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Revue Internationale n° 130 - 3e trimestre 2007

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Editorial : partout dans le monde, face aux attaques capitalistes, la reprise de la lutte de classe

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La reprise de la lutte internationale de la classe ouvrière se poursuit. Combien de fois au cours de sa longue histoire, les patrons et les gouvernants ont-ils répété à la classe ouvrière qu'elle n'existait plus, que ses luttes pour défendre ses conditions d'existence étaient anachroniques et que son but ultime, renverser le capitalisme et construire le socialisme, était devenu un vestige désuet du passé ? Après 1989, suite à l'effondrement de l'URSS et du bloc de l'Est, ce vieux message sur la non existence du prolétariat a connu un nouveau souffle qui a permis de maintenir la désorientation dans les rangs ouvriers pendant plus d'une décennie. Aujourd'hui, ce rideau de fumée idéologique se dissipe et, à nouveau, on peut voir et reconnaître un développement des luttes prolétariennes.

En fait, depuis 2003, les choses ont commencé à changer. Dans la Revue internationale n°119, du quatrième trimestre de 2004, le CCI a publié une résolution sur la lutte de classe dans laquelle il identifiait un tournant dans les perspectives de la lutte prolétarienne à la suite des luttes significatives contre les attaques sur les retraites en France et en Autriche. Trois ans plus tard, cette analyse semble se confirmer de plus en plus. Mais avant d'en venir aux illustrations les plus récentes de cette perspective, examinons l'une des conditions majeures pour le développement de la lutte de classe.

L'intensification de l'austérité et l'usure des discours "d'accompagnement" des attaques

L'une des explications avancée en 2003 au renouveau de la lutte de classe était constituée par la brutalité renouvelée des sacrifices imposés à la classe ouvrière, une classe ouvrière qu'on prétendait inexistante. "La dernière période, principalement depuis l'entrée dans le 21e siècle, a remis à l'ordre du jour l'évidence de la crise économique du capitalisme, après les illusions des années 1990 sur la "reprise", les "dragons" et sur la "révolution des nouvelles technologies". En même temps, ce nouveau pas franchi par la crise du capitalisme a conduit la classe dominante à intensifier la violence de ses attaques économiques contre la classe ouvrière, à généraliser ces attaques." (Revue internationale n°119 [1])

En 2007, l'accélération et l'extension des attaques contre le niveau de vie de la classe ouvrière n'ont pas ralenti mais se sont, au contraire, amplifiées. Parmi les pays capitalistes avancés, l'expérience britannique en est une illustration parlante et tout à fait significative ; mais elle montre aussi comment l'"emballage" idéologique qui accompagne ces attaques perd de son pouvoir de mystification aux yeux de ceux qui les subissent.

L'ère du gouvernement "New Labour" du premier ministre Tony Blair, entré en fonction en 1997 à un moment où l'optimisme ambiant à propos du capitalisme était au beau fixe, vient juste de se terminer. A l'époque, dans la lignée de l'euphorie des années 1990 qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est, le "New Labour" annonçait qu'il avait rompu avec les traditions du "vieux" Labour ; il ne parlait plus de "socialisme" mais d'une "troisième voie" ; il ne parlait plus de la classe ouvrière mais du peuple, plus non plus de division dans la société mais de participation. De vastes sommes d'argent furent dépensées pour propulser ce message populiste. Il fallait démocratiser la bureaucratie étatique à tous les niveaux. L'Ecosse et le Pays de Galles furent gratifiés de parlements locaux. Une nouvelle mairie fut attribuée à la ville de Londres. Et surtout, toutes les coupes dans le niveau de vie de la classe ouvrière, en particulier dans le secteur public, furent présentées comme des "réformes" de "modernisation". Et les victimes de ces réformes avaient même leur mot à dire sur la façon de les mettre en œuvre.

Ce nouvel emballage pour des mesures d'austérité des plus traditionnelles ne pouvait connaître un certain succès que dans la mesure où la crise économique pouvait être plus ou moins dissimulée. Mais aujourd'hui les contradictions deviennent trop criantes. L'ère Blair, au lieu de réaliser une plus grande égalité, a vu au contraire une augmentation de la richesse à un pôle de la société et de la pauvreté à l'autre. Cela n'affecte pas seulement les secteurs les plus pauvres de la classe ouvrière comme les jeunes, les chômeurs et les retraités qui sont réduits à une pauvreté abjecte, mais également des secteurs un peu plus à l'aise financièrement qui font un travail qualifié et ont accès au crédit. Selon les experts-comptables Ernst & Young, ces derniers ont perdu 17% de leur pouvoir d'achat dans les quatre dernières années comme conséquence notamment de l'augmentation du coût des frais domestiques (alimentation, services, logement, etc.).

Mais au delà de raisons purement économiques, d'autres facteurs poussent la classe ouvrière à réfléchir plus en profondeur sur son identité de classe et ses buts propres. La politique étrangère britannique ne peut plus prétendre revendiquer les valeurs "éthiques" que le "New Labour" proclamait en 1997 puisque, comme les aventures en Afghanistan et en Irak l'ont montré, cette politique se base sur de sordides intérêts typiquement impérialistes, qu'on avait essayé de masquer par des mensonges aujourd'hui avérés. Au coût des aventures militaires supporté par le prolétariat, s'ajoute un nouveau fardeau : c'est sur lui que s'exercent le plus lourdement les effets de la dégradation écologique de la planète.

La semaine du 25 au 29 juin dernier, celle où Gordon Brown a succédé comme premier ministre à Tony Blair, a été tout à fait caractéristique de la situation : la guerre en Irak a fait de nouvelles victimes dans les forces britanniques, 25 000 maisons ont été endommagées par les inondations à la suite de chutes de pluie sans précédent en Grande-Bretagne, et les employés des postes ont commencé, pour la première fois depuis plus d'une décennie, une série de grèves nationales contre la baisse des salaires réels et les menaces de réduction d'effectifs. Ces symptômes des contradictions de la société de classe n'ont été que partiellement obscurcis par une campagne d'unité nationale et de défense de l'Etat capitaliste lancée par ce dernier à la suite d'une offensive terroriste "bâclée".

Gordon Brown a donné le ton de la période à venir : il y aura moins de "poudre aux yeux", plus de "travailler dur" et de "faire son devoir".

Dans les autres principaux pays capitalistes aussi on voit s'élever la facture que la bourgeoisie présente à la classe ouvrière pour payer sa crise économique, même si elle ne suit pas le "modèle" britannique.

En France, le mandat du nouveau président Sarkozy est clair : prendre des mesures d'austérité. Il faut faire des sacrifices pour combler le trou de douze milliards d'euros du budget de la Sécurité sociale. Une stratégie, risiblement appelée "flexisécurité", a pour but de faciliter l'augmentation des heures de travail, la limitation des salaires et le licenciement des ouvriers. De nouvelles attaques visant le service public sont aussi en préparation

Aux Etats-Unis, qui exhibent les meilleurs taux de profit officiels des pays capitalistes avancés, il y avait, en 2005, 37 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté, soit 5 millions de plus qu'en 2001 quand l'économie était officiellement en récession.[1]

Le boom immobilier, alimenté par des facilités d'accès au crédit, a permis jusqu'à présent de masquer la paupérisation croissante de la classe ouvrière américaine. Mais les taux d'intérêt ont augmenté, les crédits non remboursés et les saisies de logement poussent comme des champignons. Le boom immobilier s'est arrêté, le marché des emprunts à garantie minimale s'est effondré en même temps que beaucoup d'illusions sur la sécurité et la prospérité des ouvriers.

Le salaire des ouvriers américains a chuté de 4% entre 2001 et 2006[2]. Les syndicats apportent sans vergogne leur caution à cette situation. Par exemple, le United Auto Workers Union (syndicat des ouvriers de l'automobile) a récemment accepté une réduction de presque 50% du taux horaire et une baisse brutale des indemnités de licenciements pour 17 000 ouvriers de l'usine Delphi à Detroit qui produit des pièces détachées automobiles[3]. (Au début de l'année, était annoncée la fermeture de l'usine de Puerto Real (Cadix, Espagne) de la même entreprise Delphi, avec à la clé 4000 ouvriers à la rue.)

Il ne s'agit pas d'une spécificité américaine. Le syndicat ver.di en Allemagne a récemment négocié une baisse de 6% des salaires et une augmentation du temps de travail de 4 heures pour les employés de Deutsche Telekom et a eu le culot d'annoncer qu'il était parvenu à un accord très valable !

Toujours dans l'automobile, aux Etats-Unis, General Motors projette 30 000 licenciements et Ford 10 000 ; en Allemagne, Volkswagen prévoit 10 000 nouveaux licenciements ; en France 5 000 sont prévus à PSA.

BN Amro, première banque des Pays-Bas, et la britannique Barclays, ont annoncé le 23 avril leur fusion qui va entraîner la suppression de 12 800 emplois, tandis que 10 800 autres seront sous-traités. L'avionneur Airbus a d'ores et déjà annoncé la suppression de 10 000 emplois et l'entreprise de télécommunication Alcatel-Lucent, le même nombre.

L'échelle internationale de la reprise de la lutte de classe est étroitement liée au fait que les ouvriers sont fondamentalement confrontés à la même évolution de leurs conditions économiques sur toute la planète. Aussi les tendances que nous venons de décrire brièvement dans les pays développés se reproduisent-elles sous différentes formes pour les travailleurs des pays capitalistes périphériques. Là, nous assistons à l'application encore plus brutale et meurtrière de l'austérité croissante.

L'expansion de l'économie chinoise, loin de représenter une nouvelle ouverture du système capitaliste, dépend en grande partie du dénuement de la classe ouvrière chinoise, c'est-à-dire la réduction de ses conditions de vie en dessous du niveau où elle peut se reproduire et continuer à vivre en tant que classe ouvrière. Le récent scandale sur les méthodes de "recrutement" dans 8 000 briqueteries et petites mines de charbon dans les provinces du Shanxi et du Henan en est un exemple frappant. Ces manufactures dépendaient du kidnapping d'enfants qu'on mettait au travail comme esclaves dans des conditions infernales et qui ne pouvaient être sauvés que si leurs parents réussissaient à les trouver et à venir les chercher. Il est vrai que l'Etat chinois vient d'introduire des lois sur le travail pour empêcher de tels "abus" du système et apporter plus de protection aux travailleurs migrants. Cependant, il est probable que, comme dans le passé, ces lois ne seront pas appliquées. Ce qui sous-tend de telles pratiques ignobles, c'est de toutes façons la logique du marché mondial. Les compagnies américaines font une forte pression contre ces nouvelles lois du travail malgré leur faible portée. Les entreprises multinationales "disent que ces règles accroîtraient de façon substantielle les coûts du travail et réduiraient la flexibilité et certains hommes d'affaires étrangers ont averti qu'ils n'auraient pas d'autre choix que de transférer leurs opérations hors de Chine si on ne changeait pas ces dispositions."[4]

La situation est la même en substance pour la classe ouvrière des pays périphériques qui ne se sont pas ouverts comme la Chine aux capitaux étrangers. En Iran, par exemple, le mot d'ordre économique du président Ahmadinejad est "khodkafa'j" ou "autosuffisance". Cela n'a pas empêché l'Iran de subir la pire crise économique depuis les années 1970, qui a provoqué une chute drastique du niveau de vie de la classe ouvrière, confrontée aujourd'hui à 30% de chômage et 18% d'inflation. Malgré l'augmentation des revenus issus de la hausse des prix du pétrole, l'essence a récemment dû être rationnée vu que, de son exportation, dépend la capacité d'importer les produits raffinés du pétrole ainsi que la moitié des besoins en nourriture.

La lutte de classe est mondiale

Le développement et l'élargissement des attaques contre la classe ouvrière dans le monde entier constituent l'une des principales raisons pour lesquelles la lutte de classe a continué à se développer ces dernières années. Nous ne pouvons faire ici la liste de toutes les luttes ouvrières qui ont eu lieu depuis 2003 à travers la planète et nous avons parlé de beaucoup d'entre elles dans les précédents numéros de la Revue internationale. Nous nous réfèrerons aux dernières.

D'abord, il nous faut insister sur le fait que nous ne pouvons donner une vue d'ensemble complète puisque la lutte de classe internationale n'est pas officiellement reconnue par la société bourgeoise ni par ses médias comme un force historique et distincte qu'il faut comprendre et analyser, et sur laquelle il faudrait attirer l'attention. Tout au contraire, beaucoup de luttes ne sont pas connues ou sont complètement dénaturées. Ainsi, la lutte extrêmement importante des étudiants en France contre le CPE au printemps 2006 a d'abord été ignorée par les médias internationaux pour n'être présentée ensuite que comme une suite des épisodes de violence aveugle qui avaient eu lieu dans les banlieues françaises à l'automne précédent. En d'autres termes, les médias ont cherché à enterrer les leçons de valeur sur la solidarité ouvrière et l'auto-organisation qu'avait apportées ce mouvement.

De façon typique, l'Organisation internationale du Travail, généreusement fondée par les Nations Unies, ne s'intéresse absolument pas aux événements de la lutte de classe internationale. Elle se propose, à la place, de soulager l'horrible situation des milliards de victimes de la rapacité du système capitaliste en défendant leurs droits humains individuels dans le cadre légal des institutions de ce même système.

Cependant, l'ostracisme officiel auquel la classe ouvrière est soumise, constitue a contrario une expression de son potentiel de lutte et de sa capacité à renverser le capitalisme.

Durant l'année passée, en gros depuis que le mouvement massif des étudiants français a pris fin avec le retrait du CPE par le gouvernement la lutte de classe dans les principaux pays capitalistes a cherché à répondre à la pression accélérée sur les salaires et les conditions de travail. Cela a souvent eu lieu à travers des actions sporadiques, dans beaucoup de différents pays et de différentes industries, et il y a eu aussi des menaces de grève.

En Grande-Bretagne, en juin 2006, les ouvriers de l'usine automobile de Vauxhall ont débrayé spontanément. En avril de cette année, 113 000 fonctionnaires en Irlande du Nord ont fait un jour de grève. En Espagne, le 18 avril, une manifestation réunissait 40 000 personnes, des ouvriers en provenance de toutes les entreprises de la Baie de Cadix, exprimant leur solidarité dans la lutte avec leurs frères de classe licenciés de Delphi. Le premier mai, un mouvement plus ample encore mobilisait des ouvriers en provenance des autres provinces d'Andalousie. Un tel mouvement de solidarité a en réalité été le résultat de la recherche active d'un soutien, à l'initiative des ouvriers de Delphi, de leurs familles et, notamment, de leurs femmes organisées pour la circonstance dans un collectif ayant pour but de gagner la solidarité la plus large possible.

Au même moment, il y a eu des débrayages spontanés en dehors de toute consigne syndicale dans les usines d'Airbus dans plusieurs pays européens pour protester contre le plan d'austérité de la compagnie. Ce sont souvent de jeunes ouvriers, une nouvelle génération de prolétaires qui ont pris la part la plus active dans ces luttes, notamment à Nantes et Saint-Nazaire en France, où s'est avant tout manifestée une réelle et profonde volonté de développer une solidarité active avec les ouvriers de la production de Toulouse qui avaient cessé le travail.

En Allemagne, pendant 6 semaines a eu lieu toute une série de grèves des employés de Deutsche Telekom contre les réductions dont nous avons parlé plus haut. Au moment où nous écrivons, les cheminots allemands sont en lutte pour les salaires. Il y a eu de nombreuses grèves sauvages, notamment des ouvriers des aéroports italiens.

Mais c'est dans les pays périphériques que nous avons assisté dans la période récente à la poursuite d'une remarquable série de luttes ouvrières explosives et étendues malgré le risque d'une répression brutale et sanglante.

Au Chili, les mineurs du cuivre, une des principales activités économiques du pays, se sont mis en grève. Au Pérou au printemps, une grève illimitée à l'échelle nationale des mineurs du charbon a eu lieu - pour la première depuis 20 ans. En Argentine, en mai et juin, les employés du métro de Buenos Aires ont tenu des assemblées générales et organisé une lutte contre l'accord sur les salaires concocté par leur propre syndicat. L'an dernier en mai au Brésil, les ouvriers des usines Volkswagen ont mené des actions à Sao Paulo. Le 30 mars de cette année, face à la dangerosité de l'état du trafic aérien dans le pays et à la menace que 16 des leurs soient emprisonnés pour fait de grève, 120 contrôleurs aériens ont refusé de travailler, paralysant ainsi 49 des 67 aéroports du pays. Cette action est d'autant plus remarquable que ce secteur est essentiellement soumis à une discipline militaire. Les ouvriers ont néanmoins résisté à l'intense pression exercée par l'Etat, aux menaces et aux calomnies contre eux, y compris de celles émanant de ce prétendu ami des ouvriers qu'est le président Lula lui-même. Depuis plusieurs semaines, un mouvement de grèves affectant en particulier la métallurgie, le secteur public et les universités constitue le plus important mouvement de classe depuis 1986 dans ce pays.

Au Moyen-Orient, de plus en plus ravagé par la guerre impérialiste, la classe ouvrière a relevé la tête. Des grèves dans le secteur public ont eu lieu à l'automne dernier en Palestine et en Israël sur une question similaire : les salaires non payés et les retraites. Une vague de grèves a touché de nombreux secteurs en Egypte au début de l'année : dans les usines de ciment, les élevages de volaille, les mines, les secteurs des bus et des chemins de fer, dans le secteur sanitaire et, surtout, dans l'industrie textile, les ouvriers ont déclenché une série de grèves illégales contre la forte baisse des salaires réels et les réductions de primes. Des prises de position particulièrement claires d'ouvriers du textile mettent clairement en évidence la conscience d'appartenir à une même classe, de combattre un même ennemi de même que .la nécessité de la solidarité de classe contre les divisions entre entreprises et celles créées par les syndicats (lire à ce propos notre presse territoriale, Révolution Internationale n° 380, pour nos lecteurs en langue française). En Iran, selon le journal d'affaires, le Wall Street Journal, "une série de grèves a eu lieu à Téhéran et dans au moins 20 grandes villes depuis l'automne dernier. L'an dernier, une grande grève des ouvriers des transports à Téhéran a paralysé cette ville de 15 millions d'habitants pendant plusieurs jours. Actuellement, des dizaines de milliers d'ouvriers d'industries aussi diverses que les raffineries de gaz, les usines de papier et les imprimeries de journaux, l'automobile et les mines de cuivre sont en grève."[5]Le premier mai, les ouvriers iraniens ont manifesté dans différentes villes au cri de "Non à l'esclavage salarié ! Oui à la liberté et à la dignité !".

En Afrique occidentale, un mouvement de grèves en Guinée, contre des salaires de famine et l'inflation du prix de l'alimentation, a embrasé tout le pays en janvier et février, alarmant non seulement le régime de Lansana Conté mais aussi la bourgeoisie de toute la région. La répression sanglante du mouvement a fait 100 morts.

La perspective

Il ne s'agit pas de parler d'une révolution imminente ; ces manifestations de la lutte de classe qui se produisent partout dans le monde ne traduisent pas non plus la conscience des ouvriers que leur lutte procède d'une dynamique internationale. Ces luttes sont essentiellement défensives et, comparées aux luttes ouvrières qui ont eu lieu de mai 68 en France à 1981 en Pologne et au delà, elles apparaissent bien moins marquantes et plus limitées. La longue période de chômage, la décomposition croissante pèsent encore très fort sur le développement de la combativité et de la conscience. Néanmoins, ces événements ont une signification mondiale ; ils sont indicatifs de la perte de confiance des ouvriers partout dans le monde vis-à-vis des politiques catastrophiques poursuivies par la classe dominante au niveau économique, politique et militaire.

En comparaison avec les décennies précédentes, les enjeux de la situation mondiale sont bien plus grands, l'ampleur des attaques bien plus vaste, les dangers contenus dans la situation mondiale bien plus accrus. L'héroïsme des ouvriers qui aujourd'hui défient le pouvoir de la classe dominante et de l'Etat, est de ce fait bien plus impressionnant, même s'il est plus silencieux. La situation actuelle demande des ouvriers une réflexion allant au delà du niveau économique et corporatiste. Par exemple, partout l'attaque contre les retraites met en lumière les intérêts communs des différentes générations d'ouvriers, des vieux et des jeunes. La nécessité de chercher la solidarité a constitué une caractéristique frappante de beaucoup de luttes ouvrières actuelles.

La perspective à long terme de la politisation des luttes ouvrières s'exprime dans le surgissement de minorités infimes mais cependant significatives à plus long terme puisqu'elles cherchent à comprendre et à rejoindre les traditions politiques internationalistes de la classe ouvrière ; un écho croissant de la propagande de la Gauche communiste vient également témoigner de ce processus de politisation en développement.

La grève générale des ouvriers français en mai 1968 a mis fin à la longue période de contre-révolution qui a suivi l'échec de la révolution mondiale dans les années 1920. Cette reprise historique de la classe ouvrière s'est manifestée par plusieurs vagues de luttes prolétariennes internationales qui ont pris fin avec la chute du Mur de Berlin en 1989. Aujourd'hui, un nouvel assaut contre le système capitaliste se profile à l'horizon.

Como (5/07/2007)



[1] New York Times, 17 avril 2007

[2] The Economist, 14 septembre 2006.

[3] International Herald Tribune, 30 juin/1er juillet 2007

[4] ibid.

[5] Wall Street Journal, 10 mai 2007

 

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [2]

17e congrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien

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A la fin du mois de mai, le CCI a tenu son 17e congrès international. Dans la mesure où les organisations révolutionnaires n'existent pas pour elles-mêmes mais sont des expressions du prolétariat en même temps que facteurs actifs dans la vie de celui-ci, il leur appartient de rendre compte à l'ensemble de leur classe des travaux de ce moment privilégié que constitue la réunion de leur instance fondamentale : le congrès. C'est le but du présent article que vient compléter la résolution sur la situation internationale [3] adoptée par le congrès et qui est publiée dans ce même numéro de la Revue Internationale.

Tous les congrès du CCI sont évidemment des moments très importants dans la vie de notre organisation, des jalons qui marquent son développement. Cependant, la première chose qu'il importe de souligner, concernant celui qui s'est tenu au printemps dernier, c'est que son importance est encore bien plus grande que celle des précédents, qu'il marque une étape de première grandeur dans sa vie plus que trentenaire.[1]

La présence des groupes du milieu prolétarien

La principale illustration de ce fait est la présence dans notre congrès de délégations de trois groupes du camp prolétarien international : Opop du Brésil[2], la SPA[3] de Corée du Sud et EKS[4] de Turquie. Un autre groupe était également invité au congrès, le groupe Internasyonalismo des Philippines, mais, malgré sa profonde volonté d'y envoyer une délégation, cela s'est avéré impossible. Ce groupe a tenu cependant à transmettre au congrès du CCI un salut à ses travaux et des prises de position sur les principaux rapports qui y avaient été soumis.

La présence de plusieurs groupes du milieu prolétarien à un congrès du CCI n'est pas une nouveauté. Dans le passé, au tout début de son existence, le CCI avait déjà accueilli des délégations d'autres groupes. C'est ainsi que sa conférence constitutive en janvier 1975 avait vu la présence du Revolutionary Worker's Group des États-Unis, de Pour une Intervention Communiste de France et Revolutionary Perspectives de Grande-Bretagne. De même, lors de son 2e congrès (1977) était présente une délégation du Partito Comunista Internazionalista (Battaglia Comunista). A son 3e congrès (1979) étaient présentes des délégations de la Communist Workers' Organisation (Grande-Bretagne), du Nucleo Comunista Internazionalista et d'Il Leninista (Italie) et d'un camarade non organisé de Scandinavie. Par la suite, malheureusement, cette pratique n'avait pu être poursuivie, et cela pour des raisons indépendantes de la volonté de notre organisation : disparition de certains groupes, évolution d'autres groupes vers des positions gauchistes (tel le NCI), démarche sectaire des groupes (CWO et Battaglia Comunista) qui avaient pris la responsabilité de saborder les conférences internationales des groupes de la Gauche communiste qui s'étaient tenues à la fin des années 1970.[5] En fait, cela faisait plus d'un quart de siècle que le CCI n'avait pu accueillir d'autres groupes prolétariens à un de ses congrès. En soi, la participation de quatre groupes à notre 17e congrès[6] constituait pour notre organisation un événement très important.

La signification du 17e congrès

Mais cette importance va bien au-delà du fait d'avoir pu renouer avec une pratique qui était celle du CCI à ses débuts. C'est la signification de l'existence et de l'attitude de ces groupes qui constitue l'élément le plus fondamental. Elles s'inscrivent dans une situation historique que nous avions déjà identifiée lors du précédent congrès : "Les travaux du 16e congrès (...) ont placé au centre de leurs préoccupations l'examen de la reprise des combats de la classe ouvrière et des responsabilités que cette reprise implique pour notre organisation, notamment face au développement d'une nouvelle génération d'éléments qui se tournent vers une perspective politique révolutionnaire." ("16e Congrès du CCI - Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires", Revue Internationale n° 122)

En effet, lors de l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens en 1989 : "Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la 'faillite du communisme', la 'victoire définitive du capitalisme libéral et démocratique', la 'fin de la lutte de classe', voire de la classe ouvrière elle-même, ont provoqué un recul important du prolétariat, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité. Ce recul était profond et a duré plus de dix ans. Il a marqué toute une génération de travailleurs, engendrant désarroi et même démoralisation. (...) Ce n'est qu'à partir de 2003, notamment à travers les grandes mobilisations contre les attaques visant les retraites en France et en Autriche, que le prolétariat a commencé réellement à sortir du recul qui l'avait affecté depuis 1989. Depuis, cette tendance à la reprise des luttes de la classe et du développement de la conscience en son sein ne s'est pas démentie. Les combats ouvriers ont affecté la plupart des pays centraux, y compris les plus importants d'entre eux comme les États-Unis (Boeing et transports de New York en 2005), l'Allemagne (Daimler et Opel en 2004, médecins hospitaliers au printemps 2006, Deutsche Telekom au printemps 2007), la Grande-Bretagne (aéroport de Londres en août 2005, secteur public au printemps 2006), la France (mouvement des étudiants et des lycéens contre le CPE au printemps 2006) mais aussi toute une série de pays de la périphérie comme Dubaï (ouvriers du bâtiment au printemps 2006), le Bengladesh (ouvriers du textile au printemps 2006), l'Égypte (ouvriers du textile et des transports au printemps 2007)." (Résolution sur la situation internationale adoptée par le 17e congrès)

"Aujourd'hui, comme en 1968 [lors de la reprise historique des luttes ouvrières qui avait mis fin à quatre décennies de contre-révolution], la reprise des combats de classe s'accompagne d'une réflexion en profondeur dont l'apparition de nouveaux éléments se tournant vers les positions de la Gauche communiste constitue la pointe émergée de l'iceberg." (Ibid.)

C'est pour cela que la présence de plusieurs groupes du milieu prolétarien au congrès, l'attitude très ouverte à la discussion de ces groupes (qui tranche avec l'attitude sectaire des "vieux" groupes de la Gauche communiste) ne sont nullement le fait du hasard : elles sont partie prenante de la nouvelle étape du développement du combat de la classe ouvrière mondiale contre le capitalisme.

En fait, les travaux du congrès, notamment à travers des témoignages des différentes sections et des groupes invités, sont venu confirmer cette tendance, depuis la Belgique jusqu'à l'Inde, du Brésil à la Turquie et à la Corée, dans les pays centraux comme dans ceux de la périphérie, tant à la reprise des luttes ouvrières qu'au développement d'une réflexion parmi de nouveaux éléments s'orientant vers les positions de la Gauche communiste. Une tendance qui s'est également illustrée par l'intégration de nouveaux militants au sein de l'organisation, y compris dans des pays où il n'y avait pas eu de nouvelle intégration depuis plusieurs décennies mais aussi par la constitution d'un noyau du CCI au Brésil. C'est pour nous un événement de grande importance qui vient concrétiser le développement de la présence politique de notre organisation dans le premier pays d'Amérique latine, avec les plus grosses concentrations industrielles de cette région du monde et qui comptent aussi parmi les plus importantes à l'échelle mondiale. La création de notre noyau est le résultat d'un travail engagé par le CCI de façon ponctuelle il y a plus de 15 ans et qui s'est intensifié ces dernières années, notamment à travers la prise de contact avec différents groupes et éléments, en particulier Opop, dont une délégation était présente au 17e congrès, mais aussi, dans l'État de São Paulo, avec un groupe en constitution influencé par les positions de la Gauche communiste, avec lequel nous avons établi plus récemment des relations politiques régulières, dont la tenue de réunions publiques en commun. La collaboration avec ces groupes n'est nullement contradictoire avec notre volonté de développer spécifiquement la présence organisationnelle du CCI au Brésil. Bien au contraire, notre présence permanente dans ce pays permettra que se renforce encore la collaboration entre nos organisations, et cela d'autant plus qu'entre notre noyau et OPOP existe déjà une longue histoire commune, faite de confiance et de respect mutuels.

Les discussions du congrès

Compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles se tenait le congrès, c'est la question des luttes ouvrières qui a constitué le premier point de l'ordre du jour alors que le deuxième point était consacré à l'examen des nouvelles forces révolutionnaires qui surgissent ou se développent à l'heure actuelle. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, rendre compte de façon détaillée des discussions qui se sont déroulées : la résolution sur la situation internationale en constitue une synthèse. Ce qu'il faut souligner fondamentalement ce sont les caractéristiques particulières et nouvelles du développement actuel des combats de classe. Il a en particulier été mis en évidence le fait que la gravité de la crise du capitalisme, la violence des attaques qui s'abattent aujourd'hui et les enjeux dramatiques de la situation mondiale, caractérisée par l'enfoncement dans la barbarie guerrière et par les menaces croissantes que le système fait peser sur l'environnement terrestre, constituent des facteurs de politisation des luttes ouvrières. Une situation quelque peu différente de celle qui avait prévalu au lendemain de la reprise historique des combats de classe en 1968 où les marges de manœuvre dont disposait alors le capitalisme avaient permis de maintenir l'illusion que "demain sera meilleur qu'aujourd'hui". Aujourd'hui, une telle illusion n'est guère plus possible : les nouvelles générations de prolétaires, de même que les plus anciennes, sont conscientes que "demain sera pire qu'aujourd'hui". De ce fait, même si une telle perspective peut constituer un facteur de démoralisation et de démobilisation des travailleurs, les luttes qu'ils mènent, et mèneront nécessairement de plus en plus en réaction aux attaques, vont les amener de façon croissante à prendre conscience que ces luttes constituent des préparatifs pour des affrontements bien plus vastes contre un système moribond. Dès à présent, les luttes auxquelles nous avons assisté depuis 2003 "incorporent de façon croissante la question de la solidarité, une question de premier ordre puisqu'elle constitue le 'contrepoison' par excellence du 'chacun pour soi' propre à la décomposition sociale et que, surtout, elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats présents mais aussi de renverser le capitalisme" (Ibid.)

Même si le congrès s'est préoccupé principalement de la question de la lutte de classe, les autres aspects de la situation internationale ont également fait l'objet de discussions importantes. C'est ainsi qu'il a consacré une part importante de ses travaux à la crise économique du capitalisme en se penchant notamment sur la croissance actuelle de certains pays "émergents", tels l'Inde ou la Chine, qui semble contredire les analyses faites par notre organisation, et les marxistes en général, sur la faillite définitive du mode de production capitaliste. En fait, suite à un rapport très détaillé et une discussion approfondie, le congrès a conclu que :

"Les taux de croissance exceptionnels que connaissent à l'heure actuelle des pays comme l'Inde et surtout la Chine ne constituent en aucune façon une preuve d'un "nouveau souffle" de l'économie mondiale, même s'ils ont contribué pour une part non négligeable à la croissance élevée de celle-ci au cours de la dernière période. (...) ... loin de représenter un "nouveau souffle" de l'économie capitaliste, le "miracle chinois" et d'un certain nombre d'autres économies du Tiers-monde n'est pas autre chose qu'un avatar de la décadence du capitalisme. (...) ... tout comme le "miracle" représenté par les taux de croissance à deux chiffres des "tigres" et "dragons" asiatiques avait connu une fin douloureuse en 1997, le "miracle" chinois d'aujourd'hui, même s'il n'a pas des origines identiques et s'il dispose d'atouts bien plus sérieux, sera amené, tôt ou tard, à se heurter aux dures réalités de l'impasse historique du mode de production capitaliste." (Ibid.)

Il faut noter que, sur la question de la crise économique, le congrès s'est fait l'écho des débats qui se mènent actuellement au sein de notre organisation sur comment analyser les mécanismes qui ont permis au capitalisme de connaître sa croissance spectaculaire après la seconde guerre mondiale. Les différentes analyses existant actuellement au sein du CCI (qui toutes rejettent cependant l'idée défendue par le BIPR ou les groupes "bordiguistes" que la guerre constituerait une "solution momentanée" aux contradictions du capitalisme) se répercutent sur la façon de comprendre le dynamisme actuel de l'économie de certains pays "émergents", notamment la Chine. Et c'est justement parce que le congrès s'est penché particulièrement sur ce dernier phénomène que les divergences existant au sein de notre organisation ont eu l'occasion de s'exprimer au congrès. Bien évidemment, comme nous l'avons toujours fait par le passé, nous allons publier dans la Revue Internationale des documents rendant compte de ces débats dès lors qu'ils seront parvenus à un degré de clarté suffisant.

Enfin, l'impact que provoque au sein de la bourgeoisie l'impasse dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste et la décomposition de la société que celle-ci engendre a fait l'objet de deux discussions : l'une portant sur les conséquences de cette situation au sein de chaque pays, l'autre sur l'évolution des antagonismes impérialistes entre États, ces deux aspects étant en partie liés entre eux, notamment dans la mesure où les conflits existant au sein des bourgeoisies nationales peuvent provenir d'approches différentes par rapport aux conflits impérialistes (quelles alliances entre États, modalité d'utilisation des forces militaires, etc.). Sur le premier point, le congrès a notamment mis en évidence que tous les discours officiels sur "le moins d'État" ne faisaient que masquer un renforcement continuel de la place de l'État dans la société dans la mesure où cet organe est le seul qui puisse garantir que celle-ci ne succombe au "chacun pour soi" qui caractérise la phase de décomposition du capitalisme. Il a été en particulier fortement souligné le renforcement spectaculaire du caractère policier de l'État, y compris dans les pays les plus "démocratiques" comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, un renforcement policier qui, s'il est officiellement motivé par la montée du terrorisme (un autre phénomène lié à la décomposition mais à l'origine duquel les bourgeoisies les plus puissantes ne sont pas étrangères), permet à la classe dominante de se préparer aux futurs affrontements de classe avec le prolétariat. Concernant la question des affrontements impérialistes, le congrès a notamment mis en évidence la faillite, en particulier suite à l'aventure irakienne, de la politique de la première bourgeoisie du monde, la bourgeoisie américaine, et le fait que celle-ci ne fait que révéler l'impasse générale du capitalisme :

"En fait, l'arrivée de l'équipe Cheney, Rumsfeld et compagnie aux rênes de l'État n'était pas le simple fait d'une monumentale "erreur de casting" de la part de cette classe. Si elle a aggravé considérablement la situation des États-Unis sur le plan impérialiste, c'était déjà la manifestation de l'impasse dans laquelle se trouvait ce pays confronté à une perte croissante de son leadership, et plus généralement au développement du "chacun pour soi" dans les relations internationales qui caractérise la phase de décomposition." (Ibid.)

Plus généralement, le congrès a souligné que :

"Le chaos militaire qui se développe de par le monde, plongeant de vastes régions dans un véritable enfer et la désolation, notamment au Moyen-Orient mais aussi et surtout en Afrique, n'est pas la seule manifestation de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme ni, à terme, la plus menaçante pour l'espèce humaine. Aujourd'hui, il est devenu clair que le maintien du système capitaliste tel qu'il a fonctionné jusqu'à présent porte avec lui la perspective de la destruction de l'environnement qui avait permis l'ascension de l'humanité." (Ibid.)

Il a conclu cette partie de la discussion en mettant en avant que :

"L'alternative annoncée par Engels à la fin du 19e siècle, socialisme ou barbarie, est devenue tout au long du 20e siècle une sinistre réalité. Ce que le 21e siècle nous offre comme perspective, c'est tout simplement socialisme ou destruction de l'humanité. Voila l'enjeu véritable auquel se confronte la seule force de la société en mesure de renverser le capitalisme, la classe ouvrière mondiale." (Ibid.)

La responsabilité des révolutionnaires

Cette perspective souligne d'autant plus l'importance décisive des combats que développe actuellement la classe ouvrière mondiale sur lesquelles le congrès s'était penché particulièrement. Elle souligne également le rôle fondamental des organisations révolutionnaires, et notamment du CCI, pour intervenir dans ces combats afin que s'y développe la conscience des enjeux du monde actuel.

Sur ce plan, le congrès a tiré un bilan très positif de l'intervention de notre organisation dans les luttes de la classe et face aux questions cruciales qui se posent à elle. Il a souligné en particulier la capacité du CCI à se mobiliser internationalement (articles dans la presse, sur notre site Internet, réunions publiques, etc.) pour faire connaître les enseignements d'un des épisodes majeurs de la lutte de classe au cours de la dernière période : le combat de la jeunesse étudiante contre le CPE au printemps 2006 en France. A ce propos, il a été relevé que notre site Internet a connu une augmentation spectaculaire de sa fréquentation au cours de cette période, preuve que les révolutionnaires ont non seulement la responsabilité mais aussi la possibilité de contrecarrer le black-out que les médias bourgeois organisent de façon systématique autour des combats prolétariens.

Le congrès a également tiré un bilan extrêmement positif de notre politique en direction des groupes et éléments se situant dans une perspective de défense ou de rapprochement des positions de la Gauche communiste. Ainsi, au cours de la dernière période, comme il a été dit au début de cet article, le CCI a vu l'arrivée d'un nombre significatif de nouveaux militants, arrivée qui faisait suite à des discussions approfondies avec ces camarades (comme c'est toujours le cas avec notre organisation qui n'a pas pour habitude de "recruter" à tout prix, contrairement à ce qui se pratique dans les organisations gauchistes). De même, le CCI s'est impliqué activement dans différents forums Internet, notamment en langue anglaise, la plus importante à l'échelle mondiale, où peuvent s'exprimer des positions de classe, ce qui a permis à un certain nombre d'éléments de mieux connaître nos positions et notre conception de la discussion et, partant, de surmonter une certaine méfiance entretenue par la multitude de petites chapelles parasitaires dont la vocation n'est pas de contribuer à la prise de conscience de la classe ouvrière mais de semer la suspicion à l'égard des organisations qui se donnent justement cette tache. Mais l'aspect le plus positif de cette politique a été sans aucun doute la capacité de notre organisation d'établir ou de renforcer des liens avec d'autres groupes se situant sur des positions révolutionnaires et dont l'illustration était la participation de quatre de ces groupes au 17e congrès. Cela a représenté un effort très important de la part du CCI, notamment avec l'envoi de nombreuses délégations dans de multiples pays (le Brésil, la Corée, la Turquie, les Philippines, évidemment, mais pas seulement).

Les responsabilités croissantes qui incombent au CCI, tant du point de vue de l'intervention au sein des luttes ouvrières que de la discussion avec les groupes et éléments se situant sur un terrain de classe, supposent un renforcement de son tissu organisationnel. Celui-ci avait été sérieusement affecté au début des années 2000 par une crise qui avait éclaté au grand jour à la suite de son 14e congrès et qui avait motivé la tenue d'une conférence extraordinaire un an après, de même qu'elle avait donné lieu à une réflexion approfondie lors de son 15e congrès, en 2003[7]. Comme ce congrès l'avait constaté et comme le 16e congrès l'avait confirmé, le CCI avait largement surmonté les faiblesses organisationnelles qui se trouvaient à l'origine de cette crise. Un des éléments de premier plan dans la capacité du CCI à surmonter ses difficultés organisationnelles consiste en un examen attentif et approfondi de ces difficultés. Pour ce faire, le CCI s'était doté, à partir de 2001, d'une commission spéciale, distincte de son organe central, et nommée comme lui par le Congrès, chargée de mener ce travail de façon plus spécifique. Cette commission a également rendu son mandat qui constate, à côté des progrès très importants accomplis par notre organisation, la persistance de séquelles et de "cicatrices" des difficultés passées dans un certain nombre de sections. C'est la preuve que la construction d'un tissu organisationnel solide n'est jamais achevée, qu'elle nécessite un effort permanent de la part de l'ensemble de l'organisation et des militants. C'est pour cela que le congrès a décidé, sur la base de cette nécessité et partant du rôle fondamental joué par cette commission dans les années passées, de lui donner un caractère permanent en inscrivant son existence dans les statuts du CCI. Ce n'est nullement là une "innovation" de la part de notre organisation. En fait, cela correspond à une tradition dans les organisations politiques de la classe ouvrière. C'est ainsi que le Parti social démocrate allemand, qui était la référence de la 2e Internationale, disposait d'une "Commission de contrôle" ayant le même type d'attributs.

Cela dit, un des éléments majeurs ayant permis cette capacité de notre organisation de surmonter sa crise, et même d'en sortir renforcée, avait été sa capacité à se livrer à une réflexion en profondeur, avec une dimension historique et théorique, sur l'origine et les manifestations de ses faiblesses organisationnelles, réflexion qui s'est notamment menée autour de différents textes d'orientation dont notre Revue a publié des extraits significatifs.[8] Le congrès a poursuivi dans cette direction en consacrant, dès le début, une partie de ses travaux à discuter d'un texte d'orientation sur la culture du débat qui avait été mis en circulation dans le CCI plusieurs mois auparavant (et qui sera publié prochainement dans la Revue internationale). Cette question ne concerne d'ailleurs pas seulement la vie interne de l'organisation. L'intervention des révolutionnaires implique qu'ils soient capables de produire les analyses les plus pertinentes et profondes possibles de même qu'ils puissent défendre avec efficacité ces analyses au sein de la classe afin de contribuer à sa prise de conscience. Et cela suppose qu'ils soient en mesure de discuter du mieux possible ces analyses de même que d'apprendre à les présenter dans l'ensemble de la classe et auprès des éléments en recherche en ayant le souci de tenir compte des préoccupations et questionnements qui les traversent. En fait, dans la mesure où le CCI est confronté, aussi bien dans ses propres rangs que dans l'ensemble de la classe, à l'émergence d'une nouvelle génération de militants ou d'éléments qui s'inscrivent dans le combat pour le renversement du capitalisme, il lui appartient de faire tous les efforts nécessaires pour se réapproprier pleinement et communiquer à cette génération un des éléments les plus précieux de l'expérience du mouvement ouvrier, indissociable de la méthode critique du marxisme : la culture du débat.

La culture du débat

La présentation et la discussion de cette question ont mis en évidence que, dans toutes les scissions que nous avions connues dans l'histoire du CCI, une tendance au monolithisme avait joué un rôle fondamental. Dès que des divergences apparaissaient, certains militants commençaient à dire que nous ne pouvions plus travailler ensemble, que le CCI était devenu ou était en train de devenir une organisation bourgeoise, etc. alors que ces divergences pouvaient tout à fait, pour la plupart, être contenues au sein d'une organisation non monolithique. Pourtant, le CCI avait appris de la Fraction italienne de la Gauche communiste que même lorsqu'il y a des divergences concernent des principes fondamentaux, la clarification collective la plus profonde est nécessaire avant toute séparation organisationnelle. En ce sens, ces scissions étaient pour la plupart une manifestation des plus extrêmes d'un manque dans la culture du débat et même d'une vision monolithique. Cependant ces problèmes n'ont pas été éliminés par le départ des militants. C'était également l'expression d'une difficulté plus générale du CCI sur cette question car il y avait des confusions dans nos propres rangs qui peuvent conduire à des glissements vers le monolithisme, qui ont tendance à annihiler le débat plutôt qu'à le développer. Et ces confusions continuent d'exister. Il ne faut pas exagérer l'envergure de ces problèmes. Ce sont des confusions, des glissements qui apparaissent de façon ponctuelle. Mais l'histoire nous a montré, l'histoire du CCI mais aussi celle du mouvement ouvrier, que de petits glissements et de petites confusions peuvent devenir de grands et dangereux glissements si on ne comprend pas les racines des problèmes.

Dans l'histoire de la Gauche communisme, il existe des courants qui ont défendu et théorisé le monolithisme. Le courant bordiguiste en est une caricature. Le CCI au contraire est l'héritier de la tradition de la Fraction italienne et de la Gauche communiste de France qui ont été les adversaires les plus résolus du monolithisme et qui ont mis en pratique de manière très déterminée la culture du débat. Le CCI a été fondé sur cette compréhension qui est entérinée dans ses statuts. Pour cette raison, il est clair que, s'il subsiste encore des problèmes dans la pratique avec cette question, d'une façon générale aucun militant du CCI ne se prononce contre le développement d'une conception de culture du débat. Cela dit, il est nécessaire de signaler la persistance d'un certain nombre de faiblesses. La première de ces faiblesses est une tendance à poser chaque discussion en terme de conflit entre le marxisme et l'opportunisme, entre le bolchevisme et le menchevisme ou même de lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie. Une telle démarche n'aurait de sens que si nous avions la conception de l'invariance du programme communiste. Et là au moins le bordiguisme est conséquent : l'invariance et le monolithisme dont se revendique ce courant vont ensemble. Mais si nous acceptons que le marxisme n'est pas un dogme, que la vérité est relative, qu'elle n'est pas figée mais constitue un processus et donc que nous n'arrêtons jamais d'apprendre parce que la réalité elle-même change en permanence, alors il est évident que le besoin d'approfondir, mais aussi les confusions et même les erreurs, sont des étapes normales, voire nécessaires, pour arriver à la conscience de classe. Ce qui est décisif, c'est l'impulsion collective, la volonté et la participation active vers la clarification.

Il faut remarquer que cette démarche tendant à voir partout, dans tous les débats, la présence de l'opportunisme, c'est-à-dire une tendance vers des positions bourgeoises, peut conduire à une sorte de banalisation du danger de l'opportunisme, à mettre toutes les discussions sur le même niveau. L'expérience nous montre justement que, dans les rares discussions où les principes fondamentaux étaient remis en cause, on a souvent éprouvé des difficultés à le voir : si tout est opportunisme alors, en fin de compte, rien n'est opportunisme.

Une autre conséquence d'une telle démarche consistant à voir l'opportunisme et l'idéologie bourgeoise partout et dans tous les débats, c'est l'inhibition du débat. Les militants "n'ont plus le droit" d'avoir des confusions, de les exprimer ou de faire des erreurs parce que, immédiatement, on les verra, ou ils se verront eux-mêmes, comme des traîtres en puissance. Certains débats ont effectivement un caractère de confrontation entre les positions bourgeoises et les positions prolétariennes : c'est l'expression d'une crise et d'un danger de dégénérescence. Mais dans la vie du prolétariat ce n'est pas la règle générale. Si on met tous les débats sur ce plan, on peut finir avec l'idée que le débat lui-même est l'expression d'une crise.

Un autre problème qui, encore une fois, existe plus dans la pratique que de façon théorisée, consiste à adopter une démarche dans la discussion visant à convaincre les autres aussi vite que possible de la position correcte. C'est une attitude qui mène à l'impatience, à une tentative de monopoliser la discussion, à vouloir en quelque sorte "écraser l'adversaire" dans celle-ci. Une telle démarche conduit à une difficulté à écouter ce que disent les autres. C'est vrai que dans la vie en général, dans une société marquée par l'individualisme et la concurrence, il est difficile d'apprendre à écouter les autres. Mais ne pas écouter conduit à une attitude de fermeture vis-à-vis du monde, ce qui est tout à fait à l'opposé d'une attitude révolutionnaire. En ce sens, il est nécessaire de comprendre que le plus important dans un débat, c'est qu'il ait lieu, qu'il se développe, qu'il y ait une participation aussi large que possible et qu'une véritable clarification puisse émerger. En fin de compte, la vie collective du prolétariat, lorsqu'elle est capable de se développer, va apporter une clarification. La volonté de clarification est une caractéristique du prolétariat en tant que classe ; c'est son intérêt de classe. En particulier, elle exige la vérité et non pas la falsification. C'est pour cela que Rosa Luxemburg a mis en avant que la première tache des révolutionnaires est de dire ce qui est. Les attitudes de confusion ne sont pas la règle, ni même dominantes dans le CCI, mais elles existent et peuvent être dangereuses et ont besoin d'être dépassées. En particulier, il faut apprendre à dédramatiser les débats. La plupart des discussions au sein de l'organisation, et beaucoup de discussions que nous avons en dehors, ne sont pas des confrontations entres des positions bourgeoises et des positions prolétariennes. Ce sont des discussions où, sur la base de positions partagées et d'un but commun, nous approfondissons de façon collective dans une démarche allant de la confusion vers la clarté.

En fait, la capacité de développer une véritable culture du débat dans les organisations révolutionnaires est un des signes majeurs de leur appartenance à la classe ouvrière, de leur capacité à rester vivantes et en phase avec les besoins de celle-ci. Et une telle démarche n'est pas propre aux organisations communistes, elle appartient au prolétariat comme un tout : c'est aussi à travers ses propres discussions, notamment dans ses assemblées générales, que l'ensemble de la classe ouvrière est capable de tirer les leçons de ses expériences et d'avancer dans sa prise de conscience. Le sectarisme et le refus du débat qui, aujourd'hui, caractérisent malheureusement un certain nombre d'organisations du camp prolétarien ne sont nullement une preuve de leur "intransigeance" face à l'idéologie bourgeoise ou face à la confusion. C'est au contraire une manifestation de leur peur de défendre leurs propres positions et, en dernier ressort, la preuve d'un manque de conviction dans la validité de celles-ci.

Les interventions des groupes invités

Cette culture du débat a traversé l'ensemble des travaux du congrès. Et elle a été saluée comme telle par les délégations des groupes invités qui ont en même temps fait part de leur expérience et livré leurs propres réflexions :

C'est ainsi qu'un des camarades de la délégation venue de Corée a fait part de son "impression frappante face à l'esprit de fraternité, de débat, de relations de camaraderie auquel son expérience précédente ne l'avait pas habitué et qu'il nous envie". Un autre camarade de cette délégation a fait part de sa conviction que "la discussion sur la culture du débat serait fructueuse pour le développement de leur propre activité et qu'il était important que le CCI, de même que leur propre groupe, ne se voie pas comme 'seul au monde'."

Pour sa part, la délégation de Opop a tenu à "exprimer avec la plus grande fraternité un salut à ce congrès" et sa "satisfaction de participer à un événement d'une telle importance". Pour la délégation : "Ce congrès n'est pas seulement un événement important pour le CCI mais également pour la classe ouvrière comme un tout. Nous apprenons beaucoup avec le CCI. Nous avons beaucoup appris ces trois dernières années à travers les contacts que nous avons eus, les débats que nous avons menés ensemble au Brésil. Nous avons déjà participé au précédent congrès [celui de la section en France, l'an dernier] et nous avons pu constater le sérieux avec lequel le CCI traite le débat, sa volonté d'être ouvert pour le débat, de ne pas avoir peur du débat et de ne pas avoir peur de confronter des positions différentes des siennes. Au contraire, sa démarche est de susciter le débat et nous voulons remercier le CCI pour nous avoir fait connaître cette approche. De même, nous saluons la façon dont le CCI considère la question des nouvelles générations, actuelles et futures. Nous apprenons de cet héritage auquel se réfère le CCI et qui nous a été transmis par le mouvement ouvrier depuis qu'il existe." En même temps, la délégation a fait part de sa conviction que "le CCI avait également appris aux côtés de Opop", notamment lorsque sa délégation au Brésil a participé aux côtés d' Opop à une intervention dans une assemblée ouvrière dominée par les syndicats.

De son côté, le délégué de EKS a également souligné l'importance du débat dans le développement des positions révolutionnaires dans la classe, notamment pour les nouvelles générations :

"Pour commencer j'aimerais souligner l'importance des débats pour la nouvelle génération. Nous avons des jeunes éléments dans notre groupe et nous nous sommes politisés à travers le débat. Nous avons vraiment beaucoup appris du débat, en particulier parmi les jeunes éléments avec lesquels nous sommes en contact... Je pense que pour la jeune génération le débat sera à l'avenir un aspect très important de son développement politique. Nous avons rencontré un camarade qui venait d'un quartier ouvrier très pauvre d'Istanbul et qui était plus âgé que nous. Il nous a dit que dans le quartier d'où il venait les ouvriers voulaient toujours discuter. Mais les gauchistes qui faisaient du travail politique dans les quartiers ouvriers essayaient toujours de liquider le débat très vite pour passer aux 'choses pratiques', comme on peut s'y attendre. Je pense que la culture prolétarienne que l'on discute ici, maintenant, et que j'ai expérimentée dans ce congrès est une négation de la méthode gauchiste de discussion vue comme une compétition. Je voudrais faire quelques commentaires sur les débats entre les groupes internationalistes. Premièrement je pense qu'il est évident que de tels débats devraient être constructifs et fraternels autant que possible et que nous devrions toujours garder à l'esprit que les débats sont un effort collectif pour arriver à une clarification politique parmi les révolutionnaires. Et ce n'est absolument pas une compétition ou quelque chose qui pourrait créer de l'hostilité ou de la rivalité. Ça c'est la négation totale de l'effort collectif pour arriver à de nouvelles conclusions, pour se rapprocher de la vérité. Il est important aussi que le débat parmi les groupes internationalistes soit régulier autant que possible parce que cela aide beaucoup dans la clarification pour tous ceux qui sont impliqués internationalement. Je pense que c'est nécessaire aussi pour le débat d'être ouvert à tous les éléments prolétariens qui sont intéressés. Je pense aussi que c'est significatif que les débats soient publics pour les éléments révolutionnaires qui sont intéressés. Le débat n'est pas limité à ceux qui sont impliqués directement. Le débat lui-même, ce qui est discuté, sont d'une grande aide pour quelqu'un qui lit tout simplement. Par exemple je me souviens qu'il y a un certain temps j'avais très peur de débattre mais j'étais très intéressé à lire. Cette idée de lire les débats, les résultats, çà aide énormément et donc c'est très important que les débats qui ont lieu soient publics pour tous ceux que cela intéresse. C'est une façon très efficace de se développer théoriquement et politiquement."

Les interventions très chaleureuses des délégations des groupes invités n'avaient rien à voir avec une attitude de flatterie envers le CCI. C'est ainsi que les camarades de Corée ont porté un certain nombre de critiques aux travaux du congrès, regrettant notamment qu'il ne soit pas plus revenu sur l'expérience de notre intervention lors du mouvement contre le CPE en France ou que l'analyse de la situation économique de la Chine ne prenne pas plus en compte la situation sociale et les luttes de la classe ouvrière dans ce pays. L'ensemble des délégués du CCI a apporté une grande attention à ces critiques qui permettront à notre organisation aussi bien de mieux prendre en compte les préoccupations et les attentes des autres groupes du camp prolétarien que de stimuler notre effort pour approfondir nos analyses d'une question aussi importante que celle de la situation en Chine. Évidemment, les éléments et analyses que pourront apporter les autres groupes sur cette question, notamment des groupes d'Extrême-Orient, seront précieux pour notre propre travail.

D'ailleurs, au cours du congrès lui-même, les interventions des délégations ont constitué un apport important à notre compréhension de la situation mondiale, notamment lorsqu'elles ont donné des éléments précis concernant la situation dans leur propre pays. Nous ne pouvons pas dans le cadre de cet article reproduire intégralement les interventions des délégations dont des éléments vont figurer ultérieurement dans les articles de notre presse. Nous nous contenterons d'en signaler les éléments les plus marquants. Concernant la lutte de classe, le délégué de EKS a insisté sur le fait qu'après la défaite des combats massifs de 1989, il y avait aujourd'hui une reprise des luttes ouvrières, une vague de grèves avec des occupations d'usines, face à une situation économique qui est dramatique pour les travailleurs. Devant cette situation, les syndicats ne se contentent pas seulement de saboter les luttes comme ils le font partout, mais ils essaient également de développer le nationalisme parmi les ouvriers en menant campagne sur le thème de la "Turquie séculaire". Pour sa part, la délégation de Opop a signalé que, du fait du lien entre les syndicats et le gouvernement actuel (puisque le président Lula était le principal dirigeant syndical du pays), il existe une tendance aux luttes en dehors du cadre syndical officiel, une "rébellion de la base", comme s'était lui-même nommé le mouvement dans le secteur des banques, en 2003. Les nouvelles attaques économiques que prépare le gouvernement Lula vont évidemment pousser la classe ouvrière à poursuivre ses combats, même si les syndicats adoptent une attitude beaucoup plus "critique" vis-à-vis de Lula.

Une autre contribution importante des délégations de Opop et EKS au congrès a concerné la politique impérialiste de la Turquie et du Brésil. C'est ainsi que Opop a donné des éléments permettant de mieux comprendre le positionnement de ce pays qui, d'un côté se montre un fidèle allié de la politique américaine en tant que "gendarme du monde" (notamment avec une présence militaire à Timor et a Haïti, pays où il assure le commandement des forces étrangères) mais qui, en même temps, tente de développer sa propre diplomatie, avec des accords bilatéraux, notamment en direction de la Russie (à qui elle achète des avions), de l'Inde et de la Chine (dont les produits industriels sont concurrents de la production brésilienne). Par ailleurs, le Brésil développe une politique de puissance impérialiste régionale où elle tente d'imposer ses conditions à des pays comme la Bolivie ou le Paraguay. Quant au camarade de EKS, il a fait une intervention très intéressante sur les tenants et aboutissants de la vie politique de la bourgeoisie turque (notamment les enjeux du conflit entre le secteur "islamiste" et le secteur "laïc") et de ses ambitions impérialistes. Encore une fois ne nous ne pouvons reproduire cette intervention dans cet article. Nous voulons seulement souligner l'idée essentielle figurant dans la conclusion de cette intervention : le risque que, dans une région voisine d'une des zones où se déchaînent avec le plus de violence les conflits impérialistes, notamment en Irak, la bourgeoisie turque ne s'engage dans une spirale militaire dramatique, faisant payer encore plus à sa classe ouvrière le prix des contradictions du capitalisme.

Les interventions des délégations des groupes invités ont constitué, à côté de celles des délégations des sections du CCI, un apport de premier plan aux travaux de l'ensemble du congrès et à sa réflexion sur toutes les questions, lui permettant de "synthétiser la situation mondiale" comme l'a remarqué la délégation du SPA de Corée. En fait, comme nous le signalions au début de cet article, une des clés de l'importance de ce congrès a été la participation des groupes invités ; cette participation a constitué un des éléments majeurs de sa réussite et de l'enthousiasme qui était partagé par toutes ses délégations au moment de sa clôture

oOo

A quelques jours d'intervalle se sont tenues deux réunions internationales : le sommet du G8 et le congrès du CCI. Évidemment, il existe des différences quant à l'ampleur et à l'impact immédiat de ces deux rencontres mais il vaut la peine de souligner combien est frappant le contraste entre elles, tant du point de vue des circonstances, que des buts et du mode de fonctionnement. D'un côté il y a avait une réunion derrière des fils de fer barbelés, un déploiement policier sans précédent et la répression, une réunion où les déclarations sur la "sincérité des débats", sur la "paix" et sur "l'avenir de l'humanité" n'étaient qu'un écran de fumée destiné à masquer les antagonismes entre États capitalistes, à préparer de nouvelles guerres et à préserver un système qui n'offre aucun avenir à l'humanité. De l'autre, il y avait une réunion de révolutionnaires de 15 pays combattant tous les écrans de fumée, tous les faux-semblants, menant des débats réellement fraternels, avec un profond esprit internationaliste, afin de contribuer à la seule perspective capable de sauver l'humanité : la lutte internationale et unie de la classe ouvrière en vue de renverser le capitalisme et d'instaurer la société communiste.

Nous savons que le chemin qui y conduit est encore long et difficile mais le CCI est convaincu que son 17e congrès constitue une étape très importante sur ce chemin.

CCI



[1] Voir notre article "Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir" [4] dans la Revue Internationale n° 123.

[2] Opop : Oposição Operária, Opposition Ouvrière. Il s'agit d'un groupe implanté dans plusieurs villes du Brésil qui s'est constitué au début des années 1990, notamment avec des éléments en rupture avec la CUT (Centrale syndicale) et le Parti des Travailleurs de Lula (actuel président de ce pays) pour rejoindre les positions du prolétariat, notamment sur la question essentielle de l'internationalisme, mais aussi sur la question syndicale (dénonciation de ces organes comme instruments de la classe bourgeoise) et parlementaire (dénonciation de la mascarade "démocratique"). C'est un groupe actif dans les luttes ouvrières (notamment dans le secteur des banques) avec qui le CCI entretient des discussions fraternelles depuis plusieurs années (notre site en langue portugaise a notamment publié un compte-rendu de notre débat sur le matérialisme hisorique).Par ailleurs, nos deux organisations ont organisé plusieurs réunions publiques communes au Brésil (voir notamment à ce sujet Quatre interventions publiques du CCI au Brésil : Un renforcement des positions prolétariennes au Brésil" [5] dans Révolution Internationale n° 365) et ont publié une prise de position commune sur la situation sociale de ce pays. Une délégation de Opop était déjà présente lors du 17e congrès de notre section en France, au printemps 2006 (voir notre article : "17e Congrès de RI : l'organisation révolutionnaire à l'épreuve de la lutte de classe" [6] dans RI n° 370).

[3] SPA : Socialist Political Alliance, Alliance Politique Socialiste. C'est un groupe qui s'est donné comme tâche de faire connaître en Corée les positions de la Gauche communiste (notamment à travers la traduction de certains de ses textes fondamentaux) et d'animer dans ce pays, et aussi internationalement, les discussions entre groupes et éléments autour de ces positions. Le SPA a organisé en octobre 2006 une conférence internationale où le CCI, qui menait des discussions avec cette organisation depuis près d'un an, a envoyé une délégation (voir notre article "Rapport sur la conférence en Corée - octobre 2006" [7] dans la Revue Internationale n° 129). Il faut noter que les participants à cette conférence, qui s'est tenue juste après les essais nucléaires de la Corée du Nord, ont adopté une "Déclaration internationaliste depuis la Corée contre la menace de guerre" (voir RI n° 374 [8]).

[4] EKS : Enternasyonalist Komünist Sol, Gauche Communiste Internationaliste ; groupe constitué récemment en Turquie, qui se situe résolument sur les positions de la Gauche communiste et dont nous avons publié des prises de position [9].

[5] Sur ces conférences internationales voir notre article "Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) - Leçons d'une expérience pour le milieu prolétarien" [10] dans la Revue Internationale n° 122). Le sabotage de ces conférences par les groupes qui allaient constituer le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) n'avait cependant pas empêché le CCI d'inviter cette organisation à son 13e congrès, en 1999. En effet, nous avions pensé que la gravité des enjeux impérialistes au cœur de l'Europe (c'était le moment des bombardements de la Serbie par les armées de l'OTAN) méritait que les groupes révolutionnaires laissent leurs griefs de côté pour se retrouver en un même lieu afin d'examiner ensemble les implications du conflit et, éventuellement, de produire une déclaration commune. Malheureusement, le BIPR avait décliné cette invitation.

[6] Puisque Internasyonalismo était présent politiquement, même si sa délégation n'avait pu être présente physiquement.

[7] Voir à ce sujet nos articles "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels" et "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période" dans les numéros 110 [11] et 114 [12] de la Revue Internationale.

[8] Voir "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" ainsi que "Marxisme et éthique" dans les numéros 111 [13], 112 [14], 127 [15] et 128 [16] de la Revue internationale.

 

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [17]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [18]

17e congrès du CCI : résolution sur la situation internationale

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Décadence et décomposition du capitalisme

1) Un des éléments les plus importants déterminant la vie actuelle de la société capitaliste est l'entrée de celle-ci dans sa phase de décomposition. Le CCI a déjà, depuis la fin des années 1980, rendu compte des causes et des caractéristiques de cette phase de décomposition de la société. Il a notamment mis en évidence les faits suivants :

a) La phase de décomposition du capitalisme est partie intégrante de la période de décadence de ce système inaugurée avec la Première Guerre mondiale (comme la grande majorité des révolutionnaires l'avait mis en évidence à ce moment-là). A ce titre, elle conserve les principales caractéristiques propres à la décadence du capitalisme, auxquelles viennent s'ajouter des caractéristiques nouvelles et inédites dans la vie de la société.

b) Elle constitue la phase ultime de cette décadence, celle où non seulement se cumulent les traits les plus catastrophiques de ses phases précédentes, mais où l'on assiste à un véritable pourrissement sur pied de l'ensemble de l'édifice social.

c) Ce sont pratiquement tous les aspects de la société humaine qui sont affectés par la décomposition, et particulièrement ceux qui sont déterminants pour la survie même de celle-ci comme les conflits impérialistes et la lutte de classe. En ce sens, c'est avec en toile de fond la phase de décomposition et ses caractéristiques fondamentales qu'il convient d'examiner le moment présent de la situation internationale sous ses aspects majeurs : la crise économique du système capitaliste, les conflits au sein de la classe dominante, et particulièrement sur l'arène impérialiste, et enfin la lutte entre les deux classes fondamentales de la société, bourgeoisie et prolétariat.

2) Paradoxalement, la situation économique du capitalisme est l'aspect de cette société qui est le moins affecté par la décomposition. Il en est ainsi principalement parce que c'est justement cette situation économique qui détermine, en dernière instance, les autres aspects de la vie de ce système, y compris ceux qui relèvent de la décomposition. A l'image des autres modes de production qui l'ont précédé, le mode de production capitaliste, après avoir connu une période d'ascendance qui culmine à la fin du 19e siècle, est entré à son tour, au début du 20e, dans la période de sa décadence. A l'origine de cette décadence, comme pour celle des autres systèmes économiques, se trouve l'inadéquation croissante entre le développement des forces productives et les rapports de production. Concrètement, dans le cas du capitalisme, dont le développement est conditionné par la conquête de marchés extra capitalistes, la Première Guerre mondiale constitue la première manifestation significative de sa décadence. En effet, avec la fin de la conquête coloniale et économique du monde par les métropoles capitalistes, celles-ci sont conduites à s'affronter entre elles pour se disputer leurs marchés respectifs. Dès lors, le capitalisme est entré dans une nouvelle période de son histoire qualifiée par l'Internationale communiste en 1919 comme celle des guerres et des révolutions. L'échec de la vague révolutionnaire qui avait surgi de la Première Guerre mondiale a ainsi ouvert la porte à des convulsions croissantes de la société capitaliste : la grande dépression des années 1930 et sa conséquence, la Seconde Guerre mondiale bien plus meurtrière et barbare encore que la Première. La période qui a suivi, qualifiée par certains "experts" bourgeois de "Trente Glorieuses", a vu le capitalisme donner l'illusion qu'il avait réussi à surmonter ses contradictions mortelles, illusion qui a été partagée par des courants qui pourtant se réclamaient de la révolution communiste. En réalité, cette période de "prospérité" résultant à la fois d'éléments circonstanciels et des mesures palliatives aux effets de la crise économique, a de nouveau laissé la place à la crise ouverte du mode de production capitaliste à la fin des années 1960, avec une forte aggravation à partir du milieu des années 1970. Cette crise ouverte du capitalisme débouchait de nouveau vers l'alternative déjà annoncée par l'Internationale communiste : guerre mondiale ou développement des luttes ouvrières en direction du renversement du capitalisme. La guerre mondiale, contrairement à ce que pensent certains groupes de la Gauche communiste, ne constitue nullement une "solution" à la crise du capitalisme, permettant à celui-ci de se "régénérer", de renouer avec une croissance dynamique. C'est l'impasse dans laquelle se trouve ce système, l'aiguisement des tensions entre secteurs nationaux du capitalisme qui débouche sur une fuite en avant irrépressible sur le plan militaire dont l'aboutissement final est la guerre mondiale. Effectivement, conséquence de l'aggravation des convulsions économiques du capitalisme, les tensions impérialistes ont connu à partir des années 1970 une aggravation certaine. Cependant, elles n'ont pu déboucher sur la guerre mondiale du fait même du surgissement historique de la classe ouvrière à partir de 1968 en réaction aux premières atteintes de la crise. En même temps, si elle avait été capable de contrecarrer la seule perspective possible de la bourgeoisie (si l'on peut parler de "perspective"), la classe ouvrière, au-delà d'une combativité inconnue depuis des décennies, n'a pu mettre en avant sa propre perspective, la révolution communiste. C'est justement cette situation où aucune des deux classes déterminantes de la société ne peut présenter de perspective à cette dernière, où la classe dominante en est réduite à "gérer" au jour le jour et au coup par coup l'enfoncement de son économie dans une crise insurmontable, qui est à l'origine de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition.

3) Une des manifestations majeures de cette absence de perspective historique est le développement du "chacun pour soi" qui affecte tous les niveaux de la société, depuis les individus jusqu'aux États. Cependant, l'on ne peut considérer qu'il y ait, sur le plan de la vie économique du capitalisme, de changement majeur dans ce domaine depuis l'entrée de la société dans sa phase de décomposition. En fait, le "chacun pour soi", la "concurrence de tous contre tous", sont des caractéristiques congénitales du mode de production capitaliste. Ces caractéristiques, il a dû les tempérer lors de l’entrée dans sa période de décadence par une intervention massive de l’État dans l’économie mise en place dès la Première Guerre mondiale et qu’il a réactivées dans les années 30, notamment avec les politiques fascistes ou keynésiennes. Cette intervention de l’État a été complétée, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, par la mise en place d’organismes internationaux, tels le FMI, la Banque mondiale et l’OCDE et, ultérieurement, la Communauté économique européenne (ancêtre de l’Union européenne actuelle) afin d’empêcher que les contradictions économiques n’aboutissent à une débandade générale comme ce fut le cas à la suite du "jeudi noir" de 1929. Aujourd'hui, malgré tous les discours sur le "triomphe du libéralisme", sur le "libre exercice des lois du marché", les États n'ont renoncé ni à l'intervention dans l'économie de leurs pays respectifs, ni à l'utilisation des structures chargées de réguler quelque peu les rapports entre eux en en créant même de nouvelles, telle l'Organisation mondiale du commerce. Cela dit, ni ces politiques, ni ces organismes, s'ils ont permis de ralentir de façon significative le rythme d'enfoncement du capitalisme dans la crise, n'ont permis de venir à bout de celle-ci malgré les présents discours saluant les niveaux "historiques" de croissance de l'économie mondiale et les performances extraordinaires des deux géants asiatiques, l'Inde et surtout la Chine.

Crise économique : l'emballement de la fuite en avant dans l'endettement

4) Les bases sur lesquelles reposent les taux de croissance du PIB mondial aux cours des dernières années, et qui provoquent l’euphorie des bourgeois et de leurs laquais intellectuels, ne sont pas fondamentalement nouvelles. Elles sont les mêmes que celles qui ont permis d’empêcher que la saturation des marchés à l’origine de la crise ouverte à la fin des années 60 ne provoque un étouffement complet de l’économie mondiale et se résument dans un endettement croissant. A l’heure actuelle, la "locomotive" principale de la croissance mondiale est constituée par les énormes déficits de l'économie américaine, tant au niveau de son budget d'État que de sa balance commerciale. En réalité, il s'agit là d'une véritable fuite en avant qui, loin de permettre une solution définitive aux contradictions du capitalisme ne fait que lui préparer des lendemains encore plus douloureux et notamment des ralentissements brutaux de la croissance, comme celui-ci en a connus depuis plus de trente ans. Dès à présent, d'ailleurs, les menaces qui s'amoncellent sur le secteur des logements aux États-Unis, un des moteurs de l'économie américaine, et qui portent avec elles le danger de faillites bancaires catastrophiques, sème le trouble et l'inquiétude dans les milieux économiques. Cette inquiétude est renforcée par la perspective d'autres faillites touchant les "hedge funds" (fonds spéculatifs) faisant suite à celle d’Amaranth, en octobre 2006. La menace est d'autant plus sérieuse que ces organismes, dont la raison d'être est de réaliser de forts profits à court terme en jouant sur les variations des taux de change ou des cours des matières premières, ne sont nullement des francs tireurs en marge du système financier international. Ce sont en réalité les institutions financières les plus "sérieuses" qui placent une partie de leurs avoirs dans ces "hedge funds". De même, les sommes investies dans ces organismes sont considérables au point d'égaler le PIB annuel d'un pays comme la France et elles servent de "levier" à des mouvements de capitaux encore bien plus considérables (près de 700 000 milliards de dollars en 2002, soit 20 fois plus que les transactions sur les biens et services, c'est-à-dire des produits "réels"). Et ce ne sont pas les péroraisons des "alter mondialistes" et autres pourfendeurs de la "financiarisation" de l'économie qui y changeront quoi que ce soit. Ces courants politiques voudraient un capitalisme "propre", "équitable", tournant notamment le dos à la spéculation. En réalité, celle-ci n'est nullement le fait d'un "mauvais" capitalisme qui "oublie" sa responsabilité d'investir dans des secteurs réellement productifs. Comme Marx l'a établi depuis le 19e siècle, la spéculation résulte du fait que, dans la perspective d'un manque de débouchés suffisants pour les investissements productifs, les détenteurs de capitaux préfèrent les faire fructifier à court terme dans une immense loterie, une loterie qui transforme aujourd'hui le capitalisme en un casino planétaire. Vouloir que le capitalisme renonce à la spéculation dans la période actuelle est aussi réaliste que de vouloir que les tigres deviennent végétariens (ou que les dragons cessent de cracher du feu).

5) Les taux de croissance exceptionnels que connaissent à l'heure actuelle des pays comme l'Inde et surtout la Chine ne constituent en aucune façon une preuve d'un "nouveau souffle" de l'économie mondiale, même s'ils ont contribué pour une part non négligeable à la croissance élevée de celle-ci au cours de la dernière période. A la base de cette croissance exceptionnelle, c'est à nouveau la crise du capitalisme que, paradoxalement, l'on retrouve. En effet, cette croissance tire sa dynamique essentielle de deux facteurs : les exportations et les investissements de capitaux provenant des pays les plus développés. Si les réseaux commerciaux de ces derniers se tournent de plus en plus vers la distribution de biens fabriqués en Chine, en lieu et place de produits fabriqués dans les "vieux" pays industriels, c'est qu'ils peuvent les vendre à des prix bien plus bas, ce qui devient une nécessité absolue au moment d'une saturation croissante des marchés et donc d'une compétition commerciale de plus en plus exacerbée, en même temps qu'un tel processus permet de réduire le coût de la force de travail des salariés des pays capitalistes les plus développés. C'est à cette même logique qu'obéit le phénomène des "délocalisations", le transfert des activités industrielles des grandes entreprises vers des pays du Tiers-monde, où la main-d'œuvre est incomparablement moins chère que dans les pays les plus développés. Il faut d'ailleurs noter que si l'économie chinoise bénéficie de ces "délocalisations" sur son propre territoire, elle-même tend à son tour à les pratiquer en direction de pays où les salaires sont encore plus faibles, notamment en Afrique.

6) En fait, l'arrière plan de la "croissance à 2 chiffres" de la Chine, et notamment de son industrie, est celui d'une exploitation effrénée de la classe ouvrière de ce pays qui connaît souvent des conditions de vie comparables à celles de la classe ouvrière anglaise de la première moitié du 19e siècle dénoncées par Engels dans son ouvrage remarquable de 1844. En soi, ce n'est pas un signe de la faillite du capitalisme puisque c'est sur la base d'une exploitation aussi barbare du prolétariat que ce système s'est lancé à la conquête du monde. Cela dit, il existe des différences fondamentales entre la croissance et la condition ouvrière dans les premiers pays capitalistes au 19e siècle et celles de la Chine d'aujourd'hui :

- dans les premiers, l'augmentation des effectifs de la classe ouvrière industrielle dans tel ou tel pays n'a pas correspondu à leur réduction dans les autres : c'est de façon parallèle que se sont développés les secteurs industriels dans des pays comme l'Angleterre, la France, l'Allemagne ou les États-Unis. En même temps, notamment grâce aux luttes de résistance du prolétariat, les conditions de vie de celui-ci ont connu une amélioration progressive tout au long de la seconde moitié du 19e siècle ;

- dans le cas de la Chine d'aujourd'hui, la croissance de l'industrie de ce pays (comme dans d'autres pays du Tiers-monde), se fait au détriment de nombreux secteurs industriels des pays de vieux capitalisme qui disparaissent progressivement ; en même temps, les "délocalisations" sont les instruments d'une attaque en règle contre la classe ouvrière de ces pays, attaque qui a commencé bien avant que celles-ci ne deviennent une pratique courante mais qui permet de l'intensifier encore en termes de chômage, de déqualification, de précarité et de baisse de leur niveau de vie.

Ainsi, loin de représenter un "nouveau souffle" de l'économie capitaliste, le "miracle chinois" et d'un certain nombre d'autres économies du Tiers-monde n'est pas autre chose qu'un avatar de la décadence du capitalisme. En outre, l'extrême dépendance de l'économie chinoise à l'égard de ses exportations constitue un facteur certain de fragilité face à une rétractation de la demande de ses clients actuels, rétractation qui ne saurait manquer d'arriver, notamment lorsque l'économie américaine sera contrainte de remettre de l'ordre dans l'endettement abyssal qui lui permet à l'heure actuelle de jouer le rôle de "locomotive" de la demande mondiale. Ainsi, tout comme le "miracle" représenté par les taux de croissance à deux chiffres des "tigres" et "dragons" asiatiques avait connu une fin douloureuse en 1997, le "miracle" chinois d'aujourd'hui, même s'il n'a pas des origines identiques et s'il dispose d'atouts bien plus sérieux, sera amené, tôt ou tard, à se heurter aux dures réalités de l'impasse historique du mode de production capitaliste.

L'aggravation des tensions impérialistes et du chaos

7) La vie économique de la société bourgeoise, ne peut échapper, dans aucun pays, aux lois de la décadence capitaliste, et pour cause : c'est d'abord sur ce plan que se manifeste cette décadence. Néanmoins, pour cette même raison, les manifestations majeures de la décomposition épargnent pour l'heure la sphère économique. On ne peut en dire autant de la sphère politique de la société capitaliste, notamment celle des antagonismes entre secteurs de la classe dominante et tout particulièrement celle des antagonismes impérialistes. En fait, la première grande manifestation de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition concernait justement le domaine des conflits impérialistes : il s'agit de l'effondrement, à la fin des années 1980, du bloc impérialiste de l'Est qui a provoqué rapidement la disparition du bloc occidental. C'est en premier lieu sur le plan des relations politiques, diplomatiques et militaires entre États que s'exprime aujourd'hui le "chacun pour soi", caractéristique majeure de la phase de décomposition. Le système des blocs contenait le danger d'une troisième guerre mondiale, issue qui n'aurait manqué de survenir si le prolétariat mondial n'avait été capable d'y faire obstacle dès la fin des années 1960. Néanmoins, il représentait une certaine "organisation" des tensions impérialistes, notamment par la discipline imposée au sein de chacun des deux camps par sa puissance dominante. La situation qui s'est ouverte en 1989 est toute différente. Certes, le spectre de la guerre mondiale a cessé de menacer la planète mais, en même temps, on a assisté à un déchaînement des antagonismes impérialistes et des guerres locales avec une implication directe des grandes puissances, à commencer par la première d'entre elles, les États-Unis. Il revenait à ce pays, qui s'est investi depuis des décennies du rôle de "gendarme du monde", de poursuivre et renforcer ce rôle face au nouveau "désordre mondial" issu de la fin de la guerre froide. En réalité, s'il a pris à cœur ce rôle, ce n'est nullement pour contribuer à la stabilité de la planète mais fondamentalement pour tenter de rétablir son leadership sur celle-ci, un leadership sens cesse remis en cause, y compris et notamment par ses anciens alliés, du fait qu'il n'existe plus le ciment fondamental de chacun des blocs impérialistes, la menace d'un bloc adverse. En l'absence définitive de la "menace soviétique", le seul moyen pour la puissance américaine d'imposer sa discipline est de faire étalage de ce qui constitue sa force principale, l'énorme supériorité de sa puissance militaire. Ce faisant, la politique impérialiste des États-Unis est devenue un des principaux facteurs de l'instabilité du monde. Depuis le début des années 1990 les exemples ne manquent pas : la première guerre du Golfe, celle de 1991, visait à resserrer les liens, qui commençaient à disparaître, entre les anciens alliés du bloc occidental (et non pas à "faire respecter le droit international" bafoué par l'annexion irakienne du Koweït qui avait été présenté comme prétexte). Peu après, à propos de la Yougoslavie, l'unité entre les principaux anciens alliés du bloc occidental volait en éclats : l'Allemagne avait mis le feu aux poudres en poussant la Slovénie et la Croatie à se déclarer indépendantes, la France et la Grande-Bretagne nous servaient un remake de "l'Entente cordiale" du début du 20e siècle en soutien des intérêts impérialistes de la Serbie alors que les États-Unis se présentaient comme les parrains des musulmans de Bosnie.

8) La faillite de la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, à imposer de façon durable son autorité, y compris à la suite de ses différentes opérations militaires, l'a conduite à rechercher un nouvel "ennemi" du "monde libre" et de la "démocratie", capable de ressouder derrière elle les principales puissances du monde, notamment celles qui avaient été ses alliées : le terrorisme islamique. Les attentats du 11 septembre 2001, dont il apparaît de plus en plus clairement (y compris aux yeux de plus d'un tiers de la population américaine et de la moitié des habitants de New York) qu'ils avaient été voulus, sinon préparés, par l'appareil d'état américain, devaient servir de point de départ de cette nouvelle croisade. Cinq ans après, l'échec de cette politique est patent. Si les attentats du 11 septembre ont permis aux États-Unis d'impliquer des pays comme la France et l'Allemagne dans leur intervention en Afghanistan, ils n'ont pas réussi à les entraîner dans leur aventure irakienne de 2003, réussissant même à susciter une alliance de circonstance entre ces deux pays et la Russie contre cette dernière intervention. Par la suite, certains de leurs "alliés" de la première heure au sein de la "coalition" qui est intervenue en Irak, tels l'Espagne et l'Italie, ont quitté le navire. Au final, la bourgeoisie américaine n'a atteint aucun des objectifs qu'elle s'était fixés officiellement ou officieusement : l'élimination des "armes de destruction de masse" en Irak, l'établissement d'une "démocratie" pacifique dans ce pays, la stabilisation et un retour à la paix de l'ensemble de la région sous l'égide américaine, le recul du terrorisme, l'adhésion de la population américaine aux interventions militaires de son gouvernement.

La question des "armes de destruction massive" a été réglée rapidement : très vite, il a été clair que les seules qui étaient présentes en Irak étaient celles apportées par la "coalition", ce qui, évidemment, a mis en évidence les mensonges de l'administration Bush pour "vendre" son projet d'invasion de ce pays.

Quant au recul du terrorisme, on peut constater que l'invasion en Irak ne lui a nullement coupé les ailes mais a constitué, au contraire, un puissant facteur de son développement, tant en Irak même que dans d'autres parties du monde, y compris dans les métropoles capitalistes, comme on a pu le voir à Madrid en mars 2004 et à Londres en juillet 2005.

Ainsi, l'établissement d'une "démocratie" pacifique en Irak s'est soldé par la mise en place d'un gouvernement fantoche qui ne peut conserver le moindre contrôle du pays sans le soutien massif des troupes américaines, "contrôle" qui se limite à quelques "zones de sécurité", laissant dans le reste du pays le champ libre aux massacres entre communautés chiites et sunnites ainsi qu'aux attentats terroristes qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes depuis le renversement de Saddam Hussein.

La stabilisation et la paix au Proche et Moyen-Orient n'ont jamais paru aussi éloignées : dans le conflit cinquantenaire entre Israël et la Palestine, ces dernières années ont vu une aggravation continue de la situation que les affrontements inter palestiniens entre Fatah et Hamas, de même que le discrédit considérable du gouvernement israélien ne peuvent que rendre encore plus dramatiques. La perte d'autorité du géant américain dans la région, suite à son échec cuisant en Irak, n'est évidemment pas étrangère à l'enlisement et la faillite du "processus de paix" dont il est le principal parain.

Cette perte d'autorité est également en partie responsable des difficultés croissantes des forces de l'OTAN en Afghanistan et de la perte de contrôle du gouvernement Karzaï sur le pays face aux Talibans.

Par ailleurs, l'audace croissante dont fait preuve l'Iran sur la question des préparatifs en vue d'obtenir l'arme atomique est une conséquence directe de l'enlisement des États-Unis en Irak qui leur interdit toute autre intervention militaire.

Enfin, la volonté de la bourgeoisie américaine de surmonter définitivement le "syndrome du Vietnam", c'est-à-dire la réticence au sein de la population des États-Unis face à l'envoi de soldats sur des champs de bataille, a abouti au résultat inverse à celui qui était escompté. Si, dans un premier temps, l'émotion provoquée par les attentats du 11 septembre avait permis un renforcement massif au sein de cette population des sentiments nationalistes, de la volonté d'une "union nationale" et de la détermination à s'impliquer dans la "guerre contre le terrorisme", le rejet de la guerre et de l'envoi des soldats américains sur les champs de bataille est revenu en force au cours des dernières années.

Aujourd'hui, en Irak, la bourgeoisie américaine se trouve dans une véritable impasse. D'un côté, tant du point de vue strictement militaire que du point de vue économique et politique, elle n'a pas les moyens d'engager dans ce pays les effectifs qui pourraient éventuellement lui permettre d'y "rétablir l'ordre". De l'autre, elle ne peut pas se permettre de se retirer purement et simplement d'Irak sans, d'une part, afficher encore plus ouvertement la faillite totale de sa politique et, d'autre part, ouvrir les portes à une dislocation de l'Irak et à la déstabilisation encore bien plus considérable de l'ensemble de la région.

9) Ainsi le bilan du mandat Bush fils est certainement un des plus calamiteux de toute l'histoire des États-Unis. L'accession en 2001 à la tête de l'État américain des "neocons" a représenté une véritable catastrophe pour la bourgeoisie américaine. La question qui se pose est : comment a-t-il été possible que la première bourgeoisie du monde ait fait appel à cette bande d'aventuriers irresponsables et incompétents pour diriger la défense de ses intérêts ? Quelle est la cause de cet aveuglement de la classe dominante du principal pays capitaliste ? En fait, l'arrivée de l'équipe Cheney, Rumsfeld et compagnie aux rênes de l'État n'était pas le simple fait d'une monumentale "erreur de casting" de la part de cette classe. Si elle a aggravé considérablement la situation des États-Unis sur le plan impérialiste, c'était déjà la manifestation de l'impasse dans laquelle se trouvait ce pays confronté à une perte croissante de son leadership, et plus généralement au développement du "chacun pour soi" dans les relations internationales qui caractérise la phase de décomposition.

La meilleure preuve de cela est bien le fait que la bourgeoisie la plus habile et intelligente du monde, la bourgeoisie britannique, s'est elle-même laissé entraîner dans l'impasse de l'aventure irakienne. Un autre exemple de cette propension aux choix impérialistes calamiteux de la part des bourgeoisies les plus "efficaces", de celles qui avaient réussi jusqu'à présent à manier avec maestria l'emploi de leur puissance militaire, nous est donné, à une moindre échelle, par l'aventure catastrophique d'Israël au Liban au cours de l'été 2006, une offensive qui, avec le feu vert des "stratèges" de Washington, visait à affaiblir le Hezbollah et qui a réussi le tour de force de renforcer ce parti.

La destruction accélérée de l'environnement

10) Le chaos militaire qui se développe de par le monde, plongeant de vastes régions dans un véritable enfer et la désolation, notamment au Moyen-Orient mais aussi et surtout en Afrique, n'est pas la seule manifestation de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme ni, à terme, la plus menaçante pour l'espèce humaine. Aujourd'hui, il est devenu clair que le maintien du système capitaliste tel qu'il a fonctionné jusqu'à présent porte avec lui la perspective de la destruction de l'environnement qui avait permis l'ascension de l'humanité. La poursuite de l'émission des gaz à effet de serre au rythme actuel, avec le réchauffement de la planète qui en résulte, annonce le déchaînement de catastrophes climatiques sans précédent (canicules, ouragans, désertification, inondations…) avec tout un cortège de calamités humaines effrayantes (famines, déplacement de centaines de millions d'êtres humain, surpopulation dans les régions les plus épargnées…). Face aux premiers effets visibles de cette dégradation de l'environnement, les gouvernements et les secteurs dirigeants de la bourgeoisie ne peuvent plus cacher aux yeux des populations la gravité de la situation et l'avenir catastrophique qui s'annonce. Désormais, les bourgeoisies les plus puissantes et la presque totalité des partis politiques bourgeois se peignent de vert pour promettre qu'ils vont prendre les mesures pour épargner à l'humanité la catastrophe annoncée. Mais il en est du problème de la destruction de l'environnement comme de celui de la guerre : tous les secteurs de la bourgeoisie se déclarent CONTRE cette dernière, mais cette classe, depuis que le capitalisme est entré en décadence est incapable de garantir la paix. Et ce n'est nullement là une question de bonne ou mauvaise volonté (même si derrière les secteurs qui poussent le plus à la guerre on peut trouver les intérêts les plus sordides). Même les dirigeants bourgeois les plus "pacifistes" ne peuvent échapper à une logique objective qui lamine leurs velléités "humanistes" ou la "raison". De la même façon, la "bonne volonté" affichée de façon croissante par les dirigeants de la bourgeoisie vis-à-vis de la protection de l'environnement, même lorsqu'elle n'est pas un simple argument électoral, ne pourra rien contre les contraintes de l'économie capitaliste. S'attaquer efficacement au problème de l'émission des gaz à effet de serre suppose des bouleversements considérables dans les secteurs de la production industrielle, de la production d'énergie, des transports, de l'habitat et donc des investissements massifs et prioritaires dans tous ces secteurs. De même, cela suppose de remettre en cause des intérêts économiques considérables, tant au niveau d'immenses entreprises qu'au niveau des états. Concrètement, si un État prenait à son niveau les dispositions nécessaires pour apporter une contribution efficace à la solution du problème, il se verrait immédiatement pénalisé de façon catastrophique face à la compétition sur le marché mondial. Il en est des États face aux mesures à prendre pour combattre le réchauffement climatique comme des bourgeois face aux augmentations des salaires ouvriers. Ils sont tous POUR de telles mesures… chez les autres. Tant que survivra le mode de production capitaliste, l'humanité est condamnée à subir de façon croissante les calaminés en tous ordres que ce système à l'agonie ne peut éviter de lui imposer, des calamités qui menacent l'existence même de celle-ci.

Ainsi, comme le CCI l'avait mis en évidence il y a plus de 15 ans, le capitalisme en décomposition porte avec lui des menaces considérables pour la survie de l'espèce humaine. L'alternative annoncée par Engels à la fin du 19e siècle, socialisme ou barbarie, est devenue tout au long du 20e siècle une sinistre réalité. Ce que le 21e siècle nous offre comme perspective, c'est tout simplement socialisme ou destruction de l'humanité. Voila l'enjeu véritable auquel se confronte la seule force de la société en mesure de renverser le capitalisme, la classe ouvrière mondiale.

La poursuite des combats de la classe ouvrière et de la maturation de sa conscience

11) A cet enjeu, le prolétariat s'y est déjà confronté, comme on l'a vu, depuis plusieurs décennies puisque c'est son surgissement historique à partir de 1968, mettant fin à la plus profonde contre-révolution de son histoire, qui a empêché le capitalisme d'apporter sa propre réponse à la crise ouverte de son économie, la guerre mondiale. Pendant deux décennies, les luttes ouvrières se sont poursuivies, avec des hauts et des bas, avec des avancées et des reculs, permettant aux travailleurs d'acquérir toute une expérience de la lutte, et notamment du rôle de sabotage qui revient aux syndicats. En même temps, la classe ouvrière a été soumise de façon croissante au poids de la décomposition, ce qui explique notamment le fait que le rejet du syndicalisme classique se soit souvent accompagné d'un repliement vers le corporatisme, témoin du poids du chacun pour soi au sein même des luttes. C'est finalement la décomposition du capitalisme qui a porté un coup décisif à cette première série de combats prolétariens à travers sa manifestation la plus spectaculaire à ce jour, l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens en 1989. Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la "faillite du communisme", la "victoire définitive du capitalisme libéral et démocratique", la "fin de la lutte de classe", voire de la classe ouvrière elle-même, ont provoqué un recul important du prolétariat, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité. Ce recul était profond et a duré plus de dix ans. Il a marqué toute une génération de travailleurs, engendrant désarroi et même démoralisation. Ce désarroi n'a pas été provoqué uniquement par les événements intervenus à la fin des années 80 mais aussi par ceux qui en ont résulté comme la première guerre du Golfe en 1991 et la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Ces événements avaient apporté un démenti cinglant aux déclarations euphoriques du président George Bush père annonçant, avec la fin de la guerre froide, l'ouverture d'une "ère nouvelle de paix et de prospérité" mais, dans un contexte général de désarroi de la classe, celle-ci n'a pas pu en profiter pour reprendre le chemin de sa prise de conscience. Au contraire, ces événements ont aggravé un profond sentiment d'impuissance en son sein venant saper encore plus sa confiance en soi et sa combativité.

Au cours des années 1990, la classe ouvrière n'a pas renoncé totalement au combat. La poursuite des attaques capitalistes l'a obligée à mener des luttes de résistance mais ces luttes n'avaient ni l'ampleur, ni la conscience, ni la capacité à se confronter aux syndicats qui étaient celles de la période précédente. Ce n'est qu'à partir de 2003, notamment à travers les grandes mobilisations contre les attaques visant les retraites en France et en Autriche, que le prolétariat a commencé réellement à sortir du recul qui l'avait affecté depuis 1989. Depuis, cette tendance à la reprise des luttes de la classe et du développement de la conscience en son sein ne s'est pas démentie. Les combats ouvriers ont affecté la plupart des pays centraux, y compris les plus importants d'entre eux comme les États-Unis (Boeing et transports de NY en 2005), l'Allemagne (Daimler et Opel en 2004, médecins hospitaliers au printemps 2006, Deutsche Telekom au printemps 2007), la Grande-Bretagne (aéroport de Londres en août 2005, secteur public au printemps 2006), la France (mouvement des étudiants et des lycéens contre le CPE au printemps 2006) mais aussi toute une série de pays de la périphérie comme Dubaï (ouvriers du bâtiment au printemps 2006), le Bengladesh (ouvriers du textile au printemps 2006), l'Égypte (ouvriers des textiles et des transports au printemps 2007).

12) Engels a écrit que la classe ouvrière mène son combat sur trois plans : économique, politique et théorique. C'est notamment en comparant les différences sur ces trois plans entre la vague de luttes débutées en 1968 et celle qui commence en 2003 que l'on peut dégager les perspectives de cette dernière.

La vague de luttes qui commence en 1968 avait une importance politique considérable : elle signifiait en particulier la fin de la période de contre-révolution. De même, elle a suscité une réflexion théorique de premier plan puisqu'elle a permis une réapparition significative du courant de la Gauche communiste dont la formation du CCI, en 1975, a constitué l'expression la plus importante. Les combats de mai 1968 en France, de "l'automne chaud" italien de 1969, avaient pu laisser penser, du fait des préoccupations politiques qui s'y étaient exprimées, qu'on allait assister à une politisation significative de la classe ouvrière internationale au cours des luttes qu'elle allait mener par la suite. Mais cette potentialité ne s'est pas réalisée. L'identité de classe qui s'est développée au sein du prolétariat au cours de ces luttes était bien plus celle d'une catégorie économique que d'une force politique au sein de la société. En particulier, le fait que ce soient ses propres luttes qui ont empêché la bourgeoisie de s'acheminer vers une troisième guerre mondiale est passé complètement inaperçu pour la classe (y compris, d'ailleurs, pour la grande majorité des groupes révolutionnaires). De même, le surgissement de la grève de masse en Pologne en août 1980, s'il a représenté un sommet à ce jour (depuis la fin de la période révolutionnaire du premier après guerre) dans la capacité organisationnelle du prolétariat, a manifesté une faiblesse politique considérable, la seule "politisation" dont il ait fait preuve étant son adhésion aux thèmes démocratiques bourgeois, voire au nationalisme.

Il en a été ainsi pour toute une série de raisons que le CCI a déjà analysées, notamment :

- le rythme lent de la crise économique qui, contrairement à la guerre impérialiste d'où était surgie la première vague révolutionnaire, n'a pu mettre en évidence d'emblée la faillite du système ce qui a favorisé le maintien d'illusions sur la capacité de celui-ci à garantir un niveau de vie décent à la classe ouvrière ;

- la méfiance vis-à-vis des organisations politiques révolutionnaires du fait de l'expérience traumatisante du stalinisme (qui a pris la forme parmi les prolétaires des pays du bloc russe de profondes illusions sur les "bienfaits" de la démocratie bourgeoise traditionnelle) ;

- le poids de la rupture organique entre les organisations révolutionnaires du passé et celles d'aujourd'hui qui a coupé ces dernières de leur classe.

13) La situation dans laquelle se développe aujourd'hui la nouvelle vague des combats de classe est très différente :

- près de quatre décennies de crise ouverte et d'attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, notamment la montée du chômage et de la précarité, ont balayé les illusions que "ça pourrait aller mieux demain" : les vieilles générations de prolétaires aussi bien que les nouvelles sont de plus en plus conscientes du fait que "demain sera encore pire qu'aujourd'hui" ;

- plus généralement, la permanence des affrontements guerriers prenant des formes de plus en plus barbares de même que la menace dès à présent sensible de la destruction de l'environnement engendrent la montée, encore sourde et confuse, du sentiment de la nécessité de transformer en profondeur la société : l'apparition des mouvements alter mondialistes et la mise en avant par ceux-ci de leur slogan "un autre monde est possible" constituent une sorte de contrepoison sécrétée par la société bourgeoise en vue de dévoyer ce sentiment ;

- le traumatisme provoqué par le stalinisme et par les campagnes qui ont suivi sa chute, il y a maintenant presque deux décennies, s'est éloigné dans le temps : les nouvelles générations de prolétaires qui entrent aujourd'hui dans la vie active et, potentiellement, dans la lutte de classe n'en étaient qu'au stade de l'enfance lorsque s'est déchaîné le gros des campagnes sur la "mort du communisme".

Ces conditions déterminent toute une série de différences entre la vague actuelle de luttes et celle qui a pris fin en 1989.

Ainsi, même si elles répondent à des attaques économiques par certains côtés bien plus graves et générales que celles qui avaient provoqué les surgissements spectaculaires et massifs de la première vague, les luttes actuelles n'ont pas atteint, jusqu'à présent, tout au moins dans les pays centraux du capitalisme, leur même caractère massif. Il en est ainsi pour deux raisons essentielles :

- le resurgissement historique du prolétariat à la fin des années 60 a surpris la bourgeoisie mais cela ne saurait évidemment plus être le cas aujourd'hui et elle prend un maximum de mesures pour anticiper les mouvements de la classe et limiter leur extension comme l'atteste notamment les black-out systématiques qui les accompagnent ;

- l'emploi de l'arme de la grève est beaucoup plus difficile aujourd'hui du fait, notamment, du poids du chômage qui agit comme élément de chantage sur les ouvriers et aussi parce que ces derniers sont de plus en plus conscients que la marge de manœuvre dont dispose la bourgeoisie pour satisfaire leurs revendications est toujours plus mince.

Cependant, ce dernier aspect de la situation n'est pas que facteur de timidité des travailleurs envers la lutte massive. Il porte avec lui une prise de conscience en profondeur de la faillite définitive du capitalisme laquelle constitue la condition de la prise de conscience de la nécessité de renverser ce système. D'une certaine façon, même si c'est encore de façon très confuse, c'est l'ampleur des enjeux que posent les combats de la classe, rien de moins que la révolution communiste, qui détermine l'hésitation de la classe ouvrière à engager ces combats.

Ainsi, même si les luttes économiques de la classe sont pour le moment moins massives que lors de la première vague, elles contiennent, du moins implicitement, une dimension politique bien plus importante. Et cette dimension politique est déjà passée à une manifestation explicite comme le démontre le fait qu'elles incorporent de façon croissante la question de la solidarité, une question de premier ordre puisqu'elle constitue le "contrepoison" par excellence du "chacun pour soi" propre à la décomposition sociale et que, surtout, elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats présents mais aussi de renverser le capitalisme :

- ouvriers de l'usine de Bremen de Daimler se mettant en grève spontanée face au chantage exercé par la direction à l'égard des ouvriers de Stuttgart de la même entreprise ;

- grève de solidarité des bagagistes de l'aéroport de Londres contre le licenciement des travailleurs d'une entreprise de restauration, et cela en dépit du caractère illégal d'une telle grève ;

- grève des travailleurs des transports de New York en solidarité avec les nouvelles générations à qui la direction se proposait d'imposer des contrats beaucoup plus défavorables.

14) Cette question de la solidarité a été au cœur du mouvement contre le CPE du printemps 2006 en France qui, s'il a concerné principalement la jeunesse scolarisée (étudiants et lycéens), s'est situé pleinement sur un terrain de classe :

- solidarité active des étudiants des universités les plus en pointe pour venir soutenir leurs camarades des autres universités ;

- solidarité envers les enfants de la classe ouvrière des banlieues dont la révolte désespérée de l'automne précédent révélait les terribles conditions qu'ils subissent au quotidien et l'absence de perspective que leur offre le capital ;

- solidarité entre générations, entre ceux qui s'apprêtent à devenir chômeurs ou travailleurs précaires et ceux qui ont déjà rejoint la situation de salariés, entre ceux qui s'éveillent aux combats de classe et ceux qui avaient déjà une expérience de ces derniers.

15) Ce mouvement a été également exemplaire en ce qui concerne la capacité de la classe à prendre en main ses luttes à travers les assemblées et les comités de grève responsables devant celles-ci (une capacité qu'on a vue également se manifester dans la lutte des ouvriers de la métallurgie de Vigo, en Espagne, au printemps 2006 qui, toutes entreprises confondues, tenaient des assemblées quotidiennes dans la rue). Cela a été permis notamment par le fait que les syndicats sont extrêmement faibles en milieu étudiant et qu'ils n'ont pu jouer le rôle de saboteurs des luttes qu'ils jouent traditionnellement, et qu'ils continueront de jouer jusqu'à la révolution. Une illustration du rôle anti-ouvrier que continuent de jouer les syndicats est le fait que les luttes massives auxquelles on a pu assister jusqu'à présent ont surtout affecté des pays du tiers-monde, là où les syndicats sont très faibles (comme au Bengladesh) ou bien totalement identifiés comme des organes de l'État (comme en Égypte).

16) Le mouvement contre le CPE, qui s'est produit dans le même pays où s'était déroulé le premier et plus spectaculaire combat de la reprise historique du prolétariat, la grève généralisée de mai 1968, nous apporte également d'autres enseignements concernant les différences entre la vague actuelle de luttes et la précédente :

- en 1968, le mouvement des étudiants et celui des ouvriers, s'ils s'étaient succédés dans le temps, et s'il existait une sympathie entre eux, exprimaient deux réalités différentes en rapport avec l'entrée du capitalisme dans sa crise ouverte : la révolte de la petite bourgeoisie intellectuelle face à la perspective d'une dégradation de son statut dans la société du côté des étudiants, une lutte économique des ouvriers contre le début de la dégradation de leurs conditions d'existence ; en 2006, le mouvement des étudiants était un mouvement de la classe ouvrière, ce qui illustre le fait que la modification du type d'activité salariée qui a affecté les pays les plus développés (croissance du secteur tertiaire au détriment du secteur industriel) ne remet pas en cause la capacité du prolétariat de ces pays de mener des combats de classe ;

- dans le mouvement de 1968, la question de la révolution était discutée au quotidien, mais cette préoccupation concernait principalement les étudiants et l'idée que la majorité d'entre eux s'en faisait relevait de variantes de l'idéologie bourgeoise : le castrisme à Cuba ou le maoïsme en Chine ; dans le mouvement de 2006, la question de la révolution était fort peu présente mais il existait en revanche une claire conscience que seules la mobilisation et l'unité de la classe des salariés étaient en mesure de faire reculer les attaques bourgeoises.

17) Cette dernière question renvoie au troisième aspect de la lutte du prolétariat tel qu'Engels l'a établi : la lutte théorique, le développement de la réflexion au sein de la classe sur les perspectives générales de son combat et le surgissement d'éléments et organisations produits et facteurs actifs de cet effort. Aujourd'hui, comme en 1968, la reprise des combats de classe s'accompagne d'une réflexion en profondeur dont l'apparition de nouveaux éléments se tournant vers les positions de la Gauche communiste constitue la pointe émergée de l'iceberg. Il existe, en ce sens, des différences notables entre le processus actuel de réflexion et celui qui s'était déroulé à partir de 1968. La réflexion qui a débuté à partir de cette date faisait suite au surgissement de luttes massives et spectaculaires alors que le processus actuel n'a pas attendu que la classe ouvrière soit en mesure de mener des luttes de la même ampleur pour débuter. C'est une des conséquences de la différence des conditions auxquelles fait face aujourd'hui le prolétariat par rapport à celles qui prévalaient à la fin des années 1960.

Une des caractéristiques de la vague de luttes qui débute en 1968 est que, du fait même de son ampleur, elle démontre la possibilité de la révolution prolétarienne, possibilité qui avait disparu des esprits du fait de la profondeur de la contre-révolution et des illusions créées par la "prospérité" qu'avait connue le capitalisme à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, ce n'est pas la possibilité de la révolution qui constitue l'aliment principal du processus de réflexion mais, au vu des perspectives catastrophiques que nous offre le capitalisme, sa nécessité. De ce fait, s'il est moins rapide et moins immédiatement visible que dans les années 1970, ce processus est beaucoup plus profond et ne sera pas affecté par les moments de repli des luttes ouvrières.

En fait, l'enthousiasme pour l'idée de révolution qui s'était exprimé en 1968 et les années suivantes, du fait même des bases qui l'avaient déterminé, avait favorisé le recrutement par les groupes gauchistes d'une grande majorité des éléments qui avaient adhéré à cette idée. Seule une toute petite minorité de ces éléments, ceux qui étaient les moins marqués par l'idéologie petite-bourgeoise radicale et l'immédiatisme émanant du mouvement des étudiants, avaient réussi à s'approcher des positions de la Gauche communiste et à devenir militants des organisations de celle-ci. Les difficultés qu'a nécessairement rencontrées le mouvement de la classe ouvrière, notamment suite aux différentes contre-offensives de la classe dominante et dans un contexte où pouvaient encore peser les illusions sur une possibilité pour le capitalisme de redresser la situation, a favorisé un retour significatif de l'idéologie réformiste dont ces groupes gauchistes se sont faits les promoteurs "radicaux" à la gauche d'un stalinisme officiel de plus en plus discrédité. Aujourd'hui, notamment à la suite de l'effondrement historique du stalinisme, les courants gauchistes tendent de plus en plus à prendre la place laissée vacante par celui-ci. Cette "officialisation" de ces courants dans le jeu politique bourgeois tend à provoquer une réaction parmi les plus sincères de leurs militants qui partent à la recherche des authentiques positions de classe. C'est pour cela que l'effort de réflexion au sein de la classe se manifeste par l'émergence non seulement d'éléments très jeunes qui d'emblée se tournent vers les positions de la Gauche communiste mais également d'éléments plus âgés ayant derrière eux une expérience dans les organisations bourgeoises d'extrême gauche. C'est, en soi, un phénomène très positif et qui porte avec lui la promesse que les énergies révolutionnaires, qui surgiront nécessairement au fur et à mesure que la classe développera ses luttes, ne pourront pas être captées et stérilisées avec la même facilité et la même ampleur qu'elles ne le furent au cours des années 1970 et qu'elles rejoindront en bien plus grand nombre les positions et les organisations de la Gauche communiste.

La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d'être partie prenante de la réflexion qui se mène d'ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu'elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat.

CCI

Vie du CCI: 

  • Résolutions de Congrès [19]

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [17]

Le communisme (VI) : les problèmes de la période de transition (Bilan n° 34, 1936, les stigmates de l'économie prolétarienne)

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Dans les deux derniers numéros de la Revue internationale, nous avons publié les premiers articles de Mitchell sur les problèmes de la période de transition, qui font partie d'une série parue au cours des années 1930 dans Bilan, revue théorique de la Gauche communiste d'Italie. Ces deux articles ont posé le cadre historique de l'avènement de la révolution prolétarienne - le fait que le capitalisme était "mûr" au niveau mondial et non dans un pays ou une région en particulier - et ont examiné les principales leçons politiques à tirer de l'isolement et de la dégénérescence de la révolution en Russie, en particulier concernant les rapports entre le prolétariat et l'Etat de transition. Les deux articles suivants de Mitchell poursuivent sur cette question en examinant le problème du contenu économique de la révolution prolétarienne.

L'article publié ci-dessous, paru dans Bilan n°34 (août - septembre 1934), se présente comme une polémique avec un autre courant internationaliste de l'époque, le GIK des Pays-Bas, dont le document "Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes" avait été publié dans les années 1930 et résumé en français dans Bilan par Hennaut, du groupe belge la Ligue des Communistes internationalistes. C'était tout à fait dans l'esprit de Bilan et de son engagement de principe dans le débat entre révolutionnaires, de publier ce résumé et de lancer une discussion avec la tendance "communiste de conseils" que représentait le GIK. L'article porte un certain nombre de critiques à la démarche adoptée par le GIK sur la période de transition mais ne perd jamais de vue qu'il s'agissait d'un débat au sein du camp prolétarien.

Dans le futur, nous publierons un article plus détaillé qui prend position sur ce débat. Ce que nous voulons, pour le moment, c'est souligner, comme nous l'avons fait de nombreuses fois auparavant, que si nous ne sommes pas toujours d'accord avec tous les termes ni toutes les conclusions de Bilan, nous partageons totalement le fond de sa méthode : la nécessité de se référer aux contributions de nos prédécesseurs dans le mouvement révolutionnaire, l'effort constant de les réexaminer à la lumière de la lutte de classe, en particulier de l'expérience gigantesque apportée par la révolution russe, et le rejet de toute solution facile et simpliste aux problèmes sans précédent qui seront posés par la transformation communiste de la société. Dans cet article en particulier, il existe une claire démarcation vis-à-vis du faux radicalisme qui imagine que la loi de la valeur et, de façon générale, tout l'héritage de la société bourgeoise, pourraient être abolis par décret du jour au lendemain après la prise du pouvoir par la classe ouvrière.

 

Bilan n°34 (août-septembre 1936)

Les stigmates de l'économie prolétarienne

 

Le marxiste fonde toujours ses analyses et ses perspectives sur le matérialisme dialectique et non sur des aspirations idéalistes. Marx disait "Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (…) elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement" (Préface du Capital). De même le Prolétariat, après avoir fait faire un "bond" à la société, par la révolution politique, ne peut que se soumettre à la loi naturelle d'évolution, tout en agissant pour que se précipite le rythme de la transformation sociale. Les formes sociales intermédiaires, "hybrides", qui surgissent dans la phase reliant le capitalisme au communisme, le prolétariat doit les diriger dans la voie du dépérissement - s'il veut réaliser ses buts historiques - mais il ne peut les supprimer par décret. La suppression de la propriété privée - même si elle est radicale - ne supprime pas ipso facto l'idéologie capitaliste ni le droit bourgeois : "la tradition de toutes les générations de morts pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants". (K.Marx.)

La persistance de la loi de la valeur dans la période transitoire

Nous aurons, dans cette partie de notre étude, à nous étendre assez longuement sur certaines catégories économiques (valeur travail, monnaie, salaire), dont l'économie prolétarienne hérite - sans bénéfice d'inventaire - du capitalisme. C'est important, parce qu'on a tenté (nous visons surtout les Internationalistes hollandais, dont nous examinerons les arguments) de faire de ces catégories, des agents de décomposition de la Révolution russe, alors que la dégénérescence de celle-ci n'est pas d'ordre économique, mais politique.

En premier lieu, qu'est ce qu'une catégorie économique ?

Marx répond : "les catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production (…) Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux. Ces idées, ces catégories, sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires". (Misère de la Philosophie)

On pourrait être tenté de déduire de cette définition, qu'un nouveau mode de production (ou l'instauration de ses bases) apporte automatiquement avec lui les rapports sociaux et les catégories correspondants : ainsi l'appropriation collective des forces productives éliminerait d'emblée les rapports capitalistes et les catégories qui en sont l'expression, ce qui au point de vue social, signifierait la disparition immédiate des classes. Mais Marx a bien précisé qu'au sein de la société "il y a un mouvement continuel d'accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées" (Misère de la Philosophie) ; c'est-à-dire qu'il y a interpénétration de deux processus sociaux, l'un, de décroissance des rapports et catégories appartenant au système de production en déclin, l'autre, de croissance des rapports et catégories qu'engendre le système nouveau : le mouvement dialectique imprimé à l'évolution des sociétés est éternel (tout au plus prendra-t-il d'autres formes dans une société communiste achevée).

A plus forte raison, sera-t-il tourmenté et puissant dans une période de transition entre deux types de société.

Certaines catégories économiques, qui auront survécu à la "catastrophe" révolutionnaire, ne disparaîtront par conséquent qu'avec les rapports de classe qui les auront engendrées, c'est-à-dire, avec les classes elles-mêmes, lorsque s'ouvrira la phase communiste de la société prolétarienne. Dans la phase transitoire, leur vitalité s'exercera certes en raison inverse du poids spécifique des secteurs "socialisés", au sein de l'économie prolétarienne, mais en fonction surtout du rythme de développement de la Révolution mondiale.

La catégorie fondamentale à envisager, c'est la Valeur travail, parce qu'elle constitue le fondement de toutes les autres catégories capitalistes.

Nous ne sommes pas riches en littérature marxiste traitant du "devenir" des catégories économiques dans la période transitoire ; nous possédons sur ce sujet quelques bribes dispersées de la pensée d'Engels dans son Anti-Dühring et de Marx dans Le Capital ; de ce dernier nous avons en outre sa Critique du programme de Gotha, dont chaque terme relatif à la question qui nous occupe, prend de ce fait une importance considérable, dont le sens véritable ne peut être restitué que s'il est rapporté à la théorie de la valeur elle-même.

La valeur possède cette étrange caractéristique que, tout en trouvant sa source dans l'activité d'une force physique, le travail, elle n'a elle-même aucune réalité matérielle. Avant d'analyser la substance de la valeur, Marx, dans sa préface du Capital, prend soin de nous avertir de cette particularité : "La forme valeur, qui a son plein épanouissement dans la forme argent, est fort simple, parce que très peu substantielle. Et cependant, c'est en vain que, depuis plus de 2 000 ans, l'esprit humain s'est efforcé de la pénétrer, alors qu'il a réussi, du moins approximativement, à analyser des formes plus riches et beaucoup plus complexes. Et pourquoi cela ? Parce que le corps complet est plus facile à étudier que la cellule. Ajoutons que, dans l'analyse des formes économiques, on ne peut recourir ni au microscope, ni aux réactifs chimiques : l'abstraction doit tenir lieu de tout."

Et au cours de cette analyse de la valeur, Marx ajoute que : "Par un contraste direct avec la nature physique et matérielle des corps de marchandises, pas un atome de matière naturelle n'entre dans la réalité de leur valeur. On a donc beau retourner dans tous les sens une marchandise déterminée, on ne saurait lui trouver le caractère d'objet de valeur. La réalité de valeur des marchandises est purement sociale."

En outre, pour ce qui concerne la substance de la valeur, c'est-à-dire le travail humain, Marx sous-entend toujours que la valeur d'un produit exprime une certaine quantité de travail simple, lorsqu'elle affirme sa réalité sociale. La réduction du travail complexe à du travail simple est un fait qui se réalise constamment : "Le travail complexe ne vaut que comme puissance du travail simple, ou plutôt comme travail simple multiplié, en sorte qu'une somme moindre de travail complexe équivaut à une somme supérieure de travail simple... Peu importe qu'une marchandise soit le produit du travail le plus complexe ; elle est toujours, quant à la valeur, ramenée au produit du travail simple et ne représente donc qu'une somme déterminée de travail simple". Encore faudrait-il savoir comment cette réduction s'opère. Mais Marx est homme de science et il se borne à nous répondre : "Les proportions diverses dans lesquelles diverses espèces de travail se ramènent au travail simple comme unité de mesure, sont fixées par un processus social, derrière le dos des producteurs et leur paraissent pour cette raison établies par l'usage". (nous soulignons. N.D.L.R.)

C'est un phénomène que Marx constate mais qu'il ne peut expliquer, parce que l'état de ses connaissances sur la valeur ne le lui permet pas. Ce que nous savons seulement c'est que dans la production de marchandises, le marché est le creuset où se fondent tous les travaux individuels, toutes les qualités de travail, où se cristallise le travail moyen réduit à du travail simple : "la société ne valorise pas la maladresse fortuite d'un individu ; elle ne reconnaît comme travail humain général que le travail d'une habileté moyenne et normale (...) ce n'est que dans la mesure où il est socialement nécessaire que le travail individuel contient du travail humain général". (Engels : Anti-Dühring)

A tous les stades historiques du développement social, il a fallu que l'homme connaisse avec plus ou moins de précision la somme des dépenses de travail nécessaires à la production des forces productives et des objets de consommation. Jusqu'ici, cette évaluation a toujours pris des formes empiriques et anarchiques ; avec la production capitaliste, et sous la poussée de la contradiction fondamentale du système, la forme anarchique a atteint ses limites extrêmes, mais ce qu'il importe de souligner encore une fois, c'est que la mesure du temps de travail social ne s'établit pas directement d'une manière absolue mathématique, mais tout à fait relativement, par un rapport qui s'établit sur le marché, à l'aide de la monnaie : la quantité de travail social que contient un objet ne s'exprime pas réellement en heures de travail mais en une autre marchandise quelconque qui, sur le marché, apparaît empiriquement comme renfermant une même quantité de travail social : en tout état de cause, le nombre d'heures de travail social et simple qu'exige en moyenne la production d'un objet reste inconnu. D'ailleurs, Engels fait remarquer que "la science économique de la production marchande n'est nullement la seule science qui aurait à compter avec des facteurs connus seulement d'une manière relative" (Anti-Dühring). Et il fait un parallèle avec les sciences naturelles qui utilisent, en physique, le calcul moléculaire et, en chimie, le calcul atomique : "De même que la production marchande et la science économique de cette production obtiennent une expression relative pour les quantités de travail inconnues d'elles, contenues dans chaque marchandise, en comparant ces marchandises au point de vue de leur teneur relative en travail ; de même la chimie se crée une expression relative pour les poids atomiques qu'elle ignore, en comparant les divers éléments au point de vue de leur poids atomique, en exprimant le poids atomique de l'un par une multiplication ou une fraction de l'autre (soufre, oxygène, hydrogène). Et de même que la production marchande élève l'or au rang de marchandise absolue, d'équivalent général de toutes les autres marchandises, de mesure de toutes les valeurs, de même la chimie élève l'hydrogène au rang de monnaie chimique, en posant le poids atomique de l'hydrogène comme égal à 1, en réduisant les poids atomiques de tous les autres éléments à l'hydrogène, en les exprimant par divers multiples du poids atomique de l'hydrogène".(Anti-Dühring)

Si on se rapporte à la caractéristique essentielle de la période transitoire, à savoir que celle-ci exprime encore une certaine déficience économique exigeant un développement plus grand de la productivité du travail, on en déduira sans difficulté que le calcul du travail consommé continuera de s'imposer, non seulement en fonction d'une répartition rationnelle du travail social, nécessaire dans toutes les .sociétés, mais surtout par besoin d'un régulateur des activités et rapports sociaux.

L'illusion de l'abolition de la loi de la valeur par le calcul du temps de travail

La question centrale est donc celle-ci : sous quelles formes le temps de travail sera-t-il mesuré ? La forme valeur subsistera-t-elle ?

La réponse est d'autant moins facile que nos maîtres n'ont pas complètement développé leur pensée à ce sujet et qu'elle peut même apparaître parfois comme contradictoire.

Dans l'Anti- Dühring, Engels commence par affirmer que "dès que la société se met en possession des moyens de production et les emploie à la production par voie de socialisation sans intermédiaire, le travail de tous, quelque divers que puisse être son caractère spécifique d'utilité, est du travail immédiatement et directement social. La quantité de travail social contenue dans un produit n'a pas besoin alors d'être fixée seulement par un détour ; l'expérience quotidienne indique combien il en faut en moyenne. La société n'a qu'à calculer combien d'heures de travail sont incorporées dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés d'étoffe d'une qualité déterminée. Il ne saurait donc lui venir à l'esprit d'exprimer en outre les quantités de travail déposées dans les produits et qu'elle connaît d'une manière directe et absolue, en une mesure seulement relative, flottante, inadéquate, naguère indispensable comme pis-aller, en un tiers produit, au lieu de le faire en ce qui est leur mesure naturelle, adéquate et absolue : le temps" (nous soulignons N.D.L.R.). Et Engels d'ajouter, à l'appui de son affirmation sur les possibilités de calcul d'une manière directe et absolue, que "pas plus que la chimie ne s'aviserait de donner aux poids atomiques une expression relative par le détour de l'atome d'hydrogène, dès qu'elle serait en état de les exprimer d'une manière absolue, en une mesure adéquate, c'est à savoir en poids réels, en billionnièmes ou quadrillionnièmes de gramme, la société, dans les conditions sus indiquées, n'assignera de valeurs aux produits" (nous soulignons N.D.L.R.). Mais précisément le problème est de savoir si l'acte politique que constitue la collectivisation apporte au prolétariat - même si cette mesure est radicale - la connaissance d'une loi nouvelle, absolue, de calcul du temps de travail, qui se substituerait d'emblée à la loi de la valeur. Aucune donnée positive n'autorise une telle hypothèse qui reste exclue du fait que le phénomène de réduction du travail composé en travail simple (qui est la réelle unité de mesure) reste inexpliqué et que par conséquent l'élaboration d'un mode de calcul scientifique du temps de travail, nécessairement fonction de cette réduction, est impossible : probablement même que les conditions d'éclosion d'une telle loi ne s'avéreront réunies que lorsqu'elle deviendra inutile ; c'est-à-dire lorsque la production pourra faire face à tous les besoins et que, par conséquent, la société n'aura plus à s'embarrasser de calculs de travail, l'administration des choses n'exigeant plus qu'un simple enregistrement de matière. Il se passera alors dans le domaine économique un processus parallèle et analogue à celui qui se déroulera dans la vie politique où la démocratie sera superflue au moment où elle se trouvera pleinement réalisée.

Engels, dans une note complémentaire à son exposé précité, accepte implicitement la valeur lorsqu'il dit que : "l'évaluation de l'effet utile et de la dépense de travail des produits est tout ce qui, dans une société communiste, pourrait subsister du concept de valeur de l'économie politique". Ce correctif d'Engels, nous pouvons le compléter par ce que dit Marx dans Le Capital (Tome 14, P. 165) : "après la suppression du mode de production capitaliste, la détermination de la valeur, si l'on maintient la production sociale, sera toujours au premier plan, parce qu'il faudra plus que jamais régler le temps de travail, ainsi que la répartition du travail social entre les différents groupes de production, et en tenir la comptabilité."

La conclusion qui se dégage donc de la connaissance de la réalité s'affirmant devant le prolétariat qui prend la succession du capitalisme est que la loi de la valeur continue à subsister dans la période transitoire, bien qu'elle doive subir de profondes modifications de nature à la faire progressivement disparaître.

Comment et sous quelles formes cette loi s'exercera-t-elle ? Encore une fois, nous savons à partir de ce qui existe dans l'économie bourgeoise où la réalité de la valeur matérialisée dans les marchandises, ne se manifeste que dans les échanges. Nous savons que cette réalité de la valeur est purement sociale, qu'elle ne s'exprime que dans les rapports des marchandises entre elles et dans ces rapports seulement. C'est dans l'échange que les produits du travail manifestent comme valeurs une existence sociale, sous une forme identique bien que distincte de leur existence matérielle en tant que valeurs d'usage. Une marchandise exprime sa valeur par le fait de se poser comme pouvant être échangée contre une autre marchandise, de se poser comme valeur d'échange, mais elle ne le fait que de cette façon. Cependant, si la valeur se manifeste dans le rapport d'échange, ce n'est pas l'échange qui engendre la valeur. Celle-ci existe indépendamment de l'échange.

Dans la phase transitoire, il ne pourrait également s'agir que de la valeur d'échange et non pas d'une valeur absolue "naturelle" contre laquelle Engels s'est élevé en termes sarcastiques dans sa polémique avec Dühring :

"Vouloir abolir la forme capitaliste de la production en instaurant la "valeur véritable", c'est vouloir abolir le catholicisme en instaurant le pape "véritable" : c'est vouloir instituer une société où les producteurs seront maîtres enfin de leur produit, en poussant à ses conséquences logiques une catégorie économique qui est l'expression la plus complète de l'asservissement des producteurs à leur propre produit".(Anti-Dühring)

La survivance du marché traduit celle de la valeur

L'échange sur la base de la valeur, dans l'économie prolétarienne, étant un fait inévitable pour une période plus ou moins longue, il n'en est pas moins vrai qu'il doit se rétrécir et disparaître dans la mesure où le pouvoir prolétarien parvient à asservir, non pas les producteurs à la production comme dans le capitalisme, mais au contraire la production aux besoins sociaux. Evidemment "aucune société ne saurait, d'une façon durable, rester maîtresse de ses propres produits ni conserver un contrôle sur les effets sociaux de son système de production, sans se débarrasser d'abord de l'échange entre individus" (Engels, L'Origine de la Famille). Mais les échanges ne peuvent se supprimer uniquement par la volonté des hommes, mais seulement dans le cours de tout un processus dialectique. C'est ainsi que Marx conçoit les choses lorsque, dans sa Critique du programme de Gotha, il nous dit : "au sein d'un ordre social communiste fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n'échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n'apparaît pas davantage ici comme la valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n'est plus par la voie d'un détour, mais directement que les travaux de l'individu deviennent partie intégrante au travail de la communauté". Cette évolution, Marx la situe évidemment, dans une société communiste développée et non pas telle qu'elle vient, au contraire, "de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancienne société des flancs de laquelle elle est issue".

L'appropriation collective sur une plus ou moins grande échelle permet la transformation de la nature des rapports économiques à un degré correspondant au poids spécifique dans l'économie du secteur collectif et du secteur capitaliste, mais la forme bourgeoise de ces rapports est maintenue, parce que le prolétariat ne connaît pas d'autres formes à y substituer et parce qu'aussi il ne peut s'abstraire de l'économie mondiale continuant à évoluer sur des bases capitalistes.

A propos de l'impôt alimentaire institué par la NEP, Lénine disait que c'était "une des formes de notre passage d'une espèce originale de communisme, le "communisme militaire", rendue nécessaire par la guerre, la ruine et la misère extrême, à l'échange des produits qui sera le régime normal du socialisme. Cet échange, à son tour, n'est qu'une des formes du passage du socialisme (avec ses particularités résultant de la prédominance du petit paysan dans notre population) au communisme". Et Trotski dans son rapport sur la NEP, au 4eme Congrès de l'IC, marquait que, dans la phase transitoire, les rapports économiques devaient être régularisés par la voie du marché et au moyen de la monnaie.

La pratique de la Révolution russe a à cet égard confirmé la théorie : la survivance de la valeur et du marché ne fit que traduire l'impossibilité de l'Etat prolétarien à pouvoir, et coordonner immédiatement tous les éléments de la production et de la vie sociale, et supprimer le "droit bourgeois". Mais l'évolution de l'économie ne pouvait être orientée vers le socialisme que si la dictature prolétarienne étendait de plus en plus son contrôle sur le marché jusqu'à l'asservir totalement au plan socialiste, c'est-à-dire jusqu'à l'abolir ; par conséquent, si la loi de la valeur, au lieu de se développer comme elle le fît en allant de la production marchande simple à la production capitaliste, suivait le processus inverse de régression et d'extinction qui va de l'économie "mixte" au communisme intégral.

Nous n'avons pas à nous étendre sur la catégorie argent ou monnaie, puisqu'elle n'est qu'une forme développée de la valeur. Si nous admettons l'existence de la valeur, nous devons admettre celle de l'argent qui perd cependant son caractère de "richesse abstraite", son pouvoir d'équivalent général capable de s'approprier n'importe quelle richesse. Ce pouvoir bourgeois de la monnaie, le prolétariat l'annihile d'une part par la collectivisation des richesses fondamentales et de la terre, qui deviennent inaliénables et, d'autre part, par sa politique de classe : rationnement, jeu des prix, etc. L'argent perd aussi, effectivement si pas formellement, sa fonction de mesure des valeurs du fait de l'altération progressive de la loi de la valeur ; et en réalité il ne conserve que sa fonction d'instrument de circulation et de paiement.

Les internationalistes hollandais dans leur essai sur le développement de la société communiste[1] se sont inspirés bien plus de la pensée idéaliste que du matérialisme historique. C'est ainsi que leur analyse de la phase transitoire (qu'ils ne délimitent pas avec la netteté désirable de la phase communiste) procède d'une appréciation anti-dialectique du contenu social de cette période.

Certes, les camarades hollandais partent d'une juste prémisse lorsqu'ils établissent la distinction marxiste entre la période de transition et le communisme intégral. Pour eux également, c'est seulement dans la première phase que la mesure du temps de travail est valable[2]. Mais où ils commencent à quitter le terrain solide de la réalité historique c'est lorsqu'ils opposent à celle-ci une solution comptable et abstraite de calcul du temps de travail. A vrai dire ils ne répondent pas en marxistes à la question essentielle : comment, dans la phase de transition, et par quel mécanisme social, se déterminent les frais de production sur la base du temps de travail ? Ils l'escamotent plutôt par leurs démonstrations arithmétiques assez simplistes. Ils diront bien que l'unité de mesure de la quantité de travail que nécessite la production d'un objet, c'est l'heure de travail social moyen. Mais par là ils ne solutionnent rien : ils ne font que constater ce qui constitue le fondement de la loi de la valeur, en transposant la formule marxiste : temps de travail socialement nécessaire. Pourtant ils proposent une solution : "chaque entreprise calcule combien de temps de travail se trouve incorporé dans sa production...." (Page 56), mais sans indiquer par quel procédé mathématique le travail individuel de chaque producteur devient du travail social, le travail qualifié ou complexe du travail simple qui, comme nous l'avons vu, est la commune mesure du travail humain. Marx nous décrit par quel processus social et économique cette réduction se réalise dans la production marchande et capitaliste ; pour les camarades hollandais, il suffit de la Révolution et de la collectivisation des moyens de production pour faire prévaloir une loi "comptable" qui surgit on ne sait comment et dont on nous laisse ignorer le fonctionnement. Pour eux, une telle substitution est cependant très explicable : puisque la Révolution abolit le rapport social privé de production, elle abolit en même temps l'échange, qui est une fonction de la propriété privée (Page 52) :

"Dans le sens marxiste, la suppression du marché n'est pas autre chose que le résultat des nouveaux rapports de droit" (Page 109). Ils conviennent cependant justement que "la suppression du marché doit être interprétée dans le sens qu'apparemment le marché survit dans le communisme, tandis que le contenu social sur la circulation est entièrement modifié : la circulation des produits sur la base du temps de travail est l'expression du nouveau rapport social" (page 110). Mais, précisément, si le marché survit (bien que le fond et la forme des échanges soient modifiés), il ne peut fonctionner que sur la base de la valeur. Cela, les internationalistes hollandais ne l'aperçoivent pas, "subjugués" qu’ils sont par leur formulation de "temps de travail" qui, en substance, n'est cependant pas autre chose que la valeur elle-même. D'ailleurs pour eux, il n'est pas exclu que dans le "communisme", on parlera encore de "valeur" ; mais ils s'abstiennent de dégager la signification, du point de vue du mécanisme des rapports sociaux, qui résulte du maintien du temps de travail et ils s'en tirent en concluant que, puisque le contenu de la valeur sera modifié, il faudra substituer à l'expression "valeur", celle de "temps de production", et qui évidemment ne modifiera en rien la réalité économique ; tout comme ils diront qu'il n'y a plus échange des produits, mais passage des produits (Pages 53 et 54). Egalement, "au lieu de la fonction de l'argent, nous aurons l'enregistrement du mouvement des produits, la comptabilité sociale, sur la base de l'heure de travail social moyenne" (Page 55).

Nous verrons que leur méconnaissance de la réalité historique entraîne les internationalistes hollandais à d'autres conclusions erronées, lorsqu'ils examinent le problème de la rémunération du travail.

(A suivre.)



[1] Les fondements de la production et de la distribution communiste, dont Bilan a publié un résumé du camarade Hennaut (Nos 19, 20, 22).

[2] A cet égard, nous indiquons qu'un lapsus s'est glissé dans le résumé du camarade Hennaut qui dit ceci : "Et contrairement à ce que certains imaginent, cette comptabilité s'applique non seulement à la société communiste qui a atteint un niveau de développement très élevé, mais elle s'applique à toute société communiste - donc dès le moment où les travailleurs ont exproprié les capitalistes -quel que soit le niveau qu'elle a atteint". (Bilan page 657.)

Questions théoriques: 

  • Communisme [20]

Histoire du mouvement ouvrier : le syndicalisme fait échouer l'orientation révolutionnaire de la CNT (1919-1923)

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Dans le 2ème article de cette série nous avons mis en évidence comment la CNT avait donné le meilleur d'elle-même dans la période 1914-1919, marquée par les épreuves décisives de la guerre et de la révolution. En même temps, nous soulignions le fait que cette évolution n'avait pas permis de surmonter la contradiction que contient le syndicalisme révolutionnaire dès des origines, en voulant concilier deux termes antithétiques : syndicalisme et révolution.

En 1914, la plupart des syndicats s'étaient rangés du côté du capital et avaient activement participé à la mobilisation des ouvriers dans la terrible boucherie constituée par la Première Guerre mondiale. Cette trahison fut entérinée lorsque, face aux mouvements révolutionnaires du prolétariat qui éclatèrent à partir de 1917, les syndicats se rangèrent à nouveau aux côtés du capital. Ce fut particulièrement manifeste en Allemagne où, aux côtés de la Social-Démocratie, ils apportèrent leur soutien à l'Etat capitaliste face aux soulèvements ouvriers entre 1918 et 1923.

La CNT fut, avec les IWW[1], l'une des rares organisations syndicales de cette époque à rester fidèle au prolétariat. Cependant, nous allons voir comment, dans la période traitée par cet article, sa composante syndicale a de plus en plus pris le dessus dans la vie de l'organisation et est venue à bout de la composante révolutionnaire qui existait dans son sein.

Août 1917, l'échec de la grève générale révolutionnaire : la CNT entraînée sur le terrain des "réformes" bourgeoises

Les syndicats ne sont pas des organisations créées pour la lutte révolutionnaire. Au contraire, "ils luttent sur le terrain de l'ordre politique bourgeois, de l'Etat de Droit libéral. Pour se développer, ils ont besoin d'un droit de coalition sans obstacle aucun, une égalité de droits strictement appliqués, point final. Leur idéal politique, en tant que syndicats, n'est pas l'ordre socialiste, mais la liberté et l'égalité de l'Etat bourgeois". (Pannekoek, Les divergences tactiques dans le mouvement ouvrier, 1909, souligné dans l'original)

Comme nous l'avons montré dans cette série[2], le syndicalisme révolutionnaire tente d'échapper à cette contradiction en s'imposant une double tâche : celle, spécifiquement syndicale, d'essayer d'améliorer les conditions de vie des ouvriers dans le capitalisme et, par ailleurs, celle de lutter pour la révolution sociale. L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence a montré de façon claire que les syndicats ne répondaient pas à la seconde tâche et qu'ils ne pouvaient survivre qu'en aspirant à une fonction au sein de l'Etat bourgeois dans des conditions "d'égalité et de liberté" ce qui ne pouvait manquer de rendre la réalisation de la première tâche également impossible. Cette réalité apparut nettement au cœur de la CNT pendant l'épisode de la grève générale d'août 1917.

Il y avait en Espagne un énorme mécontentement social dû aux conditions d'exploitation infâmes des ouvriers, à la brutalité de la répression, auxquelles s'ajoutait une inflation galopante qui engloutissait les salaires déjà très bas. Sur le plan politique, le vieux régime de la Restauration[3] était entré dans une crise terminale : la formation de juntes militaires, l'attitude rebelle des représentants les plus significatifs de la bourgeoisie catalane, etc. suscitaient des convulsions croissantes.

Le PSOE, qui avait majoritairement défendu une politique d'alliances avec d'autres formations politiques[4], crut trouver dans cette situation l'occasion de réaliser la "révolution démocratique bourgeoise" alors que les conditions historiques ne s'y prêtaient plus. Il tenta d'utiliser l'immense mécontentement ouvrier comme levier pour abattre le régime de la Restauration et conclut une double alliance : il s'engagea du côté de la bourgeoisie avec les républicains, les réformistes du régime et la bourgeoisie catalaniste. Du côté prolétarien il parvint à impliquer la CNT.

Le 27 mars 1917, l'UGT (au nom du PSOE) mena une réunion avec la CNT (représentée par Segui, Pestana et Lacort) où ils s'accordèrent sur un manifeste qui proposait, avec des formules ambiguës et équivoques, une "réforme" de l'Etat bourgeois, dont la teneur était très modérée. Le ton du document nous est donné par ce passage très clairement nationaliste, qui propose la défense à outrance de l'Etat bourgeois : "ceux qui sont le plus à même de soutenir les charges publiques continuent à se soustraire à leur devoir de citoyenneté : ceux à qui profitent les bénéfices de guerre n'emploient pas leurs revenus à augmenter la richesse nationale, ni ne consacrent une part de leurs bénéfices à l'Etat."[5] Le manifeste propose de préparer la grève générale "dans le but d'obliger les classes dominantes à adopter les changements fondamentaux du système qui garantiront au peuple un minimum de conditions de vie décentes et le développement de ses activités émancipatrices." C'est-à-dire qu'on demande des "réformes" du système bourgeois afin d'obtenir "le minimum décent" (ce que garantit en termes généraux le capitalisme dans son fonctionnement "normal" !) et, comme but "révolutionnaire", de "permettre les activités émancipatrices" !

Malgré les nombreuses critiques qui leur furent adressées, les dirigeants confédéraux continuèrent à soutenir le "mouvement". Largo Caballero et d'autres dirigeants de l'UGT se rendirent à Barcelone afin de convaincre les militants plus récalcitrants de la CNT. Les doutes de ces derniers furent balayés quand on leur fit miroiter "l'action". Bien que la grève générale fût appelée pour des buts nettement bourgeois, on croyait dur comme fer (selon le schéma du syndicalisme révolutionnaire) que le seul fait qu'elle se produise déclencherait une dynamique révolutionnaire.[6]

Dans une situation sociale de plus en plus agitée, où les grèves étaient fréquentes, avec l'effet stimulant des nouvelles en provenance de Russie, une grève des chemins de fer éclata à Valence le 20 juillet et s'étendit rapidement à toute la province du fait de la solidarité massive de tous les ouvriers. Le patronat céda le 24 juillet mais posa une condition provocatrice : le renvoi de 36 grévistes. Le syndicat UGT des cheminots annonça une grève générale de ce secteur pour le 10 août, si ces licenciements avaient lieu. Le gouvernement, qui était informé des préparatifs de grève générale nationale, obligea la compagnie ferroviaire à adopter une position intransigeante afin de provoquer prématurément un mouvement qui n'était pas encore mûr.

Le 10 août, fut déclarée la grève générale dans les chemins de fer et un appel à la grève générale nationale fut lancé pour le 13 août par un comité constitué de membres de la direction du PSOE et de l'UGT. Le manifeste d'appel était une honte : après avoir impliqué la CNT - "le moment est arrivé de mettre en pratique, sans hésitation aucune, les propositions annoncées par les représentants de l'UGT et de la CNT, dans le manifeste adopté au mois de mars dernier" - il se terminait avec la proclamation suivante : "Prenons garde : nous ne sommes pas des instruments du désordre, ainsi que nous qualifient avec impudence les gouvernements qui nous font souffrir. Nous acceptons la mission de nous sacrifier pour le bien de tous, pour le salut du peuple espagnol, et nous sollicitons votre concours. Vive l'Espagne !"[7]

La grève fut suivie inégalement selon les secteurs et les régions mais ce que l'on a pu percevoir, par la suite, ce fut une désorganisation notoire et le fait que les politiciens qui avaient appelé à cette grève, s'étaient défilés - en s'exilant en France - ou bien s'étaient rétractés en l'interdisant, comme ce fut le cas du politicien catalan Cambó (nous reviendrons ultérieurement sur ce personnage). Le gouvernement déploya l'armée partout, déclara l'état de siège et laissa la soldatesque se livrer à ses forfaits habituels[8]. La répression fut sauvage : détentions massives, jugements sommaires... Quelques 2000 militants de la CNT furent emprisonnés.

La "grève générale" du mois d'août s'est traduite par un bain de sang pour les ouvriers, causant la démoralisation et le reflux de parties de la classe ouvrière qui, par la suite, ne relevèrent pas la tête durant plus d'une décennie. Nous avons ici le résultat d'une des positions classiques du syndicalisme révolutionnaire - la grève générale. La majorité des militants de la CNT se méfiait des objectifs bourgeois contenus dans l'appel à la grève mais s'imaginait que "la grève générale" serait l'occasion de déclencher la révolution. Ils supposaient - selon leur schéma abstrait et arbitraire - que cela provoquerait une sorte de "gymnastique révolutionnaire" qui soulèverait les masses. La réalité a démenti brutalement des telles spéculations. Les ouvriers espagnols étaient fortement mobilisés depuis l'hiver 1915, aussi bien sur le plan des luttes que sur celui de la prise de conscience (comme nous l'avons vu dans le deuxième article de la série, la révolution en Russie avait suscité un grand enthousiasme). L'épisode de la grève générale a constitué un grand frein à cette dynamique : le fameux manifeste commun UGT-CNT de mars 1917 avait mis les ouvriers dans l'attente, dans l'illusion vis-à-vis des bourgeois "réformistes" et des militaires "révolutionnaires" des juntes, leur avait donné confiance dans les bon offices des dirigeants socialistes et de l'UGT.

1919, la grève de "La Canadiense" : le germe de la grève de masse avorté par le syndicalisme

En 1919, la vague révolutionnaire mondiale qui avait commencé en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, etc., atteignait son point culminant. La Révolution russe avait suscité un enthousiasme gigantesque qui embrasa aussi la lutte du prolétariat en Espagne. Mais cet enthousiasme se manifesta de diverses façons. Les mobilisations furent très puissantes en Catalogne mais n'eurent presque pas d'écho dans le reste de l'Espagne ([9]). Leur point culminant fut la grève de "La Canadiense"[10] qui démarra comme une tentative inspirée par la CNT pour s'imposer au patronat catalan ; l'entreprise fut délibérément choisie pour l'impact qu'elle pouvait avoir sur le tissu industriel de Barcelone. En janvier 1919, face à la décision du patronat de baisser les salaires de certaines catégories de travailleurs, certains d'entre eux protestèrent auprès de l'entreprise et huit d'entre eux furent licenciés. La grève commence en février et après 44 jours, confrontée à l'intransigeance du patronat soutenu par les autorités[11], elle se généralise à tout Barcelone et atteint une ampleur jamais vue en Espagne (une grève de masse authentique comme l'avait identifiée Rosa Luxemburg dans le mouvement de 1905 en Russie : en quelques jours les ouvriers de toutes les entreprises et concentrations ouvrières de la zone urbaine catalane s'unissent dans la lutte, sans appel préalable mais de façon tout à fait unanime comme si une volonté commune les dominait tous). Quand les entreprises tentèrent de publier un communiqué menaçant les ouvriers, le syndicat des imprimeurs imposa la "censure rouge" qui empêcha toute publication.

Malgré la militarisation, malgré la détention de près de 3000 ouvriers dans la sinistre prison de Montjuich, malgré la déclaration de l'état de siège, les travailleurs poursuivirent leur lutte. Les locaux de la CNT étaient fermés par les autorités mais les travailleurs s'organisaient eux-mêmes dans des assemblées spontanées, comme le reconnaît le syndicaliste Pestaña : "Comment mener à terme une grève de ce niveau alors que les syndicats étaient fermés et que leurs membres étaient pourchassés par la police ? (...) nous qui comprenions que la véritable souveraineté est entre les mains du peuple, nous n'avions qu'un pouvoir consultatif ; le pouvoir exécutif se trouvait dans l'assemblée de tous les délégués des syndicats de Barcelone, qui se réunissait chaque jour malgré l'état de siège et la persécution et chaque jour prenait des décisions pour le lendemain, et chaque jour décidait quelles corporations ou quels secteurs devaient être paralysés par la grève le jour suivant" (Conférence de Pestaña à Madrid, octobre 1919, sur la grève de "la Canadiense", extrait de Trajectoire syndicaliste, A. Pestaña, éd. Giner, Madrid, traduit par nos soins).

Les leaders de la CNT catalane - tous de tendance syndicaliste - voulurent terminer la grève quand le gouvernement central, dirigé par Romanones[12], négocia un virage à 180° et envoya son secrétaire personnel discuter un accord qui acceptait les principales revendications. Beaucoup d'ouvriers se méfiaient de cet accord, y voyant, notamment, qu'il ne contenait aucune garantie concernant la libération des nombreux camarades emprisonnés. De façon confuse et cependant stimulés par les nouvelles de Russie et d'autres pays, ils voulaient poursuivre le combat dans une perspective d'offensive révolutionnaire. Le 19 mars, au Théâtre "del Bosque", l'assemblée rejeta l'accord ; les leaders syndicaux convoquèrent alors une réunion pour le lendemain aux arènes taurines, à laquelle participèrent 25 000 travailleurs. Segui (leader indiscutable de la tendance syndicaliste de la CNT et excellent orateur) prit la parole et après une heure de discours posa l'alternative : accepter l'accord ou aller à Montjuich libérer les prisonniers, mettant en branle la révolution. Cette façon "maximaliste" de poser les choses désorienta complètement les ouvriers qui acceptèrent de reprendre le travail.

Les craintes de beaucoup d'ouvriers se vérifièrent. Les autorités refusèrent de libérer les prisonniers, provoquant une énorme indignation et, le 24 mars, éclata une nouvelle grève générale massive qui paralysa Barcelone, débordant la politique officielle des syndicats. Mais la confusion habitait cependant la majorité des ouvriers. La perspective révolutionnaire était pour le moins confuse. Le reste du prolétariat espagnol ne bougeait pas. Dans ces conditions, et malgré la combativité et l'héroïsme des ouvriers de Barcelone qui durent survivre sans salaire pendant plusieurs mois, le moteur de la grève restait l'activisme et la pression des groupes d'action de la CNT dans lesquels confluaient vieux militants et jeunes radicaux.

Les ouvriers finirent par reprendre le travail très démoralisés, ce dont profita le patronat pour imposer un lock-out généralisé qui amena les familles ouvrières au bord de la famine. La tendance syndicaliste ne proposait aucune riposte. La proposition faite par Buenacasa (militant anarchiste radical) d'occuper les usines fut rejetée.

La grève de "la Canadiense", sommet atteint en Espagne par la vague révolutionnaire mondiale, permet de dégager trois leçons :

1. La lutte était restée enfermée dans Barcelone et avait pris la forme d'un conflit "industriel". Nous voyons ici clairement le poids du syndicalisme qui empêche la lutte de s'étendre territorialement et de prendre une dimension politique et sociale qui pose clairement la question de l'affrontement contre l'Etat bourgeois[13]. Le syndicat reste un organe corporatif qui n'exprime pas une alternative à la société mais situe ses propositions au sein du cadre économique du capitalisme. La tendance réelle à la politisation de la grève de "la Canadiense" ne parvint pas à s'exprimer réellement et, à aucun moment, cette grève ne fut pas perçue par la société espagnole comme une lutte de classe mettant en question le système.

2. Les assemblées générales, comme les conseils ouvriers, sont des organes unitaires de la classe alors que le syndicat est un organe qui ne peut dépasser la division sectorielle - qui est aussi l'unité de base de la production capitaliste. Il y eut dans la grève de "la Canadiense" des tentatives d'assemblées générales souveraines directes de la part des ouvriers, qui se superposaient aux structures sectorielles du syndicat mais, en dernier recours, celui-ci gardait le pouvoir de décision, affaiblissait et dispersait les assemblées ouvrières.[14]

3. Les conseils ouvriers surgissent comme un pouvoir dans la société qui défie plus ou moins consciemment l'Etat capitaliste. C'est comme pouvoir qu'il est perçu par l'ensemble de la société et, particulièrement, par les classes sociales non exploiteuses qui tendent à s'adresser à lui pour trancher leurs problèmes. Les organisations syndicales, en revanche, aussi puissantes qu'elles paraissent, sont perçues à juste titre comme des organes corporatifs limités aux questions "de la production". En dernière instance, les autres travailleurs et les classes opprimées les perçoivent comme quelque chose d'étranger, de particulier, et qui ne les concerne pas directement et irrévocablement. Ceci se manifesta particulièrement dans la grève de "la Canadiense" qui ne parvint pas à intégrer dans un même mouvement unitaire la forte agitation sociale des paysans andalous qui atteignait alors son point culminant (le fameux "Triennat" bolchevique, 1917-1920). Bien que les deux mouvements se soient inspirés de la Révolution russe et malgré la sympathie réelle existant entre leurs protagonistes, ils suivirent des chemins parallèles sans connaître la moindre tentative d'unification[15].

La tendance syndicaliste domine la CNT

La concrétisation de cette troisième leçon, c'est le travail de sabotage réalisé par la tendance syndicaliste au sein de la CNT, couvert dans la pratique par la direction de la confédération (Segui et Pestaña[16] en étaient les représentants principaux). Alors que la lutte était à son sommet,cette direction accepta et parvint à imposer à la CNT la constitution d'une Commission mixte avec le patronat, chargée de régler "équitablement" les conflits du travail. Dans la pratique, elle ne fut qu'une espèce de pompier volant qui se consacrait à isoler et démobiliser les foyers de lutte. Face au contact et à l'action directe collective des ouvriers, la Commission mixte représentait la paralysie et l'isolement de chaque foyer de lutte. Dans son livre Histoire de l'anarcho-syndicalisme espagnol (2006), Gomez Casas reconnaît que "les ouvriers manifestèrent leur répulsion pour la Commission qui finit par se dissoudre. Elle avait approfondi le divorce entre les représentants ouvriers et les ouvriers, provoquant une certaine démoralisation qui affaiblit l'unité ouvrière" (traduit par nos soins).

La tendance syndicaliste qui, dans un premier temps, avait pourtant éprouvé une sympathie sincère pour la Révolution russe[17], dominait toujours plus la CNT et constituait un facteur de sa bureaucratisation : "Il semble évident qu'à la veille de la répression de 1919 commençait à se développer quelque chose comme une bureaucratie syndicaliste malgré les obstacles à ce processus que constituaient l'attitude et la tradition cénétistes et, en particulier, parce qu'il n'y avait pas d'agents syndicaux salariés dans les syndicats pas plus que dans les comités (...). Cette évolution de la spontanéité et de l'amateurisme anarchiste vers la bureaucratie syndicale et le professionnalisme fut, dans des conditions normales, la voie quasi inévitable des organisations ouvrières de masses - y compris celles qui étaient enracinés dans le milieu catalan - et la CGT française y avait eu recours au Nord des Pyrénées" (Meaker, The Revolutionnary Left in Spain, 1974, traduit par nos soins).

Buenacasa constate que "... le syndicalisme, guidé à présent par des hommes qui ont jeté par-dessus bord les principes anarchistes, qui se font appeler Monsieur et Madame, [qui] accordent des consultations et signent des accords dans les bureaux du gouvernement et dans les ministères, qui voyagent en automobile et... en wagon-lit... évolue rapidement vers la forme européenne et nord-américaine qui permet aux leaders de devenir des personnages officiels" (cité par Meaker, ibid.).

La tendance syndicaliste se servait de l'apolitisme de l'idéologie anarchiste et du syndicalisme révolutionnaire pour appuyer de façon à peine dissimulée la politique de la bourgeoisie. Elle se déclara "apolitique" face à la Révolution russe, face à la lutte pour la révolution mondiale et, en définitive, face à toute tentative de politique prolétarienne internationaliste. Cependant, nous avons déjà vu comment en août 1917, elle avait été loin de mépriser une initiative politique de réforme de l'Etat bourgeois en compagnie du PSOE. Elle appuya aussi sans se cacher la "libération nationale" de la Catalogne. Fin 1919, lors d'une grande conférence à Madrid, Segui affirma que "... Nous, les travailleurs, comme nous n'avons rien à perdre à une Catalogne indépendante mais au contraire beaucoup à gagner, nous n'avons pas peur de l'indépendance de la Catalogne (...). Je vous assure, amis madrilènes, qu'une Catalogne libérée de l'Etat espagnol serait une Catalogne amie de tous les peuples de la péninsule hispanique" [18].

Lors du Congrès de Saragosse de 1922, la tendance syndicaliste défendit la fameuse résolution "politique" qui ouvrait la voie à la participation de la CNT à la vie politique espagnole (c'est-à-dire à son intégration à la politique bourgeoise) et c'est d'ailleurs ainsi que la presse bourgeoise le comprit en se réjouissant de cet évènement [19]. La rédaction de la résolution en question fut cependant réalisée très habilement afin de ne pas heurter une majorité qui résistait à passer sous le joug. Deux passages de la résolution sont particulièrement significatifs.

Dans le premier il est affirmé de façon rhétorique que la CNT est "un organisme nettement révolutionnaire qui rejette, franchement et explicitement, l'action parlementaire et de collaboration avec les partis politiques". Mais ceci n'est que le miel avec lequel on essaie de faire passer la pilule amère de la nécessité de participation à l'Etat capitaliste dans le cadre du capital national, au moyen d'une formulation délibérément difficilement compréhensible : "sa mission [à la CNT]est de conquérir ses droits de contrôle et de jugement de toutes les valeurs de solution de la vie nationale et, à cette fin, son devoir est d'exercer une action déterminante au moyen de l'action conjuguée découlant des manifestations de force et des dispositifs de la CNT"[20]. Des expressions comme "les valeurs de solution de la vie nationale" ne constituent rien d'autre qu'une formule alambiquée destinée à faire parcourir aux militants combatifs de la CNT les pas nécessaires à son intégration dans l'Etat capitaliste.

L'autre passage est plus explicite. Il dit clairement que l'intervention politique dont se revendique la CNT consiste à "élever la conscience politique à un niveau supérieur ; réclamer que soit réparée une injustice ; veiller à que soient respectées les libertés conquises et demander une amnistie" (op. cit.). On ne peut exprimer plus clairement la volonté d'accepter le cadre de l'Etat démocratique avec tout son éventail de "droits", de "libertés", de "justice", etc. !

L'incapacité des tendances révolutionnaires de la CNT à s'opposer à la tendance syndicaliste

Une forte résistance, animée fondamentalement par deux tendances, les anarchistes d'un côté et les partisans de l'adhésion à l'Internationale communiste de l'autre, finit par se dresser contre la tendance syndicaliste. Sans amoindrir les mérites de ces deux tendances, il faut signaler cependant qu'elles furent incapables de discuter ensemble ou même de collaborer contre la tendance syndicaliste. Elles eurent toutes deux à souffrir aussi d'une profonde faiblesse théorique. La tendance pro bolchevique qui forma des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR), du type de ceux qui étaient animés dans la CGT française en 1917 par Monatte, se contentait de réclamer un retour à la CNT d'avant-guerre sans tenter de comprendre les nouvelles conditions, marquées par le déclin du capitalisme et l'irruption révolutionnaire du prolétariat. Quant à la tendance anarchiste, elle basait tout sur l'action, ce qui explique qu'elle était capable de bien réagir dans les moments de lutte ou face à des positions trop évidentes de la tendance syndicaliste mais cependant incapable de mener un débat ou une stratégie méthodique de lutte.

L'élément décisif de sa faiblesse cependant était son adhésion inconditionnelle au syndicalisme, défendant à outrance que les syndicats continuaient à être des armes valables de lutte pour le prolétariat.

La tendance pro bolchevique souffrit de la dégénérescence de l'IC qui, dans son IIe Congrès, adopta les Thèses sur les syndicats et, à son IIIe Congrès, préconisa le travail dans les syndicats réactionnaires. Elle fonda alors l'Internationale syndicale rouge (ISR) et proposa à la CNT de s'y intégrer. Ces orientations ne faisaient que renforcer la tendance syndicaliste au sein de la CNT et effrayaient la tendance anarchiste qui se réfugiait de plus en plus dans l'action "directe".

La tendance syndicaliste argumentait avec raison que, sur les questions pratiques et de cohérence syndicale, elle était bien plus compétente que l'ISR et les CSR, ces derniers avançant des revendications et des méthodes de lutte totalement irréalistes, dans une conjoncture de reflux croissant. Elle leur reprochait en outre leur "politisation", s'appuyant pour cela sur la politisation opportuniste préconisée par l'IC dégénérescente : le front unique, le gouvernement ouvrier, le front syndical, etc.

Le peu de discussions existantes tournait autour de thèmes qui ne faisaient qu'accroître la confusion : la politisation basée sur le frontisme versus l'apolitisme anarchiste, l'adhésion à l'ISR ou la formation d'une "Internationale" du syndicalisme révolutionnaire[21]. Ces deux questions tournaient résolument le dos aux réalités de l'époque : dans la période tourmentée de 1914-22, on avait pu voir que les syndicats avaient exercé le triple rôle de sergents recruteurs pour la guerre (1914-18), de bourreaux de la révolution et de saboteurs des luttes ouvrières. La Gauche communiste en Allemagne avait développé une réflexion intense sur le rôle des syndicats qui permit à Bergmann de dire[22], lors du IIIe Congrès de l'Internationale communiste, que "la bourgeoisie gouverne en combinant l'épée et le mensonge. L'armée est l'épée de l'Etat et les syndicats sont les organes du mensonge". Mais rien de tout cela n'eut de répercussions sur la CNT, dont les tendances les plus conséquentes restaient prisonnières de la conception syndicale.

La défaite du mouvement et la deuxième disparition de la CNT

Après le recul du mouvement de grève de "la Canadiense" (fin 1919), la bourgeoisie espagnole, et sa fraction catalane en première ligne, déchaînèrent une attaque impitoyable contre les militants de la CNT. Des bandes de "pistoleros" furent organisées, payées par le patronat et coordonnées par le Préfet et le Gouverneur militaire de la région, qui traquaient les syndicalistes et les assassinaient dans le plus pur style mafioso. On arriva à compter 30 morts quotidiens. Les emprisonnements se succédaient parallèlement et la Garde civile (Gendarmerie espagnole) rétablit la pratique barbare de la "corde de prisonniers" : les syndicalistes détenus étaient conduits à pied à des centres de détention situés à des centaines de kilomètres. Beaucoup mouraient en chemin victimes d'épuisement, des passages à tabac ou, tout simplement, tirés comme des lapins. La terrible pratique de la "loi de fuite" fut mise au goût du jour et la bourgeoisie espagnole allait la rendre tristement célèbre : le détenu était relâché dans une rue ou sur un chemin, puis criblé de balles pour s'être "évadé".

Les organisateurs de cette barbarie furent les bourgeois catalans eux-mêmes, si "modernes" et si "démocrates", qui avaient toujours reproché à leurs collègues aristocrates castillans leur brutalité et leur manque de "manières". Mais la bourgeoisie catalane avait vu la menace prolétarienne et voulait prendre une vengeance totale. C'est ainsi que son principal dirigeant, Cambó, dont nous avons déjà parlé, fut le principal protagoniste des "pistoleros". Le Gouverneur militaire, Martinez Anido, lié à la vieille aristocratie castillane, et les bourgeois catalans "progressistes" se réconciliaient définitivement dans la persécution des militants ouvriers. C'était tout un symbole de la nouvelle situation : il n'était plus question de fractions progressistes ou réactionnaires dans la bourgeoisie ; elles étaient toutes d'accord et complices dans la défense réactionnaire d'un ordre social caduc et décadent.

Les tueries durèrent jusqu'en 1923, date du coup d'Etat du général Primo de Rivera qui instaura une dictature avec l'appui non dissimulé du PSOE et de l'UGT. Dans une ambiance de forte démobilisation des masses ouvrières, la CNT s'est engagée dans une terrible spirale : elle riposta aux "pistoleros" par l'organisation de corps d'autodéfense qui rendaient coup pour coup en assassinant des politiques, des cardinaux et des patrons bien choisis. Cette dynamique dégénéra rapidement en une succession sans fin de morts qui accéléra le découragement et la démoralisation des travailleurs. Par ailleurs, amenée sur un terrain où elle était inévitablement la moins forte, la CNT souffrit une hémorragie sans fin de militants, assassinés, emprisonnés, invalides, en fuite... Plus nombreux encore étaient ceux qui se retiraient, complètement démoralisés et dans la confusion. Dans sa dernière époque, en outre, les corps d'autodéfense de la CNT furent infiltrés par toutes sortes d'éléments douteux et marginaux qui n'avaient comme activité que l'assassinat et ne contribuaient qu'à faire perdre son prestige à la CNT et à l'isoler politiquement.

La CNT fut de nouveau lourdement affectée en 1923 par une répression ignoble. Mais sa deuxième disparition n'a pas les mêmes caractéristiques que la première :

- en 1911-15, le syndicalisme pouvait encore, dans certaines circonstances particulières, jouer un rôle favorable à la classe ouvrière, même si cette possibilité diminuait de jour en jour ; mais en 1923, le syndicalisme avait perdu définitivement toute capacité de contribuer à la lutte ouvrière ;

- en 1911-15, la disparition de l'organisation ne provoqua pas une disparition de la réflexion et de la recherche de positions de classe (ce qui permit la reconstitution de 1915 basée sur la lutte contre la guerre impérialiste et la sympathie pour la révolution mondiale) ; en 1923, elle permit le renforcement de deux tendances, syndicale et anarchiste, qui ne pouvaient rien apporter à la lutte ni à la conscience prolétarienne ;

- en 1911-15, l'esprit unitaire et ouvert n'avait pas disparu permettant que cohabitent anarchistes, syndicalistes révolutionnaires et socialistes au sein de la même organisation ; en 1923, toutes les tendances marxistes s'étaient soit auto-exclues soit avaient été éliminées ; il ne restait alors que les tendances fortement sectaires enfermées dans un apolitisme extrême, l'anarchiste et la syndicaliste.

Comme nous le verrons dans un prochain article, la reconstitution de la CNT à la fin des années 20 se fit sur des bases totalement différentes de celles qui avaient présidé à sa naissance en 1910 et à sa première reconstitution en 1915.

RR et C. Mir, 19-6-07



[1] Voir les articles de cette série dans les numéros 124 [21] et 125 [22] de la Revue internationale

[2] Voir en particulier le premier article de cette série dans le numéro 118 [23] de la Revue internationale

[3] Régime de la Restauration (1874-1923) : système monarchique libéral que s'était donnée la bourgeoisie espagnole et qui était basé sur un ensemble de partis dynastiques dont étaient exclus non seulement les ouvriers et paysans mais aussi des couches significatives de la petite bourgeoisie et même de la bourgeoisie

[4] Voir le 2e article de cette série dans la Revue internationale n°129 [24].

[5] Les citations du manifeste mentionné sont extraites du livre Historia del Movimiento Obrero en España (tome II page 100) de Tuñón de Lara

[6] Comme le raconte Victor Serge (militant belge d'origine russe et d'orientation anarchiste qui cependant a collaboré avec les bolcheviks) qui à ce moment se trouvait à Barcelone : "Le comité national de la CNT ne se posait aucune question fondamentale. Il est entré dans la bataille sans connaître la perspective et sans évaluer les conséquences de son action".

[7] Page 107 du livre cité précédemment.

[8] Nous avons parlé précédemment des juntes militaires qui étaient soi-disant "très critiques" envers le régime (encore que, contrairement au rôle progressiste qu'avait joué l'armée dans la première moitié du XIXe siècle et que Marx avait signalé dans ses écrits sur l'Espagne dans le New York Daily Tribune , les juntes ne faisaient que demander "davantage de saucisson !")

[9] "Mais si la bourgeoisie parvenait, au travers de l'armée, à relier les parties contrastées de son économie, à maintenir une centralisation des régions des plus opposées du point de vue de leur développement, le prolétariat, par contre, réagissant sous la pression des contrastes de classe, avait tendance à se localiser dans les secteurs où ces contrastes s'exprimaient le plus violemment. Le prolétariat de Catalogne fut jeté dans l'arène sociale non en fonction d'une modification de l'ensemble de l'économie espagnole, mais en fonction du développement de la Catalogne. Le même phénomène se vérifie pour les autres régions, y compris pour les régions agraires" (Bilan n° 36, Oct-nov 1936, La leçon des événements en Espagne). [Le terme "contraste" doit être compris par "antagonisme" ndlr]

[10] Ebro Power and Irrigation, une entreprise britano-canadienne connue sous le nom populaire de La Canadiense. Elle fournissait l'électricité aux entreprises et aux zones d'habitation de Barcelone.

[11] Dans un premier temps, l'entreprise était disposée à négocier, mais le Gouverneur civil Gonzalez Rothwos fit pression pour qu'elle ne le fasse pas et envoya la police sur le lieu du conflit.

[12] Comte de Romanones (1863-1950), homme politique du parti libéral, plusieurs fois premier ministre.

[13] C'est là toute la différence entre ce que Rosa Luxemburg avait appelé la "grève de masse" à partir de l'expérience de la Révolution russe de 1905 et les méthodes syndicales de lutte. Voir la série d'articles sur 1905 dans la Revue internationale, nos 120 [25], 122 [26] et 123 [27].

[14] Par ailleurs, il est important de se rendre compte que, y compris avec la meilleure volonté - comme c'était alors le cas - le syndicat tend à kidnapper et à neutraliser l'initiative et la capacité de pensée et de décision des travailleurs. La première phase de la grève s'était terminée, comme nous l'avons vu précédemment, non par une assemblée générale où tous les ouvriers pouvaient apporter leur contribution et décider collectivement, mais par un meeting Plaza de Toros où les grands leaders parlèrent à n'en plus finir, manipulèrent émotionnellement les masses et les placèrent en situation, non pas de pouvoir décider consciemment, mais de se laisser entraîner par les conseils des beaux parleurs.

[15] Cette dispersion a été imputée à la nature fondamentalement paysanne du mouvement andalou, en opposition à la nature ouvrière de la lutte à Barcelone. Il est important d'observer à ce niveau les différences avec l'expérience russe, où l'agitation paysanne prit une forme généralisée et s'unit consciemment et fidèlement à la lutte prolétarienne (bien qu'elle ait eu son rythme et ses revendications propres, certaines d'entre elles étant d'ailleurs contradictoires avec la lutte révolutionnaire) ; les paysans étaient fortement politisés (beaucoup d'entre eux étaient des soldats démobilisés) et tendirent à former des conseils de paysans solidaires des conseils ouvriers ; les Bolcheviks assuraient parmi eux une présence minoritaire mais significative. La situation était très différente en Espagne : l'agitation paysanne est restée localisée à l'Andalousie et n'a jamais dépassé le niveau de luttes locales ; les paysans et les journaliers ne se posaient pas de questions sur le pouvoir et la situation générale, restant concentrés sur la réforme agraire ; les liens avec la CNT étaient davantage des liens de sympathie que d'influence politique.

[16] Nous avons déjà parlé de Segui (1890-1923) précédemment. Il fut le leader incontestable de la CNT entre 1917 et 1923. Il était partisan de l'union avec l'UGT, ce qui l'entraînait non pas à la "modération" mais à une position syndicaliste à outrance. Il fut assassiné par les bandes du Syndicat Libre dont nous parlerons plus tard. Pestaña (1886-1937) a fini par scissionner de la CNT en 1932 pour fonder un "Parti syndicaliste" inspiré par le travaillisme britannique.

[17] Segui par exemple vota l'adhésion à la Troisième Internationale au fameux Congrès de la Comédie - du nom du théâtre où il eut lieu - en décembre 1919. Ce furent autant la déception progressive face à la dégénérescence de la Révolution en Russie - et de l'Internationale communiste - que la nécessité d'assumer jusqu'au bout le syndicalisme qui firent que cette tendance finit par rejeter totalement la Révolution russe, au nom de l'apolitisme.

[18] Juan Gomez Casas, op. cit.

[19] Cette résolution annonce clairement ce que sera la politique de la CNT à partir de 1930 : appui tacite au changement politique en faveur de la République espagnole, abstention sélective, appui au Front populaire en 1936, etc.

[20] Olaya, Histoire du mouvement ouvrier en Espagne, traduit par nos soins.

[21] La Conférence de Berlin en 1922 ressuscita l'AIT et prétendit donner une cohérence anarchiste au syndicalisme révolutionnaire. Nous aborderons cette question dans un prochain article.

[22] Représentant du KAPD au IIIe Congrès de l'IC, en 1921.

 

Approfondir: 

  • Le syndicalisme révolutionnaire [28]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [29]

URL source:https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg-130-3e-trimestre-2007

Liens
[1] https://fr.internationalism.org/rinte119/ldc.htm [2] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/luttes-classe [3] https://fr.internationalism.org/rint130/17_congr%C3%A8s_du_cci_resolution_sur_la_situation_internationale.html [4] https://fr.internationalism.org/rint/123_30ans [5] https://fr.internationalism.org/ri365/bresil.htm [6] https://fr.internationalism.org/ri370/congres.html [7] https://fr.internationalism.org/rint129/rapport_sur_la_conference_en_coree.html [8] https://fr.internationalism.org/ri374/coree.html [9] https://fr.internationalism.org/isme327/turquie [10] https://fr.internationalism.org/rint/122_conf [11] https://fr.internationalism.org/french/rint/110_conference.html [12] https://fr.internationalism.org/french/rint/114_xv_congress.html [13] https://fr.internationalism.org/rinte111/confiance.htm [14] https://fr.internationalism.org/rinte112/confiance.htm [15] https://fr.internationalism.org/rint127/ethique_morale.html [16] https://fr.internationalism.org/rint128/ethique_morale.htm [17] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international [18] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/gauche-communiste [19] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/resolutions-congres [20] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme [21] https://fr.internationalism.org/rint124/comm.htm [22] https://fr.internationalism.org/rint125/comm_iii [23] https://fr.internationalism.org/french/rint/118_syndicalisme_revolutionnaire.htm [24] https://fr.internationalism.org/rint129/la_cnt_face_a_la_guerre_et_a_la_revolution.html [25] https://fr.internationalism.org/rint/120/revolution_russie_1905.htm [26] https://fr.internationalism.org/rint/122_1905 [27] https://fr.internationalism.org/rint/123_1905 [28] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/syndicalisme-revolutionnaire [29] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/question-syndicale