Soumis par Revue Internationale le
Comme nous l'avons vu dans le précédent article de la série, l'attaque des révisionnistes contre le marxisme s'est centrée sur la théorie de l'inévitabilité du déclin du capitalisme, selon laquelle les contradictions insolubles existant dans les rapports de production capitalistes constitueront une entrave insurmontable au développement des forces productives. Le révisionnisme d'Edouard Bernstein, que Rosa Luxemburg réfuta de façon si lucide dans sa brochure Réforme sociale ou Révolution, se basait en grande partie sur des observations empiriques qui découlaient de la période d'expansion et de prospérité sans précédent que les nations capitalistes les plus puissantes avaient connue au cours des dernières décennies du 19e siècle. Il ne prétendait guère fonder la critique de la vision "catastrophique" de Marx sur une investigation théorique approfondie des théories économiques de ce dernier. Sous bien des aspects, les arguments de Bernstein étaient similaires à ceux qu'ont développé plus tard beaucoup d'experts bourgeois, au cours du boom économique d'après-guerre et, à nouveau, pendant la phase de "croissance" bien plus précaire des premières années du 21e siècle. C'était en gros : le capitalisme fonctionne, donc il fonctionnera toujours.
Mais d'autres économistes de l'époque, qui n'étaient pas encore complètement déconnectés du mouvement ouvrier, cherchèrent à fonder leur stratégie réformiste sur une démarche "marxiste". Tel fut le cas du Russe Tougan-Baranowsky qui publia, en 1901, un livre intitulé Studies in the Theory and History of Commercial Crises in England. A la suite des travaux de Struve et de Boulgakov quelques années auparavant, Tougan-Baranowski faisait partie de ce qu'on appelait "les marxistes légaux" et son étude s'inscrivait dans la réponse de ceux-ci au courant des populistes russes qui voulaient démontrer que le capitalisme serait confronté à des difficultés insurmontables pour s'établir en Russie ; l'une de ces difficultés consistant en l'insuffisance de marchés pour écouler sa production. Comme Boulgakov, Tougan tenta d'utiliser les schémas de la reproduction élargie de Marx, dans le Volume II du Capital, pour prouver qu'il n'existait pas de problème fondamental de réalisation de la plus-value dans le système capitaliste, qu'il était possible à ce dernier, comme "système clos", d'accumuler indéfiniment et de manière harmonieuse. Rosa Luxemburg résuma ainsi cette tentative : "Sans aucun doute, les marxistes russes «légaux» ont triomphé de leurs adversaires, les "populistes", mais ils ont trop triomphé. Tous les trois, Struve, Boulgakov, Tougan-Baranowsky ont, dans l'ardeur du combat, prouvé plus qu'il ne fallait. Il s'agissait de savoir si le capitalisme en général et le capitalisme russe en particulier était susceptible de se développer et les trois marxistes cités ont si bien démontré cette capacité qu'ils ont même prouvé par leurs théories la possibilité de la durée éternelle du capitalisme."1
La thèse de Tougan suscita une réponse rapide de la part de ceux qui défendaient toujours la théorie marxiste des crises, en particulier du porte-parole de "l'orthodoxie marxiste", Karl Kautsky qui, reprenant les conclusions de Marx, mit notamment en avant le fait que ni les capitalistes, ni les ouvriers ne pouvant consommer l'ensemble de la plus-value produite par le système, ce dernier était alors sans cesse poussé à conquérir de nouveaux marchés en dehors de lui-même :
"Les capitalistes et les ouvriers qu'ils exploitent constituent un marché pour les moyens de consommation produits par l'industrie, marché qui s'agrandit avec l'accroissement de la richesse des premiers et le nombre des seconds, moins vite cependant que l'accumulation du capital et que la productivité du travail, et qui ne suffit pas à lui seul pour absorber les moyens de consommation produits par la grande industrie capitaliste. L'industrie doit chercher des débouchés supplémentaires à l'extérieur de sa sphère dans les professions et les nations qui ne produisent pas encore selon le mode capitaliste. Elle les trouve et les élargit sans cesse, mais trop lentement. Car ces débouchés supplémentaires ne possèdent pas, et de loin, l'élasticité et la capacité d'extension de la production capitaliste.
Depuis le moment où la production capitaliste s'est développée en grande industrie, comme c'était déjà le cas en Angleterre au 19e siècle, elle possède la faculté d'avancer par grands bonds, si bien qu'elle dépasse en peu de temps l'extension du marché. Ainsi chaque période de prospérité qui suit une extension brusque du marché est condamnée à une vie brève, la crise y met un terme inévitable. Telle est en quelques mots la théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par les «marxistes orthodoxes» et fondée par Marx." Kautsky (Neue Zeit n°5, 1902) cité par RL dans la Critique des critiques 2
A peu près à la même époque, en publiant the Theoretical System of Karl Marx 3, un membre de l'aile gauche de l'American Socialist Party, Louis Boudin, a participé au débat avec une analyse similaire et même plus développée, et publiait.
Tandis que Kautsky, comme le souligne Rosa Luxemburg dans L'Accumulation du capital et dans la Critique des critiques (1915), avait posé le problème de la crise en termes de "sous-consommation", et dans le cadre plutôt imprécis de la vitesse relative de l'accumulation et de l'expansion du marché 4, Boudin la situait de façon plus exacte dans le caractère unique du mode de production capitaliste et dans ses contradictions qui l'amenaient au phénomène de surproduction :
"Dans les anciens systèmes esclavagiste et féodal, un problème comme la surproduction n'a jamais existé du fait que la production ayant pour but la consommation familiale, la seule question qui se soit jamais présentée était : quelle part de la production sera attribuée à l'esclave ou au serf et combien ira au propriétaire d'esclave ou au seigneur féodal. Une fois que les parts respectives des deux classes étaient déterminées, chacune procédait à la consommation de sa part sans rencontrer de nouveau problème. En d'autres termes, la question portait toujours sur la façon de diviser les produits et la question de la surproduction ne se posait pas du fait que les produits ne devaient pas être vendus sur le marché mais être consommés par les personnes directement concernées par leur production, en tant que maître ou en tant qu'esclave... Il n'en va pas de même pour notre industrie capitaliste moderne. Il est vrai que toute la production à l'exception de la portion qui va aux ouvriers, va comme par le passé au maître, aujourd'hui au capitaliste. Mais le problème ne se termine pas là du fait que le capitaliste ne produit pas pour lui-même mais pour le marché. Il ne veut pas s'accaparer les biens que produisent les ouvriers mais il veut les vendre et, s'il ne les vend pas, ils n'ont absolument aucune valeur pour lui. Entre les mains du capitaliste, les marchandises vendables sont sa fortune, son capital, mais lorsqu'elles deviennent invendables, toute la fortune contenue dans ses entrepôts de marchandises, fond dès que celles-ci ne sont pas monnayables.
Alors qui va acheter les marchandises à nos capitalistes qui ont introduit de nouvelles machines dans leur production et, de ce fait, grandement augmenté leur production ? Evidemment, d'autres capitalistes peuvent vouloir ces produits mais, quand on considère la production de la société dans son ensemble, que va faire la classe capitaliste de la production accrue que les ouvriers ne peuvent consommer ? Les capitalistes ne peuvent l'utiliser en gardant chacun sa propre production, ni en se l'achetant entre eux. Et cela pour une raison très simple, du fait que la classe capitaliste ne peut utiliser elle-même tout le surproduit que les ouvriers produisent et qu'elle s'approprie en tant que profits de production. C'est déjà exclu par les prémisses mêmes de la production capitaliste à grande échelle et l'accumulation du capital. La production capitaliste à grande échelle implique l'existence de vastes quantités de travail cristallisé sous la forme de chemins de fer, de bateaux à vapeur, d'usines, de machines et d'autres produits manufacturés qui n'ont pas été consommés par les capitalistes et qui représentent leur part ou profit de la production des années précédentes. Comme on l'a déjà établi précédemment, toutes les grandes fortunes de nos rois, princes et barons capitalistes modernes et autres grands dignitaires de l'industrie, avec ou sans titres, consistent en outils sous une forme ou une autre, c'est-à-dire sous une forme non consommable. C'est cette part des profits capitalistes que les capitalistes ont "économisée" et donc non consommée. Si les capitalistes consommaient tout leur profit, il n'y aurait pas de capitalistes dans le sens moderne du mot, il n'y aurait pas d'accumulation de capital. Pour que le capital puisse accumuler, les capitalistes ne doivent en aucune circonstance consommer tout leur profit. Le capitaliste qui le fait, cesse d'être un capitaliste et succombe dans la concurrence avec ses pairs capitalistes. En d'autres termes, le capitalisme moderne présuppose l'habitude d'économiser des capitalistes, c'est à dire que cette part des profits des capitalistes individuels ne doit pas être consommée mais mise de côté pour accroître le capital existant... Il ne peut donc consommer toute sa part du produit manufacturé. Il est donc évident que ni l'ouvrier, ni le capitaliste ne peut consommer l'ensemble du produit accru de la manufacture. Qui donc va l'acheter ?" (traduit de l'anglais par nous)
Boudin essaie ensuite d'expliquer la façon dont le capitalisme traite ce problème. Luxemburg en cite un long passage dans une note de L'Accumulation du capital et le présente comme "une critique brillante" du livre de Tougan 5:
"Le surproduit créé dans les pays capitalistes n'a pas entravé - à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard - le cours de la production parce que la production a été répartie de façon plus habile dans les différentes sphères ou bien parce que la production de cotonnades a cédé la place à une production de machines mais parce que, à cause du fait que quelques pays se sont transformés plus tôt que d'autres en pays capitalistes, et qu'aujourd'hui encore il reste quelques pays sous-développés du point de vue capitaliste, les pays capitalistes ont à leur disposition un monde véritablement extérieur où ils ont pu exporter les produits qui ne peuvent être consommés par eux-mêmes, que ces produits soient des cotonnades ou des produits sidérurgiques. Ce qui ne veut absolument pas dire que le remplacement des cotonnades par les produits de l'industrie sidérurgique en tant que produits essentiels des pays capitalistes les plus importants serait dénué de signification. Au contraire il est de la plus grande importance, mais sa signification est tout autre que celle que lui prête Tougan-Baranowsky. Elle annonce le début de la fin du capitalisme. Aussi longtemps que les pays capitalistes ont exporté des marchandises pour la consommation, il y avait encore de l'espoir pour le capitalisme de ces pays. Il n'était pas encore question de savoir quelle était la capacité d'absorption du monde extérieur non capitaliste pour les marchandises produites dans les pays capitalistes et combien de temps elle persisterait encore. L'accroissement de la fabrication de machines dans l'exportation des principaux pays capitalistes aux dépens des biens de consommation indique que les territoires qui, autrefois, se trouvaient à l'écart du capitalisme et, pour cette raison, servaient de lieu de décharge pour ses surproduits, sont aujourd'hui entraînés dans l'engrenage du capitalisme et montre encore que leur propre capitalisme se développe et qu'ils produisent eux-mêmes leurs biens de consommation. Aujourd'hui, au stade initial de leur développement capitaliste, ils ont encore besoin de machines produites d'après le mode capitaliste. Mais plus tôt qu'on ne le pense, ils n'en auront plus besoin. Ils produiront eux-mêmes leurs produits sidérurgiques, de même qu'ils produisent dès maintenant leurs cotonnades et leurs principaux biens de consommation. Alors ils cesseront non seulement d'être un lieu d'absorption pour le surproduit des pays capitalistes proprement dits, mais encore ils auront eux-mêmes un surproduit qu'à leur tour ils ne pourront placer que difficilement". (Die Neue Zeit, 25e année, 1e vol., Mathematische Formeln gegen Kart Marx, cité par Luxemburg dans une note du chapitre 23 de L'Accumulation du capital) 6
Boudin va donc plus loin que Kautsky et insiste sur le fait que l'achèvement proche de la conquête du globe par le capitalisme signifie aussi "le début de la fin du capitalisme".
Rosa Luxemburg examine le problème de l'accumulation
A l'époque où ce débat avait lieu, Rosa Luxemburg enseignait à l'école du Parti à Berlin. Y exposant à grands traits l'évolution historique du capitalisme comme système mondial, elle fut amenée à revenir de façon plus approfondie sur les travaux de Marx, à la fois du fait de son intégrité comme professeur et comme militante (elle avait horreur de rabâcher des idées connues en les présentant seulement sous une nouvelle forme mais considérait que c'était la tâche de tout marxiste de développer et d'enrichir la théorie marxiste), et du fait de la nécessité de plus en plus urgente de comprendre les perspectives auxquelles le capitalisme mondial faisait face. En re-examinant Marx, elle avait trouvé beaucoup d'éléments pour soutenir son point de vue selon lequel le problème de la surproduction par rapport au marché constitue une clé pour comprendre la nature transitoire du mode de production capitaliste (voir "Les contradictions mortelles de la société bourgeoise" dans la Revue n°139). Rosa avait parfaitement conscience que les schémas de la reproduction élargie de Marx dans le Volume II du Capital étaient conçus par leur auteur comme un modèle théorique purement abstrait, utilisé pour étudier la question de l'accumulation, qui, pour la clarté de l'argumentation, prenait comme hypothèse une société uniquement composée de capitalistes et d'ouvriers. Il lui semblait néanmoins qu'il en résultait l'idée que le capitalisme pouvait accumuler de façon harmonieuse dans un système clos, disposant de la totalité de la plus-value produite à travers l'interaction mutuelle des deux branches principales de la production (le secteur des biens de production et celui des biens de consommation). Il apparut à Rosa Luxemburg que c'était en contradiction avec d'autres passages de Marx (dans le Volume III du Capital par exemple) qui insistent sur la nécessité d'une expansion constante du marché et, en même temps, établissent une limite inhérente à cette expansion. Si le capitalisme pouvait s'autoréguler, il pouvait y avoir des déséquilibres temporaires entre les branches de la production mais il ne devait pas y avoir de tendance inexorable à produire une masse de marchandises inabsorbables, de crise de surproduction insoluble ; si la tendance du capitalisme à l'accumulation simplement par elle-même générait constamment l'augmentation de la demande nécessaire pour réaliser l'ensemble de la plus-value, alors comment les marxistes pouvaient-ils argumenter, contre les révisionnistes, que le capitalisme était destiné à entrer dans une phase de crise catastrophique qui fournirait les bases objectives de la révolution socialiste ?
A cette question, Luxemburg répondit qu'il était nécessaire de replacer l'ascendance du capitalisme dans son véritable contexte historique. On ne pouvait saisir l'ensemble de l'histoire de l'accumulation capitaliste que comme un processus constant d'interaction avec les économies non capitalistes qui l'entouraient. Les communautés les plus primitives qui vivaient de chasse et de cueillette et n'avaient pas encore produit de surplus social commercialisable n'avaient aucune utilité pour le capitalisme et devaient être balayées à travers des politiques de destruction directe et de génocide (même les ressources humaines de ces communautés tendaient à être inutilisables pour du travail d'esclave). Mais les économies qui avaient développé un surplus commercialisable et où la production de marchandises en particulier était déjà développée en leur sein (comme dans les grandes civilisations d'Inde et de Chine), fournissaient non seulement des matières premières mais d'énormes débouchés pour la production des métropoles capitalistes, permettant au capitalisme des pays centraux de surmonter l'engorgement périodique de marchandises (ce processus est décrit de façon éloquente dans Le Manifeste communiste). Mais comme le souligne aussi Le Manifeste, même quand les puissances capitalistes établies tentèrent de restreindre le développement capitaliste de leurs colonies, ces régions du monde devinrent inéluctablement parties intégrantes du monde bourgeois, ruinant les économies pré-capitalistes et les convertissant aux délices du travail salarié –déplaçant ainsi le problème de la demande additionnelle requise pour l'accumulation à un autre niveau. Ainsi, comme Marx lui-même l'avait annoncé, plus le capitalisme tendait à devenir universel, plus il était destiné à s'effondrer : "L'universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son autodestruction." (Grundrisse) 7
Cette démarche permit à Rosa Luxemburg de comprendre le problème de l'impérialisme. Le Capital n'avait fait que commencer à traiter la question de l'impérialisme et de ses fondements économiques, question qui, à l'époque où le livre avait été écrit, n'était pas encore devenue le centre des préoccupations des marxistes. Maintenant, ceux-ci étaient confrontés à l'impérialisme non seulement comme une poussée pour la conquête du monde non capitaliste mais, aussi, comme un aiguisement des rivalités inter-impérialistes entre les principales nations capitalistes pour la domination du marché mondial. L'impérialisme était-il une option, une commodité pour le capital mondial, comme l'entendaient beaucoup de ses critiques libéraux et réformistes, ou était-il une nécessité inhérente à l'accumulation capitaliste à un certain stade de sa maturité ? Là encore, les implications étaient vastes car si l'impérialisme n'était qu'une option supplémentaire pour le capital, on pouvait alors argumenter en faveur de politiques plus raisonnables et pacifiques. Luxemburg conclut cependant que l'impérialisme était une nécessité pour le capital – un moyen de prolonger son règne qui l'entraînait aussi inexorablement vers sa ruine.
"L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. Géographiquement, ce milieu représente aujourd'hui encore la plus grande partie du globe. Cependant le champ d'expansion offert à l'impérialisme apparaît comme minime comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes ; il faut tenir compte en effet de la masse énorme du capital déjà accumulé dans les vieux pays capitalistes et qui lutte pour écouler son surproduit et pour capitaliser sa plus-value, et, en outre, de la rapidité avec laquelle les pays pré-capitalistes se transforment en pays capitalistes. Sur la scène internationale, le capital doit donc procéder par des méthodes appropriées. Avec le degré d'évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l'exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capitalistes concurrents, augmente d'énergie et de violence. Mais plus s'accroissent la violence et l'énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisations non capitalistes, plus il rétrécit sa base d'accumulation. L'impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d'être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes." 8
La conclusion essentielle de L'Accumulation du capital était donc que le capitalisme entrait dans "une période de catastrophes". Il est important de noter qu'elle ne considérait pas – comme cela a souvent été dit de façon erronée – que le capitalisme était sur le point de succomber. Elle établit très clairement que le milieu non capitaliste "représente [géographiquement] aujourd'hui encore la plus grande partie du globe" et que des économies non capitalistes existaient non seulement dans les colonies mais dans de grandes parties de l'Europe elle-même 9. Il est certain que l'échelle de ces zones économiques en terme de valeur allait en diminuant relativement à la capacité croissante du capital à générer de nouvelles valeurs. Mais le monde avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant de devenir un système de capitalisme pur comme imaginé dans les schémas de la reproduction de Marx :
"Si on le comprend bien, le schéma marxiste de l'accumulation est par son insolubilité même le pronostic exact de l'effondrement économique inévitable du capitalisme, résultat final du processus d'expansion impérialiste, l'expansion se donnant pour but particulier de réaliser ce qui était l'hypothèse de départ de Marx : la domination exclusive et générale du capital.
Ce terme final peut-il être jamais atteint dans la réalité ? Il s'agit à vrai dire d'une fiction théorique, pour la raison précise que l'accumulation du capital n'est pas seulement un processus économique mais un processus politique." 10
Pour Rosa Luxemburg, un monde uniquement constitué de capitalistes et d'ouvriers était "une fiction théorique" mais plus on s'approcherait de ce point, plus le processus d'accumulation deviendrait difficile et désastreux, déchaînant des calamités qui ne seraient pas "simplement" économiques, mais également militaires et politiques. La guerre mondiale qui éclata peu de temps après la publication de L'Accumulation, constituait une confirmation éclatante de ce pronostic. Pour Rosa Luxemburg, il n'y a pas un effondrement purement économique du capitalisme et encore moins un lien automatique, garanti, entre l'effondrement capitaliste et la révolution socialiste. Ce qu'elle annonçait dans son travail théorique était précisément ce qu'allait confirmer l'histoire catastrophique du siècle suivant : la manifestation croissante du déclin du capitalisme comme mode de production, mettant l'humanité face à l'alternative socialisme ou barbarie, et appelant spécifiquement la classe ouvrière à développer l'organisation et la conscience nécessaires au renversement du système et à son remplacement par un ordre social supérieur.
Une tempête de critiques
Rosa Luxemburg pensait que sa thèse n'était pas tellement sujette à controverse, précisément parce qu'elle l'avait fermement basée sur les écrits de Marx et des partisans de sa méthode. Pourtant, elle fut accueillie par un déluge de critiques – non seulement de la part des révisionnistes et des réformistes mais, également, de la part de révolutionnaires comme Pannekoek et Lénine qui, dans ce débat, se trouva non seulement aux côtés des marxistes légaux de Russie mais également des austro-marxistes qui faisaient partie du camp semi-réformiste dans la social-démocratie:
"J'ai lu le nouveau livre de Rosa L'Accumulation du capital. Elle s'embrouille de façon choquante. Elle a distordu Marx. Je suis très content que Pannekoek et Eckstein et O. Bauer l'aient tous condamnée d'un commun accord et exprimé contre elle ce que j'avais dit en 1899 contre les Narodinikis." 11
Le consensus se fit sur l'idée que Luxemburg avait tout simplement mal lu Marx et inventé un problème qui n'existait pas : les schémas de la reproduction élargie montrent que le capitalisme peut en fait accumuler sans aucune limite inhérente dans un monde purement composé d'ouvriers et de capitalistes. Les calculs de Marx sont justes après tout, ça doit donc être vrai. Bauer était un peu plus nuancé : il reconnaissait que l'accumulation ne pouvait avoir lieu que si elle était alimentée par une demande effective croissante, mais il apportait une réponse simple : la population s'accroît, donc il y a plus d'ouvriers, et donc une augmentation de la demande – solution qui revenait au point de départ du problème puisque ces nouveaux ouvriers ne pouvaient toujours consommer que le capital variable qui leur était transféré par les capitalistes. La question essentielle – que maintiennent quasiment tous les critiques de Luxemburg jusqu'à nos jours – est que les schémas de la reproduction montrent en fait qu'il n'existe pas de problème insoluble de réalisation pour le capitalisme.
Luxemburg était très consciente du fait que les arguments développés par Kautsky (ou par Boudin, mais celui-ci était évidemment une figure bien moins connue du mouvement ouvrier) pour défendre au fond la même thèse n'avaient pas provoqué la même indignation :
"Il reste que Kautsky a réfuté en 1902, dans l'ouvrage de Tougan-Baranowsky, exactement les mêmes arguments que ceux que les «experts» opposent aujourd'hui à ma théorie de l'accumulation, et que les «experts» officiels du marxisme attaquent dans mon livre comme une déviation de la foi orthodoxe ce qui n'est que le développement exact, appliqué au problème de l'accumulation, des thèses soutenues par Kautsky il y a quatorze ans contre le révisionniste Tougan-Baranowsky et qu'il appelle "la théorie des crises généralement adoptée par les marxistes orthodoxes"." 12
Pourquoi une telle indignation ? Elle est facile à comprendre venant des réformistes et des révisionnistes qui se préoccupaient avant tout de rejeter la possibilité d'un effondrement du système capitaliste. De la part de révolutionnaires, elle est plus difficile à saisir. Nous pouvons certainement signaler le fait – et il est très significatif du caractère hystérique des réactions- que Kautsky n'avait pas cherché à faire le lien entre ses arguments et les schémas de la reproduction 13 et n'apparut pas, de ce fait, comme un "critique" de Marx. Peut-être ce conservatisme est-il au coeur de beaucoup des critiques portées à Rosa Luxemburg : la vision selon laquelle Le Capital est une sorte de bible qui fournit toutes les réponses pour comprendre l'ascendance et le déclin du mode de production capitaliste – un système fermé en fait ! Luxemburg en revanche défendait avec vigueur que les marxistes devaient considérer Le Capital pour ce qu'il était – une oeuvre de génie mais inachevée, en particulier ses Volumes II et III ; et qui, de toute façon, ne pouvait inclure tous les développements ultérieurs de l'évolution du système capitaliste.
Au milieu de toutes ces réponses scandalisées, il y eut cependant au moins une défense très claire de Luxemburg, écrite au moment des soulèvements de la guerre et de la révolution : "Rosa Luxemburg, marxiste", par le Hongrois Georg Lukàcs, qui était, à ce moment là, un représentant de l'aile gauche du mouvement communiste. L'article de Lukàcs, publié dans le livre Histoire et conscience de classe (1922), commence par souligner la principale considération méthodologique dans la discussion de la théorie de Luxemburg. Il défend l'idée que ce qui distingue fondamentalement la vision prolétarienne de la vision bourgeoise du monde est le fait que, tandis que la bourgeoisie est condamnée par sa position sociale à examiner la société du point de vue d'une unité atomisée, en concurrence, seul le prolétariat peut développer une vision de la réalité comme totalité :
"Ce n'est pas la prédominance des motifs économiques dans l'explication de l'histoire qui distingue de façon décisive le marxisme de la science bourgeoise, c'est le point de vue de la totalité. La domination, déterminante et dans tous les domaines, du tout sur les parties, constitue l'essence de la méthode que Marx a empruntée à Hegel et qu'il a transformée de manière originale pour en faire le fondement d'une science entièrement nouvelle. La séparation capitaliste entre le producteur et le processus d'ensemble de la production, le morcellement du processus du travail en parties qui laissent de côté le caractère humain du travailleur, l'atomisation de la société en individus qui produisent droit devant eux sans plan, sans se concerter, etc., tout cela devait nécessairement avoir aussi une influence profonde sur la pensée, la science et la philosophie du capitalisme. Et ce qu'il y a de fondamentalement révolutionnaire dans la science prolétarienne, ce n'est pas seulement qu'elle oppose à la société bourgeoise des contenus révolutionnaires, mais c'est, au tout premier chef, l'essence révolutionnaire de la méthode même. Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science."
Il poursuit en montrant que l'absence de cette méthode prolétarienne avait empêché les critiques de Luxemburg de saisir le problème qu'elle avait soulevé dans L'Accumulation du capital :
"... la justesse ou la fausseté de la solution que Rosa Luxemburg proposait au problème de l'accumulation du capital n'était pas le centre du débat conduit par Bauer, Eckstein, etc. On discutait au contraire pour savoir s'il y avait seulement là un problème et l'on contestait avec la dernière énergie l'existence d'un véritable problème. Ce qui peut parfaitement se comprendre, et est même nécessaire du point de vue méthodologique des économistes vulgaires. Car si la question de l'accumulation est d'une part traitée comme un problème particulier de l'économie politique, d'autre part considérée du point de vue du capitaliste individuel, il n'y a là effectivement aucun problème.
Ce refus du problème entier a un lien étroit avec le fait que les critiques de Rosa Luxemburg sont passés distraitement à côté de la partie décisive du livre ("Les conditions historiques de l'accumulation") et, logiques avec eux-mêmes, ont posé la question sous la forme suivante : les formules de Marx qui reposent sur le principe isolant, admis par souci méthodologique, d'une société composée exclusivement de capitalistes et de prolétaires sont-elles justes et quelle en est la meilleure interprétation ? Ce n'était chez Marx qu'une hypothèse méthodologique à partir de laquelle on devait progresser pour poser les questions de façon plus large, pour poser la question quant à la totalité de la société, et c'est ce qui a complètement échappé aux critiques. Il leur a échappé que Marx lui-même a franchi ce pas dans le premier Volume du Capital à propos de ce qu'on appelle l'accumulation primitive. Ils ont lu – consciemment ou inconsciemment – le fait que justement par rapport à cette question tout Le Capital n'est qu'un fragment interrompu juste à l'endroit où ce problème doit être soulevé, qu'en conséquence Rosa Luxemburg n'a rien fait d'autre que de mener jusqu'au bout, dans le même sens, ce fragment, le complétant conformément à l'esprit de Marx.
Ils ont cependant agi en toute conséquence. Car du point de vue du capitaliste individuel, du point de vue de l'économie vulgaire, ce problème ne doit en effet pas être posé. Du point de vue du capitaliste individuel, la réalité économique apparaît comme un monde gouverné par les lois éternelles de la nature auxquelles il doit adapter son activité. La réalisation de la plus-value et l'accumulation s'accomplissent pour lui sous la forme d'un échange avec les autres capitalistes individuels (à vrai dire, même ici, ce n'est pas toujours le cas, c'est seulement le cas le plus fréquent). Et tout le problème de l'accumulation aussi n'est que le problème d'une des formes des multiples transformations que subissent les formules Argent-Marchandise-Argent et Marchandise-Argent-Marchandise au cours de la production, de la circulation, etc. Ainsi la question de l'accumulation devient pour l'économie vulgaire une question de détail dans une science particulière, et elle n'a pratiquement aucun lien avec le destin du capitalisme dans son ensemble ; sa solution garantit suffisamment l'exactitude des "formules" marxistes qui doivent tout au plus être améliorées –comme chez Otto Bauer – pour être "adaptées à l'époque". Pas plus qu'en leur temps les élèves de Ricardo n'avaient compris la problématique marxiste, Otto Bauer et ses collègues n'ont compris qu'avec ces formules la réalité économique ne peut, par principe, jamais être embrassée puisque ces formules présupposent une abstraction (société considérée comme se composant uniquement de capitalistes et de prolétaires) à partir de la réalité d'ensemble ; ces formules donc ne peuvent servir qu'à dégager le problème, ne sont qu'un tremplin pour poser le vrai problème." 14
Un passage des Grundrisse que Lukàcs ne connaissait pas encore, confirme cette démarche : l'idée que la classe ouvrière constitue un marché suffisant pour les capitalistes est une illusion typique de la vision étroite de la bourgeoisie :
"Nous n'avons pas encore à considérer ici le rapport d'un capitaliste donné aux ouvriers des autres capitalistes. Ce rapport ne fait que révéler l'illusion de chaque capitaliste, mais ne change rien au rapport fondamental capital-travail. Sachant qu'il ne se trouve pas vis-à-vis de son ouvrier dans la situation du producteur face au consommateur, chaque capitaliste cherche à en limiter au maximum la consommation, autrement dit la capacité d'échange, le salaire. Il souhaite, naturellement, que les ouvriers des autres capitalistes consomment au maximum sa propre marchandise ; mais le rapport de chaque capitaliste à ses ouvriers est le rapport général du capital au travail. C'est de là précisément que naît l'illusion que, ses propres ouvriers exceptés, toute la classe ouvrière se compose pour lui de consommateurs et de clients, non d'ouvriers, mais de dépenseurs d'argent. On oublie que, selon Malthus, "l'existence même d'un profit sur n'importe quelle marchandise présuppose une demande extérieure à celle de l'ouvrier qui l'a produite", et que par conséquent "la demande de l'ouvrier lui-même ne peut jamais être une demande adéquate". Etant donné qu'une production en met en mouvement une autre et qu'elle se crée ainsi des consommateurs chez les ouvriers d'un tiers capital, chaque capital a l'impression que la demande de la classe ouvrière, telle qu'elle est posée par la production elle-même, est une "demande adéquate". Cette demande posée par la production elle-même l'incite et doit l'inciter à dépasser les limites proportionnelles où elle devrait produire par rapport aux ouvriers ; d'autre part, si la "demande extérieure à celle des ouvriers eux-mêmes" disparaît ou s'amenuise, la crise éclate." 15
En mettant en question la lettre de Marx, Luxemburg a montré plus que tout autre qu'elle était fidèle à son esprit ; mais il y a bien d'autres écrits de Marx qui pourraient être cités pour défendre l'importance centrale du problème qu'elle souleva.
Dans les prochains articles, nous examinerons comment le mouvement révolutionnaire a cherché à comprendre le processus de déclin du capitalisme tel qu'il s'est déroulé sous ses yeux au cours des décennies tumultueuses de 1914 à 1945.
Gerrard
1 L'Accumulation du capital, chapitre 24.
3 Parue pour la première fois sous forme de livre publié par Charles Kerr (Chicago) en 1915, cette étude se base sur une série d'articles publiés, de mai 1905 à octobre 1906, dans la revue International Socialist Review.
4. Citation de Rosa Luxemburg : "Ne tenons pas compte de l'ambiguïté des termes de Kautsky, qui appelle cette théorie une explication des crises "par la sous-consommation" ; or une telle explication fait l'objet des railleries de Marx dans le deuxième livre du Capital. Faisons abstraction également du fait que Kautsky ne s'intéresse qu'au problème des crises sans voir, semble-t-il, que l'accumulation capitaliste, en dehors même des variations de la conjoncture, constitue à elle seule un problème. Enfin n'insistons pas sur le caractère vague des affirmations de Kautsky - la consommation des capitalistes et des ouvriers ne croît "pas assez vite" pour l'accumulation, celle-ci a donc besoin d'un "marché supplémentaire" - qui ne cherche pas à saisir avec plus de précision le mécanisme de l'accumulation." (Critique des critiques).
Il est intéressant de noter que tant de critiques de Rosa Luxemburg – y compris ceux qui étaient "marxistes" – l'accusent de sous-consommationisme, alors qu'elle rejette cette notion si explicitement ! Il est évidemment tout à fait exact que Marx argumente à plusieurs occasions que "la raison ultime de toutes les crises réelles est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses" (Le Capital, Volume III, chapitre 30, Ed. La Pléiade, Tome 2, chapitre XVII, page 1206), mais Marx prend soin de préciser qu'il ne se réfère pas "au pouvoir de consommation absolu", mais au "pouvoir de consommation, qui a pour base des conditions de répartition antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse de la société à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites. Il est, en outre, restreint par le désir d'accumuler, la tendance à augmenter le capital et à produire de la plus-value sur une échelle plus étendue." (Le Capital, Volume III, chapitre 15, Ed. La Pléiade, Tome 2, chapitre X, page 1024-25) En d'autres termes, les crises ne résultent pas de la réticence de la société à consommer autant qu'il est physiquement possible, ni du fait que les salaires seraient trop "bas" – ce qu'il faut préciser du fait des nombreuses mystifications à ce sujet qui émanent en particulier de l'aile gauche du capital. Si c'était le cas, on pourrait alors éliminer les crises en augmentant les salaires et c'est précisément ce que Marx ridiculise dans le Volume II du Capital. Le problème réside plutôt dans l'existence de "conditions de répartition antagoniques", c'est à dire dans le rapport du travail salarié lui-même qui doit toujours permettre une "plus-value" en plus de ce que le capitaliste paie aux ouvriers.
5 La principale critique de Luxemburg à Boudin portait sur l'idée apparemment visionnaire selon laquelle les dépenses d'armement constituaient une forme de gaspillage ou de dépenses inconsidérées ; ce point de vue allait à l'encontre de celui de Luxemburg sur "le militarisme, champ d'action du capital", élaboré dans un chapitre du même nom dans L'Accumulation du capital. Mais le militarisme ne pouvait être champ d'accumulation du capital qu'à une époque où existaient des possibilités réelles que la guerre – les conquêtes coloniales pour être exact – ouvrent de nouveaux marchés substantiels pour l'expansion capitaliste. Avec le rétrécissement de ces débouchés, le militarisme devient vraiment un pur gaspillage pour le capitalisme global : même si l'économie de guerre semble fournir une "solution" à la crise de surproduction en faisant tourner l'appareil économique (de façon la plus évidente dans l'Allemagne de Hitler par exemple et pendant la Seconde Guerre mondiale), elle constitue en réalité une immense destruction de valeur.
6 https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_23.htm
7 Editions La Pléiade, Oeuvres, Tome 2, publié sous le nom de Principes d'une critique de l'économie politique, partie II : "Le capital", "Marché mondial et système de besoins", pages 260-61
8 L'Accumulation du capital, III, 31: "Le protectionnisme et l'accumulation".
9 "En réalité dans tous les pays capitalistes, et même dans ceux où la grande industrie est très développée, il existe, à côté des entreprises capitalistes, de nombreuses entreprises industrielles et agricoles de caractère artisanal et paysan, où règne une économie marchande simple. A côté des vieux pays capitalistes il existe, même en Europe, des pays où la production paysanne et artisanale domine encore aujourd'hui de loin l'économie, par exemple la Russie, les pays balkaniques, la Scandinavie, l'Espagne. Enfin, à côté de l'Europe capitaliste et de l'Amérique du Nord, il existe d'immenses continents où la production capitaliste ne s'est installée qu'en certains points peu nombreux et isolés, tandis que par ailleurs les territoires de ces continents présentent toutes les structures économiques possibles, depuis le communisme primitif jusqu'à la société féodale, paysanne et artisanale." (Critique des critiques, I).
Voir l'article "La surproduction chronique, une entrave incontournable de l'accumulation capitaliste" pour une contribution à la compréhension du rôle joué par les marchés extra-capitalistes dans la période de décadence capitaliste.
10 Critique des critiques, II, V.
11. Dans La Genèse du Capital chez Marx (The making of Marx's Capital, Pluto Press, 1977), Roman Rosdolsky fait une excellente critique de l'erreur commise par Lénine en se mettant aux côtés des légalistes russes et des réformistes autrichiens contre Luxemburg (p. 472 édition en anglais). Bien qu'il ait lui aussi des critiques à porter à Luxemburg, il insiste sur le fait que le marxisme est nécessairement une théorie "de l'effondrement" et souligne la tendance à la surproduction identifiée par Marx comme étant la question clé pour la comprendre. En fait, ses critiques à Luxemburg sont assez difficiles à déchiffrer. Il insiste sur le fait que la principale erreur de Luxemburg résidait dans le fait qu'elle ne comprenait pas que les schémas de la reproduction étaient simplement un "dispositif heuristique" et, pourtant, toute l'argumentation de Luxemburg contre ses critiques porte précisément sur le fait que ce schéma ne peut qu'être utilisé comme un dispositif heuristique et non comme une description réelle de l'évolution historique du capital, ni comme une preuve mathématique de la possibilité d'une accumulation illimitée. (p.490, édition anglaise)
13. Plus tard, Kautsky s'aligna lui-même sur la position des austro-marxistes : "Dans son oeuvre majeure, il critique fortement "l'hypothèse" de Luxemburg selon laquelle le capitalisme doit s'effondrer pour des raisons économiques ; il affirme que Luxemburg "est en contradiction avec Marx qui a démontré le contraire dans le deuxième Volume du Capital, c'est-à-dire dans les schémas de la reproduction"." (Rosdolsky, op cit., citant Kautsky dans La conception matérialiste de l'histoire, traduit de l'anglais par nous.)
14 In Histoire et conscience de classe, Les Editions de Minuit, pages 47 et 51-52
15. Grundrisse ou Principes d'une critique de l'économie politique; Ed. La Pléiade, Tome II, "II. Le Capital", p.267-268. Marx explique aussi ailleurs que l'idée selon laquelle les capitalistes eux-mêmes peuvent constituer le marché pour la reproduction élargie, est basée sur une incompréhension de la nature du capitalisme : "Le capital poursuit, en effet, non la satisfaction des besoins, mais l'obtention d'un profit, et sa méthode consiste à régler la masse des produits d'après l'échelle de la production et non celle-ci d'après les produits qui devraient être obtenus ; il y a donc conflit perpétuel entre la consommation comprimée et la production tendant à franchir la limite assignée à cette dernière, et comme le capital consiste en marchandises, sa surproduction se ramène à une surproduction de marchandises. Un phénomène bizarre c'est que les mêmes économistes qui nient la possibilité d'une surproduction de marchandises admettent que le capital puisse exister en excès. Cependant quand ils disent qu'il n'y a pas de surproduction universelle, mais simplement une disproportion entre les diverses branches de production, ils affirment qu'en régime capitaliste la proportionnalité des diverses branches de production résulte continuellement de leur disproportion ; car pour eux la cohésion de la production tout entière s'impose aux producteurs comme une loi aveugle, qu'ils ne peuvent vouloir, ni contrôler. Ce raisonnement implique, en outre, que les pays où le régime capitaliste n'est pas développé consomment et produisent dans la même mesure que les nations capitalistes. Dire que la surproduction est seulement relative est parfaitement exact. Mais tout le système capitaliste de production n'est qu'un système relatif, dont les limites ne sont absolues que pour autant que l'on considère le système en lui-même. Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l'objet d'aucune demande du marché, et comment se fait-il qu'il faille en même temps chercher des commandes au loin, s'adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d'existence indispensables ? Uniquement parce qu'en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la disposition du consommateur que lorsqu'il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l'on dit que les capitalistes n'ont qu'à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation. En résumé toutes les objections que l'on oppose aux phénomènes si tangibles cependant de la surproduction (phénomènes qui se déroulent malgré ces objections), reviennent à dire que les limites que l'on attribue à la production capitaliste n'étant pas des limites inhérentes à la production en général, ne sont pas non plus des limites de cette production spécifique que l'on appelle capitaliste. En raisonnant ainsi on oublie que la contradiction qui caractérise le mode capitaliste de production, réside surtout dans sa tendance à développer d'une manière absolue les forces productives, sans se préoccuper des conditions de production au milieu desquelles se meut et peut se mouvoir le capital."
Le Capital, Volume III, chapitre 15 : "le développement des contradictions immanentes de la loi", 3e partie.- souligné par nous.