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Revue Internationale n° 127 - 4e trimestre 2006

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Guerre au Liban, au Moyen-Orient, en Irak : il existe une alternative à la barbarie capitaliste

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Face à la guerre qui ravage en permanence le Moyen-Orient et récemment encore face au conflit qui a ensanglanté le Liban et Israël, la position des révolutionnaires ne souffre pas la moindre ambiguïté. C'est pourquoi nous soutenons pleinement les rares voix internationalistes et révolutionnaires qui s'élèvent dans cette région comme celle du groupe Enternasyonalist Komunist Sol en Turquie. Dans sa prise de position sur la situation au Liban et en Palestine que nous avons reproduite dans différents organes de notre presse territoriale, ce groupe rejette fermement tout soutien aux cliques et factions bourgeoises rivales qui s'affrontent et dont les victimes directes sont des millions de prolétaires qu'ils soient d'origine palestinienne, juive, chiite, sunnite, kurde, druze ou autre. Il a très justement mis en avant que "l'impérialisme est la politique naturelle que pratique n'importe quel État national ou n'importe quelle organisation fonctionnant comme un État national." Il a également dénoncé le fait que "en Turquie comme dans le reste du monde, la plupart des gauchistes ont apporté leur soutien total à l'OLP et au Hamas. Dans le dernier conflit, ils se sont exprimés d'une seule voix pour dire 'nous sommes tous le Hezbollah'. En suivant cette logique qui consiste à dire 'l'ennemi de mon ennemi est mon ami', ils ont pleinement soutenu cette organisation violente qui a poussé la classe ouvrière dans une désastreuse guerre nationaliste. Ce soutien des gauchistes au nationalisme nous montre pourquoi ils n'ont pas grand chose à dire qui diffère de ce que dit le MPH (parti du mouvement national - les Loups gris fascistes) (…) La guerre entre le Hezbollah et Israël et la guerre en Palestine sont toutes deux des guerres inter-impérialistes et les différents camps en jeu utilisent tous le nationalisme pour entraîner la classe ouvrière de leur région dans leur camp. Plus les ouvriers seront aspirés dans le nationalisme, plus ils perdront leur capacité à agir en tant que classe. C'est pourquoi ni Israël, ni le Hezbollah, ni l'OLP, ni le Hamas ne doivent être soutenus en aucune circonstance." Cela démontre que la perspective prolétarienne vit et s'affirme toujours, non seulement à travers le développement des luttes de la classe ouvrière partout dans le monde : en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Inde ou au Bengla Desh, mais aussi à travers l'apparition dans différents pays de petits groupes et d'éléments politisés cherchant à défendre les positions internationalistes qui sont la marque distinctive de la politique prolétarienne.

La guerre au Liban l'été dernier aura constitué une nouvelle étape vers une mise à feu et à sang de tout le Moyen-Orient et vers l'enfoncement de la planète dans un chaos de plus en plus incontrôlable, une guerre à laquelle toutes les puissances impérialistes auront contribué, des plus grandes aux plus petites, au sein de la "prétendue communauté internationale". 7000 frappes aériennes rien que sur le territoire libanais sans compter les innombrables tirs de roquettes sur le Nord d'Israël, plus de 1200 morts au Liban et en Israël (dont plus de 300 enfants de moins de 12 ans), près de 5000 blessés, un million de civils qui ont dû fuir les bombes ou les zones de combat. D'autres, trop pauvres pour fuir, qui se terrent comme ils peuvent, la peur au ventre… Des quartiers, des villages réduits à l'état de ruines, des hôpitaux débordés et pleins à craquer : tel est le bilan d'un mois de guerre au Liban et en Israël suite à l'offensive de Tsahal pour réduire l'emprise grandissante du Hezbollah, en réplique à une des nombreuses attaques meurtrières des milices islamistes au-delà de la frontière israélo-libanaise. Les destructions sont évaluées à 6 milliards d'euros, sans compter le coût militaire de la guerre elle-même.

C'est une véritable politique de la terre brûlée à laquelle s'est livré l'État israélien avec une brutalité, une sauvagerie et un acharnement incroyables contre les populations civiles des villages au Sud Liban, chassées sans ménagement de leurs terres, de leur maison, réduites à crever de faim, sans eau potable, exposées aux pires épidémies. Ce sont aussi 90 ponts et d'innombrables voies de communication systématiquement coupés (routes, autoroutes…), 3 centrales électriques et des milliers d'habitations détruites, une pollution envahissante, des bombardements incessants. Le gouvernement israélien et son armée n'ont cessé de proclamer leur volonté "d'épargner les civils" et des massacres comme ceux de Canaa ont été qualifiés "d'accidents regrettables" (comme les fameux "dommages collatéraux" dans les guerres du Golfe et dans les Balkans). Or, c'est dans cette population civile que l'on dénombre le plus de victimes, et de loin : 90% des tués !

Quant au Hezbollah, bien qu'avec des moyens plus limités donc moins spectaculaires, il a pratiqué exactement la même politique meurtrière et sanguinaire de bombardement à tort et à travers, ses missiles s'attaquant à la population civile et aux villes du nord d'Israël (75% des tués faisant même partie des populations arabes qu'il prétendait protéger).

Ce sont tous des fauteurs de guerre

L'impasse de la situation au Moyen-Orient s'était déjà concrétisée avec l'arrivée au pouvoir du Hamas dans les territoires palestiniens (que l'intransigeance du gouvernement israélien aura contribué à provoquer en "radicalisant" une majorité de la population palestinienne) et le déchirement ouvert entre les fractions de la bourgeoisie palestinienne, principalement entre le Fatah et le Hamas, interdisant désormais toute solution négociée. Devant cette impasse, la réaction d'Israël a été celle qui, dans le monde d'aujourd'hui, a de plus en plus les faveurs de tous les États : la fuite en avant. Afin de réaffirmer son autorité, Israël s'est retournée de l'autre côté dans le but de stopper l’influence croissante du Hezbollah au Sud Liban, aidé, financé et armé par le régime iranien. Le prétexte invoqué par Israël pour déclencher la guerre a été d'obtenir la libération de deux soldats israéliens faits prisonniers par le Hezbollah : quatre mois après leur enlèvement, ils sont toujours prisonniers des milices chiites. L'autre motif invoqué était de "neutraliser" et désarmer le Hezbollah dont les attaques et les incursions sur le sol israélien depuis le Sud Liban constitueraient une menace permanente pour la sécurité de l'État hébreu.

Au bout du compte, l'opération guerrière se solde par un cuisant revers, mettant brutalement fin au mythe de l'invincibilité, de l'invulnérabilité de l'armée israélienne. Civils et militaires au sein de la bourgeoisie israélienne se renvoient la responsabilité d'une guerre mal préparée. A l'inverse, le Hezbollah sort renforcé du conflit et a acquis une légitimité nouvelle, à travers sa résistance, aux yeux des populations arabes. Le Hezbollah, comme le Hamas, n'était au départ qu'une de ces innombrables milices islamiques qui se sont constituées contre l'État d'Israël. Il a surgi lors de l'offensive israélienne au Sud Liban en 1982. Grâce à sa composante chiite, il a prospéré en bénéficiant du copieux soutien financier du régime des ayatollahs et des mollahs iraniens. La Syrie l'a également utilisé en lui apportant un important soutien logistique ce qui lui a permis d'en faire une base arrière lorsqu'elle a été contrainte en 2005 de se retirer du Liban. Cette bande de tueurs sanguinaires a su en même temps tisser patiemment un puissant réseau de sergents recruteurs à travers la couverture d'une aide médicale, sanitaire et sociale, alimentée par de généreux fonds tirés de la manne pétrolière de l'État iranien. Ces fonds lui permettent même de financer les réparations des maisons détruites ou endommagées par les bombes et les roquettes afin d'enrôler la population civile dans ses rangs. On a notamment pu voir dans des reportages que cette "armée de l'ombre" était composée de nombreux gamins entre 10 et 15 ans servant de chair à canon dans ces sanglants règlements de compte.

La Syrie et l'Iran forment momentanément le bloc le plus homogène autour du Hamas ou du Hezbollah. En particulier, l'Iran affiche clairement ses ambitions de devenir la principale puissance impérialiste de la région. La détention de l'arme atomique lui assurerait en effet ce rôle. Et c'est justement une des grandes préoccupations de la puissance américaine puisque, depuis sa fondation en 1979, la "République islamique" a affiché une hostilité permanente aux États-Unis,

C'est donc avec le feu vert de cette puissance que s'est déclenchée l'offensive israélienne contre le Liban. Enlisés jusqu'au cou dans le bourbier de la guerre en Irak comme en Afghanistan, et après l'échec de leur "plan de paix" pour régler la question palestinienne, les États-Unis ne peuvent que constater l'échec patent de leur stratégie visant à instaurer une "Pax americana" au Proche et au Moyen-Orient. En particulier, la présence américaine en Irak depuis trois ans se traduit par un chaos sanglant, une véritable guerre civile effroyable entre factions rivales, des attentats quotidiens frappant aveuglément la population, au rythme de 80 à 100 morts par jour.

Dans ce contexte, il était hors de question pour les États-Unis d'intervenir eux-mêmes alors que leur objectif dans la région est de s'en prendre à ces États dénoncés comme "terroristes" et incarnation de "l'axe du mal", que constituent pour eux la Syrie et surtout l'Iran dont le Hezbollah a le soutien. L'offensive israélienne qui devait servir d'avertissement à ces deux États démontre la parfaite convergence d'intérêts entre la Maison Blanche et la bourgeoisie israélienne. C'est pourquoi l'échec d'Israël marque également un nouveau recul des États-Unis et la poursuite de l'affaiblissement du leadership américain.

Le cynisme et l'hypocrisie de toutes les grandes puissances

Le comble du cynisme et de l'hypocrisie est atteint par l'ONU qui pendant un mois qu'a duré la guerre au Liban n'a cessé de proclamer sa "volonté de paix" tout en affichant son "impuissance"[1] [1]. C'est un odieux mensonge. Ce "repaire de brigands" (suivant le terme employé par Lénine à propos de l'ancêtre de l'ONU, la Société des Nations) est le marigot où s'ébattent les plus monstrueux crocodiles de la planète. Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité sont les plus grands États prédateurs de la terre :

- Les États-Unis dont l'hégémonie repose sur l'armada militaire la plus puissante du monde et dont les forfaits guerriers depuis la proclamation en 1990 d'une "ère de paix et de prospérité" par Bush Senior (les deux guerres du Golfe, l'intervention dans les Balkans, l'occupation de l'Irak, la guerre en Afghanistan…) parlent d'eux-mêmes.

- La Russie, responsable des pires atrocités lors de ses deux guerres en Tchétchénie, ayant mal digéré l'implosion de l'URSS et ruminant son désir de revanche, affiche aujourd'hui des prétentions impérialistes nouvelles en profitant de la position de faiblesse des États-Unis. C'est pour cela qu'elle joue la carte du soutien à l'Iran et plus discrètement celle du Hezbollah.

- La Chine, profitant de son influence économique grandissante, rêve d'accéder à de nouvelles zones d'influence hors de l'Asie du Sud-Est. Elle fait notamment les yeux doux à l'Iran, partenaire économique privilégié qui lui dispense sa manne pétrolière à un tarif particulièrement avantageux. Chacune de leur côté, ces deux dernières puissances n'ont cessé de chercher à saboter les résolutions de l'ONU dont elles étaient parties prenantes.

- La Grande-Bretagne a accompagné jusqu'ici les principales expéditions punitives des États-Unis pour la défense de ses propres intérêts. Elle entend reconquérir ainsi la zone d'influence dont elle disposait à travers son ancien protectorat dans cette région (Iran et Irak, notamment).

- La bourgeoisie française a gardé la nostalgie d'une époque où elle se partageait les zones d'influence au Moyen-Orient avec la Grande-Bretagne. C'est pourquoi elle s'est ralliée au plan américain sur le Liban, autour de la fameuse résolution 1201 de l'ONU, concoctant même le plan de redéploiement de la FINUL. C'est aussi pourquoi elle a accepté de porter son engagement au Sud Liban de 400 à 2 000 soldats au sein de la FINUL.

D'autres puissances sont également en lice comme l'Italie qui, en échange du plus gros contingent des forces de l'ONU, se verra confier après février 2006 le commandement suprême de la FINUL au Liban. Ainsi, quelques mois à peine après le retrait des troupes italiennes d'Irak, Prodi après avoir âprement critiqué l'engagement de l'équipe Berlusconi dans ce pays, ressert le même rata au Liban, confirmant les ambitions de l'Italie d'avoir son couvert sur la table des grands, au risque d'y laisser de nouvelles plumes. Cela démontre que toutes les puissances sont vautrées dans la guerre.

Le Moyen Orient offre aujourd'hui un concentré du caractère irrationnel de la guerre où chaque impérialisme s'engouffre de plus en plus pour défendre ses propres intérêts au prix d'une extension toujours plus large et plus sanglante des conflits, impliquant des États de plus en plus nombreux.

L'extension des zones d'affrontements sanglants dans le monde est une manifestation du caractère inéluctable de la barbarie guerrière du capitalisme. La guerre et le militarisme sont bel et bien devenus le mode de vie permanent du capitalisme décadent en pleine décomposition. C'est une des caractéristiques essentielles de l'impasse tragique d'un système qui n'a rien d'autre à offrir à l'humanité que de semer la misère et la mort.

La bourgeoisie américaine est dans une impasse

Le gendarme garant de la préservation de "l'ordre mondial" est lui-même aujourd'hui un puissant facteur actif d'accélération de chaos.

Comment est-il possible que la première armée du monde, dotée des moyens technologiques les plus modernes, des services de renseignements les plus puissants, d'armes sophistiquées capables de repérer et d'atteindre avec précision des cibles à des milliers de kilomètres de distance, se retrouve prise au piège d'un tel bourbier ? Comment se fait-il aussi que les États-Unis, pays le plus puissant du monde, soit dirigé par un demi abruti entouré d'une bande d'activistes peu conforme à l'image traditionnelle d'une "grande démocratie" bourgeoise responsable ? Il est vrai que Bush Junior qualifié par l'écrivain Norman Mailer de "pire président de l'histoire des États-Unis : ignorant, arrogant et totalement stupide" s'est entouré d'une équipe de "têtes pensantes" particulièrement "allumées" qui lui dictent sa politique : du vice-président Dick Cheney au secrétaire d'État à la Défense Donald Rumsfeld en passant par son gourou-manager Karl Rove et par le "théoricien" Paul Wolfowitz. Ce dernier dès le début des années 1990 se faisait le porte-parole le plus conséquent d'une "doctrine" qui énonçait clairement que "la mission politique et militaire essentielle de l'Amérique pour l'après-Guerre froide consistera à faire en sorte qu'aucune superpuissance rivale ne puisse émerger en Europe de l'Ouest, en Asie ou dans les territoires de l'ancienne Union soviétique". Cette "doctrine" a été rendue publique en mars 1992 quand la bourgeoisie américaine s'illusionnait encore sur le succès de sa stratégie, au lendemain de l'effondrement de l'URSS et de la réunification de l'Allemagne. Dans ce but, ces gens-là déclaraient il y a quelques années que pour mobiliser la nation et pour imposer au monde entier les valeurs démocratiques de l'Amérique et empêcher les rivalités impérialistes, "il faudrait un nouveau Pearl Harbor". Il faut rappeler que l'attaque de la base des forces navales américaines par le Japon en décembre 1941, qui avait fait 4500 morts ou blessés côté américain, avait permis l'entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés en faisant basculer une opinion publique jusque là largement réticente à cette entrée en guerre, alors que les plus hautes autorités politiques américaines étaient au courant du projet d'attaque et n'étaient pas intervenues. Depuis que Cheney et compagnie sont arrivés au pouvoir, grâce à la victoire de Bush junior en 2000, ils n'ont fait que mettre en œuvre la politique prévue : les attentats du 11 septembre leur ont servi de "nouveau Pearl Harbor" et c'est au nom de leur nouvelle croisade contre le terrorisme qu'ils ont pu justifier l'invasion de l'Afghanistan puis de l'Irak, en même temps que de nouveaux programmes militaires particulièrement coûteux, sans oublier un renforcement sans précédent du contrôle policier sur la population. Le fait que les États-Unis se donnent de tels dirigeants jouant le sort de la planète comme des apprentis sorciers obéit à la même logique du capitalisme décadent en crise qui a porté au pouvoir un Hitler en Allemagne dans une autre période. Ce n'est pas tel ou tel individu au sommet de l'État qui fait évoluer le capitalisme dans tel ou tel sens, c'est au contraire ce système en pleine déliquescence qui permet à tel ou tel individu représentatif de cette évolution et capable de la mettre en œuvre d'accéder au pouvoir. Cela exprime clairement l'impasse historique dans laquelle le capitalisme enfonce l'humanité.

Le bilan de cette politique est accablant : 3000 soldats morts depuis le début de la guerre en Irak il y a trois ans (dont plus de 2800 pour les troupes américaines), 655 000 Irakiens ont péri entre mars 2003 et juillet 2006 alors que les attentats meurtriers et les affrontements entre fractions chiites et sunnites n'ont fait depuis que s'intensifier. Ce sont 160 000 soldats d'occupation qui sont présents sur le sol irakien sous le haut commandement des États-Unis et qui se retrouvent incapables "d'assurer leur mission de maintien de l'ordre" dans un pays au bord de l'éclatement et de la guerre civile. Au nord, les milices chiites tentent d'imposer leur loi et multiplient les démonstrations de force, au sud, des activistes sunnites qui revendiquent fièrement leurs liens avec les talibans et Al Qaïda viennent d'autoproclamer une "république islamique" tandis qu'au milieu, dans la région de Bagdad, la population est exposée à des bandes de pillards, à des voitures piégées et la moindre sortie isolée des troupes américaines s'expose à tomber dans un guet-apens.

Les guerres en Irak et en Afghanistan engloutissent en outre des sommes colossales qui creusent toujours davantage le déficit budgétaire et précipitent les États-Unis dans un endettement faramineux. La situation en Afghanistan n'est pas moins catastrophique. La traque interminable contre Al Qaïda et la présence là aussi d'une armée d'occupation redonnent du crédit aux talibans chassés du pouvoir en 2002 mais qui, réarmés par l'Iran et plus discrètement par la Chine, multiplient les embuscades et les attentats. Les "démons terroristes" que sont Ben Laden ou le régime des talibans sont d'ailleurs l'un comme l'autre des "créatures" des États-Unis pour contrer l'ex-URSS à l'époque des blocs impérialistes après l'invasion des troupes russes en Afghanistan. Le premier est un ancien espion recruté par la CIA en 1979 qui, après avoir servi à Istanbul, d'intermédiaire financier d'un trafic d'armes de l'Arabie Saoudite et des États-Unis à destination du maquis afghan est devenu "naturellement", dès le début de l'intervention russe, l'intermédiaire des Américains pour répartir le financement de la résistance afghane. Les seconds ont été armés et financés par les États-Unis et leur accession au pouvoir s'est accomplie avec l'entière bénédiction de l'Oncle Sam.

Il est aussi patent que la grande croisade contre le terrorisme loin d'aboutir à son éradication n'a débouché au contraire que sur la démultiplication des actions terroristes et des attentats kamikazes où le seul objectif est de faire le plus de victimes possibles. Aujourd'hui, la Maison-Blanche reste impuissante face aux pieds de nez les plus humiliants que lui inflige l'État iranien. Cela donne d'ailleurs des ailes à des puissances de quatrième ou de cinquième ordre comme la Corée du Nord qui s'est permis de procéder le 8 octobre à un essai nucléaire qui en fait le 8e pays détenteur de l'arme atomique. Ce gigantesque défi vient mettre en péril l'équilibre de toute l'Asie du Sud-est et vient conforter à leur tour les aspirations de nouveaux prétendants à se doter de l'arme nucléaire. Elle vient ainsi justifier la remilitarisation et le réarmement rapide du Japon et son orientation vers la production d'armes nucléaires pour faire face à son voisin immédiat. Ce n'est pas le moindre danger qui vient illustrer "l'effet domino" de la fuite en avant dans le militarisme et le "chacun pour soi".

Il faut aussi évoquer la situation de chaos effroyable qui sévit au Moyen-Orient et en particulier dans la bande de Gaza. A la suite de la victoire électorale du Hamas fin janvier, l'aide internationale directe a été suspendue et le gouvernement israélien a organisé le blocus des transferts de fonds des recettes fiscales et douanières à l'Autorité palestinienne. 165 000 fonctionnaires ne sont plus payés depuis 7 mois mais leur colère ainsi que celle de toute une population dont 70% vit en dessous du seuil de pauvreté, avec un taux de chômage de 44%, est aisément récupérée dans les affrontements de rue qui opposent à nouveau régulièrement depuis le 1er octobre les milices du Hamas et celles du Fatah. Les tentatives de gouvernement d'union nationale avortent les unes après les autres. Alors même qu'elle se retirait du Sud Liban, Tsahal a réinvesti les zones frontalières avec l'Égypte à la limite de la bande de Gaza et a repris ses bombardements de missiles sur la ville de Rafah sous prétexte de traque aux activistes du Hamas. Pour ceux qui peuvent encore avoir du travail, les contrôles sont incessants. La population vit au milieu d'un climat de terreur et d'insécurité permanentes. Depuis le 25 juin, 300 morts ont été recensés dans ce territoire.

Le fiasco de la politique américaine est donc patent. C'est pourquoi on assiste à une large remise en cause de l'administration Bush, y compris dans son propre camp, celui des républicains. Les cérémonies de commémoration du 5e anniversaire du 11 septembre ont été l'occasion d'un tir nourri de critiques incendiaires dirigées contre Bush et relayées par les médias américains. Il y a cinq ans, le CCI s'était fait accuser d'avoir une vision machiavélique de l'histoire alors qu'il se contentait de démontrer l'hypothèse que la Maison-Blanche avait laissé se perpétrer les attentats en toute connaissance de cause afin de justifier les aventures militaires en préparation[2] [2]. Aujourd'hui, un nombre incroyable de livres, de documentaires, d'articles sur Internet non seulement remettent en cause la version officielle du 11 septembre mais une bonne partie d'entre eux avancent des théories beaucoup plus crues et dénoncent un complot et une manipulation concertée de l'équipe Bush. Dans la population elle-même, d'après les sondages les plus récents, plus d'un tiers des Américains et presque la moitié de la population new-yorkaise pensent qu'il y a eu manipulation des attentats, que le 11 septembre était un "inside job" (un travail de l'intérieur).

De même, alors que 60% de la population américaine pense que la guerre en Irak est une "mauvaise chose", une majeure partie d'entre elle ne croit plus à la thèse de la détention de potentiel nucléaire ni aux liens de Saddam avec Al Qaïda et juge qu'il s'agissait d'un prétexte pour justifier une intervention en Irak. Une demi-douzaine de livres récents (dont celui du journaliste-vedette Bob Woodward qui avait soulevé le scandale du Watergate à l'époque de Nixon) dresse des réquisitoires implacables pour dénoncer ce "mensonge" d'État et pour réclamer le retrait des troupes d'Irak. Cela ne signifie nullement que la politique militariste des États-Unis peut se saborder mais le gouvernement est contraint d'en tenir compte et d'étaler ses propres contradictions pour tenter de s'adapter.

La prétendue dernière "gaffe" de Bush admettant le parallèle avec la guerre au Vietnam est concomitante avec les "fuites"… orchestrées par les interviews accordées par James Baker lui-même. Le plan de l'ancien chef d'État-major de l'ère Reagan puis secrétaire d'État à l'époque de Bush père préconise l'ouverture du dialogue avec la Syrie et l'Iran et surtout un retrait partiel des troupes d'Irak. Cette tentative de parade limitée souligne le niveau d'affaiblissement de la bourgeoisie américaine pour qui le retrait pur est simple d'Irak serait le camouflet le plus cinglant de son histoire et qu'elle ne peut pas se permettre. Le parallèle avec le Vietnam est à vrai dire une sous-estimation trompeuse. A l'époque, le retrait des troupes du Vietnam avait permis aux États-Unis une réorientation stratégique bénéfique de ses alliances et d'attirer la Chine dans son propre camp contre l'ex-URSS. Aujourd'hui le retrait des troupes américaines d'Irak serait une pure capitulation sans aucune contrepartie et entraînerait un discrédit complet de la puissance américaine. Elle entraînerait en même temps l'éclatement du pays provoquant une aggravation considérable du chaos dans l'ensemble de la région. Ces contradictions sont des manifestations criantes de la crise et de l'affaiblissement du leadership américain et de l'avancée du "chacun pour soi" témoin du chaos grandissant dans les relations internationales. Et un changement de majorité au prochain Congrès lors des prochaines élections de "mi-mandat", et même l'élection éventuelle d'un président démocrate, dans deux ans, ne sauraient apporter d'autre "choix" qu'une fuite en avant dans des aventures militaires. L'équipe d'excités qui gouverne à Washington a fait la preuve d'un niveau d'incompétence rarement atteint par une administration américaine. Mais quelles que soient les équipes qui prendront la relève, elles ne pourront pas changer une donnée fondamentale : face à un système capitaliste qui s'enfonce dans sa crise mortelle, la classe dominante n'est pas capable d'apporter d'autre réponse que la fuite en avant dans la barbarie guerrière. Et la première bourgeoisie mondiale ne pourra que tenir son rang dans ce domaine.

La lutte de classe est la seule alternative à la barbarie capitaliste

Aux États-Unis, le poids du chauvinisme étalé partout au lendemain du 11 septembre a en grande partie disparu avec l'expérience du double fiasco de la lutte anti-terroriste et de l'enlisement de la guerre en Irak. Les campagnes de recrutement de l'armée peinent à trouver des candidats prêts à aller se faire trouer la peau en Irak tandis que les troupes sont gagnées par la démoralisation. Malgré les risques encourus, des milliers de désertions se produisent sur le terrain. On a enregistré que plus d'un millier de déserteurs se sont réfugiés au Canada.

Cette situation ne reflète pas que l'impasse de la bourgeoisie mais annonce une autre alternative. Le poids de plus en plus insupportable de la guerre et de la barbarie dans la société est une dimension indispensable de la prise de conscience par les prolétaires de la faillite irrémédiable du système capitaliste. La seule réponse que la classe ouvrière puisse opposer à la guerre impérialiste, la seule solidarité qu'elle puisse apporter à ses frères de classe exposés aux pires massacres, c'est de se mobiliser sur son terrain de classe contre ses propres exploiteurs. C'est de se battre et de développer ses luttes sur le terrain social contre sa propre bourgeoisie nationale. Et cela, la classe ouvrière a commencé de la faire dans la grève de solidarité qu'ont menée les employés de l'aéroport d'Heathrow en août 2005 en peine campagne anti-terroriste après les attentats de Londres, avec des ouvriers pakistanais licenciés par l'entreprise de restauration Gate Gourmet. Comme elle l'a fait à travers la mobilisation des futurs prolétaires contre le CPE en France ou les ouvriers de la métallurgie à Vigo en Espagne. Comme l'ont fait sur le sol américain les 18 000 mécaniciens de Boeing en septembre 2005 qui se sont opposés à la baisse du montant de leur retraite tout en refusant la discrimination des régimes entre jeunes et anciens ouvriers. Comme l'ont fait les ouvriers du métro et des transports publics dans une grève à New York à la veille de Noël 2005. Face à une attaque sur les retraites qui ne visait explicitement que ceux qui seraient embauchés dans le futur, ils ont ainsi affirmé leur prise de conscience que se battre pour l'avenir de leurs enfants faisait partie de leur combat. Ces luttes sont encore bien faibles et le chemin qui mènera à un affrontement décisif entre le prolétariat et la bourgeoisie est encore long et difficile, mais elles témoignent d'une reprise des combats de classe à l'échelle internationale. Elles  constituent la seule lueur d'espoir possible d'un futur différent, d'une alternative pour l'humanité à la barbarie capitaliste.

 

W (21 octobre)

 



[1] [3] Ce cynisme et cette hypocrisie se sont pleinement révélés sur le terrain, à travers un épisode des derniers jours de la guerre : un convoi composé d'une partie de la population d'un village libanais, avec nombre de femmes et d'enfants tentant de fuir la zone de combats est tombé en panne et a été pris sous la mitraille de Tsahal. Les membres du convoi ont alors cherché refuge auprès d'un camp de l'ONU tout proche. On leur a répondu qu'il était impossible de les abriter, qu'ils n'avaient aucun mandat pour cela. La plupart (58 d'entre eux) sont morts sous la mitraille de l'armée israélienne et sous les yeux passifs des forces de la FINUL (selon le témoignage au journal télévisé d'une mère de famille rescapée).

 

[2] [4] Lire notre article "Pearl Harbor 1941, les "Twin Towers" 2001, Le machaivélisme de la bourgeoisie [5]" dans la Revue internationale n° 108

 

Géographique: 

  • Moyen Orient [6]

Récent et en cours: 

  • Guerre en Irak [7]

Hongrie 1956 : une insurrection prolétarienne contre le stalinisme

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Dans la nuit du 23 au 24 octobre 1956, les ouvriers de Budapest, suivis presque immédiatement par ceux de toute la Hongrie, excédés par les conditions d’exploitation infernales et la terreur imposées par le régime stalinien en place depuis 1948, se révoltèrent dans une insurrection armée embrasant le pays. En l’espace de 24 heures, la grève gagnait les principales villes industrielles et la classe ouvrière, organisée en conseils, prenait le contrôle du soulèvement.

Cette révolte, authentique, du prolétariat hongrois contre l’ordre capitaliste à la mode stalinienne (pesant avec la force d’une chape de plomb sur les ouvriers des pays de l’Est de l’Europe) est une réalité que la bourgeoisie, depuis maintenant 50 ans, n’a eu de cesse soit de dissimuler, soit (le plus souvent) de dénaturer. Dans sa version expurgée et falsifiée, la place et les actes déterminants du prolétariat sont minimisés au possible. Et, lorsqu’il faut en venir au rôle central des conseils ouvriers autant dire que ces derniers ne sont évoqués que du bout des lèvres, au détour d’une anecdote ou noyés dans un amoncellement de Comités, Conseils nationaux ou municipaux plus nationalistes les uns que les autres, quand ce n’est pas, au bout du compte, pour être jeté purement et simplement aux oubliettes.

Déjà en 1956, les mensonges les plus crapuleux circulaient à l’Est comme à l’Ouest. Selon le Kremlin, relayé par les Partis communistes d’Europe, les événements de Hongrie étaient une "insurrection fasciste" manipulée par les "impérialistes d’occident". Pour les staliniens de l’époque, outre la nécessité de préparer et trouver une justification à l’écrasement du prolétariat hongrois par les chars russes, il fallait maintenir, vis-à-vis des ouvriers de l’Ouest, l’illusion sur la prétendue nature "socialiste" du bloc soviétique et éviter à tout prix qu’ils ne reconnaissent dans le soulèvement de leurs frères hongrois la manifestation d’une lutte prolétarienne.

L’insurrection hongroise était donc transformée par les uns en "œuvre de bandes fascistes à la solde des Etats-Unis" tandis que pour les autres, la bourgeoisie des pays du bloc occidental, elle devenait une lutte pour "le triomphe de la démocratie", "de la liberté" et pour "l’indépendance nationale". Si ces deux mensonges sont complémentaires et se rejoignent pour dissimuler à la classe ouvrière sa propre histoire, c’est la version d’un combat patriotique où toute les classes se confondent dans un "élan populaire" pour la "victoire de la démocratie" qui deviendra (avec l’étalement au grand jour des crimes du stalinisme et plus encore après l’effondrement du bloc de l’Est) l’axe unique de la propagande bourgeoise.

Ainsi, la bourgeoisie, en commémorant tous les 10 ans l’écrasement de cette lutte, poursuit son entreprise entamée à l’origine des évènements dans le seul but d’empêcher la classe ouvrière de comprendre que l’insurrection hongroise ne fait que traduire sa propre nature révolutionnaire, sa capacité à affronter l’Etat et à s’organiser pour cela en conseils ouvriers. Cette nature révolutionnaire est d’autant plus manifeste qu’elle s’exprime en 1956, au cours du pire moment qui soit, celui de la contre-révolution, lorsqu’à l’échelle mondiale le prolétariat se trouve au plus bas de ses forces, laminé par la Seconde Guerre mondiale, muselé et contrôlé par les syndicats et leurs cousins de la police politique. Aussi, c’est la raison pour laquelle, dans ce contexte difficile, la révolte de 1956 ne pouvait en aucun cas se muer en une tentative consciente de la part du prolétariat de s’emparer du pouvoir politique et de bâtir une nouvelle société.

L'exploitation forcenée du stalinisme

Comme de coutume, la réalité est bien différente de ce qu’en présente la bourgeoisie. L’insurrection hongroise est, avant toute chose, une riposte prolétarienne à la féroce surexploitation qui se met en place dans les pays tombés sous la domination impérialiste de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale.

Après les tourments de la guerre, les coups de bottes du régime fasciste de l’amiral Horthy[1] [8] puis ceux du gouvernement de transition  (1944-1948), c’est sous les bottes staliniennes que les ouvriers hongrois vont connaître une autre forme de descente aux enfers.

A la fin de la guerre, dans les territoires que l’on dit "libérés" de l’occupation nazie en Europe de l’Est, le "libérateur" soviétique a la ferme intention de prendre racine et de prolonger son empire jusqu’aux portes de l’Autriche. L’armée rouge (talonnée par la police politique russe, le NKVD) domine alors un espace qui s’étend de la Baltique aux Balkans. Dans toute cette région, les pillages, les viols et les déportations en masse vers les camps de travaux forcés figurent au menu sanglant de l’occupation soviétique et constituent un avant-goût de ce que sera bientôt l’installation définitive des régimes staliniens. En Hongrie, c’est à partir de 1948, lorsque l’hégémonie du Parti communiste sur l’appareil politique devient sans partage, que la stalinisation du pays se révèle être un fait acquis. Matyas Rakosi[2] [9], celui que l’on dit être le meilleur élève de Staline, entouré de sa bande d’assassins et de tortionnaires (à l’image du sinistre Gerö[3] [10]), devient la personnification même de tout l’édifice stalinien en Hongrie dont les principaux piliers seront (selon la recette bien connue) : terreur politique et exploitation sans limites de la classe ouvrière.

L'Union soviétique, vainqueur et occupant de l’Est de l’Europe, exige des pays vaincus et occupés, en particulier ceux ayant collaboré avec les puissances de l’Axe, comme ce fut le cas pour la Hongrie, le paiement de lourdes réparations. En fait, il ne s’agit que d’un prétexte visant à inféoder les systèmes de production des pays nouvellement satellisés et à les faire tourner à plein régime au profit exclusif des intérêts économiques et impérialistes de l’URSS. Un véritable système de vampirisation se met en place dès 1945-1946 avec, par exemple, le démontage de certaines usines et leur transfert (ouvriers compris) sur le sol russe.

Dans la même veine, il y a aussi l’instauration du COMECON, le marché "d’échange privilégié" de 1949 où les privilèges sont à sens unique. Ici, l’Etat russe peut écouler sa production en la vendant à des prix nettement supérieurs à ceux en usage sur le marché mondial. Inversement, il se procure chez ses satellites des produits à  prix dérisoires.

C’est donc toute l’économie hongroise qui se plie aux quatre volontés et aux plans de production de la maison mère russe, ce qu’illustre magistralement l’année 1953 et le déclenchement de la guerre de Corée où la Hongrie se voit contrainte par l’URSS de reconvertir la grande majorité de ses usines en fabriques d’armes. D’ailleurs, elle deviendra, à partir de cette date, le principal fournisseur en armement de l’Union soviétique.

Pour satisfaire les desiderata économiques et les impératifs militaires russes, la politique d’industrialisation hongroise va se faire à marche forcée et à vitesse accélérée. Les plans quinquennaux, notamment celui de 1950, assurent un bond de la production et de la productivité sans précédent. Mais, puisque les miracles ne tombent pas du ciel, dans la coulisse, sous les rouages de cette industrialisation galopante on trouve, sans surprise, l’exploitation effrénée de la classe ouvrière. La moindre parcelle de son énergie sera aspirée pour réaliser le plan de 1950-1954 donnant la priorité à l’industrie lourde liée à la production d’armement. Celle-ci sera multipliée par 5 à l’issue du plan.

Tout est mis en œuvre pour saigner aux quatre veines le prolétariat hongrois. Dans cet esprit, sera instauré et systématisé le salaire aux pièces, accompagné de quotas de production périodiquement révisés à la hausse. Le PC roumain disait à ce propos, avec une forte dose de cynisme, que "le travail aux pièces est un système révolutionnaire qui élimine l’inertie…tout le monde a la possibilité de travailler plus durement…", en réalité le système "élimine" surtout ceux qui refusent la "possibilité" de mourir à la tâche pour un salaire de misère.

Un peu comme le mythique Sisyphe condamné dans les Enfers à pousser sans relâche un rocher sur la pente d’une montagne, les Sisyphe hongrois étaient condamnés aux cadences de travail infernales et ininterrompues.

Dans la plupart des usines, à la fin de chaque mois, la direction s’apercevait fatalement du dangereux retard pris sur les prévisions inhumaines du plan. Le signal était alors donné pour la "grande ruée", l’explosion des cadences pareille à la "Stourmovtchina"[4] [11] endurée régulièrement par les ouvriers russes. Et des "Stourmovtchina" il y en avait non seulement à la fin de chaque mois, mais, de plus en plus, à la fin de chaque semaine. Au moment de la "grande ruée", les heures supplémentaires pleuvaient à verse, comme le nombre d’accidents du travail. Les hommes et les machines étaient alors poussés jusqu’à leur ultime limite.

Pour couronner le tout, il n’était pas rare que les ouvriers aient l’adorable surprise, à leur arrivée à l’usine, de découvrir la "lettre d’engagement" signée et envoyée en leur nom par…le syndicat. Déjà exténués, ils se retrouvaient avec, dans les pattes, "l’engagement solennel" d’augmenter la production (une fois de plus) en l’honneur de tel ou tel anniversaire ou fête. En fait, toutes les occasions étaient bonnes pour lancer ce type de journées de travail "volontaire"…et gratuit (cela va sans dire). De mars 1950 à février 1951, on compte jusqu’à 11 de ces journées : jour de la "libération", 1er mai, semaine de la Corée, anniversaire de Rakosi et autres prétextes propices aux réjouissances et aux heures supplémentaires non payées.

Pendant la période du 1er plan quinquennal, alors que la production était multipliée par 2, et la productivité  augmentée de 63%, le niveau de vie des ouvriers s’effondrait inexorablement. Sur 5 ans, de 1949 à 1954, le salaire net fut réduit de 20% et, au cours de l’année 1956, seulement 15% des familles vivaient au-dessus du minimum vital défini par les experts du régime eux-mêmes !

L’ère du stakhanovisme ne s’est évidemment pas invitée en Hongrie sur la base du volontariat et de l’amour de la "patrie socialiste". Il va de soi que la classe dominante l’a imposée avec toute la persuasion de la terreur, les menaces de représailles violentes et les très fortes sanctions en cas de non accomplissement des normes de production (atteignant chaque fois de nouveaux sommets).

La terreur stalinienne prendra alors tout son sens au sein des usines. C’est ainsi que le 9 janvier 1950, le gouvernement adopta un décret interdisant aux ouvriers de quitter leur lieu de travail sans permission. La discipline était stricte et les "infractions"  punies de lourdes amendes.

Cette terreur quotidienne impliquait nécessairement une infrastructure policière omniprésente. Police et syndicats se devaient d’être partout, à tel point qu’en certains endroits la situation virait carrément au burlesque. L’usine MOFEM de Magyarovar dont l’effectif avait triplé entre 1950 et 1956, , , dut recruter,  pour assurer le contrôle répressif de ses ouvriers, non pas trois fois plus mais dix fois plus de personnel de surveillance : permanents du syndicat, du parti et de la police intérieure de l’usine.

Les statuts donnés aux syndicats en 1950, par le régime, sont de ce point de vue sans équivoque : "…organiser et étendre l’émulation socialiste des travailleurs, combattre pour une meilleure organisation du travail, pour le renforcement de la discipline…et l’augmentation de la productivité".

Mais les amendes et les brimades n’étaient malheureusement pas les seules sanctions contre les "récalcitrants".

Le 6 décembre 1948, le ministre de l’industrie, Istvan Kossa, en visite dans la ville de Debrecen vociféra contre "…les travailleurs [qui] ont adopté une attitude terroriste envers les directeurs des industries nationalisées…". Dit autrement, ceux-ci ne se pliaient pas de "bon cœur" aux normes stakhanovistes ou tout simplement ne parvenaient pas à atteindre les quotas invraisemblables de production exigés. Dès lors, les ouvriers qui ne paraissaient pas assez "amoureux" de leur travail étaient régulièrement dénoncés comme "agents du capitalisme occidental", "fascistes" ou "escrocs".

Kossa ajouta lors de son discours que, s’ils ne changeaient pas d’"attitude", une période de travaux forcés pourrait les y aider. Et ce n’était pas une menace en l’air comme l’illustre ce cas, parmi tant d’autres, d’un ouvrier de l’usine de wagons de Györ accusé "d’escroquerie au salaire" et condamné en conséquence à une peine d’emprisonnement dans un camp d’internement. Le témoignage de Sandor Kopacsi, directeur des internements en 1949 et préfet de police de Budapest en 1956, est lui aussi édifiant : "D’après les données, je pus constater que les camps étaient peuplés d’ouvriers, de cultivateurs peu fortunés ; quelques personnes relevaient de classes hostiles au régime. La tâche [du directeur] était simple : il fallait prolonger, généralement de six mois le temps d’internement des détenus. […] Six mois d’internement ou six mois de prolongation. Ce n’était évidemment pas les "dix ans" et les "quinze ans" de rallonge, de rigueur dans les grandes terres de Sibérie…N’empêche que l’internement, c’était l’internement, et même avec le système de prolongation de "six mois en six mois", les condamnés ne retournaient pas à la vie civile, pas plus que ceux qui dégustaient de quinze à vingt-cinq ans dans le grand nord de la Sibérie."[5] [12]  En 1955, le nombre de détenus explose et il se trouve étrangement que la majorité d'entre eux sont de ces ouvriers "récalcitrants".

Sous le régime Rakosi, des dizaines de milliers de personnes disparaissaient sans laisser de traces…elles étaient en fait arrêtées et internées. On disait alors qu’un mal profond frappait la Hongrie : "le mal de la sonnette". Ce qui voulait dire que lorsqu’on sonnait le matin chez quelqu’un, on ne pouvait jamais savoir si c’était le laitier ou un agent de la police politique (AVH).

L’insurrection authentiquement prolétarienne d’octobre 1956

Malgré le règne de la terreur, la présence de l’Armée rouge et les tortures de l’AVH , la colère au sein du prolétariat était de plus en plus palpable, et ce dès 1948. Le ressentiment des ouvriers n’était plus très loin d’exploser dans la rue. Ils sentaient monter en eux le besoin irrépressible de se débarrasser de tout l’appareil hiérarchisé de la bureaucratie soviétique, depuis ceux qui se trouvent au sommet et prennent les décisions clés, concernant le niveau et les normes de production, jusqu’aux contremaîtres et autres surveillants qui, le chrono à la main, les pressaient pour qu’ils transforment les plans en produits finis.

Les ouvriers excédés étaient au bout du rouleau. Les conditions d’exploitation n’étaient plus tolérables, l’insurrection était en train de couver.

Ce que l’URSS a mis en place en Hongrie était bien entendu identique à ce qui pouvait se passer dans les autres Etats stalinisés du Bloc de l’Est. C’est pourquoi le mécontentement des ouvriers y fut tout aussi présent. Dès le début du mois de juin de l’année 1953, les ouvriers tchécoslovaques, à Pilsen, s’étaient affrontés à l’appareil d’Etat stalinien car ils refusaient de continuer à être payés sous la forme du fameux salaire aux pièces. Une quinzaine de jours plus tard, le 17 juin 1953, c’est à Berlin-Est qu’une grande grève, conduite par les ouvriers du bâtiment, éclate suite au relèvement général de 10% des normes de production et à une perte de salaire de l’ordre de 30%. Les ouvriers défilèrent dans la Stalin Allee au cris de "A bas la tyrannie des normes", "on est des travailleurs pas des esclaves". Des comités de grèves surgirent spontanément pour pousser à l’extension de la lutte et marchèrent vers l’autre secteur de la ville pour appeler les ouvriers de l’Ouest à se joindre à eux. Le célèbre mur n’étant pas encore construit, les alliés occidentaux décidèrent de boucler précipitamment leur secteur. Ce furent les chars russes stationnés en RDA (Allemagne de l’Est) qui mirent fin à cette grève. Voilà comment, à l’Est comme à l’Ouest, la bourgeoisie conjuguait ses forces, dans la plus parfaite des ententes, pour faire face à la réaction prolétarienne. Au même moment, d’autres manifestations et soulèvements ouvriers surgirent dans 7 villes polonaises. La loi martiale fut proclamée à Varsovie, Cracovie, en Silésie et, là encore, les chars russes durent intervenir pour réprimer l’agitation ouvrière. La Hongrie n’était pas en reste. Des grèves éclatèrent, d’abord dans le quartier ouvrier, le grand centre de production de fer et d’acier de Csepel à Budapest, pour s’étendre à d’autres villes industrielles comme Ozd et Diösgyör.

Le vent de révolte contre le stalinisme qui souffla sur les terres de l’Est devait justement trouver son point d’orgue dans l’insurrection hongroise d’octobre 1956.

Le climat d’agitation qui traverse la Hongrie inquiète évidemment au plus haut point le Kremlin. Pour tenter de relâcher la pression de cette chaudière surchauffée, Moscou décide d’écarter temporairement du pouvoir celui qui incarne la terreur du régime, Matyas Rakosi, en le démettant en juin 1953 de son poste de premier ministre.  Revenu au pouvoir en 1955, il en est à nouveau limogé en juillet 1956. Mais rien n’y fait, la tension accumulée est trop importante et les conditions de vie sont inchangées ; la chaudière est prête à exploser.

Dans cette ambiance pré-insurrectionnelle, propice au renversement du régime en place, les fractions nationalistes de la bourgeoisie hongroise comprennent vite qu’elles ont une carte à jouer pour se débarrasser de leur vassalité à l’égard de Moscou, ou du moins pour desserrer leurs colliers et rallonger leurs laisses. La soviétisation à marche forcée de l’Etat hongrois, la prise de pouvoir totale et sans partage par les hommes du Kremlin soutenus par les chars de l’armée rouge, une industrie intégralement mise au service des intérêts économiques et impérialistes de l’URSS…c’en est trop pour la bourgeoisie nationale qui attend son heure pour chasser l’occupant. Les aspirations d’indépendance nationale sont très présentes, y compris chez certains staliniens hongrois, les "communistes nationaux", appelant de leurs vœux une "voie hongroise du socialisme" à l’image de bon nombre d’intellectuels. Ils feront d’Imre Nagy[6] [13] leur champion, le "héros" de l’insurrection d’octobre. De même, la soviétisation de l’armée n’avait pu se faire sans concessions à l’égard du nationalisme des anciens officiers. L’alliance avec l’URSS, pour eux, ne correspondait pas aux exigences de l’intérêt national qui s’orientait plus traditionnellement vers l’Ouest. Avec le soulèvement d’octobre, l’armée elle aussi entrevoit la possibilité de se dégager des entraves staliniennes. C’est pourquoi, elle participera en partie aux combats de rue. Cet élan de résistance patriotique sera incarné par le général Pal Maleter et les troupes de la caserne Kilian de Budapest. Ce sont ces fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui empoisonneront l’atmosphère de révolte ouvrière avec leur propagande nationaliste. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si, jusqu’à aujourd’hui, la classe dominante a cherché à faire de Nagy et de Maleter des personnages mythiques des événements de 1956. En ne retenant que ces "icônes" bourgeoises, elle accrédite le mensonge d’une "révolution de libération démocratique et nationale".

Voilà pourquoi, depuis le limogeage de Rakosi en juillet, le climat d’agitation est entretenu par la pression des éléments petits bourgeois, les intellectuels nationalistes de l’Union des Ecrivains et les étudiants du Cercle Petofi. Ces derniers organiseront, le 23 octobre, une manifestation pacifique à Budapest à laquelle de nombreux ouvriers vont se joindre. Arrivés au pied de la statue du général Bem, une résolution de l’Union des Ecrivains est lue, exprimant les soit disant aspirations indépendantistes du "peuple hongrois".

Voici ce qui pour la bourgeoisie fut la quintessence de l’insurrection hongroise… un rassemblement d’étudiants et d’intellectuels luttant pour la libération de la nation du joug moscovite. Depuis 50 ans, la classe dominante jette ainsi le voile sur le principal acteur du soulèvement, la classe ouvrière et sa motivation qui, bien loin de la résistance nationale et de l’amour de la patrie, cherchait avant tout à résister aux terribles conditions de vie qui lui étaient imposées.

A l’heure des sorties d’usines, la manifestation est rejointe massivement par les ouvriers de Budapest. Alors que le rassemblement est officiellement terminé, les ouvriers ne se dispersent pas, bien au contraire. Plutôt que de rester sur leur faim, ils convergent à la fois vers la place du Parlement et la statue de Staline qu’ils commencent à détruire à coup de masse et de chalumeau. Puis, la marée humaine se dirige du côté de la Maison de la radio pour protester contre une allocution du 1er ministre Gerö qui accusait les manifestants de n’être qu’une "bande d’aventuriers nationalistes visant à briser le pouvoir de la classe ouvrière". C’est là que la police politique (AVH) ouvre le feu sur la foule et que le mouvement de protestation bascule dans l’insurrection armée. Les intellectuels nationalistes, à l’initiative de la manifestation, étaient à ce point dépassés par la tournure des évènements que, de l’aveu même du secrétaire du Cercle Petofi, Balazs Nagy, ils "freinaient le mouvement plutôt qu’ils ne l’impulsaient".

En 24 heures, la grève générale, forte de 4 millions d’ouvriers, s’installe dans toute la Hongrie. Dans les grands centres industriels des conseils ouvriers surgissent spontanément ; c’est de cette façon que la classe ouvrière s’organise et prend le contrôle de l’insurrection.

Les prolétaires constituent sans conteste l’épine dorsale du mouvement et le démontrent par une combativité et une détermination à toute épreuve. Ils s’arment et dressent partout des barricades, se battent à chaque coin de rue de la capitale à armes inégales contre l’AVH et les chars russes. En effet, les AVH sont très vite débordés par les événements et le tout nouveau gouvernement, formé dans l’urgence et conduit par le "progressiste" Imre Nagy, en appelle, sans l’ombre d’une hésitation, à l’intervention des chars soviétique afin de protéger le régime de la colère ouvrière. Ce dirigeant n’aura alors de cesse d’en appeler à la restauration de l’ordre et à la "soumission des insurgés". Plus tard, ce champion de la démocratie affirmera que l’intervention des forces soviétique "a été nécessaire dans l’intérêt de la discipline socialiste".

Les tanks font leur entrée dans Budapest le 24 octobre vers 2h du matin et c’est dans les banlieues ouvrières que les blindés se heurtent aux premières barricades. L’usine de Csepel avec ses milliers de métallos va offrir la plus opiniâtre des résistances : fusils désuets et cocktails Molotov contre divisions de blindés russes.

Nagy, le candidat légitime de toutes les aspirations nationalistes, est incapable de ramener le calme. Il n’obtiendra jamais la confiance et le désarmement des ouvriers parce que, contrairement aux intellectuels et à une partie de l’armée hongroise, les travailleurs ne luttaient pas pour "la délivrance nationale", bien qu’ils aient pu être contaminés par la propagande et les chants patriotiques ambiants, mais fondamentalement se révoltaient contre la terreur et l’exploitation.

Le 4 novembre, au même instant où Moscou remplace Nagy par Janos Kadar, 6000 tanks soviétiques fondent sur la capitale pour une seconde charge afin de mettre un terme définitif au soulèvement. C’est la raison pour laquelle tout le poids de l’assaut se portera sur les banlieues ouvrières : Csepel la rouge, Ujpest, Kobanya, Dunapentele. Malgré un ennemi 100 fois supérieur en hommes et en matériel, les ouvriers continuent à se battre et résistent comme des lions.

 "A Csepel, les ouvriers sont  résolus à combattre. Le 7 novembre, un barrage d’artillerie y est déclenché appuyé par un bombardement aérien. Le lendemain, un émissaire soviétique vient demander aux ouvriers de se rendre. Ils refusent et le combat continue. Le jour suivant, un autre officier lança une dernière sommation : s’ils ne rendaient pas les armes, il n’y aurait pas de quartier. Une fois de plus, les insurgés refusèrent de se soumettre. Les tirs d’artillerie devinrent de plus en plus intenses. Les forces soviétiques employèrent des mortiers lance-fusée qui causèrent de graves dégâts aux usines et aux immeubles avoisinants. Les munitions épuisées, les ouvriers arrêtent le combat". (Budapest, l’insurrection, François Fejtö.)

Seuls la faim et le manque de munition semblaient pouvoir mettre un terme aux combats et à la résistance ouvrière.

Les quartiers ouvriers en sortirent entièrement rasés et certaines estimations font état de plusieurs dizaines de milliers de morts. Pourtant, malgré ces massacres, la grève se prolongea durant quelques semaines. Même quand celle-ci se termina, des actes de résistance continuèrent à se manifester sporadiquement jusqu’en janvier 1957.

L'organisation en conseils ouvriers ressurgit

Le courage, la révolte contre la misère, le ras le bol face aux conditions d’exploitation et à la terreur stalinienne sont des éléments de taille pour expliquer cette résistance pugnace des ouvriers hongrois mais il faut y ajouter  un autre facteur de poids ; le fait que cette révolte fut organisée au moyen de conseils ouvriers.

A Budapest, comme en province, l’insurrection s’est immédiatement traduite par la constitution de conseils. Pour la première fois depuis presque 40 ans, les ouvriers de Hongrie dans leur lutte contre la bureaucratie stalinienne ont retrouvé spontanément les formes de l’organisation et du pouvoir prolétarien que leurs pères avaient fait surgir pour la première fois en Russie au cours de la Révolution de 1905 ainsi que lors de la vague révolutionnaire partie de Petrograd en 1917 pour atteindre Budapest en 1919 avec sa brève République des conseils. Dès le 25 octobre 1956, les villes de Dunapentele, Szolnok (grand nœud ferroviaire du pays), Pécs (dans les mines du Sud-Ouest), Debrecen, Szeged, Miscolk, Györ, sont dirigées par des conseils ouvriers qui organisent l’armement des insurgés, le ravitaillement et présentent les revendications économiques et politiques.

C’est par ce biais que fut conduite avec maîtrise la grève dans les principaux centres industriels de la Hongrie. Des secteurs aussi fondamentaux pour la mobilité du prolétariat que les transports, aussi vitaux que les hôpitaux et l’énergie électrique continuaient dans bien des cas à travailler sur ordre des conseils. De même concernant l’insurrection, les conseils formaient et contrôlaient les milices ouvrières, distribuaient l’armement (sous contrôle des ouvriers des arsenaux), et exigeaient la dissolution de certains organismes émanant du régime.

Très tôt, le 25 octobre, le conseil de Miscolk lance un appel aux conseils ouvriers de toutes les villes pour "coordonner leurs efforts en vue de créer un seul et unique mouvement" ; sa concrétisation sera beaucoup plus lente et chaotique. Après le 4 novembre, s’amorce une tentative pour coordonner sur le plan des arrondissements l’activité des conseils de Csepel. Dans les 13e et 14e arrondissements un premier conseil ouvrier d’arrondissement se met en place. Plus tard, le 13 novembre, le conseil d’Ujpest impulse la création d’un puissant conseil pour toute la capitale, c’est la naissance du Conseil Central du Grand Budapest. Premier pas, tardif,  vers une autorité unifiée de la classe ouvrière.

Cependant, pour les ouvriers hongrois, le rôle politique des conseils, pourtant au cœur de cet organe voué à la prise de pouvoir, n’était qu’un pis-aller, une fonction que la situation imposait faute de mieux, en attendant que les "spécialistes", les "experts de la politique" se ressaisissent et prennent les rênes du pouvoir : "Personne ne suggère que les conseils ouvriers eux-mêmes pourraient être la représentation politique des ouvriers. Certes…le conseil ouvrier devait remplir certaines fonctions politique, car il s’opposait à un régime et les ouvriers n’avait pas d’autres représentations mais dans l’esprit des travailleurs c’était à titre provisoire." (Témoignage de Ferenc Töke, vice-président  du Conseil central du Grand Budapest).

Les limites du mouvement et des conseils

Nous touchons ici une des limites majeures du soulèvement : le faible niveau de conscience du prolétariat hongrois qui, sans perspective révolutionnaire ni l’appui des ouvriers de tous les pays, ne pouvait faire de miracle. En effet, les événements de Hongrie se déroulaient à contre-courant, dans une sinistre période, celle de la contre-révolution pesant sur la classe ouvrière à l’Est comme à l’Ouest.

Il est vrai que les ouvriers ont constitué le moteur de l’insurrection contre le gouvernement soutenu par les tanks russes. Mais, si ce mouvement trouve son sens prolétarien dans la résistance farouche à l’exploitation, il est faux d’identifier la gigantesque combativité  des ouvriers hongrois à une claire manifestation de la conscience révolutionnaire. L’insurrection ouvrière de 1956 marque inévitablement un  recul du niveau de conscience des prolétaires par rapport à ce qu’il fut lors de la vague révolutionnaire de 1917-1923. Alors que les conseils ouvriers à la fin de la Première Guerre mondiale se présentent comme des organes politiques de la classe ouvrière, expression de sa dictature, les conseils de 1956 à aucun moment ne remettent en cause l’Etat. Si le conseil ouvrier de Miscolk proclame le 29 octobre "la suppression de l’AVH" (associée plus facilement à la terreur du régime)  il ajoute dans la foulée que "Le gouvernement ne devra s’appuyer que sur deux forces armées, l’armée nationale et la police ordinaire." Non seulement l’Etat capitaliste n’est pas menacé dans son existence mais ses deux principales lignes de défense armée sont préservées.

A contrario, les conseils de 1919 qui avaient une compréhension claire du but historique de leur lutte, posèrent d’emblée la nécessité de dissoudre l’armée. A l’époque, les usines de Csepel, en même temps qu’elles créaient leurs conseils, prirent pour mot d’ordre :

"- abattre la bourgeoisie et ses institutions

- vive la dictature du prolétariat

- mobilisation pour la défense des acquis révolutionnaires par l’armement du peuple."

En 1956, les conseils iront jusqu’à se saborder eux-mêmes en se définissant comme de simples organes de gestion économique des usines : "Notre intention n’était pas de prétendre à un rôle politique. Nous pensions généralement que, de même qu’il fallait des spécialistes à la direction de l’économie, de même la direction politique devait être assumée par des experts." (Ferenc Töke). Parfois ils  s’identifient même à une sorte de comité d’entreprise : "L’usine appartient aux ouvriers, ceux ci paient à l’Etat l’impôt calculé sur la base de la production de dividendes fixés selon les bénéfices…le conseil ouvrier tranche en cas de conflit l’embauche et le licenciement de tous les travailleurs" (résolution du Conseil du Grand Budapest)

Dans cette période sombre des années 1950, le prolétariat international est exsangue. Les appels du conseils de Budapest aux "travailleurs du reste du monde" pour des "grèves de solidarité" restent lettre morte. Et, à l’image de leurs frères de classe  des autres pays, les ouvriers hongrois (malgré leur courage) ont une conscience très affaiblie. Dans ce contexte, les conseils surgissent instinctivement mais leur vocation, la prise de pouvoir, reste inévitablement absente. "La forme sans le contenu", les conseils de 1956 ne peuvent être compris que comme des conseils "inachevés" ou au mieux des ébauches de conseils.

Il est d’autant plus facile dès lors pour les officiers hongrois et les intellectuels d’enfermer les ouvriers dans la prison des idées nationalistes et pour les chars russes de les massacrer.

Si les conseils n’étaient pas considérés par les ouvriers comme des organes politiques, Kadar, le haut commandement russe et les grandes démocraties occidentales les considéraient, pour leur part et d’après leur expérience, comme des organes hautement politiques. En effet, malgré toutes les faiblesses de la classe ouvrière liées à la période, l’écrasement du prolétariat hongrois fut à la mesure de la crainte permanente qu’inspire à la bourgeoisie toute expression de la lutte prolétarienne.

Dès le début, quand Nagy parle de désarmer la classe ouvrière, il pense bien sûr aux sulfateuses mais aussi, et surtout, aux conseils. Et, lorsque Janos Kadar reprend le pouvoir en novembre, il exprime exactement la même préoccupation : les conseils doivent "être repris en mains et purgés des démagogues qui n’ont rien à y faire."

Ainsi, dès l’apparition des conseils, les syndicats à la solde du régime vont se lancer dans le travail qu’ils connaissent le mieux : le sabotage. Quand le Conseil National des Syndicats (CNS) "propose aux ouvriers et aux employés de commencer… à élire des conseils ouvriers dans les fabriques, les usines, les mines et dans tous les lieux de travail…" ce n’est que pour mieux en prendre le contrôle, renforcer leur tendance au confinement  dans les tâches économiques, les empêcher de poser la question de la prise de pouvoir et les intégrer à l’appareil d’Etat. "Le conseil d’ouvriers sera responsable de sa gestion devant tous les travailleurs, et devant l’Etat… [les conseils] ont, dans l’immédiat, la tâche essentielle d’assurer la reprise du travail, de rétablir et de garantir l’ordre et la discipline." (Déclaration du présidium du CNS, le 27 octobre).

Fort heureusement, les syndicats, désignés sous le règne de Rakosi, n’ont que très peu de crédibilité auprès des ouvriers, comme le prouve cette rectification faite par le Conseil du Grand Budapest le 27 novembre : "Les syndicats essaient actuellement de présenter les conseils ouvriers comme s’ils furent constitués grâce à la lutte des syndicats. Il est superflu de préciser que c’est là une affirmation gratuite. Seuls les ouvriers ont combattu pour la création des conseils ouvriers et la lutte de ces conseils a été dans bien des cas entravée par les syndicats qui se sont gardés de les aider."

La bourgeoisie stalinienne déchaîne la répression avec la complicité de la bourgeoisie démocratique

Le 6 décembre, les arrestations des membres des conseils commencent (prélude à d’autres plus massives et sanglantes). Plusieurs usines sont encerclées par les troupes russes et les AVH. Dans l’île de Csepel, des centaines d’ouvriers rassemblent le peu de forces qui leur reste et livrent une dernière bataille pour empêcher la police de pénétrer dans les usines et de procéder aux arrestations. Le 15 décembre, la peine de mort pour fait de grève est mise en application par des tribunaux d’exception autorisés à exécuter sur place les ouvriers reconnus "coupables". Des guirlandes de pendus décorent les ponts du Danube.

 Le 26 décembre, Gyorgy Marosan, social-démocrate et ministre de Kadar déclare que, si cela s’avère nécessaire, le gouvernement mettra à mort 10 000 personnes  pour prouver que c’est lui le vrai gouvernement et non les conseils.

 Avec la répression kadariste, c’est l’acharnement du Kremlin  à écraser la classe ouvrière qui s’affiche. Pour Moscou, il faut certe mettre au pas les satellites et leurs velléités indépendantistes mais, bien avant cela, il s’agit d’éradiquer le spectre de la menace prolétarienne et son symbole, le conseil d’ouvriers. C’est pour cette raison que les Tito, Mao et  les staliniens du monde entier ont accordés un soutien inconditionnel à la ligne du Kremlin.

Le bloc des grandes démocraties lui même donnera son blanc seing à la répression. L’ambassadeur américain à Moscou, Charles Bohlen, raconte dans ses mémoires que, le 29 octobre 1956, il avait été chargé par le secrétaire d’Etat John Foster Dulles de transmettre un message urgent aux dirigeants soviétiques Khroutchev, Joukov et Boulgamine. Dulles faisait dire aux dirigeants de l’URSS que les Etats-Unis ne considèraient pas la Hongrie ou quelque autre satellite que ce soit comme un allié militaire possible. Autrement dit, "messieurs vous êtes maîtres chez vous, à vous de faire le ménage".

Contrairement à tous les mensonges que la bourgeoisie n’a cessé de déverser sur l’insurrection de 1956 en Hongrie, c’est bien un combat ouvrier contre l’exploitation capitaliste qui y fut engagé. Certes, la période n’était pas propice. L’ensemble de la classe ouvrière n’avait plus le visage tourné vers la perspective d’une vague révolutionnaire internationale comme celle de 1917-1923 qui a vu fleurir l’éphémère République hongroise des Conseils en mars 1919. De ce fait, les ouvriers hongrois ne pouvaient clairement poser la nécessité de détruire le capitalisme et de prendre le pouvoir, ce qui explique d’autant mieux leurs incompréhensions quant à la nature hautement politique et subversive des conseils qu’ils avaient fait surgir au cours de leur lutte. Et pourtant, c’est bien la nature révolutionnaire du prolétariat lui-même qui venait d’être courageusement réaffirmée à travers la révolte des ouvriers hongrois et leur organisation en conseil ; la réaffirmation du rôle historique du prolétariat tel que l’avait formulé Tibor Szamuelly[7] [14] en 1919 : "Notre but et notre tâche c’est l’anéantissement du capitalisme".

 

Jude, 28 juillet.



[1] [15] Ancien chef militaire de Hongrie et dictateur (régent à vie) de 1920 à 1944.

[2] [16] Secrétaire général du Parti communiste de Hongrie (KPU) et premier ministre de Hongrie à partir de 1952.

[3] [17] Dirigeant du NKVD en Espagne, Enrö Gerö organise en Juillet 1937 le rapt et l’assassinat d’Erwin Wolf, proche collaborateur de Trotsky. Il revient en Hongrie dès 1945 pour continuer son office de boucher stalinien en tant que secrétaire général du Parti communiste hongrois.

[4] [18] Mot russe qui désigne le même phénomène do forçage des cadences à l'extrême.

[5] [19] Sandor Kopacsi, Au nom de la classe ouvrière.

[6] [20] Le 13 juin 1953, dans le cadre de la déstalinisation, il remplaça Mátyás Rákosi comme ministre président. Quand il préconisa l'idée d'un "socialisme national et humain", la lutte pour le pouvoir recommença à l'intérieur du Parti et ce fut le groupe stalinien de son prédécesseur Rákosi qui l'emporta. Imre Nagy fut relevé de ses fonctions le 14 avril 1955 par la direction du Parti communiste hongrois et fut quelques mois plus tard exclu du parti

[7] [21] Figure de proue du mouvement ouvrier hongrois, Tibor Szamuelly est l’ardent défenseur de la création d’un Parti Communiste Unitaire, regroupant marxistes et anarchistes, qui verra finalement le jour en novembre 1918 avec pour programme la dictature du prolétariat. Défenseur acharné de la révolution en Hongrie, il sera exécuté par les forces contre-révolutionnaires en août 1919.

Géographique: 

  • Hongrie [22]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Stalinisme, le bloc de l'est [23]

Réponse à la CWO: La guerre dans la phase de décadence du capitalisme

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Notre organisation a entrepris d'écrire une série d'articles à propos du concept marxiste de décadence d'un mode de production et plus particulièrement concernant la décadence du mode de production capitaliste. Cette série s'imposait afin de réaffirmer et développer le cœur de l'analyse marxiste de l'évolution des sociétés humaines qui fonde la possibilité et la nécessité du communisme. En effet, seule cette analyse permet d'offrir un cadre intégrant en un tout cohérent l'ensemble des phénomènes qui traversent la vie du capitalisme depuis l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Cette série était également rendue nécessaire par les tergiversations et les critiques envers ce cadre d'analyse, voire même à son abandon, de la part de différents groupes et éléments révolutionnaires.

Cette série a débuté dans le n°118 [24] de cette revue avec un premier article illustrant la place centrale qu'occupe la théorie de la décadence dans l'œuvre des fondateurs du marxisme. Ensuite, dans la mesure où la confrontation des positions divergentes au sein du milieu révolutionnaire ‑ en vue de leur clarification ‑ constitue pour nous une priorité, nous avons intercalé deux articles polémiques (Revue internationale n°119 [25] et 120 [26]) pour réagir vigoureusement à l'abandon à peine voilé de ce concept fondamental du marxisme de la part du BIPR[1] [27]. Enfin, nous avons poursuivi notre série en examinant aussi la place centrale qu'à occupé ce concept dans les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx jusqu'à la 3e Internationale (Revue internationale n°121 [28]) ainsi que dans les positions politiques de cette dernière au cours de ses deux premiers congrès (Revue internationale n°123 [29]). Avant de poursuivre dans un prochain numéro avec la discussion sur la décadence du capitalisme qui s'est tenue au cours du Troisième Congrès de l'Internationale Communiste, nous intercalons à nouveau ici une polémique avec le BIPR à propos d'un article sur "Le rôle économique de la guerre dans la phase de décadence du capitalisme" écrit par la CWO et paru dans le numéro 37 de sa publication Revolutionary Perspectives (novembre 2005).

Dans cet article, la CWO tente de démontrer qu'il existerait une rationalité économique à la guerre en ce sens que la prospérité qui lui fait suite serait "...basée sur l'accroissement du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre" et donc que "les guerres mondiales sont devenues essentielles pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle et qu'elles ont remplacé les crises décennales du 19e siècle". Pour ce faire, elle base son analyse de la crise du capitalisme à partir de la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit mise en évidence par Marx. Toujours dans ce même article, la CWO nous accuse d'abandonner la méthode matérialiste en invoquant notre refus d'attribuer une rationalité économique aux guerres de la décadence du capitalisme ainsi que notre prétendue absence de méthode matérialiste qui présiderait à notre analyse de "la phase actuelle de décomposition du capitalisme".

Dans notre réponse nous nous proposons d'aborder successivement les cinq thèmes suivants :

(1) Nous montrerons en quoi le BIPR ne retient qu'une compréhension très partielle de l'analyse de Marx de la dynamique et des contradictions du mode de production capitaliste. Nous avons déjà amplement critiqué cette démarche[2] [30] héritée de Paul Mattick (1904-81)[3] [31], démarche qui rend la CWO incapable de saisir correctement les racines de la décadence du capitalisme, de ses crises et plus particulièrement de ses guerres multiples qui représentent une des expressions les plus significatives de la faillite de ce système. Nous nous proposons ici d'approfondir cette question en dégageant la divergence de fond entre l'analyse de la CWO et celle de Marx et d'expliciter plus amplement cette dernière.

(2) Nous montrerons qu'il n'existe pas de lien de causalité mécanique entre la crise économique et la guerre même si cette dernière est bien une expression en dernière instance de la faillite du mode de production capitaliste et de l'aggravation des contradictions économiques de ce dernier. Nous verrons en quoi la prospérité de l'après Seconde Guerre mondiale ne résulte pas des destructions subies au cours de celle-ci. Nous expliquerons pourquoi il est totalement abusif d'assimiler les guerres en décadence aux cycles décennaux des crises au 19e siècle et, enfin, nous montrerons en quoi la réelle mécanique économique de la guerre est à 180° des élucubrations toutes spéculatives de la CWO.

(3) Nous examinerons en quoi cette théorie de "la fonction économique des guerres pour la survie du capitalisme" ‑ telle que la présente la CWO ‑ n'a aucune tradition dans le mouvement ouvrier : en réalité, elle plonge ses véritables racines avec les analyses économistes du conseilliste Paul Mattick dans son livre Marx et Keynes (1969). Même s'il est vrai qu'une partie de la Gauche italienne n'a pas été dépourvue d'ambiguïtés sur cette question, elle n'a jamais analysé le rôle de la guerre comme le fait la CWO, à savoir : un véritable bain de jouvence permettant au taux de profit de se régénérer grâce aux destructions de la guerre[4] [32] !

(4) Nous réfuterons théoriquement et empiriquement toute idée de rationalité de la guerre dans la période de décadence du capitalisme. A ce propos, il est clair que depuis le début des années 80, nous avons renoué avec toute la tradition du mouvement ouvrier qui, comme nous le verrons, a toujours refusé d'attribuer une quelconque fonction économique aux guerres dans la décadence du capitalisme.

(5) Enfin, nous montrerons que la méthode d'analyse qui est à la base de l’idée de la nécessité économique de la guerre pour la survie du capitalisme procède d'un matérialisme vulgaire qui évacue complètement la lutte de classe dans la compréhension de l'évolution sociale. Cette abâtardissement du matérialisme historique empêche la CWO ne fusse que de comprendre l'origine de la phase de décomposition d'un mode de production tel que développé par Marx.

 

En conclusion, il apparaîtra clairement que, si la guerre interimpérialiste a occupé une place centrale au sein du mouvement ouvrier, ce n'est pas pour "son rôle économique dans la survie du capitalisme" comme le prétend le BIPR mais parce qu'elle a marqué l'ouverture de la phase de décadence du mode de production capitaliste ; parce qu'elle a posé un défi au mouvement ouvrier qui est à l'origine de sa fracture la plus importante sur la question de l'internationalisme prolétarien ; parce que, du fait des misères qu'elle a engendrées, elle a aiguillonné l'éclatement de la première vague révolutionnaire à l'échelle mondiale (1917‑23) ; parce qu'elle a politiquement mis à l'épreuve tous les groupes communistes rejetant le stalinisme au moment de la seconde guerre mondiale ; parce que les guerres impérialistes représentent une immense destruction de tout le patrimoine accumulé par l'humanité (ses forces productives, ses richesses historiques et culturelles, etc.) et notamment de sa principale composante : la classe ouvrière et ses avant-gardes. Bref, si la guerre a constitué une question importante au sein du mouvement ouvrier ce ne fut pas, ni essentiellement, ni primordialement, pour une raison économique mais avant tout pour des raisons politiques, sociales et impérialistes.



[1] [33] La CWO est, avec Battaglia Comunista (BC), l'un des deux co-fondateurs de BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire). Dans la mesure où elles défendent la même position à propos de l'analyse de la guerre, notre article critiquera et citera indifféremment l'une ou l'autre de ces deux organisations.

 

[2] [34] Pour se faire une bonne idée de ces divergences, nous renvoyons le lecteur à nos articles dans les numéros suivants de notre Revue Internationale : n°12, "Quelques réponses du CCI au CWO [35]" ; n°13, "Marxisme et théories des crises [36]" ; n°16, "Théories économiques" ; n°19, "Sur l'impérialisme [37]" ; n°22, "Les théories des crises [38]" ; n°82, "La nature de la guerre impérialiste : réponse au BIPR [39]" ; n°83, "La conception du BIPR de la décadence et la question de la guerre [40]" ;  n°84, "Les théories de la crise historique du capitalisme : réponse au BIPR" ; n°121, "La descente aux enfers [41]".

 

[3] [42] Militant des Jeunesses spartakistes dès l'âge de 14 ans, il fut élu délégué au Conseil ouvrier des usines Siemens à Berlin pendant la période révolutionnaire. En 1920, il quitte le parti communiste (KPD) pour rejoindre le KAPD (le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne). En 1926 il émigre aux États-Unis avec d'autres camarades. Il participe aux IWW (Industrial Workers of the World) ‑ voir notre article dans la Revue Internationale n°124 ‑ pour ensuite rejoindre un petit parti d'orientation communiste de conseils qui publiera Living Marxism (1938-41) et New Essays (1942-43) et dont il était le rédacteur. Il a publié plusieurs ouvrages dont certains ont été traduits en plusieurs langues.

 

[4] [43] "La dévaluation du capital durant la guerre ainsi que ses destructions pures et simples créèrent une configuration pour le capital subsistant où la masse de profit disponible est à la disposition d'un capital constant nettement moindre. Dès lors, la profitabilité du capital subsistant s'en trouve accru. (...) On estime que, durant la Première Guerre mondiale, 35 % de la richesse accumulée par l'humanité fut détruite ou dilapidée en quelques années. (...) Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929. (...) La composition organique du capital américain a été réduite de 35 % durant la guerre et n'a retrouvé seulement son niveau de 1940 qu'au début des années 1960. Ceci est obtenu en grande partie par la dévalorisation du capital constant. (...) Ce fut cette augmentation du taux de profit dans la période d'après-guerre qui permit de démarrer une nouvelle phase d'accumulation. (...) La reprise générale était basée sur l'augmentation du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre. Nous en déduisons que les guerres mondiales sont devenues indispensables pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle...".

 

Courants politiques: 

  • Communist Workers Organisation [44]

Questions théoriques: 

  • Décadence [45]
  • Guerre [46]

Les contradictions fondamentales du capitalisme

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La divergence essentielle entre l'analyse de Marx et celle de la CWO

S'inspirant des théories développées par le conseilliste Paul Mattick, la CWO défend une vision mono-causale et très partielle de la dynamique du capitalisme en s'appuyant exclusivement sur "la loi de la baisse tendancielle du taux de profit" mise en évidence par Marx dans Le Capital. Cette loi serait à la base, aussi bien des crises économiques que de l'avènement de la décadence ou des guerres multiples de par le monde. A la suite de Marx, nous considérons également que cette loi joue un rôle essentiel dans la dynamique du capitalisme mais, comme il l'a lui-même souligné, elle n'intervient que dans l'un des "deux actes du procès de production capitaliste". En effet, Marx a toujours très clairement mis en évidence que, pour boucler le cycle d'accumulation, les capitalistes devaient non seulement pouvoir produire avec suffisamment de profits ‑ c'est "le premier acte du procès de production capitaliste" (et c'est à ce stade que la loi de la baisse du taux de profit révèle toute son importance) ‑ mais aussi vendre l'entièreté de la marchandise produite. Cette vente constitue ce que Marx appelle le "second acte du procès de production capitaliste". Elle est fondamentale en ce sens que cette vente sur le marché est la condition indispensable pour pouvoir réaliser, sous forme de plus-value à réinvestir, l'entièreté du travail cristallisé dans la marchandise au cours de la production. Non seulement Marx a constamment souligné l'impérieuse nécessité de passer par ces deux actes puisque, dira-t-il, si l'un d'eux n'était pas présent, c'est tout le bouclage du cycle d'accumulation qui serait mis en péril, mais il nous a aussi donné la clé des rapports existant entre eux. En effet, Marx a toujours clairement insisté sur le fait que, bien qu'étroitement liés, l'acte de production est "indépendant" de l'acte de vente. Il précisera même que ces deux actes "ne sont pas identiques", qu'ils sont "non théoriquement liés". Autrement dit, Marx nous a enseigné que la production ne crée pas automatiquement son propre marché contrairement aux affabulations des économistes bourgeois, ou encore, dira-t-il, que "l'extension de la production ne correspond pas forcément à l'accroissement des marchés". Pourquoi ? Tout simplement parce que la production et le marché sont différemment déterminés : l'extraction du surtravail (l'acte premier de la production) "n'a pour limite que la force productive de la société" (Marx) alors que la réalisation de ce surtravail sur le marché (l'acte second de la vente) a essentiellement pour limite "la capacité de consommation de la société", or, "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum". Il faut, insiste Marx en conséquence, que "le marché s'agrandisse sans cesse". Il précisera même que "cette contradiction interne", résultant du procès immédiat de production, "cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production".

En effet, lorsque Marx résume dans la conclusion de son chapitre sur la Loi de la baisse tendancielle du taux de profit ce qu'il considère être sa compréhension globale du mouvement et des contradictions du procès de production capitaliste, il parle bien d'une pièce qui se déroule en deux actes[1] [47]. Le premier acte représente le mouvement "d'acquisition de la plus-value" qui, "à mesure que se développe le procès de production, se traduit par la baisse du taux de profit et l'accroissement de la masse de plus-value" alors que le second acte correspond à la nécessité pour "la masse totale de marchandise d'être vendue". Et de souligner que "si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, l'ouvrier est certes exploité mais le capitaliste ne réalise alors pas son exploitation". Marx nous précise même les rapports existant entre ces deux actes que sont la production et la vente en disant que "théoriquement les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques, elles ne sont pas liées".

Toute différente est la conception de la CWO-BIPR qui réduit le procès capitaliste de production au seul "acte premier d'acquisition de la plus-value" qui "à mesure que se développe le procès de production, se traduit par la baisse du taux de profit et l'accroissement de la masse de plus-value". Ceci explique que, nulle part dans son article, la CWO n'évoque la nécessité de l'acte second du procès de production, à savoir le besoin pour "la masse totale de marchandise d'être vendue". Et pour cause, à la suite de Paul Mattick, le BIPR prétend que la production engendre elle-même son propre marché[2] [48]. Pour le BIPR, cet acte second de la vente ne pose problème que consécutivement à l'insuffisance de plus-value accumulable résultant de la baisse tendancielle du taux de profit. La crise de surproduction serait exclusivement déterminée par les difficultés rencontrées dans l'acte premier de la production. Or, nous avons vu que, pour Marx, il apparaît très clairement que ces deux actes de la production et de la vente "ne sont pas théoriquement liés", "qu'ils sont indépendants" : "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II, IV Les crises ; Limites du marché et accroissement de la consommation, p. 489). Ceci signifie que la production ne crée pas automatiquement son propre marché ou, autrement dit, que ce marché n'est pas fondamentalement déterminé par les conditions de la production mais par "...la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites". (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258)

Une position déjà réfutée par Marx il y a plus d'un siècle

Cette position défendue par la CWO-BIPR date de plus d'un siècle et demi, c'est la vision développée par les économistes bourgeois tels que Ricardo, Mill et Say auxquels Marx a déjà clairement répondu à de nombreuses reprises : "Les économistes qui, tels Ricardo, considèrent que la production s'identifie directement à l'auto valorisation du capital, ne se préoccupent donc pas des limitations de la consommation ou de la circulation. Car, pour eux, la production crée automatiquement une équivalence dans ces dernières, et l'offre ne pose pas de problème par rapport à la demande ; ils s'intéressent donc uniquement au développement des forces productives (...) Mill et Say déclarent que l'offre et la demande sont identiques, et doivent se recouvrir. L'offre est la demande, celle-ci se mesure à la quantité de celle-là. Une grande confusion règne ici..." (Gründrisse, chapitre du Capital : 216-217, édition 10/18). Quelle est le fond de la réponse apportée par Marx à cette "grande confusion" de l'économie bourgeoise et reprise par la CWO-BIPR ?

Tout d'abord, Marx est entièrement d'accord avec ces économistes pour constater que : "En fait, la production crée elle-même une demande, en employant davantage d'ouvriers dans la même branche d'activité et en créant de nouvelles industries : de nouveaux capitalistes y emploient de nouveaux ouvriers et ouvrent en même temps de nouveaux marchés pour les anciens..." mais, ajoute-t-il immédiatement dans la suite de la citation, en approuvant en cela ce que dit Malthus : "..."la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande, parce qu'elle ne recouvre pas entièrement le champ de ce qu'il produit. Si c'était le cas, il n'y aurait plus aucun bénéfice ni, donc, de raison pour le faire travailler. L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite"..." (ibid). Sur le fond, Marx ne fait ici qu'exprimer ce qu'il énonçait ci-dessus, à savoir la limite de "la capacité de consommation de la société" qui s'explique parce que "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum".

Mais comment alors Marx explique-t-il cette "détermination des limites de la capacité de consommation de la société par des rapports de distribution antagoniques" ? Comme pour tous les modes antérieurs de production fondés sur l'exploitation, le capitalisme s'articule autour d'un conflit entre classes antagoniques dont l'enjeu est l'appropriation du surtravail. Par conséquent, la tendance immanente du capitalisme consiste, pour la classe dominante, à restreindre en permanence la consommation des producteurs afin de pouvoir s'approprier un maximum de plus-value : "Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire" (ibid.).

Cette tendance immanente et permanente du capitalisme à vouloir restreindre le pouvoir de consommation des exploités n'est autre que l'illustration de la contradiction "sociale-privée", à savoir la contradiction entre la dimension de plus en plus sociale de la production et son appropriation qui reste privée. En effet, du point de vue de l'intérêt privé de chaque capitaliste pris individuellement, le salaire apparaît comme un coût à minimiser au même titre que ses autres coûts de production alors que, du point de vue social du fonctionnement du capitalisme pris comme un tout, la masse salariale globale apparaît comme un marché dans lequel chaque capitaliste écoule sa production. Dès lors, Marx poursuit son explication dans la même citation (c'est lui qui souligne) : "Chacun des capitalistes souhaite que les ouvriers des autres capitalistes fassent la plus grande consommation possible de ses marchandises. (...) Mais l'illusion propre à chacun des capitalistes privés, en opposition à tous les autres, à savoir qu'en dehors de ses propres ouvriers, toute la classe ouvrière n'est faite que de consommateurs et d'échangistes, de dispensateurs d'argents, et non d'ouvriers, provient de ce que le capitaliste oublie ce qu'énonce Malthus : "L'existence même d'un profit réalisé sur une marchandise quelconque implique une demande autre que celle émanant du travailleur qui l'a produite" et par conséquent "la demande émanant du travailleur productif lui-même ne peut jamais suffire à toute la demande". Étant donné qu'une branche de production en active une autre et gagne ainsi des consommateurs parmi les ouvriers du capital étranger, chaque capitaliste croit à tort que la classe ouvrière, créée par la production elle-même, suffit à tout. Cette demande créée par la production elle-même incite à négliger la juste proportion de ce qu'il faut produire par rapport aux ouvriers : elle tend à dépasser largement leur demande, tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, ‑ c'est ainsi que se prépare l'effondrement" (ibid. : 227-228).

C'est donc la poursuite des intérêts privés de chaque capitaliste ‑ aiguillonnée par l'enjeu de classe autour de l'appropriation du maximum de surtravail ‑ qui pousse chacun d'eux à minimiser le salaire de ses propres ouvriers afin de s'approprier un maximum de plus-value mais, ce faisant, cette tendance immanente du système à comprimer les salaires engendre la base sociale des limites du capitalisme puisqu'elle a pour résultat de restreindre "la capacité de consommation de la société". Cette contradiction "sociale-privée" qui explique que la "consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" est ce que Marx appelle "les rapports de distribution antagoniques" : "la capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum". Ceci n'est autre que ce qu'énonçait Marx dans la citation du Capital que nous avons reproduite en bas de page : "plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation".

L'analyse marxiste des contradictions économiques du capitalisme

Après avoir examiné quelle était la divergence essentielle entre l'analyse de Marx et celle de la CWO et avoir vu comment Marx avait déjà répondu à celle-ci il y a plus d'un siècle, il nous faut maintenant examiner comment cet auteur a réellement analysé la dynamique et les contradictions du mode de production capitaliste.

Chaque mode de production qui parcourt l'histoire de l'humanité ‑ comme les modes asiatique, antique, féodal et capitaliste ‑ se caractérise par un rapport social de production spécifique qui lui est propre : tribus, esclavage, servage, salariat. C'est ce rapport social de production qui détermine les liens spécifiques que nouent entre eux les détenteurs des moyens de production et les travailleurs dans un rapport conflictuel entre classes et qui sont définis par le mode d'appropriation du surtravail. Ce sont ces rapports sociaux qui sont au cœur de la dynamique et des contradictions de chacun de ces modes de production[3] [49]. Dans le capitalisme, le rapport spécifique qui lie les moyens de production aux travailleurs est constitué par le salariat : "Le capital suppose donc le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. Ils sont la condition l’un de l’autre ; ils se créent mutuellement." (Marx, Travail salarié et capital, La Pléiade, Économie I : 215). Ce rapport social de production, tout à la fois, imprime la dynamique du capitalisme, puisqu'il constitue le lieu de l'extraction de la plus-value (c'est l'acte premier du procès capitaliste de production), et, en même temps, contient ses contradictions insurmontables, puisque l'enjeu autour de l'appropriation de cette plus-value tend à restreindre la capacité de consommation de la société (c'est l'acte second du procès capitaliste de production, la vente) : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société" (Marx, Le Capital, La Pléiade, Économie II : 1206). Ce sont les difficultés qui surgissent à la fois des contradictions au sein et entre ces deux actes du procès capitaliste de production qui engendrent "une épidémie sociale, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction" (Marx, Le Manifeste, La Pléiade, Économie I : 167) ; c'est pourquoi Marx répétera constamment que "c'est dans les crises du marché mondial qu'éclatent les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 466).

Le salariat est un rapport dynamique en ce sens que, pour survivre, le système, aiguillonné par la baisse tendancielle du taux de profit et par la concurrence, doit constamment pousser à bout l'exploitation salariale, étendre le champ d’application de la loi de la valeur, accumuler en permanence et élargir ses marchés solvables : "Il va de soi qu’avec le développement de la production capitaliste, donc la baisse des prix des marchandises, celles-ci augmentent en nombre ; qu’il doit en être vendu davantage ; que, par conséquent, il faut une extension constante du marché, besoin du mode de production capitaliste. (...) Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial, et de façon isolée, dispersée, dans les crises particulières (quant à leur contenu et à leur extension). La surproduction est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (c’est-à-dire selon la possibilité d’exploiter, avec une masse de capital donnée, la masse maximum de travail) sans tenir compte des limites réelles du marché ni des besoins solvables ; réaliser cette loi par l’extension incessante de la reproduction et de l’accumulation, donc par la retransformation constante du revenu en capital, tandis que, d’autre part, la masse de producteurs reste limitée et doit, sur la base de la production capitaliste, rester limitée à la quantité moyenne des besoins." (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 457, 497-498). Et, au sein de cette dynamique, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit occupe une place centrale dans la mesure où elle pousse chaque capitaliste à compenser la baisse de profit dans chacune de ses marchandises par une production en masse afin de rétablir et même accroître sa quantité totale de profit. Chaque capitaliste se retrouve ainsi face à la nécessité de réaliser sur le marché une quantité sans cesse accrue de marchandises : "Tel est le phénomène qui résulte de la nature du mode de production capitaliste : la productivité accrue du travail entraîne la baisse du prix de la marchandise particulière ou d'une quantité donnée de marchandises, un accroissement dans le nombre de marchandises, une réduction de la masse de profit pour chaque marchandise et du taux de profit afférent à la somme des marchandises, tandis que la masse du profit réalisée sur la totalité des marchandises augmente. (...) En réalité, la baisse des prix des marchandises et l'augmentation de la masse du profit réalisé sur la quantité accrue de marchandises à meilleur marché ne sont qu'une autre expression de la loi de la baisse du taux de profit accompagnant l'augmentation de la masse du profit" (Marx, Le Capital, La Pléiade, Économie II : 1013-1015).

Mais le salariat est également un rapport contradictoire en ce sens que si la production revêt un caractère de plus en plus social et élargi au monde entier, le surproduit reste approprié privativement. En s'appuyant sur cette contradiction "sociale-privée", Marx démontre que, dans un cadre où "la consommation n’augmente pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail", le capitalisme engendre "une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n’augmente donc pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail. (...). Ricardo ne voit pas que la marchandise doit être nécessairement transformée en argent. La demande des ouvriers ne saurait suffire, puisque le profit provient justement du fait que la demande des ouvriers est inférieure à la valeur de leur produit et qu'il est d'autant plus grand que cette demande est relativement moindre. La demande des capitalistes entre eux ne saurait pas suffire davantage. (Marx, Le Capital, livre IV, Théories sur la Plus-Value, tome 2 : 559-560, Éditions Sociales). "Dire enfin que les capitalistes n'ont en somme qu'à échanger et à consommer leurs marchandises entre eux, c'est oublier tout le caractère de la production capitaliste et oublier qu'il s'agit de mettre le capital en valeur, non de le consommer" (Marx, Le Capital, Livre III, tome 1 : 269-270, Éditions Sociales).

Dans un cadre où l’appropriation privée confisque l’essentiel des gains de productivité puisque "la consommation (de la masse du peuple) n’augmente pas au rythme de l’augmentation de la productivité du travail", la généralisation du salariat, dans ce contexte de "base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation", restreint inévitablement les débouchés eu égard aux besoins relativement immenses de l’accumulation élargie du capital, contraignant ainsi le système à constamment devoir trouver des acheteurs non seulement au sein, mais de plus en plus en dehors de la sphère capital-travail : "...plus la production capitaliste se développe, et plus elle est obligée de produire à une échelle qui n'a rien à voir avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial (...). Le simple rapport entre travailleur salarié et capitaliste implique : 1. Que la majeure partie des producteurs (les ouvriers) ne sont pas consommateurs, (pas acheteurs) d'une très grande portion de leur produit, les moyens et la matière de travail ; 2. Que la majeure partie des producteurs, des ouvriers, ne peuvent consommer un équivalent pour leur produit, qu'aussi longtemps qu'ils produisent plus que cet équivalent, qu'ils produisent la plus-value, le surproduit. Il leur faut constamment être des surproducteurs, produire au-delà de leurs besoins pour pouvoir être consommateurs ou acheteurs (...). La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à la mesure des forces productives, c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital, sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables" (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1975, livre IV, Théories sur la Plus-value, tome 2 : 559, 619, 637).

Dans ce contexte, Marx a clairement démontré l’inéluctabilité des crises de surproduction par la restriction relative de la demande finale, conséquence, d'une part, de la nécessaire fuite en avant de la production qui s’impose à chaque capitaliste afin d'accroître la masse de plus-value pour compenser la baisse du taux de profit et, d'autre part, de l'obstacle récurrent qui se dresse pour le capital : l'éclatement de la crise par le rétrécissement relatif du marché nécessaire à l'écoulement de cette production, bien avant que ne se manifeste l'insuffisance de la plus-value engendrée par la baisse tendancielle du taux de profit : "Au cours de la reproduction et de l’accumulation, de petites améliorations s’effectuent continuellement, qui finissent par modifier toute l’échelle de la production : il y a développement croissant des forces productives. Dire de cette production croissante qu’elle a besoin d’un marché de plus en plus étendu et qu’elle se développe plus rapidement que celui-ci, c’est exprimer, sous sa forme réelle et non plus abstraite, le phénomène à expliquer. Le marché s’agrandit moins vite que la production ; autrement dit, dans le cycle de sa reproduction ‑ un cycle dans lequel il n’y a pas seulement reproduction simple, mais élargie ‑, le capital décrit non pas un cercle, mais une spirale : il arrive un moment où le marché semble trop étroit pour la production. C’est ce qui arrive à la fin du cycle. Mais cela signifie simplement que le marché est sursaturé. La surproduction est manifeste. Si le marché s’était élargi de pair avec l’accroissement de la production, il n’y aurait ni encombrement du marché ni surproduction. Cependant, si l’on admet que le marché doit s’étendre avec la production, on admet également la possibilité d’une surproduction. Du point de vue géographique, le marché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l’est par rapport au marché mondial, lequel, ‑bien que susceptible d’extension‑ est lui-même limité dans le temps. En admettant donc que le marché doive s’étendre pour éviter la surproduction, on admet la possibilité de la surproduction. En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l’extension de l’un ne correspond pas forcément à l’accroissement de l’autre. Il se peut que les limites du marché ne s’étendent pas aussi vite que l’exige la production ou que de nouveaux débouchés soient rapidement saturés, si bien que le marché élargi devient une barrière tout comme auparavant le marché étroit" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II : 489)[4] [50].

Une précision supplémentaire concernant la divergence entre Marx et la CWO

Bien que primordiale pour expliquer le développement des crises récurrentes de surproduction qui traversent toute la vie du capitalisme, la dimension contradictoire du salariat qui tend constamment à réduire le marché solvable relativement aux besoins de plus en plus grands de l'accumulation du capital n'est évidemment pas le seul facteur analysé par Marx qui concourt à engendrer ces crises. D'autres contradictions et facteurs se conjuguent pour les alimenter. Il en va ainsi du déséquilibre dans le rythme de l'accumulation entre les deux grands secteurs de la production (celui des biens de consommation et celui des biens de production), de la vitesse différente de rotation des capitaux dans les différentes branches de la production, de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, etc. Marx s'en explique longuement mais il n'est pas possible d'exposer ses arguments ici dans le cadre de cet article. Il nous faut néanmoins souligner que, parmi tous ces autres facteurs contribuant à l'éclatement des crises de surproduction, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit occupe effectivement une place centrale ‑ Marx en avait d'ailleurs fait la clé de compréhension des cycles décennaux qui rythmaient les deux premiers tiers du 19e siècle[5] [51] : en effet, lorsque la dynamique à la hausse du taux de profit s'inverse à la baisse, elle engendre inévitablement une spirale dépressive qui ralentit l'accumulation et par suite les commandes réciproques entre les différentes branches de la production et elle provoque en conséquence le licenciement des salariés et la compression de la masse salariale, etc. Tous ces phénomènes se conjuguant pour créer une mévente généralisée de marchandises.

La crise de surproduction apparaît donc bien souvent à la fois comme une crise de rentabilité du capital (baisse du taux de profit) et de répartition (insuffisance de débouchés solvables). Cette nature double de la crise tient au fait que chaque capitaliste cherche individuellement à réduire les salaires autant qu'il le peut (sans se soucier socialement des débouchés globaux) et, en même temps, cherche à augmenter au maximum sa productivité face à la concurrence (ce qui à terme pèsera sur le taux de profit : crise de valorisation). Le caractère privé et conflictuel du capitalisme lui interdit sur le moyen et long terme toute régulation qui assurerait la compatibilité des tendances contradictoires qui le traversent : le surinvestissement (suraccumulation) et l'insuffisance relative des débouchés reviennent périodiquement gripper l'accumulation du capital et diminuer son taux de croissance.

Cependant, Marx a bien mis en évidence que cette baisse tendancielle du taux de profit n'est en rien le résultat d'un schéma répétitif, déterminé algébriquement et atemporel. Elle doit s'analyser et se comprendre dans ses spécificités singulières à chaque fois qu'elle se manifeste car, avec les trois facteurs fondamentaux qui la déterminent (salaires, productivité du travail et productivité du capital), plusieurs scénarios sont possibles, surtout quand les combinaisons de ces trois facteurs peuvent, à leur tour, se décliner avec des contre tendances qui varient notablement au cours du temps : disposition d'un large marché domestique, colonialisme, investissements dans des pays ou des secteurs à composition organique du capital plus réduite[6] [52], accroissement de la féminisation du travail ou recours à de la main d'œuvre immigrée, etc.

Dès lors, nous pouvons dire que, pour fonctionner correctement, le capitalisme doit à la fois produire avec profit et vendre les marchandises ainsi produites. Suivant Marx, ces deux exigences, dans les conditions du capitalisme réel, sont éminemment contradictoires. Elles ne peuvent pas être rendues compatibles à moyen et long terme parce que la concurrence, l'appropriation privée et l'enjeu autour de l'appropriation du surtravail interdisent socialement au capitalisme de réguler durablement ces contradictions. C'est donc bien le rapport social de production fondamental du capitalisme - le salariat - qui est en cause.

Pourquoi estimons-nous nécessaire de devoir faire cette précision qui peut apparaître comme quelque peu "technique et complexe" pour quelqu'un qui n'est pas habitué à manipuler ces concepts économiques et leurs rapports réciproques ? Parce qu'elle nous permet de bien préciser les divergences fondamentales entre la vision de Marx et celle de la CWO, tout en se prémunissant contre de fausses polémiques éventuelles.

Oui, avec Marx , nous concevons bien que la dynamique à la baisse du taux de profit concourt également à engendrer des crises de surproduction mais, là où la CWO diverge totalement avec Marx :

1) c'est quand elle fait l'impasse absolue sur cette dimension contradictoire du salariat ‑ pourtant massivement soulignée par Marx ‑ qui constitue la base première et principale des crises de surproduction dans la mesure où elle tend à restreindre en permanence le pouvoir de consommation des salariés et donc les marchés solvables si nécessaires pour réaliser une production de marchandises sans cesse accrue ;

2) c'est qu'en lieu et place de cette contradiction sociale résidant dans le rapport salarial, elle fait de la baisse tendancielle du taux de profit le mécanisme exclusif des crises de surproduction et même l'alpha et l'oméga de toutes les contradictions économiques du capitalisme, y compris de sa décadence et de toutes les guerres impérialistes ;

3) enfin, c'est quand elle fait strictement dépendre la dimension du marché solvable de la dynamique à l'expansion ou à la contraction de la production qui, elle-même, serait fonction de l'évolution du taux de profit, alors que, selon les termes mêmes de Marx, les deux actes du procès de production que sont la production et la vente "ne sont pas identiques", sont "indépendants", "non théoriquement liés". La meilleure preuve, s'il en faut, et sur laquelle nous nous expliquerons plus longuement dans la suite de cet article, du caractère profondément erroné de cette vision de la CWO, est le fait que cela fait plus d'un quart de siècle que le taux de profit est nettement orienté à la hausse et qu'il a rejoint les taux qui prévalaient pendant les "trente glorieuses" ... alors que les taux de croissance de la productivité, de l'investissement, de l'accumulation et donc de la croissance sont toujours orientés à la baisse ou stagnants[7] [53] ! Ce paradoxe n'est évidemment compréhensible qu'à partir du moment où l'on comprend que la crise est la conséquence de l'insuffisance relative des marchés solvables par la contraction massive de la masse salariale, cette contraction expliquant par ailleurs le rétablissement du taux de profit.

Marx et Rosa Luxemburg : une analyse identique des contradictions économiques du capitalisme

Comment le capitalisme surmonte-t-il sa tendance immanente à restreindre ses marchés solvables ? Comment peut-il résoudre cette contradiction "interne" à son mode de fonctionnement ? La réponse de Marx est très claire et identique dans toute son œuvre : "Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse (...) Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production" (Le Capital, ibid.) ; "Cette demande créée par la production... tend à dépasser largement leur demande (des salariés), tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, ‑ c'est ainsi que se prépare l'effondrement" (Gründrisse, ibid.).

Cette compréhension de Marx n'est autre que celle que reprendra Rosa Luxemburg dans son ouvrage L'Accumulation du Capital. En quelque sorte, cette grande révolutionnaire prolongera les développements de Marx en écrivant le chapitre relatif au marché mondial qui est l'un de ceux que Marx n'a pu achever[8] [54]. L'entièreté de l'ouvrage de Rosa est traversée par cette idée maîtresse de Marx selon laquelle la "demande créée par la production tend à dépasser largement la demande des salariés tandis que, par ailleurs, la demande des classes non ouvrières disparaît ou se réduit fortement, - c'est ainsi que se prépare l'effondrement". Elle précisera cette idée en mettant en avant que, puisque la totalité de la plus-value du capital social global avait besoin, pour être réalisée, d’un élargissement constant de ses marchés tant internes qu'externes, le capitalisme était dépendant de ses conquêtes continuelles de marchés solvables tant au niveau national, qu'international : "Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part, en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité toute entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation, deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l'évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde. (...) L'impérialisme actuel (...) est la dernière étape du processus historique : la période de concurrence mondiale accentuée et généralisée des États capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe." (L'Accumulation du Capital, Maspéro : 152, 229)[9] [55].

Rosa contextualisera et concrétisera cette idée dans la réalité vivante du cheminement historique du capitalisme et ce dans trois domaines :

(a) Elle décrira magistralement la progression concrète du capitalisme au travers de sa tendance permanente à "l'extension du champ extérieur de la production", expliquant la naissance et le développement du capitalisme au sein de l'économie marchande issue des ruines du féodalisme jusqu'à sa domination sur l'ensemble du marché mondial.

(b) Elle saisira les contradictions propres à l'époque impérialiste, ce "phénomène à caractère international que Marx n'a pas connu : le développement impérialiste de ces 25 dernières années (...) cet essor inaugurait, comme on le sait, une nouvelle période d'effervescence pour les États européens : leur expansion à qui mieux mieux vers les pays et les zones du monde restées non capitalistes. Déjà depuis les années 1880, on assistait à une nouvelle ruée particulièrement violente vers les conquêtes coloniales" (La crise de la Social-démocratie).

(c) Enfin, elle précisera plus amplement la raison et le moment de l’entrée en décadence du système capitaliste. En effet, outre son analyse du lien historiquement indissoluble entre les rapports sociaux de production capitalistes et l'impérialisme, qui montre que le système ne peut vivre sans s'étendre, sans être impérialiste par essence, ce que Rosa Luxemburg précise davantage c'est le moment et la manière dont le système capitaliste entre dans sa phase de décadence.

Encore une fois ici, concernant ce dernier point, Rosa Luxemburg ne fera que reprendre et développer une idée maintes fois répétée par Marx depuis le Manifeste Communiste selon laquelle "la constitution du marché mondial, du moins dans ses grandes lignes" et "une production conditionnée par le marché mondial" signeront la fin de la phase ascendante du capitalisme : "La véritable mission de la société bourgeoise, c’est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, ainsi qu’une production conditionnée par le marché mondial." (Lettre de Marx à Engels du 8 octobre 1858). Prolongeant l’intuition de Marx sur le moment de l’entrée en décadence du capitalisme, et quasiment dans les mêmes termes, Rosa Luxemburg en dégagera clairement la dynamique et le moment : "... Les crises telles que nous les avons connues jusqu'à présent (revêtent) elles aussi en quelque sorte le caractère de crises juvéniles. Nous n'en sommes pas parvenus pour autant au degré d'élaboration et d'épuisement du marché mondial qui pourrait provoquer l'assaut fatal et périodique des forces productives contre les barrières des marchés, assaut qui constituerait le type même de la crise de sénilité du capitalisme... Une fois le marché mondial élaboré et constitué dans ses grandes lignes et tel qu'il ne peut plus s'agrandir au moyen de brusques poussées expansionnistes, la productivité du travail continuera à s'accroître d'une manière irrésistible ; c'est alors que débutera, à plus ou moins brève échéance, l'assaut périodique des forces de production contre les barrières qui endiguent les échanges, assaut que sa répétition même rendra de plus en plus rude et impérieux" (Réforme sociale ou Révolution, première édition en langue allemande, cité par Sternberg, Le Conflit du siècle : 76, édition du Seuil, 1958).

Dès lors, l'épuisement relatif ‑ c'est-à-dire eu égard aux besoins de l'accumulation ‑ de ces marchés devra précipiter le système dans sa phase de décadence. A cette question Rosa répondra dès les prodromes de la guerre 14-18, estimant que le conflit inter impérialiste mondial ouvre l'époque où le capitalisme devient une entrave permanente pour le développement des forces productives : "La nécessité du socialisme est pleinement justifiée dès le moment où l'autre, la domination de la classe bourgeoise, cesse d'être porteuse de progrès historique et devient un carcan et un danger pour l'évolution ultérieure de la société. C'est précisément ce que la guerre actuelle a révélé à propos de l’ordre capitaliste." (Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie [1915] : 209-210). L’entrée en décadence du système s’est donc caractérisée non par la disparition des marchés extra capitalistes (c'est-à-dire "la demande des classes non ouvrières" ‑ Marx) mais par leurs insuffisances eu égard aux besoins de l'accumulation élargie atteinte par le capitalisme. C'est-à-dire que la masse de plus-value réalisée dans les marchés extra capitalistes était devenue insuffisante pour récupérer la fraction nécessaire de la part de plus-value produite par le capitalisme et destinée à être réinvestie. Une fraction du capital total ne trouvait plus à s'écouler sur le marché mondial, signalant une surproduction qui, d'épisodique en période ascendante, tendra à devenir un obstacle permanent auquel sera confronté le capitalisme tout au long de sa décadence. Cette idée de Rosa Luxemburg était d’ailleurs déjà explicitement développée par Engels lorsqu’en février 1886 il écrivait à F.K. Wischnewtsky que "s’il y a trois pays (disons l’Angleterre, l’Amérique du Nord et l’Allemagne) qui s’affrontent comparativement sur un pied d’égalité pour la possession du marché mondial, il ne peut en résulter qu’une surproduction chronique, l’un des trois étant capable de fournir toute la quantité demandée". L'accumulation élargie s'en trouve donc ralentie mais n'en a pas disparu pour autant. L'histoire économique du capitalisme depuis 1914 est l'histoire du développement des palliatifs face à ce goulot d'étranglement et l'histoire de l'inefficacité de ces derniers est signalée, entre autres, par la grande crise des années 30, la Deuxième Guerre mondiale et ces trente cinq dernières années de crise.

Cette identité totale dans l'analyse de Marx et de Rosa Luxemburg des contradictions du capitalisme rendent complètement absurde les accusations sans fondement aucun ‑ propagées par le stalinisme et le gauchisme et malheureusement reprises par le BIPR ‑ consistant à les opposer et à prétendre de façon erronée que : (a) l'explication de Marx des crises résiderait dans la baisse tendancielle du taux de profit alors que celle de Rosa Luxemburg résiderait dans la saturation des marchés ; (b) que Marx identifierait les contradictions du capitalisme au sein de la production alors que Rosa les situerait dans la réalisation, ou encore que (c) pour Marx la contradiction serait "interne" au capitalisme (la production) alors que pour Rosa elle serait "externe" (les marchés), etc. Tout cela n'a aucun sens si l'on comprend bien que ce sont les propres lois internes et contradictoires du capitalisme qui, dans leur développement, tendent à restreindre la demande sociale finale et engendrent les crises récurrentes de surproduction. Marx et Rosa n'ont rien dit d'autre.

Conclusion de la première partie

Poussé par la nécessité de s'accaparer un maximum de surtravail, le capitalisme soumet le monde à la dictature du salariat. Ce faisant, il instaure la plus formidable contradiction qui, en restreignant relativement le pouvoir de consommation de la société en regard d'une production de marchandise sans cesse accrue, engendre un phénomène inconnu jusqu'alors dans toute l'histoire de l'humanité, les crises de surproduction : "C'est dans les crises du marché mondial qu'éclatent les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise" (Marx).

Marx rattache fondamentalement les crises de surproduction aux freins que ce rapport salarial met à la croissance de la consommation finale de la société et plus spécifiquement des travailleurs salariés. Plus précisément, Marx situe cette contradiction entre, d'une part, la tendance à "un développement absolu des forces productives" et donc à l'accroissement sans limite de la production sociale en valeur et en volume et, d'autre part, la limitation de la croissance de la consommation finale de la société. C'est cette contradiction qu'il qualifie, dans le livre IV du Capital sur les Théories sur la plus-value, de contradiction production-consommation finale[10] [56] : "Toutes les contradictions de la production bourgeoise éclatent collectivement dans les crises générales du marché mondial ; dans les crises particulières elles n'apparaissent que dispersées, isolées, partielles. La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables..." (Éditions Sociales, Tome II : 636-637).

Dans cet article nous avons vu que, si la loi de la baisse tendancielle du taux de profit concourt bien à l'émergence des crises de surproduction, elle n'en constitue ni la cause exclusive ni même la cause principale. Nous verrons dans la suite de cet article qu'elle n'est pas non plus à même d'expliquer les grandes étapes qui ont rythmé l'évolution du système capitaliste, ni son entrée en décadence, ni sa tendance à engendrer des guerres de plus en plus étendues et meurtrières mettant en péril l'existence même de la société humaine.

Engels qui avait une parfaite connaissance des analyses économiques de Marx - notamment pour avoir travaillé des années durant sur les manuscrits des Livres II et III du Capital - ne s’y est pas trompé. En effet, lorsque dans la préface à l’édition anglaise du Livre I du Capital (1886), il souligne l’impasse historique du capitalisme, ce n’est pas à la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fait référence mais à cette contradiction soulignée en permanence par Marx entre "un développement absolu des forces productives" et "la limitation de la croissance de la consommation finale de la société"’ : "Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique. Le cycle décennal de stagnation, prospérité, surproduction et crise, que l’on a vu se reproduire de 1825 à 1867, paraît certes avoir achevé sa course, mais uniquement pour nous plonger dans le bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique" (cité dans les œuvres de Marx, La Pléiade - Economie II : 1802). Et ce "bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique" auquel il fait référence, ce n’est autre que l’annonce prémonitoire de l’entrée en décadence du capitalisme. Entrée en décadence qui se caractérise par "une surproduction chronique"’, dira Engels la même année dans la lettre à F.K. Wischnewtsky que nous avons déjà citée ci-dessus. Nous pouvons maintenant comprendre en quoi ce sont bel et bien les analyses de Rosa Luxemburg qui se placent dans le droit fil de celles de Marx et Engels et les prolongent et non celles du BIPR.

C. Mcl



[1] [57] Les citations proviennent de cet extrait complet :"Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital. Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres les proportions respectives des diverses branches de production et la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. Elle est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître. Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l’allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l’extension du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation" (Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258).

[2] [58] "[Pour le CCI] cette contradiction, production de la plus-value et sa réalisation, apparaît comme une surproduction de marchandises et donc comme cause de la saturation du marché, qui à son tour s’oppose au processus d’accumulation, ce qui met le système dans son ensemble dans l’impossibilité de contrebalancer la chute du taux de profit. En réalité [pour Battaglia], le processus est inverse. (...) C’est le cycle économique et le processus de valorisation qui rendent "solvable" ou "insolvable" le marché. C’est partant des lois contradictoires qui règlent le processus d’accumulation que l’on peut arriver à expliquer la "crise" du marché" (Texte de présentation de Battaglia Communista à la Première Conférence des groupes de la Gauche communiste, 1977).

[3] [59] "En produisant, les hommes ne sont pas seulement en rapport avec la nature. Ils ne produisent que s’ils collaborent d’une certaine façon et font échange de leurs activités. Pour produire, ils établissent entre eux des liens et des rapports bien déterminés : leur contact avec la nature, autrement dit la production s’effectue uniquement dans le cadre de ces liens et de ces rapports sociaux. (...) Les rapports de production, pris dans leur totalité, constituent ce que l’on nomme les rapports sociaux, et notamment une société parvenue à un stade d’évolution historique déterminé, une société particulière et bien caractérisée. La société antique, la société féodale, la société bourgeoise sont de tels ensembles de rapports de production, dont chacun désigne un stade particulier de l’évolution historique de l’humanité" (Marx, Travail salarié et capital, La Pléiade, Économie I : 212).

[4] [60] Dans son article, la CWO nous donne une citation de Marx qui laisserait croire que l'analyse de la crise par ce dernier reposerait exclusivement sur la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit : "Ces contradictions conduisent à des explosions, à des cataclysmes, à des crises, où l'arrêt temporaire de tout travail et l'anéantissement d'une grande partie du capital ramèneront brutalement celui-ci à un point où il sera capable de recréer ses forces productives sans commettre un suicide. Mais parce que ces catastrophes reviennent régulièrement et se produisent chaque fois sur une plus grande échelle, elles aboutiront en fin de compte au renversement violent du capital." (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Économie II, p.273). Si la CWO s'était donné la peine de citer l'ensemble du passage, elle aurait constaté que, quelques lignes auparavant, Marx parle de la nécessité de "l'extrême développement du marché" puisqu'il nous explique que "Cette diminution du taux de profit est fonction : 1°) de la force productive déjà existante qui constitue la base matérielle pour une nouvelle production... ; 2°) de la diminution de cette part du capital déjà produit qui doit être échangée contre du travail immédiat... ; 3°) de la grandeur du capital en général, le capital non fixe y compris. Cela implique l'extrême développement du commerce, des opérations d'échange et du marché ; l'universalité du travail simultané ; des moyens de communication, etc. ; des fonds de consommation nécessaires pour mettre en oeuvre ce processus gigantesque..." (Marx, La Pléiade, II, p.272). Voilà ce dont la CWO ne parle jamais et dont Marx parle tout le temps : "de l'extrême développement du marché".

[5] [61] "A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l’industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. (…) …ce cycle de rotations qui s’enchaînent et se prolongent pendant une série d’années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques » (Marx, Le Capital, LP II : 614) ; « Nous voyons ainsi que, dans la période de développement de l’industrie anglaise (1815 à 1870) marquée par des cycles décennaux, le maximum de la dernière prospérité avant la crise réapparaît toujours comme minimum de la prospérité qui lui fait suite, pour monter ensuite à un nouveau maximum bien plus élevé » (Marx, Le Capital, LP II : 1219) ; « Mais c’est seulement de l’époque où l’industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes, exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale, où, grâce à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur, où le marché universel s’annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde, en Asie et en Australie, où enfin les nations industrielles entrant en lice furent devenues assez nombreuses, c’est de cette époque seulement que datent les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui aboutissent toujours à une crise générale, fin d’un cycle et point de départ d’un autre. Jusqu’ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans, mais il n’y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu’il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement" (Marx, Le Capital, LP I : 1150).

[6] [62] Comme dans les activités tertiaires ou dans les nouvelles branches industrielles.

[7] [63] Pour un plus grand développent de cette argumentation, tant sur un plan théorique que statistique, le lecteur peut se référer à notre article sur la crise dans le numéro 121 de cette revue.

[8] [64] "Le système de l'économie bourgeoise se présente à mes yeux dans l'ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; Etat, commerce extérieur, marché mondial. (...) J'ai sous les yeux l'ensemble des matériaux sous forme de monographies écrites à des périodes très éloignées les unes des autres, non pour l'impression, mais pour mon édification personnelle. Il dépendra des circonstances que je les mette en oeuvre d'une façon cohérente suivant le plan que je viens d'indiquer" (Marx, Avant-propos à la Critique de l'économie politique, La Pléiade, Economie I : 271). Malheureusement, les circonstances en décideront autrement et ne laisseront pas l'occasion à Marx d'achever son plan initial.

[9] [65] Ces développements de Rosa ne sont autres que ce que Marx a toujours expliqués dans tous ses travaux économiques et ce dès les origines. Ainsi, dans son opuscule Travail salarié et capital, dira-t-il ceci : "Les crises gagnent en fréquences et en violence. C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît, alors que le marché mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés" (La Pléiade, Économie I : 228).

[10] [66] Marx a écrit un paragraphe entier sur cette question dans son Livre IV sur Les théories sur la plus-value : 628-637, Éditions Sociales, tome II. Ce paragraphe est intitulé on ne peut plus explicitement : "Contradiction entre le développement irrésistible des forces productives et la limitation de la consommation en tant que base de la surproduction".

Courants politiques: 

  • Communist Workers Organisation [44]

Questions théoriques: 

  • Décadence [45]
  • Guerre [46]

Marxisme et éthique (débat interne au CCI)

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Pourquoi présenter un texte sur l’éthique aujourd’hui ? Depuis plus de deux ans, le CCI mène un débat interne sur la question de la morale et de l’éthique prolétarienne à partir d’un texte d’orientation dont nous publions ci-dessous de larges extraits. Si nous avons estimé nécessaire d’ouvrir un tel débat théorique, c’est essentiellement parce que notre organisation a été confrontée en son sein, lors de sa crise de 2001, à des comportements particulièrement destructeurs et totalement étrangers à la classe porteuse du communisme. Ces comportements ont été cristallisés dans les méthodes de voyous utilisées par quelques éléments qui allaient donner naissance à la prétendue "fraction interne" du CCI (FICCI)[1]: vol, chantage, mensonges, campagnes de calomnies, mouchardage, harcèlement moral et menaces de mort contre nos camarades. C’est donc à partir d’un problème concret d’une extrême gravité et qui constitue une menace pour le milieu politique prolétarien, que nous avons pris conscience de la nécessité d’armer l’organisation face à une question qui a toujours préoccupé et traversé le mouvement ouvrier depuis ses origines, celle de la morale prolétarienne. Nous avons toujours affirmé, notamment dans nos Statuts, que la question du comportement des militants est une question politique à part entière. Mais jusqu’à présent, le CCI n’avait pas encore été en mesure de mener une réflexion plus approfondie sur cette question en la reliant à celle de la morale et de l’éthique du prolétariat. Pour comprendre les origines, les buts et les caractéristiques de l’éthique de la classe ouvrière, le CCI a dû se pencher sur l’évolution de la morale dans l’histoire de l’humanité en se réappropriant les acquis théoriques du marxisme qui se sont appuyés sur les avancées de la civilisation humaine, notamment dans le domaine de la science et de la philosophie. Ce texte d’orientation ne s’est pas donné comme objectif de constituer une élaboration théorique achevée, mais de tracer quelques pistes de réflexion afin de permettre à l’ensemble de l’organisation d’approfondir un certain nombre des questions fondamentales (telles que l’origine et la nature de la morale dans l’histoire de l’humanité, la différence entre morale bourgeoise et morale prolétarienne, la dégénérescence des moeurs et de l’éthique dans la période de décomposition du capitalisme, etc.). Dans la mesure où ce débat interne n’est pas encore achevé, nous ne publions ici que les extraits du texte d’orientation qui nous ont semblé les plus accessibles au lecteur non averti. Du fait qu’il s’agit d’un texte interne dont les idées sont extrêmement condensées et font appel à des concepts théoriques parfois assez complexes, nous sommes conscients que certains passages pourront paraître difficiles au lecteur. Néanmoins, certains aspects de notre débat étant arrivés à maturité, nous avons jugé utile de porter les extraits de ce texte d’orientation à l’extérieur afin que la réflexion entamée par le CCI puisse s’engager et se poursuivre dans l’ensemble de la classe ouvrière et du milieu politique prolétarien.

Dès l’origine, la question du comportement politique des militants, et donc de la morale prolétarienne, a joué un rôle central dans la vie du CCI. On trouve dans nos statuts (adoptés en 1982) la concrétisation vivante de notre vision de cette question. [2]

Nous avons toujours insisté sur le fait que les statuts du CCI ne sont pas une liste de règles définissant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais une orientation pour notre attitude et notre conduite, incluant un ensemble cohérent de valeurs morales (notamment en ce qui concerne les rapports des militants entre eux et envers l’organisation). C’est pourquoi nous exigeons de tous ceux qui veulent devenir membres de notre organisation un accord profond avec ces valeurs. Nos statuts sont une partie intégrante de notre plate-forme, et ne servent pas seulement à établir qui peut devenir membre du CCI et dans quelles conditions. Ils conditionnent le cadre et l’esprit de la vie militante de l’organisation et de chacun de ses membres.

La signification que le CCI a toujours attachée à ces principes de comportement est illustrée par le fait qu’il s’est toujours engagé à les défendre, même au risque de subir des crises organisationnelles. De ce fait, le CCI s’est situé de façon consciente et inébranlable dans la tradition de lutte de Marx et Engels au sein de la Première Internationale, des Bolcheviks et de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C’est pour cela qu’il a été capable de surmonter toute une série de crises et de maintenir les principes fondamentaux d'un comportement de classe.

Cependant, c’est de façon plus implicite qu’explicite que le CCI a défendu le concept d’une morale et d’une éthique prolétariennes ; il l’a mis en pratique de façon empirique plutôt que généralisé d’un point de vue théorique. Face aux grandes réticences de la nouvelle génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960 envers tout concept de morale, considéré comme étant nécessairement réactionnaire, l’attitude développée par l’organisation a consisté à accorder plus d’importance à ce que soient acceptés les attitudes et les comportements de la classe ouvrière plutôt que de mener ce débat très général à un moment où ce dernier n’était pas encore mûr.

Les questions de morale prolétarienne ne sont pas le seul domaine envers lequel le CCI a procédé de cette manière. Dans les premières années d’existence du CCI, il existait des réserves similaires concernant la nécessité de la centralisation, le caractère indispensable de l’intervention des révolutionnaires et le rôle dirigeant de l’organisation dans le développement de la conscience de classe, la nécessité de combattre le démocratisme ou la reconnaissance de l’actualité du combat contre l’opportunisme et le centrisme.

Les grands débats que nous avons menés, de même que les crises que nous avons traversées, ont révélé que l’organisation a toujours été capable non seulement d’élever son niveau théorique mais aussi de clarifier ces questions qui étaient restées confuses au début. De ce fait, sur les questions organisationnelles, le CCI a toujours su relever le défi en approfondissant et en élargissant sa compréhension théorique des questions posées.

Le CCI a déjà analysé ses crises récentes ainsi que le danger sous jacent à la perte des acquis du mouvement ouvrier comme des manifestations de l’entrée du capitalisme dans une phase nouvelle et terminale, celle de sa décomposition. En ce sens, la clarification d’une question aussi cruciale que la morale prolétarienne est une nécessité de cette nouvelle période historique et concerne l’ensemble de la classe ouvrière.

"La morale est le résultat du développement historique, elle est le produit de l’évolution. Elle trouve ses origines dans les instincts sociaux de l’espèce humaine, dans la nécessité matérielle de la vie sociale. Étant donné que les idéaux de la social-démocratie sont entièrement dirigés vers un ordre supérieur de la vie sociale, ils doivent nécessairement être des idéaux moraux"[3].

Le problème de la décomposition et la perte de confiance dans le prolétariat et dans l’humanité

Du fait de l’incapacité des deux principales classes de la société, la bourgeoisie et le prolétariat, à imposer leur propre réponse à la crise de l’économie capitaliste, le capitalisme est entré dans sa phase terminale de décomposition, caractérisée par la dissolution graduelle non seulement des valeurs sociales mais de la société elle-même.

Aujourd’hui, face au "chacun pour soi", à la tendance au délitement du tissu social et à la corrosion de toutes les valeurs morales, il sera impossible aux organisations révolutionnaires -et plus généralement à la nouvelle génération de militants qui apparaît- de renverser le capitalisme sans clarifier les questions de morale et d’éthique. Non seulement le développement conscient des luttes ouvrières mais aussi une lutte théorique spécifique sur ces questions, vers une réappropriation du travail du mouvement marxiste, est devenue une question de vie ou de mort pour la société humaine. Cette lutte est indispensable non seulement pour la résistance prolétarienne aux manifestations de la décomposition du capitalisme et à l’amoralisme ambiant, mais aussi pour reconquérir la confiance du prolétariat dans le futur de l’humanité à travers son propre projet historique.

La forme particulière qu’a prise la contre-révolution en URSS - celle du stalinisme qui se présente comme l’accomplissement et non comme le fossoyeur de la révolution d’Octobre 1917 - a déjà sapé la confiance dans le prolétariat et dans son alternative communiste. Malgré la fin de la période de contre-révolution en 1968, l’effondrement des régimes staliniens en 1989 –(qui a marqué l’entrée du capitalisme dans sa phase historique de décomposition) a une fois encore affecté la confiance du prolétariat en lui-même en tant que sujet de la libération de l’ensemble de l’humanité.

L’affaiblissement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, de son identité de classe et de sa perspective révolutionnaire, résultant des campagnes de la bourgeoisie sur la prétendue "faillite du communisme", a modifié les conditions dans lesquelles se pose la question de l’éthique aujourd’hui. En fait, les revers subis par la classe ouvrière (et notamment le recul de sa conscience suite à l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens) ont endommagé sa confiance, non seulement dans une perspective communiste mais dans la société dans son ensemble.

Pour les ouvriers conscients, au cours de la période ascendante du capitalisme (et plus encore pendant la première vague révolutionnaire de 1917-23), l’affirmation selon laquelle les problèmes de la société contemporaine s’expliqueraient par le caractère fondamentalement "mauvais" de l’être humain ne suscitait que dédain et mépris. A l’inverse, l’idéologie selon laquelle, fondamentalement, la société serait incapable de s’améliorer et de développer des formes supérieures de solidarité humaine, est devenue aujourd’hui une donnée de la situation historique. De nos jours, les doutes, profondément enracinés, sur les qualités morales de notre espèce affectent non seulement les classes dominantes ou intermédiaires, mais menacent le prolétariat lui-même, y compris ses minorités révolutionnaires. Ce manque de confiance dans la possibilité d’une vision plus collective et responsable en vue de la construction d’une véritable communauté humaine n’est pas uniquement le résultat de la propagande de la classe dominante. L’évolution historique elle-même a mené à cette crise de confiance généralisée dans l’avenir de l’humanité.

Nous vivons une période marquée par :

  • un pessimisme extrême à l’égard de la "nature humaine" ;
  • un scepticisme (et même un cynisme) sur la nécessité ou même la possibilité de valeurs morales ;
  • la sous-estimation ou même le déni de l’importance des questions éthiques.

L’opinion populaire voit se confirmer le jugement du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) selon lequel l’homme serait, par nature, un loup pour l’homme. Selon cette vision, l’homme serait un être fondamentalement destructeur, prédateur, égoïste, irrémédiablement irrationnel et son comportement social serait inférieur à celui de la plupart des espèces animales. Pour l’écologisme petit-bourgeois par exemple, le développement culturel est considéré comme une "erreur" ou une "impasse". L’humanité elle-même est vue comme une excroissance cancéreuse de l’histoire, vis-à-vis de laquelle la nature va -et même doit- reprendre ses "droits".

Évidemment, la décomposition du capitalisme n’a pas donné naissance à de telles visions, mais elle les a considérablement accentuées et confortées.

Dans les siècles précédents, la généralisation de la production de marchandises sous la domination du capitalisme a progressivement dissous les liens de solidarité qui étaient à la base de la société humaine, au point que leurs réminiscences mêmes risquent de disparaître à jamais de la mémoire collective.

La phase de déclin des formations sociales depuis le communisme primitif a toujours été caractérisée par la dissolution des valeurs morales établies par la société et, tant qu’une alternative historique n’a pas encore commencé à s’affirmer, par une perte de confiance dans le futur.

Mais la barbarie et l’inhumanité de la décadence capitaliste sont sans précédent dans l’histoire de l’espèce humaine. Il est vrai qu’il n’est pas facile après les massacres d’Auschwitz et Hiroshima, et face aux génocides, à la destruction permanente et généralisée, de maintenir sa confiance dans la possibilité d’un progrès moral.

Le capitalisme a également rompu l’équilibre rudimentaire qui existait auparavant entre l’homme et le reste de la nature, sapant ainsi la base à long terme de la société humaine.

A ces caractéristiques de l’évolution historique du capitalisme, nous devons ajouter l’accumulation des effets d’un phénomène plus général de l’ascendance de l’humanité dans le contexte des sociétés de classe : le fait que l’évolution morale et sociale est en retard sur l’évolution technologique.

"La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire à l’autre extrême se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminés par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l'homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer ; peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre "nature" (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature"[4].

Les causes des réserves envers le concept de morale prolétarienne après 1968

Après 1968, la dynamique des luttes ouvrières a constitué un contrepoids puissant au scepticisme croissant au sein de la société capitaliste. Mais en même temps, le manque d’assimilation en profondeur du marxisme a mené à la vision commune au sein de la nouvelle génération de révolutionnaires suivant laquelle il n’y aurait pas de place pour les questions de morale ou d’éthique dans la théorie socialiste. Cette démarche était d’abord et avant tout le produit de la rupture de la continuité organique provoquée par la contre-révolution qui a suivi la vague révolutionnaire de 1917-23. Jusqu’alors, les valeurs éthiques du mouvement ouvrier faisaient partie d’une tradition qui avait toujours été transmise d’une génération à l’autre. L’assimilation de ces valeurs était donc favorisée par le fait qu’elles faisaient partie d’une pratique vivante, collective et organisée. La contre-révolution a balayé, dans une grande mesure, la connaissance de ces acquis, tout comme elle a presque complètement balayé les minorités révolutionnaires qui les incarnaient.

Cette perversion de l’éthique du prolétariat a, à son tour, renforcé l’impression que la morale, par sa nature même, est une affaire intrinsèquement réactionnaire des classes dominantes et exploiteuses. L’histoire montre, évidemment, que dans toutes les sociétés divisées en classes la morale dominante a toujours été la morale de la classe dominante. Et cela à tel point que morale et État, mais aussi morale et religion, sont presque devenus synonymes dans l’opinion populaire. Les sentiments moraux de la société dans son ensemble ont toujours été utilisés par les exploiteurs, par l’État et par la religion, pour sanctifier et perpétuer le statu quo afin que les classes exploitées se soumettent à leur oppression. Le "moralisme" grâce auquel les classes dominantes se sont toujours efforcées de briser la résistance des classes laborieuses à travers l’instillation d’une conscience coupable, est un des grands fléaux de l’humanité. C’est aussi l’une des armes les plus subtiles et efficaces des classes dominantes pour assurer leur domination sur l’ensemble de la société.

Le marxisme a toujours combattu la morale des classes dominantes tout comme il a combattu le moralisme philistin de la petite bourgeoisie. Contre l’hypocrisie des apologues moraux du capitalisme, le marxisme a toujours mis en avant, notamment, que la critique de l’économie politique doit se baser sur une connaissance scientifique et non sur un jugement éthique.

Néanmoins, la perversion de la morale du prolétariat par le stalinisme ne constitue pas une raison pour abandonner la conception de la morale prolétarienne (de la même façon que le prolétariat ne doit pas rejeter le concept de communisme sous prétexte qu’il a été récupéré et perverti par la contre révolution en URSS). Le marxisme a montré que l’histoire morale de humanité n’est pas seulement l’histoire de la morale de la classe dominante. Il a démontré que les classes exploitées ont leurs propres valeurs éthiques et que ces valeurs ont joué un rôle révolutionnaire dans le progrès de l’humanité. Il a démontré que la morale n’est pas non plus identique à la fonction d’exploitation, de l’État ou de la religion et que le futur -s’il y a un futur- appartient à une morale qui dépasse l’exploitation, l’État et la religion.

"… les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l'État".[5]

Le marxisme a révélé que le prolétariat est la seule classe de l’histoire qui puisse, en se libérant de l’aliénation, en développant sa conscience, son unité et sa solidarité, libérer la morale, et donc l’humanité, du fléau de la "mauvaise conscience" basée sur la culpabilité et la soif de vengeance et de punition.

De plus, en bannissant le moralisme petit-bourgeois de la critique de l’économie politique, le marxisme a été capable de démontrer scientifiquement le rôle des facteurs moraux dans la lutte de classe du prolétariat. Il a ainsi découvert par exemple que la détermination de la valeur de la force de travail -contrairement à toutes les autres marchandises- contient une dimension morale : le courage, la détermination, la solidarité et la dignité des exploités.

Les résistances au concept de morale prolétarienne expriment également le poids de l’idéologie de la petite bourgeoisie fortement marquée par le démocratisme. Elles révèlent l’aversion du petit bourgeois envers les principes de comportement qui, comme tout principe, constituent autant d’entraves à sa "liberté individuelle". L’infiltration au sein du mouvement ouvrier contemporain de cette idéologie d’une classe sans devenir historique est une faiblesse qui a renforcé l’immaturité de la génération issue du mouvement de mai 68.

La nature de la morale

La morale est un guide indispensable de comportement dans le monde culturel de l’humanité. Elle permet d’identifier les principes et les règles de vie commune des membres de la société. La solidarité, la sensibilité, la générosité, le soutien aux nécessiteux, l’honnêteté, l’attitude amicale et la bienveillance, la modestie, la solidarité entre générations sont des trésors qui appartiennent à l’héritage moral de l’humanité. Ce sont des qualités sans lesquelles la vie en société devient impossible. C’est pourquoi les êtres humains ont toujours reconnu leur valeur, tout comme l’indifférence envers les autres, la brutalité, l’avidité, l’envie, l’arrogance et la vanité, la malhonnêteté et le mensonge ont toujours provoqué la désapprobation et l’indignation.

Comme telle, la morale remplit la fonction de favoriser les pulsions sociales en opposition aux pulsions antisociales de l’humanité, dans l’intérêt de la cohésion de la communauté. Elle canalise l’énergie psychique dans l’intérêt de tous. La façon dont cette énergie est canalisée varie suivant le mode de production, la constellation sociale, etc.

Au sein de chaque société, des normes de comportement et d’évaluation ont été édifiées, sur la base de l’expérience vivante, et correspondant à un mode de vie donné. Ce processus fait partie de ce que Marx dans Le Capital appelle l’émancipation relative vis-à-vis de l’arbitraire et du simple hasard à travers l’établissement de l’ordre.

La morale a un caractère impératif. C’est une appropriation du monde social à travers des jugements sur le "bien" et le "mal", sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cette approche de la réalité utilise des mécanismes psychiques spécifiques, comme la bonne conscience et le sens des responsabilités. Ces mécanismes influencent la prise de décision et le comportement général et, souvent, les déterminent. Les exigences de la morale contiennent une prise de conscience de ce qu’est la vie sociale, une conscience qui a été absorbée et assimilée au niveau émotionnel. Comme tout moyen d’appropriation et de transformation de la réalité, elle a un caractère collectif. A travers l’imagination, l’intuition et l’évaluation, elle permet au sujet d’entrer dans le monde mental et émotionnel des autres êtres humains. Elle est donc source de solidarité humaine et moyen d’enrichissement et de développement spirituels mutuels. Elle ne peut évoluer sans interaction sociale, sans transmission des acquis et de l’expérience entre les membres de la société, entre la société et l’individu et d’une génération à l’autre.

L’une des caractéristiques de la morale réside dans le fait qu’elle s’approprie la réalité avec pour instrument de mesure ce qui devrait être. Sa démarche est téléologique plutôt que causale. La collusion entre ce qui est et ce qui doit être est caractéristique de l’activité morale ; elle en fait un facteur actif et vital.

Le marxisme n’a jamais nié la nécessité ni l’importance de la contribution de facteurs non théoriques et non scientifiques dans l’ascension de l’espèce humaine. Au contraire, il a toujours compris leur caractère indispensable et même leur indépendance relative. C’est pourquoi il a été capable d’examiner leurs connexions dans l’histoire et de reconnaître leur complémentarité.

Dans les sociétés primitives, mais aussi dans les sociétés de classes, la morale se développe de façon spontanée. Bien avant que la capacité de codifier les valeurs morales (ou de réfléchir dessus) ne se soit développée, existaient des types de comportement et leur évaluation. Chaque société, chaque classe ou chaque groupe social et même chaque profession (comme le soulignait Engels), notamment à travers l’édification de codes de déontologie, a son propre schéma de comportement moral. Comme l’a remarqué Hegel, une série d’actes d’un sujet est le sujet lui-même. La morale est bien plus que la somme des règles et des coutumes de comportement. C’est une part essentielle de la coloration que prennent les rapports humains dans une société donnée.

Elle est le reflet et un facteur actif à la fois de la façon dont l’homme se voit lui-même et de la façon dont il parvient à comprendre les autres, à pénétrer dans l’univers mental de l’autre. La morale est basée sur l’empathie qui s’inscrit dans le champ des émotions spécifiques à l’espèce humaine. C’est justement pour cela que Marx affirmait : "Rien de ce qui est humain ne m’est étranger".

Les évaluations morales sont nécessaires non seulement en réponse aux problèmes quotidiens, mais comme partie d'une activité planifiée et consciemment dirigée vers un but. Non seulement elles guident des décisions particulières, mais elles orientent toute une vie ou toute une époque historique.

Bien que l’instinct, l’intuition et l’inconscient constituent des aspects essentiels du monde moral de l’homme, avec l’ascension de l’humanité le rôle de la conscience grandit également dans cette sphère. Les questions morales touchent les profondeurs mêmes de l’existence humaine. Une orientation morale est le produit de besoins sociaux mais aussi une manière de penser dans une société ou un groupe donné. Elle nécessite une évaluation de la valeur de la vie humaine, du rapport de l’individu à la société, une définition de sa propre place dans le monde, de ses propres responsabilités envers l’ensemble de la communauté. Mais ici, l’évaluation prend place non de façon contemplative mais sous la forme de comportements sociaux. L’orientation éthique apporte sa contribution spécifique -pratique, évaluative, impérative- sur le sens à donner à la vie humaine.

Bien que le développement de l’univers soit un processus qui existe au delà et indépendamment de tout but ou "signification" objective, l’humanité est cette partie de la nature qui se donne des buts et lutte pour leur réalisation.

Dans L’origine de la famille, de la propriété et de l'État, Engels montre que la morale plonge ses racines dans les rapports socio-économiques et les intérêts de classe. Mais il montre également son rôle régulateur, non seulement dans la reproduction des structures sociales existantes, mais aussi dans l’émergence de nouveaux rapports sociaux. La morale peut soit entraver, soit accélérer le progrès historique. La morale reflète fréquemment, avant la philosophie et la science, les changements cachés sous la surface de la société.

Le caractère de classe d’une morale donnée ne doit pas nous faire perdre de vue le fait que tout système moral contient des éléments humains généraux qui contribuent à la préservation de la société à un stade de son développement. Comme Engels le met en évidence dans l’Anti-Dühring, la morale prolétarienne contient bien plus d’éléments de valeur humaine générale que celle des autres classes sociales parce qu’elle représente le futur contre la morale de la bourgeoisie. Engels insiste, à juste raison, sur l’existence du progrès moral dans l’histoire. A travers les efforts, d’une génération à l’autre, pour mieux maîtriser l’existence humaine et à travers les luttes des classes historiques, la richesse de l’expérience morale de la société s’est accrue. Bien que le développement éthique de l’homme ne soit pas du tout linéaire, le progrès dans ce domaine peut se mesurer dans la nécessité et la possibilité de résoudre des problèmes humains toujours plus complexes. Cela révèle tout le potentiel d’enrichissement du monde intérieur et social de l’homme qui, comme l’a souligné Trotsky, est l’un des critères les plus importants du progrès.

Une autre caractéristique fondamentale de la morale réside dans le fait que, tout en exprimant les besoins de la société dans son ensemble, son existence est inséparable de la vie intime de l’être humain, du monde intérieur de sa conscience et de sa personnalité. Toute démarche qui sous-estime le facteur subjectif, reste nécessairement abstraite et passive. C’est l’identification intime et profonde de l’homme aux valeurs morales qui, entre autres, le distingue de l’animal et qui lui donne la force de transformer la société. Ici, ce qui est socialement nécessaire devient la voix interne de la "bonne conscience", permettant de relier les émotions humaines à la dynamique du progrès social. Le mûrissement moral de l’être humain l’arme contre les préjugés et le fanatisme et augmente ses capacités à réagir consciemment et de façon créative face aux conflits moraux.

Il est également nécessaire de souligner que, bien que la morale trouve sa base biologique dans les instincts sociaux, son évolution est inséparable de la participation à la culture humaine. Le dégagement de l’espèce humaine du règne animal ne dépend pas seulement du développement de la pensée, mais aussi de l’éducation et du raffinement des émotions. Tolstoï avait donc raison de souligner le rôle, dans le progrès humain, de l’art -au sens large-, à côté de celui de la science.

"Tout comme, grâce à la capacité des hommes de comprendre les pensées exprimées en mots, tout être humain peut connaître tout ce que l’ensemble de l’humanité a réalisé pour lui dans le domaine de la pensée... de même, grâce à la capacité humaine, à travers l’art, d’être touché par les sentiments des autres, il peut accéder aux émotions de ses contemporains, à ce que d’autres êtres humains, des milliers d’années auparavant, ont ressenti et il devient possible pour lui d’exprimer ses propres sentiments aux autres. Si les êtres humains n’avaient pas la possibilité, la capacité d’absorber au moyen des mots, toutes les pensées de ceux qui ont vécu avant eux et de communiquer leurs propres pensées à d’autres, ils seraient comme des animaux sauvages ou comme un Gaspard Hauser. S’ils n’avaient pas cette autre capacité humaine d’être affectés par l’art, les êtres humains seraient très certainement dans une mesure encore plus grande, des sauvages et par dessus tout bien plus étrangers les uns aux autres et plus hostiles"[6]

L’éthique précède le marxisme

L’éthique est la théorie de la morale, ayant pour objectif de mieux comprendre son rôle, d’améliorer et de systématiser son contenu et son champ d’action. Bien que l’éthique soit une discipline théorique, son but a toujours été pratique. Une éthique qui ne contribuerait pas à améliorer les comportements humains dans la vie réelle est par définition sans valeur. L’éthique est apparue et s’est développée en tant que science philosophique, non seulement pour des raisons historiques mais aussi parce que la morale n’est pas un objet précis mais un rapport qui embrasse l’ensemble de la vie humaine et la conscience. Depuis la philosophie grecque classique jusqu’à Spinoza et Kant, l’éthique a toujours été conçue comme un défi essentiel auquel se sont confrontés les plus grands cerveaux de l’humanité.

Malgré la multitude des démarches et des réponses suivant les différents types de sociétés, un but commun a toujours caractérisé l’éthique, notamment depuis Socrate. C’est la réponse à la question : comment l’homme peut-il parvenir à construire le bonheur universel pour l’ensemble de son espèce ? L’éthique a toujours été une arme de combat, en particulier une arme de la lutte de classe. La confrontation à la maladie et à la mort, aux conflits d’intérêt et à la souffrance morale, a souvent été un puissant stimulant pour l’étude de l’éthique. Mais alors que la morale, aussi rudimentaire que soient ses manifestations, est une condition très ancienne de l’existence de la société humaine (et existait déjà dans les premières sociétés primitives), l’éthique est un phénomène beaucoup plus récent et est apparue avec la société divisée en classes. Le besoin d’orienter consciemment le comportement et la vie de chacun est le produit de la nature de la vie sociale qui est devenue de plus en plus complexe avec l’apparition des classes sociales. Dans la société primitive, la solidarité entre les hommes et le sens de leur activité étaient directement dictés par la plus rude des pénuries. La liberté de choix individuel n’existait pas encore. C’est dans le contexte de la contradiction croissante entre vie privée et vie publique, entre les besoins des individus et ceux de la société, qu’une réflexion théorique sur le comportement et ses principes a pris corps. Cette réflexion est inséparable de l’apparition d’une attitude critique vis-à-vis de la société et de la volonté de la changer de façon consciente et réfléchie. Ainsi, si l’éclatement de la communauté primitive et l’apparition de la société de classes constitue une condition pour une telle démarche, l’apparition de l’éthique -comme celle de la philosophie en général- est stimulée en particulier par le développement de la production de marchandises, comme ce fut le cas dans la Grèce antique. Non seulement l’apparition de l’éthique mais aussi son évolution dépendait fondamentalement du développement des forces productives, notamment des bases économiques, matérielles de la société.

Avec la société de classes, les exigences morales et les coutumes changent nécessairement puisque chaque formation sociale fait apparaître une morale qui correspond à ses besoins. Quand les morales établies par les classes dominantes entrent en contradiction avec le développement historique, elles deviennent source d’une souffrance terrible, augmentent le recours à la violence physique et psychique pour s’imposer et mènent à une désorientation généralisée, à une hypocrisie latente, mais aussi à l’auto flagellation, notamment au sein des classes exploitées. Ces phases de déclin des sociétés constituent un défi particulier pour l’éthique et cette dernière s’attache à formuler de nouveaux principes qui auront prise sur les masses et ne les orienteront que dans une phase ultérieure.

Cependant, le développement de l’éthique est loin d’être un reflet mécanique, passif, des bases économiques de la société. Elle possède une dynamique interne propre, comme l’avait déjà illustré l’évolution du premier matérialisme, celui des matérialistes grecs dont les contributions à l’éthique appartiennent encore à l’héritage théorique inestimable de l’humanité. Cette dynamique interne de l’éthique se révèle dans la poursuite de sa préoccupation centrale : l’aspiration au bonheur pour l’ensemble de l’humanité. Héraclite, déjà, faisait ressortir la question centrale de l’éthique : le rapport entre l’individu et la société, entre ce que font réellement les individus et ce qu’ils devraient faire dans l’intérêt général. Mais cette philosophie "de la nature" était incapable de donner une explication matérialiste des origines de la morale et en particulier de la bonne conscience. De plus, son insistance unilatérale sur la causalité, au détriment du côté "téléologique" de l’existence de l’homme (activité réfléchie en vue d’un but conscient), l’empêchait de parvenir à donner des réponses satisfaisantes aux questions éthiques parmi les plus fondamentales pour l’avenir de l’espèce humaine. (telles que le rapport de l’homme à sa propre finitude, à sa propre mort et à celles de ses semblables notamment face à la guerre et autres conflits meurtriers).

C’est pourquoi, non seulement l’évolution sociale objective mais l’absence de réponse aux questions morales qui étaient posées, ont ouvert la voie à l’idéalisme philosophique. Cet idéalisme est apparu en même temps qu’une nouvelle croyance religieuse, le monothéisme, fondée sur la foi en un Dieu unique, sauveur de l’humanité et seul capable d’ouvrir les portes du bonheur universel dans un paradis céleste. L’apparition de la morale idéaliste n’était plus basée sur l’explication de la nature mais sur l’exploration de la vie spirituelle. Cette démarche n’est pas parvenue à se dégager totalement de la pensée animiste et magique des sociétés primitives et a culminé dans la vision suivant laquelle l’essence humaine serait divisée en deux parties, l’une spirituelle (morale) et l’autre matérielle (corporelle). L’homme serait en quelque sorte mi-ange, mi-animal.

Ce n’est qu’avec le matérialisme révolutionnaire de la bourgeoisie ascendante d’Europe occidentale que le triomphe de l’idéalisme moral a pu sérieusement être mis en question. Ce nouveau matérialisme postulait que les pulsions naturelles de l’homme contenaient le germe de tout ce qui est bien, rendant l’ordre social ancien responsables de tout le mal. Sont issus de cette école de pensée, non seulement les armes théoriques de la révolution bourgeoise mais aussi le socialisme utopique (Fourier chez les matérialistes français, Owen et le système "utilitariste" de Bentham).

Mais ce matérialisme de la bourgeoisie révolutionnaire était incapable d’expliquer l’origine de la morale. Les morales ne peuvent être expliquées "naturellement" parce que la nature humaine contient déjà la morale. Cette théorie révolutionnaire ne pouvait pas non plus expliquer sa propre origine. Si l’homme, à sa naissance, n’est qu’une page blanche, une table rase, comme l’affirme ce matérialisme bourgeois, et si sa nature d’être social n’est déterminée que par son imprégnation dans l’ordre social existant, d’où viennent les idées révolutionnaires, quelle est l’origine de l’indignation morale -cette condition indispensable pour une société nouvelle et meilleure ? Le fait que le matérialisme bourgeois ait combattu le pessimisme de l’idéalisme (qui niait toute possibilité d’un progrès moral dans le monde réel de l’homme) constitue sa grande contribution. Néanmoins, malgré son optimisme apparemment sans limites, ce matérialisme par trop mécanique et métaphysique n’offrait qu’une base peu solide à une réelle confiance dans l’humanité. En définitive, dans cette vision du monde incarné par la philosophie des lumières, c’est l’homme "illuminé" qui devait apparaître comme la seule source de la perfection morale de l’espèce humaine.

Le fait que le matérialisme bourgeois n’ait pas réussi à expliquer les origines de la morale a contribué à la rechute de Kant dans l’idéalisme moral quand il cherche à expliquer le phénomène de la bonne conscience. En déclarant que "la loi morale à l’intérieur de nous" était une "chose en soi", existant a priori, en dehors du temps et de l’espace, Kant déclarait en fait que nous ne pouvons pas connaître les origines de la morale.

Ainsi, malgré toutes ces contributions inestimables à l’histoire de l’humanité et qui constituent les pièces d’un puzzle encore éparpillées, ce n’est que le prolétariat qui sera à même, grâce à la théorie marxiste, de donner une réponse cohérente et satisfaisante à cette question des origines de la morale.

Le marxisme et les origines de la morale

Pour le marxisme, l’origine de la morale réside dans la nature entièrement sociale, collective, de l’espèce humaine. Cette morale est le produit non seulement de profonds instincts sociaux mais aussi de la dépendance de l’espèce à l’égard du travail collectif, associé et planifié, et de l’appareil productif de plus en plus complexe que celui-ci exige. La base, le coeur de la morale, c’est la reconnaissance de la nécessité de la solidarité face à la fragilité biologique de l’être humain. Cette solidarité (que les découvertes scientifiques récentes, notamment en anthropologie et paléontologie ont d’ailleurs mises en évidence) constitue le dénominateur commun de tout ce qui a été positif et durable au cours de l’histoire de la morale. En tant que telle, la solidarité est à la fois l’étalon du progrès moral et l’expression de la continuité de cette histoire malgré toutes les ruptures et régressions.

Cette histoire est caractérisée par la reconnaissance que les chances de survie sont d’autant plus grandes que la société (ou la classe sociale) est plus unifiée, sa cohésion plus solide, et plus grande l’harmonie entre toutes ses parties. Mais le développement de la morale à travers les siècles n’est pas seulement une question de survie pour l’espèce humaine. Il conditionne l’apparition de formes toujours plus achevées et complexes de collectivités humaines qui elles-mêmes sont la condition du développement des potentialités de l’homme et de la société. Par ailleurs, ce n’est qu’en établissant des rapports avec les autres que les êtres humains peuvent découvrir leur propre humanité. La recherche pratique des intérêts collectifs est l’outil de l’élévation morale des membres de la société. La vie la plus riche est celle qui est la plus ancrée dans la société.

La raison pour laquelle seul le prolétariat pouvait répondre à la question de l’origine et de l’essence de la morale, réside dans le fait que la perspective d’une communauté mondiale unifiée, une société communiste, constitue la clef pour appréhender l’histoire de la morale. Le prolétariat est la première classe de l’histoire qui n’ait pas d’intérêt particulier à défendre et qui soit unie par une vraie socialisation de la production, base matérielle d’un niveau qualitativement supérieur de la solidarité humaine.

L’éthique matérialiste du marxisme, grâce à sa capacité à intégrer les découvertes scientifiques (notamment celles de Darwin à qui Marx avait dédicacé le Capital) permet donc de comprendre que l’homme, en tant que produit de l’évolution, n’est pas, en fait, une table rase à la naissance. Il apporte avec lui, "dans le monde" une série de besoins sociaux issus de ses origines animales (par exemple le besoin de tendresse et d’affection sans lequel le nouveau-né ne peut se développer et peut même ne pas survivre).

Mais les progrès de la science ont aussi révélé que l’homme est également un combattant né. C’est bien ce qui lui a permis de partir à la conquête du monde, de dominer les forces de la nature, de la transformer en développant sa vie sociale sur toute la planète. L’histoire montre ainsi qu’il ne se résigne pas en général face aux difficultés. La lutte de l’humanité ne peut que se fonder sur une série d’instincts qu’elle a hérités du règne animal : ceux de l’auto préservation, de la reproduction sexuelle, de la protection de ses petits, etc. Dans le cadre de la société, ces instincts de préservation de l’espèce n’ont pu se développer qu’à travers le partage de ses émotions avec ses semblables. S’il est vrai que ces qualités sont le produit de la socialisation, il n’en est pas moins vrai que ce sont ces qualités qui, en retour, rendent possible sa vie en société. L’histoire de l’humanité a aussi montré que l’homme peut et doit également mobiliser un potentiel d’agressivité sans lequel il ne peut se défendre contre un environnement hostile.

Mais les bases de la combativité de l’espèce humaine sont beaucoup plus profondes que cela, et sont par dessus tout ancrées dans la culture. L’humanité est la seule partie de la nature qui, à travers le procès du travail, se transforme constamment elle-même. Cela signifie que, dans le long processus d’hominisation, de transformation du "singe en homme", la conscience est devenue le principal instrument de la lutte de l’humanité pour sa survie. A chaque fois que l’homme a atteint un but, il a modifié son environnement et il s’est donné de nouveaux objectifs plus élevés. Ce qui a nécessité en retour un nouveau développement de sa nature d’être social.

La méthode scientifique du marxisme a dévoilé les origines biologiques, "naturelles" de la morale et du progrès social. Parce qu’il a découvert les lois du mouvement de l’histoire humaine et dépassé le point de vue métaphysique, le marxisme a résolu des questions auxquelles l’ancien matérialisme bourgeois était incapable de répondre. Ce faisant, il a démontré la relativité, mais aussi la validité relative, des différents systèmes moraux dans l’histoire. Il a révélé leur dépendance à l’égard du développement des forces productives et, à partir d’une certaine période historique, de la lutte de classe. Par là même, il a posé les bases théoriques d’un dépassement pratique de ce qui fut l’un des plus grands fléaux de l’humanité jusqu’à nos jours : la tyrannie fanatique, dogmatique de tout système moral.

En montrant que l’histoire a un sens et forme un tout cohérent, le marxisme a dépassé le faux choix entre le pessimisme moral de l’idéalisme et l’optimisme étroit du matérialisme bourgeois. En démontrant l’existence d’un progrès moral dans l’histoire de l’humanité, il a élargi les bases de la confiance du prolétariat dans le futur.

Malgré la noble simplicité des principes communautaires de la société primitive, leurs vertus étaient liées à l’accomplissement aveugle de rites et de superstitions qui ne pouvaient être mis en question, et n’ont jamais été le résultat d’un choix conscient. Ce n’est qu’avec l’apparition d’une société de classes (en Europe, à l’apogée de la société esclavagiste) que les êtres humains ont pu acquérir une valeur morale indépendante des relations par le sang. Cet acquis a été le produit de la culture, de la révolte des esclaves et des autres couches opprimées. Il est important de remarquer que les luttes des classes exploitées, même quand elles ne contenaient pas de perspective révolutionnaire, ont enrichi l’héritage moral de l'humanité, à travers la culture de l’esprit de rébellion et d’indignation, de la conquête d’un respect pour le travail humain, de la défense de la dignité de chaque être humain. La richesse morale de la société n’est jamais le simple résultat de la constellation économique, sociale, culturelle du moment. Elle est le produit d’une accumulation historique. De même que l’expérience et la souffrance d’une vie longue et difficile contribuent à la maturation de ceux qu’elle n’a pas brisés, l’enfer de la société de classes contribue aussi au développement de la noblesse morale de l’humanité, à condition que cette société puisse être renversée.

Il faut ajouter que le matérialisme historique a dissous l’ancienne opposition, qui freinait les progrès de l’éthique, entre instinct et conscience, entre causalité et téléologie. Les lois objectives du développement historique sont elles-mêmes des manifestations de l’activité humaine. Elles n’apparaissent comme extérieures que parce que les buts que les hommes se fixent, dépendent des circonstances que le passé a léguées au présent. Considérée de façon dynamique, dans le mouvement du passé vers le futur, l’humanité est à la fois le résultat et la cause du changement. En ce sens, la morale et l’éthique sont à la fois produits et facteurs actifs de l’histoire.

En révélant la vraie nature de la morale, le marxisme est en retour capable d’influer sur son cours, en l'affûtant comme une arme de la lutte de classe du prolétariat.

La lutte contre la morale bourgeoise

La morale prolétarienne se développe en combattant les valeurs dominantes ; elle ne s’en tient pas à l’écart. Le cœur de la morale de la société bourgeoise est contenu dans la généralisation de la production de marchandises. Cela détermine son caractère essentiellement démocratique, qui a joué un rôle hautement progressiste dans la dissolution de la société féodale mais qui révèle de plus en plus son côté irrationnel avec le déclin du système capitaliste.

Le capitalisme a soumis l’ensemble de la société, y compris la force de travail elle-même, à la quantification de la valeur d’échange. La valeur de l’être humain et de son activité productrice ne réside plus dans sa qualité humaine concrète ni dans sa contribution particulière à la collectivité. Elle ne peut plus être mesurée que de façon quantitative par rapport aux autres et à une moyenne abstraite qui s’impose à la société comme une force indépendante et aveugle. En introduisant la concurrence entre les hommes, en les obligeant à se comparer constamment les uns aux autres, le capitalisme érode la solidarité humaine à la base de la société. En faisant abstraction des qualités réelles des êtres humains, y compris de leurs qualités morales, il sape la base même de la morale. En remplaçant la question "que puis-je apporter comme contribution â la communauté ?" par la question "quelle est ma valeur propre au sein de la communauté ?" (richesse, pouvoir, prestige), il met en question la possibilité même d’une communauté humaine.

La tendance de la société bourgeoise est d’éroder les acquis moraux de l’humanité qui se sont accumulés au cours de milliers d’années, depuis la simple tradition d’hospitalité et de respect des autres dans la vie quotidienne jusqu’au réflexe élémentaire de porter assistance à ceux qui sont dans le besoin.

Avec l’entrée du capitalisme dans sa phase terminale, celle de la décomposition, cette tendance inhérente au capitalisme prend le dessus. La nature irrationnelle de cette tendance, incompatible à long terme avec la préservation de la société, se révèle dans la nécessité pour la bourgeoisie elle-même, dans l’intérêt de son système, de recourir à des chercheurs qui font des investigations et développent des stratégies contre le "mobbing" (le harcèlement moral), à des pédagogues chargés d’enseigner aux écoliers comment gérer les conflits. De même, la qualité de plus en plus rare de pouvoir travailler en équipe est considérée comme la qualification la plus recherchée à l’embauche dans de nombreuses entreprises aujourd’hui.

Ce qui est spécifique au capitalisme, c’est l’exploitation sur la base de la "liberté" et de l’"égalité" juridique des exploités. D’où le caractère essentiellement hypocrite de la morale bourgeoise. Mais cette spécificité modifie aussi le rôle que la violence joue au sein de la société.

Contrairement à ce que peuvent proclamer ceux qui font l’apologie du capitalisme, celui-ci n’utilise pas moins la force brute que les autres modes de production, mais bien plus encore. Cependant comme le développement du processus d’exploitation lui-même est basé désormais sur les rapports économiques et non sur la contrainte physique, le capitalisme a opéré un saut qualitatif dans l’usage de la violence indirecte, morale, psychique. La calomnie, la destruction de la personnalité individuelle, la recherche de boucs émissaires, l’isolement social, la démolition systématique de la dignité humaine et de la confiance en soi, sont devenus des instruments quotidiens du contrôle social. Plus encore, cette violence est devenue la manifestation de la liberté démocratique, l’idéal moral de la société bourgeoise. Plus la bourgeoisie recourt à cette violence indirecte et à la domination de sa morale contre le prolétariat, plus elle renforce sa dictature.

La morale du prolétariat

La lutte du prolétariat pour le communisme constitue de loin, jusqu’à présent, le sommet de la morale de l’humanité. Cela signifie que la classe ouvrière a hérité de l’accumulation des fruits de la civilisation, les a développés à un niveau qualitativement supérieur, les sauvant ainsi de la liquidation par la décomposition capitaliste. Un des principaux buts de la révolution communiste, c’est la victoire des instincts sociaux sur les pulsions anti-sociales. Comme Engels l’expliquait dans L'Anti-Dühring, une morale réellement humaine, au delà des contradictions de classe, ne deviendra possible que dans une société où les contradictions de classe elles-mêmes mais aussi la mémoire de celles-ci auront disparu dans la pratique de la vie quotidienne.

Le prolétariat intègre dans son mouvement d’anciennes règles de la communauté tout autant que les acquis des manifestations les plus récentes et complexes de la culture morale. Il s’agit aussi bien de règles élémentaires telles que l’interdiction du vol et du meurtre, qui ne sont pas seulement des règles d’or de la solidarité et de la confiance mutuelle pour le mouvement ouvrier, mais une barrière irremplaçable contre l’influence morale étrangère de la bourgeoisie et du lumpen prolétariat.

Le mouvement ouvrier se nourrit également du développement de la vie sociale, du souci pour la vie des autres, de la protection des enfants, des vieillards, des plus faibles et de ceux qui sont dans le besoin. Bien que l’amour de l'humanité ne soit pas l’apanage du prolétariat, comme l’a affirmé Lénine, cette réappropriation par la classe ouvrière est nécessairement un élément critique qui vise à dépasser l’inexpérience, l’étroitesse d’esprit et le provincialisme des couches et des classes exploitées non prolétariennes.

Le surgissement de la classe ouvrière comme porteur de progrès moral est une parfaite illustration de la nature dialectique du développement social. En séparant radicalement les producteurs d’avec les moyens de production et par leur soumission complète aux lois du marché, le capitalisme a créé pour la première fois une classe sociale dépossédée de sa propre humanité. La genèse de la classe ouvrière moderne est donc l’histoire de la dissolution de l’ancienne communauté sociale et de ses acquis. Cette dislocation de la communauté humaine originelle a engendré le déracinement, le vagabondage et la criminalisation de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Placés en dehors de la sphère de la société, ils étaient condamnés à un processus sans précédent d’abrutissement et de dégradation morale. A l’aube du capitalisme, les quartiers ouvriers dans les régions industrialisées étaient des terrains fertiles pour l’ignorance, le crime, la prostitution, l’alcoolisme, l’indifférence et le désespoir.

Dans son étude sur la classe ouvrière en Angleterre, Engels était déjà capable de remarquer que les prolétaires qui avaient une conscience de classe constituaient le secteur de la société le plus noble, le plus humain et le plus susceptible d’être respecté. Plus tard, en faisant le bilan de la Commune de Paris, Marx a mis en évidence l’héroïsme, l’esprit de sacrifice et la passion pour sa tâche herculéenne du Paris qui se battait, travaillait et pensait, à l’opposé du Paris parasite, sceptique et égoïste de la bourgeoisie.

Cette transformation du prolétariat, de la perte à la conquête de sa propre humanité, est l’expression de sa nature spécifique de classe à la fois exploitée et révolutionnaire. Le capitalisme a donné naissance à la première classe de l’histoire qui ne peut affirmer son humanité et exprimer son identité et ses intérêts de classe que par le développement de la solidarité. Comme jamais auparavant, la solidarité est devenue l’arme de la lutte de classe et le moyen spécifique par lequel l’appropriation, la défense et le plus grand développement de la culture humaine deviennent possibles. Comme Marx le déclarait en 1872 ; "Citoyens ! Rappelons nous le principe fondamental de l'Internationale : la solidarité. Ce n'est que quand nous aurons établi ce principe vital sur des bases sûres chez les travailleurs de tous les pays que nous serons capables d'accomplir le grand but final que nous nous sommes fixés. La transformation doit prendre place dans la solidarité, c‘est ce que nous enseigne la Commune de Paris."[7]

Cette solidarité du prolétariat est le produit de la lutte de classe. Sans le combat constant entre les propriétaires des usines et les travailleurs, Marx nous dit que : "la classe ouvrière de Grande-Bretagne et de l’Europe entière serait une masse humble, opprimée, à faible caractère, épuisée, dont l’émancipation grâce à sa propre force serait complètement impossible comme celle des esclaves de l’ancienne Grèce et de Rome".[8]

Et Marx ajoute : "de façon à apprécier correctement la valeur des grèves et des coalitions, nous ne devons pas nous permettre d’être déçus par l’insignifiance apparente des résultats économiques, mais par dessus tout, garder à l’esprit les conséquences morales et politiques".

Cette solidarité va de pair avec l’indignation morale des travailleurs confrontés à la dégradation de leurs conditions de vie. Cette indignation est une pré-condition, non seulement de leur combat et de la défense de leur dignité mais aussi de l’éclosion de leur conscience. Après avoir défini le travail à l’usine comme un moyen d’abrutissement des ouvriers, Engels conclut que si les travailleurs étaient "non seulement capables de sauver leur santé, mais aussi de développer et d’aiguiser leur compréhension à un niveau plus élevé que celui des autres"[9] ce n’est que par l’indignation devant leur destin et devant l’immoralité et la cupidité de la bourgeoisie.

La libération du prolétariat de la carcasse paternaliste du féodalisme lui a permis de développer la dimension globale, politique de ces "résultats moraux" et donc de prendre à coeur sa responsabilité à l’égard de la société toute entière. Dans son livre sur les classes laborieuses en Angleterre, Engels rappelle comment, en France, la politique et, en Grande-Bretagne, l’économie ont libéré les travailleurs de leur "apathie à l’égard des intérêts généraux de l’humanité", une apathie qui les rendait "morts spirituellement".

Pour la classe ouvrière, sa solidarité n’est pas un instrument parmi d’autres à utiliser quand le besoin s’en fait sentir. C’est l’essence même de la lutte et de l’existence quotidienne de la classe ouvrière. C’est pourquoi l’organisation et la centralisation de ses combats sont la manifestation vivante de cette solidarité.

L’élévation morale du mouvement ouvrier est inséparable de la formulation de son but historique. Au cours de ses études sur les socialistes utopiques, Marx reconnaissait l’influence éthique des idées communistes au travers desquelles "se forge notre conscience". Dans son livre "Le socialisme et les Églises", Rosa Luxemburg rappelait également que le taux de criminalité avait baissé dans les quartiers industriels de Varsovie dès que les ouvriers sont devenus socialistes.

La plus haute expression, de loin, de la solidarité humaine, du progrès éthique de la société jusqu’à présent, c’est l’internationalisme prolétarien. Ce principe est le moyen indispensable de la libération de la classe ouvrière, qui pose les bases de la future communauté humaine. Le caractère central de ce principe et le fait que seule la classe ouvrière puisse le défendre, souligne toute l’importance de l’autonomie morale du prolétariat vis-à-vis des autres classes et couches de la société. Il est indispensable pour les ouvriers conscients de se libérer eux-mêmes de la façon de penser et des sentiments de la population au sens large, de façon à opposer leur propre morale à celle de la classe dominante.

La solidarité n’est pas seulement un moyen indispensable pour réaliser le but communiste, mais c’est aussi l’essence de ce but.

Les révolutions ont toujours engendré un renouveau moral de la société. Elles ne peuvent surgir et être victorieuses sans que déjà, auparavant, les masses ne se soient emparées de nouvelles valeurs et de nouvelles idées qui galvanisent leur esprit de combat, leur courage et leur détermination. La supériorité des valeurs morales du prolétariat constitue un des principaux moyens de sa capacité à entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses. Bien qu’il soit impossible de développer complètement une morale communiste au sein de la société de classes, les principes de la classe ouvrière établis par le marxisme annoncent le futur et contribuent à dégager sa voie. Au travers du combat lui-même, la classe ouvrière ajuste de plus en plus ses comportements et ses valeurs à ses propres besoins et à ses buts, acquérant ainsi une nouvelle dignité humaine.

Le prolétariat n’a pas besoin d’illusions morales, et il déteste l’hypocrisie. Son intérêt est de débarrasser la morale de toutes les illusions et de tous les préjugés. En tant que première classe de la société ayant une compréhension scientifique de celle-ci, le prolétariat est le seul qui puisse faire valoir cette autre préoccupation de la morale qu’est la vérité. Et ce n’est pas un hasard si le journal du parti bolchevique s’appelait justement la "Pravda" (La "Vérité").

Comme pour la solidarité, cette droiture prend un sens nouveau et plus profond. Face au capitalisme qui ne peut exister sans mensonge et tromperies et qui camoufle la réalité sociale, en faisant en sorte que les rapports entre les hommes apparaissent comme des rapports entre objets, le but du prolétariat est de faire apparaître la vérité comme le moyen indispensable de sa propre libération. C’est pour cela que le marxisme n’a jamais tenté de minimiser l’importance des obstacles sur la voie de la victoire, ni refusé de reconnaître une défaite. L’épreuve la plus dure de la droiture est d’être vrai vis-à-vis de soi-même. Et ce qui est valable pour les classes l’est également pour les individus. Bien sûr, cette quête pour comprendre sa propre réalité peut être douloureuse et ne doit pas être entendue dans un sens absolu. Mais l’idéologie et l’automystification sont en contradiction directe avec les intérêts de la classe ouvrière.

En fait, en mettant la recherche de la vérité au centre de ses préoccupations, le marxisme est l’héritier de ce que l’éthique scientifique de l’humanité a produit de meilleur. Pour le prolétariat, la lutte pour la clarté est la valeur la plus importante. L’attitude consistant à éviter et à saboter les débats et la clarification est une insulte à cette valeur, puisqu’une telle démarche ouvre toujours grand la porte à la pénétration d’idéologies et de comportements étrangers au prolétariat.

Par ailleurs, le combat pour le communisme pose au prolétariat de nouvelles questions et le met face à de nouvelles dimensions de l’action éthique. Par exemple, la lutte pour la prise du pouvoir pose directement la question des rapports entre les intérêts du prolétariat et ceux de l’humanité dans son ensemble qui, à cette étape de l’histoire, correspondent les uns aux autres sans toutefois être identiques. Face au choix entre socialisme et barbarie, la classe ouvrière doit assumer consciemment ses responsabilités à l’égard de l’humanité comme un tout. En septembre-octobre 1917, lorsque les conditions de l’insurrection étaient mûres et face au danger que l’extension de la révolution échoue et conduise à des souffrances terribles pour le prolétariat mondial, Lénine défendait qu’il fallait "prendre le risque" car c’était le sort de la civilisation elle-même qui était en jeu. De même, la politique de transformation économique après la prise du pouvoir met la classe ouvrière devant la nécessité de développer de façon consciente de nouveaux rapports entre les hommes et le reste de la nature dans la mesure où ces rapports ne peuvent plus être ceux d’un "vainqueur en terrain conquis" (Engels, Anti-Dühring)

CCI


[1] Pour un aperçu des comportements des éléments de la FICCI, voir notamment nos articles "Des menaces de mort contre les militants du CCI [67]", "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards [68]", "Les méthodes policières de la FICCI [69]" (respectivement dans les n° 355, 338 et 330 de Révolution Internationale) ainsi que "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [70]" dans la Revue internationale n° 110 et "16e Congrès du CCI : Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires [71]" dans la Revue internationale n° 122.

[2] Cette vision est notamment développée dans le texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CC [72]I" publié dans la Revue internationale n° 109.

[3] Josef Dietzgen : "The Religion of Social Democracy – Sermons", 1870, chapitre V

[4] Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in the Origin of Man, 1944.

[5] Lénine : L'État et la révolution

[6] Tolstoï : What is art ? 1897. Dans une contribution à la Neue Zeit sur cet essai, Rosa Luxemburg a déclaré qu’en formulant un tel point de vue, Tolstoï manifestait bien plus de socialisme et de matérialisme historique que la plus grande partie de ce qui était publié dans la presse du parti.

[7] Marx : "Discours" au Congrès de la Haye de l'Association Internationale des Travailleurs, 1872.

[8] Marx : "La politique russe vis-à-vis de l’Angleterre" - Le mouvement ouvrier en Angleterre, 1853

[9] Engels : La condition des classes laborieuses en Angleterre, 1845. Chapitre : "Les différentes branches de travail. L’ouvrier d’usine au sens étroit (Esclavage, règles d’usine)".

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [73]

Le communisme (III) : Les années 1930: le débat sur la période de transition

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Après avoir résumé les deux premiers volumes de cette série, nous pouvons maintenant reprendre le fil chronologique. Dans le deuxième volume [74], nous avons déjà abordé la phase de contre-révolution, en particulier concernant les efforts des révolutionnaires pour comprendre la nature de classe de la Russie stalinienne dans les années 1920 et 1930. Dans l'article "L'énigme russe et la Gauche communiste italienne [75]" de la Revue Internationale n° 106 (comme dans notre brochure La Gauche communiste d'Italie [76]), nous défendions que c'était la Fraction italienne de la Gauche communiste, autour de la revue Bilan, qui avait le mieux compris les tâches de la minorité révolutionnaire dans une phase de défaite, et qui avait développé la méthode la plus fructueuse pour comprendre les raisons de l'échec de la révolution. Aujourd'hui, nous nous centrons principalement sur la façon dont les révolutionnaires ont discuté, au plus profond de la contre-révolution, les problèmes de la période de transition, et notre point de départ est une nouvelle fois la Fraction italienne.

1934: la série Parti-État-Internationale

Bilan a commencé à être publié en 1933, année qui a apporté à la Gauche italienne en exil la confirmation du triomphe de la contre-révolution et de l'ouverture du cours vers une Seconde Guerre impérialiste mondiale. Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne avec la complicité de l'État démocratique, dans un contexte où l'Internationale communiste avait prouvé son incapacité totale à défendre les intérêts de classe du prolétariat. L'année 1934 devait apporter une confirmation supplémentaire du diagnostic que Bilan faisait de la période : l'écrasement des ouvriers de Vienne, la ratification par le PC français du réarmement de la France et l'acceptation de l'URSS à la Société des Nations, ce "repaire de brigands".

C'est dans ce climat sinistre que Bilan avait entrepris de s'atteler à une des tâches principales du moment : comprendre comment, en moins de deux décennies, l'État soviétique avait été transformé de l'instrument de la révolution mondiale qu'il était en un bastion central de la contre-révolution; et en même temps, engager un débat dans le mouvement ouvrier à propos des leçons de cette expérience pour la révolution future. Comme pour tout le parcours théorique de la Fraction italienne, cette tâche était approchée avec la plus grande prudence, le plus grand sérieux. Les points en question furent abordés en particulier dans une longue série écrite par Vercesi[1], Parti-État-Internationale (PEI), qui s'est articulée en une douzaine d'articles en trois ans. Plutôt que de se fixer sur la situation immédiate et de chercher des réponses instantanées, le but de la série était de replacer la question dans le contexte historique le plus large possible, d'intégrer les contributions les plus importantes et les plus appropriées du mouvement ouvrier passé. Les premiers articles de la série examinent donc la doctrine marxiste classique sur la nature des classes sociales et leurs instruments politiques; l'émergence de l'État dans les périodes antérieures de l'histoire de l'humanité; et la relation entre l'Internationale et les partis qui la composent; de même, pour examiner l'évolution de l'État soviétique, la série se penche également sur les caractéristiques de l'État démocratique et de l'État fasciste.

L'insistance sur la nécessité d'un débat au sein du mouvement ouvrier à propos des problèmes considérés était également typique de la démarche de Bilan, qui ne prétendait pas fournir des réponses définitives à ces problèmes et comprenait que la contribution d'autres courants se situant sur un terrain prolétarien serait un élément vital dans le processus de clarification. Le dernier paragraphe de toute la série exprimait cet espoir avec la modestie et le sérieux qui caractérisaient Bilan:

"Nous sommes arrivés au bout de notre effort avec la pleine conscience de notre infériorité en face de l'étendue du problème qui était devant nous. Nous osons toutefois affirmer qu'une cohérence ferme existe entre toutes les considérations théoriques et politiques que nous avons traitées dans les différents chapitres. Peut-être cette cohérence pourra-t-elle représenter une condition favorable à l'établissement d'une polémique internationale qui, prenant pour base notre étude, ou l'étude d'autres courants communistes, en arrive enfin à provoquer un échange de vues, une polémique serrée, une tentative d'élaboration du programme de la dictature du prolétariat de demain qui, tout en étant incapable d'atteindre la hauteur que les gigantesques sacrifices du prolétariat de tous les pays ont effectués, tout en ne pouvant pas se mesurer avec les tâches grandioses de l'avenir de la classe ouvrière, en arrive tout de même à représenter un pas vers cette direction; un pas nécessaire, un pas qui, si nous ne le franchissions pas, nous mettrait demain devant les pires responsabilités, dans l'incapacité de donner une théorie révolutionnaire aux ouvriers reprenant à nouveau les armes pour leur victoire contre l'ennemi" (Bilan n° 26, p. 879).

Cette démarche – contrastant radicalement avec l'attitude de "seul au monde" affichée par la plupart des descendants directs de la Gauche italienne aujourd'hui - s'est concrétisée dans un échange de vues public entre la Gauche italienne d'une part, et la Gauche hollandaise d'autre part. Et ceci eut lieu en grande partie par l'intermédiaire de A. Hennaut du groupe belge Ligue des Communistes Internationalistes. Dans Bilan 19, 20, 21 et 22, Hennaut a écrit un résumé de la contribution la plus importante de la Gauche hollandaise à la question de la transformation communiste de la société, Les fondements de la production et de la distribution communistes, par Jan Appel et Henk Canne-Meier. Nous reviendrons sur cet aspect du débat dans un prochain article. Hennaut a également écrit une critique de la série de Vercesi, en particulier des chapitres sur l'État soviétique, dans Bilan 33 et 34. Vercesi, à son tour, a répondu à cette critique dans Bilan n° 35. En outre, la série d'articles de Mitchell intitulée Problèmes de la période de transition, dans Bilan 28, 31, 35, 37 et 38 était en grande partie une polémique avec les visions de ceux à qui se référait Bilan comme "les Internationalistes hollandais".

Nous republierons bientôt des articles de Mitchell (et par la même occasion, nous assurerons leur première traduction en anglais et dans d'autres langues). Pour le moment, nous manquons de forces pour republier la série de Vercesi et les contributions de Hennaut. Mais nous pensons que cela vaut certainement la peine de passer en revue dans cet article les principaux arguments développés dans la série Parti-Etat-Internationale à propos des leçons de l'expérience russe et, dans un prochain article, nous reviendrons sur la critique de Hennaut et la réponse que Vercesi lui a apportée.

L'"État prolétarien" se retourne contre le prolétariat

Pour Bilan, la question centrale était d'expliquer comment un organe qui avait surgi d'une authentique révolution prolétarienne, qui avait été forgé pour défendre cette révolution et donc pour servir comme instrument du prolétariat mondial, en était venu à agir comme fer de lance de la contre-révolution. Ceci était vrai aussi bien en Russie, où l'État "soviétique" contrôlait l'exploitation féroce du prolétariat par l'intermédiaire d'une machine bureaucratique hypertrophiée, qu'au niveau international, où il sabotait activement les intérêts internationaux de la classe ouvrière au bénéfice des intérêts nationaux de la Russie. C'était le cas, par exemple, en Chine où, à travers sa domination sur le Comintern, l'État russe encourageait le PC chinois à livrer les ouvriers insurgés de Shanghai aux exécuteurs du Kuomintang. C'était également le cas à l'intérieur des partis communistes où le GPU avait réussi à réduire au silence ou à exclure tous ceux qui exprimaient la moindre critique de la ligne de Moscou et, par-dessus tout, ceux qui étaient demeurés loyaux aux principes internationalistes d'Octobre 1917.

Dans son approche de cette question, Bilan prenait soin d'éviter deux erreurs symétriques dans le camp prolétarien de l'époque : celle des trotskistes, qui dans leur ardeur à s'accrocher à la tradition d'Octobre, refusaient de remettre en question la notion de défense de l'URSS malgré le rôle contre-révolutionnaire de celle-ci à l'échelle mondiale ; et celle de la Gauche germano-hollandaise qui en était arrivée à caractériser l'URSS comme un État bourgeois – ce qui était certainement correct dans les années 1930 - mais qui, ce faisant, avait aussi tendance à nier le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre.

Pour Bilan, il était extrêmement important de définir Octobre 1917 comme une révolution prolétarienne. Ce problème, soulignait-il, ne pouvait être posé qu'à partir d'un point de vue global et historique. La question n'était pas de savoir si tel ou tel pays en soi était "mûr" ou non pour la révolution socialiste, mais de savoir si le capitalisme, comme système mondial, était entré ou non dans un conflit fondamental et irréversible avec les forces productives qu'il avait mises en mouvement : en somme, la question était de savoir si le capitalisme était arrivé ou non à sa phase de décadence. La série d'articles de Mitchell a posé ce problème avec une clarté particulière, mais la démarche fondamentale se retrouve déjà dans le PEI de Vercesi, singulièrement dans Bilan 19 et 21 où Vercesi attaque l'idée stalinienne selon laquelle le socialisme était possible en Russie du fait de la "loi du développement inégal" : en d'autres termes, que la Russie pouvait accéder "seule" au socialisme précisément parce qu'elle connaissait déjà une économie paysanne semi-autarcique. Mais en même temps, l'article rejetait les arguments des Gauches communistes hollandaise et allemande qui, en écho aux vieux arguments mencheviques, même si c'était avec des intentions différentes, utilisaient les mêmes prémisses pour affirmer que la Russie était bien trop arriérée pour pouvoir réellement réussir la socialisation de l'économie. Donc, la révolution avait échoué parce que, comme l'affirmait Hennaut dans Nature et évolution de la révolution russe, la Russie n'était simplement pas assez développée pour le socialisme. Dans les termes de Hennaut, "la révolution bolchevique a été faite par le prolétariat, mais n'a pas été une révolution prolétarienne" (Bilan n° 34, p. 1124).

Pour Bilan, en revanche, le "développement inégal" n'était qu'un aspect de la manière dont le capitalisme avait évolué. Cela ne change rien au fait qu'aucun pays pris isolément ne pouvait être considéré comme mûr pour le socialisme, parce que le socialisme ne peut être construit qu'à l'échelle mondiale, une fois que le capitalisme a atteint un certain degré de maturité à l'échelle mondiale.

Comme le soulignait Bilan dans d'autres articles écrits dans cette période, une fois que le capitalisme est traité comme une unité globale, il devient évident que le système ne peut pas être progressif dans certaines régions et décadent dans d'autres. Le capitalisme a été un pas en avant pour l'humanité à une certaine étape de son développement, mais une fois que cette étape a été dépassée, il est devenu universellement sénile. La première guerre mondiale et la révolution d'Octobre l'ont démontré dans la pratique. Cela a mené Bilan à rejeter tout soutien aux luttes de libération nationale ou aux révolutions "bourgeoises" dans les régions les moins développées. Pour la Fraction, les événements de 1927 en Chine ont fourni la preuve décisive que la bourgeoisie était partout une force contre-révolutionnaire.

Pour les mêmes raisons, et contrairement aux thèses de la Gauche germano-hollandaise, Bilan soulignait que la révolution d'Octobre ne pouvait pas avoir eu un caractère bourgeois ou double; elle ne pouvait être que le point de départ de la révolution prolétarienne mondiale.

Une fois défini ce point de départ fondamental, le problème central était alors le suivant : comment et pourquoi l'État soviétique, un instrument qui était à l'origine aux mains d'une véritable révolution menée par le prolétariat, a-t-il échappé à son contrôle pour se retourner contre lui ? Et en répondant à cette question, la Gauche italienne a développé une grande clairvoyance concernant la nature et la fonction de l'État de transition.

A ce propos, la série PEI se plonge dans l'histoire et dans le travail d'Engels en particulier, pour nous rappeler que, pour le marxisme, l'État est un "fléau" hérité de la société de classes. Tout au long de la série, il est expliqué que l'État, même l'État "prolétarien" qui surgit après le renversement de la bourgeoisie, contient le risque intrinsèque de devenir le point de convergence des forces conservatrices, voire contre-révolutionnaires.

"Au point de vue théorique, le nouvel instrument que possède le prolétariat après sa victoire révolutionnaire, l'État prolétarien, se différencie profondément des organismes ouvriers de résistance : le syndicat, la coopérative, la mutuelle, et de l'organisme politique : le parti de classe. Mais cette différenciation s'opère non parce que l'État possèderait des facteurs organiques bien supérieurs aux autres institutions mais, bien au contraire, parce que l'État, malgré l'apparence de sa plus grande puissance matérielle, possède, au point de vue politique, de moindres possibilités d'action, il est mille fois plus vulnérable par l'ennemi, que les autres organismes ouvriers. En effet, l'État doit sa plus grande puissance matérielle à des facteurs objectifs qui correspondent parfaitement aux intérêts des classes exploiteuses mais ne peuvent avoir aucun rapport avec la fonction révolutionnaire du prolétariat qui aura recours provisoirement à la dictature et y recourra pour accentuer le processus de dépérissement de l'État au travers d'une expansion de la production qui permettra d'extirper les bases mêmes des classes" (Bilan n° 18, p. 612).

Ou encore : "S'il est vrai que le syndicat est menacé dès sa fondation de devenir l'instrument des courants opportunistes, cela est d'autant plus vrai pour l'État dont la nature même est d'enrayer les intérêts des masses travailleuses pour permettre la sauvegarde d'un régime d'exploitation de classe, ou pour menacer, après la victoire du prolétariat, de donner vie à des stratifications sociales s'opposant toujours davantage à la mission libératrice du prolétariat (...) Considérant – suivant Engels - l'État comme un fléau dont hérite le prolétariat, nous garderons, à son égard, une méfiance presque instinctive" (Bilan n° 26, pp. 873-874).

Il s'agit certainement là d'une des contributions les plus importantes de Bilan à la théorie marxiste. Elle a représenté un pas en avant par rapport au texte qui avait, jusque là, fait figure de meilleure synthèse et élaboration de la théorie marxiste sur cette question, L'État et la révolution de Lénine, écrit dans le feu de la révolution en 1917[2]. Ce texte avait été une nécessité indispensable pour réaffirmer la doctrine marxiste sur l'État face aux distorsions social-démocrates qui avaient fini par dominer le mouvement ouvrier au début du 20e siècle et, en particulier, pour rappeler au prolétariat que Marx et Engels s'étaient prononcés pour la destruction de l'État bourgeois, pas pour sa conquête, et pour son remplacement par une nouvelle forme d'État, l'"État-Commune". Mais Bilan avait à sa disposition l'expérience de la défaite de la révolution russe, qui avait montré que même l'État-Commune comportait des faiblesses fondamentales qu'il serait dangereux pour la classe révolutionnaire d'ignorer. Par-dessus tout, Bilan mettait en garde contre une fusion des organes propres à la classe ouvrière, que ce soit le parti ou les organes unitaires qui regroupent la classe comme un tout, dans l'appareil étatique.

Parti et État

Dans l'article concluant la série, Vercesi note que dans les écrits de Marx, Engels et Lénine sur l'État post-révolutionnaire, la relation entre parti et État n'est absolument pas traitée; la classe ouvrière s'est donc trouvé précipitée dans une révolution sans que cette question fondamentale ait pu être clarifiée auparavant par une expérience directe : "Dictature de l'État, voilà en quels termes fut réellement posé le problème de la dictature du prolétariat lors de la victoire de la révolution russe. Il est indiscutable que la thèse centrale qui ressort de l'expérience russe, prise dans son entièreté, est bien celle de la dictature de l'État ouvrier. Le problème de la fonction du parti est foncièrement faussé par le fait que sa liaison intime avec l'État conduisait progressivement à intervertir radicalement les rôles, le parti devenant un rouage de l'État qui lui fournissait les organismes répressifs permettant le triomphe du centrisme. [3]

La confusion entre ces deux notions de parti et d'État est d'autant plus préjudiciable qu'il n'existe aucune possibilité de concilier ces deux organes, alors qu'une opposition inconciliable existe entre la nature, la fonction et les objectifs de l'État et du parti. L'adjectif de prolétarien ne change pas la nature de l'État qui reste un organe de contrainte économique et politique, alors que le parti est l'organe dont le rôle est, par excellence, celui d'arriver non par la contrainte, mais par l'éducation politique à l'émancipation des travailleurs" (Bilan n° 26, p. 871).

L'article poursuit en affirmant que la classe ouvrière ne pourrait sans doute pas s'emparer du pouvoir dans des conditions idéales, mais dans une situation où sa majorité reste encore fortement la proie de l'idéologie dominante ; d'où le rôle du parti communiste, plus fondamental que jamais après le renversement politique de la classe dominante. Ces mêmes conditions devraient aussi engendrer un appareil d'État, mais alors que "les ouvriers ont donc un intérêt primordial à l'existence et au développement du parti de classe", l'État resterait un instrument qui n'est pas "en conformité à la poursuite et à la réalisation de ses buts historiques".

Un autre aspect de ce contraste fondamental entre parti et État est que, alors que l'État dans un bastion prolétarien tend à s'identifier avec les intérêts nationaux de l'économie existante, le parti est organiquement lié aux besoins internationaux de la classe ouvrière. Et bien que la série PEI, comme le suggère son titre, fasse une distinction entre l'Internationale et les partis nationaux qui la composent, toute la dynamique de la Gauche italienne depuis Bordiga a été de voir le parti comme un parti mondial unifié dès le début. Leur solution à la tendance de l'État national à imposer au parti ses intérêts locaux – tendance qui avait conduit à la très rapide dégénérescence de l'IC en un instrument des intérêts nationaux russes - était de confier le contrôle de l'État à l'Internationale plutôt qu'au parti national présent dans le pays où les ouvriers avaient pris le pouvoir.

Cependant, cette façon de penser, bien que motivée par un internationalisme à toute épreuve, était une conception erronée, liée à une faiblesse majeure dans la position de Bilan. La Fraction mettait en garde contre toute fusion entre le parti et l'État ; elle rejetait la similitude entre la dictature du prolétariat et l'État de transition. Mais elle continuait à défendre la notion de "dictature du parti communiste", même si les définitions qu'elle en donnait restaient ténébreuses : "Dictature du parti du prolétariat signifie pour nous que, désormais, après la fondation de l'État, le prolétariat a besoin de dresser un bastion (qui sera le complément de celui réalisé dans l'ordre économique) au travers duquel devra s'effectuer tout le mouvement idéologique et politique de la nouvelle société prolétarienne" (Bilan n° 25, p. 844) ; la "dictature du parti communiste ne peut signifier autre chose qu'affirmation claire d'un effort, d'une tentative historique que va faire le parti de la classe ouvrière" (Bilan n° 26, p. 874).

La notion de dictature du parti était en partie fondée sur la critique parfaitement correcte faite par Bilan du concept de démocratie, sur lequel nous reviendrons plus longuement dans un autre article. Dans la même ligne de pensée que Bordiga dans son essai de 1922 Le Principe démocratique, Bilan avait clairement compris que la révolution ne pouvait pas être un processus formellement démocratique et que, très souvent, ce serait l'initiative d'une minorité qui tirerait la majorité vers le combat contre l'État capitaliste. C'était également vrai, comme le démontre avec force Vercesi dans PEI (voir Bilan n° 26, pp. 875-877), que la classe ouvrière devait faire la révolution telle qu'elle était, et non pas dans une sorte d'état idéal. Cela signifiait que la véritable participation des masses à l'exercice du pouvoir était quelque chose que les masses elles-mêmes auraient à apprendre de leur expérience.

Mais les polémiques de Bilan sur ce point étaient loin d'être limpides. Critiquant à juste titre Rosa Luxemburg qui avait affirmé que les Bolcheviks n'auraient pas dû appeler à la dissolution de l'Assemblée constituante, Vercesi en tire la conclusion que l'utilisation du principe électif est par définition une expression de parlementarisme bourgeois, ne traçant pas de distinction claire entre le principe bourgeois de représentation et la méthode soviétique de délégués élus et révocables, qui est différente non seulement quant à la forme, mais aussi dans son contenu. Le parti devrait donc "proclamer sa candidature pour représenter l'ensemble de la classe ouvrière dans le cours compliqué de son évolution en vue d'atteindre – sous la direction de l'Internationale - le but final de la révolution mondiale" (Bilan n° 26, p. 874). Mais cette notion était incontestablement en complète opposition avec l'insistance de la Fraction sur le fait que le parti devait absolument éviter de se faire happer dans l'appareil étatique, ne pouvait en aucun cas s'imposer au prolétariat et ne pouvait certainement pas faire usage de la violence contre les ouvriers : "Dictature du parti ne peut devenir, par souci d'un schéma logique, imposition à la classe ouvrière des solutions arrêtées par le parti, ne peut surtout pas signifier que le parti puisse s'appuyer sur les organes répressifs de l'État pour éteindre toute voix discordante" (ibid.). Pas moins contradictoire était l'idée de Bilan qu'il ne pourrait y avoir qu'un seul parti, puisqu'en même temps il était l'avocat convaincu de la liberté pour les fractions d'agir à l'intérieur du parti. Ceci impliquait nécessairement la possibilité de plus qu'un seul groupe agissant sur un terrain prolétarien durant la révolution, que de tels groupes s'appellent partis ou non.

Le fait est que Bilan était conscient des contradictions de sa position, mais tendait à les voir comme le simple reflet de la nature contradictoire de la période de transition elle-même : "l'idée même de la période de transition ne permet pas d'arriver à des notions toutes finies et (...) nous devrons admettre que les contradictions existant à la base même de l'expérience que va faire le prolétariat se reflètent dans la constitution de l'État ouvrier" (Bilan n° 26, p. 875). Ceci n'est pas faux en soi puisque, dans une large mesure, les problèmes de la période de transition demeurent des questions ouvertes, non résolues pour le mouvement révolutionnaire. Mais la question de la dictature du parti ne fait pas partie de ces questions ouvertes. La révolution russe a démontré qu'elle ne pouvait être une réalité sans que le parti ne fasse usage de ces pratiques contre lesquelles Bilan met précisément en garde : l’utilisation de l’appareil d’État contre le prolétariat et la fusion du parti dans l’appareil d’État qui sont non seulement nuisibles pour l’organe unitaire de la classe, mais aussi pour le parti lui-même. Néanmoins, il est clair que tout ce processus de réflexion mené par Bilan, malgré toutes ses limites, a marqué incontestablement un pas en avant important par rapport à la position des Bolcheviks et de l’IC qui, après 1920, ont clairement tendu à nier que la fusion du parti dans l’appareil de "l’État ouvrier" posait un problème (malgré de nombreuses prises de position clairvoyantes de Lénine et d'autres). L'argument selon lequel les besoins de l'État et les besoins du parti sont antagoniques a été essentiel ; il a établi les prémisses des clarifications futures, par exemple dans la Gauche belge qui écrivait déjà en 1938 que le parti n'était "pas un organisme achevé, immuable, intouchable ; il n'a pas un mandat impératif de la classe, ni aucun droit permanent à exprimer les intérêts finaux de la classe" (Communisme n° 18). Ce fut particulièrement le cas avec la Gauche française après la guerre, qui a été capable de faire une réelle synthèse entre la méthode de la Gauche italienne et les clarifications les plus en pointe des Gauches hollandaise et allemande. Ainsi, la Gauche communiste de France a finalement réussi à enterrer la notion du parti régnant "au nom" du prolétariat ; l'idée que le parti devrait exercer le pouvoir était un reliquat de la période des parlements bourgeois et n'avait pas sa place dans un système soviétique fondé sur les délégués révocables.

La nécessité "d'antidotes" prolétariens

Dans tous les cas, il est déjà affirmé explicitement dans PEI que pour Bilan la vigilance et la clarté programmatique du parti n'étaient pas suffisantes ; la classe aussi avait besoin de ses organes unitaires d'autodéfense face au poids conservateur de l'appareil d'État. Dans une certaine mesure, Bilan était toujours à ce propos dans le cadre de la critique que Lénine avait faite de la position de Trotski au 10è Congrès du parti russe en 1921 : le prolétariat aurait dû maintenir des syndicats indépendants pour défendre ses intérêts économiques immédiats, y compris contre les exigences de l'État de transition. Bien que Bilan eût déjà commencé à critiquer l'absorption des syndicats par le capitalisme (en particulier une minorité autour de Stefanini), ces derniers étaient encore vus comme des organes ouvriers, et il existait clairement l'idée que la révolution pourrait leur procurer un second souffle[4]. D'autres organes de la classe créés par l'évolution de la situation en Russie n'ont été traités que plus superficiellement. Les comités d'usines tendaient à être identifiés avec les déviations anarcho-syndicalistes qui leur étaient associées aux premiers jours de leur évolution, bien que PEI reconût le besoin pour eux de rester des organes de la lutte de classe plutôt que de gestion économique. La faiblesse la plus importante a été d'échouer à comprendre toutes les implications de la remarque cruciale de Lénine, selon laquelle les soviets étaient la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat. "Quant aux soviets, nous n'hésitons pas à affirmer, pour les considérations déjà données au sujet du mécanisme démocratique, que s'ils ont une importance énorme dans la première phase de la révolution, celle de la guerre civile pour abattre le régime capitaliste, par la suite ils perdront beaucoup de leur importance primitive, le prolétariat ne pouvant pas trouver en eux des organes capables d'accompagner sa mission pour le triomphe de la révolution mondiale (cette tâche revenant au parti et à l'Internationale prolétarienne), ni la tâche de la défense de ses intérêts immédiats (cela ne pouvant être réalisé qu'au travers des syndicats dont il ne s'agit nullement de fausser la nature en en faisant des chaînons de l'État). Dans la deuxième phase de la révolution, les soviets pourront toutefois représenter un élément de contrôle de l'action du parti qui a tout intérêt à se voir entouré de la surveillance active de l'ensemble de la masse qui se trouve regroupée en ces institutions" (Bilan n° 26, p. 878).

Néanmoins, la prémisse de départ était claire, et elle a fourni la base des futures avancées théoriques de la Gauche communiste : la classe ouvrière ne pouvait pas abandonner ses organes indépendants sous prétexte de l'existence d'un État estampillé "prolétarien". En cas de conflit, le devoir des communistes était d'accompagner la classe ; d'où la position radicale qu'ils avaient déjà défendue sur la question du soulèvement de Kronstadt, en désaccord total avec Trotski qui continuait à défendre son rôle dans l'écrasement de Kronstadt jusque dans les années 1930 : "Le conflit en Ukraine avec Makhno, aussi bien que le soulèvement de Kronstadt, bien qu'ils aient été conclus par une victoire des Bolcheviks, sont loin de représenter les meilleurs moments de la politique soviétique. Dans les deux cas, nous avons vu les premières expressions de cette superposition de l'armée sur les masses, d'une des caractéristiques de ce que Marx appelait l'État "parasite" dans La guerre civile en France. L'approche qui prétend qu'il suffit de déterminer les objectifs politiques d'un groupe opposé pour justifier la politique menée envers lui (vous êtes un anarchiste et donc je vous écrase au nom du communisme) n'est valable que dans la mesure où le parti fait en sorte de comprendre les raisons des mouvements qui pourraient être orientés vers des solutions contre-révolutionnaires par les manœuvres que l'ennemi ne manquera pas d'utiliser. Une fois établies les motivations sociales qui poussent les couches d'ouvriers et de paysans à l'action, il est nécessaire de donner une réponse à ce problème d'une manière qui permette au prolétariat de pénétrer au plus profond de l'appareil d'État. Les premières victoires frontales obtenues par les Bolcheviks (Makhno, Kronstadt) sur des groupes agissant au sein du prolétariat se sont faites au détriment de l'essence prolétarienne de l'organisation étatique. Assaillis de mille dangers, les Bolcheviks croyaient qu'il était possible de mettre en œuvre l'écrasement de ces mouvements et de le considérer comme des victoires prolétariennes parce qu'ils étaient dirigés par des anarchistes ou parce que la bourgeoisie pourrait s'en servir dans son combat contre l'État prolétarien. Nous ne voulons pas dire ici que l'attitude qu'auraient dû prendre les Bolcheviks est nécessairement à l'opposé de ce qu'ils firent, car des éléments factuels nous manquent, mais nous tenons à souligner qu'ils montrent une tendance qui se confirmera ouvertement par la suite – la dissociation entre les masses et l'État, de plus en plus prisonnier des lois qui l'éloignaient de sa fonction révolutionnaire". Dans un texte ultérieur, Vercesi poussa cet argument plus loin, disant que "il aurait mieux valu perdre Kronstadt plutôt que le conserver d'un point de vue géographique, alors que cette victoire ne pouvait avoir qu'un résultat : celui de modifier les bases mêmes, la substance de l'action mise en œuvre par le prolétariat" ("La question de l'État", Octobre, 1938). En d'autres termes, il y avait désormais une reconnaissance explicite que l'écrasement de Kronstadt était une erreur désastreuse.

Points faibles dans la notion d'État prolétarien

Rétrospectivement, il peut sembler difficile de comprendre le point de vue de Bilan, selon lequel en 1934-36 encore, l'URSS restait un État prolétarien. Dans l'article de la Revue Internationale n° 106, nous expliquions que ceci était en partie le résultat de l'insistance de Bilan sur la nécessité d'une approche méthodique et prudente de la question : dans la compréhension de la défaite de la révolution, il était essentiel de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, comme l'avait fait la Gauche germano-hollandaise (un chemin suivi également par le groupe Réveil Communiste qui avait vu le jour comme partie de la Gauche italienne). Mais il y avait d'autres bases théoriques à cette erreur. Dans le sens le plus immédiat, Bilan restait marié à la vision erronée de Trotski, selon laquelle l'État de l'URSS conservait son caractère prolétarien parce que la propriété privée des moyens de production n'avait pas été rétablie ; la bureaucratie, par conséquent, ne pouvait pas être caractérisée comme une classe. La différence avec les trotskistes étant que, d'une part, Bilan ne niait pas que les ouvriers en URSS fussent toujours sujets à l'exploitation capitaliste, ils voyaient simplement l'État soviétique dégénéré comme un instrument du capital mondial plutôt que comme l'organe d'une nouvelle classe capitaliste russe. Et parce que cet État jouait un rôle contre-révolutionnaire sur la scène mondiale, où il participait au jeu d'échecs impérialiste global, ils virent clairement que continuer à défendre l'URSS ne pouvait conduire qu'à un abandon de l'internationalisme.

Il y a aussi des racines plus historiques à cette erreur. Celles-ci peuvent être retrouvées en retournant aux premiers articles de la série PEI, qui contiennent un dithyrambe de l'État comme l'organe d'une classe, ou plutôt comme si l'État était né comme la sécrétion organique d'une classe dominante. Cette conception laisse de côté la vision de Engels selon laquelle l'État était à l'origine l'émanation spontanée d'une situation de division en classes, qui est par la suite devenu l'État de la classe économiquement dominante. La destruction de l'État par la révolution d'Octobre avait, dans un sens, recréé les conditions de la première période de l'État dans l'histoire : une fois encore, un État apparaissait spontanément des contradictions de classe de la société. Mais cette fois, il n'y avait pas de nouvelle classe économiquement dominante à laquelle l'État aurait pu s'identifier. Au contraire, le nouvel État soviétique devait être utilisé par une classe exploitée dont les intérêts historiques lui étaient fondamentalement antagoniques – d'où l'erreur de décrire même un État de transition fonctionnant correctement comme prolétarien par nature. Son échec à voir cela a enchaîné Bilan à la notion de l'État prolétarien, même quand ses arguments montraient de plus en plus que les organes authentiques du prolétariat ne pouvaient pas s'identifier à l'État de transition, qu'il y avait une différence de qualité entre la relation du prolétariat à l'État et sa relation au parti ou à ses organes unitaires.

L'idée de Bilan d'une "économie prolétarienne" a fourni un soutien théorique supplémentaire à l'idée d'un État prolétarien. Comme nous l'avons vu, Bilan insistait sur le fait "que toute possibilité de victoire socialiste doit être écartée en dehors de la victoire de la révolution dans les autres pays" ; mais il poursuit en disant "qu'il faudra parler plus modestement non d'une économie socialiste, mais simplement d'une économie prolétarienne" (Bilan n° 25, p. 841). Ceci est erroné pour les mêmes raisons qu'est erronée la notion d'État prolétarien. En tant que classe exploitée, le prolétariat ne pouvait pas avoir d'économie propre. Comme nous l'avons vu, cette notion a aussi accentué les difficultés de Bilan à voir l'apparition du capitalisme d'État en URSS et à rompre avec la vision de Trotski selon laquelle l'élimination des capitalistes privés conférait un caractère prolétarien à l'État qui les avait expropriés.

Cependant, PEI fait une soigneuse distinction entre propriété d'État et socialisme, et avertit que la socialisation de l'économie ne saurait en aucune façon constituer une garantie contre la dégénérescence de la révolution : "Dans le domaine économique, nous avons longuement expliqué, en reprenant Le Capital, que la socialisation des moyens de production n'est pas une condition suffisante pour sauvegarder au prolétariat la victoire qu'il a conquise. Nous avons aussi expliqué pourquoi nous devons revoir la thèse centrale du IVe Congrès de l'Internationale qui, après avoir considéré comme "socialistes" les industries étatiques et "non socialistes" toutes les autres, en arrivait à cette conclusion : la condition de la victoire du socialisme se trouvait dans l'extension croissante du "secteur socialiste" évinçant les formations économiques du "secteur privé". L'expérience russe est là pour nous prouver qu'au terme d'une socialisation monopolisant toute l'économie soviétique, nous ne verrons nullement une extension de la conscience de classe du prolétariat russe et de son rôle, mais la conclusion d'un processus de dégénérescence amenant l'État soviétique à s'intégrer au monde capitaliste" (Bilan n° 26, p. 872).

Ici aussi, comme nous l'avons déjà montré dans notre article de la Revue Internationale n° 106, d'autres avancées théoriques de Bilan à propos du capitalisme dans le reste du monde approchaient certainement d'une compréhension plus profonde de la notion de capitalisme d'État (par exemple, le plan De Man mis en œuvre par l'État belge). Dans la même veine, l'article de PEI qui traite de l'État fasciste affirme que, dans la période du capitalisme décadent, il y a une tendance générale de la part de l'État à absorber toute expression de la classe ouvrière. De telles avancées devaient aussi permettre aux héritiers de Bilan au sein de la Gauche communiste de reconnaître le capitalisme d'État comme une tendance universelle dans la décadence capitaliste, et donc de comprendre que dans la forme qu'il avait prise en URSS, même s'il avait ses propres caractéristiques uniques, il n'était aucunement différent par essence des formes qu'ils avait prises ailleurs.

La question de la politique étrangère

La compréhension de Bilan du conflit entre les besoins de l'État et les besoins internationaux du prolétariat se concrétisait aussi dans la manière dont il traitait la question de la relation entre un pouvoir prolétarien isolé et le monde capitaliste extérieur. Il n'y avait aucun utopisme rigide dans son approche. La position de Lénine concernant Brest Litovsk était soutenue, en particulier contre l'idée de Boukharine d'étendre la révolution par la "guerre révolutionnaire". L'expérience de l'avancée de l'Armée Rouge en Pologne en 1920 l'avait convaincu que la victoire militaire de l'État prolétarien sur un État capitaliste ne pouvait pas être confondue avec une réelle avancée de la révolution mondiale. D'ailleurs, et contrairement à la Gauche allemande, la Fraction ne rejetait pas par principe le recours temporaire à une politique économique du type de la NEP, aussi longtemps qu'elle était guidée par des principes généraux prolétariens : de ce fait, la possibilité et même la probabilité de commerce entre le pouvoir prolétarien et le monde capitaliste étaient acceptées. Mais une distinction fondamentale était faite entre ces inévitables concessions et la trahison – généralement secrète - des principes fondamentaux, comme dans l'exemple du traité de Rapallo, qui avait permis que des armes russes soient utilisées pour écraser la révolution en Allemagne. "La solution qu'ont donnée les Bolcheviks à Brest ne comportait pas une altération des caractères internes de l'État soviétique dans ses rapports avec le capitalisme et le prolétariat mondial. En 1921, lors de l'introduction de la NEP et, en 1922, lors du traité de Rapallo, une modification profonde devait se vérifier dans la position occupée par l'État prolétarien dans le domaine de la lutte des classes sur l'échelle mondiale. Entre 1918 et 1921 devait se déclarer et ensuite se résorber la vague révolutionnaire déferlée sur le monde entier ; l'État prolétarien rencontrait, dans la nouvelle situation, des difficultés énormes et le moment était venu où – ne pouvant plus s'appuyer sur ses soutiens naturels, les mouvements révolutionnaires dans les autres pays - il devait ou bien accepter une lutte dans des conditions devenues extrêmement défavorables pour lui, ou éviter la lutte, et par cela même, accepter un compromis qui devait graduellement et inévitablement le conduire dans un chemin qui devait d'abord altérer, ensuite détruire la fonction prolétarienne qui lui revenait pour nous amener à la situation actuelle où l'État prolétarien est devenu une maille de l'appareil de domination du capitalisme mondial" (Bilan n° 18, p. 610).

Ici, la Fraction se faisait très critique par rapport à certaines visions de Lénine qui avaient contribué à cette involution – en particulier, l'idée "d'alliances" temporaires et tactiques entre le pouvoir prolétarien et un ensemble d'impérialistes contre d'autres puissances impérialistes : "les directives exposées par Lénine, où il considérait possible pour l'État russe de louvoyer entre les brigands impérialistes et d'accepter même l'appui d'une constellation impérialiste en vue de défendre les frontières de l'État soviétique menacé par un autre groupe capitaliste, ces directives générales témoignent – à notre avis - de la difficulté gigantesque que rencontraient les Bolcheviks pour établir la politique de l'État russe alors qu'aucune expérience précédente ne pouvait les armer pour se diriger dans la lutte contre le capitalisme mondial et en vue du triomphe de la révolution mondiale" (Bilan n° 18, pp. 608-609).

La politique économique du prolétariat

Nous avons vu que Bilan s'opposait à l'idée d'essayer de déterminer si chaque pays pris séparément était "mûr" pour le communisme, car cette question ne pouvait être posée qu'à l'échelle mondiale. Il rejetait donc catégoriquement toute notion de dépassement des rapports capitalistes de production dans le cadre d'un seul pays – une erreur vers laquelle la Gauche germano-hollandaise était attirée. ""L'erreur que commettent les Communistes de la Gauche allemande, et avec eux le camarade Hennaut, c'est de se mettre en une direction foncièrement  stérile car le fondement du marxisme consiste justement à reconnaître que les bases d'une économie communiste ne peuvent se présenter que sur le terrain mondial, et jamais elles ne peuvent être réalisées à l'intérieur des frontières d'un État prolétarien. Ce dernier pourra intervenir dans le domaine économique pour changer le processus de la production, mais nullement pour asseoir définitivement ce processus sur des bases communistes, car à ce sujet les conditions pour rendre possible une telle économie ne peuvent être réalisées que sur la base internationale (…). Nous ne nous acheminerons pas vers la réalisation de ce but suprême en faisant croire aux travailleurs qu'après la victoire sur la bourgeoisie, ils pourront directement diriger et gérer l'économie dans un seul pays. Jusqu'à la victoire de la révolution mondiale, ces conditions n'existent pas, et pour se mettre dans la direction qui permette la maturation de ces conditions, il faut commencer par reconnaître qu’à l’intérieur d’un seul pays il est impossible d'obtenir des résultats définitifs." (Bilan n° 21, p. 717).

Cela ne signifie pas que Bilan était indifférent à la question des mesures économiques à prendre dans un bastion prolétarien. Comme pour la question de l'État, il avait de cette question une approche partant des besoins concrets de la classe ouvrière.

Si les communistes devaient se tenir aux côtés de leur classe, alors le programme économique qu'ils défendaient se devait également de placer les intérêts prolétariens au-dessus de l'intérêt "général" (c'est-à-dire national) défendu par l'État. De là le rejet total de tous les hymnes à la croissance économique soviétique, qui étaient nombreux non seulement parmi les staliniens, mais aussi chez les trotskistes. Pour Bilan, malgré l'existence d'une économie "socialisée", il s'agissait encore de la production de plus-value, d'exploitation capitaliste, même si nous avons vu qu'il tendait à percevoir la bureaucratie étatique russe comme le serviteur du "capital mondial" plus que comme le représentant, sous une forme nouvelle, d'une classe dominante spécifiquement russe.

Contre la sujétion des conditions de vie prolétariennes au développement de l'industrie lourde et d'une économie tournée vers la guerre, Bilan en appelait à renverser la logique d'accumulation en se concentrant sur la production de biens de consommation. Nous examinerons plus en détails ce problème lorsque nous étudierons le texte de Mitchell, qui se polarise beaucoup plus sur les questions économiques de la période de transition. Mais une fois de plus, le même principe de base nous guide : la pire chose que puissent faire les communistes dans une révolution est de présenter la situation immédiate comme le but idéal, erreur que beaucoup ont commise dans la période du "communisme de guerre". L'exploitation et la loi de la valeur ne peuvent être abolies du jour au lendemain et toute affirmation du contraire serait un nouveau masque pour le capitalisme. Mais des mesures concrètes peuvent être prises, donnant la priorité aux besoins immédiats des ouvriers. Et c'était pour cette raison supplémentaire que les ouvriers devaient être capables de défendre leurs intérêts économiques immédiats, contre l'État si nécessaire. Le progrès ne se mesurerait pas à l'ampleur des sacrifices ouvriers, comme dans la Russie stakhanoviste, mais dans la réelle amélioration des conditions de vie des ouvriers, ce qui comprend non seulement un plus grand nombre de biens de consommation, mais aussi le temps de se reposer et de participer à la vie politique.

Voici comment Vercesi posait le problème dans Bilan n° 21 (pp. 719-720) : "Si le prolétariat n’est pas à même d’instituer d’un coup la société communiste après la victoire qu’il a remportée contre la bourgeoisie, si donc la loi de la valeur continue à exister (et il ne pourrait pas en être autrement), il existe toutefois une condition essentielle qu’il devra remplir pour orienter son État, non pas vers son incorporation au restant du monde capitaliste, mais dans la direction opposée de la victoire du prolétariat mondial. A la formule qui représente la clé de l'économie bourgeoise et qui donne le taux de plus-value : pl/v, c’est-à-dire le rapport entre le total du travail non payé et le travail payé, le prolétariat n’est pas en mesure – à cause de l’insuffisance de l’expansion productive- d’opposer cette autre formule qui ne contient plus de limites à la satisfaction des besoins des producteurs et où par conséquent disparaîtra et la plus-value, et l’expression même du paiement du travail. Mais si la bourgeoisie établit sa bible sur la nécessité d'une croissance continue de la plus-value, afin de  la convertir en capital "dans l'intérêt commun de toutes les classes" (sic !), le prolétariat par contre doit agir dans la direction d’une diminution constante du travail non payé, ce qui amène inévitablement comme conséquence un rythme d'accumulation suivant un cours extrêmement ralenti par rapport à l'économie capitaliste.

Pour ce qui concerne la Russie, il est notoire que la règle instituée a été justement celle de procéder à une intense  accumulation en vue d’une meilleure défense de l'État, que l’on nous présentait menacé à tout instant d'une intervention des États capitalistes. Il fallait armer cet État d'une puissante industrie lourde pour le mettre dans les conditions voulues  afin de servir la révolution mondiale. Le travail gratuit recevait donc une consécration révolutionnaire. De plus, dans la structure même de l'économie russe, l’accroissement des positions socialistes à l’égard du secteur privé devait se manifester par une intensification toujours croissante de l'accumulation. Or cette dernière, ainsi que Marx nous l'a prouvé, ne peut que dépendre du taux de l’exploitation de la classe ouvrière, et c'est en définitive grâce au travail non payé que la puissance économique, politique et militaire de la Russie a pu se construire. Seulement  parce que le même mécanisme d'accumulation capitaliste a continué à fonctionner, de gigantesques résultats économiques n'ont pu être obtenus qu’au prix d’une conversion graduelle de l'État russe, rejoignant enfin les autres États capitalistes dans le giron dont la guerre est l’inévitable précipice. L'État prolétarien, pour être conservé à la classe ouvrière, devra donc faire dépendre le taux d'accumulation non point du taux des salaires, mais de ce que Marx appelait la  "force productrice de la société", et convertir en amélioration directe de la classe ouvrière, en augmentation immédiate des salaires. La gestion prolétarienne se reconnaît donc dans la diminution de la plus-value absolue et dans la conversion presque intégrale de la plus-value relative en salaires payés aux ouvriers".

Certains des termes utilisés ici par Vercesi sont sujets à discussion – est-il par exemple encore approprié de parler de "salaires", même si on reconnaît que les racines fondamentales du système salarial ne peuvent pas disparaître immédiatement ? Nous reviendrons là-dessus dans d'autres articles. Mais l'essentiel pour la Gauche italienne était le principe qui lui a permis de résister au raz-de-marée de la contre-révolution dans les années 1930 et 1940 : l'exigence de prendre pour seul point de départ de l'analyse de chaque question la défense des besoins de la classe ouvrière internationale, même lorsque cela semblait contredire les "grandes victoires" que le stalinisme et la démocratie revendiquaient pour le prolétariat. Quant aux victoires de la "construction socialiste" dans les années 1930, tout autant que les triomphes de la démocratie sur le fascisme dans la décennie qui a suivi, elles ont constitué pour le prolétariat les pires des défaites.

CDW


[1] Vercesi, Ottorino Perrone de son vrai nom, était un des membres fondateurs de la Fraction et sans aucun doute un de ses plus importants théoriciens. Pour une courte note biographique, voir La Gauche Communiste d'Italie, p. 66
[2] Lire L'Etat et la révolution (Lénine): une confirmation éclatante du marxisme, dans la Revue Internationale n° 91.

[3] A cette époque, pour la Gauche italienne, le terme "centrisme" désignait le stalinisme.

[4] La position défendue dans PEI montrait les forces et les faiblesses de la position de Bilan à l'époque. "Ce qui arriva avant la guerre, et ce qui se répète actuellement pour les syndicats, s'est vérifié pour l'Etat soviétique. Le syndicat, malgré sa nature prolétarienne, avait devant lui une politique de classe qui l'aurait mis en opposition constante et progressive avec l'Etat capitaliste et une politique d'appel aux ouvriers afin qu'ils attendent l'amélioration de leur sort de la conquête graduelle (réformes) de "points d'appui" au sein de l'Etat capitaliste. Le passage ouvert des syndicats, en 1914, de l'autre côté de la barricade, prouva que la politique réformiste conduisait justement à l'opposé du but qu'elle affichait : c'était l'Etat qui gagnait progressivement les syndicats jusqu'à en faire des instruments pour le déclenchement de la guerre impérialiste. Il en est de même pour l'Etat ouvrier, face au système capitaliste mondial. Encore une fois, deux chemins : celui d'une politique réalisant sur son territoire, et à l'extérieur, en fonction de l'Internationale communiste, des positions toujours plus avancées dans la lutte dirigée vers l'écrasement du capitalisme international, ou bien la politique opposée, consistant à appeler le prolétariat russe, et de tous les pays, à appuyer la pénétration progressive de l'Etat russe au sein du système capitaliste mondial, ce qui amènera inévitablement l'Etat ouvrier à joindre son sort à celui du capitalisme, lors de l'aboutissement des situations : la guerre impérialiste" (Bilan n° 7, p. 238).

La méthode est parfaitement correcte : les organes prolétariens qui pendant la guerre rejoignent les campagnes de la bourgeoisie passent "de l'autre côté de la barricade". Mais dans ce cas, ils cessent d'avoir un caractère prolétarien et sont intégrés à l'Etat capitaliste. C'est la conclusion correcte que tiraient Stefanini et d'autres.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [77]

Questions théoriques: 

  • Communisme [78]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [79]

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Liens
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