu de ce triste tableau.
La bourgeoisie est, en effet, directement responsable de l’ampleur meurtrière de la catastrophe. Pour les besoins de la production, le capitalisme a concentré les populations et les industries de manière délirante. Le Japon est une caricature de ce phénomène historique : des dizaines de millions de personnes sont massées sur les rivages d’une petite bande de terre particulièrement sujette aux séismes et donc aux tsunamis. Evidemment, les structures résistantes antisismiques ont été bâties pour les plus riches et les immeubles de bureaux ; du simple béton suffisant à se prémunir des raz-de-marée, la classe ouvrière a néanmoins dû se contenter de cages à lapins en bois sur des territoires dont tout le monde sait qu’ils sont hautement dangereux. En toute logique, la population pourrait au moins être installée plus loin des côtes mais le Japon est un pays exportateur et, pour maximiser le profit, il vaut mieux construire les usines près des ports. Certaines usines ont d’ailleurs été balayées par les eaux, surajoutant à la catastrophe nucléaire une catastrophe industrielle à peine imaginable. Dans ce contexte, une crise humanitaire menace un des centres du capitalisme mondial, et devrait encore alourdir l’hécatombe. Tandis que de nombreux équipements et infrastructures sont hors d’usage, des dizaines de milliers de personnes sont abandonnées à leur sort, sans nourriture et sans eau.
Mais la bourgeoisie ne pouvait manifestement s’arrêter là dans l’irresponsabilité et l’impunité ; il lui fallait bâtir 17 centrales nucléaires à l’entretient douteux. La situation autour de la centrale de Fukushima, victime d’avaries sévères, est encore incertaine, mais la communication confuse des autorités laisse présager le pire. Il semble déjà acquis qu’une catastrophe nucléaire digne de l’explosion, en 1986, de la centrale de Tchernobyl se déroule sous les yeux d’un gouvernement impuissant, réduit à bricoler ses installations en sacrifiant de nombreux ouvriers. La fatalité et la nature n’ont encore rien à voir avec la catastrophe. La construction de centrales sur des rivages sensibles ne paraît pas être la plus brillante des idées, en particulier lorsqu’elles ont souvent plusieurs décennies de service et qu’elles bénéficient d’un entretien réduit au minimum. A titre d’exemple stupéfiant, en 10 ans, la centrale de Fukushima a été victime de plusieurs centaines d’incidents liés à une maintenance laborieuse qui a réussi à pousser à la démission des cadres scandalisés.
La nature n’a rien à voir dans ces catastrophes ; les lois, devenues absurdes, de la société capitaliste en sont responsables de bout en bout, dans les pays les plus pauvres comme au sein des plus puissants. La situation en Libye et les évènements au Japon illustrent à quel point le seul avenir que nous réserve la bourgeoisie est un chaos croissant et permanent. A ce titre, les révoltes dans les pays arabes, malgré toutes leurs faiblesses, nous montrent le chemin, celui de la lutte des exploités contre l’Etat capitaliste, seule à même d’éviter la catastrophe généralisée qui menace l’humanité.
V. (27-03-2011)
1 En fait, jamais depuis 1848 ou 1917-19, nous n'avons vu une telle marée de révoltes simultanées aussi étendue. Lire à ce propos l'article suivant de cette revues, "Que se passe-t-il au Moyen Orient ?"
Les derniers mois ont été riches en événements historiques. Si les révoltes au Maghreb et au Moyen-Orient n’ont aucun lien avec le tsunami qui a ravagé le Japon et la crise nucléaire consécutive, tous ces évènements font néanmoins ressortir avec acuité l’alternative qui s’offre plus que jamais à l’humanité : socialisme ou barbarie. Tandis que l’écho des soulèvements résonne encore dans de nombreux pays, la société capitaliste croupit lamentablement au coin de son petit feu nucléaire. Inversement, l’héroïsme des ouvriers nippons qui sacrifient leur vie aux abords de la centrale de Fukushima tranche avec l’écœurante hypocrisie des puissances impérialistes en Libye.
Depuis plusieurs mois, des mouvements de protestation, inédits de par leur ampleur géographique 1, secouent plusieurs pays. Les premières révoltes du Maghreb ont ainsi rapidement produit des émules puisque des manifestations touchaient, quelques semaines plus tard, la Jordanie, le Yémen, Bahreïn, l’Iran, l’Afrique sub-saharienne, etc. Il est impossible d’établir une stricte identité entre tous ces mouvements, tant en termes de contenu de classe que de riposte de la bourgeoisie, mais la crise économique qui plonge les populations dans une misère de plus en plus intenable depuis 2008 rend assurément insupportables les régimes corrompus et répressifs de la région.
La classe ouvrière ne s’y est jusque-là jamais présentée comme une force autonome en mesure d’assumer la direction des luttes qui ont souvent pris la forme d’une révolte de l’ensemble des classes non-exploiteuses, de la paysannerie ruinée aux couches moyennes en voie de prolétarisation. Mais, d’une part, l’influence ouvrière sur les consciences était sensible à la fois dans les mots d’ordre et les formes d’organisation des mouvements. Une tendance à l’auto-organisation s’est, par exemple, manifestée au travers des comités de protection des quartiers, apparus en Egypte et en Tunisie pour faire face à la répression policière et aux bandes de voyous opportunément libérés des prisons pour semer le chaos. Surtout, beaucoup de ces révoltes ont ouvertement cherché à amplifier le mouvement à travers des manifestations de masse, des assemblées et des tentatives pour coordonner et centraliser les prises de décisions. D’autre part, la classe ouvrière a parfois eu un rôle décisif dans le déroulement des événements. C’est en Egypte, où la classe ouvrière est la plus concentrée et la plus expérimentée de la région, que les grèves ont été les plus massives. L’extension rapide et le rejet de l’encadrement syndical ont largement contribué à pousser les chefs militaires, sous la pression des États-Unis, à chasser Hosni Moubarak du pouvoir.
Alors que les mobilisations sont encore nombreuses et que le vent de la révolte souffle à nouveau dans d’autres pays, la bourgeoisie semble avoir toutes les peines du monde pour éteindre l’incendie. Surtout en Egypte et en Tunisie, où le "printemps des peuples" est censé avoir triomphé, les grèves et les affrontements avec "l’Etat démocratique" se poursuivent. L’ensemble de ces révoltes constitue une formidable expérience sur la voie qui conduit à la conscience révolutionnaire. Néanmoins, si cette vague de révoltes, pour la première fois depuis longtemps, a explicitement lié les problèmes économiques aux enjeux politiques, la réponse à cette question s’est heurtée aux illusions qui pèsent encore sur la classe ouvrière, en particulier les mirages démocratique et nationaliste. Ces faiblesses ont souvent permis aux pseudo-oppositions démocratiques de se présenter comme une alternative aux cliques corrompues en place. En fait, ces "nouveaux" gouvernements sont essentiellement constitués du sérail des vieux régimes au point que la situation frise parfois la bouffonnerie. En Tunisie, la population a même contraint une partie du gouvernement à démissionner tant il apparaissait comme une redite exacte du régime Ben Ali. En Egypte, l’armée, soutien historique de Moubarak, tient l’ensemble des leviers de l’Etat et manœuvre déjà pour assurer sa position. En Libye, le "conseil national de transition" est dirigé par… l’ancien ministre de l’intérieur de Kadhafi, Abdel Fattah Younes, et une bande d’anciens hauts-fonctionnaires qui, après avoir organisé la répression et bénéficié de la générosité pécuniaire de leur maitre, se sont piqués d’un goût soudain pour les droits de l’homme et la démocratie.
Sur la base de ces faiblesses, la situation en Libye a évolué d’une manière particulière dans la mesure où ce qui est très justement apparu au départ comme un soulèvement de la population contre le régime de Kadhafi s’est transformé en guerre entre plusieurs fractions bourgeoises sur laquelle sont venues se greffer les grandes puissances impérialistes dans une cacophonie surréaliste et sanglante. Le déplacement du terrain de la lutte vers la poursuite d’intérêts bourgeois, celui du contrôle de l’Etat libyen par l’une ou l’autre des fractions en présence, fut d’autant plus aisé que la classe ouvrière en Libye est très faible. L’industrie locale est notablement arriérée et presque réduite à la production de pétrole, directement pilotée par la clique de Kadhafi qui n’a jamais été en mesure de mettre un tant soit peu l’intérêt national au-dessus de ses intérêts particuliers. La classe ouvrière en Libye est, à ce titre, une main d’œuvre souvent étrangère qui, en débrayant dès le début des événements, a fini par fuir les massacres, notamment à cause de la difficulté de se reconnaitre dans une "révolution" aux accents nationalistes. C'est a contrario que la Libye illustre tragiquement la nécessité que la classe ouvrière occupe une place centrale au sein des révoltes populaires ; son effacement explique en grande partie l’évolution de la situation.
Depuis le 19 mars, après plusieurs semaines de massacres, sous le prétexte d’une intervention humanitaire pour "sauver le peuple libyen martyrisé", une coalition un peu trouble, constituée du Canada, des Etats-Unis, de l’Italie, de la France, du Royaume-Uni, etc. a directement engagé ses forces militaires afin de soutenir le Conseil national de transition. Chaque jour, des missiles sont tirés et des avions décollent pour larguer des tapis de bombes sur toutes les régions abritant des forces armées fidèles au régime de Kadhafi. En langage clair, c’est la guerre. Ce qui, d’emblée, est frappant, c’est l’incroyable hypocrisie des grandes puissances impérialistes qui, d’un côté, brandissent le drapeau déjà mité de l’humanitarisme et, dans le même temps, cautionnent le massacre des masses qui se révoltent à Bahreïn, au Yémen, en Syrie, etc. Où était cette même coalition quand Kadhafi a fait massacrer 1000 détenus dans la prison Abu Salim de Tripoli en 1996 ? En réalité, c’est depuis quarante ans que ce régime enferme, torture, terrorise, fait disparaître, exécute… en toute impunité. Où était hier cette même coalition quand Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte ou Bouteflika en Algérie faisaient tirer sur la foule lors des soulèvements de janvier et février ? Derrière cette infâme rhétorique, les morts continuent à s’entasser dans les morgues. Et déjà, l’OTAN prévoit de prolonger les opérations pendant plusieurs semaines afin d’assurer le triomphe de la paix et de la démocratie.
En réalité, chaque puissance intervient en Libye pour ses intérêts particuliers. La cacophonie de la coalition, incapable de seulement établir une chaîne de commandement, illustre à quel point ces pays partent dans cette aventure guerrière en ordre dispersé afin de renforcer leur propre place dans la région, tels des vautours sur un cadavre. Du point de vue des Etats-Unis, la Libye ne représente pas un intérêt stratégique majeur dans la mesure où ils disposent déjà d’alliés de poids sur place, notamment l’Egypte et l’Arabie Saoudite. Ceci explique leur perplexité initiale lors des négociations à l’ONU. Néanmoins, les Etats-Unis, soutien historique d’Israël, ont une image catastrophique dans le monde arabe, que les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan ne sont pas venues améliorer. Or, les révoltes commencent à faire émerger des gouvernements plus sensibles à l’opinion anti-américaine et, si les Etats-Unis veulent assurer leur avenir dans la région, il est impératif de redorer leur blason vis-à-vis des nouvelles équipes. Surtout, le gouvernement américain ne pouvait pas laisser les mains libres au Royaume-Uni et à la France sur le terrain. Ces derniers ont également, d’une manière ou d’une autre, une image à améliorer, notamment la Grande-Bretagne suite à ses interventions en Irak et en Afghanistan. Le gouvernement français, malgré ses multiples maladresses, jouit encore d'une certaine popularité dans les pays arabes acquise sous De Gaulle et renforcée par son refus de participer à la guerre d’Irak en 2003. Une intervention contre un Kadhafi beaucoup trop incontrôlable et imprévisible au goût de ses voisins ne pouvait être qu'appréciée par ceux-ci et permettre de renforcer l'influence de la France. Derrière les belles paroles et les faux sourires, chaque fraction bourgeoise intervient donc pour ses propres intérêts, et participe, avec Kadhafi, à cette macabre danse de la mort.
A plusieurs milliers de kilomètres de la Libye, sur les terres de la troisième puissance économique mondiale, le capitalisme sème également la mort et démontre que nulle part, même au cœur des pays industrialisés, l’humanité n’est à l’abri de l’irresponsabilité et de l’incurie de la bourgeoisie. Les médias aux ordres ont, comme toujours, présenté le tremblement de terre et le tsunami qui ont ravagé le Japon comme une fatalité contre laquelle personne ne peut rien. Il est bien sûr impossible d’empêcher la nature de se déchaîner, mais l’installation de populations sur des zones à risque dans des maisons en bois n’est pas une "fatalité", tout comme l’exploitation de centrales nucléaires hors d’âge au milieu de ce triste tableau.
La bourgeoisie est, en effet, directement responsable de l’ampleur meurtrière de la catastrophe. Pour les besoins de la production, le capitalisme a concentré les populations et les industries de manière délirante. Le Japon est une caricature de ce phénomène historique : des dizaines de millions de personnes sont massées sur les rivages d’une petite bande de terre particulièrement sujette aux séismes et donc aux tsunamis. Evidemment, les structures résistantes antisismiques ont été bâties pour les plus riches et les immeubles de bureaux ; du simple béton suffisant à se prémunir des raz-de-marée, la classe ouvrière a néanmoins dû se contenter de cages à lapins en bois sur des territoires dont tout le monde sait qu’ils sont hautement dangereux. En toute logique, la population pourrait au moins être installée plus loin des côtes mais le Japon est un pays exportateur et, pour maximiser le profit, il vaut mieux construire les usines près des ports. Certaines usines ont d’ailleurs été balayées par les eaux, surajoutant à la catastrophe nucléaire une catastrophe industrielle à peine imaginable. Dans ce contexte, une crise humanitaire menace un des centres du capitalisme mondial, et devrait encore alourdir l’hécatombe. Tandis que de nombreux équipements et infrastructures sont hors d’usage, des dizaines de milliers de personnes sont abandonnées à leur sort, sans nourriture et sans eau.
Mais la bourgeoisie ne pouvait manifestement s’arrêter là dans l’irresponsabilité et l’impunité ; il lui fallait bâtir 17 centrales nucléaires à l’entretient douteux. La situation autour de la centrale de Fukushima, victime d’avaries sévères, est encore incertaine, mais la communication confuse des autorités laisse présager le pire. Il semble déjà acquis qu’une catastrophe nucléaire digne de l’explosion, en 1986, de la centrale de Tchernobyl se déroule sous les yeux d’un gouvernement impuissant, réduit à bricoler ses installations en sacrifiant de nombreux ouvriers. La fatalité et la nature n’ont encore rien à voir avec la catastrophe. La construction de centrales sur des rivages sensibles ne paraît pas être la plus brillante des idées, en particulier lorsqu’elles ont souvent plusieurs décennies de service et qu’elles bénéficient d’un entretien réduit au minimum. A titre d’exemple stupéfiant, en 10 ans, la centrale de Fukushima a été victime de plusieurs centaines d’incidents liés à une maintenance laborieuse qui a réussi à pousser à la démission des cadres scandalisés.
La nature n’a rien à voir dans ces catastrophes ; les lois, devenues absurdes, de la société capitaliste en sont responsables de bout en bout, dans les pays les plus pauvres comme au sein des plus puissants. La situation en Libye et les évènements au Japon illustrent à quel point le seul avenir que nous réserve la bourgeoisie est un chaos croissant et permanent. A ce titre, les révoltes dans les pays arabes, malgré toutes leurs faiblesses, nous montrent le chemin, celui de la lutte des exploités contre l’Etat capitaliste, seule à même d’éviter la catastrophe généralisée qui menace l’humanité.
V. (27-03-2011)
1 En fait, jamais depuis 1848 ou 1917-19, nous n'avons vu une telle marée de révoltes simultanées aussi étendue. Lire à ce propos l'article suivant de cette revues, "Que se passe-t-il au Moyen Orient ?"
Les événements actuels au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sont d'une importance historique majeure, dont les conséquences sont encore difficiles à cerner. Néanmoins, il est important de développer à leur propos un cadre d'analyse cohérent. Les remarques qui suivent ne constituent pas ce cadre lui-même et encore moins une description détaillée des événements, mais simplement quelques points de référence de base visant à stimuler la réflexion sur cette question.1
1. Jamais, depuis 1848 ou 1917-19, nous n'avons vu une telle marée de révoltes simultanées aussi étendue. Bien que l'épicentre du mouvement ait été en Afrique du Nord (Tunisie, Egypte et Libye, mais aussi Algérie et Maroc), les protestations contre les régimes existants ont aussi éclaté dans la Bande de Gaza, en Jordanie, en Irak, en Iran, au Yémen, à Bahreïn et en Arabie, tandis qu'un certain nombre d'Etats répressifs d'autres pays arabes, notamment la Syrie, sont en état d'alerte. Il en est de même pour le régime stalinien de la Chine. Il y a aussi de clairs échos de protestations dans le reste de l'Afrique : Soudan, Tanzanie, Zimbabwe, Swaziland... Nous pouvons aussi voir l'impact direct de la révolte dans les manifestations contre la corruption gouvernementale et les effets de la crise économique en Croatie, dans les banderoles et les slogans des manifestations d'étudiants au Royaume-Uni, dans les luttes ouvrières dans le Wisconsin et sans doute dans beaucoup d'autres pays. Cela ne veut pas dire que tous ces mouvements dans le monde arabe soient identiques, que ce soit dans leur contenu de classe, leurs revendications, ou dans la riposte de la classe dirigeante, mais il y a évidemment un certain nombre de caractéristiques communes qui permettent de parler d'un phénomène global.
2. Le contexte historique dans lequel ces événements se déroulent est le suivant :
- Une crise économique profonde, la plus grave de l'histoire du capitalisme, qui a frappé les économies les plus faibles du monde arabe avec une force particulière et qui a déjà plongé des millions d'êtres humains dans une pauvreté indécente, avec pour perspective des conditions de vie encore pires. Contrairement à beaucoup de pays centraux qui connaissent le 'vieillissement', les jeunes, qui constituent un très grand pourcentage de la population totale, sont particulièrement touchés par le chômage, avec un avenir totalement bouché, qu'ils soient instruits ou non. Dans tous les cas, ce sont les jeunes qui sont à la pointe de ces mouvements.
- Une nature corrompue et répressive de tous les régimes de la région qui est devenu insupportable. Alors que pendant longtemps l'activité impitoyable de la police secrète ou des forces armées a maintenu la population dans un état d'atomisation et de peur, ces armes mêmes de l'Etat ont servi à généraliser la volonté de se réunir et de résister. Cela a été très clair en Egypte, par exemple, lorsque Moubarak a envoyé son armée de voyous et de policiers en civil pour terroriser les masses qui occupaient la place Tahrir : ces provocations ont seulement renforcé la détermination des manifestants à se défendre et en ont attiré des milliers d'autres. De même, la corruption scandaleuse et la cupidité des cliques dirigeantes, qui avaient amassé d'immenses fortunes privées, alors que la grande majorité avait du mal à survivre au jour le jour, ont attisé les flammes de la rébellion, une fois que les populations ont commencé à surmonter leurs craintes.
- Cette soudaine disparition de la peur, évoquée par de nombreux participants, est non seulement le produit de changements au niveau local et régional, mais aussi d'un climat de mécontentement croissant et d'une manifestation de la lutte des classes au niveau international. Partout, face à la crise économique, les exploités et les opprimés sont de plus en plus réticents à faire les sacrifices qu'on leur demande. Là encore, le rôle joué par la nouvelle génération est essentiel, et, en ce sens, la rébellion de la jeunesse en Grèce il y a deux ans, les luttes des étudiants au Royaume-Uni et en Italie, la lutte contre la réforme des retraites en France ont aussi eu leur impact dans le monde 'arabe', en particulier à l'ère de Facebook et Twitter, où il est beaucoup plus difficile pour la bourgeoisie de maintenir un black-out cohérent des luttes contre le statu quo.
3. La nature de classe de ces mouvements n'est pas uniforme et varie d'un pays à l'autre et selon les différentes phases. On peut, cependant, dans l'ensemble les caractériser comme des mouvements des classes non-exploiteuses, comme des révoltes sociales contre l'Etat. En général, la classe ouvrière n'a pas été à la tête de ces rébellions, mais elle a certainement eu une présence et une influence considérables qui peuvent être perçues tant dans les méthodes et les formes d'organisation adoptées par le mouvement que, dans certains cas, par le développement spécifique des luttes ouvrières, comme les grèves en Algérie et surtout la grande vague de grèves en Egypte qui a été un facteur clé dans la décision de se débarrasser de Moubarak (sur laquelle nous reviendrons plus loin). Dans la majorité de ces pays, le prolétariat n'est pas la seule classe opprimée. La paysannerie et d'autres couches provenant de modes de production encore plus anciens, bien que largement éclatées et ruinées par des décennies de déclin du capitalisme, ont encore un poids dans les zones rurales, tandis que dans les villes, où les révoltes ont toujours été concentrées, la classe ouvrière coexiste avec une vaste classe moyenne qui est en voie de prolétarisation, mais qui a gardé ses traits spécifiques et une masse d'habitants de taudis qui sont constitués, d'une part, de prolétaires et d'autre part de petits commerçants et d'éléments 'lumpenisés'. Même en Egypte, où se trouve la classe ouvrière la plus concentrée et la plus expérimentée, des témoins oculaires sur la place Tahrir ont souligné que les protestations avaient mobilisé toutes les classes, à l'exception des échelons supérieurs du régime. Dans d'autres pays, le poids des couches non prolétariennes a été beaucoup plus fort qu'il ne l'a été dans la majorité des luttes des pays centraux.
4. Lorsqu'on essaie de comprendre la nature de classe de ces rébellions, nous devons donc éviter deux erreurs symétriques : d'une part, une identification générale de toutes les masses en lutte avec le prolétariat (la position la plus caractéristique de cette vision est celle du Groupe Communiste Internationaliste), et d'autre part, un rejet de ce qui peut être positif dans des révoltes qui ne sont pas explicitement celles de la classe ouvrière. La question posée ici nous ramène à des événements antérieurs, comme ceux de l'Iran à la fin des années 1970, où, là encore, nous avons vu une révolte populaire au cours de laquelle, pendant un certain temps, la classe ouvrière a été en mesure d'assumer un rôle de premier plan, bien que finalement ce dernier n'ait pas été suffisant pour empêcher la récupération du mouvement par les islamistes. À un niveau plus historique, le problème de la classe ouvrière, qui émerge d'un mouvement de révoltes englobant toutes les classes sociales non-exploiteuses, mais qui, face à elles, a besoin de maintenir son autonomie de classe, rappelle aussi le problème de l'Etat dans la période de transition entre le capitalisme et le communisme.
5. Dans la révolution russe, la forme d'organisation en soviet a été engendrée par la classe ouvrière, mais elle a également fourni un modèle d'organisation pour tous les opprimés. Sans perdre le sens des proportions - parce qu'il y a encore un long chemin avant d'arriver à une situation révolutionnaire dans laquelle la classe ouvrière serait capable d'apporter une direction politique claire aux autres couches sociales - nous pouvons voir que les méthodes de lutte de la classe ouvrière ont eu un impact sur les révoltes sociales dans le monde arabe :
- Dans les tendances à l'auto-organisation, qui sont apparues plus clairement dans les comités de protection des quartiers, qui ont émergé comme une réponse à la tactique du régime égyptien qui lâchait des bandes de criminels contre la population, dans la structure du 'délégué' de certaines des assemblées massives sur la place Tahrir, dans l'ensemble du processus de discussion et de prises de décisions collectives ;
- Dans l'occupation d'espaces normalement contrôlés par l'Etat pour se donner un lieu central afin de se rassembler et de s'organiser à une échelle massive ;
- Dans la prévision consciente de la nécessité de se défendre contre les voyous et la police envoyés par les régimes, mais en même temps dans le rejet de la violence gratuite, de la destruction et du pillage, dans leur propre intérêt ;
- Dans des efforts délibérés pour surmonter les divisions sectaires et autres qui ont été cyniquement manipulées par les régimes : divisions entre chrétiens et musulmans, chiites et sunnites, religieux et laïcs, hommes et femmes ;
- Dans les nombreuses tentatives pour fraterniser avec les soldats du rang.
Ce n'est pas un hasard si ces tendances se sont le plus fortement développées en Egypte, là où la classe ouvrière a une longue tradition de luttes et où, à une étape cruciale du mouvement, elle a émergé comme une force distincte, pour se livrer à une vague de luttes qui, comme celles de 2006-2007, peuvent être considérées comme des 'germes' de la grève de masse à venir, contenant un certain nombre de ses caractéristiques parmi les plus importantes : l'extension spontanée des grèves et des exigences d'un secteur à l'autre, le rejet intransigeant des syndicats d'Etat, certaines tendances à l'auto-organisation, le développement de revendications à la fois économiques et politiques. Ici, nous voyons, dans ses grandes lignes, la capacité de la classe ouvrière à se présenter comme le porte-parole de tous les opprimés et exploités et la seule classe qui offre la perspective d'une société nouvelle.
6. Toutes ces expériences sont de vrais tremplins pour le développement d'une conscience véritablement révolutionnaire. Mais la route dans cette direction est encore longue, elle est parsemée de nombreuses et indéniables illusions et faiblesses idéologiques :
- Des illusions, surtout dans la démocratie, qui sont extrêmement fortes dans les pays qui ont été régis par une combinaison de tyrannie militaire et de monarchies corrompues, où la police secrète est omniprésente et où l'arrestation, la torture et l'exécution des dissidents sont monnaie courante. Ces illusions ouvrent une porte pour que 'l'opposition' démocratique se présente comme une équipe alternative pour la gestion de l'Etat : El Baradei et les Frères Musulmans en Egypte, le Gouvernement de Transition en Tunisie, le Conseil National en Libye ... En Egypte, les illusions dans l'armée comme étant celle du 'peuple' sont particulièrement fortes, même si les récentes actions de répression de l'armée contre les manifestants sur la place Tahrir, conduiront certainement une minorité vers la réflexion. Un aspect important du mythe démocratique en Egypte est la demande de syndicats indépendants, dans laquelle se sont sans doute impliqués de nombreux travailleurs parmi les plus combatifs qui ont, avec raison, appelé à la dissolution des syndicats officiels discrédités ;
- Des illusions par rapport au nationalisme et au patriotisme, avec l'exhibition largement répandue du drapeau national comme le symbole de la 'révolution' en Egypte et en Tunisie, ou, comme en Libye, du vieux drapeau monarchique, comme emblème de tous ceux qui s'opposent au règne de Kadhafi. Une fois encore, l'image de marque de Moubarak comme un agent du sionisme sur un certain nombre de bannières en Egypte montre que la question du conflit Israël/Palestine reste comme un levier potentiel pour détourner les conflits de classe vers un conflit impérialiste. Cela dit, il y avait peu d'intérêt à soulever la question palestinienne, compte tenu du fait que la classe dirigeante a si longtemps utilisé les souffrances des Palestiniens comme un moyen de détourner l'attention des souffrances qu'elle a imposées à sa propre population, et il y avait sûrement quelque chose d'internationaliste dans le fait de brandir des drapeaux d'autres pays, comme expression de solidarité avec leurs rébellions. L'ampleur même de la révolte à travers le monde 'arabe' et au-delà est une démonstration de la réalité matérielle de l'internationalisme, mais l'idéologie patriotique a des capacités très fortes d'adaptation et, dans ces événements, nous voyons comment elle peut se transformer en des formes plus populistes et plus démocratiques ;
- Des illusions sur la religion, avec l'utilisation fréquente de la prière publique et l'utilisation de la mosquée en tant que centre d'organisation de la rébellion. En Libye, il est prouvé que ce sont plus spécifiquement les groupes islamistes (du terroir plutôt que liés à Al-Qaïda, comme le prétend Kadhafi) qui ont joué, dès le début, un rôle important dans la révolte. Ceci, ainsi que le rôle des loyautés tribales, est un reflet de la faiblesse relative de la classe ouvrière libyenne et du retard du pays et de ses structures étatiques. Toutefois, dans la mesure où l'islamisme radical du type Ben Laden s'est présenté comme la réponse à la misère des masses 'en terre musulmane', les révoltes en Tunisie et en Egypte, et même en Libye et dans les Etats du Golfe comme le Yémen et le Bahreïn, ont montré que les groupes jihadistes, avec leur pratique de petites cellules terroristes et leurs idéologies nocives et sectaires, ont été presque entièrement marginalisés par le caractère massif des mouvements et par les efforts véritables de ces dernières pour surmonter les divisions sectaires.
7. La situation actuelle en Afrique du Nord et au Moyen-Orient est toujours sous pression. Au moment où nous écrivons, il faut s'attendre à des manifestations à Riyad, alors même que le régime saoudien a déjà décrété que toutes les manifestations sont contraires à la charia. En Egypte et en Tunisie, où la 'révolution' est censée avoir déjà triomphé, il y a des affrontements permanents entre les manifestants et l'Etat, maintenant 'démocratique', qui est administré par des forces qui sont plus ou moins les mêmes que celles qui ont mené la danse avant le départ des 'dictateurs'. La vague de grèves en Egypte, qui a rapidement conquis bon nombre de ses revendications, semble avoir diminué. Mais, ni la lutte ouvrière, ni le mouvement social plus large, n'ont subi de contrecoup et de défaite dans ces pays, et il y a, certainement en Egypte, des signes d'un large débat et d'une réflexion en cours. Cependant, les événements en Libye ont pris une tournure très différente. Ce qui semble avoir commencé comme une véritable révolte de « ceux d'en bas », avec des civils, sans armes, partant courageusement à l'assaut des casernes des militaires et incendiant les QG des soi-disant 'Comités du Peuple', en particulier dans l'est du pays, a été rapidement transformé en une totale et très sanglante 'guerre civile' entre des fractions de la bourgeoisie, avec les puissances impérialistes rôdant à l'affut comme des vautours au-dessus du carnage. En termes marxistes, il s'agit en fait, d'un exemple de la transformation d'une guerre civile naissante - dans son sens véritable d'une confrontation directe et violente entre les classes - en une guerre impérialiste. L'exemple historique de l'Espagne en 1936 - en dépit des différences considérables dans l'équilibre global des forces entre les classes, et dans le fait que la révolte initiale contre le coup d'Etat de Franco ait été, sans équivoque, de nature prolétarienne - montre comment la bourgeoisie nationale et internationale peut vraiment intervenir dans de telles situations à la fois en poursuivant ses rivalités de factions, nationales et impérialistes et en écrasant toute possibilité de révolte sociale.
8. Le contexte de cette tournure des événements en Libye est lié au retard extrême du capitalisme libyen, qui a été gouverné pendant plus de 40 ans par la clique de Kadhafi, principalement à travers un appareil de terreur, directement sous son commandement. Cette organisation a freiné le développement d'une armée en tant que force capable de mettre l'intérêt national au-dessus de l'intérêt d'un chef particulier ou d'une faction, comme cela a a été le cas en Tunisie et en Egypte. Dans le même temps, le pays est déchiré par les divisions régionales et tribales et celles-ci ont joué un rôle clé par rapport au soutien ou à l'opposition à Kadhafi. Une forme 'nationale' d'islamisme semble avoir également joué, dès le début, un rôle dans la révolte, bien que la rébellion ait été à l'origine plus générale et sociale que simplement tribale ou islamique. La principale industrie de la Libye est le pétrole et les turbulences qu'il a subies ont un effet très sévère sur les prix mondiaux du pétrole. Mais une grande partie de la population active occupée dans l'industrie pétrolière est constituée d'immigrants venant d'Europe, du reste du Moyen-Orient, d'Asie et d'Afrique, et même s'il y a eu très tôt des compte-rendus de grèves dans ce secteur, l'exode massif des travailleurs 'étrangers' fuyant les massacres est un signe clair qu'ils se reconnaissaient peu dans une 'révolution' qui hisse le drapeau national. En fait, il y a eu des compte-rendus sur la persécution de travailleurs noirs entre les mains des forces 'rebelles', car il y avait de nombreuses rumeurs selon lesquelles certains mercenaires avaient été recrutés par le régime pour écraser les manifestations dans des Etats africains, ce qui jetait la suspicion sur tous les immigrants noirs. La faiblesse de la classe ouvrière en Libye est donc un élément crucial dans l'évolution négative de la situation dans ce pays.
9. Une preuve manifeste que la 'rébellion' est devenue une guerre entre camps bourgeois est fournie par la désertion très hâtive du régime de Kadhafi par de nombreux hauts fonctionnaires, y compris des ambassadeurs étrangers, des officiers de l'armée et de la police et des hauts fonctionnaires. Les commandants militaires ont, notamment, mis en avant la 'régularisation' des forces armées anti-Kadhafi. Mais peut-être le signe le plus frappant de ce changement est-il la décision de la majeure partie de la 'communauté internationale' de s'aligner à côté des 'rebelles'. Le Conseil National de Transition, basé à Benghazi, a déjà été reconnu par la France comme la voix de la nouvelle Libye., Et une petite intervention militaire sur le terrain a déjà pris forme par l'envoi de 'conseillers' pour aider les forces anti-Kadhafi. Etant déjà intervenus diplomatiquement pour accélérer le départ de Ben Ali et de Moubarak, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres puissances ont été encouragées par le vacillement, au début, du régime de Kadhafi : William Hague, par exemple, a prématurément annoncé que Kadhafi était en route vers le Venezuela. Alors que les forces de Kadhafi commençaient à reprendre le dessus, les voix pour imposer une zone d'exclusion aérienne ou pour utiliser d'autres formes d'intervention militaire directe devenaient plus fortes. Cependant, au moment où nous écrivons, il semble y avoir de profondes divisions au sein de l'UE et de l'OTAN, avec la Grande-Bretagne et la France plus fortement favorables à une action militaire et les Etats-Unis et l'Allemagne plus réticents. L'administration Obama n'est bien sûr pas opposée, sur le principe, à une intervention militaire, mais elle n'a nullement envie de s'exposer au danger d'être entraînée dans un autre bourbier insoluble, dans le monde arabe. Il se peut également que certaines parties de la bourgeoisie mondiale se demandent si la terreur de masse employée par Kadhafi ne serait pas un 'remède' pour décourager de nouveaux troubles dans la région. Une chose est certaine cependant : les événements libyens, et même tout le développement de la situation dans la région, ont révélé l'hypocrisie grotesque de la bourgeoisie mondiale. Après avoir, pendant des années, vilipendé la Libye de Kadhafi comme un foyer du terrorisme international (ce qu'elle était, bien sûr), les dirigeants de pays comme les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui avaient du mal à justifier leur position sur les présumées armes de destruction massive de Saddam Hussein, ont eu leur coeur réchauffé par la décision de Kadhafi, en 2006, de larguer ses propres armes de destruction massive. Tony Blair, en particulier, avait montré une hâte indécente en embrassant l'ex- 'leader terroriste fou'. Seulement quelques années plus tard, Kadhafi est à nouveau un 'leader terroriste fou'' et ceux qui l'ont soutenu doivent se hâter de prendre leurs distances par rapport à lui. Et ce n'est là qu'une version de la même histoire: presque tous les 'dictateurs arabes', d'hier ou d'aujourd'hui, ont bénéficié de l'appui fidèle des Etats-Unis et d'autres puissances, qui ont jusqu'à présent manifesté très peu d'intérêt pour les aspirations démocratiques de la population de Tunisie, d'Egypte, de Bahreïn ou d'Arabie. La flambée de manifestations de rue, provoquée par la hausse des prix et les pénuries de biens de première nécessité et, dans certains cas, violemment réprimées, contre le gouvernement de l'Irak, imposé par les États-Unis, y compris les dirigeants actuels du Kurdistan irakien, révèle encore plus la vacuité des promesses fabriquées par 'l'Occident démocratique'.
10. Certains anarchistes internationalistes de Croatie (du moins avant qu'ils ne commencent à prendre part aux manifestations en cours à Zagreb et ailleurs) sont intervenus sur libcom.org pour faire valoir que les événements dans le monde arabe se sont présentés à leurs yeux comme une répétition des événements en Europe de l'Est en 1989, au cours desquels toutes les aspirations de changement ont été dévoyées vers la voie de garage qui porte le nom de 'démocratie', et qui n'apporte absolument rien pour la classe ouvrière. C'est une préoccupation très légitime, étant donné la force évidente des mystifications démocratiques au sein de ce nouveau mouvement, mais il manque la différence essentielle entre les deux moments historiques, surtout au niveau de la configuration des forces de classes à l'échelle mondiale. Au moment de l'effondrement du bloc de l'Est, la classe ouvrière des pays de l'Ouest atteignait les limites d'une période de luttes qui n'avaient pas été en mesure de se développer sur le plan politique. L'effondrement du bloc de l'Est, avec ses campagnes sur la "mort du communisme" et la "fin de la lutte de classes", et avec l'incapacité de la classe ouvrière de l'Est de riposter sur son propre terrain de classe, a contribué à plonger la classe ouvrière internationale dans une longue période de recul. Dans le même temps, bien que les régimes staliniens aient été en réalité les victimes de la crise économique mondiale, à l'époque, c'était loin de paraître évident et il y avait encore assez de marge de manœuvre dans les économies occidentales pour alimenter l'illusion qu'une ère nouvelle s'ouvrait pour le capitalisme mondial. La situation est aujourd'hui très différente. La nature mondiale de la crise capitaliste n'a jamais été aussi évidente, ce qui rend beaucoup plus facile pour les prolétaires du monde entier de comprendre que, pour l'essentiel, ils sont tous confrontés aux mêmes problèmes : le chômage, la hausse des prix, l'absence de tout avenir dans le système. Et au cours des sept ou huit dernières années, nous avons pu voir une reprise lente, mais réelle, des luttes ouvrières à travers le monde, des luttes généralement dirigées par une nouvelle génération de prolétaires qui est moins marquée par les échecs des années 80 et 90 et qui donne naissance à une minorité croissante d'éléments politisés, encore une fois à l'échelle mondiale. Compte tenu de ces différences profondes, il y a une réelle possibilité que les événements dans le monde arabe, loin d'avoir un impact négatif sur la lutte de classes dans les pays centraux, soient intégrés à son développement futur :
- En réaffirmant la puissance de l'action massive et illégale dans les rues, sa capacité à ébranler la sérénité des souverains de la terre ;
- En annihilant la propagande bourgeoise sur 'les Arabes' considérés comme une masse uniforme de fanatiques sans cervelle et en démontrant la capacité des masses, dans ces régions, de discuter, de réfléchir et de s'organiser ;
- En renforçant la perte de crédibilité des dirigeants des pays centraux dont la vénalité et le manque de scrupules ont été mis en évidence par leurs attitudes de girouettes à l'égard des régimes dictatoriaux du monde arabe.
Ces éléments et d'autres seront tout d'abord beaucoup plus évidents pour la minorité politisée que pour la majorité des travailleurs des pays centraux, mais, sur le long terme, ils contribueront à une véritable unification de la lutte de classe, par delà les frontières nationales et continentales. Rien de tout cela, cependant, ne diminue la responsabilité de la classe ouvrière des pays avancés, qui a expérimenté, pendant des années, les délices de la 'démocratie' et d'un 'syndicalisme indépendant', une classe dont les traditions politiques et historiques sont profondément ancrées, même si elles ne sont pas encore très répandues, et qui est concentrée au coeur du système impérialiste mondial. La capacité de la classe ouvrière en Afrique du Nord et au Moyen-Orient d'en finir avec les illusions démocratiques et d'offrir une véritable perspective aux masses déshéritées de la population est toujours fondamentalement conditionnée par la capacité des travailleurs des pays centraux de leur fournir un exemple clair de lutte prolétarienne auto-organisée et politisée.
CCI (11 Mars)
1 Ce document a été rédigé le 11 mars, c'est-à-dire plus d'une semaine avant le début de l'intervention de la "coalitions" en Libye. C'est pour cette raison qu'il ne fait pas référence à cette intervention, tout en la laissant pressentir.
Pendant plusieurs générations, l’Afrique a été synonyme de catastrophes, de guerres et de massacres permanents, de famine, de maladies incurables, de gouvernements corrompus, bref de misère absolue sans issue. Tout au plus, quand on évoque son histoire (en dehors des aspects "exotiques" ou "folkloriques"), on désigne ses "braves" tirailleurs sénégalais ou maghrébins, les célèbres supplétifs de l’armée coloniale française lors des deux guerres mondiales et du maintien de l’ordre dans les anciennes colonies. Mais jamais on ne prononce les mots "classe ouvrière" et moins encore on évoque ses luttes, tout simplement parce que cela n’est jamais entré véritablement dans l’imaginaire des masses au niveau mondial comme au niveau africain.
Pourtant, le prolétariat mondial est bien présent en Afrique et a déjà montré par ses luttes qu’il fait partie de la classe ouvrière porteuse d’une mission historique. Cependant, son histoire a été délibérément occultée par l’ancienne bourgeoisie coloniale, puis étouffée par la nouvelle bourgeoisie africaine après la "décolonisation".
Par conséquent, le but principal de cette contribution est de fournir des éléments attestant la réalité bien vivante de l’histoire du mouvement ouvrier africain à travers ses combats contre la classe exploiteuse. Certes, il s’agit de l’histoire d’une classe ouvrière à la dimension d’un contient historiquement sous développé.
Mais, comment et pourquoi cette occultation de l'histoire du prolétariat en Afrique ?
"L’Afrique a-t-elle une histoire ? Il n’y a pas si longtemps, l’on répondait encore à cette question négativement. Dans un passage devenu célèbre, l’historien anglais Hugh Trevor-Roper comparait en 1965 l’histoire de l’Europe et elle de l’Afrique, et en concluait qu’au fond la seconde n’existait pas. Le passé africain, écrivait-il ne présentait aucun intérêt hormis "les tribulations de tribus barbares dans des endroits du globe pittoresques certes, mais sans la moindre importance". Trevor-Roper peut certes être qualifié de conservateur, mais il se trouve que le marxiste hongrois Endre Sik défendait plus ou moins le même point de vue en 1966 : "Avant d’entrer en contact avec les Européens, la plupart des Africains menaient encore une existence primitive et barbare, et nombre d’entre eux n’avaient même pas dépassé le stade de la barbarie la plus primitive. (…) Aussi est-t-il irréalise de parler de leur "histoire" - dans la conception scientifique du terme - avant l’arrivée des envahisseurs européens ?
Ce sont là des propos particulièrement musclés, mais la majorité des historiens de l’époque y souscrivait jusqu’à un certain point".1
Voilà comment, par le mépris raciste, les penseurs de la bourgeoisie coloniale européenne décrétèrent la non existence de l’histoire du continent noir. Et, en conséquence, pourquoi la classe ouvrière, elle non plus, n’a, aux yeux du monde, aucune histoire.
Mais surtout, ce qui frappe encore à la lecture de ces propos, c’est de voir unis dans leurs préjugés a-historiques sur l’Afrique, les "bon penseurs" des deux ex-blocs impérialistes de l’époque, à savoir le "bloc démocratique" de l’Ouest et le bloc "socialiste" de l’Est. En effet, celui qui est qualifié de "marxiste", Endre Sik, n’est rien d’autre qu’un stalinien de bon teint dont l’argumentaire n’est pas moins fallacieux que celui de son rival (ou compagnon) anglais Trevor- Roper. Par leur déni de l’histoire de l’Afrique (et de ses luttes de classes), ces messieurs, représentants de la classe dominante, expriment une vision de l’histoire encore plus barbare que la "barbarie des tribulations des tribus africaines". En réalité, ces auteurs font partie des "savants" qui avaient donné leur "bénédiction scientifique" aux thèses ouvertement racistes des pays colonisateurs. Ce qui n’est pas le cas de l’auteur qui a relevé leurs propos, Henri Wesseling, car il se démarque de ses collègues "historiens" en ces termes :
"(…) La vérité est tout autre. Un certain nombre d’Africains, tels que le khédive d’Egypte, le sultan du Maroc, le roi zoulou Cetwayo, le roi des Matabélés Lobengula, l’almami Samori et le Makoko des Batékés, ont considérablement influencé le cours des choses".
Certes, par sa réaction, Henri Wesseling s’honore assurément en rétablissant la vérité historique dans le cas d’espèce face aux falsificateurs bien intentionnés. Reste que d’autres "scientifiques" qui, après avoir admis la réalité de l’histoire de l’Afrique et celle de la classe ouvrière, persistent eux aussi dans la vision très idéologique de l’histoire, en particulier de la lutte des classes. En effet, ils excluent ni plus ni moins la possibilité d’une révolution prolétarienne sur le continent noir avec des arguments pas moins aussi douteux que ceux employés par les historiens racistes 2:
"(…) Rebelles, les travailleurs africains le sont aussi à la prolétarisation : le témoignage de leur résistance permanente au salariat intégral (…) rend fragile la théorie importée d’une classe ouvrière porteuse d’une mission historique. L’Afrique n’est pas une terre de révolutions prolétariennes, et les quelques copies catastrophiques de ce modèle ont toutes eu, peu ou prou, à affronter violemment la dimension sociale vivante du "prolétariat"".
Précisons tout de suite que les auteurs de cette citation sont des sociologues universitaires composés de chercheurs anglophones et francophones. Par ailleurs, le titre de leur ouvrage, Classes ouvrières d’Afrique noire, en dit long sur leurs préoccupations de fond. D’autre part, si c’est clair qu’ils ne nient pas, eux, la réalité de l’histoire du continent africain comme le font leurs homologues historiens, en revanche, comme eux, leur démarche procède de la même idéologie qui consiste à prendre son point de vue pour "vérité scientifique" sans l’avoir confronté à l’histoire réelle. Déjà, en parlant de "quelques copies catastrophiques de ce modèle", ils confondent (involontairement ?) la révolution prolétarienne, comme celle de 1917 en Russie, avec les coups de force de type stalinien ou des luttes de "libération nationale" qui ont surgi partout dans le monde au lendemain de la seconde boucherie impérialiste mondiale, sous le vocable "socialiste" ou "progressiste". Ce sont bien ces modèles-là qui ont eu à affronter violemment le prolétariat qui leur résistait. Que cela soit en Chine, à Cuba, dans les anciens pays du bloc soviétique ou dans le "Tiers monde" en général et en Afrique en particulier. Mais surtout, ces sociologues virent carrément à la contre-révolution quand ils mettent en garde contre la "théorie importée d’une classe ouvrière porteuse d’une mission historique", d’où logiquement leur conclusion suivant laquelle l’Afrique n’est pas une terre de révolutions prolétariennes. De fait, ce groupe de "savants", en niant la possibilité de toute lutte révolutionnaires sur le continent noir, semble exclure de fait l’extension de toute autre révolution ("exportée") à Afrique. Du coup, ils ferment la porte à toute perspective de sortie de la barbarie capitaliste dont sont victimes les classes exploitées et les populations africaines en général. Finalement, ils n’apportent aucun éclairage par rapport à l’histoire véritable de la classe ouvrière.
Pour ce qui nous concerne, n’en déplaise à "nos" sociologues, la classe ouvrière reste encore la seule classe porteuse d'une mission historique face à la faillite du capitalisme qui s’accélère de jour en jour, y compris en Afrique comme l’atteste l’historien. Iba Der Thiam 3 , lorsqu'il fait le bilan des luttes ouvrières du début 19e au début des années 1930 :
"Dans le domaine syndical, la période 1790-1929 fut, nous l’avons vu, une étape décisive. Période de réveil, d’éveil, et puis d’affirmation, elle fut pour la classe ouvrière l’occasion souvent renouvelée de donner la preuve de sa détermination et de son esprit de lutte et d’abnégation.
De l’apparition d’une conscience présyndicale, jusqu’à la veille de la crise économique mondiale, nous avons suivi toutes les phases, d’une prise de conscience dont la rapidité du processus comparée au long cheminement de la classe ouvrière française, dans le même domaine, paraît tout à fait exceptionnelle.
L’idée de grève, c'est-à-dire d’un moyen de lutte, d’une forme d’expression consistant à se croiser les bras, et à interrompre provisoirement le déroulement normal de la vie économique pour faire valoir des droits, contraindre un patronat à se pencher sur des revendications salariales par exemple, ou accepter de négocier avec les grévistes ou leurs représentants, fit, en moins de quinze années, des progrès considérables, acquit même droit de cité, nonobstant les dispositions d’une législation restrictive, et fut reconnue comme une pratique sinon légale, du moins légitime.
(…) La résistance patronale, mises à part quelques exceptions, ne fit que rarement preuve d’une rigidité extrême. D’un réalisme lucide, les propriétaires des moyens de production ne mettaient en général, non seulement aucune réticence à préconiser et à rechercher le dialogue avec les grévistes, mais il leur arrivait même de pousser le Gouverneur à diligenter ses procédures d’intervention, et ne se gênaient pas, lorsque leurs intérêts étaient gravement menacés, à prendre fait et cause pour les travailleurs, dans les conflits qui les opposaient au chemin de fer par exemple, où il est vrai, la part de l’Etat dans les capitaux, était considérable".
Non seulement cet exposé suffit amplement pour caractériser une classe ouvrière porteuse d’espoir, mais celle qui a une histoire en Afrique qu’elle partage de surcroît avec la bourgeoisie à travers des confrontations historiques de classes, comme cela s’est passé souvent dans le monde depuis que le prolétariat s’est constitué en classe sous le régime capitaliste.
Avant de poursuivre sur l’histoire du mouvement ouvrier africain, nous attirons l’attention des lecteurs sur le fait que nous allons nous heurter aux difficultés liées au déni de l’histoire de l’Afrique par les historiens et les autres penseurs des anciennes puissances coloniales. En effet, cela s’est traduit, par exemple, chez les administrateurs coloniaux par une politique de censure systématique des faits et gestes les plus importants de la classe ouvrière, notamment ceux qui mettaient en relief la force de la classe ouvrière. De ce fait, nous sommes réduits ici à nous appuyer sur des sources rares d’auteurs plus ou moins connus mais dont la rigueur des travaux nous semble globalement prouvée et convaincante. D’autre part, si nous reconnaissons largement le sérieux des chercheurs qui transmettent les sources de référence, en revanche nous ne partageons pas forcément certaines de leurs interprétations des évènements historiques. Il en est de même sur certaines notions, par exemple quand les mêmes parlent de "conscience syndicale" à la place de "conscience de classe" (ouvrière), ou encore "mouvement syndical" (au lieu de mouvement ouvrier). Reste que, jusqu’à nouvel ordre, nous avons confiance en leur rigueur scientifique tant que leurs thèses ne se heurtent pas aux faits historiques ou n’empêchent pas d’autres interprétations.
Le Sénégal fut la plus ancienne des colonies françaises en Afrique, la France s’y installa officiellement de 1659 à 1960.
Un historien situe le début de l’histoire du mouvement ouvrier africain à la fin du 18e siècle, d’où le titre de son ouvrage "Histoire du Mouvement syndical africain 1790- 1929".
Les premiers ouvriers professionnels (artisans charpentiers, menuisiers, maçons, etc.) furent des européens installés à Saint- Louis du Sénégal (ancienne capitale des colonies africaines).
Avant la seconde guerre mondiale, la population ouvrière de la colonie francophone d'Afrique Occidentale Française (AOF) se trouvait essentiellement au Sénégal, entre Saint-Louis et Dakar qui furent respectivement capitale de l’AOF et capitale de la fédération qui regroupait l'AOF, l'Afrique Equatoriale Française (AEF), le Cameroun et le Togo. Surtout à Dakar qui était le "poumon économique" de la colonie AOF, avec le port, le chemin de fer, et évidemment le gros des fonctionnaires et des employés des services.
Au plan numérique, la classe ouvrière a toujours été historiquement faible en Afrique en général, cela étant dû évidemment au faible développement économique du continent, lequel s’explique à son tour par le faible investissement sur place des pays colonisateurs. De ce fait, la population ouvrière était estimée en 1927, par le Gouverneur de la colonie, à 60 000 personnes. Certes, certains disent que la moitié des ouvriers était exclue de ce chiffre, à savoir les éternels "journaliers" et autres apprentis.
Depuis ses premiers combats jusqu’aux années 1960, le prolétariat s’est toujours confronté systématiquement à la bourgeoisie française qui détenait les moyens de production à côté de l’administration coloniale. Cela signifie que la bourgeoisie sénégalaise naquit et évolua à l’ombre de sa "grande sœur française" (au moins jusqu’aux années 1960).
"L’histoire du mouvement syndical africain n’a, jusqu’à ce jour, jamais été globalement écrite. (…) La raison fondamentale de cette carence nous paraît résider, d’une part, dans l’indigence des recherches consacrées aux différents segments de la classe ouvrière africaine dans une perspective qui soit à la fois synchronique et diachronique ; d’autre part, dans l’absence d’une étude systématique des différents conflits sociaux qui ont été enregistrés, conflits sociaux dont chacun referme des gisements d’informations sur les préoccupations des travailleurs, leurs formes d’expression, les réactions de l’administration coloniale et du patronat, celles de la classe politique, les conséquence de tous ordres que ces épreuves ont eues sur l’histoire intérieure des colonies au quadruple plan économique, social, politique et culturel (…)".(Thiam. ibid.)
Comme vient de le souligner Iba Der Thiam, plusieurs facteurs expliquent les difficultés d’écrire l’histoire du mouvement ouvrier en Afrique. Reste que l’obstacle majeur sur lequel les chercheurs ont buté est sans conteste lié au fait que les véritables détenteurs des informations sur la classe ouvrière, à savoir les autorités coloniales françaises, elles, se gardèrent longtemps de leur ouvrir les archives de l’Etat. Et pour cause : elles avaient intérêt à cacher des choses .
En effet, avec la levée partielle des archives coloniales en AOF (au lendemain de la chute du mur de Berlin), on apprend que, non seulement la classe ouvrière existait en Afrique depuis le 19e siècle mais, très naturellement, elle a pu mener des combats souvent victorieux contre son ennemi de classe. 1855 marqua la première expression d’une organisation ouvrière où, à Saint Louis du Sénégal, un groupe de 140 ouvriers africains (charpentiers, maçons,) décida de se battre contre les vexations des maîtres européens qui leur imposaient des conditions de travail inacceptables. De même, on peut lire dans les archives l’existence d’un syndicat (clandestin) des "Charpentiers du Haut-Fleuve" en 1885. Surtout un nombre important de grèves et d’affrontements très durs eurent lieu entre la classe ouvrière et la bourgeoisie coloniale française, à l’instar de la grève générale avec émeute en 1914 à Dakar où, durant 5 jours, la vie économique et sociale fut totalement paralysée et où le Gouverneur fédéral de l’AOF William Ponti, lui-même, reconnut (dans ses notes secrètes) que "La grève était parfaitement organisée et eut un plein succès". Il y eut aussi de nombreuses autres grèves victorieuses, notamment celle d’avril 1919 et celle de 1938 menées par les cheminots (européens et africains unis) mais aussi où l’Etat dut recourir à la répression policière avant d’être contraint de satisfaire les revendications des grévistes. Ajoutons l’exemple de la grève générale de 6 mois (entre octobre 1947 et mars 1948) des cheminots de toute l’AOF, où les grévistes durent subir les balles du gouvernement PS (SFIO) avant de sortir victorieux du combat.
Enfin, il y a aussi ce fameux "Mai 68" mondial qui fit tache d’huile en Afrique et au Sénégal, venant rompre brutalement le "consensus national" ou patriotique qui régnait jusqu’alors depuis "l’indépendance" des années 1960. Et où, de par leur lutte sur un terrain de classe prolétarien, les ouvriers et les jeunes scolarisés ont dû affronter violemment le régime profrançais de Senghor en réclamant une amélioration de leurs conditions de vie et d’études. Ce faisant, le mouvement ouvrier a repris le chemin de la lutte qu’il connaissait depuis le début du 20e siècle mais qui fut obstrué par la perspective trompeuse de "l’indépendance nationale".
Ce sont là quelques exemples pour illustrer l’existence réelle d’une classe ouvrière, combative et souvent consciente de ses intérêts de classe ayant, certes, rencontré d’immenses difficultés de toutes sortes depuis sa naissance.
Il convient de préciser d’emblée qu’il s’agit du prolétariat émergeant sous le régime du capitalisme colonial, étant entendu que, faute d’avoir accompli sa propre révolution contre le féodalisme, la bourgeoisie africaine doit son existence, elle aussi, à la présence du colonialisme européen sur son sol.
En d’autres termes, il s’agit de la naissance du prolétariat, moteur du développement des forces productives sous le règne du capitalisme triomphant du régime féodal, l’ancien système dominant, dont les résidus sont encore bien visibles aujourd’hui à maints endroits sur le continent noir.
"Au cours des siècles ayant précédé l’arrivée des colonisateurs, dans leur continent, les sociétés africaines, comme toutes les autres sociétés humaines, connaissaient le travail et utilisaient une main-d’œuvre, dans des conditions qui leur étaient particulières. (…)
L’économie était essentiellement agricole ; une agriculture d’ailleurs à prédominance vivrière, parce qu’utilisant des techniques rudimentaires, ne parvenait que rarement à dégager des surplus importants ; une économie fondée également sur des activités de chasse, de pêche, et de cueillette, auxquelles, pouvaient, dans certains cas, s’ajouter soit l’exploitation de quelques mines, soit un artisanat local de faible rentabilité, enfin des activités d’échanges, d’ampleur relative, qui se déroulaient à cause de la modicité et l’indigence des moyens de communication, à l’intérieur du groupe, de la région, et plus rarement du royaume, dans des marchés à périodicité régulière.
Dans un tel contexte, les modes de production étaient souvent lignagers et secrétaient rarement des antagonismes suffisamment vigoureux et assez conflictuels pour déterminer l’existence de classes sociales véritables au sens marxiste du terme.
(…) Autant la notion de biens dans les sociétés sénégambiennes précoloniales y était différente de sa notion européenne moderne, autant celle de travail et de service l’était plus encore. En effet, si dans les sociétés modernes fondées sur le développement industriel et le travail salarié, le travail est négocié comme bien économique, et comme tel, soumis forcément aux mécanismes inéluctables des lois du marché, où les rapports entre l’offre et la demande détermine les prix des services, dans les sociétés précoloniales négro-africaines, sénégambiennes, le travail ne nous paraît pas avoir eu une fonction autonome, indépendante de la personne. Il est une sorte d’activité communautaire découlant logiquement des normes de vie collective, une activité imposée par le statut social et les nécessités économiques (…).
La conquête coloniale essentiellement fondée sur l’esprit de puissance, la recherche de l’accumulation du profit par l’exploitation des ressources humaines, matérielles et minières, eut largement recours à la main-d’œuvre indigène, et n’hésitait pas à faire appel aux moyens que mettait à sa disposition, l’exercice du pouvoir étatique pour utiliser d’abord gratuitement le travail des populations locales, avant d’introduire le salariat, créant ainsi des conditions et des rapports nouveaux aussi bien pour le travail que pour le travailleur" (Thiam. ibid.).
Dans l’ensemble, l’exposé de l’auteur est suffisamment clair et pertinent dans son approche théorique et dans sa description du contexte historique de la naissance du prolétariat en Afrique. Effectivement, il est convaincant dans son argumentation visant à démontrer que le travail dans les sociétés négro-africaines ou sénégambiennes pré coloniales n’avait pas la même signification que dans les sociétés modernes de type occidental. De même, par rapport à son propos sur le salariat, nous pouvons affirmer effectivement que la notion de travail salarié fut sans doute introduite au Sénégal par l’appareil colonial français, le jour où celui-ci décida de "salarier" les hommes qu’il exploitait pour s’assurer du profit et étendre sa domination sur le territoire conquis. C’est ainsi que s’ouvrirent les premiers chantiers agricoles, industriels, miniers, des chemins de fer, des voies navigables, des routes, des usines, des imprimeries, etc. Autrement dit, voilà comment le capitalisme colonial français put introduire de nouveaux rapports de production dans sa première colonie africaine en créant en conséquence les conditions de la naissance de la classe ouvrière. Mais, ce fut d’abord sous le régime du travail obligatoire (le monstrueux "système de la corvée") que les premiers travailleurs se faisaient exploiter. Ce qui veut dire qu’à cette époque ils ne purent même pas négocier la vente de leur force de travail, comme l’atteste cette citation :
"Au titre des travaux civils, Blanchot par exemple exigea du maire des corvées de travailleurs chargés d’assurer les travaux de construction des quais à partir du 1e janvier 1790, puis du débarcadère de Saint- Louis. Le personnel demandé se composait originellement de "20 personnes avec gourmet et un habitant qui sera chargé de les rassembler, de les conduire au travail et de les y contenir". Il s’agissait d’abord d’une réquisition obligatoire, à laquelle nul ne pouvait se dérober, une fois désigné, sous peine de sanction. Il s’agissait, ensuite, d’un travail presque gratuit. Les travailleurs étaient choisis, convoqués, employés, surveillés, sans aucune condition de prix, de salaires, sans disposer, le moins du monde, du droit de discuter les modalités de leur utilisation, voire même de contester les circonstances du choix dont ils avaient été l’objet. Cette dépendance du travailleur vis-à-vis de son employeur était attestée par le fait que l’ordre n° 1 du 18 décembre 1789 instituant la corvée affectée à la construction des quais et du débarcadère ne stipulait aucune durée et pouvait, par conséquent, s’appliquer tant que durerait la nécessité qui lui avait donné naissance. Tout au plus y était-il fait allusion à une "gratification" de deux bouteilles d’eau de vie, et, pour bien montrer qu’il ne s’agissait point d’un salaire attaché à la rémunération ou simplement à la compensation du travail fourni, le texte faisait nettement comprendre qu’il s’agissait d’une simple faveur, due au bon vouloir des autorités, à l’exclusion de toute obligation de droit, ou de morale et dont la dite corvée "pouvait être privée lorsque les travaux seront retardés par négligence" ". (Thiam. ibid.)
Réquisition obligatoire sans aucune négociation, ni sur le prix, ni sur les conditions de travail, bref une dépendance totale de l’employé vis-à-vis de l’employeur, qui, tout au plus, était à peine incité à offrir à son exploité, comme seule "nourriture", une gratification sous forme d’eau de vie. Tel fut le statut et les conditions dans lesquelles le prolétariat, futur salarié, émergea sous le capitalisme colonial français au Sénégal.
Quatre ans plus tard, en 1794, le même Blanchot (commandant d’alors du Sénégal) décida une nouvelle "gratification" en donnant l’ordre de fournir aux travailleurs réquisitionnés "le couscous et le sanglès". Certes, on peut noter une "légère amélioration" de la gratification, car on passait de deux bouteilles d’eau de vie à un couscous, mais il n‘était toujours pas question de "compensation" et moins encore de salaire proprement parler. Il fallut attendre jusqu’en 1804 pour qu'existe officiellement la rémunération comme contrepartie du travail fourni, l’année où l’économie de la colonie connaissait une forte crise due à l’effort de guerre soutenu alors par l’appareil colonial pour la conquête de l’empire du Fouta (région voisine de Saint- Louis). En effet, la guerre se traduisit par l’arrêt provisoire du commerce sur le fleuve, d'où s'ensuivirent la rareté des produits et la spéculation sur les prix des denrées de première nécessité, ce qui provoqua le renchérissement du coût de la vie et, avec lui, de fortes tensions sociales.
Pour faire face à la dégradation du climat social, le Commandant de la ville de Saint- Louis dut intervenir en lançant l’ordre suivant :
"(…) qu’en conséquence de l’arrêt du conseil de la colonie sur les plaintes relatives à la cherté des ouvriers qui ont successivement porté leurs journées de travail à des prix exorbitants, et intolérables, plus longtemps...(…) Les maîtres, ouvriers, charpentiers ou maçons devaient désormais être payés au salaire d’une barre de fer par jour ou 4 francs 16 sols ; les compagnons trois quarts de barre ou 3 francs 12 sols, les manœuvres un quart de barre ou 1 franc, 4 sols".
"Dans cet arrêt, qui était l’un des plus anciens documents écrits que nous possédons sur le travail salarié, nous apprenons que la ville de Saint- Louis comptait dès ce moment- là, c'est-à-dire en 1804, "des ouvriers, charpentiers, calfats et maçons" employés par des particuliers, selon des normes et dans des circonstances qui ne nous sont pas malheureusement indiquées, mis à part le montant des salaires appliqués à ces personnels". (Thiam, ibid.)
Par détour d’arbitrage du conflit entre employeurs et employés, l’Etat décida de réglementer leurs rapports en fixant lui-même le montant des salaires selon les catégories et les niveaux de qualification. Notons par ailleurs que cette intervention de l’Etat colonial était d’abord orientée contre les employés car elle répondait aux doléances déposées auprès du Chef de la colonie par les employeurs qui se plaignaient des "prix exorbitants" des journées de travail des ouvriers.
En effet, pour faire face aux effets de la crise, les ouvriers durent décider de majorer le prix de leur travail afin de préserver leur pouvoir d’achat détérioré par l’augmentation du coût de la vie. Et avant cette date, l’établissement des conditions de travail était encore une affaire purement privée, se trouvant exclusivement entre les mains des négociateurs socioéconomiques, c'est-à-dire, sans aucune législation formelle de l’Etat.
Reste que cette intervention ouverte de l’autorité étatique fut la première du genre dans un conflit opposant les ouvriers aux employeurs. Plus généralement, cette période (1804) atteste la réalité de la première expression ouverte dans la colonie d’un antagonisme entre les deux principales classes sociales historiques qui s’affrontent sous le capitalisme, à savoir la bourgeoisie et le prolétariat. Cette date marque aussi l’histoire du travail au Sénégal, où fut actée officiellement l’instauration du salariat, permettant enfin aux ouvriers de vendre "normalement" leur force de travail et d’être rémunérés le cas échéant.
Pour ce qui concerne la "composition ethnique" des ouvriers (qualifiés), ces derniers étaient très majoritairement d’origine européenne, de même, les employeurs étaient quasi exclusivement venus de la métropole. Parmi ces derniers figuraient les Potin, Valantin, Pellegrin, Morel, D’Erneville, Dubois, Prévost, etc. Ce furent ceux-là qu’on appela les premiers la "crème de la bourgeoisie commerçante" de la colonie. Enfin, soulignons au passage l’extrême faiblesse numérique de la classe ouvrière (quelques milliers), comme conséquence du bas niveau du développement économique du pays, et ceci un siècle et demi après l’arrivée des premiers colons dans cette zone. De plus, il s’agissait d’une "économie de comptoir" (ou de traite), basée essentiellement sur le commerce des matières premières et du bois d’ébène 4.
"Tant que le Sénégal demeura un comptoir d’importance secondaire dont l’activité principale portait sur le commerce du bois d’ébène, et sur l’exploitation des produits tels que la gomme, l’or, l’ivoire, la cire jaune, les cuirs tirés par les commerçants saint-louisiens et goréens du commerce sur le fleuve ou le long de la côte occidentale d’Afrique, cette question [de la main d'oeuvre] ne connut jamais une dimension inquiétante. Pour faire face aux rares travaux d’équipement et d’infrastructures sommaires, le Gouverneur pouvait faire appel accessoirement au concours de la population civile ou militaire des deux comptoirs et, dans les travaux n’exigeant pas une main-d’œuvre spécialisée, à celui beaucoup plus fréquent des travailleurs de condition servile, sur la base des normes laissées le plus souvent, si ce n’était toujours, à sa seule discrétion.
Mais la suppression de l’esclavage avait profondément modifié les données de la situation. La principale ressource économique de la colonie étant désormais menacée de tarissement, la France ayant de plus perdu certaines de ses colonies agricoles, l’expérience de la colonisation européenne tentée dans le Cap-Vert ayant échoué, le Gouvernement de la Restauration pensa qu’il était désormais nécessaire d’amorcer la mise en valeur agricole du Sénégal par la culture d’un certain nombre de produits coloniaux susceptibles d’alimenter l’industrie française, de reconvertir les activités commerciales de la colonie, de fournir du travail à la main-d’œuvre indigène libérée". (Thiam, ibid.)
Il faut souligner d’emblée que la suppression de l’esclavage répondait d’abord et avant toute considération humanitaire à un besoin économique. En fait, la bourgeoisie coloniale manquait de force de travail du fait qu’une grande partie des hommes et des femmes en âge de travailler était constituée d’esclaves entre les mains de leurs maîtres locaux, étant entendu par ailleurs que la suppression de l’esclavage se fit en deux étapes.
Dans un premier temps, une loi datant d’avril 1818 interdisait seulement le commerce maritime du bois d’ébène et son transport vers l’Amérique, mais pas à l’intérieur des terres, c'est-à-dire, le marché restant libre pour les commerçants coloniaux. Cependant, on se rendit compte très vite que cela restait insuffisant pour remédier à la situation de pénurie de main-d’œuvre. Dès lors, le chef de la colonie décida d’y apporter sa contribution personnelle en demandant au chef du premier bataillon de lui fournir "des hommes de corvée sur les demandes qui lui seraient faites pour les diverses parties du service". Grâce à ces mesures, les autorités coloniales et les commerçants purent ainsi combler momentanément le manque de main-d’œuvre. De leur côté, les travailleurs disponibles prenaient conscience du profit qu’ils pouvaient tirer de la rareté de la main-d’œuvre en devenant de plus en plus exigeants vis-à-vis des employeurs. Et cela provoqua une nouvelle confrontation sur les prix de la main d'œuvre avec ces derniers, d’où une nouvelle intervention de l’autorité coloniale qui procéda à la "régulation" du marché en faveur des commerçants.
Dans un deuxième temps, en février 1821, le Ministère de la Marine et des colonies, tout en envisageant de recourir à une politique d’immigration active de la population d’origine européenne, ordonna la fin de l’esclavage sous "toutes ses formes".
En fait, une fois encore, pour les autorités coloniales, il s’agissait de trouver les bras nécessaires au développement de l’économie agricole :
"Il s’agissait(…) du rachat par le Gouverneur ou les particuliers d’individus maintenus en esclavage dans des contrées proches des possessions de l’Ouest-africain ; de leur affranchissement, par un acte authentique, à la condition qu’ils travaillent pour l’engagiste pendant un certain laps de temps. Ce serait (…) une sorte d’apprentissage à la liberté, familiarisant l’autochtone avec la civilisation européenne, lui donnant le goût des nouvelles cultures industrielles, tout en faisant diminuer le nombre des captifs. On obtient ainsi, (…) de la main-d’œuvre, tout en restant dans les vues humanitaires des abolitionnistes". (Thiam,. ibid)
Autrement dit, il s’agissait avant tout de "civiliser" pour mieux exploiter les "affranchis" et non point de les libérer au nom d’une vision humanitaire. D’ailleurs, comme cela ne suffisait pas, l’administration coloniale instaura, deux ans plus tard, en 1823, un "régime des engagés à temps", c'est-à-dire une sorte de contrat liant l’employé à l’employeur pour une longue durée.
"Les engagés à temps étaient utilisés pour une période pouvant aller jusqu’à quatorze ans dans les ateliers publics, dans l’administration, dans les plantations agricoles (ils étaient 300 sur 1500 utilisés par le baron Roger), dans les hôpitaux où ils servaient comme garçons de salle, infirmiers ou comme personnel domestique, dans la sécurité municipale, et dans l’armée ; rien que dans le Régiment d’Infanterie de Marine, on en dénombrait 72 en 1828, 115, quatre années après, 180 en 1842, tandis que le relevé des rachats en comptabilisait 1629 en 1835, 1768 en 1828, 2545, en 1839. A cette date la seule ville de Saint- Louis comptait environ 1600 engagés à temps". (Thiam, ibid.)
A ce propos, soulignons d’entrée l’existence formelle de contrats de travail de longue durée (14 ans) assimilable à un CDI (contrat à durée indéterminée) d’aujourd’hui. On voit là le besoin permanent de main-d’œuvre ouvrière correspondant au rythme du développement économique de la colonie. De même, le régime des engagés à temps avait été conçu dans le but d’accélérer la colonisation agricole et cette politique se traduisit réellement par un début de développement conséquent des forces productives et plus généralement de l’économie locale. Mais le bilan fut cependant très contrasté car, s’il permit un essor réel du mouvement commercial (import/export) qui passa de 2 millions de francs en 1818 à 14 millions en 1844, en revanche, la politique de l’industrialisation agricole fut un échec. En effet, le projet de développement de l’agriculture initié par le baron Roger fut abandonné (3 ans après son lancement) par les successeurs du baron en raison de divergences d’orientation économique au sein de l’Etat. Un autre facteur ayant pesé sur la décision d’annuler le projet de développement de l’agriculture fut le refus d’un grand nombre d’anciens cultivateurs, devenus employés salariés, de retourner à la terre. Cependant les deux volets de cette politique, à savoir, le rachat d’esclaves et le "régime des engagés", furent maintenus jusqu’en 1848, date du décret de leur suppression totale.
"Telle était la situation vers le milieu du XIXe siècle, une situation caractérisée par l’existence, désormais avérée, du travail salarié, apanage d’un prolétariat sans défense, et presque sans droit, qui, s’il connaît des formes primaires de concertation et de coalition, s’il avait donc une conscience pré-syndicale, n’avait jamais encore osé soutenir un conflit avec ses employeurs, servis par un gouvernement autoritaire". (Thiam. Ibid)
Voilà donc constituées les bases d'un prolétariat salarié, évoluant sous le régime du capitalisme moderne, précurseur de la classe ouvrière africaine et qui, désormais, va faire l’apprentissage de la lutte de classe au début de la deuxième moitié du 19e siècle.
Selon les sources disponibles (Mar Fall, L’Etat et la Question Syndicale au Sénégal) 5,, il fallut attendre 1855 pour voir l’apparition d’une première organisation professionnelle en vue de la défense des intérêts spécifiques du prolétariat. Sa constitution fut consécutive à mouvement lancé par un charpentier autochtone (habitant Saint- Louis) qui se mit à la tête de 140 ouvriers pour rédiger une pétition contre les maîtres menuisiers européens qui leur imposaient des conditions de travail inacceptables. En effet :
"Les premiers artisans qui avaient entrepris les grands travaux coloniaux étaient des européens ou des militaires du génie auxquels on avait adjoint des auxiliaires et de la main-d’œuvre indigène. C’étaient des charpentiers, menuisiers, des maçons, des forgerons, des cordonniers. Constituant alors le personnel techniquement plus qualifié, bénéficiant, dans un certain nombre de cas, d’une instruction plus ou moins élémentaire, ils régnaient sur les corporations existantes dont ils constituaient l’élite dirigeante ; c’étaient eux, sans doute, qui décidaient des marchés, fixaient les prix, répartissaient la tâche, choisissaient les ouvriers qu’ils embauchaient et payaient à un tarif largement inférieur à celui qu’ils réclamaient aux employeurs".(Thiam.ibid)
Dans cette lutte, ce qui frappe d’abord, c’est de voir que la première expression de "lutte de classe" dans la colonie opposait deux fractions de la même classe (ouvrière) et non directement bourgeoisie et prolétariat. Autrement dit, une fraction ouvrière dite de base (dominée) en lutte contre une autre fraction ouvrière dite "élite dirigeante" (dominante). Un autre trait caractéristique de ce contexte est le fait que la classe exploiteuse était issue exclusivement de la bourgeoisie coloniale, faute de "bourgeoisie autochtone". Bref, on avait là une classe ouvrière en constitution sous un capitalisme colonial en développement. Dès lors on peut comprendre pourquoi la première expression de lutte ouvrière ne put éviter d’être marquée par une triple connotation "corporatiste", "ethnique" et "hiérarchique". C’est ce qu’illustre le cas du leader de ce groupe d’ouvriers indigènes, lui-même maître charpentier, à ce titre formateur de nombreux jeunes ouvriers en apprentissage auprès de lui, alors que dans le même temps il exerçait sous la dépendance tutélaire des maîtres-menuisiers européens qui décidaient de tout (cf. citation précédente).
Dans ce contexte, la décision du leader autochtone de se regrouper avec les ouvriers africains de base (moins qualifiés que lui) pour faire face à l’attitude arrogante des maîtres artisans occidentaux est compréhensible et peut être interprétée comme une réaction saine de défense d’intérêts prolétariens.
Par ailleurs, selon des sources (archives), ce même maître ouvrier indigène fut impliqué plus tard dans la constitution en 1885 du premier syndicat africain alors même que la loi de Jules Ferry de 1884, autorisant la création de syndicats, avait exclu son instauration dans les colonies. D’ailleurs, c’est pour cette raison que le syndicat des ouvriers indigènes dut exister et fonctionner clandestinement, d’où le peu d’information sur son histoire, comme l’indique le passage suivant :
"La série K 30 des Archives de la République du Sénégal renferme un document manuscrit, inédit, qui n’avait auparavant été cité dans aucune source, classé dans une chemise sur laquelle on a écrit : syndicat des charpentiers du Haut-Fleuve. Malheureusement cette pièce d’archives d’une importance capitale, pour l’histoire du mouvement syndical au Sénégal n’est accompagnée d’aucun autre document susceptible d’en éclairer la compréhension". (Thiam, ibid)
Donc, malgré l’interdiction de toutes formes d’organe d’expression prolétarienne et en dépit de la pratique systématique de la censure visant la vraie histoire du mouvement ouvrier dans les colonies, le constat a pu être fait de l’existence des premières organisations embryonnaires de lutte de classe, de type syndical. Certes, ce fut un "syndicat corporatiste", des charpentiers, mais de toute façon l’Etat capitaliste à cette époque interdisait tout regroupement interprofessionnel.
Voilà ce que les investigations dans les écrits relatifs à ce thème et cette période permettent de connaître aujourd’hui sur le mode d'expressions de lutte de la classe ouvrière sur cette période allant de 1855 à 1885.
"Rappelons tout d’abord que lorsqu’intervint en 1848 la suppression du régime des engagés à temps, ce système, loin d’avoir complètement disparu, avait essayé de s’adapter à la nouvelle situation en se transformant progressivement. Mais cette solution ne parvint nullement à résoudre l’épineux problème de la main-d’œuvre.
Les milieux économiques coloniaux ne pouvant donc plus acheter des esclaves qu’ils feraient travailler servilement, et les plantations risquant d’être abandonnées faute de bras, poussèrent les dirigeants administratifs et les autorités politiques, à autoriser l’immigration des travailleurs africains récemment libérés vers des contrées où leurs services étaient appréciés, moyennant un salaire et des conditions discutés d’un commun accord avec les patrons. Pour donner suite à cette requête, le Gouverneur avait fait proclamer le décret du 27 mars 1852 réorganisant l’émigration des travailleurs dans les colonies ; c’est ainsi que le 3 juillet 1854, un navire dénommé "Les cinq frères" affrété pour assurer le transport de 3000 ouvriers destinés aux plantations de la Guyane avait jeté l’ancre à Dakar et pris des contacts en vue de l’embauche de 300 sénégalais. Les conditions fixées seraient les suivantes : "une expatriation de six ans contre un cadeau d’une valeur de 30 à 50 f, un salaire de 15 f par mois, le logement, la nourriture, les soins médicaux, la jouissance d’un petit jardin et le rapatriement gratuit à l’issue de leur séjour américain" ". (Thiam.ibid)
On voit là, avec le cas des 300 sénégalais destinés aux plantations d’Amérique (en Guyane), que la classe ouvrière existait réellement, au point de constituer une "main-d’œuvre de réserve", dans laquelle puisa la bourgeoisie pour en exporter une partie.
En effet, ayant fait preuve de compétence et d’efficacité par exemple en parvenant à achever (en 1885) les durs travaux du chemin de fer Dakar- Saint- Louis, les ouvriers de cette colonie française suscitèrent particulièrement l'intérêt des milieux économiques coloniaux, soit en tant que main-d’œuvre exploitable sur place, soit en qualité de force de travail exportables vers les concurrents extérieurs.
C’est dans ce même cadre et dans des conditions analogues que fut recruté et envoyé au Congo belge un grand nombre de travailleurs sénégalais pour exercer sur divers chantiers, notamment sur le chemin de fer congolais de Matadi.
Mais, dès leur arrivée sur place, les ouvriers immigrés se heurtèrent aux dures conditions de travail et d’existence, en constatant tout de suite que les autorités coloniales belges n’avaient aucune intention de respecter leur contrat. En effet, comme ils le signalaient, eux-mêmes, dans un courrier de protestation à l’adresse du Gouverneur du Sénégal, les ouvriers se disaient "mal nourris, mal logés, mal payés, malades mal soignés", ils mourraient comme des mouches et ils avaient l’impression que le choléra les frappait car "on enterrait 4 ou 5 personnes par jour". D’où la pétition de février 1892 adressée aux autorités coloniales franco-belges exigeant fermement leur rapatriement collectif au Sénégal, et conclue de la sorte : "Maintenant personne entre nous ne veux plus rester à Matadi".
Les ouvriers furent ainsi victimes d’une exploitation particulièrement odieuse de la part du capitalisme colonial qui leur imposa des conditions d’autant plus barbares que, pendant ce temps-là, les deux Etats coloniaux se renvoyaient la balle, ou fermaient carrément les yeux sur le sort des travailleurs immigrés :
"C’est ainsi qu’encouragées par l’impunité, les autorités belges ne firent rien pour améliorer le sort des malheureux protestataires. La distance qui séparait le Congo belge du Sénégal, la querelle de préséance qui empêchait le représentant du Gouvernement français dans la région d’intercéder en leur faveur, les complicités dont bénéficiait la compagnie de chemin de fer du Bas Congo au niveau de la rue Oudinot (cf. Ministère des colonies), le cynisme de certains milieux coloniaux que les malheurs des pauvres sénégalais amusaient, exposèrent les ouvriers sénégalais à un abandon presque total, et en faisaient une main-d’œuvre à demi-désarmée, sans véritable moyen de défense, taillable et corvéable, dès lors, à merci".(Thiam, ibid)
Toujours est-il que, par leur combativité, en refusant de travailler dans les conditions que l’on sait et en exigeant fermement leur évacuation du Congo, les immigrés de la colonie française obtinrent satisfaction. Aussi, dès leur retour au pays, ils purent compter sur le soutien de la population et de leurs camarades ouvriers, en obligeant ainsi le Gouverneur à engager des nouvelles réformes en vue de la protection des travailleurs, à commencer par l’instauration d’une nouvelle réglementation de l’émigration. En effet, le drame subi au Congo par les immigrés avait suscité débats et prise de conscience par rapport à la condition ouvrière. Ce fut dans ce cadre, entre 1892 et 1912, que toute une série de mesures furent prises en faveur des salariés, par exemple, le repos hebdomadaire, les retraites ouvrières, l’assistance médicale, bref de vraies réformes.
Par ailleurs, en s’appuyant sur leur "expérience congolaise", les anciens immigrés se firent particulièrement remarquer lors d’une nouvelle opération de recrutement pour de nouveaux chantiers du chemin de fer du Sénégal en se montrant très exigeants sur les conditions de travail. Dans ce sens, ils décidèrent de créer, en 1907, une association professionnelle dénommée "Association des ouvriers de Kayes" en vue de mieux défendre leurs conditions de travail et de vie face à l’appétit des charognards capitalistes. Et l’autorité coloniale, tenant compte du rapport de force d’alors qui était en train de lui échapper, accepta de légaliser l’association des cheminots.
En fait, la naissance de ce regroupement au sein des cheminots n’étonne guère quand on sait que, depuis l’ouverture du réseau (1885), ce secteur était devenu l’un des complexes industriels parmi les plus importants de la colonie, à la fois par son chiffre d’affaires et le nombre de ses employés. De même, on verra plus loin que les ouvriers du chemin de fer seront de tous les combats de la classe ouvrière de l’AOF.
Plus généralement, la période qui suit le retour des immigrés au pays (entre 1892 et 1913) fut marquée par une forte agitation sociale, notamment dans la fonction publique où les commis et les travailleurs des PTT protestaient contre la dégradation de leurs conditions de travail et les bas salaires. Dans ce cadre, les fonctionnaires et assimilés décidèrent de créer leurs propres associations pour se défendre par "tous les moyens à leur disposition", suivis aussitôt par les employés de commerce qui en profitèrent pour demander l’application dans leur secteur de la loi sur le repos hebdomadaire. Bref, on assistait à un bouillonnement de combativité chez les salariés du privé comme du public d’où l’inquiétude grandissante des autorités coloniales. En effet, non seulement, les problèmes sociaux brûlants ne purent être réglés à la fin de 1913, mais culminèrent avec le contexte de crise résultant de la Première Guerre mondiale.
Lassou (à suivre)
1 Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique, 1991, Editions Denoel, 1996, pour la traduction française.
2 M. Agier, J. Copans et A. Morice, Classes ouvrières d’Afrique noire, Karthala- ORSTOM, 1987
3 Histoire du Mouvement syndical africain 1790-1929, Editions L’Harmattan, 1991
4 Euphémisme utilisé par les négriers pour désigner les esclaves noirs déportés aux Amériques. Source Wikipédia.
5 L'Harmattan, Paris, 1989
Dans l’article précédent [8] de cette série (Revue internationale n° 143), nous avons vu comment les soviets, qui avaient pris le pouvoir en Octobre 1917, le perdirent progressivement au point de ne plus être qu’une façade, maintenue en vie artificiellement pour occulter le triomphe de la contre-révolution capitaliste qui s’était instaurée en Russie. Le but de cet article est de comprendre les causes de ce processus et de tirer les leçons qui sont indispensables aux futures tentatives révolutionnaires.
Marx et Engels, analysant la Commune de Paris de 1871, tirèrent quelques leçons sur la question de l’État que nous pouvons brièvement résumer : 1) Il est nécessaire de détruire l’appareil d’État bourgeois de fond en comble ; 2) au lendemain de la révolution, l’État se reconstitue, pour deux raisons principales : a) la bourgeoisie n’a pas encore été complètement défaite et éradiquée ; b) dans la société de transition subsistent encore des classes non exploiteuses (petite bourgeoisie, paysannerie, marginaux urbains…), dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux du prolétariat.
Cet article n’a pas pour but d’analyser la nature de ce nouvel État (1), néanmoins, pour éclairer le sujet que nous traitons, nous devons mettre en évidence que si ce nouvel État n’est pas identique à ceux qui l’ont précédé dans l’histoire, il garde cependant des caractéristiques qui constituent un obstacle pour le développement de la révolution ; c’est bien pour cela que, comme Engels l’avait déjà signalé et comme insistait Lénine dans l’État et la Révolution, le prolétariat doit commencer un processus d’extinction du nouvel État le jour même de la révolution.
Après la prise du pouvoir, le principal obstacle sur lequel trébuchèrent les soviets en Russie fut l’État qui en était issu. Celui-ci "malgré l'apparence de sa plus grande puissance matérielle, (…) est mille fois plus vulnérable à l'ennemi que les autres organismes ouvriers. En effet, l'État doit sa plus grande puissance matérielle à des facteurs objectifs qui correspondent parfaitement aux intérêts des classes exploiteuses mais ne peuvent avoir aucun rapport avec la fonction révolutionnaire du prolétariat" (2), "La menace redoutable d’un retour au capitalisme se trouvera essentiellement dans le secteur étatisé. Cela d’autant plus que le capitalisme se trouve ici sous sa forme impersonnelle pour ainsi dire éthérée. L’étatisation peut servir à camoufler longtemps un processus opposé au socialisme" (3).
Dans l’article précédent, nous avons décrit les faits qui favorisèrent l’affaiblissement des soviets: la guerre civile, la famine, le chaos général de l’économie dans son ensemble, l’épuisement et la décomposition progressive de la clase ouvrière, etc. La "conspiration silencieuse" de l’État soviétique, qui participa aussi de l'affaiblissement des soviets, est intervenue selon trois axes : 1) le poids croissant que prenaient les institutions par excellence étatiques : l’armée, la Tcheka (la police politique) et les syndicats ; 2) "l’interclassisme" des soviets et la bureaucratisation accélérée qui en résultait ; 3) l’absorption progressive du Parti bolchevique par l'État. Nous avons abordé le premier point dans l’article précédent, cet article est consacré aux deux derniers.
L’État des soviets excluait la bourgeoisie mais n’était pas l’État exclusif du prolétariat. Il comprenait des classes sociales non exploiteuses comme la paysannerie, la petite-bourgeoisie, les diverses couches moyennes. Ces classes tendent à préserver leurs petits intérêts et posent inévitablement des obstacles à la marche vers le communisme. Cet "interclassisme" inévitable pousse le nouvel État, comme le dénonça l’Opposition ouvrière 4 en 1921, à ce que "la politique soviétique pousse dans plusieurs directions et que sa configuration par rapport à la classe soit défigurée",et à ce que se constitue le terreau de la bureaucratie étatique.
Peu de temps après Octobre, les anciens fonctionnaires tsaristes commençaient à occuper des postes dans les institutions soviétiques, en particulier lorsqu'il fallait prendre des décisions improvisées face aux problèmes qui se présentaient. Ainsi, par exemple, face à l’impossibilité d’organiser l’approvisionnement de produits de première nécessité en février 1918, le Commissariat du peuple dut recourir à l’aide des commissions qui avaient été mises en place par l’ancien Gouvernement provisoire. Leurs membres acceptèrent à condition de ne dépendre d’aucun bolchevik, ce que ces derniers acceptèrent. De façon similaire, la réorganisation du système éducatif en 1918-19 dut se faire en recourant à d’anciens fonctionnaires tsaristes qui finirent par altérer progressivement les programmes d’enseignement proposés.
En outre, les meilleurs éléments prolétariens se convertissaient progressivement en bureaucrates éloignés des masses. Les impératifs de la guerre absorbèrent de nombreux cadres ouvriers aux tâches de commissaires politiques, inspecteurs ou chefs militaires. Les ouvriers les plus capables devinrent des cadres de l’administration économique. Les anciens bureaucrates impériaux et les nouveaux-venus d’origine prolétarienne formèrent une couche bureaucratique qui s’identifiait à l’État. Mais cet organe a sa propre logique, et ses chants de sirène parvinrent à séduire des révolutionnaires aussi expérimentés que Lénine et Trotski.
Les anciens fonctionnaires provenant des élites bourgeoises étaient les porteurs de cette logique, et ils pénétrèrent dans la forteresse soviétique par la porte que leur ouvrait le nouvel État : "des milliers d’individus, plus ou moins intimement liés à la bourgeoisie expropriée, par des liens routiniers et culturels, recommencèrent à jouer un rôle (…) fusionnés avec la nouvelle élite politico-administrative, dont le noyau était le Parti lui-même, les secteurs les plus "ouverts" et les plus capables techniquement de la classe expropriée, ne tardèrent pas à revenir à des positions dominantes" (5). Ces individus, comme le signale l'historien soviétique Kritsman, "dans leur travail administratif, faisaient preuve de désinvolture et d'hostilité envers le public" 6
Mais le danger principal venait de l’engrenage étatique lui-même, avec le poids croissant mais imperceptible de son inertie. Comme conséquence de cela, même les fonctionnaires les plus dévoués tendaient à se séparer des masses, à se méfier d’elles, adoptant des méthodes expéditives, imposant sans écouter, expédiant les affaires qui concernaient des milliers de personnes comme de simples questions administratives, gouvernant à coups de décrets. "En laissant de côté ses tâches de destruction pour celles d’administration, le Parti découvre les vertus de la loi, de l’ordre et de la soumission à la juste autorité du pouvoir révolutionnaire" (7).
La logique bureaucratique de l’État va comme un gant à la bourgeoisie, qui est une clase exploiteuse et peut tranquillement déléguer l’exercice du pouvoir à un corps spécialisé de politiciens et de fonctionnaires professionnels. Mais elle est fatale au prolétariat qui ne peut à aucun moment l’abandonner à de tels spécialistes, qui doit apprendre par lui-même, commettre des erreurs et les corriger, qui non seulement prend des décisions et les applique mais en outre, ce faisant, se transforme lui-même. La logique du pouvoir du prolétariat n’est pas dans la délégation de ce pouvoir mais dans la participation directe à la prise en charge de celui-ci.
La révolution en Russie se trouva face à un dilemme en avril 1918 : la révolution mondiale n’avançait pas et l’invasion impérialiste menaçait d’écraser le bastion soviétique. Le pays entier sombrait dans le chaos, "l’organisation administrative et économique déclinait dans des proportions alarmantes. Le danger ne venait pas tant de la résistance organisée que de l’effondrement de toute autorité. L’appel à détruire l’organisation étatique bourgeoise de l’État et la Révolution devenait singulièrement anachronique maintenant que cette partie du programme révolutionnaire avait triomphé au-delà des espérances" (8).
L’État soviétique se confrontait à des questions dramatiques : mettre sur pieds l’Armée rouge dans la précipitation, organiser les transports, relancer la production, assurer l’approvisionnement alimentaire des villes affamées, organiser la vie sociale. Tout ceci devait se résoudre malgré le sabotage total des entrepreneurs et des managers, ce qui poussa à la confiscation généralisée d’industries, de banques, de commerces, etc. C’était un défi supplémentaire lancé au pouvoir soviétique. Un débat passionné anima alors le Parti et les soviets. Tout le monde était d’accord pour résister militairement et économiquement jusqu’à l’explosion de la révolution prolétarienne dans d’autres pays et principalement en Allemagne. La divergence portait sur la façon d’organiser la résistance : à partir de l’État en renforçant ses mécanismes ou en développant l’organisation et les capacités des masses ouvrières ? Lénine prit la tête de ceux qui défendaient la première solution alors que certaines tendances de gauche du Parti bolchevique incarnaient la seconde.
Dans la brochure Les tâches immédiates du pouvoir soviétique, Lénine "défend que la première tâche à laquelle la révolution devait faire face (…) était celle de (…) reconstruire une économie ruinée, d'imposer une discipline du travail et de développer la productivité, d'assurer un rapport et un contrôle strict du processus de production et de distribution, d'éliminer la corruption et le gaspillage et, peut-être plus que tout, de lutter contre la mentalité petite-bourgeoise (…) Il n'hésite pas à utiliser ce qu'il traitait lui-même de méthodes bourgeoises, y compris l'utilisation de spécialistes techniques bourgeois (…), le recours au travail aux pièces ; l'adoption du "système de Taylor" (…) Il a donc appelé à la 'direction d'un seul homme'" (9).
Pourquoi Lénine défendit-il cette orientation ? La première raison était l’inexpérience : le pouvoir soviétique s’affrontait en effet à des tâches gigantesques et urgentes sans recours possible à une quelconque expérience et sans qu'une réflexion théorique préalable ait pu être menée sur ces questions. La seconde raison était la situation désespérée et insoutenable que nous avons décrite. Mais nous devons aussi considérer que Lénine était à son tour victime de la logique étatique et bureaucratique, se convertissant peu à peu en son interprète. Cette logique le poussait à faire confiance aux vieux techniciens, administrateurs et fonctionnaires formés dans le capitalisme et, par ailleurs, aux syndicats chargés de discipliner les ouvriers, de réprimer leurs initiatives et leur mobilisation indépendante, les liant à la division capitaliste du travail et à la mentalité corporatiste et étroite qu’elle suppose.
Les adversaires de gauche dénonçaient cette conception selon laquelle "La forme du contrôle de l'État sur les entreprises doit se développer dans la direction de la centralisation bureaucratique, de la domination de différents commissaires, de la privation d'indépendance des soviets locaux et du rejet dans la pratique du type d’"État-Commune" dirigé par en bas (...) L'introduction de la discipline du travail en lien avec la restauration de la direction capitaliste dans la production ne peut pas accroître fondamentalement la productivité du travail, mais elle affaiblira l'autonomie de classe, l'activité et le degré d'organisation du prolétariat" (10).
L’Opposition ouvrière dénonçait : "au vu de l’état catastrophique de notre économie, qui repose encore sur le système capitaliste (salaire payé avec de l’argent, tarifs, catégories de travail, etc.), les élites de notre Parti, se méfiant de la capacité créatrice des travailleurs, cherchent le salut au chaos économique dans les héritiers du capitaliste bourgeois passé, à travers des hommes d’affaires et des techniciens dont la capacité créatrice est corrompue sur le terrain de l’économie par la routine, les habitudes et les méthodes de production et de direction du mode capitaliste" (11).
Loin d’avancer sur la voie de son extinction, l’État se renforçait de façon alarmante : "Un professeur "blanc" qui arriva à Omsk venant de Moscou en automne 1919 racontait qu’à la tête de plusieurs centres et des glavski se trouvaient les anciens patrons, fonctionnaires et directeurs. Quiconque connaît personnellement le vieux monde des affaires sera surpris, en visitant les centres, de retrouver dans les Glavkoh les anciens propriétaires des grandes industries de la peau et, dans les organisations centrales du textile, les grands fabricants." (12) En mars 1919, pendant le débat du Soviet de Petrograd, Lénine reconnût : "Nous avons chassé les anciens bureaucrates, mais ils sont revenus avec la fausse étiquette de communistes ; ils arborent un ruban rouge à la boutonnière et cherchent une sinécure" (13).
La croissance de la bureaucratie soviétique finit par écraser les soviets. Elle comptait 114 259 employés en juin 1918, 529 841 un an plus tard, et 5 820 000 en décembre 1920 ! La raison d’État s’imposait implacablement à la raison du combat révolutionnaire pour le communisme, "les considérations étatiques de caractère général commencèrent à sourdre face aux intérêts de classe des travailleurs" (14).
Le renforcement de l’État entraîna l’absorption du Parti bolchevique. Celui-ci a priori n'envisageait pas de se convertir en parti étatique. Selon les chiffres de février 1918, le Comité central des bolcheviks ne comptait que six employés administratifs contre 65 pour le Conseil des Commissaires, les soviets de Petrograd et de Moscou en comptant plus de 200. "Les organisations bolcheviques dépendaient financièrement de l'aide que leur apportaient les institutions soviétiques locales et, dans l'ensemble, leur dépendance était compète. Il arriva même que des bolcheviks en vue – comme ce fut le cas de Preobrajensky – suggérassent devant le nouvel état des choses, que le parti acceptât de se dissoudre complètement pour se fondre dans l'appareil soviétique". L’anarchiste Leonard Schapiro reconnaît que "les meilleurs cadres du parti s'étaient intégrés dans l'appareil, central et local, des soviets". Beaucoup de bolcheviks considéraient que "les comités locaux du parti bolchevique n'étaient rien de plus que les sections de propagande des soviets locaux" (15). Les bolcheviks eurent même des doutes sur leur compétence pour exercer le pouvoir à la tête des soviets. "Au lendemain de l'insurrection d'octobre, quand le personnel du gouvernement soviétique s'est formé, Lénine a eu une hésitation avant d'accepter le poste de président du soviet des commissaires du peuple. Son intuition politique lui disait que cela freinerait sa capacité à agir comme avant-garde de l'avant-garde, à être à la gauche du parti révolutionnaire comme il l'avait si clairement été entre avril et octobre 1917" (16). Lénine craignait, non sans raisons, que si le parti et ses membres les plus avancés se mobilisent au jour le jour dans le gouvernement soviétique, ils ne finissent attrapés dans ses engrenages et perdent de vue les objectifs globaux du mouvement prolétarien qui ne peuvent être liés aux contingences quotidiennes de la gestion étatique (17).
Les bolcheviks ne recherchaient pas non plus le monopole du pouvoir, partageant le premier Conseil des Commissaires du peuple avec les Socialistes-révolutionnaires de gauche. Certaines délibérations de ce Conseil furent même ouvertes à des délégués mencheviques internationalistes et à des anarchistes.
Le gouvernement ne devient définitivement bolchevique qu’à partir de juillet 1918, date du soulèvement des socialistes-révolutionnaires de gauche opposés à la création de Comités de paysans pauvres : "Le 6 juillet, deux jeunes tchékistes membres du Parti s.r. de gauche et pièces maîtresses de la conspiration, A. Andreiev et Ia. G. Blumkine, se présentaient à l'ambassade d'Allemagne munis de documents officiels attestant de leur qualité et de leur mission. Admis dans le bureau de l'ambassadeur, le comte von Mirbach, ils l'abattirent et prirent la fuite. Dans la foulée, un détachement de tchékistes commandés par un s.r. de gauche, Popov, procéda par surprise à plusieurs arrestations, dont celles des dirigeants de la Tcheka, Dzejinski et Latsis, du président du soviet de Moscou, Smidovitch, et du commissaire du peuple aux Postes, Podbielsky. Il s'empara aussi des locaux centraux de la Tcheka et du bâtiment central des Postes" (18).
Comme conséquence de ceci, le Parti se voit alors envahi par toute sorte d’opportunistes et d’arrivistes, d’anciens fonctionnaires tsaristes ou de dirigeants mencheviques reconvertis. Noguine, un vieux bolchevik, "avait exprimé l'horreur que lui inspiraient l'ivrognerie, la débauche, la corruption, les cas de vol et le comportement irresponsable que l'on rencontrait parmi beaucoup de permanents du parti. Vraiment, ajoutait-il, les cheveux se dressent sur la tête" (19). En mars 1918, devant le Congrès du Parti, Zinoviev raconta l’anecdote de ce militant qui, recevant un nouvel adhérent, lui dit de revenir le lendemain retirer sa carte de membre ; celui-ci lui répondit que "non, camarade, j’en ai besoin de suite pour obtenir une place au bureau".
Comme le signale Marcel Liebman, "Si tant d'hommes qui n'avaient de communiste que le nom tentaient de pénétrer les rangs du parti, c'est que celui-ci était devenu le centre du pouvoir, l'institution la plus influente de la vie sociale et politique, celle qui réunissait la nouvelle élite, sélectionnait les cadres et les dirigeants et constituait l'instrument et le canal de l'ascension sociale et de la réussite" ; et il ajoute que "les privilèges des cadres moyens et subalternes soulevaient des protestations dans les rangs du parti" (20), alors que tout ceci est normal et courant dans un parti bourgeois.
Le Parti tenta alors de combattre cette vague en réalisant de nombreuses campagnes d’épuration. Mais ce ne pouvait être que des mesures impuissantes puisqu’elles ne s’attaquaient pas à la racine du problème dans la mesure où la fusion du Parti et de l’État se renforçait inexorablement. Ce danger en contenait un autre, parallèle, l’identification du Parti avec la nation russe. En effet, le Parti prolétarien est international et sa section dans un ou plusieurs pays où le prolétariat occupe un bastion avancé ne peut en aucun cas s’identifier avec la nation, mais uniquement et exclusivement avec la révolution mondiale.
La transformation du bolchevisme en un parti-État finit par être théorisée par la thèse selon laquelle le Parti exerce le pouvoir au nom de la classe, la dictature du prolétariat étant la dictature du parti (21), ce qui le désarma théoriquement et politiquement, achevant de le précipiter dans les bras de l’État. Dans une de ses résolutions, le 8e Congrès du Parti (mars 1919) accorde que le Parti doit "s’assurer la domination politique complète au sein des soviets et le contrôle pratique de toutes leurs activités" (22). Cette résolution se concrétise les mois suivants par la formation de cellules du Parti dans tous les soviets pour les contrôler. Kamenev proclama que "le Parti communiste est le gouvernement de Russie. Ce sont ses 600 000 membres qui gouvernent le pays" (23). La cerise sur le gâteau fut apportée par Zinoviev au cours du 2e Congrès de l’Internationale communiste (1920) qui déclara que "tout ouvrier conscient doit comprendre que la dictature de la classe ouvrière ne peut être réalisée que par la dictature de son avant-garde, c’est-à-dire par le Parti communiste" 24 et par Trotski au Xe Congrès du Parti (1921), qui affirma, en réponse à l’Opposition ouvrière : "Comme si le parti n'avait pas le droit d'affirmer sa dictature même si celle-ci heurte momentanément l'humeur velléitaire de la Démocratie ouvrière ! Le parti a le droit de maintenir sa dictature sans tenir compte des vacillations passagères de la classe ouvrière. La dictature n'est pas fondée à chaque instant sur le principe formel de la démocratie ouvrière" (25).
Le parti bolchevique fut perdu en tant qu’avant-garde du prolétariat. Ce n’était plus lui qui utilisait l’État au bénéfice du prolétariat, mais l’État qui fit du parti son bélier contre le prolétariat. Comme le dénonça la Plate-forme des Quinze, groupe d’opposition qui surgit au sein du Parti bolchevique au début de 1920, "La bureaucratisation du parti, la dégénérescence de ses éléments dirigeants, la fusion de l'appareil du parti avec l'appareil bureaucratique du gouvernement, la perte d'influence de la partie prolétarienne du parti, l'introduction de l'appareil gouvernemental dans les luttes intérieures du parti -tout cela montre que le comité central a déjà dépassé dans sa politique les limites du bâillonnement du parti et commence la liquidation- et la transformation de ce dernier en un appareil auxiliaire de l'État. L'exécution de cette liquidation du parti signifierait la fin de la dictature prolétarienne dans l'Union des Républiques socialistes soviétiques. Le parti est l'avant-garde et l'arme essentielle dans la lutte de la classe prolétarienne. Sans cela, ni sa victoire, ni le maintien de la dictature prolétarienne ne sont possibles." 26.
Comment le prolétariat pouvait-il en Russie renverser le rapport de forces, revitaliser les soviets, mettre un frein à l’État surgi après la révolution, ouvrir la voie à son extinction effective et avancer dans le processus révolutionnaire mondial vers le communisme ?
Cette question ne pouvait se résoudre que par le développement de la révolution mondiale. "En Russie, le problème ne pouvait être que posé" (27). "Il était évident qu'il est bien plus difficile de commencer la révolution en Europe et bien plus facile de la commencer chez nous, mais qu'ici il sera plus difficile de la continuer" (28).
Dans le cadre de la lutte pour la révolution mondiale, il y avait en Russie deux tâches concrètes : récupérer le parti pour le prolétariat en l’arrachant aux griffes de l’État et s’organiser en conseils ouvriers capables de redresser les soviets. Nous ne traiterons ici que ce dernier point.
Le prolétariat doit s’organiser indépendamment de l’État transitoire et exercer sur lui sa dictature. Ceci peut passer pour une stupidité pour ceux qui s’en tiennent aux formules faciles et propres du syllogisme selon lesquelles le prolétariat est la classe dominante et l’État ne peut être que son organe le plus fidèle. Dans l’État et la Révolution, revenant sur la Critique du Programme de Gotha faite par Marx en 1875, Lénine écrit :
"Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu'est le maintien de l''horizon borné du droit bourgeois', en régime communiste, dans la première phase de celui-ci. Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un État bourgeois, car le droit n'est rien sans un appareil capable de contraindre à l'observation de ses normes.
Il s'ensuit qu'en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l'État bourgeois – sans bourgeoisie !" (29).
L’État de la période de transition au communisme (30) est un "État bourgeois sans bourgeoisie" (31) ou, pour parler plus précisément, est un État qui conserve des traits profonds de la société de classes et de l’exploitation : subsistent encore le droit bourgeois (32), la loi de la valeur, l’influence spirituelle et morale du capitalisme, etc. La société de transition rappelle encore par beaucoup d’aspects la vieille société, mais elle a subi un changement fondamental qui est précisément ce qu’il faut conserver à tout prix car c’est la seule chose qui puisse amener au communisme : l’activité massive, consciente et organisée de la grande majorité de la classe ouvrière, son organisation en classe politiquement dominante, la dictature du prolétariat.
L'expérience tragique de la Révolution russe montre que l’organisation du prolétariat en classe dominante ne peut être réalisée à travers l’État transitoire (l'État des soviets), "la classe ouvrière elle-même en tant que classe, considérée unitairement et non comme unité sociale diffuse, avec des nécessités de classe unitaires et semblables, avec des tâches et des intérêts univoques et une politique semblable, conséquente, formulée de façon claire et nette, joue un rôle politique de moins en moins important dans la République des soviets" (33).
Les soviets étaient l’État-Commune dont parlait Engels comme association politique des classes populaires. Cet État-Commune joue un rôle indispensable dans la répression de la bourgeoisie, dans la guerre défensive contre l’impérialisme et dans le maintien d’un minimum de cohésion sociale, mais n’a pas et ne peut avoir comme horizon la lutte pour le communisme. Marx l’avait déjà entrevu. Dans son ébauche de la Guerre civile en France, il argumentait : "...la Commune n'est pas le mouvement social de la classe ouvrière, et, par suite, le mouvement régénérateur de toute l'humanité, mais seulement le moyen organique de son action. La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière s'efforce d'abolir toutes les classes, et par suite toute domination de classe..." (34). De plus, L'histoire de la Commune de Paris de Lissagaray en particulier "contient beaucoup de critiques des hésitations, confusions et, dans certains cas, des positions creuses de certains délégués au Conseil de la Commune dont beaucoup incarnaient, en fait, un radicalisme petit-bourgeois obsolète qui était fréquemment mis en question par les assemblées des quartiers plus prolétariens. Un des clubs révolutionnaires locaux au moins déclara qu'il fallait dissoudre la Commune parce qu'elle n'était pas assez révolutionnaire !" 35
"l'État est entre nos mains ; eh bien sur le plan de la Nouvelle Politique économique, a-t-il fonctionné comme nous l'entendions ? Non. Nous ne voulons pas l'avouer : l'État n'a pas fonctionné comme nous l'entendions. Et comment a-t-il fonctionné ? La voiture n'obéit pas : un homme est bien au volant, qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue ; elle va où la pousse une autre force, -force illégale, force illicite …" (36).
Pour résoudre ce problème, le Parti bolchevique appliqua une série de mesures. D’un côté, la Constitution soviétique adoptée en 1918 estima que "Le Congrès panrusse des Soviets est formé de représentants des Soviets locaux, les villes étant représentées par 1 député pour chaque 25 000 habitants et les campagnes par 1 député pour chaque 125 000. Cet article consacre l'hégémonie du prolétariat sur les ruraux" (37), et d’un autre, le Programme du Parti bolchevique, adopté en 1919, préconisait que "1) Chaque membre du soviet doit assumer un travail administratif ; 2) Il doit y avoir une rotation continue des postes, chaque membre du soviet doit acquérir de l'expérience dans les différentes branches de l'administration. Progressivement, l'ensemble de la classe ouvrière doit être incité à participer dans les services administratifs". 38
Ces mesures étaient inspirées des leçons de la Commune de Paris. Elles étaient destinées à limiter les privilèges et prérogatives des fonctionnaires étatiques mais, pour qu'elles soient effectives et efficaces, seul le prolétariat organisé de façon autonome en conseils ouvriers indépendants de l’État (39) était qualifié pour les faire appliquer .
Le marxisme est une théorie vivante, qui a besoin de réaliser, à partir des faits historiques, des rectifications et de nouveaux approfondissements. Tirant les leçons léguées par Marx et Engels sur la Commune de Paris de 1871, les bolcheviks comprirent que l’État-Commune, qui devait aller vers l'extinction, est l’expression des soviets. Mais ils l’avaient en même temps identifié de façon erronée comme un État prolétarien (40), croyant que son extinction pourrait se réaliser de l’intérieur (41). L’expérience de la Révolution russe démontre l’impossibilité pour l’État de s'éteindre de lui-même et rend nécessaire de distinguer les conseils ouvriers et les soviets, les premiers étant le siège de l’authentique organisation autonome du prolétariat qui doit exercer sa dictature de classe sur l’État-Commune transitoire représenté par les seconds.
Après la prise du pouvoir par les soviets, le prolétariat devait conserver et développer ses propres organisations qui agissaient de façon indépendante dans les soviets : la Garde rouge, les conseils d’usine, les conseils de quartier, les sections ouvrières des soviets, les assemblées générales.
Nous avons déjà vu que les conseils d'usine avaient joué un rôle décisif lors de la crise des soviets en juillet (42), et comment ils les avaient délivrés de la mainmise de la bourgeoisie, leur permettant d'assumer leur rôle d'organes de l’insurrection d’Octobre (43). En mai 1917, la Conférence des Conseils d’usine de Jarkov (Ukraine) avait réclamé que ceux-ci "se convertissent en organes de la révolution dédiés à consolider ses victoires" (44). Entre le 7 et le 12 octobre, une Conférence des Conseils d’usine de Petrograd décida de créer un Conseil central des Conseils d’usine qui prit le nom de Section ouvrière du Soviet de Petrograd, coordonna immédiatement toutes les organisations soviétiques de base et intervint activement dans la politique du Soviet, la radicalisant progressivement. Dans son ouvrage les Syndicats soviétiques, Deutscher reconnaît que "les instruments les plus puissants et redoutables de subversion étaient les conseils d’usine et non les syndicats" (45).
Avec les autres organisations de base émanant directement et organiquement de la classe ouvrière, les conseils d’usine exprimaient beaucoup plus naturellement et authentiquement que les soviets les pensées, les tendances, les avancées de la classe ouvrière, maintenant avec elle une profonde symbiose.
Durant la période de transition au communisme, le prolétariat n'acquiert en rien un statut de classe dominante sur le plan économique. C'est la raison pour laquelle, contrairement à la bourgeoisie sous le capitalisme, il ne peut déléguer le pouvoir à une structure institutionnelle, en l'occurrence à un État. De plus, celui-ci, malgré ses particularités d'État-commune, ne présente néanmoins pas les intérêts spécifiques de la classe ouvrière, déterminés par la transformation révolutionnaire du monde, mais celui de l'ensemble des couches non exploiteuses. Enfin, l'inéluctable tendance bureaucratique de l'État tend à autonomiser cet organe par rapport aux masses et à leur imposer sa domination. C'est pourquoi, la dictature du prolétariat ne peut venir d’un organe étatique mais d’une force de combat, de débats et de mobilisation permanente, d'un organe qui, à la fois, assure l'autonomie de classe du prolétariat, reflète les besoins des masses ouvrières et permet leur transformation dans l'action et la discussion.
Nous avons montré dans le quatrième article de cette série comment, après la prise de pouvoir, les organisations soviétiques de base et instruments de lutte de la classe ouvrière disparurent progressivement. Ce fut un épisode tragique qui affaiblit le prolétariat et accéléra le processus de décomposition sociale dont il souffrait.
La Garde rouge, venue au monde de façon éphémère en 1905, ressurgit en février sous l’impulsion et le contrôle des conseils d’usine, parvenant à mobiliser quelques 100 000 membres. Elle se maintint active jusque vers le milieu de 1918, mais la guerre civile la plongea dans une grave crise. La puissance énormément supérieure des armées impérialistes mit en évidence l’incapacité de la Garde rouge à faire front. Les unités du sud de la Russie, commandées par Antonov Ovseenko, opposèrent une résistance héroïque mais furent balayées et défaites. Victimes de la peur de la centralisation, les unités qui tentèrent de rester opérationnelles manquaient des fournitures les plus élémentaires, des cartouches par exemple. C’était surtout une milice urbaine, avec une instruction et un armement limités, sans expérience d’organisation, qui pouvait tout au plus fonctionner comme unités d’urgence ou comme auxiliaire d’une armée organisée, mais incapable de livrer une guerre en bonne et due forme. Les nécessités du moment rendirent nécessaire la constitution en toute urgence d’une Armée rouge avec toute la rigide structure militaire requise (46). Celle-ci absorba de nombreuses unités de la Garde rouge qui se sont dissoutes en tant que telles. Il y eut des tentatives de reconstituer la Garde rouge jusqu’en 1919, certains soviets offrirent la collaboration de leurs unités avec l’Armée rouge mais celle-ci les rejeta systématiquement quand elle ne les dissolvait pas par la force.
La disparition de la Garde rouge rendit à l’État soviétique une des prérogatives classiques de l’État, le monopole des armes, ce qui ôta au prolétariat une grande partie des moyens de sa défense puisqu’il ne disposait plus de force militaire qui lui soit propre.
Les conseils de quartier disparurent fin 1919. Ils intégraient dans l’organisation prolétarienne les travailleurs des petites entreprises et des commerces, les chômeurs, les jeunes, les retraités, les familles qui faisaient partie de la classe ouvrière comme un tout. C’était aussi un moyen essentiel pour œuvrer progressivement à diffuser la pensée et l’action prolétarienne au sein des couches de marginaux urbains, aux artisans, aux petits paysans, etc.
La disparition des conseils d’usine fut un coup décisif. Comme nous l’avons vu dans le quatrième article de la série, elle fut rapide et ils avaient cessé d’exister fin 1918. Les syndicats eurent un rôle décisif dans leur destruction.
Le conflit se déclara clairement lors d’une tumultueuse Conférence panrusse des conseils d’usine, célébrée la veille de la Révolution d’Octobre. Pendant les débats s’affirma l'idée selon laquelle "lorsque se sont formés les conseils de fabrique, les syndicats ont cessé d'exister et les conseils ont rempli le vide". Un délégué anarchiste déclara que: "les syndicats veulent absorber les conseils de fabrique, mais les gens ne sont pas mécontents de ceux-ci alors qu'ils le sont des syndicats. Pour l'ouvrier, le syndicat est une forme d'organisation imposée de l'extérieur alors que le conseil de fabrique est très proche de lui". L’une des résolutions adoptées par la Conférence disait: "le contrôle ouvrier n'est possible que dans un régime où la classe ouvrière détient le pouvoir politique et économique (…) où sont déconseillées les activités isolées et désorganisées (…) et le fait que les ouvriers confisquent les fabriques au profit même de ceux qui y travaillent est incompatible avec les objectifs du prolétariat" (47).
Les bolcheviks continuèrent à défendre comme un dogme la thèse suivant laquelle "les syndicats sont les organes économiques du prolétariat", et ils prirent partie en leur faveur dans le conflit qui les opposait aux conseils d’usine. Lors de cette même Conférence, un délégué bolchevique défendit que : "les conseils de fabrique devaient exercer leurs fonctions de contrôle au bénéfice des syndicats et, de plus, devaient dépendre financièrement d'eux" (48).
Le 3 novembre 1917, le Conseil des Commissaires du peuple soumit un projet de décret sur le contrôle ouvrier qui stipulait que les décisions des conseils d’usine "pouvaient être annulées par les syndicats ou par les congrès syndicaux" 49. Cette décision provoqua de vives protestations parmi les Conseils d’usine et des membres du Parti. Le projet fut finalement modifié : sur les 21 délégués qui constituaient le Conseil du Contrôle ouvrier, 10 représentaient les syndicats et 5 seulement les conseils d’usine ! Ce déséquilibre non seulement mit ces derniers dans une position de faiblesse, mais les enferma en outre dans la logique de la gestion de la production, ce qui les rendait encore plus vulnérables aux syndicats.
Bien que le Soviet des Conseils d’usine se soit maintenu actif pendant quelques mois, tentant même d’organiser un Congrès général (voir le 4e article de notre série), les syndicats parvinrent finalement à dissoudre les conseils d'usine. Le IIe Congrès syndical, célébré du 25 au 27 janvier 1919, réclama que soit donné un "un statut officiel aux prérogatives des syndicats dans la mesure où leurs fonctions sont chaque fois plus étendues et se confondent avec celles de l'appareil gouvernemental d'administration et de contrôle étatiques" (50).
Avec la disparition des conseils d’usine, "dans la Russie soviétique de 1920, les ouvriers étaient de nouveau soumis à l'autorité de la direction, à la discipline du travail, aux stimulants financiers, au management scientifique, à toutes les formes traditionnelles de l'organisation industrielle, aux anciens directeurs bourgeois, la seule différence étant que le propriétaire était à présent l'État" (51), les ouvriers se retrouvaient complètement atomisés, n’avaient plus la moindre organisation propre qui les réunisse et la participation au soviet s’assimila à l’électoralisme classique de la démocratie bourgeoise et les soviets devinrent de simples chambres parlementaires.
Après la révolution, l'abondance n'existe pas encore et la classe ouvrière continue de subir les conditions du règne de la nécessité, y inclus l'exploitation pendant toute la période pendant laquelle la bourgeoisie mondiale n'est pas vaincue. Après celle-ci et tant que l'intégration des autres couches de la société au travail associé n'est pas achevée, c'est sur le prolétariat que repose l'effort essentiel de production des richesses pour toute la société. La marche vers le communisme inclut donc, pendant tout un temps, une lutte sans trêve pour diminuer l’exploitation jusqu’à la faire disparaître (52). "Afin de maintenir sa domination politique collective, la classe ouvrière a besoin d'assurer au moins les besoins matériels fondamentaux de la vie et, en particulier, d'avoir le temps et l'énergie de s'engager dans la vie politique" (53). Marx disait que "si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d'entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure" (54). Si le prolétariat, après avoir pris le pouvoir, acceptait l’augmentation croissante de son exploitation, il se rendrait incapable de continuer le combat pour le communisme.
C’est ce qui se passa dans la Russie révolutionnaire. L’exploitation de la clase ouvrière augmenta jusqu’à atteindre des limites extrêmes, au rythme de sa désorganisation en tant que classe autonome. Ce processus devint irréversible quand il s’avéra que l’extension internationale de la révolution avait échouée. Le groupe Vérité ouvrière (55) exprima clairement la situation : "La révolution a abouti à une défaite de la classe ouvrière. La bureaucratie et les hommes de la NEP sont devenus une nouvelle bourgeoisie qui vit de l’exploitation des ouvriers et profite de leur désorganisation. Avec les syndicats aux mains de la bureaucratie, les ouvriers sont plus désemparés que jamais. Après s’être converti en parti dirigeant, en parti de dirigeants et organisateurs de l’appareil d’État et de l’activité économique de type capitaliste, le Parti communiste a irrévocablement perdu tout type de lien et de parenté avec le prolétariat".
C. Mir, 28-12-10
1 Voir les articles publiés sur le thème : "La Période de transition [9]", Revue internationale no 1 ; "L’État et la dictature du prolétariat [10]", Revue internationale no 11. Voir aussi les articles de notre série sur le communisme : Revue internationale nos 77 [11]-78 [12], 91 [13], 95 [14]-96 [15], 99 [16], 127 [17]-130 [18], 132 [19], 134 [20] et 135 [21].
2 Bilan, no 18, organe de la Fraction de la Gauche communiste d’Italie, p. 612. Bilan poursuivit les travaux de Marx, Engels et Lénine sur la question de l’État et plus particulièrement sur son rôle dans la période de transition du capitalisme au communisme qu’il considéra, reprenant la formulation d’Engels, comme "fléau dont hérite le prolétariat, nous garderons à son égard, une méfiance presque instinctive" (Bilan n° 26 p 874 .
3 Internationalisme, no 10, organe de la Gauche communiste de France (GCF), 1945-1953. La Gauche communiste de France poursuivit l’œuvre de Bilan et fut l’ancêtre de notre organisation.
4 Tendance de gauche qui surgit au sein du Parti bolchevique en 1920-21. Le but de cet article n’est pas d’analyser les différentes fractions de gauche qui surgirent du Parti bolchevique en réaction à sa dégénérescence. Nous renvoyons le lecteur aux nombreux articles que nous avons déjà publiés sur cette question.
Citons entre autres "La Gauche communiste en Russie", Revue internationale nos 8 [22]-9 [23] ; "Manifeste du Groupe ouvrier du Parti communiste russe", Revue internationale nos 142 [24],143 [25], 144 [26] et 145. La citation, traduite par nous, est reprise de l’ouvrage Démocratie des travailleurs ou Dictature du Parti ?, chapitre "Qu’est-ce que l’opposition ouvrière", page 179 de l’édition espagnole. Il faut souligner que si l’Opposition ouvrière eut le mérite et la lucidité de constater les problèmes que connaissait la révolution, la solution qu’elle proposait ne faisait qu’empirer les choses. Elle pensait que les syndicats devaient avoir toujours plus de pouvoir. Partant de l’idée juste que "l’appareil des soviets est un composé de différentes couches sociales" (p. 177 op. cit.), elle conclut par le besoin que "les rênes de la dictature du prolétariat dans le domaine de la construction économique doivent être les organes qui, de par leur composition, sont des organes de classe, unis par les liens vitaux avec la production de façon immédiate, c’est-à-dire les syndicats" (idem). Elle restreint d’un côté l’activité du prolétariat au domaine étroit de la "construction économique" et, de l’autre, donne à des organes bureaucratiques et annihilateurs des capacités du prolétariat, les syndicats, la mission utopique de développer l’activité autonome des masses.
5 Cf. M. Brinton, Les Bolcheviks et le Contrôle ouvrier, "Introduction", page 17 de l’édition espagnole, traduit par nous.
6 Citation du livre de Marcel Liebman Le léninisme sous Lénine, p 167.
7 E. H. Carr, la Révolution bolchevique, Chap. VIII, "L’ascension du parti", p. 203 de l'édition espagnole.
8 Idem, note A, "La théorie de Lénine sur l’État", page 264 de l’édition espagnole.
9 Cf. Revue internationale, no 99, "Comprendre la défaite de la Révolution russe [16]" (1re partie).
10 Idem. Citation de Ossinski, membre d’une des premières tendances de gauche dans le Parti.
11 Démocratie des travailleurs ou Dictature du Parti ?, op. cit., p. 181 de l’édition espagnole, traduit par nous.
12 Brinton, op. cit., note 7, p. 121 de l’édition espagnole, traduit par nous. Les Glavki étaient les organes étatiques de gestion étatique économique.
13 Lénine, mars 1919, Intervention au Soviet de Petrograd.
14 Démocratie des travailleurs ou Dictature du Parti ?, op. cit., p. 213 de l’édition espagnole, traduit par nous.
15 Citations empruntées à l’ouvrage de Marcel Liebman, le Léninisme sous Lénine, p. 109.
16 Revue internationale, no 99, op. cit.
17 Cette préoccupation fut reprise par les communistes de gauche qui "exprimèrent, en 1919, le désir d'accentuer la distinction entre Etat et parti. Il leur semblait que celui-ci avait plus que celui-là une préoccupation internationaliste qui répondait à leur propre inclination. Le parti eût dû, en quelque sorte, jouer le rôle de conscience du gouvernement et de l'Etat" (Marcel Liebman, P. 112). Bilan insiste sur ce risque que le Parti soit absorbé par l’État, faisant perdre à la classe ouvrière, son avant-garde, et aux organes soviétiques, leurs principaux animateurs : "La confusion ente ces deux notions de parti et d'Etat est d'autant plus préjudiciable qu'il n'existe aucune possibilité de concilier ces deux organes, alors qu'une opposition inconciliable existe entre la nature, la fonction et les objectifs de l'Etat et du parti. L'adjectif de prolétarien ne change pas la nature de l'Etat qui reste un organe de contrainte économique et politique, alors que le parti est l'organe dont le rôle est, par excellence, celui d'arriver non pas par la contrainte, mais par l'éducation politique à l'émancipation des travailleurs" (Bilan n° 26, p. 871)
18 Pierre Broué, Trotski, p. 255. L’auteur rapporte le récit de l’auteur anarchiste Léonard Schapiro.
19 Marcel Liebman, op. cit., p. 149.
20 Idem, p. 151.
21 Cette théorisation s’enracinait dans les confusions que traînaient tous les révolutionnaires par rapport au parti, ses rapports avec la classe et la question du pouvoir, comme nous le signalons dans un article de notre série sur le communisme, Revue internationale no 91 : "les révolutionnaires de l'époque, malgré leur engagement envers le système de délégation des soviets qui avait rendu obsolète le vieux système de représentation parlementaire, étaient encore tirés en arrière par l'idéologie parlementaire au point qu'ils considéraient que c'était le parti ayant la majorité dans les soviets centraux, qui devait former le gouvernement et administrer l’État". En réalité, les vieilles confusions se virent renforcées et poussées à l’extrême par la théorisation de la réalité toujours plus évidente de la transformation du parti bolchevique en Parti-État.
22 Marcel Liebman, op. cit., p. 109.
23 Idem, p. 110.
24 Idem, p. 110
25 Cité dans la brochure de Brinton, p. 138, note 7, traduit par nous. Trotski a raison de dire que la classe peut passer par des moments de confusion et d’hésitation et que le Parti, au contraire, armé par un rigoureux cadre théorique et programmatique, est porteur des intérêts historiques de la classe et doit les lui transmettre. Mais cela, il ne peut le faire au moyen d’une dictature sur le prolétariat, laquelle ne fait qu’affaiblir celui-ci, augmentant encore plus ses hésitations.
26 La plateforme du "Groupe des quinze” fut initialement publiée hors de Russie par la branche de la Gauche italienne qui publiait le journal Réveil communiste à la fin des années 1920. Elle parut en allemand et en français sous le titre A la veille de Thermidor, révolution et contre-révolution dans la Russie des soviets -Plate-forme de l'Opposition de gauche dans le parti bolchevique (Sapranov, Smirnov, Obhorin, Kalin, etc.) au début de 1928
27 Rosa Luxemburg, la Révolution russe.
28 Lénine, "Rapport sur la guerre et la paix” au VIIe Congrès du Parti. 7 Mars 1918.
29 Chapitre V, "La phase supérieure de la société communiste, p. 375.
30 Comme Marx, Lénine utilise de façon impropre le terme "phase inférieure du communisme", quand en réalité, une fois détruit l’État bourgeois, nous sommes encore sous "un capitalisme avec une bourgeoisie défaite", ce qui nous fait considérer plus exact de parler de "période de transition du capitalisme au communisme".
31 Dans la Révolution trahie, Trotski reprend la même idée lorsqu’il parle du caractère "double" de l’Etat, "socialiste" d’un côté mais aussi "bourgeois sans bourgeoisie" de l’autre. Voir notre article [27] de la série sur le communisme, Revue internationale no 105.
32 Comme le disait Marx dans la Critique au Programme de Gotha, le principe dominant "à travail égal, salaire égal" n’a rien de socialiste.
33 Alexandra Kollontai, dans une intervention au Xe Congrès du parti, Op cit page 171 de l'édition espagnole, traduit par nous. Anton Ciliga, dans son livre Au pays du grand mensonge, va dans le même sens : "Ce qui séparait cette Opposition du trotskisme, ce n'était pas seulement la façon de juger le régime et de comprendre les problèmes actuels. C'était avant tout la façon de comprendre le rôle du prolétariat dans la révolution. Pour les trotskistes, c'était le parti, pour les groupes d'extrême gauche, c'était la classe ouvrière qui était le moteur de la révolution. La lutte entre Staline et Trotsky concernait la politique du parti, le personnel dirigeant du parti; pour l'un comme pour l'autre le prolétariat n'était qu'un objet passif. Les groupes de l'extrême gauche communiste au contraire s'intéressaient avant tout à la situation et au rôle de la classe ouvrière, à ce qu'elle était en fait dans la société soviétique et à ce qu'elle devait être dans une société qui se donnerait sincèrement pour tâche d'édifier le socialisme". (traduit par nous)
34 Revue internationale no 77, "1871 : la première révolution prolétarienne – Le communisme, une société sans État".
35 Idem
36 Lénine, "Rapport politique du Comité central au XIe Congrès". 27 mars 1922.
37 Víctor Serge, l’An I de la Révolution russe, Tome II, La constitution soviétique.
38 Lénine. Brouillon du projet du programme du parti communiste bolchevique. "Les thèses fondamentales de la dictature du prolétariat en Russie". Point 9. Traduit par nous à partir de la version espagnole des œuvres complètes, Tome 38.
39 Dans sa lettre à la République des Conseils ouvriers de Bavière – qui ne vécut que trois semaines car écrasée par les troupes du gouvernement social-démocrate en mai 1919 – Lénine semble orienter vers l’organisation indépendante des conseils ouvriers : "L'application la plus urgente et la plus large de ces mesures, ainsi que d'autres semblables, faite en s'appuyant sur l'initiative des soviets d'ouvriers, de journaliers, et, séparément, de petits paysans, doit renforcer votre position" (27 avril 1919)
40 Sur cette question, Lénine exprima cependant des doutes, puisqu’en maintes occasions il signala avec raison qu’il s’agissait "d’un État ouvrier et paysan avec des déformations bureaucratiques” et, par ailleurs, lors du débat sur les syndicats (1921), il argumenta que le prolétariat devait être organisé en syndicats et avoir le droit de grève pour se défendre de "son" État : "[Trotsky] prétend que, dans un État ouvrier, le rôle des syndicats n'est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C'est une erreur. Le camarade Trotski parle d'un "État ouvrier". Mais c'est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l'État ouvrier en 1917, c'était normal; mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'État est un État ouvrier", on se trompe manifestement car cet État n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotski. Des principes généraux, nous sommes passés aujourd'hui à la discussion pratique et aux décrets, et l'on veut nous détourner de ce travail pratique et concret pour nous tirer en arrière. C'est inadmissible. En fait, notre État n'est pas un État ouvrier, mais ouvrier-paysan, c'est une première chose. De nombreuses conséquences en découlent. (Boukharine [28] : "Comment ? Ouvrier-paysan ?"). Et bien que le camarade Boukharine, crie derrière : "Comment ? Ouvrier-paysan ?", je ne vais pas me mettre à lui répondre sur ce point. Que ceux qui en ont le désir se souviennent du Congrès des Soviets qui vient de s'achever ; il a donné la réponse.
Mais ce n'est pas tout. Le programme de notre Parti, document que l'auteur de l'"ABC du communisme [29]" connaît on ne peut mieux, ce programme montre que notre État est un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique. Et c'est cette triste, comment dirais-je, étiquette, que nous avons dû lui apposer. Voilà la transition dans toute sa réalité. Et alors, dans un État qui s'est formé dans ces conditions concrètes, les syndicats n'ont rien à défendre ? On peut se passer d'eux pour défendre les intérêts matériels et moraux du prolétariat entièrement organisé ? C'est un raisonnement complètement faux du point de vue théorique. Il nous reporte dans le domaine de l'abstraction ou de l'idéal que nous atteindrons d'ici quinze ou vingt ans, et encore, je ne suis pas sûr que nous y parvenions dans ce délai. Nous sommes en face d'une réalité que nous connaissons bien, si toutefois nous ne nous grisons pas, nous ne nous laissons pas entraîner par des discours d'intellectuels ou des raisonnements abstraits, ou encore, par ce qui semble parfois être une "théorie", mais n'est en fait qu'une erreur, une fausse appréciation des particularités de la période de transition. Notre État est tel aujourd'hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur État et pour que les ouvriers défendent notre État." (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/12/vil19201230.htm [30])
41 Lénine impulsa une Inspection ouvrière et paysanne (1922) qui échoua rapidement dans sa mission de contrôle et se convertit en une structure bureaucratique supplémentaire.
42 Cf. Revue internationale no 141, "Qu'est-ce que les conseils ouvriers ? (II) : de février à juillet 1917 : resurgissement et crise [31]".
43 Cf. Revue internationale no 142, "Qu'est-ce que les conseils ouvriers (III) : la révolution de 1917 (de juillet à octobre), du renouvellement des conseils ouvriers à la prise du pouvoir [32]".
44 Brinton, op. cit., voir note 10 p. 32 de l’édition espagnole, traduit par nous.
45 Idem, p. 47 de l’édition espagnole, traduit par nous.
46 Sans entrer dans une discussion sur la nécessité ou non d’une Armée rouge pendant cette partie de la période de transition, que nous pouvons appeler période de guerre civile mondiale (c’est-à-dire tant que le prolétariat n’a pas pris le pouvoir dans le monde entier), quelque chose apparaît comme évident dans l’expérience russe : la formation de l’Armée rouge, sa rapide bureaucratisation et affirmation comme organe étatique, la totale absence de contrepoids prolétariens en son sein, tout ceci reflète un rapport de forces avec la bourgeoisie très défavorable au prolétariat au niveau mondial. Comme nous le remarquions dans l’article de la série sur le communisme publié dans la Revue internationale no 96, "plus la révolution s’étend mondialement, plus elle sera directement dirigée par les conseils ouvriers et leurs milices, plus les aspects politiques de la lutte prédomineront sur le militaire, moins il y aura besoin d’une 'Armée rouge' pour mener la lutte".
47 Cité par Brinton, op. cit., p. 48 de l’édition espagnole, traduit par nous. Enthousiasmé par les résultats de la Conférence, Lénine déclara : "nous devons transférer le centre de gravité vers les conseils de fabrique. Ils doivent devenir les organes de l'insurrection. Il nous faut changer de mot d'ordre et, au lieu de dire, "tout le pouvoir aux soviets", nous devons dire "tout le pouvoir aux conseils de fabrique".
48 Idem, p. 35 de l’édition espagnole.
49 Cité par Brinton, op. cit., p. 50 de l’édition espagnole, traduit par nous
50 L’expérience russe montre de façon concluante la nature réactionnaire des syndicats, leur tendance indéfectible à se convertir en structures étatiques et leur antagonisme radical aux nouvelles formes organisationnelles que, depuis 1905, le prolétariat avait développées en dans le contexte des nouvelles conditions du capitalisme décadent et face à la nécessité de la révolution.
51 R.V. Daniels, cité par Brinton, op. cit., p. 120 de l’édition espagnole, traduit par nous.
52 "Une politique de gestion prolétarienne (…) aura un contenu socialiste seulement si le cours économique reçoit une orientation diamétralement opposée à celle du capitalisme, si donc il se dirige vers une élévation progressive et constante des conditions de vie des masses et non vers leur abaissement" (Bilan, no 28, "Les problèmes de la période de transition", cité dans la Revue internationale no 128).
53 Cf. Revue internationale no 95, "1919 – Le programme de la dictature du prolétariat [14]".
54 K. Marx, Salaire, prix et profits.
55 Né en 1922, il fut une des dernières fractions de gauche sécrétées par le Parti bolchevique dans le combat pour sa régénération et sa récupération par la classe.
11
Dans le précédent article de la série, nous avons montré la rapidité avec laquelle les espoirs en une victoire révolutionnaire immédiate suscités par les soulèvements de 1917-1919 avaient, en deux ans à peine, dès 1921, cédé la place chez les révolutionnaires à une réflexion plus réaliste sur le cours de la crise historique du capitalisme. Au Troisième Congrès de l’IC, l’une des questions centrales qui se posait était : il est certain que le système capitaliste est entré dans une époque de déclin, mais que va-t-il se passer si le prolétariat ne répond pas immédiatement à la nouvelle période en renversant le système ? Et quelle est la tâche des organisations communistes dans une phase où la lutte de classe et la compréhension subjective de la situation par le prolétariat refluent, alors que les conditions historiques objectives de la révolution existent toujours ?
Cette accélération de l’histoire, qui donna lieu à différentes réponses souvent conflictuelles de la part des organisations révolutionnaires, se poursuivit au cours des années suivantes, avec la dégénérescence de la révolution en Russie due à son isolement croissant qui ouvrit la porte au triomphe d’une forme sans précédent de contre-révolution. L’année 1921 constitua un tournant fatidique : confrontés à un mécontentement largement répandu dans le prolétariat de Petrograd et de Kronstadt ainsi qu’à une vague de révoltes paysannes, les Bolcheviks prirent la décision catastrophique de réprimer massivement la classe ouvrière et, simultanément, d’interdire les fractions au sein du parti. La Nouvelle Politique Economique (NEP), introduite immédiatement après la révolte de Kronstadt, faisait certaines concessions sur le plan économique, mais aucune au niveau politique : l’appareil du parti-Etat ne devait permettre aucun assouplissement de sa domination sur les soviets. Et pourtant, un an après, Lénine protestait contre le fait que l’Etat échappait au contrôle du parti prolétarien, l’entraînant dans une voie qu’il ne pouvait prévoir. La même année, à Rapallo, l’Etat "soviétique" concluait un accord secret avec l’impérialisme allemand à un moment où existait encore en Allemagne une fermentation sociale : c’était un symptôme évident du fait que l’Etat russe commençait à mettre ses intérêts nationaux au-dessus de ceux de la lutte de classe internationale. En 1923, en Russie, de nouvelles grèves ouvrières eurent lieu et des groupements de communistes de gauche se formèrent illégalement, comme le Groupe ouvrier de Miasnikov, en même temps que se créait une opposition de gauche "légale", regroupant non seulement d’anciens dissidents comme Ossinski mais également Trotsky lui-même.
Lénine mourut en janvier 1924 et en décembre Staline tenta de lancer le slogan du "socialisme dans un seul pays". En 1925-1926, c’était devenu la politique officielle du parti russe. Cette nouvelle orientation était le symbole d’une rupture décisive avec l’internationalisme.
Tous les communistes qui s’étaient regroupés en 1919 pour former la nouvelle Internationale partageaient l’idée que le capitalisme était devenu historiquement un système en déclin, même s’ils n’étaient pas d’accord sur les implications politiques de la nouvelle période ni sur les moyens dont avait besoin la lutte révolutionnaire pour se développer – par exemple, sur la possibilité d’utiliser les parlements comme une "tribune" pour la propagande révolutionnaire, ou la nécessité de les boycotter en faveur d’actions de rue et sur les lieux de travail. Concernant les fondements théoriques de la nouvelle époque, ils avaient disposé de peu de temps pour en discuter de façon soutenue. La seule analyse vraiment cohérente de "l’économie en décadence" avait été fournie par Rosa Luxemburg juste avant l’éclatement de la Guerre mondiale. Comme nous l’avons vu précédemment 1, la théorie de Luxemburg sur l’effondrement du capitalisme avait provoqué beaucoup de critiques de la part des réformistes ainsi que des révolutionnaires, mais ces critiques étaient pour la plus grande part négatives – il existait peu d’élaboration d’un cadre alternatif pour comprendre les contradictions fondamentales qui propulsaient le capitalisme dans sa phase de déclin. Quoi qu’il en soit, les désaccords sur cette question n’étaient pas considérés, à juste raison, comme fondamentaux. La question essentielle était d’accepter l’idée que le système était entré dans une phase où la révolution était devenue à la fois possible et nécessaire.
En 1924, cependant, au sein de l’Internationale communiste, la controverse autour de l’analyse économique de Luxemburg se raviva. Le point de vue de Luxemburg avait toujours eu une influence considérable dans le mouvement communiste allemand, tant dans le Parti communiste officiel (KPD) que dans le parti communiste de gauche (Parti communiste ouvrier d’Allemagne, KAPD). Mais maintenant, du fait de la pression grandissante pour que les partis communistes en dehors de la Russie soient plus fermement rattachés aux besoins de l’Etat russe, un processus de "bolchevisation" fut lancé dans toute l’IC, avec le but de se débarrasser de toutes les divergences indésirables en termes de théorie et de tactique. Il arriva un moment de la campagne de "bolchevisation" où la persistance du "luxemburgisme" dans le parti allemand fut considérée comme la source d’une multitude de déviations – en particulier ses "erreurs" sur la question nationale et coloniale et une démarche spontanéiste vis-à-vis du rôle du parti. Sur un plan plus "théorique" et abstrait, cette orientation contre le "luxemburgisme" donna lieu à l’écriture par Boukharine du livre L’impérialisme et l’accumulation du Capital, en 1924. 2
La dernière fois que nous avons parlé de Boukharine, c’était un porte-parole de la gauche du Parti bolchevique pendant la guerre – son analyse quasi-prophétique du capitalisme d’Etat et le fait qu’il défendait la nécessité de détruire l’Etat capitaliste et de revenir à Marx le mettaient vraiment à l’avant-garde du mouvement international ; il était également très proche de la position de Luxemburg par son rejet du slogan de "l’auto-détermination nationale", au grand mécontentement de Lénine. En Russie en 1918, il avait été l’un des instigateurs du Groupe communiste de gauche qui s’était opposé au Traité de Brest-Litovsk et, de façon plus significative, il s’était opposé à la bureaucratisation précoce de l’Etat soviétique 3. Mais une fois que la controverse sur la question de la paix se fût dissipée, l’admiration de Boukharine pour les méthodes du Communisme de guerre l’emporta sur ses facultés critiques et il se mit à théoriser ces méthodes comme l’expression d’une forme authentique de transition vers le communisme 4. Au cours du débat sur les syndicats en 1921, Boukharine partageait la position de Trotsky qui réclamait la subordination des syndicats à l’appareil d’Etat. Mais avec l’introduction de la NEP, Boukharine changea à nouveau de position. Il rejeta les méthodes extrêmes de coercition favorisées par le Communisme de guerre, en particulier à l’égard de la paysannerie, et commença à considérer la NEP comme le modèle "normal" de la transition vers le communisme, avec son mélange de propriété individuelle et de propriété d’Etat ainsi que sa politique consistant à s’appuyer sur les forces du marché plutôt que sur les décrets de l’Etat. Mais tout comme il s’était emballé pour le Communisme de guerre, Boukharine considérait de plus en plus cette phase de transition en termes nationaux, contrairement à ce qu’il avait défendu pendant la guerre, quand il avait souligné la nature globalement interdépendante de l’économie mondiale. En fait, on peut en un sens considérer Boukharine comme l’instigateur de la thèse du socialisme dans un seul pays reprise par Staline et utilisée par ce dernier pour se débarrasser finalement de Boukharine, politiquement d’abord, puis physiquement.5
L’impérialisme et l'accumulation du capital de Boukharine se donnait clairement pour but de justifier théoriquement la dénonciation des "faiblesses" du KPD sur les questions nationale, coloniale et paysanne – il l’affirme hardiment à la fin du livre, bien qu’il ne fasse aucun lien entre les attaques contre la vision économique de Luxemburg et ses prétendues conséquences politiques. Pourtant, certains révolutionnaires ont considéré l’assaut tous azimuts contre Luxemburg sur la question de l’accumulation capitaliste comme si la question était indépendante des buts douteux du livre.
Nous pensons que c’est une erreur pour plusieurs raisons. On ne peut séparer le ton agressif et le contenu théorique du livre de Boukharine de son but politique.
Le ton du texte indique de façon certaine que son but est une entreprise de démolissage de Luxemburg afin de la discréditer. Comme le souligne Rosdolsky : "Le lecteur d’aujourd’hui peut trouver le ton agressif et souvent frivole de Boukharine plutôt déplaisant si on se rappelle que Rosa Luxemburg avait été victime de meurtriers fascistes à peine quelques années auparavant. L’explication est que ce ton était dicté par des intérêts politiques plus que par un intérêt scientifique. Boukharine considérait que sa tâche était d’anéantir l’influence encore très grande du "luxemburgisme" dans le Parti communiste allemand (KPD), et par tous le moyens."6. Il faut s’enfiler des pages de sarcasmes et d’apartés condescendants avant que Boukharine admette à contrecœur, tout à la fin du livre, que Rosa avait fourni une excellente vue d’ensemble de la façon dont le capitalisme avait traité les autres systèmes sociaux qui constituent son milieu. Il n’y a aucun effort dans cette "polémique" de commencer par se référer aux véritables questions que Rosa Luxemburg avait abordées dans son livre – l’abandon par les révisionnistes de la perspective de la faillite du capitalisme et la nécessité de comprendre la tendance à l’effondrement inhérente au processus d’accumulation capitaliste. Au contraire, un bon nombre d’arguments de Boukharine donnent l’impression qu’il s’en prend à tout ce qui lui tombe sous la main, même si cela signifie la distorsion totale de la thèse de Luxemburg.
Par exemple, que faire de l’accusation selon laquelle Luxemburg nous proposerait une théorie dans laquelle l’impérialisme vivrait en harmonie avec le monde pré-capitaliste à travers un échange pacifique d’équivalents, ce qui, dans la formulation de Boukharine, s’écrit : "Les deux parties sont très satisfaites. Les loups ont mangé, les moutons sont saufs" ? Nous venons de mentionner que Boukharine lui-même admet ailleurs qu’une qualité majeure du livre de Luxemburg est la manière dont il rend compte de la façon dont le capitalisme "intègre" le milieu non-capitaliste – par le pillage, l’exploitation et la destruction – et le dénonce. C’est tout le contraire de moutons et de loups vivant en harmonie. Soit les moutons sont mangés, soit grâce à leur propre croissance économique, ils se transforment en loups capitalistes et leur entrée dans la compétition restreint l’apport de nourriture...
Tout aussi grossier est l’argument selon lequel, selon la définition de l’impérialisme par Luxemburg, seules les luttes pour certains marchés non capitalistes constitueraient des conflits impérialistes et "une lutte pour des territoires qui sont déjà devenus capitalistes ne serait pas de l’impérialisme, ce qui est totalement faux". En réalité, l’argument de Luxemburg selon lequel "L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde" 7 a pour but de décrire l’ensemble d’une période, un contexte général dans lequel se déroulent les conflits impérialistes. Le retour du conflit impérialiste au cœur du système, l’évolution vers des rivalités militaires directes entre les puissances capitalistes développées est déjà indiqué dans L’Accumulation et est considérablement développé dans La brochure de Junius.
Toujours au sujet de l’impérialisme, Boukharine met en avant l’argument selon lequel, puisqu’il existe encore beaucoup d’aires de production non capitalistes dans le monde, le capitalisme aurait un brillant avenir : "C’est un fait que l’impérialisme signifie catastrophe, que nous sommes entrés dans la période de l’effondrement du capitalisme, rien de moins. Mais c’est aussi un fait que la majorité écrasante de la population mondiale appartient à "la troisième personne"... ce ne sont pas les ouvriers de l’industrie et de l’agriculture qui composent la majorité de la population mondiale actuelle... Même si la théorie de Rosa Luxemburg était ne serait-ce qu’approximativement correcte, la cause de la révolution serait en très mauvaise posture."
Paul Frölich (l’un des "luxemburgistes" qui est resté dans le KPD après l’exclusion de ceux qui allaient fonder le KAPD) répond très bien à cet argument dans sa biographie de Luxemburg, publiée en 1939 pour la première fois :
"Divers critiques, et Boukharine en particulier, croyaient jouer un atout contre Rosa Luxemburg lorsqu’ils soulignaient les immenses possibilités de l’expansion capitaliste dans des zones non capitalistes. Mais l’auteur de la théorie de l’accumulation avait déjà ôté à cet argument son dard en soulignant de façon répétée que l’agonie du capitalisme aurait lieu bien avant que sa tendance inhérente à étendre ses marchés ait atteint ses limites objectives. Les possibilités expansionnistes ne résident pas dans une conception géographique : ce n’est pas le nombre de km2 qui est décisif. Ni non plus dans une conception démographique : ce n’est pas une comparaison statistique des populations capitalistes et non-capitalistes qui indique la maturité du processus historique. Il s’agit d’un problème socio-économique et tout un ensemble complexe d’intérêts, de forces et de phénomènes contradictoires doit être pris en compte." 8 En somme, Boukharine a confondu de façon patente la géographie et la démographie avec la capacité réelle des systèmes non capitalistes restants de générer de la valeur d’échange et donc de constituer un marché effectif pour la production capitaliste.
Si nous examinons maintenant la façon dont Boukharine traite la question centrale de la théorie de Luxemburg - le problème soulevé par les schémas de la reproduction de Marx - nous voyons de nouveau que la démarche de Boukharine est loin d’être déconnectée de sa vision politique. Dans un article en deux parties publié en 1982 dans les Revue internationale n° 29 et 30, "Théories des crises : le véritable dépassement du capitalisme, c’est l’élimination du salariat (A propos de la critique des thèses de Rosa Luxemburg par Nicolas Boukharine)"9, il est argumenté à juste titre que les critiques portées par Boukharine à Luxemburg révèlent de profondes divergences sur le contenu du communisme.
Au centre de la théorie de Luxemburg se trouve l’argument selon lequel les schémas de la reproduction élargie, dans le Volume II du Capital, qui, pour les besoins de l’argument, supposent une société exclusivement composée de capitalistes et d’ouvriers, doivent précisément être considérés comme un schéma abstrait et non comme une démonstration de la possibilité réelle d’une accumulation harmonieuse du capital dans un système fermé. Dans la vie réelle, le capitalisme a été constamment amené à s’étendre au-delà des frontières de ses propres rapports sociaux. Pour Luxemburg, à la suite de l’argumentation de Marx dans d’autres parties du Capital, le problème de la réalisation se pose au capital dans son ensemble même si pour les ouvriers et les capitalistes individuels, d’autres ouvriers et d’autres capitalistes peuvent parfaitement constituer un marché pour toute leur plus-value. Boukharine accepte évidemment que pour que la reproduction élargie ait lieu, il faut une source constante de demande additionnelle. Mais il dit que cette demande additionnelle est fournie par les ouvriers ; peut-être pas les ouvriers qui absorbent le capital variable avancé par les capitalistes au début du cycle de l’accumulation, mais par les ouvriers supplémentaires : "L’emploi d’ouvriers supplémentaires produit une demande additionnelle ce qui réalise précisément la partie de la plus-value qui doit être accumulée, pour être exact, la partie qui doit nécessairement être convertie en capital variable additionnel de fonctionnement." Ce à quoi notre article répond : "Appliquer l’analyse de Boukharine à la réalité mène à ceci : que doivent faire les capitalistes pour éviter de licencier les ouvriers quand leurs entreprises ne trouvent plus de débouchés ? C’est simple ! Embaucher des "ouvriers supplémentaires" ! Il fallait y penser. Le problème, c’est que le capitaliste qui suivra ce conseil, fera rapidement faillite." 10
Cet argument est du même niveau que celui d’Otto Bauer en réponse à Luxemburg, argument qu’elle met en pièces dans l’Anticritique : pour Bauer, la simple croissance de la population constitue les nouveaux marchés nécessaires à l’accumulation. Le capitalisme serait certainement florissant aujourd’hui si l’augmentation de la population résolvait le problème de la réalisation de la plus-value. Mais de façon étrange, au cours des dernières décennies, l’augmentation de la population a été constante tandis que la crise du système a également augmenté à des niveaux vertigineux. Comme le soulignait Frölich, le problème de la réalisation de la plus-value n’est pas une question démographique mais de demande effective, demande soutenue par la capacité à payer. Et puisque la demande des ouvriers ne peut pas absorber plus que le capital variable avancé au départ par les capitalistes, embaucher de nouveaux ouvriers se révèle une non-solution dès qu’on considère le capitalisme comme une totalité.
Cet aspect de l’argument a les faveurs de ceux qui considèrent, comme Boukharine, que Luxemburg a soulevé un problème qui n’existe pas : produire et vendre des moyens de production additionnels résout le problème de l’accumulation. Luxemburg avait déjà répondu à l’essentiel de cet argument dans la critique de Tougan-Baranovski qui cherchait à prouver que le capitalisme ne se confrontait pas à des barrières insurmontables au cours du processus d’accumulation ; elle soutenait son argument en se référant à Marx lui-même : "En outre, comme nous l’avons vu au livre II, section III 11, une circulation continuelle se fait entre capital constant et capital variable (même si l’on ne tient pas compte de l’accumulation accélérée) ; cette circulation est d’abord indépendante de la consommation individuelle dans la mesure où elle n’y entre pas ; néanmoins, elle est définitivement limitée par cette dernière parce que la production de capital constant ne se fait jamais pour elle-même, mais uniquement parce qu’il s’en utilise davantage dans les sphères de production qui produisent pour la consommation individuelle." 12
Pour Luxemburg, une interprétation littérale des schémas de la reproduction comme le fait Tougan-Baranovski aurait pour résultat "[non] pas une accumulation de capital, mais une production croissante de moyens de production sans aucun but". 13
Boukharine est conscient que la production de biens de production ne constitue pas une solution au problème car il fait intervenir des "ouvriers supplémentaires" pour acheter les masses de marchandises produites par les moyens de production additionnels. En fait, il prend Tougan-Baranovski à partie pour ne pas comprendre que "la chaîne de la production doit toujours finir par la production de moyens de consommation...qui entrent dans le processus de la consommation personnelle" 14. Mais il n’utilise cet argument que pour accuser Luxemburg de confondre Tougan et Marx. Et pour finir, il répond à Luxemburg, comme tant d’autres le feront après lui, en citant Marx d’une façon erronée qui semble impliquer que le capitalisme pourrait être parfaitement satisfait en basant son expansion sur une production infinie de biens d’équipement :
C’est une citation de Marx en effet, mais la référence qu’y fait Boukharine est trompeuse. Le langage utilisé ici par Marx est polémique et non exact : il est vrai que le capital est basé sur l’accumulation pour elle-même, c’est-à-dire sur l’accumulation de richesses sous sa forme historiquement dominante de valeur ; mais il ne peut réaliser cela en produisant simplement pour lui-même. Ceci parce qu’il ne produit que des marchandises et qu’une marchandise ne réalise aucun profit pour les capitalistes si elle n’est pas vendue. Il ne produit pas pour remplir simplement ses entrepôts ou jeter ce qu’il a produit (même si cela est souvent le résultat malheureux de son incapacité à trouver un marché pour ses produits).
Stephen Cohen, biographe de Boukharine qui a cité les commentaires de Boukharine sur Tougan, note une autre contradiction fondamentale dans la démarche de Boukharine.
Cohen met le doigt sur un élément crucial de l’analyse de Boukharine. Il se réfère au passage suivant de L’impérialisme et l’Accumulation du Capital.
Frölich comme Cohen souligne ce passage et fait le commentaire suivant :
Notre article aussi est cinglant vis à vis de cette idée de se débarrasser de la surproduction :
Lorsqu’il revient sur la société capitaliste "classique" dans le paragraphe qui suit, Boukharine accepte que des crises de surproduction puissent avoir lieu – mais elles sont simplement le produit d’un déséquilibre temporaire entre les branches de la production (un point de vue précédemment exprimé par les économistes "classiques" et critiqué par Marx comme nous l’avons montré dans un article précédent 17), Boukharine dédie ensuite quelques maigres lignes au socialisme en tant que tel et nous sert l’évidence selon laquelle une société qui ne produit que pour la satisfaction des besoins humains ne subirait pas de crise de surproduction. Mais ce qui semble intéresser Boukharine avant tout, c’est le capitalisme hyper-planifié où l’Etat aplanit tous les problèmes de disproportion ou de mauvais calculs. En d’autres termes, la sorte de société qu’en URSS au milieu des années 1920, il décrivait déjà comme du socialisme... Il est vrai que le capitalisme d’Etat de science-fiction de Boukharine est devenu un trust mondial, un colosse qui n’est plus entouré d’aucun vestige pré-capitaliste et ne connaît aucun conflit entre capitaux nationaux. Mais sa vision du socialisme en Union soviétique était une utopie cauchemardesque du même genre, un trust quasiment autosuffisant ne connaissant aucune concurrence interne et seulement une paysannerie docile, partiellement et temporairement en dehors de sa juridiction économique.
Ainsi, comme nous l’avions dit plus haut, l’article de la Revue internationale n° 29 conclut à juste titre que l’attaque de Boukharine contre la théorie économique de Rosa Luxemburg révèle deux visions fondamentalement opposées du socialisme. Pour Luxemburg, la contradiction fondamentale de l’accumulation capitaliste découle de la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, inhérente à la marchandise – et par dessus tout à la force de travail, marchandise qui a la caractéristique unique d’engendrer une valeur additionnelle source du profit capitaliste mais aussi source de son problème d’insuffisance de marchés pour réaliser son profit. Par conséquent, cette contradiction, et toutes les convulsions qui en résultent, ne peut être surmontée que par l’abolition du travail salarié et de la production de marchandises – prérequis essentiels du mode de production communiste.
D’un autre côté, Boukharine critique Luxemburg pour s’être facilité les choses et "avoir choisi une contradiction" alors qu’il y en a beaucoup : la contradiction entre les branches de la production, entre l’industrie et l’agriculture, l’anarchie du marché et la concurrence 18. Tout cela est vrai mais la solution capitaliste d’Etat de Boukharine montre que pour lui, il existe un problème fondamental dans le capitalisme : son absence de planification. Si l’Etat pouvait prendre en charge la production et la distribution, on aurait alors une accumulation sans crise.
Quelles qu’aient été les confusions au sein du mouvement ouvrier avant la Révolution russe sur la transition au communisme, ses éléments les plus clairs avaient toujours défendu que le communisme/socialisme ne pourrait être créé qu’à l’échelle mondiale parce que chaque pays, chaque nation capitaliste est inévitablement dominée par le marché mondial ; et la libération des forces productives mises en mouvement par la révolution prolétarienne ne pourra devenir effective que lorsque la tyrannie du capital global aura été renversée dans tous les principaux centres. Contrairement à cette vision, la vision stalinienne du socialisme dans un seul pays pose l’accumulation dans un système clos – quelque chose qui avait été impossible pour le capitalisme classique et n’était pas davantage possible pour un Etat totalement régulé, même si la vaste taille (et l’énorme secteur agricole) de la Russie a permis temporairement un développement autarcique. Mais si, comme insistait Luxemburg, le capitalisme en tant qu’ordre mondial ne peut opérer dans le cadre d’un système fermé, c’est encore moins le cas des capitaux nationaux et l’autarcie stalinienne des années 1930 – basée sur le développement frénétique d’une économie de guerre – fut essentiellement une préparation à son expansion impérialiste militaire inévitable qui s’est réalisée dans le deuxième holocauste impérialiste et les conquêtes qui l’ont suivi.
Entre 1924, moment où Boukharine écrivit son livre et 1929, année du grand krach, le capitalisme connut une phase de stabilité relative et, dans certaines régions, de croissance spectaculaire – avant tout aux Etats-Unis. Mais c’était simplement le calme avant la tempête de la plus grande crise économique que le capitalisme ait jamais connu jusqu’alors.
Dans le prochain article de cette série, nous examinerons certaines des tentatives des révolutionnaires pour comprendre les origines et les implications de cette crise et, surtout, sa signification en tant qu’expression du déclin du mode de production capitaliste.
Gerrard
1 Revue internationale n° 142 [36].
2 Toutes les citations du livre Imperialism and the Accumulation of Capital dans cet article sont traduites de l’anglais par nous.
3 Même si la plupart des positionnements de Boukharine que nous venons d'énoncer l'avaient placé à l'avant-garde marxiste à cette époque, ce n'était pas le cas de son attitude face au traité de Brest-Litovsk. Lire à ce sujet au sein de notre série Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire, l'article "La révolution critique ses erreurs [16]" dans la Revue internationale n° 99.
4 Voir l’article "1920 : Boukharine et la période de transition [15]" dans la Revue internationale n° 96.
5 Dans sa biographie de Boukharine, Bukharin and the Bolshevik Revolution, London 1974, Stephen Cohen fait remonter la version initiale de la théorie à la date précoce de 1922.
6 Roman Rosdolsky, The Making of Marx’s Capital, Pluto Press 1989 edition, vol 2 p 458. Traduit de l’anglais par nous.
Comme nous l’avons noté dans un article précédent ("Rosa Luxemburg et les limites de l’expansion du capitalisme", Revue internationale n° 142), Rosdolsky porte aussi des critiques à Luxemburg, mais il n’écarte pas les problèmes qu’elle soulève ; par rapport à la façon dont Boukharine traite les schémas de la reproduction, il défend que si Rosa Luxemburg a fait des erreurs mathématiques, Boukharine également et, de plus, que ce dernier a pris la formulation par Marx du problème de la reproduction élargie pour sa solution : "Boukharine a complètement oublié que la reproduction élargie du capital social global ne mène pas seulement à l’augmentation de c et de v mais également de a, c’est-à-dire l’augmentation de la consommation individuelle des capitalistes. Néanmoins, cette erreur élémentaire est passée inaperçue pendant presque deux décennies, et Boukharine a été généralement considéré comme la plus grande autorité en défense de l’ "orthodoxie" marxiste contre Rosa Luxemburg et ses attaques envers "ces parties de l’analyse de Marx que le maître incomparable nous a transmises comme produit achevé de son génie" (L’impérialisme, p.58, London edition 1972). Néanmoins, la formule générale par Boukharine de l’équilibre est très utile, même si lui aussi (comme beaucoup des critiques de Rosa Luxemburg) a pris la simple formulation du problème pour sa solution". (The Making of Marx’s Capital, p 450) – Traduit de l’anglais par nous.
7 L’Accumulation du Capital. Chapitre Le protectionnisme et l'accumulation.
8 Traduit de l’anglais par nous.
9 https://fr.internationalism.org/rinte29/crise.htm [37]
10 International review n°29. Ce passage a malencontreusement sauté des deux articles mentionnés de la Revue internationale en Français.
11 Trad. Éditions Sociales, tome 5, pp. 73-76.
12 Le Capital, I. I, I° partie, p. 289. Trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 314, cité par Luxemburg, L’Accumulation, chapitre XXV.
https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_25.htm [38]
13 Ibid.
14 Traduit de l’anglais par nous. L’Impérialisme, cité par S. Cohen.
15 Le Capital, Livre I, 7e section, chapitre XXIV, III, https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_25.htm [38]
16 Cohen utilise le terme "à première vue" parce qu’il poursuit en disant que ce que Boukharine avait vraiment en tête, était moins l’ancienne controverse avec Tougan que la nouvelle controverse dans le parti russe, entre les "super-industrialistes" (au départ Préobrajensky et l’opposition de gauche, plus tard Staline) qui se centraient sur l’accumulation forcée de moyens de production dans le secteur étatique et son propre point de vue qui (ironiquement, en considérant son rejet de l’importance accordée par Luxemburg à la demande non capitaliste) soulignait continuellement la nécessité de fonder l’expansion de l’industrie étatique sur le développement graduel du marché paysan plutôt que sur une exploitation directe des paysans et le pillage de leurs biens, comme les super-industrialistes le préconisaient de façon choquante.
17 Revue internationale n° 139, "Les contradictions mortelles de la société bourgeoise [39]".
18 Cela vaut la peine de noter que Grossman critique aussi Boukharine pour ne parler que vaguement des contradictions, sans situer la contradiction essentielle qui mène à l’effondrement du système. Voir Grossman, The Law of Accumulation and Breakdown of the Capitalist System, London 1992, p 48-9.
Nous publions la quatrième et dernière partie du Manifeste (les trois premières parties sont publiées dans les trois numéros précédents de la Revue internationale). Dans celle-ci, il traite deux questions en particulier : d'une part, l'organisation des ouvriers en conseils pour la prise du pouvoir et la transformation de la société ; d'autre part, la nature de la politique oppositionnelle au parti bolchevique menée par d'autres groupes constitués en réaction à la dégénérescence de celui-ci.
Le Manifeste opère clairement la distinction entre le prolétariat organisé en conseils, et les autres couches non exploiteuses de la société qu'il entraine derrière lui : "Où les conseils sont-ils nés ? Dans les usines et dans les fabriques. (…) Les conseils ouvriers se présentent en 1917 comme guides de la révolution, non seulement dans leur substance mais aussi formellement : soldats, paysans, cosaques se subordonnent à la forme organisationnelle du prolétariat". Une fois achevée la guerre civile contre la réaction blanche internationale, c'est encore au prolétariat organisé sur ses bases propres que le Manifeste attribue le rôle de transformation de la société. Dans ce cadre, il accorde une importance de premier ordre à l'organisation autonome de la classe ouvrière qui a été considérablement affaiblie par les années de guerre civile à tel point que : "On ne doit pas parler d'une amélioration des soviets, mais de leur reconstitution. Il faut reconstituer les conseils dans toutes les fabriques et usines nationalisées pour résoudre une nouvelle tâche immense".
Le Manifeste est très critique par rapport à l'activité d'autres groupes d'opposition à la politique du parti bolchevique, en particulier la Vérité Ouvrière et un autre qui n'a pu être identifié autrement que par ses écrits qui sont cités. Le Manifeste dénonce le radicalisme de façade des critiques portées par ces groupes (qu'il qualifie de "libéraux") au Parti bolchevique, à tel point que, selon lui, ce dernier pourrait reprendre à son compte de telles critiques, en plus radical, pour les utiliser comme paravent à sa politique d'étouffement de la liberté de parole du prolétariat. 1
Enfin, l'article rappelle comment se positionne Le Manifeste par rapport au parti bolchevique dont les déficiences menacent de le transformer "en une minorité de détenteurs du pouvoir et des ressources économiques du pays, qui s'entendra pour s'ériger en une caste bureaucratique" : "exercer une influence décisive sur la tactique du PCR, en conquérant la sympathie de larges masses prolétariennes, de façon telle qu'elle contraigne le parti à abandonner sa ligne directrice".
En fait la Nouvelle Politique économique a partagé l'industrie entre, d'un côté, l'État (les trusts, les syndicats, etc.) et, de l'autre, le capital privé et les coopératives. Notre industrie nationalisée a pris le caractère et les aspects de l'industrie capitaliste privée, dans le sens où elle fonctionne sur la base des besoins du marché.
Depuis le IXe congrès du PCR (bolchevique), l'organisation de la gestion de l'économie est réalisée sans participation directe de la classe ouvrière, à l'aide de nominations purement bureaucratiques. Les trusts sont constitués suivant le même système adopté pour la gestion de l'économie et la fusion des entreprises. La classe ouvrière ne sait pas pourquoi tel ou tel directeur a été nommé, ni pour quel motif une usine appartient à ce trust plutôt qu'à un autre. A cause de la politique du groupe dirigeant du PCR, elle ne prend aucune part à ces décisions.
Il va de soi que l'ouvrier regarde avec inquiétude ce qui se passe. Il se demande souvent comment il a pu en arriver là. Il se souvient fréquemment du moment où est apparu et s'est développé le Conseil des députés ouvriers dans son usine. Il se pose la question : comment a-t-il pu se faire que son soviet, le soviet qu'il avait lui-même institué et auquel ni Marx, ni Engels, ni Lénine ni aucun autre n'avait pensé, comment se fait-il que ce soviet soit mort ? Et d'inquiètes pensées le hantent... Tous les ouvriers se souviennent de la façon dont furent organisés les conseils des députés ouvriers.
En 1905, quand personne encore dans le pays ne parlait de conseils ouvriers et que, dans les livres, il était seulement question de partis, d'associations, de ligues, la classe ouvrière russe réalisa les soviets dans les usines.
Comment ces conseils furent-ils organisés ? Au moment de l'apogée de la montée révolutionnaire, chaque atelier de l'usine élut un député pour présenter ses revendications à l'administration et au gouvernement. Pour coordonner les revendications, ces députés des ateliers se rassemblèrent en conseils et constituèrent ainsi le Conseil des députés.
Où les conseils sont-ils nés ? Dans les usines et dans les fabriques. Les ouvriers des fabriques et des usines, de tout sexe, religion, ethnie, conviction ou métier s'unissent en une organisation où se forme une volonté commune. Le Conseil des députés ouvriers est donc l'organisation des ouvriers des entreprises de production.
C'est de la même manière que sont réapparus les conseils en 1917. Ils sont décrits ainsi dans le programme du PCR(b) : "L'arrondissement électoral et noyau principal de l'État est l'unité de production (la fabrique, l'usine) et non plus le district". Même après la prise du pouvoir, les conseils ont gardé le principe selon lequel leur base est le lieu de production, et c'était leur trait distinctif par rapport à toute autre forme du pouvoir étatique, leur avantage, car une pareille organisation de l'État rapproche l'appareil étatique des masses prolétariennes.
Les conseils des députés ouvriers de toutes les fabriques et usines se réunissent en assemblées générales et forment des conseils de députés ouvriers des villes dirigés par leur Comité exécutif (CE). Les congrès des conseils des provinces et des régions forment des comités exécutifs des conseils provinciaux et régionaux. Enfin, tous les conseils de députés des usines élisent leurs mandataires au Congrès panrusse des conseils en formant une organisation panrusse des conseils de députés ouvriers, son organe permanent étant le Comité exécutif panrusse des conseils de députés ouvriers.
Dès les premiers jours de la Révolution de février, les besoins de la guerre civile ont exigé l'engagement dans le mouvement révolutionnaire de la force armée, par l'organisation de conseils de députés des soldats. Les besoins révolutionnaires du moment leur ont dicté de s'unir, ce qui fut fait. Ainsi se sont formés les conseils de députés ouvriers et de soldats.
Dès que les conseils prirent le pouvoir, ils attirèrent à leurs côtés la paysannerie représentée par les conseils de députés paysans et ensuite des cosaques. Ainsi s'organisa le Comité exécutif central panrusse (CECP) des conseils de députés ouvriers, paysans, de soldats et des cosaques.
Les conseils ouvriers se présentent en 1917 comme guides de la révolution, non seulement dans leur substance mais aussi formellement : soldats, paysans, cosaques se subordonnent à la forme organisationnelle du prolétariat.
Lors de la prise du pouvoir par les conseils, il s'est tout d'un coup révélé que ces conseils, surtout ceux de députés ouvriers, seraient obligés de s'occuper presque entièrement d'une lutte politique contre les anciens esclavagistes qui s'étaient soulevés, fortement appuyés par "les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste obscure". Et jusqu'à la fin de 1920, les conseils se sont occupés de l'écrasement de la résistance des exploiteurs.
Au cours de cette période, les conseils perdirent leur caractère lié à la production et déjà, en 1920, le IXe congrès du PCR(b) décréta la direction par un seul des fabriques et des usines. Pour Lénine, cette décision était motivée par le fait que la seule chose qu'on ait bien faite était l'Armée rouge avec une direction unique.
Et où sont-ils maintenant les conseils de députés ouvriers des fabriques et des usines ? Ils n'existent plus et sont complètement oubliés (même si on continue à parler du pouvoir des conseils). Non, il n'y en a plus et nos conseils ressemblent aujourd'hui beaucoup aux maisons communes ou aux zemstvos 2 (avec une inscription au-dessus de la porte : "C'est un lion, pas un chien").
Tout ouvrier sait que les conseils de députés ouvriers avaient organisé une lutte politique pour la conquête du pouvoir. Après avoir pris le pouvoir, ils ont écrasé la résistance des exploiteurs. La guerre civile que les exploiteurs entreprirent contre le prolétariat au pouvoir, avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, prit un caractère si intense et si âpre qu'elle engagea à fond la classe ouvrière toute entière ; c'est pourquoi les ouvriers furent éloignés tant des problèmes du pouvoir des soviets que des problèmes de la production pour lesquels ils s'étaient battus jusqu'alors. Ils pensaient : nous gérerons plus tard la production. Pour reconquérir la production, il faut tout d'abord l'arracher aux exploiteurs rebelles. Et ils avaient raison.
Mais fin 1920, la résistance des exploiteurs est anéantie. Le prolétariat, couvert de blessures, usé, souffrant de faim et de froid, va jouir des fruits de ses victoires. Il a repris la production. Et devant lui s'impose la nouvelle tâche immense, à savoir l'organisation de cette production, celle de l'économie du pays. Il faut produire le maximum de biens matériels pour démontrer l'avantage de ce monde prolétarien.
Le sort de toutes les conquêtes du prolétariat est étroitement lié au fait de réussir à s'emparer de la production et de l'organiser.
"La production est l'objectif de la société et c'est pourquoi ceux qui dirigent la production ont gouverné et gouverneront toujours la société".
Si le prolétariat ne réussit pas à se mettre à la tête de la production et à mettre sous son influence toute la masse petite-bourgeoise des paysans, des artisans et des intellectuels corporatistes, tout sera à nouveau perdu. Les fleuves de larmes et de sang, les monceaux de cadavres, les souffrances indicibles du prolétariat pendant la révolution ne serviront que d'engrais au terrain où le capitalisme se restaurera, où s'élèvera le monde d'exploitation, d'oppression d'un homme par son semblable si le prolétariat ne récupère pas la production, ne s'impose pas à l'élément petit-bourgeois personnifié par le paysan et l'artisan, ne change pas la base matérielle de la production.
Les conseils des députés ouvriers, qui forgeaient auparavant la volonté du prolétariat dans la lutte pour le pouvoir, ont triomphé sur le front de la guerre civile, sur le front politique, mais leur triomphe même les a affaiblis au point qu'on ne doit pas parler d'une amélioration des soviets, mais de leur reconstitution.
Il faut reconstituer les conseils dans toutes les fabriques et usines nationalisées pour résoudre une nouvelle tâche immense, pour créer ce monde de bonheur pour lequel tant de sang a coulé.
Le prolétariat est affaibli. La base de sa force (la grande industrie) est dans un état lamentable ; mais plus faibles sont les forces du prolétariat, plus ce dernier doit avoir d'unité, de cohésion, d'organisation. Le Conseil des députés ouvriers est une forme d'organisation qui a montré sa force miraculeuse et a surmonté non seulement les ennemis et les adversaires du prolétariat en Russie, mais a ébranlé aussi la domination des oppresseurs dans le monde entier, la révolution socialiste menaçant toute la société d'oppression capitaliste.
Ces nouveaux soviets, s'ils se portent au sommet dirigeant de la production, de la gestion des usines, seront non seulement capables d'appeler les masses les plus vastes de prolétaires ou semi-prolétaires à la résolution des problèmes qui se posent à elles, mais ils emploieront aussi directement dans la production tout l'appareil étatique, non en paroles mais en actes. Quand, ensuite, le prolétariat aura organisé, pour la gestion des entreprises et des industries, les soviets comme cellules fondamentales du pouvoir étatique, il ne pourra y rester inactif : il passera à l'organisation des trusts, des syndicats et des organes directeurs centraux, y compris les fameux soviets suprêmes pour l'économie populaire, et donnera un nouveau contenu au travail du Comité exécutif central panrusse. Les soviets désigneront comme membres du Comité central panrusse des soviets ceux qui combattirent sur les fronts de la guerre civile, sur le front de l'économie au travail. Naturellement tous les bureaucrates, tous les économistes qui se considèrent les sauveurs du prolétariat (dont ils craignent par-dessus tout la parole et le jugement) de même que tous les gens qui occupent des postes douillets dans les divers organismes, pousseront de hauts cris. Ils soutiendront que cela signifie l'écroulement de la production, la banqueroute de la révolution sociale, parce que beaucoup savent qu'ils doivent leur poste non à leurs capacités, mais à la protection, aux connaissances, aux "bonnes relations", en aucun cas à la confiance du prolétariat, au nom duquel ils administrent. Du reste, ils ont plus peur du prolétariat que des spécialistes, des nouveaux dirigeants d'entreprise et des Slastchovs.
La comédie panrusse avec ses directeurs rouges est orchestrée de façon à pousser le prolétariat à sanctifier la gestion bureaucratique de l'économie et à bénir la bureaucratie ; c'est une comédie également parce que les noms des directeurs de trusts, fortement protégés, n'apparaissent jamais dans la presse en dépit de leur ardent désir de publicité. Toutes nos tentatives pour démasquer un provocateur qui, il n'y a pas si longtemps, recevait de la police tsariste 80 roubles – le salaire le plus élevé pour ce genre d'activité – et qui se trouve maintenant à la tête du trust du caoutchouc, ont rencontré une résistance insurmontable. Nous voulons parler du provocateur tsariste Lechava-Murat (le frère du Commissaire du peuple pour le commerce intérieur, NDLR). Ceci éclaire suffisamment la nature du groupe qui avait imaginé la campagne pour les directeurs rouges.
Le Comité exécutif central panrusse des soviets, qui est élu pour un an et se réunit pour des conférences périodiques, constitue le ferment de la pourriture parlementaire. Et on dit : camarades, si on vient, par exemple, à une réunion où les camarades Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Boukharine parlent deux heures sur la situation économique, que peut-on faire d'autre, sinon s'abstenir ou approuver rapidement la résolution proposée par le rapporteur ? Étant donné que le Comité central panrusse ne s'occupe pas d'économie, il écoute de temps en temps quelques exposés sur ce sujet pour se dissoudre ensuite et chacun s'en va de son côté. Il est même arrivé le fait curieux qu'un projet présenté par les commissaires du peuple fût approuvé sans qu'il ait été lu au préalable. Dans quel but faut-il le lire avant de l'approuver ? On ne peut pas être, certes, plus instruit que le camarade Kurski (commissaire à la justice). On a transformé le Comité exécutif panrusse en une simple chambre d'enregistrement des décisions. Et son président ? Il est, avec votre permission, l'organe suprême ; mais eu égard aux tâches qui s'imposent au prolétariat, il est occupé à des broutilles. Il nous semble au contraire que le Comité exécutif central panrusse des soviets devrait plus que tout autre être lié aux masses, et cet organe législatif suprême devrait décider sur les questions les plus importantes de notre économie.
Notre Conseil des commissaires du peuple est, selon l'avis même de son chef, le camarade Lénine, un véritable appareil bureaucratique. Mais il voit les racines du mal dans le fait que les gens qui participent à l'Inspection ouvrière et paysanne sont corrompus et il propose simplement de changer les hommes qui occupent les postes dirigeants ; après ça tout ira mieux. Nous avons ici sous les yeux l'article du camarade Lénine paru dans la Pravda du 15 janvier 1923 : c'est un bel exemple de "politicaillerie". Les meilleurs parmi les camarades dirigeants affrontent en réalité cette question en tant que bureaucrates puisqu'ils voient le mal dans le fait que ce soit Tsiurupa (Rinz) et non Soltz (Kunz) qui préside l'Inspection ouvrière et paysanne. Il nous vient à l'esprit le dicton d'une fable : "Ce n'est pas en vous y obligeant que vous deviendrez musiciens". Ils se sont corrompus sous l'influence du milieu ; le milieu les a rendus bureaucrates. Que l'on change le milieu et ces gens travailleront bien.
Le Conseil des commissaires du peuple est organisé à l'image d'un conseil des ministres de tout pays bourgeois et a tous ses défauts. Il faut cesser de réparer les mesures douteuses qu'il prend ou de le liquider en gardant seulement le Présidium du CECP avec ses différents départements, tout comme on fait dans les provinces, districts et communes. Et transformer le CECP en organe permanent avec des commissions permanentes qui s'occuperaient des questions diverses. Mais pour qu'il ne devienne pas une institution bureaucratique, il faut changer le contenu de son travail et ce ne sera possible qu'au moment où sa base ("le noyau principal du pouvoir d'État"), les conseils des députés ouvriers seront rétablis à toutes les fabriques et usines, où les trusts, les syndicats, les directions des fabriques seront réorganisés sur base d'une démocratie prolétarienne, par les congrès des conseils, du district jusqu'au CECP. Alors on n'aura plus besoin du bavardage sur la lutte contre le bureaucratisme et la chicane. Car on sait bien que ce sont les pires bureaucrates qui critiquent le plus le bureaucratisme.
En réorganisant ainsi les organes dirigeants, en y introduisant les éléments réellement étrangers au bureaucratisme (et cela ira de soi), nous résoudrons effectivement la question qui nous préoccupe dans les conditions de la Nouvelle Politique économique. Alors, ce sera la classe ouvrière qui dirigera l'économie et le pays et non un groupe de bureaucrates qui menace de se transformer en oligarchie.
Quant à l'Inspection ouvrière et paysanne (la Rabkrine) 3, il vaut mieux la liquider que d'essayer d'améliorer son fonctionnement par le changement de ses fonctionnaires. Les syndicats (à travers leurs comités) devront se charger d'un contrôle de toute la production. Nous (l'État prolétarien) n'avons pas à craindre un contrôle prolétarien et ici il n'y a de place pour aucune objection réelle, si ce n'est la crainte même que le prolétariat inspire aux bureaucrates de toute sorte.
Donc il faut comprendre enfin que le contrôle doit être indépendant de celui qui y est soumis ; et pour l'obtenir, les syndicats ont à jouer le rôle de notre Rabkrine ou de l'ancien Contrôle d'État.
Ainsi les noyaux syndicaux locaux dans les usines et fabriques d'État se transformeraient en organes de contrôle.
Les comités des provinces réunis en conseils des syndicats des provinces deviendraient organes du contrôle dans les provinces et de même le Conseil central panrusse des syndicats aurait une telle fonction au centre.
Les conseils dirigent, les syndicats contrôlent, voici l'essence des rapports entre ces deux organisations dans l'État prolétarien.
Dans les entreprises privées (gérées à travers un bail ou une concession), les comités syndicaux jouent le rôle du contrôle étatique, veillant au respect des lois du travail, à l'acquittement des engagements pris par le gérant, le concessionnaire, etc. envers l'État prolétarien.
Deux documents que nous avons devant nous, [l'un] signé par un groupe clandestin Le groupe central la Vérité Ouvrière, l'autre ne portant aucune signature, sont une expression frappante de nos errements politiques.
Même les divertissements littéraires innocents que se permettait toujours une partie libérale du PCR (le soi-disant "Centralisme Démocratique"), ne peuvent absolument pas paraître dans notre presse. De tels documents, dénués de fondements théoriques et pratiques, du genre liquidateur comme l'appel du groupe "La Vérité Ouvrière", n'auraient aucune portée en milieu ouvrier s'ils étaient publiés légalement, mais, dans le cas contraire, ils peuvent attirer les sympathies non seulement du prolétariat, mais aussi des communistes.
Le document non signé, réalisé sans doute par les libéraux du PCR, constate justement :
1) Le bureaucratisme de l'appareil des conseils et du parti.
2) La dégénérescence des effectifs du parti.
3) La rupture entre les élites et les masses, la classe ouvrière, les militants de base du parti.
4) La différenciation matérielle entre les membres du parti.
5) L'existence du népotisme.
Comment combattre tout cela ? Il faut, voyez-vous :
1) Réfléchir sur des problèmes théoriques dans un cadre strictement prolétarien et communiste.
2) Assurer, dans le même cadre, une unité idéologique et une éducation de classe aux éléments sains et avancés du parti.
3) Lutter au sein du parti comme condition principale de son assainissement intérieur, l'abolition de la dictature et la mise en pratique de la liberté de discussion.
4) Lutter au sein du parti en faveur de telles conditions du développement des conseils et du parti, ce qui faciliterait l'élimination des forces et d'une influence petite-bourgeoises et affermirait davantage la force et l'influence d'un noyau communiste.
Voilà les idées principales de ces libéraux.
Mais, dites donc, qui du groupe dirigeant du parti s'opposerait à ces propositions ? Personne. Mieux encore, il n'a pas d'égal pour une démagogie de ce genre.
Les libéraux ont toujours servi au groupe dirigeant du parti justement en jouant le rôle des opposants "radicaux" et en dupant ainsi la classe ouvrière et beaucoup de communistes qui ont vraiment de bonnes raisons d'être mécontents. Et leur mécontentement est si grand que, pour le canaliser, les bureaucrates du parti et des conseils ont besoin d'inventer une opposition. Mais ils n'ont pas à se fatiguer, car les libéraux les aident chaque fois avec la grandiloquence qui leur est propre, en répondant à des questions concrètes par des phrases générales.
Qui, parmi le personnel actuel du Comité Central, ira protester contre le point le plus radical ? : "Lutter au sein du parti en faveur de telles conditions du développement des conseils et du parti, ce qui faciliterait l'élimination des forces et de l'influence petite-bourgeoises et affermirait davantage la force et l'influence d'un noyau communiste".
Non seulement ils ne protesteront pas, mais ils formuleront ces propos avec beaucoup plus de vigueur. Regardez le dernier article de Lénine et vous verrez qu'il dit "des choses très radicales" (du point de vue des libéraux) : à l'exception du Commissariat des affaires étrangères, notre appareil d'État est par excellence une survivance du passé qui n'a subi aucune modification sérieuse. Puis il tend la main aux libéraux, promet de les faire entrer aux CC et Commission centrale de Contrôle (CCC) élargis – et ils ne demanderaient pas mieux. Et cela va de soi, dès qu'ils entreront au CC, la paix universelle s'instaurera partout. En pérorant à propos de la libre discussion dans le parti, ils oublient un petit détail – le prolétariat. Car sans la liberté de parole accordée au prolétariat, aucune liberté dans le parti n'était et ne sera possible. Ce serait étrange d'avoir une liberté d'opinion dans le parti et en même temps en priver la classe dont ce parti représente les intérêts. Au lieu de proclamer la nécessité de réaliser les bases de la démocratie prolétarienne selon le programme du parti, ils jasent sur la liberté pour les communistes les plus avancés. Et il ne fait aucun doute que les plus avancés soient Sapronov, Maximovski et Co et si Zinoviev, Kamenev, Staline, Lénine se considèrent les plus avancés, alors ils s'entendront sur le fait qu'ils sont tous "les meilleurs", augmenteront les effectifs du CC et de la CCC et tout ira pour le mieux.
Nos libéraux sont incroyablement… libéraux, et ils demandent tout au plus la liberté d'association. Mais pour quoi faire ? Que veulent-ils nous dire, nous expliquer ? Seulement ce que vous avez écrit en deux petites pages ? Donc à la bonne heure ! Mais si vous feignez d'être un innocent opprimé, un persécuté politique, alors vous duperez ceux qu'il faut duper.
La conclusion de ces thèses est tout à fait "radicale", même "révolutionnaire" : voyez-vous, leurs auteurs voudraient bien que le XIIe congrès du parti fasse sortir du CC un ou deux (quelle audace !) fonctionnaires qui ont le plus contribué à la dégénérescence des effectifs du parti, au développement de la bureaucratie tout en cachant leurs desseins derrière de belles phrases (Zinoviev, Staline, Kamenev).
C'est chic ! Dès qu'au CC Staline, Zinoviev, Kamenev céderont la place à Maximovski, Sapronov, Obolenski, tout ira bien, même très bien. Nous répétons que vous n'avez rien à craindre, camarades libéraux ; au XIIème congrès vous entrerez au CC et, ce qui sera essentiel pour vous, ni Kamenev, ni Zinoviev, ni Staline ne vous en empêcheront. Bonne chance !
Selon ses dires, le groupe La Vérité Ouvrière est composé de communistes.
Comme tous les prolétaires auxquels ils s'adressent, nous les croirions volontiers, mais le problème est que ce sont des communistes d'un type particulier. D'après eux, la signification positive de la révolution russe d'Octobre consiste en ceci qu'elle a ouvert à la Russie des perspectives grandioses d'une transformation rapide en un pays de capitalisme avancé. Comme le prétend ce groupe, c'est sans aucun doute une conquête immense de la révolution d'Octobre.
Qu'est-ce que ça veut dire ? Ce n'est ni plus ni moins qu'un appel à revenir en arrière, au capitalisme, en renonçant aux mots d'ordre socialistes de la révolution d'Octobre. Ne pas consolider les positions du socialisme, du prolétariat en tant que classe dirigeante, mais les affaiblir en ne laissant à la classe ouvrière que la lutte pour un sou.
En conséquence, le groupe prétend que les rapports capitalistes classiques sont déjà restaurés. Il conseille donc à la classe ouvrière de se débarrasser "des illusions communistes" et l'invite à combattre le "monopole" du droit de vote par les travailleurs, ce qui veut dire que ceux-ci doivent y renoncer. Mais, messieurs les communistes, permettez-nous de demander en faveur de qui ?
Mais ces messieurs-là ne sont pas des imbéciles au point de dire ouvertement que c'est en faveur de la bourgeoisie. Quelle confiance des prolétaires auraient-ils alors en eux ? Les ouvriers comprendraient tout de suite qu'il s'agit de la même ancienne rengaine des mencheviks, SR et KD 4, ce qui n'entre pas dans les vues du groupe. Pourtant il n'a pas laissé échapper son secret. Car il prétend être attaché à la lutte contre "l'arbitraire administratif", mais "avec réserve": "Autant que c'est possible en l'absence d'institutions législatives élues". Le fait que les travailleurs russes élisent leurs conseils et CE, ce n'est pas une élection, figurez-vous, car une vraie élection doit être effectuée avec la participation de la bourgeoisie et des communistes de La Vérité Ouvrière, et pas celle des travailleurs. Comme tout cela est "communiste" et "révolutionnaire" ! Pourquoi, chers "communistes", vous arrêtez-vous à mi-chemin et n'expliquez-vous pas qu'il faudrait le droit de vote général, égal, direct et secret, celui qui est propre aux rapports capitalistes normaux ? Que ce serait une véritable démocratie bourgeoise ? Voulez-vous pêcher en eau trouble ?
Messieurs les communistes, espérez-vous dissimuler vos desseins réactionnaires et contre-révolutionnaires en répétant sans cesse le mot "révolution" ? Au cours des six dernières années, la classe ouvrière de Russie a vu suffisamment d'ultra-révolutionnaires pour comprendre votre intention de la duper. La seule chose qui pourrait vous faire obtenir gain de cause, c'est l'absence d'une démocratie prolétarienne, le silence imposé à la classe ouvrière.
Nous laissons de côté d'autres propos démagogiques de ce groupe, en notant seulement que le mode de pensée de cette "Vérité Ouvrière" est emprunté à A. Bogdanov.
Il ne fait aucun doute que, même maintenant, le PCR(b) est le seul parti qui représente les intérêts du prolétariat et de la population laborieuse russe qui se range de se son côté. Il n'y en a pas d'autre. Le programme et les statuts du parti sont l'ultime expression d'une pensée communiste. À partir du moment où le PCR organisa le prolétariat en vue de l'insurrection et de la prise du pouvoir, à partir de ce moment-là, il devint un parti de gouvernement et fut, durant la rude guerre civile, la seule force capable d'affronter les vestiges du régime absolutiste et agraire, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. Durant ces trois années de lutte, les organes dirigeants du parti ont assimilé des méthodes de travail adaptées à une guerre civile terrible mais qu'ils étendent maintenant à une phase toute nouvelle de la révolution sociale et dans laquelle le prolétariat avance des revendications tout-à-fait différentes.
De cette contradiction fondamentale découlent toutes les déficiences du parti et du mécanisme des soviets. Ces déficiences sont si graves qu'elles menacent d'annuler tout ce que le travail du PCR a produit de bon et d'utile. Mais plus encore, elles risquent d'anéantir ce parti en tant que parti d'avant-garde de l'armée prolétarienne internationale ; elles menacent – à cause des rapports actuels avec la N.E.P. – de transformer le parti en une minorité de détenteurs du pouvoir et des ressources économiques du pays, qui s'entendra pour s'ériger en une caste bureaucratique.
Ce n'est que le prolétariat lui-même qui peut réparer ces défauts de son parti. Il a beau être faible et ses conditions de vie ont beau être difficiles, il aura cependant assez de force pour réparer son bateau naufragé (son parti) et atteindre enfin la Terre promise.
On ne peut plus soutenir aujourd'hui qu'il soit vraiment nécessaire que le régime interne du parti continue à appliquer la méthode valable au temps de la guerre civile. C'est pourquoi, pour défendre les buts du parti, il faut s'efforcer – même si c'est à contrecœur – d'utiliser des méthodes qui ne sont pas celles du parti.
Dans la situation actuelle, il est objectivement indispensable de constituer un Groupe Ouvrier Communiste, qui ne soit pas lié organiquement au PCR, mais qui en reconnaisse pleinement le programme et les statuts. Un tel groupe est en train de se développer malgré l'opposition obstinée du parti dominant, de la bureaucratie des soviets et des syndicats. La tâche de ce groupe consistera à exercer une influence décisive sur la tactique du PCR, en conquérant la sympathie de larges masses prolétariennes, de façon telle qu'elle contraigne le parti à abandonner sa ligne directrice.
1. Le mouvement du prolétariat de tous les pays, surtout de ceux du capitalisme avancé, a atteint la phase de la lutte pour abolir l'exploitation et l'oppression, la lutte de classe pour le socialisme.
Le capitalisme menace de plonger toute l'humanité dans la barbarie. La classe ouvrière se doit de remplir sa mission historique et de sauver le genre humain.
2. L'histoire de la lutte des classes montre explicitement que, dans des situations historiques différentes, les mêmes classes prêchèrent soit la guerre civile, soit la paix civile. La propagande de la guerre civile et de la paix civile par la même classe, fut soit révolutionnaire et humaine, soit contre-révolutionnaire et strictement égoïste, défendant les intérêts d'une classe concrète à l'encontre des intérêts de la société, de la nation, de l'humanité.
Seul le prolétariat est toujours révolutionnaire et humain, qu'il prône la guerre ou la paix civiles.
3. La révolution russe donne des exemples frappants sur comment les différentes classes se transformèrent de partisanes de la guerre civile en partisanes de la paix civile et vice versa.
L'histoire de la lutte des classes en général et celle des 20 dernières années en Russie en particulier nous enseignent que les classes dirigeantes actuelles qui prônent la paix civile prôneront la guerre civile, impitoyable et sanglante, dès que le prolétariat prendra le pouvoir ; on peut dire la même chose des "fractions bourgeoises ayant une phraséologie socialiste obscure", des partis de la IIe Internationale et de ceux de l'Internationale II ½.
Dans tous les pays du capitalisme avancé, le parti du prolétariat doit, avec toute sa force et sa vigueur, prôner la guerre civile contre la bourgeoisie et ses complices – et la paix civile partout où le prolétariat triomphe.
4. Dans les conditions actuelles, la lutte pour un sou et pour une diminution de la journée de travail à travers les grèves, le Parlement etc. a perdu son ancienne portée révolutionnaire et ne fait qu'affaiblir le prolétariat, le détourner de sa tâche principale, ranimer les illusions sur une possibilité d'améliorer ses conditions au sein de la société capitaliste. Il faut soutenir les grévistes, aller au Parlement, non pour prôner une lutte pour un sou, mais pour organiser des forces prolétariennes en vue d'un combat décisif et final contre le monde de l'oppression.
5. La discussion de la question d'un "front unique" à la façon militaire (comme on en discute tous les aspects en Russie) et la conclusion singulière qui lui a été donnée n'ont pas permis, jusqu'ici, d'aborder sérieusement ce problème, car [dans le contexte actuel] il est tout à fait impossible de critiquer quoi que ce soit.
La référence à l'expérience de la révolution russe ne vaut que pour les ignorants et n'est confirmée d'aucune façon par cette même expérience tant que celle-ci demeure fixée dans les documents historiques (les résolutions des congrès, des conférences etc.).
La vision marxiste et dialectique des problèmes de la lutte de classe y est substituée par une vision dogmatique.
L'expérience d'une époque concrète avec ses buts et tâches est automatiquement transportée à une autre qui a des traits particuliers qui lui sont propres, ce qui conduit inévitablement à imposer, aux partis communistes du monde entier, une tactique opportuniste du "front unique". La tactique du "front unique" avec la IIe Internationale et l'Internationale II ½ contredit totalement l'expérience de la révolution russe et le programme du PCR(b). C'est une tactique d'entente avec des ennemis ouverts de la classe ouvrière.
Il faut former un front unique avec toutes les organisations révolutionnaires de la classe ouvrière qui sont prêtes (aujourd'hui et non "un jour ou l'autre") à lutter pour la dictature du prolétariat, contre la bourgeoisie et ses fractions.
6. Les thèses du CC de l'Internationale Communiste sont un déguisement classique de la tactique opportuniste par des phrases révolutionnaires.
7. Ni les thèses, ni les discussions menées dans les congrès de l'Internationale Communiste n'ont abordé la question du front unique dans les pays qui ont accompli la révolution socialiste et dans lesquels la classe ouvrière exerce la dictature. Cela est dû au rôle que le parti communiste russe assume dans l'Internationale et dans la politique interne de la Russie. La particularité de la question du "front unique" dans de tels pays tient au fait qu'elle est résolue de façons diverses au cours des différentes phases du processus révolutionnaire : dans la période de répression de la résistance des exploiteurs et de leurs complices, une certaine solution est valable, une autre s'impose au contraire quand les exploiteurs sont déjà battus et que le prolétariat a progressé dans la construction de l'ordre socialiste, même avec l'aide de la N.E.P. et les armes à la main.
8. La question nationale. Les nominations arbitraires multiples, la négligence d'une expérience locale, l'imposition des tuteurs et les exils ("les permutations planifiées"), tout ce comportement du groupe dirigeant du PCR(b) envers les partis nationaux des pays adhérents à l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, a aggravé, dans les masses laborieuses de la plupart des petites ethnies, des tendances chauvines qui pénètrent les partis communistes.
Pour se débarrasser une fois pour toutes de ces tendances, il faut réaliser les principes de la démocratie prolétarienne dans le domaine de l'organisation des partis communistes nationaux, chacun dirigé par son CC, adhérant à la IIIe Internationale Communiste, au même titre que le PCR(b) et en y formant une section autonome. Pour résoudre des tâches communes, les partis communistes des pays de l'URSS doivent convoquer leur congrès périodique qui élit un comité exécutif permanent des partis communistes de l'URSS.
9. La N.E.P est une conséquence directe de l'état des forces productives de notre pays. Il faut l'utiliser pour maintenir les positions du prolétariat conquises en Octobre.
Même dans le cas d'une révolution dans un des pays capitalistes avancés, la N.E.P serait une phase de la révolution socialiste dont il est impossible de se passer. Si la révolution avait éclaté dans un des pays du capitalisme avancé, cela aurait eu une influence sur la durée et le développement de la N.E.P.
Mais dans tous les pays du capitalisme avancé, la nécessité d'une Nouvelle Politique économique, à un certain stade de la révolution prolétarienne, dépendra du degré d'influence du mode petit-bourgeois de production par rapport à celle de l'industrie socialisée.
10. L'extinction de la N.E.P. en Russie est liée à la mécanisation rapide du pays, à la victoire des tracteurs sur les charrues en bois. Sur ces bases de développement des forces productives s'institue un nouveau rapport réciproque entre les villes et les campagnes. Compter sur l'importation de machines étrangères pour les besoins de l'économie agricole n'est pas juste. Ceci est politiquement et économiquement nocif dans la mesure où cela lie notre économie agricole au capital étranger et affaiblit l'industrie russe.
La production des machines nécessaires en Russie est possible, cela renforcera l'industrie et soudera la ville et la campagne d'une façon organique, fera disparaître l'écart matériel et idéologique entre elles et formera bientôt des conditions qui permettront de renoncer à la N.E.P.
11. La Nouvelle Politique économique contient des menaces terribles pour le prolétariat. Hormis le fait que, à travers elle, la révolution socialiste subit un examen pratique de son économie, en dehors du fait que nous devons démontrer en pratique les avantages des formes socialistes de la vie économique par rapport aux formes capitalistes – à part tout cela, il faut se tenir aux positions socialistes sans devenir une caste oligarchique qui s'emparerait de tout le pouvoir économique et politique et aurait peur de la classe ouvrière plus que de toute autre chose.
Pour empêcher de transformer la Nouvelle Politique économique en "Nouvelle Exploitation du Prolétariat", il faut que le prolétariat participe directement à la résolution des tâches immenses qui se posent à lui en ce moment, sur base des principes d'une démocratie prolétarienne ; ce qui donnera à la classe ouvrière la possibilité de mettre ses conquêtes d'Octobre à l'abri de tous les dangers, d'où qu'ils viennent, et de modifier radicalement le régime intérieur du parti et ses rapports avec celui-ci.
12. La réalisation du principe de la démocratie prolétarienne doit correspondre aux tâches fondamentales du moment.
Après la résolution des tâches politico-militaires (prise du pouvoir et répression de la résistance des exploiteurs), le prolétariat est amené à résoudre la tâche la plus difficile et importante : la question économique de la transformation des vieux rapports capitalistes en nouveaux rapports socialistes. C'est seulement après l'accomplissement d'une telle tâche qu'un prolétariat peut se considérer vainqueur, sinon tout aura été vain encore une fois, et le sang et les morts serviront seulement de fumier à la terre sur laquelle continuera à s'élever l'édifice de l'exploitation et de l'oppression, la domination bourgeoise.
Pour accomplir cette tâche, il est absolument nécessaire que le prolétariat participe réellement à la gestion de l'économie. "Qui se trouve au sommet de la production se trouve également au sommet de la ‘société' et de l'l'État'".
Il est donc nécessaire :
que dans toutes les fabriques et les entreprises se constituent les conseils des délégués ouvriers ;
que les congrès des conseils élisent les dirigeants des trusts, des syndicats et les autorités centrales ;
que l'Exécutif panrusse soit transformé en un organe qui gère l'agriculture et l'industrie. Les tâches qui s'imposent au prolétariat doivent être abordées avec en vue l'actualité de la démocratie prolétarienne. Celle-ci doit s'exprimer dans un organe qui travaille de façon assidue et institue en son sein des sections et des commissions permanentes prêtes à affronter tous les problèmes. Mais le Conseil des commissaires du peuple qui est la copie d'un quelconque conseil des ministres bourgeois doit être aboli et son travail confié au Comité exécutif panrusse des soviets.
Il est nécessaire, en outre, que l'influence du prolétariat soit renforcée sur d'autres plans. Les syndicats, qui doivent être une véritable organisation prolétarienne de classe, doivent en tant que tels se constituer en organes de contrôle ayant le droit et les moyens pour effectuer l'inspection ouvrière et paysanne. Les comités d'usine et d'entreprise doivent remplir une fonction de contrôle dans les usines et les entreprises. Les sections dirigeantes des syndicats qui sont unies dans l'Union dirigeante centrale doivent contrôler les directions tandis que les directions des syndicats réunies dans une Union centrale panrusse, doivent être les organes de contrôle au centre.
Mais les syndicats accomplissent aujourd'hui une fonction qui ne leur revient pas dans l'État prolétarien, ce qui fait obstacle à leur influence et contraste avec le sens de leurs positions au sein du mouvement international.
Celui qui a peur devant un tel rôle des syndicats témoigne de sa peur devant le prolétariat et perd tout lien avec lui.
13. Sur le terrain de l'insatisfaction profonde de la classe ouvrière, divers groupes se forment qui se proposent d'organiser le prolétariat. Deux courants : la plate-forme des libéraux du Centralisme Démocratique et celle de Vérité Ouvrière témoignent, d'un côté, d'un manque de clarté politique, de l'autre, de l'effort de se relier à la classe ouvrière. La classe ouvrière cherche une forme d'expression à son insatisfaction.
L'un et l'autre groupes, auxquels appartiennent très probablement des éléments prolétariens honnêtes, jugeant insatisfaisante la situation actuelle, se dirigent vers des conclusions erronées (de type menchevique).
14. Il persiste dans le parti un régime qui est nocif aux rapports du parti avec la classe prolétarienne et qui, pour le moment, ne permet pas de soulever des questions qui soient, d'une quelconque façon, gênantes pour le groupe dirigeant le PCR (b). De là provient la nécessité de constituer le Groupe ouvrier du PCR (b) sur la base du programme et des statuts du PCR, afin d'exercer une pression décisive sur le groupe dirigeant du parti lui-même.
Nous faisons appel à tous les éléments prolétariens authentiques (également à ceux du Centralisme démocratique et de Vérité Ouvrière, d'Opposition ouvrière) et à ceux qui se trouvent à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur du parti, afin qu'ils s'unissent sur la base du Manifeste du Groupe ouvrier du PCR(b).
Plus vite ils reconnaîtront la nécessité de s'organiser, moindres seront les difficultés que tous nous devrons surmonter.
En avant, camarades !
L'émancipation des ouvriers est l'œuvre des ouvriers eux-mêmes !
Moscou, février 1923.
Le Bureau central provisoire d'organisation du Groupe ouvrier du PCR (b).
1 Nous conseillons au lecteur de replacer cette question de l'activité des groupes critiqués par Le Manifeste dans le contexte plus large que nous lui donnons dans l'article "La gauche communiste en Russie" des Revues internationales n° 8 (lire en particulier ce qui concerne le groupe Centralisme démocratique) et n° 9 (lire en particulier ce qui concerne le groupe Vérité Ouvrière)
2 Assemblée provinciale de la Russie impériale représentant, avant leur abolition par le pouvoir soviétique, la noblesse locale et les riches artisans et commerçants (source Wikipédia). NDLR
3 Organisme qui avait en principe pour responsabilité de contrôler le bon fonctionnement de l'État et de lutter contre sa bureaucratisation mais qui était devenu à son tour une caricature de bureaucratie.
4 SR : Socialistes révolutionnaires. KD : Constitutionnels démocrates. NDLR
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/fr_145.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/geographique/afrique
[3] https://fr.internationalism.org/tag/5/230/libye
[4] https://fr.internationalism.org/tag/5/63/japon
[5] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/catastrophes
[6] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/guerre
[7] https://fr.internationalism.org/tag/5/56/moyen-orient
[8] https://fr.internationalism.org/rint143/qu_est_ce_que_les_conseils_ouvriers_4_1917_1921_les_soviets_tentent_d_exercer_le_pouvoir.html
[9] https://fr.internationalism.org/rinte1/transition.htm
[10] https://fr.internationalism.org/rint11/debat1_periode_transition.htm
[11] https://fr.internationalism.org/rinte77/communisme.htm
[12] https://fr.internationalism.org/rinte19/comm.htm
[13] https://fr.internationalism.org/french/rint91/communisme.htm
[14] https://fr.internationalism.org/rinte95/communisme.htm
[15] https://fr.internationalism.org/rinte96/communisme.htm
[16] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_communisme-ideal
[17] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
[18] https://fr.internationalism.org/rint128/Mitchell_periode_de_transition_communisme.htm
[19] https://fr.internationalism.org/rint132/le_communisme_l_entree_de_l_humanite_dans_sa_veritable_histoire_les_problemes_de_la_periode_de_transition.html
[20] https://fr.internationalism.org/node/3486
[21] https://fr.internationalism.org/node/3513
[22] https://fr.internationalism.org/rinte8/russie.htm
[23] https://fr.internationalism.org/rinte9/russie.htm
[24] https://fr.internationalism.org/rint142/le_manifeste_du_groupe_ouvrier_du_parti_communiste_russe.html
[25] https://fr.internationalism.org/rint143/le_manifeste_du_groupe_ouvrier_du_parti_communiste_russe.html
[26] https://fr.internationalism.org/rint144/le_manifeste_du_groupe_ouvrier_du_parti_communiste_de_russie_3.html
[27] https://fr.internationalism.org/rinte105/communisme.htm
[28] https://www.marxists.org/francais/boukharine/index.htm
[29] https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1923/index.htm
[30] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/12/vil19201230.htm
[31] https://fr.internationalism.org/rint141/qu_est_ce_que_les_conseils_ouvriers_2.html
[32] https://fr.internationalism.org/content/4280/quest-ce-conseils-ouvriers-iii-revolution-1917-juillet-a-octobre-du-renouvellement-des
[33] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe
[34] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[35] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/vague-revolutionnaire-1917-1923
[36] https://fr.internationalism.org/rint142/rosa_luxemburg_et_les_limites_de_l_expansion_du_capitalisme.html
[37] https://fr.internationalism.org/rinte29/crise.htm
[38] https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_25.htm
[39] https://fr.internationalism.org/rint139/decadence_du_capitalisme_les_contradictions_mortelles_de_la_societe_bourgeoise.html
[40] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence
[41] https://fr.internationalism.org/tag/5/60/russie-caucase-asie-centrale
[42] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste