Soumis par Revue Internationale le
Nous avons publié la première partie du Manifeste dans le numéro précédent de la Revue internationale. Pour rappel, le Groupe ouvrier du Parti communiste russe, dont ce Manifeste est l’émanation, fait partie de ce qu’on appelle la Gauche communiste, constituée de courants de gauche ayant surgi en réponse à la dégénérescence opportuniste des partis de la Troisième Internationale et du pouvoir des soviets en Russie.
Les deux chapitres suivants de ce document que nous publions ci-dessous constituent une critique aiguisée de la politique opportuniste du front unique et du slogan de Gouvernement ouvrier. En replaçant cette critique dans son contexte historique, c’est réellement à une tentative d’appréhender les implications du changement de période historique que se livre le Manifeste. Pour lui, la nouvelle période rend caduque toute politique d’alliance avec des fractions de la bourgeoisie, vu que celles-ci sont désormais toutes également réactionnaires. De même, passer des alliances avec des organisations comme la social-démocratie, qui ont déjà fait la preuve de leur trahison, ne peut que conduire à un affaiblissement du prolétariat. De plus, le Manifeste est parfaitement clair sur ce fait que, dans la nouvelle période, ce n’est plus la lutte pour des réformes qui est à l’ordre du jour, mais bien celle pour la prise du pouvoir. Cependant, la rapidité avec laquelle des changements historiques considérables sont intervenus n’a pas permis, même aux révolutionnaires les plus clairs, de prendre le recul nécessaire pour en comprendre en profondeur les implications précises. Cela arrive aussi au Groupe ouvrier qui ne fait pas la différence entre lutte pour des réformes et lutte économique de résistance du prolétariat, face aux empiètements permanents du capital. Tout en ne refusant pas de participer à ces dernières, par solidarité, il juge cependant que seule la prise du pouvoir est de nature à libérer le prolétariat de ses chaînes, sans prendre en compte le fait que la lutte économique et politique forment un tout.
Enfin, face à la limitation de la liberté de parole imposée au prolétariat, y compris après la fin de la guerre civile, le Manifeste réagit très fermement et lucidement en s’adressant aux dirigeants : "comment voulez-vous résoudre la grande tâche de l’organisation de l’économie sociale sans le prolétariat ?"
Le front uni socialiste
Avant d’examiner le contenu de cette question, il est nécessaire de nous remettre en mémoire les conditions dans lesquelles les thèses du camarade Zinoviev au sujet du front unique furent débattues et acceptées en Russie. Du 19 au 21 décembre 1921 eut lieu la Douzième Conférence du PCR (bolchevik), au cours de laquelle fut posée la question du front unique. Jusqu’alors, rien n’avait été écrit dans la presse ni discuté à ce sujet dans les réunions du parti. Cependant, à la Conférence, le camarade Zinoviev se laissa aller à livrer de rudes attaques et la Conférence fut si surprise qu’elle céda tout de suite et approuva les thèses à mains levées. Nous rappelons cette circonstance non pour offenser qui que ce soit, mais pour attirer avant tout l’attention sur le fait que, d’une part, la tactique du front unique fut discutée de façon très hâtive, quasi "militairement", et que, d’autre part, en Russie même, elle est réalisée de façon tout à fait particulière.
Le PCR (bolchevik) fut le promoteur de cette tactique au sein du Komintern (IC) 1. Il convainquit les camarades étrangers que nous, révolutionnaires russes, avions vaincu justement grâce à cette tactique du front unique et qu’elle avait été édifiée en Russie sur base de l’expérience de toute l’époque pré-révolutionnaire et particulièrement à partir de l’expérience de la lutte des bolcheviks contre les mencheviks.
Tout ce que les camarades venus de différents pays connaissaient, c’est que le prolétariat russe avait vaincu, et ils voulaient de même vaincre leur bourgeoisie. On leur expliquait à présent que le prolétariat russe avait vaincu grâce à la tactique du front unique. Comment leur aurait-il été alors possible de ne pas approuver cette tactique ? Ils croyaient sur parole que la victoire de la classe ouvrière russe était le résultat de la tactique du front unique. Ils ne pouvaient pas faire autrement, puisqu’ils ne connaissaient pas l’histoire de la Révolution russe. Le camarade Lénine a condamné un jour très durement celui qui se fie simplement aux mots, mais il ne voulait vraisemblablement pas dire qu’on ne devait pas le croire lui sur parole.
Quelle leçon pouvons-nous alors tirer de l’expérience de la Révolution russe ?
A une époque, les bolcheviks soutenaient un mouvement progressiste contre l’autocratie :
a) "la social-démocratie doit soutenir la bourgeoisie tant que cette dernière est révolutionnaire ou opposée au tsarisme" ;
b) "c’est pourquoi la social-démocratie doit être favorable au réveil d’une conscience politique de la bourgeoisie russe mais, d’un autre côté, elle est obligée de dénoncer le caractère limité et l’insuffisance du mouvement d’émancipation de la bourgeoisie partout où ils s’expriment" (Résolution du IIe Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, "De l’attitude envers les libéraux", août 1903).
La résolution du IIIe Congrès, qui s’est tenu en avril 1905, reproduit ces deux points en recommandant aux camarades :
1) d’expliquer aux ouvriers la nature contre-révolutionnaire et anti-prolétarienne du courant bourgeois-démocrate quelles que soient ses nuances, des libéraux modérés représentés par les vastes couches des propriétaires fonciers et des fabricants jusqu’au courant le plus radical comprenant "l’Union de l’émancipation" et les groupes variés des gens des professions libérales ;
2) de lutter ainsi énergiquement contre toute tentative de la part de la démocratie bourgeoise de récupérer le mouvement ouvrier et de parler au nom du prolétariat et de ses groupes divers.Dés 1898 la social-démocratie était favorable à un "front uni" (comme on dit actuellement) avec la bourgeoisie. Mais ce front uni a connu 3 phases :
1) en 1901, la social-démocratie soutient tout "mouvement progressiste" opposé au régime existant ;
2) en 1903, elle se rend bien compte de la nécessité de dépasser "les bornes du mouvement de la bourgeoisie";
3) en 1905, en avril, elle fait des pas concrets "en conseillant vivement aux camarades de dénoncer la nature contre-révolutionnaire et anti-prolétarienne du courant bourgeois-démocrate, toutes nuances comprises", en lui disputant énergiquement l’influence sur le prolétariat.
Mais quelles que furent les formes de soutien à la bourgeoisie, il est hors de doute que pendant une certaine période, avant 1905, les bolcheviks formèrent un front uni avec la bourgeoisie.
Et que penserions-nous d’un "révolutionnaire" qui, en fonction de l’expérience russe, aurait proposé un front uni avec la bourgeoisie aujourd’hui ?
Au mois de septembre 1905, la Conférence convoquée spécialement pour débattre la question de la "Douma de Boulyguine" a défini l’attitude de cette dernière envers la bourgeoisie de la façon suivante : "Par cette illusion d’une représentation du peuple, l’autocratie aspire à s’attacher une grande partie de la bourgeoisie lasse du mouvement ouvrier et désirant de l’ordre ; en s’assurant de ses intérêt et de son soutien, l’autocratie vise à écraser le mouvement révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie."
La résolution des bolcheviks proposée au Congrès d’unification du POSDR (avril 1906) révèle le secret du changement de politique des bolcheviks, de son soutien passé à la bourgeoisie à la lutte contre elle : "Quant à la classe des grands capitalistes et des propriétaires fonciers, on voit leur passage très rapide de l’opposition à un arrangement avec l’autocratie pour écraser ensemble la révolution". Comme "la tâche principale de la classe ouvrière au moment actuel de la révolution démocratique est l’achèvement de cette révolution", il faut former "un front uni" avec des partis qui le veulent aussi. Pour cette raison, les bolcheviks ont renoncé à tout accord avec les partis à la droite des Cadets et ont conclu des pactes avec les partis à leur gauche, à savoir les socialistes-révolutionnaires (SR), les socialistes populaires (NS) et les travaillistes, ont donc construit "un front uni socialiste" dans la lutte pour la marche conséquente de la révolution démocratique.
Est-ce que la tactique des bolcheviks était juste à cette époque ? Nous ne croyons pas que parmi les combattants actifs de la Révolution d’octobre se trouvent des gens contestant la justesse de cette tactique. Nous constatons donc que de 1906 à 1917 inclus, les bolcheviks ont prôné "un front uni socialiste" dans la lutte pour une marche conséquente de la révolution démocratique s’achevant par la formation d’un Gouvernement révolutionnaire provisoire qui aurait dû convoquer une Assemblée constituante.
Personne n’a jamais considéré et n’a pu considérer cette révolution comme étant prolétarienne, socialiste ; tous ont bien compris qu’elle était bourgeoise-démocratique ; et néanmoins, les bolcheviks ont proposé et ont eux-mêmes suivi la tactique d’un "front uni socialiste" en s’unissant en pratique avec les SR, les mencheviks, les NS et les travaillistes.
Quelle fut la tactique des bolcheviks quand se posa la question de savoir si on devait lutter pour la révolution démocratique ou pour la révolution socialiste ? La lutte pour le pouvoir des conseils réclame-t-elle aussi le "front uni socialiste" ?
Les révolutionnaires marxistes considèrent toujours le parti des socialistes-révolutionnaires comme étant une "fraction démocratique-bourgeoise" à la "phraséologie socialiste ambiguë" ; ce qui a été confirmé, dans une grande mesure, par son activité durant toute la révolution jusqu’à l’heure actuelle. En tant que fraction démocratique-bourgeoise, ce parti ne pouvait pas se proposer la tâche pratique d’une lutte pour la révolution socialiste, pour le socialisme ; mais il chercha, en utilisant une terminologie "socialiste ambiguë", à empêcher à tout prix cette lutte. S’il en est ainsi (et il en est ainsi), la tactique qui devait conduire le prolétariat insurgé à la victoire ne pouvait être celle du front uni socialiste, mais celle du combat sanglant, sans ménagement, contre les fractions bourgeoises à la terminologie socialiste confuse. Seul ce combat pouvait apporter la victoire et il en fut ainsi. Le prolétariat russe a vaincu non en s’alliant aux socialistes-révolutionnaires, aux populistes et aux mencheviks, mais en luttant contre eux.
Il est vrai que vers octobre, les bolcheviks ont réussi à faire scissionner les partis SR 2 et mencheviks 3 en libérant les masses ouvrières de la captivité d’une terminologie socialiste obscure, et ont pu agir avec ces scissions [de gauche], mais ça ne peut guère être considéré comme un front uni avec les fractions bourgeoises.
Qu’est-ce que l’expérience russe nous enseigne ?
1) Dans certains moments historiques, il faut former un "front uni" avec la bourgeoisie dans les pays où la situation est plus ou moins semblable à celle qui existait en Russie avant 1905.
2) Dans les pays où la situation est à peu près semblable à celle de la Russie entre 1906 et 1917, il faut renoncer à la tactique d’un "front uni" avec la bourgeoisie et suivre la tactique d’un "front uni socialiste".
Dans les pays où il s’agit d’une lutte directe pour le pouvoir du prolétariat, il est nécessaire d’abandonner la tactique du "front uni socialiste" et d’avertir le prolétariat que "les fractions bourgeoises à la phraséologie socialiste ambiguë" – à l’époque actuelle tous les partis de la Seconde Internationale – marcheront au moment décisif les armes à la main pour la défense du système capitaliste.
Il est nécessaire, pour l’unification de tous les éléments révolutionnaires qui ont pour but le renversement de l’exploitation capitaliste mondiale, qu’ils s’alignent avec le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD), le Parti communiste ouvrier de Hollande et les autres partis qui adhèrent à la IVe Internationale 4. Il est nécessaire que tous les éléments révolutionnaires prolétariens authentiques se détachent de ce qui les emprisonne : les partis de la Seconde Internationale, de l’Internationale deux et demi 5 et de leur "phraséologie socialiste ambiguë". La victoire de la révolution mondiale est impossible sans une rupture principielle et une lutte sans quartier contre les caricatures bourgeoises du socialisme. Les opportunistes et les social-chauvins, en tant que serviteurs de la bourgeoisie et par là ennemis directs de la classe prolétarienne, deviennent, plus spécialement aujourd’hui, liés comme ils le sont aux capitalistes, des oppresseurs armés dans leurs propres pays et dans les pays étrangers (cf. Programme du PCR bolchevik). Telle est donc la vérité sur la tactique du front unique socialiste qui, comme le soutiennent les thèses de l’Exécutif de l’IC, serait fondée sur l’expérience de la Révolution russe, alors qu’elle n’est en réalité qu’une tactique opportuniste. Une telle tactique de collaboration avec les ennemis déclarés de la classe ouvrière, qui oppriment les armes à la main le mouvement révolutionnaire du prolétariat dans tous les pays, est en contradiction ouverte avec l’expérience de la Révolution russe. Pour rester sous le signe de la révolution sociale, il est nécessaire de réaliser un "front uni" contre la bourgeoisie et ses serviteurs socialistes de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi.
Comme on le dit ci-dessus, la tactique du "front uni socialiste" garde toute sa valeur révolutionnaire dans les pays où le prolétariat lutte contre l’autocratie, soutenue par la bourgeoisie, et pour la révolution bourgeoise-démocratique.
Et là où le prolétariat combat encore l’autocratie à laquelle s’oppose aussi la bourgeoisie, il faut suivre la tactique du "front uni" avec la bourgeoisie.
Quand le Komintern exige des partis communistes de tous les pays qu’ils suivent coûte que coûte la tactique du front uni socialiste, c’est une exigence dogmatique qui entrave la résolution des tâches concrètes conformément aux conditions de chaque pays et nuit incontestablement à tout le mouvement révolutionnaire du prolétariat.
A propos des thèses de l’Exécutif de l’Internationale communiste
Les thèses qui en leur temps furent publiées dans la Pravda montrent clairement de quelle façon les "théoriciens" de l’idée du "front unique socialiste" comprennent cette tactique. Deux mots seulement sur l’expression "front unique". Chacun sait à quel point étaient "populaires" en Russie en 1917 les social-traîtres de tous les pays et en particulier Scheidemann, Noske et Cie. Les bolcheviks, les éléments de base du parti qui avaient peu d’expérience, criaient à chaque coin de rue : "Vous, traîtres perfides de la classe ouvrière, nous vous pendrons à des poteaux télégraphiques ! Vous portez la responsabilité du bain de sang international dans lequel vous avez noyé les travailleurs de tous les pays. Vous avez assassiné Rosa Luxemburg et Liebknecht. Les rues de Berlin, grâce à votre action violente, furent rouges du sang des travailleurs qui s’étaient soulevés contre l’exploitation et l’oppression capitalistes. Vous êtes les auteurs de la paix de Versailles ; vous avez porté d’innombrables blessures au mouvement prolétarien international, parce que vous le trahissez à chaque instant."
Il faut également ajouter qu’on n’a pas décidé de proposer aux ouvriers communistes le "front unique socialiste", c’est-à-dire un front unique avec Noske, Scheidemann, Vandervelde, Branting et Cie. Un tel front unique doit être d’une façon ou d’une autre masqué et c’est ainsi qu’il fut procédé. Les thèses ne sont pas simplement intitulées "le front unique socialiste", mais "thèses sur le front unique du prolétariat et sur l’attitude vis-à-vis des ouvriers appartenant à la Deuxième Internationale, à l’Internationale Deux et demi et celle d’Amsterdam, de même que vis-à-vis des ouvriers adhérant aux organisations anarchistes et syndicalistes". Pourquoi une sauce si longue ? Voyez-vous, le camarade Zinoviev lui-même qui, naguère encore, invitait à collaborer à l’enterrement de la Deuxième Internationale, invite maintenant à des noces avec elle. De là le titre à rallonge. En réalité, on a parlé d’accord non avec les ouvriers, mais avec les partis de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi. Tout ouvrier sait, même s’il n’a jamais vécu dans l’émigration, que les partis sont représentés par leur Comité central, là où siègent les Vandervelde, les Branting, les Scheidemann, les Noske et Cie. Ainsi, c’est avec eux également que s’établira l’accord. Qui est allé à Berlin à la Conférence des trois Internationales ? A qui l’Internationale communiste s’est-elle fiée corps et âme ? A Wels, à Vandervelde, etc.
Mais a-t-on cherché à obtenir une entente avec le KAPD, étant donné que le camarade Zinoviev soutient que là se trouvent les éléments prolétariens les plus précieux ? Non. Et pourtant le KAPD se bat pour organiser la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Il est vrai que le camarade Zinoviev a affirmé dans les thèses qu’on ne vise pas à une fusion de l’Internationale communiste avec la Deuxième Internationale, à l’égard de laquelle il a rappelé la nécessité de l’autonomie organisationnelle : "L’autonomie absolue et l’indépendance totale d’exposer ses positions pour chaque parti communiste qui conclut tel ou tel accord avec les partis de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi". Les communistes s’imposent la discipline dans l’action mais ils doivent conserver le droit et la possibilité – non seulement avant et après mais si c’est nécessaire aussi durant l’action – de se prononcer sur la politique des organisations ouvrières sans exception. En soutenant le mot d’ordre "de l’unité maximale de toutes les organisations ouvrières dans toute action pratique contre le front capitaliste, les communistes ne peuvent pas renoncer à exposer leurs positions" (cf. les thèses du CC du Komintern pour la conférence du PCR de 1921).
Avant 1906, dans le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, il y eut deux fractions qui avaient autant d’autonomie que le prévoient les thèses du Komintern citées ci-dessus.
Discipline dans les pourparlers et autonomie de jugement sont formellement reconnues par les statuts du PCR (bolchevik) dans la vie interne du parti. On doit faire ce que la majorité a décidé et on peut seulement exercer le droit à la critique. Fais ce qu’on te commande, mais si tu es vraiment trop scandalisé et convaincu qu’on est en train de nuire à la révolution mondiale, tu peux, avant, pendant et après l’action, exprimer librement ta rage. Cela revient à renoncer aux actions autonomes (tout comme Vandervelde a signé le traité de Versailles et s’est compromis).
Dans ces mêmes thèses, l’Exécutif proposa le mot d’ordre de gouvernement ouvrier qui doit se substituer à la formule de la dictature du prolétariat. Qu’est-ce exactement qu’un gouvernement ouvrier ? C’est un gouvernement constitué par le Comité central réduit du parti ; la réalisation idéale de ces thèses se rencontre en Allemagne où le président Ebert est socialiste et où se forment des gouvernements avec son agrément. Même si cette formule n’est pas acceptée, les communistes devront appuyer par leur vote les premiers ministres et les présidents socialistes comme Branting en Suède et Ebert en Allemagne.
Voila comment nous nous représentons l’autonomie de critique : le président du Komintern, le camarade Zinoviev, entre au CC du Parti social-démocrate et, en y voyant Ebert, Noske, Scheidemann, se jette sur eux le poing levé en criant : "Perfides, traîtres de la classe ouvrière !" Ils lui sourient aimablement et s’inclinent bas devant lui. "Vous avez assassiné Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les chefs du prolétariat allemand, nous vous pendrons à la potence !" Ils lui sourient encore plus aimablement et s’inclinent encore plus bas. Le camarade Zinoviev leur offre le front unique et propose de former un gouvernement ouvrier avec participation communiste. Ainsi, il troque le gibet contre le fauteuil ministériel et la colère contre la sympathie. Noske, Ebert, Scheidemann et Cie iront dans les assemblées ouvrières et raconteront que l’IC leur a consenti une amnistie et offert des postes ministériels à la place de la potence. Ceci pourtant à une condition, que les communistes reçoivent un ministère […] 6. Ils diront à toute la classe ouvrière que les communistes ont reconnu la possibilité de réaliser le socialisme en s’unissant avec eux et non contre eux. Et ils ajouteront : regardez un peu ces gens ! Ils nous pendaient et enterraient d’avance ; finalement ils sont venus à nous. Et bon, nous leur pardonnerons comme ils nous ont évidemment pardonné. Une amnistie mutuelle.
L’Internationale communiste a donné à la Deuxième Internationale une preuve de sa sincérité politique et elle a reçu une preuve de misérabilisme politique. Qu’y a-t-il en réalité à l’origine de ce changement ? Comment se fait-il que le camarade Zinoviev offre à Ebert, à Scheidemann et à Noske des fauteuils ministériels au lieu du gibet ? Il y a peu de temps il chantait l’oraison funèbre de la Deuxième Internationale et, à présent, il en ressuscite l’esprit. Pourquoi chante-t-il désormais ses louanges ? Verrons-nous vraiment sa résurrection et la réclamerons-nous réellement ?
Les thèses du camarade Zinoviev répondent effectivement à cette question : "la crise économique mondiale devient plus aiguë, le chômage s’accroît, le capital passe à l’offensive et manœuvre avec adresse ; le niveau de vie du prolétariat est compromis" Ainsi une guerre est inévitable. Il en découle que la classe ouvrière se dirige plus à gauche. Les illusions réformistes se détruisent. La large base ouvrière commence maintenant à apprécier le courage de l’avant-garde communiste... et de ce fait... on doit constituer le front unique avec Scheidemann. Et vraiment, c’est partir de très haut pour arriver bien bas.
Nous ne serions pas objectifs si nous ne rapportions pas encore quelques considérations fondamentales que le camarade Zinoviev avance pour défendre le front unique dans sa thèse. Le camarade Zinoviev fait une merveilleuse découverte : "On sait que la classe ouvrière lutte pour l’unité. Et comment y arriver sinon à travers un front unique avec Scheidemann ?". Tout ouvrier conscient qui, sensible aux intérêts de sa classe et de la révolution mondiale, peut se demander : la classe ouvrière a-t-elle commencé à lutter pour l’unité juste au moment où on affirme la nécessité du "front unique" ? Quiconque a vécu parmi les travailleurs, depuis que la classe ouvrière est entrée dans le champ de la lutte politique, connaît les doutes qui assaillent tout ouvrier : pourquoi les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, les bolcheviks, les trudoviki (populistes) luttent-ils donc entre eux ? Tous désirent le bien du peuple. Et pour quels motifs se combattent-ils ? Tout ouvrier connaît ces doutes, mais quelle conclusion doit-on en tirer ? La classe ouvrière doit s’organiser en classe indépendante et s’opposer à toutes les autres. Nos préjugés petit-bourgeois doivent être surmontés ! Telle était alors la vérité et telle elle le reste aujourd’hui.
Dans tous les pays capitalistes où se présente une situation favorable à la révolution socialiste, nous devons préparer la classe ouvrière à la lutte contre le menchevisme international et les socialistes-révolutionnaires. Les expériences de la Révolution russe devront être prises en considération. La classe ouvrière mondiale doit s’enfoncer cette idée dans la tête, à savoir que les socialistes de la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi sont et seront à la tête de la contre-révolution. La propagande du front unique avec les social-traîtres de toutes les nuances tend à faire croire qu’eux aussi combattent en définitive la bourgeoisie, pour le socialisme et non contre. Mais seule la propagande ouverte, courageuse, en faveur de la guerre civile et de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière peut intéresser le prolétariat à la révolution.
L’époque où la classe ouvrière pouvait améliorer sa propre condition matérielle et juridique à travers les grèves et l’entrée au parlement est définitivement passée. On doit le dire ouvertement. La lutte pour les objectifs les plus immédiats est une lutte pour le pouvoir. Nous devons démontrer à travers notre propagande que, bien que nous ayons souvent appelé à la grève, nous n’avons pas réellement amélioré notre condition d’ouvriers, mais vous, travailleurs, vous n’avez pas encore dépassé la vieille illusion réformiste et menez une lutte qui vous affaiblit vous-mêmes. Nous pourrons bien être solidaires de vous dans les grèves, mais nous reviendrons toujours vous dire que ces mouvements ne vous libéreront pas de l’esclavage, de l’exploitation et de la morsure du besoin inassouvi. L’unique voie qui vous conduira à la victoire est la prise du pouvoir par vos mains calleuses.
Mais ce n’est pas tout. Le camarade Zinoviev a décidé de motiver solidement la tactique d’un front uni : nous sommes habitués à comprendre la notion relative à "l’époque de la révolution sociale" comme le moment actuel, ce qui veut dire que la révolution sociale est à l’ordre du jour ; mais en pratique il se révèle que "l’époque de la révolution sociale est un processus révolutionnaire à long terme". Zinoviev conseille de retomber sur terre et d’attirer les masses ouvrières. Mais nous avions déjà attiré les masses en nous unissant de différentes façons avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR) depuis 1903 jusqu’en 1917 et, comme on le voit, nous avons fini par triompher, c’est pourquoi, pour vaincre Ebert, Scheidemann et Cie, il nous faut... (mais non, pas les combattre…) nous unir à eux.
Nous ne discuterons pas si l’époque de la révolution sociale est un processus de longue durée ou non, et si oui, combien de temps prendra-t-il, car cela ressemblerait à une dispute de moines sur le sexe des anges ou à une discussion visant à trouver à partir de quel cheveu perdu commence la calvitie. Nous voulons définir la notion même de "l’époque de la révolution sociale" Qu’est-ce que c’est ? С’est d’abord l’état des forces productives matérielles qui commencent à être antinomiques à la forme de propriété. Est-ce qu’il y a des conditions matérielles nécessaires pour que la révolution sociale soit inévitable ? Oui. Est-ce qu’il manque quelque chose ? Il manque des conditions subjectives, personnelles : que la classe ouvrière des pays capitalistes avancés se rende compte de la nécessite de cette révolution, non dans un avenir lointain, mais dès aujourd’hui, dès demain. Et pour cela, que doivent faire les ouvriers avancés, l’avant-garde qui s’en rend déjà compte ? Sonner le tocsin, appeler à la bataille en utilisant dans leur propagande en faveur de la guerre civile ouverte toute sorte de choses (les lock-out, les grèves, l’imminence de la guerre, l’abaissement du niveau de vie) et en préparant, en organisant la classe ouvrière pour une lutte immédiate.
Dit-on que le prolétariat russe a triomphé parce qu’il s’était uni avec les mencheviks et les SR ? C’est une baliverne. Le prolétariat russe a vaincu la bourgeoisie et les propriétaires fonciers grâce à sa lutte acharnée contre les mencheviks et les SR.
Dans un de ses discours sur la nécessité d’une tactique de front uni, le camarade Trotski dit que nous avons triomphé, mais qu’il faut analyser comment nous nous sommes battus. Il prétend que nous avons marché en front uni avec les mencheviks et les SR parce que nous, les mencheviks et les SR avons siégé dans les mêmes conseils. Si la tactique du front uni consiste à siéger dans une même institution, alors le chef des travaux forcés et les bagnards font eux aussi un front uni : les uns et les autres sont au bagne.
Nos partis communistes siègent dans les parlements – est-ce que ça veut dire qu’ils font un front uni avec tous les députés ? Les camarades Trotski et Zinoviev devraient raconter aux communistes du monde entier que les bolcheviks eurent raison de ne pas participer au "pré-parlement" convoqué par le socialiste-révolutionnaire Kerenski en août 1917, non plus qu’au Gouvernement provisoire dirigé par les socialistes (ce qui fut une leçon utile), au lieu de dire des choses plutôt douteuses sur un soi-disant front uni des bolcheviks, des mencheviks et des SR.
Nous avons déjà évoqué l’époque où les bolcheviks avaient fait un front uni avec la bourgeoisie. Mais quelle était cette époque ? Avant 1905. Oui, les bolcheviks ont prôné le front uni avec tous les socialistes – mais quand ? Avant 1917. Et en 1917, lorsqu’il s’agissait de lutter pour le pouvoir de la classe ouvrière, les bolcheviks se sont unis avec tous les éléments révolutionnaires, des SR de gauche aux anarchistes de toute espèce pour combattre à main armée les mencheviks et les SR qui, eux, faisaient un front uni avec la soi-disant "démocratie", c’est-à-dire avec la bourgeoisie et les propriétaires fonciers. En 1917, le prolétariat russe se plaça à la pointe de "l’époque de la révolution sociale" dans laquelle vit déjà le prolétariat des pays capitalistes avancés. Et dans laquelle il faut utiliser la tactique victorieuse du prolétariat russe de 1917 tout en tenant compte des leçons des années qui s’ensuivirent : la résistance acharnée de la part de la bourgeoisie, des SR et des mencheviks face à la classe ouvrière russe qui a pris le pouvoir. Ce sera cette tactique qui unira la classe ouvrière des pays capitalistes avancés, car cette classe est en train de "se débarrasser des illusions réformistes" ; ce ne sera pas le front uni avec la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi qui lui apportera la victoire, mais la guerre contre elles. Voilà le mot d’ordre de la révolution sociale mondiale future.
La question du front uni dans le pays où le prolétariat est au pouvoir (démocratie ouvrière)
Tous les pays où l’assaut socialiste a déjà eu lieu, où le prolétariat est la classe dirigeante, exigent une approche chaque fois différente. À noter qu’on ne peut pas élaborer une tactique valable pour toutes les étapes du processus révolutionnaire dans chaque pays différent, ainsi qu’une même politique pour tous les pays au même stade du processus révolutionnaire.
Si on se souvient de notre propre histoire (pour ne pas aller loin), celle de notre lutte, on verra qu’en combattant nos ennemis, nous avons utilisé des procédés bien différents.
En 1906 et les années suivantes, c’étaient les "trois piliers" : la journée de travail de 8 heures, la réquisition des terres et la république démocratique. Ces trois piliers comprenaient la liberté de parole et de presse, d’association, de grève et de syndicat, etc.
En février 1917 ? "À bas l’autocratie, vive l’Assemblée constituante !". C’est le cri des bolcheviks.
Pourtant, en avril-mai, tout s’oriente dans un autre sens : il y a la liberté d’association, de presse et de parole, mais la terre n’est pas réquisitionnée, les ouvriers ne sont pas au pouvoir ; on lance alors le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux conseils !"
A cette époque, toute tentative de la bourgeoisie de nous coudre la bouche provoquait une résistance acharnée : "Vive la liberté de parole, de presse, d’association, de grève, de syndicat, de conscience ! Empare-toi de la terre ! Contrôle ouvrier de la production ! De la paix ! Du pain ! Et de la liberté ! Vive la guerre civile !"
Mais voilà Octobre et la victoire. Le pouvoir est à la classe ouvrière. L’ancien mécanisme étatique de l’oppression est complètement détruit, le nouveau mécanisme de l’émancipation est structuré en conseils de députés ouvriers, de soldats, etc.
Est-ce qu’à cette époque le prolétariat a dû proclamer le mot d’ordre de la liberté de presse, de parole, d’association, de coalition ? A-t-il pu permettre à tous ces messieurs, des monarchistes aux mencheviks et SR, de prôner la guerre civile ? Plus que ça, a-t-il pu, en tant que classe dirigeante, accorder la liberté de parole et de presse à quelques-uns de son milieu qui auraient aussi prôné la guerre civile ? Non et encore non !
Toute propagande pour la guerre civile contre le pouvoir prolétarien qui venait d’être organisé aurait été un acte contre-révolutionnaire en faveur des exploiteurs, des oppresseurs. Plus "socialiste" aurait été cette propagande, plus de mal aurait-elle pu faire. Et pour cette raison, il était nécessaire de procéder à "l’élimination la plus sévère, impitoyable de ces propagandistes de la famille prolétarienne même".
Mais voilà le prolétariat capable de supprimer la résistance des exploiteurs, de s’organiser en tant que pouvoir unique dans le pays, de se construire en autorité nationale reconnue même par tous les gouvernements capitalistes. Une nouvelle tâche s’impose à lui : organiser l’économie du pays, créer les biens matériels autant que possible. Et cette tâche est aussi immense que la conquête du pouvoir et la suppression de la résistance des exploiteurs. Plus que ça, la conquête du pouvoir et la suppression de la résistance des exploiteurs ne sont pas des objectifs en soi, mais des moyens pour aboutir au socialisme, à plus de bien-être et de liberté que sous le capitalisme, sous la domination d’une classe et l’oppression de l’autre.
Pour résoudre ce problème, la forme d’organisation et les moyens d’action utilisés pour supprimer les oppresseurs ne marchent plus, de nouvelles approches sont nécessaires.
Vu nos faibles ressources, vu les ravages horribles faits par les guerres impérialiste et civile, s’impose la tâche de créer des valeurs matérielles pour montrer en pratique à la classe ouvrière et aux groupes alliés parmi la population la force attractive de cette société socialiste créée par le prolétariat : montrer qu’elle est bonne non seulement parce qu’il n’y a plus de bourgeois, de gendarmes et autres parasites, mais parce que le prolétariat s’y sent maître, libre et sûr que toutes les valeurs, tous les biens, chaque coup de marteau sert à améliorer la vie, la vie des indigents, des opprimés, des humiliés sous le capitalisme, que ce n’est pas le royaume de la faim, mais celui de l’abondance jamais vue nulle part ailleurs. Voilà une tâche qui reste à faire par le prolétariat russe, tâche qui surpasse celles qui la précèdent.
Oui, elle les surpasse, car les deux premières tâches, la conquête du pouvoir et l’éradication de la résistance des oppresseurs (compte tenu de la haine acharnée du prolétariat et de la paysannerie envers les propriétaires fonciers et les bourgeois), sont certainement grandes, mais moins importantes que le troisième but. Et aujourd’hui tout ouvrier pourrait se demander : pourquoi a-t-on fait tout ça ? Fallait-il en faire tant ? Fallait-il verser le sang ? Fallait-il subir des souffrances sans fin ? Qui résoudra ce problème ? Qui sera l’artisan de notre fortune ? Quelle organisation le fera ?
Il n’est pas de sauveur suprême,
Ni dieu, ni césar, ni tribun ;
Producteurs,
sauvons-nous nous-mêmes !
Décrétons le salut commun !
Pour résoudre ce problème, il faut une organisation qui représente une volonté unie de tout le prolétariat. Il faut des conseils de députés ouvriers en tant qu’organisations industrielles présentes dans toutes les entreprises reprises à la bourgeoisie (nationalisées) qui devront soumettre à leur influence les couches immenses des compagnons de route.
Mais que sont actuellement nos conseils ? Ressemblent-ils même un tout petit peu aux conseils de députés ouvriers, c’est-à-dire aux "noyaux de base du pouvoir d’Etat dans les fabriques et les usines" ? Ressemblent-ils aux conseils du prolétariat qui représentent sa volonté unie de vaincre ? Ils sont vidés de leur sens, d’une base industrielle.
La longue guerre civile qui mobilisait l’attention de tout le prolétariat vers les objectifs de destruction, de résistance aux oppresseurs, a ajourné, effacé toutes les autres tâches et – sans que le prolétariat s’en aperçoive – a modifié son organisation, les conseils. Les conseils de députés ouvriers dans les usines sont morts. Vive les conseils de députés ouvriers !
Et n’est-ce pas la même chose avec la démocratie prolétarienne en général ? Est-ce que nous devons avoir une attitude similaire envers la liberté de parole et de presse pour le prolétariat qu’à l’époque de la guerre civile acharnée, de la révolte des esclavagistes ? Est-ce que le prolétariat, qui a pris le pouvoir, qui a su se défendre de mille ennemis terribles, ne peut pas se permettre d’exprimer ses pensées maintenant, en s’organisant pour surmonter des difficultés immenses dans la production, en dirigeant cette production et le pays entier ?
Que les bourgeois soient réduits au silence, certes, mais qui osera disputer le droit de libre parole d’un prolétaire qui a défendu son pouvoir sans ménager son sang ?
Qu’est-ce pour nous que la liberté de parole et de presse, est-ce un dieu, un fétiche ?
Nous ne nous faisons d’idole
Ni sur la terre, ni dans les cieux
Et ne nous prosternons
devant personne !
Pour nous, il n’existe aucune véritable démocratie, aucune liberté absolue en tant que fétiche ou idole, et même aucune véritable démocratie prolétarienne.
La démocratie n’était et ne sera jamais qu’un fétiche pour la contre-révolution, la bourgeoisie, les propriétaires fonciers, les prêtres, les SR, les mencheviks de tous les pays du monde. Pour eux, elle n’est qu’un moyen d’obtenir leurs buts de classe.
Avant 1917, la liberté de parole et de presse pour tous les citoyens fut notre revendication de programme. En 1917, nous avons conquis ces libertés et les avons utilisées pour la propagande et l’organisation du prolétariat et de ses compagnons de route, dont des intellectuels et des paysans. Après avoir organisé une force capable de vaincre la bourgeoisie, nous, les prolétaires, nous nous sommes mis au combat et avons pris le pouvoir. En vue d’empêcher la bourgeoisie d’utiliser la parole et la presse pour mener la guerre civile contre nous, nous avons refusé la liberté de parole et de presse non seulement aux classes ennemies, mais aussi à une partie du prolétariat et de ses compagnons de route – jusqu’au moment où la résistance de la bourgeoisie sera brisée en Russie.
Mais avec l’appui de la majorité des travailleurs, nous en avons fini avec la résistance de la bourgeoisie ; pouvons-nous maintenant nous permettre de nous parler entre nous, les prolétaires ?
La liberté de parole et de presse avant 1917, c’est une chose, en 1917 une autre, en 1918-20 une troisième et en 1921-22, un quatrième type d’attitude de notre parti envers cette question.
Mais se peut-il que les ennemis du pouvoir soviétique utilisent ces libertés pour le renverser ?
Peut-être ces libertés seraient-elles utiles et nécessaires en Allemagne, en France, en Angleterre, etc., si ces pays étaient dans la même phase du processus révolutionnaire, car il y a là-bas une classe ouvrière nombreuse et il n’y a pas de paysannerie immense. Mais chez nous, ce mince prolétariat qui a survécu aux guerres et au désastre économique est usé, affamé, a froid, est saigné à blanc, exténué ; est-il difficile de le pousser à sa perte, à la voie menant au renversement du pouvoir soviétique ? Outre le prolétariat, il existe aussi en Russie une grande partie de la paysannerie qui est loin de l’opulence, qui vit péniblement. Qui garantit que la liberté de parole ne sera pas utilisée pour former une force contre-révolutionnaire avec cette paysannerie ? Non, quand nous aurons nourri un peu l’ouvrier, donné quelque chose au paysan, alors on verra ; mais maintenant il ne faut pas y songer. Tels sont à peu près les raisonnements des communistes bien-pensants.
Qu’il nous soit permis de poser une question : comment voulez-vous résoudre la grande tâche de l’organisation de l’économie sociale sans le prolétariat ? Ou bien voulez-vous la résoudre avec un prolétariat qui dise oui et amen chaque fois que le veulent ses bons pasteurs ? En avez-vous besoin ?
"Toi ouvrier, et toi paysan, restez tranquilles, ne protestez pas, ne raisonnez pas parce que nous avons de braves types, qui sont aussi des ouvriers et des paysans à qui nous avons confié le pouvoir et qui l’utilisent de façon telle que vous ne vous rendrez même pas compte que vous êtes soudainement arrivés dans le paradis socialiste". Parler ainsi signifie avoir foi dans les individus, dans les héros, non pas dans la classe, parce que cette masse grise aux idéaux médiocres (du moins le pensent ainsi les chefs) n’est rien de plus qu’un matériau avec lequel nos héros, les fonctionnaires communistes, construiront le paradis communiste. Nous ne croyons pas aux héros et faisons appel à tous les prolétaires afin qu’ils n’y croient pas. La libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
Oui, nous, prolétaires, sommes épuisés, affamés, nous avons froid et nous sommes las. Mais les problèmes que nous avons devant nous, aucune classe, aucun groupe du peuple ne peut les résoudre pour nous. Nous devons le faire nous-mêmes. Si vous pouvez nous démontrer que les tâches qui nous attendent, à nous ouvriers, peuvent être accomplies par une "intelligence", même si c’est une intelligence communiste, alors nous serons d’accord pour lui confier notre destin de prolétaires. Mais personne ne peut nous démontrer cela. Pour cette raison, il n’est pas du tout juste de soutenir que le prolétariat est fatigué et n’a pas besoin de savoir ni de décider quoi que ce soit.
Si la situation en Russie est différente des années 1918-20, différente doit être aussi notre attitude sur cette question.
Quand vous, camarades communistes bien-pensants, vous voulez casser la gueule à la bourgeoisie, c’est bien ; mais le problème, c’est que vous levez la main sur la bourgeoisie et que c’est nous, les prolétaires, qui avons les côtes cassés et la bouche pleine de sang.
En Russie, la classe ouvrière communiste n’existe pas. Il existe simplement une classe ouvrière dans laquelle nous pouvons trouver des bolcheviks, des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires et d’autres (qui n’appartiennent pas à ces partis mais tirent d’eux leurs orientations). Comment doit-on entrer en rapport avec elle ? Avec les "cadets" démocrates constitutionnels bourgeois, professeurs, avocats, docteurs, aucune négociation ; pour eux, un seul remède : le bâton. Mais avec la classe ouvrière c’est une toute autre chose. Nous ne devons pas l’intimider, mais l’influencer et la guider intellectuellement. Pour cela aucune violence, mais la clarification de notre ligne de conduite, de notre loi.
Oui, la loi est la loi, mais pas pour tous. À la dernière Conférence du parti, lors de la discussion sur la lutte contre l’idéologie bourgeoise, il apparut qu’à Moscou et à Petrograd, on compte jusqu’à 180 maisons d’édition bourgeoises et on entend les combattre à 90 %, selon les déclarations de Zinoviev, non avec des mesures répressives mais à l’aide d’une influence ouvertement idéologique. Mais en ce qui nous concerne comment veut-on nous "influencer" ? Zinoviev sait comment on a cherché à influencer certains d’entre nous. Si on nous concédait au moins la dixième partie de la liberté dont jouit la bourgeoisie !
Qu’en pensez-vous, camarades ouvriers ? Ce ne serait pas mal du tout, n’est ce pas ? Donc de 1906 à 1917 on a eu une tactique, en 1917 avant octobre une autre, depuis octobre 1917 jusqu’à fin 1920 une troisième et, depuis le commencement de 1921, une quatrième. […]
(À suivre)
1. NDLR :Komintern, nom russe de la Troisième Internationale ou Internationale communiste (IC).
2 NDLR : Les socialiste-révolutionnaires de gauche ("SR de gauche"), favorables aux soviets, se séparent du parti socialiste-révolutionnaire en septembre 1917.
3 NDLR : Lors du Congrès des Soviets du 25 octobre 1917, les 110 délégués mencheviques, minoritaires (sur 673 délégués), quittèrent la salle au moment de la ratification de la révolution d'Octobre, pour dénoncer un "coup d'État bolchevique".
4. NDLR : il s'agit, rappelons-le, de la KAI (Internationale communiste ouvrière, 1922-24) fondée à l’initiative du KAPD, à ne pas confondre avec la IVe Internationale trotskiste.
5 NDLR : L’Union internationale des partis socialistes, qu’on appelait l’Internationale Deux et demi, "parce qu'elle se situait entre la deuxième et la troisième". Lire à ce propos la critique faite à ce regroupement dans Moscou sous Lénine d’Alfred Rosmer, dans le chapitre "Les délégués des trois internationales à Berlin".
6 NDLR Ici, comme à un autre endroit du texte, les symboles […] signifient qu'un un court passage que nous ne sommes pas parvenus à interpréter a été supprimé.