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Revue Internationale no 120 - 1er trimestre 2005

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Elections aux Etats-Unis et en Ukraine - L'impasse croissante du capitalisme mondial

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Sur fond de massacres dans les différents conflits de la planète, en Irak en premier lieu, deux élections mondialement médiatisées, aux Etats-Unis et en Ukraine, ont tenu la une de l'actualité durant de nombreuses semaines. L'une comme l'autre, au même titre que n'importe quelle élection, ne pouvait en rien déboucher sur une solution à la misère et à la barbarie croissante dans laquelle le capitalisme en crise plonge les prolétaires et les masses exploitées. Mais l'une et l'autre constituent aussi, à leur manière, des illustrations de l'impasse dans laquelle se trouve le capitalisme mondial. En effet, la réélection de Bush ne vient pas consacrer la bonne santé de la première puissance mondiale sortie victorieuse de la guerre froide mais, au contraire, a mis en lumière la manière dont se reflètent sur le plan intérieur les difficultés de l'impérialisme américain. Quinze ans après l'effondrement du bloc de l'Est, les élections en Ukraine constituent un moment de la lutte d'influence que se mènent différentes puissances impérialistes pour le contrôle de la région, ouvrant ainsi la voie à une irruption du chaos sur les territoires de l'ancienne URSS.

ELECTIONS AUX ETATS-UNIS

La guerre en Irak au centre de la campagne électorale

Plus approchait le jour du scrutin et plus les commentateurs qui, aux Etats-Unis et dans beaucoup de pays, avaient majoritairement pris fait et cause pour Kerry, annonçaient un résultat très serré. Jusqu'au dernier moment, dans un suspense presque pathétique, l'espoir du monde s'était trouvé médiatiquement suspendu à la défaite de Bush qui personnifiait la guerre impopulaire en Irak. Rien de tangible pourtant ne venait fonder un tel espoir puisque, sur la question de la guerre, les programmes de Bush et de Kerry étaient identiques sur le fond. On trouve d’ailleurs chez ce dernier les mêmes accents hystériques ultra-patriotards que chez son concurrent : "Pour nous, le drapeau américain est le plus puissant symbole de ce que nous sommes et de ce en quoi nous croyons. Il représente notre force, notre diversité, notre amour du pays. Tout ce que fait l’Amérique est grand et bon. Ce drapeau n’appartient pas à un président, à une idéologie, à un parti, il appartient au peuple américain." (Kerry s'exprimant à la convention démocrate du mois de juillet). En fait, les désaccords les plus patents opposant les deux hommes portaient sur des questions comme l’avortement, l’homosexualité, l’environnement ou la bioéthique, permettant de coller sur l’un l’estampille "conservateur", et sur l’autre l’étiquette "progressiste". Qu'à cela ne tienne, il est toujours bon pour la bourgeoisie de donner le maximum d'emphase à une consultation électorale pour mystifier les exploités. Cependant, les clameurs médiatiques anti-Bush recouvraient en réalité, selon les pays, les intérêts non seulement différents mais encore antagoniques des différentes fractions nationales de la bourgeoisie mondiale.

Pour des pays comme la France ou l'Allemagne, particulièrement hostiles depuis le début à une intervention américaine en Irak qui venait clairement contrarier leurs propres intérêts impérialistes, un positionnement contre Bush lors de ces élections se situait naturellement dans la continuation des campagnes idéologiques antiaméricaines antérieures. En présentant le président américain comme le responsable de l'aggravation du désordre mondial, de telles campagnes étaient destinées à masquer la responsabilité du système en crise dans le développement de la barbarie guerrière et à dissimuler la propre nature impérialiste de ces bourgeoisies. Le désir que ces dernières exprimaient de voir Bush battu à ces élections, n'était en fait que pure hypocrisie, celui-ci étant leur "meilleur ennemi". En effet, plus que quiconque, il incarne tout ce que la propagande bourgeoise a invoqué comme fausses raisons à l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis : ses liens familiaux avec l'industrie pétrolière texane sensée tirer profit de cette guerre (sic!) ; ses liens familiaux avec l'industrie d'armement ; son appartenance, au sein du parti républicain, au camp des faucons ; son "intégrisme" religieux, son "incompétence". En d'autres termes, rien de tel qu'un Bush comme président pour diaboliser les Etats-Unis. C'est pourquoi, en dépit de la coloration anti-Bush de leurs prises de position, la réélection de Bush a été une aubaine pour les principaux rivaux impérialistes des Etats-Unis.

C'est aussi pour ces raisons que, après une longue période d'indécision, la bourgeoisie américaine s'est majoritairement décidée à soutenir Kerry. Si, malgré les nombreux défauts de ce dernier, s'étant manifestés notamment par des prises de positions contradictoires sur la guerre en Irak, l'opinion dominante au sein de la bourgeoisie américaine avait finalement porté son choix sur lui, c'est parce qu'elle pensait qu'il se trouvait le mieux placé pour restaurer la crédibilité américaine sur l'arène internationale et pour tenter de trouver une issue à l'impasse irakienne. De plus, Kerry était mieux à même de convaincre la population américaine d'accepter de nouvelles excursions militaires sur d'autres théâtres de guerre.

C'est pour cet ensemble de raisons qu'il avait reçu le soutien de généraux et amiraux de haut rang à la retraite alors que Bush s'était trouvé lâché par des hautes personnalités de son propre parti, le critiquant précisément sur sa gestion de la crise irakienne, et cela seulement cinq semaines avant la date du scrutin. Kerry a également bénéficié du soutien des médias, en particulier à travers la couverture qu'ils ont faite des débats l'opposant à Bush, en trouvant les arguments permettant de conclure que, à chaque fois, il avait eu le dessus face à son adversaire. Enfin les médias ont su relayer, en leur donnant toute l'ampleur et le relief nécessaires, un certain nombre d'histoires et d'affaires à même de compromettre davantage encore l'image de Bush, notamment des fuites venant de membres de l'administration mettant en évidence des erreurs et méfaits de l'administration Bush, concernant en particulier la guerre en Irak. C'est ainsi qu'ont été divulguées des tentatives de l'administration visant à réaliser secrètement des modifications du code de la justice militaire contrevenant aux dispositions de la convention de Genève. Une source anonyme au sein de la CIA a rapporté qu'il y avait eu une large opposition au sein de l'agence de renseignements contre cette violation des principes démocratiques. Une autre histoire "regrettable" concerne la disparition de 380 tonnes d'explosifs en Irak que les troupes américaines n'avaient pas été capables de mettre en sécurité et qui sont probablement tombées entre de mauvaises mains pour être utilisées contre les forces américaines. Une semaine seulement avant l'élection, des sources du FBI ont laissé échapper des détails d'une enquête criminelle concernant le traitement préférentiel dont a bénéficié l'entreprise Halliburton (dont le vice président Cheney était directeur général avant les élections de 2000) dans l'obtention de contrats lucratifs en Afghanistan et en Irak, passés de gré à gré. Les médias ont également présenté sous un jour plutôt sympathique l'action de 19 soldats américains ayant refusé la mission, qu'ils ont qualifiée de suicide, consistant à convoyer du carburant en Irak au moyen de camions ni blindés ni escortés. Au lieu d'être dépeints comme des mutins et des lâches, ces soldats ont été présentés par les médias comme braves et honorables mais n'en pouvant plus d'être sous-ravitaillés et sous-armés, description correspondant exactement à la situation que la campagne électorale de Kerry dénonçait depuis des semaines.

C'est pourquoi la défaite de Kerry, qui intervient en dépit des appuis de premier ordre dont il a bénéficié et a contrario des aspirations de secteurs dominants de la bourgeoisie américaine, est significative de difficultés de la classe dominante sur le plan intérieur, lesquelles sont en partie le reflet de l'impasse de l'impérialisme américain dans le monde.

Les difficultés de la bourgeoisie américaine

Comme nous l'avons très souvent développé dans nos colonnes, la crise du leadership mondial américain contraint la bourgeoisie de ce pays à prendre en permanence l'initiative sur le terrain militaire, seul moyen pour elle de contenir les velléités de remise en cause de son hégémonie par ses rivaux directs. Mais en retour, comme l'illustre le bourbier Irakien, une telle politique ne fait qu'alimenter partout dans le monde l'hostilité à l'égard de la première puissance mondiale et participe ainsi d'accroître son isolement. Ne pouvant faire marche arrière en Irak, sous peine d'un affaiblissement considérable de son autorité mondiale, elle s'enferre dans des contradictions difficilement gérables. En plus d'un gouffre financier, l'Irak constitue en effet le point d'appui permanent aux critiques de ses principaux rivaux impérialistes et une source de mécontentement croissant au sein de la population américaine. Aujourd'hui, tous les bénéfices idéologiques, tant sur le plan intérieur qu'au niveau international qu'elle avait su tirer des attentats du 11 septembre, mis en scène avec la complicité de hautes sphères au sein de l'appareil d'Etat américain (1) pour servir de prétexte à l'intervention en Afghanistan et en Irak, sont épuisés. Les hésitations et dissensions qui se sont manifestées au sein de la bourgeoisie américaine pour choisir le candidat le plus approprié expriment, non pas la tentation pour une autre option impérialiste moins agressive, mais bien la difficulté à poursuivre la mise en œuvre de la seule possible.

La venue trop tardive d'une orientation pro Kerry de la part de la bourgeoisie américaine a affaibli la capacité de celle-ci à manipuler le résultat électoral en ce sens. Et cela d'autant plus qu'il existe dans ce pays une aile droite chrétienne fondamentaliste, avec un poids électoral important, qui est par nature très peu influençable par les campagnes idéologiques contre Bush. En fait, ces fondamentalistes encadrés par le clergé local et dont l'apparition avait été suscitée à l'origine pour servir de base d'appui aux républicains durant les années Reagan, se caractérisent par un conservatisme social anachronique. Très présents dans beaucoup des régions les moins peuplées et dans les Etats ruraux, ils ont basé leur vote sur des questions comme le mariage homosexuel et l'avortement. Ainsi, comme le notait avec incrédulité un commentateur de CNN le soir de l'élection, en dépit du fait qu'un Etat industriel comme l'Ohio, mais présentant également des parties plus arriérées, a perdu 250 000 emplois, qu'il y a une guerre désastreuse en Irak et que Kerry a gagné trois débats en face-à-face avec Bush, le conservatisme social de l'Ohio a fait gagner l'élection au président sortant.

Cet essor du fanatisme religieux, aux Etats-Unis comme partout dans le monde, qui constitue dans la période actuelle une réponse au développement du chaos et à la perte d'espoir dans le futur caractérisant la décomposition sociale, n'est pas sans poser de sérieuses difficultés à la classe dominante car il amenuise sa capacité de contrôle de son propre jeu électoral. C'est d'autant plus problématique pour elle que la réélection de Bush tend à légitimer des pratiques en vigueur à la tête de l'exécutif américain qui sont à même de porter préjudice au fonctionnement et au crédit de l'Etat démocratique puisque des membres de l'équipe présidentielle, à commencer par Cheney, sont accusés de confondre leurs intérêts particuliers avec ceux de l'Etat. En effet, après qu'il ait été reproché à Cheney de prendre directement ses ordres de Enron au début de l'année 2001, ce sont ses liens avec Halliburton qui ont ensuite été et sont encore sur la sellette, entreprise dont il avait démissionné de la fonction de PDG pour devenir vice-président. En effet, il n'a depuis lors cessé d'être grassement rémunéré à des titres divers par cette entreprise qui fabrique des équipements militaires et intervient en Irak pour des contrats de reconstruction et aurait par ailleurs bénéficié de favoritisme concernant des prises de commandes directement en lien avec la guerre en Irak. Pour ne pas arranger les choses, c'est en général de façon arrogante et péremptoire que Cheney a renvoyé ses accusateurs dans leurs buts. Ce n'est évidemment pas la collusion entre des membres de l'administration Bush et l'industrie de l'armement ou du pétrole qui explique en quoi que ce soit la guerre du Golfe, pas plus que les marchands de canons Krupp et Schneider n'avaient été à l'origine de la Première Guerre mondiale. Une telle mystification, en général véhiculée par les fractions de gauche de la bourgeoisie, avait eu pour fonction durant les élections américaines de participer à discréditer l'administration Bush. Bien que son impact n'ait pas été suffisant pour contribuer à la défaite de Bush, cet épisode démontre néanmoins la vigueur des réactions que sont à même de susciter de la part de fractions de la bourgeoisie des comportements préjudiciable à l'intérêt du capital national comme un tout. C'est ce qu'avait déjà illustré, à une tout autre échelle cependant et dans un contexte différent, le scandale du Watergate qui avait valu à Nixon d'être chassé du pouvoir. Sa politique internationale tendait alors aussi à déplaire de plus en plus à la bourgeoisie puisque, en tardant à conclure rapidement la guerre du VietNam, elle retardait d'autant l'établissement de la nouvelle alliance avec la Chine contre le bloc de l'Est dont il avait pourtant lui-même jeté les bases. Mais surtout, la clique dirigeante avait utilisé des agences de l’Etat (FBI et CIA) pour s’assurer un avantage décisif sur les autres fractions de la classe dominante ; ce que ces dernières, se sentant directement menacées, ont considéré comme intolérable (2).

Si nous ne savons pas comment la bourgeoisie américaine solutionnera les problèmes auxquels elle est confrontée, il est une chose qui est certaine, c'est que, pas plus que l'élection d'un gouvernement de gauche ou de droite, cela ne sera en aucune façon à même de contribuer à la paix dans la monde

ELECTIONS EN UKRAINE

Grandes manœuvres impérialistes en Europe orientale

Après la "révolution des roses" en Géorgie l'année dernière où la "volonté populaire" avait démocratiquement mis un terme à la présence au pouvoir du régime corrompu de Tchévarnadzé, sons contrôle de Moscou, c'est au tour du gouvernement en Ukraine, tout aussi corrompu et dans l'orbite de Moscou, d'être sur le point de subir un sort analogue face à une autre "mobilisation populaire" appelée cette fois la "révolution orange". Bien que cet évènement ait été une nouvelle fois l'occasion pour les médias d'abrutir la classe ouvrière de tous les pays en faisant la part belle aux clameurs démocratiques : "Les gens n'ont plus peur", "nous pourrons parler librement", "les gens qui se croyaient intouchables ne le sont plus", on est quand même loin des campagnes ignobles sur la mort du communisme qui avaient ponctué les différentes étapes de l'effondrement du stalinisme (3). Et pour cause, ce n'est pas au nom d'un prétendu communisme que de nouveaux dictateurs ont défendu le capital national à la tête de l'Etat, et là où de tels dictateurs ont été remplacés par des équipes plus démocratiques, comme en Géorgie, la situation de la population n'en a pas été modifiée pour autant, si ce n'est que, comme partout ailleurs, elle a continué à s'aggraver.

Par ailleurs, les enjeux impérialistes sont tellement explicitement présents qu'il est difficile aux médias de ne pas en tenir compte, d'autant plus que, d'un pays à l'autre, les intérêts diffèrent et qu'il est de bon ton de discréditer ses rivaux en parlant le langage de la vérité à leur propos : "Les droits de l'homme ont toujours été à géométrie variable : on en parle à Kiev ou en Géorgie, nettement moins en Ouzbékistan ou en Arabie Saoudite ! Cela n'enlève rien à la fraude électorale et au souci démocratique exprimé par les Ukrainiens. Justement, le problème de la Russie, c'est qu'elle s'appuie sur des régimes impopulaires, corrompus et autoritaires. Et que les Etats-Unis ont beau jeu d'y défendre la démocratie... avec des arrière-pensées stratégiques. On l'a vu en 2003 avec la révolution des roses en Géorgie. Un gouvernement très proaméricain s'y est installé et je ne suis pas certain que la corruption ait beaucoup reculé." (Gérard Chaliand, expert français en géopolitique, dans un interview intitulé "Une stratégie américaine de refoulement de la Russie" reproduit dans Libération du 6 décembre). Pour maintenir son emprise sur des pays voisins, la Russie ne dispose que des moyens à la mesure de sa puissance : parrainer des équipes qui ne peuvent s'imposer que par la fraude électorale, le crime (tentative d'empoisonnement du candidat réformateur Viktor Iouchtchenko) alors que ses rivaux, les Etats-Unis en premier, qui n'ont aucune répugnance à utiliser les même méthodes mais savent le faire plus discrètement, disposent par ailleurs des moyens de parrainer et soutenir des équipes démocratiques. Cette réalité concernant l'Ukraine, la Russie ne la conteste pas dans le fond tout en la présentant sous un jour beaucoup plus favorable à sa propre image : "Cette élection a d'ailleurs bien montré la popularité de la Russie : 40 % des Ukrainiens ont tout de même voté pour un oligarque deux fois condamné... qui n'avait vraiment pour qualité que d'être "le candidat russe" " (Serguei Markov, un des principaux conseillers en communication russes qui ont soutenu la campagne de Victor Ianoukovitch, dans Libération du 8 décembre).

Ce qui se joue en ce moment en Ukraine s'inscrit pleinement dans la dynamique qui avait été ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est. Dès le début de 1990, différents pays baltes s'étaient prononcés pour l'indépendance. Bien plus grave encore pour l'empire soviétique, le 16 juillet 1990, l'Ukraine, deuxième république de l'URSS, qui était liée à la Russie depuis des siècles, proclamait sa souveraineté. Elle allait être suivie par la Biélorussie, puis par l'ensemble des républiques du Caucase et d'Asie centrale. Gorbatchev avait alors tenté de sauver les meubles en proposant l'adoption d'un traité de l'Union qui maintiendrait un minimum d'unité politique entre les différentes composantes de l'URSS. Le 21 décembre, suite à l'échec d'une tentative de coup d'Etat s'opposant à la remise en cause de l'URSS, est constituée la Communauté des Etats Indépendants (CEI), aux structures très vagues, regroupant un certain nombre des anciennes composantes de l'URSS, laquelle est dissoute 4 jours après. Depuis lors, la Russie n'a fait que perdre de l'influence sur les pays de l'ancien glacis "soviétique" : en Europe centrale et orientale, tous les Etats qui étaient membres du pacte de Varsovie ont adhéré à l'OTAN, de même que les Etats baltes. Dans le Caucase et en Asie centrale, la Russie enregistre également une forte perte d'influence. Pire encore, c'est sa cohésion interne même qui se trouve menacée. Pour éviter le dépeçage d'une partie de son territoire que menacent les velléités d'indépendance des républiques caucasiennes, Moscou n'a d'autre choix que de répondre par la guerre à outrance en Tchétchénie.

Aujourd'hui, l'alignement impérialiste de l'Ukraine constitue pour Moscou un enjeu politique, économique et stratégique majeur. En effet, ce pays est une puissance nucléaire de 48 millions d'habitants ayant près de 1600 kms de frontière commune avec la Russie. De plus, "sans coopération économique étroite avec l'Ukraine, la Russie perdrait 2 à 3 points de sa croissance. L'Ukraine, ce sont les ports par lesquels passent nos marchandises, les gazoducs par lesquels transitent notre gaz, et beaucoup de projets de haute technologie (…) c'est le pays où se trouve la principale base navale russe sur la Mer Noire, à Sébastopol." (Serguei Markov, ibid). Avec la perte de son influence sur un tel voisin, la position de la Russie dans la région se trouvera considérablement affaiblie, d'autant plus que celle de rivaux comme les Etats-Unis se trouvera, elle, encore renforcée.

Le recul de l'influence de la Russie a jusqu'alors surtout profité aux Etats-Unis puisque c'est un gouvernement proaméricain qui est au pouvoir en Géorgie, pays dans lequel sont stationnées des troupes américaines qui viennent renforcer la présence militaire américaine au Kirghizistan et en Ouzbékistan, au nord de l'Afghanistan. Même s'il existe d'autres candidats désireux de placer des pions en Ukraine et dans la région, l'Allemagne en premier lieu, ce sont néanmoins actuellement les Etats-Unis qui sont à nouveau les mieux placés pour se tailler la part du lion, notamment grâce à la collaboration avec la Pologne, un de leurs meilleurs alliés en Europe de l'Est, ayant une influence historique en Ukraine. Poutine ne s'y est pas trompé lorsque, à l'occasion d'un discours prononcé à New Delhi le 5 décembre, il accuse les Etats-Unis de vouloir "remodeler la diversité de la civilisation, en suivant les principes d'un monde unipolaire égal à une caserne" et de vouloir imposer "une dictature dans les affaires internationales agrémentée d'une belle phraséologie pseudo-démocratique". Il ne s'est pas non plus gêné pour rappeler au premier ministre irakien à Moscou le 7 décembre que les Etats-Unis étaient mal placés pour faire des leçons de démocratie en précisant, à propos des futures élections en Irak, qu'il n'imaginait pas "comment on peut organiser des élections dans les conditions d'une occupation totale par des troupes étrangères".

Quiconque à part la Russie veut prétendre jouer un rôle en Ukraine est contraint de surfer sur la "vague orange" de l'équipe du réformateur Viktor Iouchtchenko, dont une partie est acquise à la Pologne et aux Etats-Unis. C'est la raison pour laquelle aujourd'hui, les principaux rivaux de la guerre en Irak, les Etats-Unis d'une part et la France et l'Allemagne d'autre part, soutiennent ensemble les réformistes ; dans le même temps, les alliés d'hier, d'une part la Russie, d'autre part la France et l'Allemagne défendent des camps opposés à ces élections.

L'offensive politique américaine en Ukraine fait partie de l'offensive générale que ce pays doit mener sur tous les fronts, militaires, politiques et diplomatiques en vue de défendre son leadership mondial et, dans ce cadre, elle a des objectifs bien déterminés. En premier lieu, elle s'inscrit dans une stratégie d'encerclement de l'Europe visant à bloquer les visées expansionnistes de l'Allemagne pour qui l'est de l'Europe constitue l'axe "naturel" de son expansion impérialiste, comme l'ont illustré les deux guerres mondiales. En deuxième lieu, elle vise spécifiquement la Russie pour la punir de son attitude durant la guerre du Golfe, d'opposition radicale aux intérêts américains, en compagnie de la France et de l'Allemagne. Il est certain que sans la Russie et sa détermination, la France et l'Allemagne auraient été moins téméraires dans l'expression de leur opposition à la politique américaine. Afin qu'une telle mésaventure ne se reproduise pas ou, pour le moins, ait beaucoup moins d'effet, il s'agit pour les Etats-Unis d'ôter à ce pays qui demeure néanmoins un allié potentiel par rapport à un ensemble de questions (Poutine n'a-t-il pas soutenu la candidature de Bush ?), les derniers atouts qui lui permettaient de faire des incursions dans la cour des grands et de restreindre clairement son statut à celui de puissance nucléaire régionale, comme l'Inde par exemple.

Vers une accélération du chaos en Europe orientale et en Asie centrale

Ce qui se joue à l'heure actuelle sur les territoires de l'ancienne URSS ne peut être compris comme le simple transfert, entre une puissance et une autre, de l'influence sur un pays. En effet, on ne sait pas jusqu'à quel point la Russie est déterminée à résister pour maintenir sous sa domination ne serait-ce qu'une partie orientale de l'Ukraine. Peut-elle abandonner la Crimée et Sébastopol sans que cela ait des répercussions majeures sur la stabilité politique de son régime ? Ce revers majeur ne constituerait-il pas le signal pour un embrasement des revendications indépendantistes des républiques en Russie même ? De plus, ce ne sont pas deux larrons qui se disputent une zone d'influence majeure, mais trois en réalité, dans la mesure où il n'est évidemment pas dans les plans de l'Allemagne de rester sagement dans l'ombre des Etats-Unis. Par ailleurs, on sait également que le développement de l'instabilité sur les territoires de l'ex-URSS ne pourra qu'éveiller les appétits impérialistes de puissances régionales (en l'occurrence ici l'Iran et la Turquie) qui y voient aussi l'occasion de retirer des marrons du feu. Il n'existe pas un scénario permettant de répondre à ces questions, mais une variété qui, néanmoins, ont tous ceci en commun que, depuis l'effondrement du bloc de l'Est et le règne du chacun pour soi sur le plan impérialiste, c'est toujours le chaos dont il est résulté des tensions entre grandes puissances.

De même, quel que soit le motif idéologique avancé par la bourgeoisie pour affirmer ses prétentions impérialistes, celui-ci n'est toujours qu'un prétexte, la seule explication à l'aggravation des tensions et à la multiplication des conflits étant l'enfoncement irrémédiable du capitalisme dans une crise sans fin. C'est pourquoi la solution à ceux-ci n'est ni l'instauration de la démocratie, ni la recherche de l'indépendance nationale, ni l'abandon par les Etats-Unis en propre de leur volonté hégémonique, ni aucune réforme du capitalisme quelle qu'elle soit, mais bien la destruction de celui-ci à l'échelle mondiale.

LC (20-12-04)

(1) En fait, nous avons donné le cadre permettant de retenir une telle hypothèse immédiatement après l'attentat contre les tours jumelles. Par la suite, nous avons développé une solide argumentation à l'appui de cette thèse (voir nos articles "A New York, comme partout ailleurs, le capitalisme sème la mort – A qui profite le crime ?" dans la Revue Internationale n° 107 et "Pearl Harbor 1941, les Twin Towers 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108). Celle-ci est aujourd'hui largement confirmée par des publications que l'on ne peut par ailleurs pas soupçonner d'entretenir des sympathies avec les positions révolutionnaires. Voir en particulier à ce sujet le livre The New Pearl Harbor ; Disturbing Questions about the Bush administration.and 9/11 de David Ray Griffin..

(2) Lire nos articles "Notes sur l'histoire de la politique impérialiste des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale" dans les numéros 113 et 114 de la Revue Internationale.

(3) Lire notre article "Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme", dans la Revue Internationale n° 99

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Il y a 100 ans : La Révolution de 1905 en Russie (I)

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Il y a 100 ans, le prolétariat engageait en Russie le premier mouvement révolutionnaire du 20e siècle, connu sous le nom de Révolution russe de 1905. Parce qu'il n'a pas été victorieux comme ce fut le cas, 12 ans plus tard, de la révolution d'Octobre, ce mouvement est aujourd'hui quasiment tombé dans l'oubli. C'est aussi pour cela qu'il n'a pas fait l'objet de campagnes de dénigrement et de calomnies comme ce fut le cas pour la révolution russe de 1917, en particulier au lendemain de l'effondrement du mur de Berlin, à l’automne 1989. Cependant, la Révolution de 1905 a apporté toute une série de leçons, de clarifications et de réponses aux questions qui se posaient au mouvement ouvrier à l'époque sans lesquelles la Révolution de 1917 n'aurait certainement pas pu l'emporter. Et bien que ces événements aient eu lieu il y a un siècle, 1905 est beaucoup plus proche de nous politiquement qu'on ne pourrait le croire et il est nécessaire, pour les générations de révolutionnaires d'aujourd'hui et de demain, de se réapproprier les enseignements fondamentaux de cette première révolution en Russie.

Les événements de 1905 se situent à l'aube de la phase de déclin du capitalisme, déclin qui leur imprime déjà sa marque, même si, à l'époque, seule une infime minorité de révolutionnaires est capable d'en entrevoir la signification au sein du profond changement qui est en train de s'opérer dans la société et dans les conditions de la lutte du prolétariat. Au cours de ces évènements, on voit la classe ouvrière développer des mouvements massifs, par-delà les usines, les secteurs, les professions, sans revendication unique, sans distinction claire entre l'économique et le politique comme c'était le cas auparavant entre lutte syndicale et lutte parlementaire, sans consigne précise de la part des partis ou des syndicats. La dynamique de ces mouvements aboutit, pour la première fois, à la création par le prolétariat d'organes, les soviets (ou conseils ouvriers), qui deviendront, dans la Russie 1917 et dans toute la vague révolutionnaire qui a secoué l'Europe à sa suite, la forme d'organisation et de pouvoir du prolétariat révolutionnaire.

En 1905, le mouvement ouvrier considérait encore que c'était la révolution bourgeoise qui était à l'ordre du jour en Russie puisque la bourgeoisie russe ne détenait pas le pouvoir politique mais subissait toujours le joug féodal du tsarisme. Mais le rôle dirigeant assumé par la classe ouvrière dans les événements allait mettre à bas ce point de vue. L'orientation réactionnaire qu'avait commencé à prendre, avec le changement de période historique en train de s'opérer, la lutte parlementaire et syndicale, était loin d'être clarifiée et ne le sera que bien plus tard. Mais le rôle totalement secondaire ou nul que les syndicats et le Parlement vont jouer dans le mouvement en Russie, en constituait la première manifestation significative. La capacité de la classe ouvrière à prendre en main son avenir et à s'organiser par elle-même venait mettre en question la vision de la social-démocratie allemande et du mouvement ouvrier international sur les tâches du parti, sa fonction d'organisation et d'encadrement de la classe ouvrière, et jeter une lumière nouvelle sur les responsabilités de l'avant-garde politique de la classe ouvrière. Beaucoup d'éléments de ce qui allait constituer des positions décisives du mouvement ouvrier dans la phase de décadence du capitalisme étaient déjà présents en 1905.

La Révolution de 1905 a fait l'objet de nombreux écrits dans le mouvement ouvrier à cette époque et les questions qu'elles soulevait ont été âprement débattues. Nous nous concentrerons, dans le cadre d'une courte série de trois articles, sur certaines leçons qui nous paraissent centrales aujourd'hui pour le mouvement ouvrier et toujours d'actualité : la nature révolutionnaire de la classe ouvrière et sa capacité historique intrinsèque à s'affronter au capitalisme et à donner une nouvelle perspective à la société ; la nature des soviets, "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" comme l'a compris Lénine ; la capacité de la classe ouvrière d'apprendre de ses expériences, de tirer des leçons de ses défaites, la continuité de son combat historique et la maturation des conditions de la révolution. Pour ce faire, nous reviendrons très brièvement sur les événements de 1905, en nous référant à ceux qui, comme Trotsky, Lénine, Rosa Luxemburg, en furent les témoins et les protagonistes à l’époque et qui ont été capables, dans leurs écrits, non seulement d'en tirer les grandes leçons politiques mais aussi de restituer l’intense émotion suscitée par la force de la lutte pendant tous ces mois (1).

La nature révolutionnaire
de la classe ouvrière

La Révolution russe de 1905 constitue une illustration particulièrement claire de ce que le marxisme entend par la nature fondamentalement révolutionnaire de la classe ouvrière. La capacité du prolétariat russe à passer d'une situation où il est idéologiquement dominé par les valeurs de la société à une position où, à travers un mouvement massif de luttes, il prend confiance en lui-même, développe sa solidarité, découvre sa force historique jusqu'à créer les organes lui permettant de prendre en main son avenir, est l'exemple vivant de la force matérielle que constitue la conscience de classe du prolétariat quand il entre en mouvement. Dans les années qui ont précédé 68, la bourgeoisie occidentale nous expliquait que le prolétariat s'était "embourgeoisé", qu'il n'y avait plus rien à en attendre. Les événements de 1968 en France et toute la vague internationale de lutte qui les ont suivis, lui ont apporté un cinglant démenti. Ils ont mis fin à la plus longue période de contre-révolution de l'histoire qui avait été ouverte par la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Depuis la chute du mur de Berlin, la bourgeoisie n'a de cesse de proclamer que le communisme est mort et que la classe ouvrière a disparu ; et les difficultés rencontrées par celle-ci semblent lui donner raison. La bourgeoisie est toujours intéressée à enterrer son propre fossoyeur historique. Mais la classe ouvrière existe toujours - il n'y a pas de capitalisme sans classe ouvrière, et les événements de 1905 en Russie nous rappellent comment celle-ci peut passer d'une situation de soumission et de confusion idéologique sous le joug du capitalisme à une situation où elle devient le sujet de l'histoire, porteuse de tous les espoirs, parce qu'elle porte, dans son être même, l'avenir de l'humanité.

Bref historique des premiers pas de la révolution

Avant de nous pencher sur la dynamique de la Révolution russe de 1905, il faut rappeler brièvement quel était le contexte international et historique dans lequel la révolution a pris son élan. Les dernières décennies du 19e siècle ont été caractérisées par un développement économique particulièrement prononcé dans toute l’Europe. Ce sont des années durant lesquelles le capitalisme se développait avec le plus de dynamisme ; les pays avancés du point de vue capitaliste étaient à la recherche d’une expansion dans les régions arriérées, soit pour trouver de la main d’œuvre et des matières premières au moindre coût, soit pour créer des nouveaux marchés pour leurs marchandises. C’est dans ce contexte que la Russie tsariste, pays dont l’économie était encore marquée par une forte arriération, devient le lieu idéal pour l’exportation de capitaux importants visant à installer des industries de moyenne et grande dimensions. En l’espace de quelques décennies, il y eut une transformation profonde de l’économie, "les chemins de fer étant le puissant instrument de l’industrialisation du pays" (2). Les données sur l’industrialisation de la Russie, dont Trotsky fait état, comparées à celles des autres pays à structure industrielle plus solide, comme l’Allemagne et la Belgique à l’époque, montrent que si le nombre d’ouvriers était encore relativement modeste par rapport à une population très importante (1,9 million contre 1,56 en Allemagne et 600 000 dans la petite Belgique), la Russie avait cependant une structure industrielle de type moderne qui n’avait rien à envier aux autres puissances du monde. Créée à partir de rien, grâce à des capitaux en majorité étrangers, l’industrie capitaliste en Russie ne s’est pas constituée sous l’effet d’une dynamique interne mais grâce à une véritable transplantation de technologies et de capitaux venant de l’extérieur. Les données de Trotsky montrent comment la main-d’œuvre en Russie était beaucoup plus concentrée que dans les autres pays, puisqu’elle se répartissait principalement entre les grandes et moyennes entreprises (38,5 % dans les entreprises à plus de 1000 ouvriers et 49,5 % dans des entreprises à effectifs compris entre 51 et 1000 ouvriers, alors qu’en Allemagne, ces chiffres étaient respectivement de 10 et 46 %). Ce sont ces données structurelles de l’économie qui expliquent la vitalité révolutionnaire d’un prolétariat par ailleurs noyé dans un pays profondément arriéré et dans lequel prévalait l’économie paysanne.

De plus, les événements de 1905 ne surgissent pas du néant, mais sont le produit d’une accumulation d’expériences successives qui ont ébranlé la Russie à partir de la fin du 19e siècle. Comme le rapporte Rosa Luxemburg, "…cette grève de janvier à Saint-Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou, et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n’étaient qu’un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase, en mars 1902. Au fond, cette première série de grèves, dans la chaîne continue des éruptions révolutionnaires actuelles, n’est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897".(3)

Le 9 (22) janvier 2005, c'est l’anniversaire de ce qu’on a appelé "le dimanche sanglant", qui a marqué le début d’une série d’événements dans la vieille Russie tsariste qui se sont déroulés pendant toute l’année 1905 et se sont terminés par la répression sanglante de l'insurrection de Moscou en décembre. L’activité de la classe a été pratiquement incessante pendant toute une année, même si les formes de lutte n’ont pas toujours été les mêmes et si les luttes n’ont pas toujours eu la même intensité. Il y a eu trois moments significatifs durant cette année de révolution : janvier, octobre et décembre.

Janvier

En janvier 1905, deux ouvriers des usines Poutilov à Pétersbourg sont licenciés. Un mouvement de grèves de solidarité se déclenche, une pétition pour les libertés politiques, le droit à l'éducation, la journée de 8 heures, contre les impôts, etc. est élaborée pour être apportée au tsar dans une manifestation massive. C'est la répression de cette manifestation qui va être le point de départ de l'embrasement révolutionnaire du pays pendant un an. Ainsi, le processus révolutionnaire en Russie a démarré de façon singulière. "Des milliers d’ouvriers non pas des social-démocrates, mais des croyants, de fidèles sujets du tsar, conduits par le pope Gapone, s'acheminent de tous les points de la ville vers le centre de la capitale, vers la place du Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar. Les ouvriers marchent avec des icônes et Gapone, leur chef du moment, avait écrit au tsar pour l'assurer qu’il se portait garant de sa sécurité personnelle et le prier de se présenter devant le peuple" (4). Le pope Gapone avait été l’animateur, en avril 1904, d’une "Assemblée des ouvriers russes d’usine et de bureaux de la ville de Pétersbourg", autorisée par le gouvernement et de connivence avec le policier Zoubatov (5). Comme le dit Lénine, cette organisation, de façon tout à fait semblable à ce qui se passe aujourd’hui avec d’autres moyens, avait le rôle de contenir et d’encadrer le mouvement ouvrier de l’époque. Mais, la pression qui s’exerçait au sein du prolétariat était déjà arrivée à un point critique. "Et voilà que le mouvement zoubatoviste franchit les limites imposées et que, suscité par la police dans son intérêt, dans le but de soutenir l’autocratie et de corrompre la conscience politique des ouvriers, il se retourne contre l’autocratie et aboutit à une explosion de la lutte de classe du prolétariat." (6). Tout se noue lorsque, arrivés au Palais d’Hiver pour déposer leur requête au tsar, les ouvriers se font attaquer par la troupe qui "charge la foule à l'arme blanche ; ils tirent sur les ouvriers désarmés qui supplient à genoux les cosaques de leur permettre d'approcher le tsar. D'après les rapports de police, il y eut ce jour-là plus d'un millier de morts et de deux mille blessés. L’indignation des ouvriers fut indescriptible." (7) C’est cette indignation profonde des ouvriers pétersbourgeois à l’égard de celui qu’ils appelaient "Petit Père" et qui avait répondu par les armes à leur supplique, outrageant ainsi violemment ceux qui s’en remettaient à lui, qui déchaîne les luttes révolutionnaires de janvier. La classe ouvrière qui avait commencé par adresser sa supplique, derrière le pope Gapone et les icônes de l’église, au "Petit Père des peuples", montre une force imprévue avec l’élan de la révolution. Un changement très rapide dans l’état d’esprit du prolétariat se produit dans cette période ; il est l’expression typique du processus révolutionnaire au cours duquel les prolétaires, malgré toutes leurs croyances et toutes leurs peurs, découvrent et prennent conscience que leur union fait leur force. "D’un bout à l’autre du pays passa un flot grandiose de grèves qui secouèrent le corps de la nation. D’après un calcul approximatif, la grève s’étendit à cent vingt-deux villes et localités, à plusieurs mines du Donetz et à dix compagnies de chemin de fer. Les masses prolétariennes furent remuées jusqu’en leurs profondeurs. Le mouvement entraînait environ un million d’âmes. Sans plan déterminé, fréquemment même sans formuler aucune exigence, s’interrompant et recommençant, guidée par le seul instinct de solidarité, la grève régna dans le pays environ deux mois" (8). Ce fait d’entrer en grève sans revendication spécifique à mettre en avant, par solidarité, parce que, "une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d'acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale" (9) est à la fois expression et facteur actif de la maturation, au sein du prolétariat russe de l’époque, de la conscience d’être une classe et de la nécessité de se confronter en tant que telle à son ennemi de classe.

La grève générale de janvier est suivie d'une période de luttes constantes, surgissant et disparaissant à travers le pays, pour des revendications économiques. Cette période est moins spectaculaire mais tout aussi importante. "Les divers courants souterrains du processus révolutionnaire s'entrecroisent, se font obstacle mutuellement, avivent les contradictions internes… le grand orage du printemps et de l'été suivant et les grèves économiques (…) jouèrent un rôle irremplaçable." Bien qu'il n'y ait "aucune nouvelle sensationnelle du front russe","en réalité la révolution poursuit sans trêve jour apès jour, heure après heure, son immense travail souterrain, minant les profondeurs de l'empire tout entier."(Ibid). Des affrontements sanglants ont lieu à Varsovie. Des barricades sont dressées à Lodz. Les matelots du cuirassé Potemkine dans la Mer noire se révoltent. Toute cette période prépare le deuxième temps fort de la révolution.

Octobre

"Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat revêt un caractère sensiblement différent de la première grève de janvier. La conscience politique y joue un rôle beaucoup plus important. Certes, l'occasion qui déclencha la grève de masse fut ici encore accessoire et apparemment fortuite : il s'agit du conflit entre les cheminots et l’administration, à propos de la Caisse des Retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit, est soutenu par une pensée politique claire. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique adressée au tsar afin d'obtenir la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : "Finissons en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme !". Et grâce au succès immédiat de la grève générale qui se traduisit par le manifeste tsariste du 30 octobre, le mouvement ne reflue pas de lui même comme en janvier, pour revenir au début de la lutte économique mais déborde vers l'extérieur, exerçant avec ardeur la liberté politique nouvellement conquise. Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations."(ibid.)

Un changement qualitatif se produit en ce mois d’octobre exprimé par la constitution du soviet de Pétersbourg qui fera date dans l’histoire du mouvement ouvrier international. A l'issue de l'extension de la grève des typographes aux chemins de fer et aux télégraphes, les ouvriers prennent en assemblée générale la décision de former le soviet qui deviendra le centre névralgique de la révolution : "Le Conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent de tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique." (10). Dans beaucoup d'autres villes, à leur tour, se forment des soviets.

Le surgissement des premiers soviets passe inaperçu pour une grande partie du mouvement ouvrier international. Rosa Luxemburg qui a si magistralement analysé les nouvelles caractéristiques prises par la lutte du prolétariat à l'aube de la nouvelle période historique, la grève de masse, en s'appuyant sur la révolution de 1905, continue de considérer les syndicats comme les formes d'organisation de la classe (11). Ce sont les Bolcheviks (et non de façon immédiate) et Trotsky qui comprennent le pas en avant que constitue pour le mouvement ouvrier la formation de ces organes en tant qu'organes de prise du pouvoir. Nous ne développerons pas cette question ici car nous y consacrerons un autre article (12). Nous indiquerons seulement que c'est justement parce que le capitalisme entrait dans sa phase de déclin que la classe ouvrière se trouvait confrontée, dès lors, directement à la tâche de renversement du capitalisme ; ainsi, après 10 mois de luttes, d'agitation socialiste, de maturation de la conscience, de transformation du rapport de forces entre les classes, elle aboutissait "naturellement" à créer les organes de son pouvoir.

"Pour l'essentiel, les soviets étaient tout simplement des comités de grève, tels qu'il s'en constitue toujours pendant les grèves sauvages. En Russie, les grèves éclatant dans les grandes usines et gagnant très vite les villes et les provinces, les ouvriers devaient se tenir en contact de façon permanente. Ils se réunissaient et discutaient dans les ateliers, (…) ils envoyaient des délégués aux autres usines (…) Mais ces tâches revêtaient, en l'occurrence, une toute autre ampleur que dans les grèves courantes. Les ouvriers avaient en effet à s'affranchir de la lourde oppression tsariste et n'ignoraient pas que les fondements mêmes de la société russe se transformaient sous leur action. Il n'était pas seulement question de salaires, mais aussi de l'ensemble des problèmes liés à la société globale. Il leur fallait découvrir, eux-mêmes, leur voie sûre dans divers domaines et trancher des questions politiques. Lorsque la grève, s'intensifiant, se fut propagée au pays tout entier, qu'elle eut stoppé net l'industrie et les moyens de transport et paralysé les autorités, les soviets se trouvèrent devant des problèmes nouveaux. Ils devaient organiser la vie sociale, veiller tant au maintien de l'ordre qu'au bon fonctionnement des services publics indispensables, bref remplir des fonctions qui sont ordinairement celles des gouvernements. Ce qu'ils décidaient, les ouvriers l'exécutaient". (13)

Décembre

"Le rêve de la Constitution est suivi d'un réveil brutal. Et l'agitation sourde finit par déclencher en décembre la troisième grève générale de masse qui s'étend à l’Empire tout entier. Cette fois, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux cas précédents. L’action politique ne cède pas la place à l'action économique comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide, comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas ses essais d'instaurer une liberté politique véritable, et l’action révolutionnaire se heurte ainsi pour la première fois dans toute son étendue à ce mur inébranlable : la force matérielle de l’absolutisme."(14) La bourgeoisie capitaliste effrayée par le mouvement du prolétariat s'est rangée derrière le tsar. Le gouvernement n'a pas appliqué les lois libérales qu'il venait d'accorder. Les dirigeants du soviet de Petrograd sont arrêtés. Mais la lutte continue à Moscou : "La révolution de 1905 atteignit son point culminant lors de l'insurrection de décembre à Moscou. Un petit nombre d’insurgés, ouvriers organisés et armés – ils n'étaient guère plus de huit mille – résista pendant neuf jours au gouvernement du tsar. Celui-ci ne pouvait se fier à la garnison de Moscou, mais devait au contraire la tenir enfermée et ce n'est qu'avec l'arrivée du régiment de Sémionovski, appelé à Pétersbourg, qu'il put réprimer le soulèvement." (15)

Nature prolétarienne de la révolution de 1905
et dynamique de la grève de masse

Les éléments essentiels de l’histoire étant retracés, nous voulons ici souligner un premier point : la révolution de 1905 a un protagoniste fondamental, le prolétariat russe, et toute sa dynamique suit strictement la logique de cette classe. Alors que tout le mouvement ouvrier international s'attendait à une révolution bourgeoise en Russie et estimait que la tâche centrale de la classe ouvrière - comme cela avait été le cas lors des révolutions de 1789 et 1848 - était de participer au renversement de l'Etat féodal et de pousser à l'instauration de libertés bourgeoises, non seulement c'est la grève de masse de la classe ouvrière qui anime toute l'année 1905, mais sa dynamique l'amène à créer des organes de pouvoir ouvrier. Lénine lui même est assez clair sur cela quand il rappelle qu’à part son caractère "démocratique bourgeois" dû à son "contenu social", "La révolution russe était en même temps une révolution prolétarienne non seulement parce que le prolétariat y était la force dirigeante, l’avant-garde du mouvement, mais aussi parce que l'instrument spécifique du prolétariat, la grève, constituait le levier principal permettant de mettre en branle des masses et le fait le plus caractéristique de la vague montante des événements décisifs"(ibid). Mais quand Lénine parle de grève, nous ne devons pas y voir des actions de 4, 8 ou 24 heures du type de ce que nous proposent les syndicats aujourd'hui dans tous les pays du monde. En fait, avec 1905 se développe ce qu’on a appelé ensuite la grève de masse, cet "océan de phénomènes" – comme l’a caractérisé Rosa Luxemburg – c'est-à-dire l'extension et l'auto-organisation spontanées de la lutte du prolétariat qui vont caractériser tous les grands moments de lutte du 20e siècle. "A l'époque, l'aile droite de la 2e Internationale, majoritaire, surprise par la violence des événements ne comprend rien à ce qui vient de se passer sous ses yeux, mais manifeste bruyamment sa réprobation et sa répugnance face au développement de la lutte de classe, annonçant ainsi le processus qui va l'amener rapidement à passer dans le camp de l'ennemi de classe." (16) L'aile gauche dont les Bolcheviks, Rosa Luxemburg, Pannekoek, y verra la confirmation de ses positions (contre le révisionnisme à la Bernstein (17) et le crétinisme parlementaire) mais devra s'atteler à un travail théorique approfondi pour comprendre pleinement le changement des conditions de vie du capitalisme - la phase de l'impérialisme et de la décadence - qui déterminait le changement dans les buts et les moyens de la lutte de classe. Mais déjà, Luxemburg en dessinait les prémices : "La grève de masse apparaît ainsi non pas comme un produit spécifiquement russe de l'absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classe prolétarienne déterminée par le stade actuel du développement capitaliste et des rapports de classe (…) la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste." (18)

La grève de masse n'est pas un simple mouvement des masses, un genre de révolte populaire englobant "tous les opprimés" et qui serait, par essence, positive comme les idéologies gauchistes et anarchistes aujourd'hui veulent nous le faire accroire. En 1905, Pannekoek écrivait : "Si l'on prend la masse dans son sens tout à fait général, l'ensemble du peuple, il apparaît que, dans la mesure où se neutralisent réciproquement les conceptions et volontés divergentes des uns et des autres, il ne reste apparemment rien d'autre qu'une masse sans volonté, fantasque, adonnée au désordre, versatile, passive, oscillant de ci de là entre diverses impulsions, entre des mouvements incontrôlés et une indifférence apathique - bref, comme on le sait, le tableau que les écrivains libéraux peignent le plus volontiers du peuple (…) Ils ne connaissent pas les classes. A l'opposé, c'est la force de la doctrine socialiste que d'avoir apporté un principe d'ordre et un système d'interprétation de l'infinie variété des individualités humaines, en introduisant le principe de la division de la société en classes (…) Que l'on identifie dans les mouvements de masse historiques les différentes classes, et l'on voit aussitôt émerger d'un impénétrable brouillard une image claire du combat entre les classes, avec ses phases successives d'attaque, de retraite, de défense, de victoire et de défaite." (19)

Alors que la bourgeoisie et, avec elle, les opportunistes dans le mouvement ouvrier se détournaient avec dégoût du mouvement "incompréhensible" de 1905 en Russie, la gauche révolutionnaire allait tirer les leçons de la nouvelle situation : "…les actions de masse sont une conséquence naturelle du développement du capitalisme moderne en impérialisme, elles sont sans cesse davantage la forme de combat qui s'impose à lui." "Autrefois, il fallait que les soulèvements populaires l'emportent sur toute la ligne, ou, s'ils n'avaient pas la force de le faire, ils échouaient totalement. Nos actions de masse [du prolétariat] ne peuvent pas échouer ; même si nous n'atteignons pas le but que nous nous sommes assigné, ces actions ne sont pas vaines car même des retraites temporaires contribuent à la victoire future". (20)

La grève de masse n’est pas non plus une recette toute prête comme la "grève générale" prônée par les anarchistes (21), mais le mode d'expression de la classe ouvrière, une façon de regrouper ses forces pour développer sa lutte révolutionnaire. "En un mot : la grève de masse comme la révolution russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux, inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la forme de manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution" (22). La grève de masse est quelque chose dont aujourd’hui nous n’avons pas une idée directe et concrète sinon, pour ceux qui sont moins jeunes, à travers ce qu’a représenté la lutte des ouvriers polonais en 1980. (23) Référons-nous donc encore à Luxemburg qui en donne un cadre solide et lucide : "les grèves en masse - depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-1897 jusqu’à la dernière grande grève de décembre 1905 - sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu’il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace pour ainsi dire en miniature, l’histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical, purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu’à la manifestation politique. (…) La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l'intérieur des usines Poutilov, la grève d’octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite, la grève de décembre enfin, par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l'élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu'à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève en masse.(…) Le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement (…) constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie". (24) Rosa Luxemburg aborde ici un aspect central de la lutte révolutionnaire du prolétariat : l’unité inséparable de la lutte économique et de la lutte politique. A l’inverse de ceux qui, à l'époque, affirment que la lutte politique représente le dépassement, la partie noble pour ainsi dire, de la lutte du prolétariat dans ses confrontations avec la bourgeoise, Luxemburg explique au contraire clairement comment la lutte économique se développe du terrain économique au terrain politique pour ensuite revenir avec une force accrue sur le terrain de la lutte revendicative. Tout cela est particulièrement clair quand on relit les textes sur la révolution de 1905 et concernant le printemps et l’été. De fait, on voit comment le prolétariat qui avait commencé avec une manifestation politique revendiquant des droits démocratiques lors du dimanche sanglant, à un niveau extrêmement humble, non seulement n’a pas reculé après la forte répression mais en est sorti avec une énergie renouvelée et renforcée et est monté à l’assaut pour la défense de ses conditions de vie et de travail. C’est ainsi que dans les mois qui ont suivi, il y a eu une multiplication des luttes, "ici, on lutte pour la journée de 8 heures, là, contre le travail aux pièces ; ici, on emmène sur des charrettes à bras les maîtres brutaux après les avoir ligotés dans un sac ; ailleurs, on combat l’infâme système des amendes ; partout on lutte pour de meilleurs salaires, ici et là, pour la suppression du travail à domicile".(ibid) Cette période a été aussi d’une grande importance parce que, comme le souligne encore Rosa Luxemburg, elle a donné au prolétariat la possibilité d’intérioriser, a posteriori, tous les enseignements du prologue de janvier et de se clarifier les idées pour le futur. Effectivement, "les ouvriers brusquement électrisés par l'action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d'esclavage économique. Le geste de révolte qu'est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques."(Ibid)

Caractère spontané de la révolution
et confiance dans la classe ouvrière

Un aspect qui est particulièrement important dans le processus révolutionnaire dans la Russie de 1905, c’est son caractère fortement spontané. Les luttes surgissent, se développent et se renforcent, donnant naissance à de nouveaux instruments de lutte tels que la grève de masse et les soviets, sans que les partis révolutionnaires de l’époque ne réussissent à être dans le coup ou même à comprendre complètement sur le moment les implications de ce qui se passe. La force du prolétariat dans le mouvement sur le terrain de ses propres intérêts de classe est formidable et contient en elle même une créativité impensable. C’est Lénine lui même qui le reconnaît un an après en faisant le bilan de la révolution de 1905 : "De la grève et des manifestations, l’on passe à la construction de barricades isolées. Des barricades isolées, à la construction de barricades en masse et aux batailles de rue contre la troupe. Par dessus la tête des organisations, la lutte prolétarienne de masse est passée de la grève à l’insurrection. Là est la grande acquisition historique de la révolution russe, acquisition due aux événements de décembre 1905 et faite, comme les précédentes, au prix de sacrifices immenses. De la grève politique générale le mouvement s’est élevé à un degré supérieur. Il a forcé la réaction à aller jusqu’au bout dans sa résistance : c’est ainsi qu’il a formidablement rapproché le moment où la révolution elle aussi ira jusqu’au bout dans l’emploi de ses moyens d’offensive. La réaction ne peut aller au delà du bombardement des barricades, des maisons et de la foule. La révolution, elle, peut aller au delà des groupes de combat de Moscou, elle a du champ et quel champ en étendue et en profondeur ! (…) Le changement des conditions objectives de la lutte qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie." (25)

Ce passage de Lénine est particulièrement important aujourd’hui dans la mesure où nombre de doutes présents chez les éléments politisés et jusqu’à un certain point, à l’intérieur des organisations prolétariennes, sont liés à l’idée que le prolétariat ne réussira jamais à émerger de l’apathie dans laquelle il semble parfois être tombé. Ce qui s’est passé en 1905 en est le démenti le plus éclatant et l’émerveillement que nous éprouvons lorsque nous voyons ce caractère spontané de la lutte de classe n’est que l’expression d’une sous-estimation des processus qui se déroulent en profondeur dans la classe, de cette maturation souterraine de la conscience dont parlait déjà Marx, quand il se référait à "la vieille taupe". La confiance dans la classe ouvrière, dans sa capacité à donner une réponse politique aux problèmes qui affectent la société, est une question primordiale à l’époque actuelle. Après l’écroulement du mur de Berlin et la campagne de la bourgeoisie qui s’en est suivi sur la faillite du communisme faussement identifié à l’infâme régime stalinien, la classe ouvrière éprouve des difficultés à se reconnaître en tant que classe et, par conséquent, à se reconnaître dans un projet, dans une perspective, dans un idéal pour lequel combattre. Le manque de perspective produit automatiquement une chute de la combativité, un affaiblissement de la conviction qu’il est nécessaire de se battre, parce qu’on ne lutte pas pour rien mais seulement si on a un objectif à atteindre. C’est pour cela qu’aujourd’hui, le manque de clarté sur la perspective et le manque de confiance en elle-même de la classe ouvrière sont fortement liés entre eux. Mais c'est fondamentalement dans la pratique qu'une telle situation peut être dépassée, à travers l’expérience directe par la classe ouvrière de ses possibilités et de la nécessité de lutter pour une perspective. C'est ce qui s’est produit justement en Russie en 1905 quand "en quelques mois, les choses changèrent du tout au tout. Les centaines de sociaux-démocrates révolutionnaires furent "subitement" des milliers, et ces milliers devinrent les chefs de deux à trois millions de prolétaires. La lutte prolétarienne suscita une grande effervescence, et même en partie un mouvement révolutionnaire, au plus profond de la masse des cinquante à cent millions de paysans ; le mouvement paysan eut une répercussion dans l'armée et entraîna des révoltes militaires, des engagements armés entre les troupes." (26) Cela ne constituait pas une nécessité seulement pour le prolétariat en Russie, mais pour le prolétariat mondial, y inclus le plus développé, le prolétariat allemand :

"Dans la révolution, où la masse elle même paraît sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette "éducation" que trente ans de luttes parlementaires et syndicales ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand. (…) Mais, inversement, il est non moins certain qu'en Allemagne, dans une période d’ actions politiques énergiques, un instinct de classe vivant révolutionnaire, avide d’agir, s’emparera des couches les plus larges et les plus profondes du prolétariat ; cela se fera d'autant plus rapidement et avec d'autant plus de force que l'influence éducatrice de la social-démocratie aura été plus puissante". (27) On peut dire aujourd’hui, en paraphrasant Rosa Luxemburg, qu’il est tout aussi vrai qu’actuellement, dans le monde, dans une période de crise économique profonde et devant l’incapacité patente de la bourgeoisie à faire face à la faillite de tout le système capitaliste, un sentiment révolutionnaire actif et vivant s’emparera des secteurs les plus mûrs du prolétariat mondial et il le fera en particulier dans les pays à capitalisme avancé dans lesquels l’expérience de la classe a été la plus riche et la plus enracinée et dans lesquels sont plus présentes les forces révolutionnaires encore faibles. Cette confiance que nous exprimons aujourd’hui dans la classe ouvrière, n’est pas un acte de foi, ni ne correspond à une attitude de confiance aveugle, mystique, mais elle est fondée justement sur l’histoire de cette classe et sur sa capacité de reprise, parfois surprenante, dans une situation de torpeur apparente, parce que, comme nous avons essayé de le montrer, s’il est vrai que les dynamiques à travers lesquelles se produisent les processus de maturation de sa conscience sont souvent obscurs et difficiles à comprendre, il est tout à fait certain que cette classe est historiquement contrainte, de par sa place dans la société de classe exploitée et de classe révolutionnaire en même temps, de se dresser contre la classe qui l’opprime, la bourgeoisie et dans l'expérience de ce combat, elle retrouvera la confiance en elle-même qui lui fait défaut aujourd'hui : "Auparavant, nous avions un masse impuissante, docile, d'une inertie de cadavre face à la force dominante qui, elle, est bien organisée et sait ce qu'elle veut, qui manipule la masse à son gré ; et voilà que cette masse se transforme en humanité organisée, capable de déterminer son propre sort en exerçant sa volonté consciente, capable de faire face crânement à la vieille puissance dominante. Elle était passive ; elle devient une masse active, un organisme doté de sa vie propre, cimentée et structurée par elle-même, dotée de sa propre consicence, de ses propres organes" (28).

De pair avec le développement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, apparaît nécessairement un autre élément crucial de la lutte du prolétariat : la solidarité dans ses rangs. La classe ouvrière est la seule classe qui est vraiment solidaire par essence parce qu'il n'existe en son sein aucun intérêt économique divergent - contrairement à la bourgeoisie, classe de la concurrence et dont la solidarité ne s'exprime au plus haut degré que dans les limites nationales ou bien contre son ennemi historique, le prolétariat. La concurrence au sein du prolétariat lui est imposée par le capitalisme, mais la société qu'il porte dans ses flancs et dans son être est une société qui met fin à toutes les divisions, une véritable communauté humaine. La solidarité prolétarienne est une arme fondamentale de la lutte du prolétariat ; elle était à l'origine du grandiose bouleversement de l'année 1905 en Russie : "l’étincelle qui a provoqué l’incendie a été un conflit commun entre capital et travail : la grève dans une usine. Il est intéressant de noter cependant que la grève des 12 000 ouvriers de Poutilov, déclenchée le lundi 3 janvier, a été d’abord une grève proclamée au nom de la solidarité prolétarienne. La cause en a été le licenciement de 4 ouvriers. "Quand la demande de réintégration a été rejetée – écrit un camarade de Pétersbourg le 7 janvier – l’usine s’est arrêtée d’un seul coup, à l’unanimité totale"." (29)

Ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui, la bourgeoisie s'efforce de galvauder la notion de solidarité qu'elle présente sous une forme "humanitaire" ou encore à la sauce de "l'économie solidaire", un des gadgets du nouveau "mouvement" altermondialiste qui s'efforce de dévoyer la prise de conscience qui s'effectue peu à peu dans les profondeurs de la société sur l'impasse que représente le capitalisme pour l'humanité. Si la classe ouvrière dans son ensemble n'est pas encore consciente aujourd'hui de la puissance de sa solidarité, la bourgeoisie, elle, n'a pas oublié les leçons que le prolétariat lui a infligées dans l'histoire.

1905 a été un événement grandiose du mouvement ouvrier, surgi des tréfonds de l'âme révolutionnaire du prolétariat, qui a montré la puissance créatrice de la classe révolutionnaire. Aujourd'hui et malgré tous les coups que la bourgeoisie agonisante lui a portés, le prolétariat conserve, intactes, ses capacités. Il revient aux révolutionnaires de permettre à leur classe de se réapproprier les grandes expériences de son histoire passée et de préparer inlassablement le terrain théorique et politique pour le développement de la lutte et de la conscience de classe aujourd'hui et demain.

"Dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s'assurer un subside, se transforme en "révolutionnaire romantique" pour qui le bien suprême lui-même - la vie - et à plus forte raison le bien-être matériel n'ont que peu de valeur en comparaison de l'idéal de la lutte. S'il est donc vrai que c'est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève au sens de l'initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n'en est pas moins vrai qu'en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. (…) La social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de "direction" dans la période de grève de masse, consiste à donner le mot d'ordre de la lutte, à l'orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu'à chaque phase et à chaque instant du combat, soit réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagée et lancée dans la bataille" (30). Pendant l'année 1905, bien souvent les révolutionnaires (appelés à l'époque les sociaux-démocrates) ont été surpris, devancés, dépassés par l'impétuosité du mouvement, sa nouveauté, son imagination créative et n'ont pas toujours su donner les mots d'ordre dont parle Luxemburg, "à chaque phase, à chaque instant" et ont même commis des erreurs importantes. Cependant, le travail révolutionnaire de fond qu'ils ont mené avant et pendant le mouvement, l'agitation socialiste, la participation active à la lutte de leur classe ont été des facteurs indispensables dans la révolution de 1905 ; leur capacité, ensuite, de tirer les leçons de ces événements a préparé le terrain de la victoire de 1917.

Ezechiele (5-12-04)

(1) Nous ne pouvons, dans le cadre de ces articles, restituer toute la richesse des événements ni l'ensemble des questions et nous renvoyons le lecteur aux documents historiques eux-mêmes. De même, nous laisserons de côté un certain nombre de points comme la discussion sur les tâches bourgeoises (selon les Mencheviks), la nature "démocratico-bourgeoise"(selon les Bolcheviks) de la révolution russe ou "la théorie de la révolution permanente" (selon Trotsky) qui tous, peu ou prou, tendaient encore à envisager les tâches du prolétariat dans le cadre national imposé par la période ascendante du capitalisme. De même, nous ne pourrons pas aborder la discussion dans la social-démocratie allemande sur la grève de masse, notamment entre Kautsky et Rosa Luxemburg.

(2) L. Trotsky, 1905.

(3) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et Syndicats, 1906.

(4) Lénine : Rapport sur la révolution de 1905, 9 (22) janvier 1917.

(5) Zoubatov était un policier qui avait fondé, en accord avec le gouvernement, des associations ouvrières qui avaient pour but de maintenir les conflits dans un cadre strictement économique et de les détourner ainsi de la mise en cause du gouvernement.

(6) Lénine : "La grève de Pétersbourg", dans Grève économique et grève politique.

(7) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905", idem..

(8) L. Trotsky : 1905

(9) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et syndicats.

(10) L. Trotsky : 1905

(11) Voir notre article "Notes sur la grève de masse" dans la Revue internationale n°27, 4e trimestre 1981.

(12) Voir aussi notre article "Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat" dans la Revue internationale n°43, 4e trimestre 1985.

(13) Anton Pannekoek : Les conseils ouvriers (rédigé en 1941-42).

(14) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(15) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905".

(16) Voir notre article "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière" dans la Revue internationale n°26, 3e trimestre 1981.

(17) Bernstein était, dans la social-démocratie allemande, le promoteur de l'idée d'une transition pacifique au socialisme. Son courant est connu sous le terme de révisionnisme. Rosa Luxemburg le combat comme l'expression d'une dangereuse déviation opportuniste qui affecte le parti, dans sa brochure Réforme sociale ou révolution.

(18) R. Luxemburg : Grève de masse, Parti et syndicats.

(19) "Marxisme et téléologie", publié dans la Neue Zeit en 1905, cité dans "Action de masse et révolution" (1912).

(20) Pannekoek "Action de masse et révolution", Neue Zeit en 1912

(21) D'ailleurs les anarchistes n'ont joué aucun rôle en 1905. L'article dans cette Revue sur la CGT en France souligne que 1905 ne trouve aucun écho chez les anarcho-syndicalistes. Comme le met en lumière Rosa Luxemburg, dès l'entrée, dans sa brochure Grève de masse, parti et syndicats, "l'anarchisme est absolument inexistant dans la révolution russe comme tendance politique sérieuse". "La révolution russe, cette même révolution qui constitue la première expérience historique de la grève générale, non seulement ne réhabilite pas l'anarchisme, mais encore aboutit à une liquidation historique de l'anarchisme."

(22) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(23) Voir notre brochure sur la Pologne 80.

(24) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(25) Lénine : "Les enseignements de l’insurrection de Moscou", 1906.

(26) Lénine : "Rapport sur la révolution de 1905."

(27) Rosa Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicats.

(28) Pannekoek "Action de masse et révolution", Neue Zeit en 1912.

(29) Lénine : "Grève économique et grève politique"

(30) Grève de masse, parti et syndicats.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [3]

Approfondir: 

  • Russie 1905 [4]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [5]

La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (III)

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L'abandon par Battaglia Comunista du concept marxiste de décadence d'un mode de production (2e partie)

 

Dans la première partie de cet article (Revue Internationale n° 119) nous avons rappelé que, pour le marxisme et contrairement à la vision développée par Battaglia Comunista (1), la décadence du capitalisme n’est pas une éternelle répétition de ses contradictions à une échelle croissante mais pose bien la question de sa survie en tant que mode de production selon les propres termes utilisés par Marx et Engels. En rejetant le concept de décadence tel qu'il a été défini par les fondateurs du marxisme et repris à leur compte par les organisations du mouvement ouvrier, dont certaines l'ont approfondi, Battaglia tourne le dos à la compréhension du matérialisme historique qui nous enseigne que les conditions de dépassement des modes de production supposent qu’ils rentrent dans une phase de "sénilité" (Marx) où "leurs rapports de production devenus obsolètes constituent un obstacle au développement des forces productives" (Marx). Il n’y a nul "fatalisme" intrinsèque dans l’idée même "d’autodestruction" du capitalisme comme le prétend Battaglia car, si la décadence d’un mode de production est la condition indispensable pour "une transformation révolutionnaire de la société tout entière" (Marx, Manifeste Communiste), c’est la lutte des classes qui, en dernière instance, tranche les contradictions socio-économiques. Si cette dernière en est incapable, s’il y a un blocage du rapport de force entre les classes, la société s’enfonce alors dans une phase de décomposition, dans "la ruine des diverses classes en lutte" nous dit encore Marx au tout début du Manifeste Communiste. Nul automatisme et fatalisme donc dans la succession des modes de production qui amènerait à penser que, acculé par des contradictions de plus en plus insurmontables, le capitalisme se retirerait de lui-même de la scène de l’histoire.

Ainsi, après avoir jeté la suspicion sur le concept marxiste de décadence (fatalisme), après avoir affirmé péremptoirement qu’il n’existerait pas de définition économique cohérente de la décadence et que, sans cette dernière, ce concept serait sans valeur, après avoir rejeté la méthode marxiste pour la redéfinir, nous avons vu que Battaglia en rejetait les manifestations essentielles. Dans cette seconde partie de notre critique nous allons : (a) relever les zigzags incroyables et permanents de cette organisation dans la reconnaissance du concept de décadence ; (b) poursuivre l’examen des erreurs méthodologiques d’analyse qui font revenir ce groupe à la démarche des socialistes pré-marxistes ; (c) rappeler les bases marxistes conditionnant une révolution victorieuse ; (d) et enfin, examiner les implications de l’abandon de la notion de décadence sur le plan politique de la lutte du prolétariat.

Les zigzags de Battaglia dans la reconnaissance de la notion de décadence

Lors des discussions autour de l’adoption de sa plate-forme politique à sa première Conférence Nationale en 1945, le Comité Central du "Parti" reconstitué charge l’un de ses membres Stefanini (senior), ancien militant en vue de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) de présenter un rapport politique sur la question syndicale dans lequel il "réaffirme sa conception que le syndicat dans la phase de décadence du capitalisme est nécessairement lié à l’Etat bourgeois" (Compte-rendu de la première Conférence Nationale du PCInt). Ce rapport présenté au troisième jour du Congrès était contradictoire avec la plate-forme discutée et votée la veille (2). De surcroît, dans la discussion, plusieurs militants appuient cette position développée par Stefanini au nom du Comité Central alors que ce dernier, à l’issue de la discussion, appelle néanmoins le Congrès à réaffirmer la position développée dans la Plate-forme (3) et estime devoir présenter et faire voter une motion en fin de Congrès qui en appelle à "la reconstruction de la CGIL" et à "la conquête des organes dirigeants du syndicat" (idem, Motion du Comité Central sur la question syndicale).

De plus, malgré sa revendication explicite de continuité politique et organisationnelle avec la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) (4) et malgré la présence de membres de cette Fraction à la direction du "Parti" reconstitué, la Plate-forme votée à ce Congrès de fondation n’évoque même pas ce qui constituait le ciment et la cohérence politique des positions de la Fraction, à savoir l’analyse de la décadence du capitalisme. Enfin, le "Parti" nomme un Bureau International pour coordonner ses extensions organisationnelles à l’étranger qui, quant à elles, cacophonie oblige, continuent de défendre dans leurs publications l’analyse de la décadence du capitalisme (5) ! Autant dire qu’avec une telle méthode de regroupement à sa fondation, c’était à peu près sur toutes les questions politiques adoptées qu’il y avait une véritable hétérogénéité programmatique. La lecture du compte-rendu de ce Congrès est édifiante sur la profonde confusion politique qui y régnait (6) !

Sur de telles bases politiques confuses, il n’est dès lors pas surprenant que, tel un monstre du Loch Ness, la notion de décadence réapparaisse à l’une ou l’autre occasion et notamment lors de la Conférence syndicale du PCInt en 1947 où il est affirmé, en contradiction avec la Plate-forme votée en 1945, que "Dans l’actuelle phase de décadence de la société capitaliste, le syndicat est appelé à être un instrument essentiel de la politique de conservation et par conséquent à assumer de précises fonctions d’organismes d’Etat" (7). Ce cocktail détonant à la fondation du PCInt ne résistera pas très longtemps à l’épreuve du temps ; après de nombreux départs individuels et de petits groupes, il va se scinder en deux branches en 1952, l’une autour de Bordiga (Programme Communiste), campant sur ses positions politiques des années 1920, l’autre, autour de Damen (qui conservera la publication Battaglia Comunista), se revendiquant de façon plus explicite des apports politiques de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) (8). C’est au moment de cette scission que Bordiga développera quelques considérations critiques à propos de la décadence (9). Cependant, malgré la réappropriation de certaines positions de la Fraction l’analyse de la décadence ne se retrouvera toujours pas dans la nouvelle plate-forme politique de Battaglia après la scission de 1952.

Plus tard, dans son effort de regroupement des forces révolutionnaires, dans le cadre de la dynamique ouverte par les Conférences Internationales des Groupes de la Gauche Communiste entre 1976 et 1980 (10) et de discussion avec notre organisation, Battaglia fera finalement sienne l’analyse sur la décadence du capitalisme. Battaglia publiera deux longues études sur la décadence dans ses numéros du premier semestre 1978 et de mars 1979 (11) ainsi que dans ses textes de contribution pour les deux premières Conférences des Groupes de la Gauche Communiste (12). Nous verrons ainsi apparaître dans les positions de base qui caractérisent Battaglia, publiées au dos de ses publications, un nouveau point programmatique marquant l’adoption principielle du cadre d’analyse de la décadence : "L’accroissement des conflits inter-impérialistes, les luttes commerciales, la spéculation, les guerres locales généralisées, signent le processus de décadence du capitalisme. La crise structurelle du système pousse le capital au-delà de ses limites "normales", vers sa solution sur le plan de la guerre impérialiste". Après la mort de Damen senior en octobre 1979, le fondateur du PCInt et l’initiateur du cycle des Conférences, ce point sur la décadence disparaîtra de ses positions de base à partir du Prometeo n°3 de décembre 1979, c’est-à-dire juste à la veille de notre exclusion par Battaglia lors de la tenue de la 3e conférence en mai 1980. Il est d’ailleurs significatif que l’analyse de la décadence du capitalisme, qui était centralement présente dans les contributions de Battaglia pour les deux premières Conférences, disparaîtra totalement dans ses contributions pour la troisième dans lesquelles nous voyons apparaître une analyse préfigurant la position actuelle... tout cela dans la discrétion la plus complète et sans explication aucune, ni par rapport à ses lecteurs, ni par rapport aux autres groupes du milieu politique prolétarien ! Pour être complet, signalons également que Battaglia propose aujourd’hui d’abandonner ce qu’il continuait encore d’affirmer dans la plate-forme de 1997 du BIPR, à savoir l’existence d’une rupture qualitative au tournant de la Première Guerre mondiale entre deux périodes historiques fondamentales et distinctes dans l’évolution du mode de production capitaliste même s’il n’utilisait plus et ne l’expliquait plus par les concepts marxistes d’ascendance et de décadence d’un mode de production (13).

Après ces multiples zigzags politiques, Battaglia a le culot de se plaindre en disant être "fatigué de discuter de rien quand nous avons à travailler pour chercher à comprendre ce qui arrive dans le monde" (14). Comment en effet ne pas être fatigué lorsque l’on change régulièrement de paire de lunettes et qu’on ne sait jamais laquelle chausser pour bien "comprendre ce monde dans lequel nous vivons" ? Aujourd’hui, tout un chacun peut constater que Battaglia a délibérément choisi des verres de presbyte pour sa myopie.

A ce stade, le lecteur aura pu constater qu’à défaut d’être expert es marxisme comme elle le prétend, Battaglia est plutôt doué pour surfer sur l’opportunité du moment et être le champion en retournement de veste... Mais ce n’est pas fini (!), le comble nous est donné par ses zigzags tout récents. En effet, pour qui lit la prose de Battaglia, il est manifeste que cette organisation voulait définitivement se débarrasser d’une notion qu’elle considère, selon ses propres termes dans une prise de position datant de février 2002 et publiée dans Internationalist Communist n° 21 (15), être un "concept aussi universel que confus (...) étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" qui ne joue "aucun rôle sur le terrain de l’économie politique militante, de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme", qui est "hors du matérialisme historique" et qui, de surcroît, n’apparaîtrait "jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" (16). Mais alors, pourquoi diable Battaglia ressent-elle deux années après (Prometeo n° 8 de décembre 2003) le besoin de lancer un grand débat dans le BIPR sur un concept "confus", qui "ne peut expliquer les mécanismes de la crise", qui serait "étranger à la critique de l’économie politique", qui n’apparaîtrait qu’incidemment chez Marx et qui serait absent de son oeuvre maîtresse ? Enième retournement de veste... Battaglia se serait-elle tout un coup souvenue que la première brochure écrite par son organisation soeur (la CWO) s’intitulait justement "Les fondements économiques de la décadence", organisation soeur qui considère, à juste titre, que la "décadence fait partie de l’analyse de Marx des modes de production" et fut au coeur de la création de la IIIe internationale : "Au moment de la création de l’IC en 1919, il semblait que l’époque de la révolution fut atteinte, ce que décréta sa conférence de fondation" (Revolutionary Perspectives n° 32)... Battaglia se rendrait-elle compte aujourd’hui qu’il lui est bien difficile d’évacuer aussi facilement un acquis aussi central du mouvement ouvrier que la notion marxiste de décadence d’un mode de production ?

Dès lors, il ne faut guère s’étonner que Battaglia, dans sa contribution d’ouverture au débat, n’ait rien à dire sur la définition et l’analyse de la décadence des modes de production développées par Marx et Engels ni sur leurs tentatives d’en définir les circonstances et le moment pour le capitalisme. De même, Battaglia feint superbement d’ignorer la position constitutive de l’IC analysant la Première Guerre mondiale comme le signal inéquivoque de l’ouverture de la période de décadence du capitalisme. Battaglia qui se réclame pourtant politiquement de la Fraction de Gauche Italienne (1928-45) se tait également dans toutes les langues sur le fait qu’elle a fait de la décadence le cadre de sa plate-forme politique. Alors, au lieu de se prononcer sur le patrimoine légué par les fondateurs du marxisme et approfondi par des générations de révolutionnaires, Battaglia préfère jeter des anathèmes (fatalisme) et répandre la confusion sur la définition de la décadence... pour finalement nous annoncer un débat au sein du BIPR ainsi qu’une "grande recherche" de son cru : "...le but de notre recherche sera de vérifier si le capitalisme a épuisé sa poussée de développement des forces productives et si cela est vrai, quand, dans quelle mesure et surtout pourquoi". En effet, lorsque l’on veut abandonner un acquis historique du marxisme, il est plus facile d’écrire sur une page blanche que de devoir se prononcer sur les acquis programmatiques du mouvement ouvrier. Telle était déjà la démarche des réformistes à la fin du 19e siècle. Pour notre part, nous attendons les résultats de cette "recherche" avec une grande impatience et nous nous ferons fort de les confronter à la théorie marxiste et à la réalité de l’évolution historique et actuelle du capitalisme... Cela dit, nous pouvons noter que les arguments qui sont d’ores et déjà utilisés nous montrent une direction qui n’augure rien de bon !

Un retour à l’idéalisme du socialisme utopique

Pour Battaglia, à l’image des socialistes utopiques, la révolution n’est le produit d’aucune nécessité historique trouvant ses racines dans l’impasse de la décadence du capitalisme comme nous l’ont enseigné Marx, Engels et Rosa Luxemburg : "L’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son auto-destruction" (Marx, op. cité) ; "La science économique... est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies." (Engels, Anti-Dürhing, Editions Sociales 1973 [1877] : 179) ; "Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse" (Rosa Luxemburg, op. cité : 20). Pour le marxisme, si "l’autodestruction", la "désagrégation", "l’impasse" de la décadence du capitalisme sont une condition indispensable au dépassement de ce mode de production, elles n’impliquent aucunement sa disparition automatique car : "Ce qui pourra l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat" (Rosa Luxemburg, op. cité : 44). "L’autodestruction" (Marx), la "désagrégation" (Engels), "l’impasse" (Luxemburg) de la décadence du capitalisme créent les conditions de la révolution, elles en constituent le fondement de granit sans lesquels "il s’agit d’un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus sur le développement matériel de la société (...) en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société" (Rosa Luxemburg, op. cité : 21-22). Tout comme les siècles de décadence romaine et féodale ont été nécessaires pour qu’émergent les conditions objectives et subjectives nécessaires à l’avènement d’un nouveau mode de production, l’impasse de la décadence du capitalisme est ce qui constitue pour le prolétariat la preuve du caractère historiquement rétrograde de ce mode de production car, contrairement à ce que pense Battaglia, "Le socialisme ne découle pas automatiquement et en toutes circonstances de la lutte quotidienne de la classe ouvrière. Il naîtra de l’exaspération des contradictions internes de l’économie capitaliste et de la prise de conscience de la classe ouvrière, qui comprendra la nécessité de les abolir au moyen de la révolution sociale" (Rosa Luxemburg, op.cité : 47-48).

Le marxisme ne dit pas que la révolution est inéluctable. Il ne nie pas la volonté comme facteur de l’histoire, mais il démontre qu’elle ne suffit pas, qu’elle se réalise dans un cadre matériel produit d’une évolution, d’une dynamique historique dont elle doit tenir compte pour être efficace. L’importance donnée par le marxisme à la compréhension des "conditions réelles", des "conditions objectives" n’est pas la négation de la conscience et de la volonté, mais au contraire la seule affirmation conséquente de celles-ci. Dès lors, si le capitalisme "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" (Battaglia) où se trouvent les fondements objectifs du socialisme ? Car, comme nous le rappelle Rosa Luxemburg : "Pour Marx, la rébellion des ouvriers, la lutte des classes et c’est là ce qui assure leur force victorieuse sont les reflets idéologiques de la nécessité historique objective du socialisme, qui résulte elle-même de l’impossibilité économique objective du capitalisme à un certain stade de son développement. Bien entendu, cela ne signifie pas que le processus historique doive nécessairement (ou même puisse) être mené jusqu’à son terme, jusqu’à la limite de l’impossibilité économique du capitalisme. La tendance objective du développement capitaliste suffit à provoquer, avant même qu’il ait atteint cette limite, l’exaspération des antagonismes sociaux et politiques et une situation si insoutenable que le système doit s’effondrer. Mais ces conflits sociaux ou politiques ne sont en dernier ressort que le résultat de l’impossibilité économique du capitalisme, et il s’exaspèrent dans la mesure où cette impossibilité devient sensible. Supposons au contraire avec les "experts" (comme Battaglia, ndlr) la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation : le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité historique objective, et nous nous enfonçons dans les brumes des systèmes et des écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses (...)...à mesure que le capital avance, il exaspère les antagonismes de classe et l’anarchie économique et politique internationale à tel point qu’il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l’évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde" (L’Accumulation du capital, tome II, Critique des critiques : 165, Ed. Maspéro, 1967).

Ce n’est pas parce que l’immense majorité des hommes est exploitée que le socialisme est aujourd’hui une nécessité historique à l’ordre du jour. L’exploitation régnait déjà sous l’esclavagisme, sous le féodalisme et sous le capitalisme du 19e siècle sans que pour cela le socialisme eût alors la moindre chance d’être réalisé. Pour que le socialisme puisse devenir une réalité, il faut non seulement que les moyens pour son instauration (classe ouvrière et moyens de production) soient suffisamment développés, mais encore que le système qu’il est appelé à dépasser, le capitalisme, ait cessé d’être un système indispensable au développement des forces productives pour en devenir une entrave croissante, c’est-à-dire qu’il soit entré dans sa phase de décadence : "La plus grande conquête de la lutte de classe prolétarienne au cours de son développement a été la découverte que la réalisation du socialisme trouve un appui dans les fondements économiques de la société capitaliste. Jusque là le socialisme était un "idéal", l’objet de rêves millénaires de l’humanité ; il est devenu une nécessité historique" (Rosa Luxemburg, Réforme ou Révolution, Maspéro 1971 : 53). L’inévitable erreur des utopistes résidait dans leur vue de la marche de l’histoire. Pour les uns comme pour les autres, celle-ci pouvait dépendre du bon vouloir de certains groupes d’individus : Babeuf ou Blanqui attendaient de quelques travailleurs décidés la solution ; Saint Simon, Fourier ou Owen s’adressaient même à la bienveillance de la bourgeoisie pour la réalisation de leurs projets. L’apparition du prolétariat comme classe autonome pendant la révolution de 1848 devait montrer que c’est une classe qui devra réaliser le socialisme. Elle confirmait la thèse que Marx énonçait déjà dans le Manifeste Communiste : depuis la division de la société en classes, l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes. L’évolution des sociétés ne peut dès lors se comprendre qu’en fonction du cadre qui détermine ces luttes, c’est-à-dire dans l’évolution des rapports sociaux qui lient les hommes et les divisent en classes dans la production de leurs moyens d’existence : les rapports sociaux de production. Savoir si le socialisme est possible, c’est donc déterminer si ces rapports sociaux de production sont devenus une entrave au développement des forces productives imposant la nécessité du dépassement du capitalisme par le socialisme. Pour Battaglia, par contre, quel que soit le contexte historique global de la période historique dans laquelle évolue le capitalisme, "L’aspect contradictoire de la forme capitaliste, les crises économiques qui en dérivent, le renouvellement du processus d’accumulation qui est momentanément interrompu par les crises mais qui reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires, ne mettent pas automatiquement en cause sa disparition. Ou bien c’est le facteur subjectif qui intervient, dont la lutte de classe est l’axe matériel et historique, et les crises la prémisse économique déterminante, ou bien le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions, sans pour cela créer les conditions de sa propre destruction" ; dans la vision de Battaglia, la lutte de classe, conjuguée à un épisode de crise économique, suffirait à ouvrir la voie possible à une issue révolutionnaire : "En dépit des incontestables succès remportés par la bourgeoisie sur la limitation et la gestion des contradictions de son système économique, celles-ci ne sont pas éliminables et nous marxistes nous savons que ce jeu ne peut durer éternellement. L’explosion finale, toutefois, n’amènera pas nécessairement une victoire révolutionnaire. Dans l’ère impérialiste, en fait, la guerre globale peut représenter pour le capitalisme une voie momentanée de la résolution de ses contradictions. Cependant, avant que ceci n’arrive, il est possible que la domination politique et idéologique de la bourgeoisie sur la classe puisse se relâcher ; en d’autres termes, il est possible que le prolétariat retourne d’une façon imprévue et en masse sur le terrain de la lutte de classe et les révolutionnaires doivent être prêts à ce rendez-vous. Quand la classe ouvrière reprendra l’initiative et commencera à utiliser la force contre les attaques du capital, les organisations politiques révolutionnaires devront se trouver, du point de vue politique et de l’organisation, en une telle position qu’elles pourront guider et organiser la lutte contre les forces de la gauche bourgeoise" (Plate-forme du BIPR, 1997). Pour Battaglia, nul besoin de déterminer si les rapports sociaux de production sont devenus historiquement obsolètes, nul besoin de l’avènement d’une période de décadence... car le système "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et, après chaque crise, "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes les contradictions".

Les conditions requises pour la révolution

Que Marx ait pu dire que "toute cette merde d’économie politique finit quand même dans la lutte de classe" alors qu’il a passé l’essentiel de sa vie à procéder à la critique de l’économie politique montre que si c’était bien la lutte de classe qui constituait pour lui le facteur décisif, le moteur de l’histoire, il accordait néanmoins beaucoup d’attention à son soubassement objectif, au contexte économique, social et politique dans laquelle elle se déroule. Le répéter après lui, comme le fait Battaglia, c’est enfoncer des portes ouvertes car personne, de Marx lui-même au CCI, n’a prétendu qu’un seul de ces deux facteurs (crise économique ou combats de classe) suffisait pour renverser le capitalisme. Par contre, ce que Battaglia ne comprend pas c’est que, ensemble, ces deux facteurs sont insuffisants ! En effet, des périodes de crises économiques conjuguées à des conflits de classes ont existé depuis les premiers temps du capitalisme sans pour autant ouvrir la possibilité objective de renverser le mode de production capitaliste. Ce que nous apporte Marx avec le matérialisme historique c’est que trois conditions au moins sont indispensables : un épisode de crise, des conflits de classe mais également l’avènement de la décadence du mode de production (en l’occurrence ici le capitalisme). C’est ce que les fondateurs du marxisme ont bien compris lorsqu’après avoir pensé à plusieurs reprises que le capitalisme avait fait son temps, ils étaient revenus à chaque fois sur leur diagnostic (pour un bref historique de l’analyse de Marx-Engels concernant les conditions et le moment de l’avènement de la décadence du capitalisme nous renvoyons le lecteur au n°118 de la Revue Internationale). Engels conclura cette quête dans son introduction de 1895 à l’ouvrage de Marx sur Les luttes de classes en France lorsqu’il nous dit que : "L’histoire nous a donné tort, à nous comme à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement économique sur le continent était alors bien loin encore d’être mûr pour l’élimination de la production capitaliste ; elle l’a prouvé par la révolution économique qui, depuis 1848, a gagné tout le continent (...) cela prouve une fois pour toutes combien il était impossible en 1848 de faire la conquête de la transformation sociale par un simple coup de main." (Ed. La Pléiade-Oeuvres politique, tome I : 1129).

Mais ce n’est pas tout, car ce que Battaglia n’a jamais compris, c’est qu’une quatrième condition est requise pour que s’ouvre une période favorable à l’éclatement de mouvements insurrectionnels victorieux : l’ouverture d’un cours historique aux affrontements de classe. En effet, dans les années 1930, les trois conditions minimales étaient bien présentes (crise économique, conflits sociaux et période de décadence) mais placées au sein d’un cours historique allant vers la guerre impérialiste. Tel fut l’un des apports politiques majeurs de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-1945). En cohérence avec l’analyse de l’Internationale communiste qui définissait la période ouverte par la première guerre mondiale comme "l’ère des guerres et des révolutions", c’est elle qui a développé cette analyse du cours historique aux affrontements de classe ou à la guerre. La Gauche Communiste de France (1942-1952) et ensuite le CCI l’ont reprise et développée mais n’en sont pas les géniteurs comme le prétend mensongèrement Battaglia : "La conception schématique des périodes historiques, qui historiquement appartient au courant original de la Gauche Communiste française qui fut ensuite à l’origine du CCI, caractérise les périodes historiques comme révolutionnaires ou contre-révolutionnaires sur la base de considérations abstraites sur la condition de la classe ouvrière" (Internationalist Communist n°21). Cette falsification dans le certificat de naissance permet à Battaglia, outre de malhonnêtement jeter le discrédit sur nos ancêtres politiques, de se revendiquer de la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale (1928-45) sans trop devoir se prononcer sur cet apport théorique essentiel de leurs ancêtres.

La nécessité d’un cadre historique pour l’élaboration des positions de classe

"La capitalisme, oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer dans le monde les forces productives et de faire progresser l’humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance décisive pour le prolétariat." (Trotsky, Europe et Amériques, 1924, Ed. Anthropos). Effectivement, cette question est fondamentale, décisive pour le prolétariat comme le dit Trotsky car, déterminer si un mode de production est encore en phase ascendante ou est en décadence, c’est rien de moins que de savoir s’il est encore progressiste pour le développement de l’humanité ou s’il a historiquement fait son temps. Savoir si le capitalisme a encore quelque chose à offrir au monde ou s’il est devenu obsolète implique des conséquences radicalement différentes quant aux positions et à la stratégie du prolétariat. Trotsky en était bien conscient lorsqu’il poursuivait sa réflexion concernant l’analyse de la révolution russe : "S’il s’avérait que le capitalisme est encore capable de remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches, leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti communiste de l’URSS, nous nous sommes hâtés de chanter son De Profundis ; en d’autres termes, que nous avons pris trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car, comme l’expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités latentes" (ibid). Que ceux qui abandonnent la théorie de la décadence méditent ces paroles de Trotsky car sinon ils finiront par devoir conclure que les Mencheviks avaient raison, que c’était bien la révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour en Russie et non la révolution prolétarienne, que la fondation de l’Internationale communiste n’était basée que sur une illusion, que les méthodes de lutte qui avaient cours au 19e siècle sont toujours d’actualité, etc. Trotsky, en marxiste conséquent, répond sans hésiter dans la suite de cette citation : "Mais la guerre de 1914 n’a pas été un phénomène fortuit. Cela a été le soulèvement aveugle des forces de production contre les formes capitalistes, y compris celle de l’Etat national. Les forces de production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme" (ibid). Ce diagnostic sur la fin du rôle historiquement progressiste du capitalisme et la signification de la Première Guerre mondiale comme marquant le passage entre sa phase ascendante et décadente, c’est ce que tous les révolutionnaires de l’époque partageaient, y compris Lénine : "De libérateur des nations que fut le capitalisme dans la lutte contre le régime féodal, le capitalisme impérialiste est devenu le plus grand oppresseur des nations. Ancien facteur de progrès, le capitalisme est devenu réactionnaire; il a développé les forces productives au point que l'humanité n'a plus qu'à passer au socialisme, ou bien à subir durant des années, et même des dizaines d'années, la lutte armée des "grandes" puissances pour le maintien artificiel du capitalisme à l'aide de colonies, de monopoles, de privilèges et d'oppressions nationales de toute nature." (Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1918 – "La guerre actuelle est une guerre impérialiste").

En effet, si le capitalisme "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" (Battaglia), non seulement on tourne le dos aux fondements matérialistes, marxistes de la possibilité de la révolution comme nous l’avons vu ci-dessus mais on ne peut comprendre pourquoi des centaines de millions d’hommes décideraient un jour de risquer leur vie dans une guerre civile pour remplacer ce système par un autre car, comme le dit Engels : "Tant qu’un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, il est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant. Ainsi des ouvriers anglais lors de l'apparition de la grande industrie. Aussi longtemps même que ce mode de production reste normal pour la société, dans l'ensemble on est satisfait de la répartition et les protestations qui s'élèvent à ce moment dans le sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho dans la masse exploitée." (Anti-Dühring, partie II, "Objet et méthode"). Alors que, lorsque le capitalisme rentre dans sa phase de décadence, nous avons là les bases matérielles et (potentiellement) subjectives pour que le prolétariat trouve les conditions et les raisons de passer à l’insurrection. Ainsi, Engels dans la suite de la citation dira : C'est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, (...) La tâche de la science économique (...) est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies." (Engels, l’Anti-Dühring, Editions Sociales : 179). Voilà ce que Battaglia, en abandonnant le concept de décadence, commence à oublier de faire : sa "science économique" ne sert plus à montrer "les anomalies sociales"’, les "signes de la désagrégation commençante" du capitalisme comme nous exhortaient à le faire les fondateurs du marxisme mais sert à nous refourguer la prose gauchiste et altermondialiste sur les capacités de survie du capitalisme au travers de la financiarisation du système, de la recomposition du prolétariat, de la tarte à la crème des "transformations fondamentales du capitalisme" suite à la soi-disant "troisième révolution industrielle" basée sur le "microprocesseur" et les nouvelles technologies, etc. : "La longue résistance du capital occidental à la crise du cycle d’accumulation (ou à l’actualisation de la tendance à la chute tendancielle du taux de profit) a évité jusqu’à maintenant l’effondrement vertical qui a frappé au contraire le capitalisme d’Etat de l’empire soviétique. Une telle résistance a été rendue possible par quatre facteurs fondamentaux : (1) la sophistication des contrôles financiers au niveau international ; (2) une restructuration en profondeur de l’appareil productif qui a comporté une augmentation vertigineuse de la productivité (...) ; (3) la démolition conséquente de la composition de classe précédente, avec la disparition de tâches et de rôles désormais dépassés et l’apparition de nouvelles tâches, de nouveaux rôles et de nouvelles figures prolétariennes (...) ; (4) La restructuration de l’appareil productif est arrivée en même temps que ce que nous pouvons définir comme la troisième révolution industrielle vécue par le capitalisme. (...) La troisième révolution industrielle est marquée par le microprocesseur..." (Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives").

De plus, lorsque Battaglia défendait le concept de décadence, elle affirmait très clairement que les "deux guerres mondiales et la crise sont la preuve historique de ce que signifie sur le plan de la lutte de la classe la permanence ultérieure d’un système économique décadent comme le système capitaliste" (17). Après avoir abandonné ce concept, elle pense maintenant que "la solution guerrière apparaît comme le principal moyen pour résoudre les problèmes de valorisation du capital" et que les guerres ont une fonction de "régulation des rapports entre les sections du capital international" ou, comme il est dit dans la plate-forme du BIPR de 1997 : "la guerre globale peut représenter pour le capitalisme une voie momentanée de la résolution de ses contradictions".

Alors qu’à son 4e Congrès, dans ses Thèses sur le syndicat aujourd’hui et l’action communiste (18), Battaglia était encore capable de mettre en exergue la citation suivante de sa Conférence syndicale en 1947 : "Dans l’actuelle phase de décadence de la société capitaliste, le syndicat est appelé à être un instrument essentiel de la politique de conservation et par conséquent à assumer de précises fonctions d’organisme d’État",aujourd'hui, son analyse est différente. Le syndicat continuerait à jouer un rôle de défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière lorsque la courbe pluri-décennale du taux de profit est à la hausse : "Tout ce que les luttes syndicales elles-mêmes ont conquis sur le terrain du réformisme, c’est-à-dire sur le terrain de la médiation syndicale et institutionnelle, dans le domaine de la santé, de la prévoyance et de l’assistance, de l’école, dans la phase ascendante du cycle (années 50 et en partie 70)..." et un rôle contre-révolutionnaire lorsque cette courbe est orientée vers le bas. "Le syndicat, depuis toujours instrument de médiation entre capital et travail en ce qui concerne le prix et les conditions de vente de la force de travail, a modifié non pas la substance, mais le sens de la médiation : ce ne sont plus les intérêts ouvriers qui sont représentés et défendu dans le capital, mais les intérêts du capital qui sont défendus et masqués dans la classe ouvrière. Cela parce que, spécialement dans la période de la crise du cycle d’accumulation, la pourtant simple défense des intérêts immédiats des ouvriers contre les attaques du capital met directement en question la stabilité et la survie du rapport capitaliste" (citations extraites de Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives"). Les syndicats auraient donc une double fonction selon l’orientation de la courbe du taux de profit... Ah ! Matérialisme vulgaire, quand tu nous tiens !

Même la nature des partis staliniens et de la social-démocratie est reconsidérée ! Ils sont maintenant présentés comme des partis ayant défendu les intérêts immédiats des ouvriers (!!) puisque ayant "joué le rôle de médiateurs des intérêts immédiats du prolétariat au sein des démocraties occidentales, de façon cohérente avec le rôle classique de la social-démocratie", alors qu’après la chute du mur de Berlin" la faillite du 'socialisme réel' les a conduits au maintien de leur rôle de partis nationaux mais aussi à l’abandon de la classe en tant qu’objet de la médiation démocratique. (...) Il reste le fait que la classe ouvrière se trouve aujourd’hui privée aussi des instruments de la médiation politique au sein des institutions bourgeoises et donc complètement abandonnée aux attaques toujours plus violentes du capital" (Prometeo n° 8, "Projet de thèses du BIPR sur la classe ouvrière dans la période actuelle et ses perspectives"). On croît rêver, ne voilà-t-il pas que Battaglia se met à pleurer sur la disparition d’un supposé rôle de défenseurs des intérêts immédiats des ouvriers au sein des institutions bourgeoises qu’auraient représenté les staliniens et la social-démocratie !

De même, au lieu de comprendre la naissance du système de Sécurité sociale à la fin de la Seconde Guerre mondiale comme une politique de capitalisme d’Etat particulièrement pernicieuse consistant à transformer la solidarité au sein de la classe ouvrière en dépendance économique envers l’Etat, Battaglia voit ce système comme une conquête ouvrière, une véritable réforme sociale : "Courant des années 50 les économies capitalistes se remirent en route (...) Cela s’est traduit indéniablement par une amélioration des conditions de vie des travailleurs (Sécurité sociale, conventions collectives, relèvement des salaires...). Ces concessions faites, par la bourgeoisie, sous la pression de la classe ouvrière..." (BIPR, in Bilan et perspectives n°4 : 5 à 7). Plus grave, Battaglia considère même que les "conventions collectives’, ces accords permettant aux syndicats de faire la police dans les usines, sont à ranger dans les "acquis sociaux arrachés de haute lutte".

Nous n’avons pas la place ici de détailler toutes les régressions politiques de Battaglia consécutives à l’abandon définitif du cadre conceptuel de la décadence du capitalisme pour l’élaboration des positions de classe, régressions sur lesquelles nous reviendrons dans d’autres articles. Nous voulions juste l’illustrer par quelques exemples pour que le lecteur comprenne bien qu’entre cet abandon et la défense ouverte de positions typiquement gauchistes, le chemin est très court, terriblement court ! Après cela, lorsque Battaglia nous serine à longueur de pages qu’il est nécessaire de comprendre les nouvelles évolutions du monde et que nous en serions incapable (19), elle ne voit pas qu’en abandonnant le cadre d’analyse de la décadence du capitalisme, c’est la même démarche que celle du réformisme à la fin du 19ème siècle qu’elle emprunte : c’était aussi au nom de la "compréhension des nouvelles réalités à la fin du 19ème siècle" que les Bernstein et Cie justifiaient leur révision du marxisme. En abandonnant définitivement la théorie de la décadence, Battaglia croit avoir fait un grand pas en avant dans la compréhension "des nouvelles réalités de ce monde". En fait elle est en train de retourner au 19e siècle. Si "comprendre les nouvelles réalités du monde" signifie troquer les lunettes marxistes de la décadence pour celles du gauchisme... non merci ! On mesure ici combien l’absence récurrente de la notion de décadence dans ses plate-formes successives (à l’exception de son intégration principielle dans ses positions de base au temps des Conférences Internationales des Groupes de la Gauche Communiste) est la matrice de tous les errements opportunistes de Battaglia depuis ses origines.

Conclusion

Derrière des prétentions toutes théoriques, les critiques de Battaglia Comunista au concept de décadence ne sont finalement que des redites de celles déjà énoncées par Bordiga il y a une cinquantaine d’années. En ce sens, Battaglia en revient à sa matrice bordiguiste des origines. En effet, la critique du prétendu "fatalisme" intrinsèque à la théorie de la décadence, Bordiga l’avait déjà énoncée lors de la réunion de Rome en 1951 : "L’affirmation courante que le capitalisme est dans sa branche descendante et ne peut remonter contient deux erreurs : l’une fataliste, l’autre gradualiste". Quant à l’autre critique de Battaglia envers la théorie de la décadence selon laquelle le capitalisme "reçoit de nouvelles forces à travers la destruction de capitaux et des moyens de production excédentaires" et qu’ainsi "le système économique se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions", Bordiga l’avait déjà énoncée dans cette même réunion de Rome, il y a plus de 50 ans : "La vision marxiste peut se représenter en autant de branches de courbes toutes ascendantes jusqu’à leur sommet..." et dans son Dialogue avec les morts : "... le capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite...". Cependant, nous avons vu que telle n’est pas la vision du marxisme, ni de Marx : "L’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son auto-destruction" (Principes d’une critique de l’économie politique Ebauche 1857-1858 – (20), La Pléiade-Economie, tome II : 260-261), ni pour Engels : "Le mode de production capitaliste (...) par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui même impossible." (Anti-Dühring, partie II, "Objet et méthode") (21).

Ce qu’affirme le marxisme, ce n’est pas que le triomphe de la révolution communiste est inévitable suite aux contradictions mortelles qui l’amène au "point où il se rend lui-même impossible" (Engels) et le "pousse à son auto-destruction" (Marx), mais que, si le prolétariat n’est pas à la hauteur de sa mission historique, l’avenir n’est pas à un capitalisme qui "se reproduit, rééditant à un niveau supérieur toutes ses contradictions" et qui "croît sans arrêt au-delà de toute limite" comme le prétendent Battaglia et Bordiga. Au contraire, l’avenir du capitalisme est à la barbarie, la vraie : celle qui ne cesse de se développer depuis 1914, des boucheries de Verdun aux génocides rwandais ou cambodgien en passant par l’Holocauste, le Goulag et Hiroshima. Comprendre ce que signifie l’alternative Socialisme ou Barbarie, c’est cela comprendre la décadence du capitalisme.

Quand la flagornerie tient lieu de ligne politique

Dans l’article ci-dessus ainsi que dans sa première partie (Revue Internationale n°119) nous avons examiné en détail en quoi Battaglia Comunista, sous le couvert d’en "redéfinir le concept", abandonnait la notion marxiste de décadence qui est au coeur de l’analyse du matérialisme historique dans l’évolution des modes de production dans l’histoire. Nous y avons également montré la méthode typiquement parasitaire utilisée par la FICCI consistant à user de flagornerie pour s’accorder les faveurs du BIPR. Ne voilà-t-il pas que la FICCI en remet une épaisse couche dans son bulletin n° 26 ("Commentaires à propos d’un article du BIPR : Effondrement automatique ou révolution prolétarienne"). Ainsi, l’article de Battaglia y est salué chaleureusement "Nous voulons saluer et souligner l’importance de la publication de cet article..." et n’est pas vu pour ce qu’il est : une grave dérive opportuniste consistant à s’écarter du matérialisme historique dans la compréhension des conditions politiques, sociales et économiques de la succession des modes de production. La FICCI ose même affirmer, avec le malhonnête aplomb qui la caractérise, que Battaglia dans son article "... reconnaît explicitement l’existence d’une phase ascendante et d’une autre, décadente, dans le capitalisme". Pour notre part, ne prenant pas nos lecteurs pour des imbéciles décervelés comme le fait la FICCI, nous leur laissons le soin de juger de la validité de cette affirmation au regard de nos deux articles critiques (22).

Evidemment, méthode du parasitisme oblige, le petit couplet laudatif en direction de Battaglia se devait d’être accompagné par le coup de pied de l’âne envers le CCI : nous sommes maintenant accusés de développer une "nouvelle théorie sur l’effondrement automatique du capitalisme" (Bulletin Communiste n° 26, "Commentaires...") relayant ainsi la critique de fatalisme de Battaglia envers le concept marxiste de décadence et, par ricochet, son rejet du concept marxiste de décomposition : "Nous ne pouvons terminer ce rapide survol des théories de "l’effondrement" sans évoquer la théorie sur la décomposition sociale que défend l’actuel CCI (...) nous voulons juste attirer l’attention sur comment cette théorie (...) est devenue chaque fois plus une théorie aux caractéristiques analogues à celles des théories de l’effondrement du passé (...) Et il est certain, comme le signale le BIPR, que tant la théorie de "l’effondrement" que celle de la "décomposition" finissent "par avoir des répercussions négatives sur le plan politique, générant l’hypothèse que pour voir la mort du capitalisme, il suffit de s’asseoir sur la berge"" (Bulletin Communiste n° 26, idem). Et la FICCI de réitérer "ad nauseam" que le CCI "se refuse à répondre à la question fondamentale que nous posons : l’introduction "officielle" par le 15ème congrès du CCI d’une troisième voie se substituant à l’alternative historique "guerre ou révolution" est-elle oui ou non une révision du marxisme ?" (Bulletin Communiste n° 26, "La vérité se lit parfois dans les détails’). Précisons qu’à son 15e congrès, sur le fond, le CCI n’a fait que réaffirmer ce que le marxisme a toujours défendu depuis le Manifeste Communiste à savoir que "une transformation révolutionnaire de la société toute entière" (Marx) n’avait rien d’inéluctable car, disait-il, si les classes en lutte ne trouvaient pas les forces nécessaires pour trancher les contradictions socio-économiques, la société s’enfoncerait alors dans une phase où c’est la "ruine des diverses classes en lutte" (Marx). Marx ne défendait pas là une fantasmagorique "troisième voie" ; il était tout simplement conséquent avec le matérialisme historique qui réfute la vision fataliste selon laquelle les contradictions sociales se résoudraient "automatiquement" par la victoire d’une des deux classes fondamentales en lutte. En effet, pour la FICCI, nous refuserions de reconnaître que "l’impasse historique ne pouvait qu’être momentanée" (Bulletin Communiste n° 26, "Commentaire..."). Effectivement, avec Marx nous refusons de n’envisager unilatéralement qu’une "impasse historique momentanée" et avec lui, nous pensons qu’un blocage du rapport de forces entre les classes peut aussi perdurer et aboutir à "la ruine des diverses classes en lutte". Dès lors, pour paraphraser la FICCI, nous lui retournons sa question : l’introduction par la FICCI de l’idée que "l’impasse historique ne peut être que momentanée" est-elle oui ou non une révision du marxisme ?

En réalité, dans sa dynamique parasitaire et destructrice du milieu politique prolétarien, la FICCI ne cherche pas à "débattre" comme elle le prétend, mais elle utilise n’importe quoi pour attester son délire d’une prétendue "dégénérescence du CCI" et, chemin faisant, elle ne fait que dévoiler son ignorance des bases élémentaires du matérialisme historique. Comme dans la fable, elle ne s’aperçoit guère qu’elle enfourche ce dont elle accuse les autres à tort et à travers : l’automatisme et le fatalisme dans la résolution des contradictions historiques entre les classes.

Dans notre article de la Revue Internationale n° 118, nous avons montré, en nous appuyant sur de nombreuses citations issues de toute leur oeuvre, y compris Le Manifeste et Le Capital, que le concept de décadence d’un mode de production trouvait sa véritable origine chez Marx et Engels. Dans sa croisade contre notre organisation, la FICCI n’hésite pas à abonder dans l’argumentaire des groupuscules académistes et parasites consistant à prétendre que le concept de décadence trouve ses origines ailleurs que dans les travaux des fondateurs du marxisme. En effet, pour la FICCI (Bulletin Communiste n° 24, avril 2004), la théorie de la décadence naîtrait à la fin du 19e siècle "nous avons présenté l'origine de la notion de décadence autour des débats sur l'impérialisme et l'alternative historique de guerre ou révolution qui ont eu lieu à la fin du 19e siècle face aux profondes transformations vécues alors par le capitalisme" venant apporter une pierre à la même idée défendue par Battaglia (Internationalist Communist n° 21) selon laquelle le concept de décadence est "aussi universel que confus, (...) étranger à la méthode et à l’arsenal de la critique de l’économie politique" qui ne joue "aucun rôle sur le terrain de l’économie politique militante, de l’analyse approfondie des phénomènes et des dynamiques du capitalisme", qui est "hors du matérialisme historique" et qui, de surcroît, n’apparaîtrait "jamais dans les trois volumes qui composent le Capital" ou encore que Marx n’évoquerait la notion de décadence qu’à un seul endroit dans toute son oeuvre : "Marx s’est limité à donner du capitalisme une définition progressiste seulement pour la phase historique dans laquelle il a éliminé le monde économique de la féodalité engendrant une vigoureuse période de développement des forces productives qui étaient inhibées par la forme économique précédente, mais il ne s’est pas plus avancé dans une définition de la décadence si ce n’est ponctuellement dans la fameuse Introduction à la critique de l’économie politique". Entre la flagornerie et la prostitution, le pas est vite franchi. La FICCI, qui a le culot de se présenter comme un grand défenseur de la théorie de la décadence, l’a franchi.

C. Mcl.

(1) En particulier dans les deux articles suivants : Prometeo n°8, série VI (décembre 2003) "Pour une définition du concept de décadence" écrit par Damen junior (il est disponible en français sur le site Web du BIPR https://www.ibrp.org/ [6] en anglais dans Revolutionary Perspectives n°32, série 3, été 2004) et dans Internationalist Communist n°21, "Eléments de réflexion sur les crises du CCI" écrit par Stefanini junior également disponible sur les pages françaises du site Web du BIPR.

(2) "Le travail au sein des organisations économiques syndicales des travailleurs, en vue de leur développement et de leur renforcement, est une des premières tâches politiques du Parti. (…) Le Parti aspire à la reconstruction d’une Confédération syndicale unitaire… (…) les communistes proclament de la façon la plus ouverte que la fonction du syndicat ne se complète et ne s’épanouit que lorsqu’à sa direction se trouve le parti politique de classe du prolétariat" (Point 12 de la Plate-forme politique du Parti Communiste Internationaliste, 1946).

(3) "La Conférence, après une ample discussion du problème syndical, soumet à l’approbation générale le point 12 de la Plate-forme politique du Parti et donne mandat au Comité Central d’élaborer un programme syndical conforme à cette orientation" (Compte-rendu de la première Conférence Nationale du PCInt).

(4) "En conclusion, si ce n’est pas l’émigration politique, laquelle a porté exclusivement tout le poids du travail de la Fraction de gauche qui a eu l’initiative de la constitution du Parti Communiste Internationaliste en 1943, c’est pourtant sur les bases qu’elle a défendues de 1927 à la guerre que cette fondation s’est effectuée" (Introduction à la plate-forme politique du PCInt, publication de la Gauche Communiste Internationale, 1946, p. 12).

(5) Lire, par exemple, l’intéressante étude sur "L’accumulation décadente" dans L’Internationaliste (1946), le bulletin mensuel de la Fraction belge de la Gauche Communiste Internationale ou sa première brochure intitulée Entre deux mondes publiée en décembre 1946 : "La lutte est entre deux mondes : le monde capitaliste décadent et le monde prolétarien en puissance (...) Depuis la crise de 1913, le capitalisme est entré dans sa phase de décadence".

(6) Pourquoi une telle hétérogénéité et cacophonie politique ? En réalité, la fondation du Parti Communiste Internationaliste s’est réalisée lors de sa première Convention à Turin en 1943 puis lors de sa première Conférence Nationale en 1945 avec l’adoption de sa Plate-forme politique. C’est un regroupement hétéroclite de camarades et noyaux aux horizons et positions divers allant des groupes du Nord de l’Italie influencés par les positions de la Fraction (1928-45) à des militants issus de la dissolution prématurée en 1945 de cette dernière, aux groupes du Sud de l’Italie avec Bordiga qui pensaient encore possible le redressement des Partis Communistes et restaient confus sur la nature de l’URSS, en passant par des éléments de la minorité exclue de la Fraction en 1936 pour sa participation dans les milices républicaines pendant la guerre d’Espagne et la tendance Vercesi qui a participé au Comité Antifasciste de Bruxelles. Sur une base organisationnelle et politique aussi hétérogène, c’est le plus petit dénominateur commun qui a été choisi... Il ne fallait donc guère s’attendre à une clarté programmatique à toute épreuve, en particulier sur la question de la décadence.

(7) Disponible en français sur le site Web du BIPR : Thèses sur le syndicat aujourd’hui et l’action des communistes. De telles contradictions avec le point 12 de sa plate-forme de 1945 sur la politique syndicale se retrouvent également dans le rapport présenté par la Commission Exécutive du "Parti" sur L’évolution du syndicat et les tâches de la Fraction Syndicale Communiste Internationaliste (publié dans Battaglia Comunista n° 6, année 1948 et disponible en français dans Bilan & Perspectives n° 5, novembre 2003).

(8) Pour plus de détails sur l’histoire de la fondation du Parti Communiste Internationaliste et de sa scission entre le Parti Communiste International (Programme Communiste) et le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista), lire notre brochure sur l’histoire de la Gauche Communiste d’Italie ainsi que nos Revues Internationales n° 8 (Les ambiguïtés sur les "Partisans" dans la constitution du PCInt en Italie 1943) ; n° 14 (Une caricature de parti, le parti bordiguiste) ; n° 32 (Problèmes actuels du milieu révolutionnaire) ; n° 33 (Contre la conception du chef génial) ; n° 34 (Réponse à Battaglia et Contre la conception de la discipline du PCInt) ; n° 36 (Sur le 2ème congrès du PCInt) ; n° 90 (A l’origine du CCI et du BIPR) ; n° 91 (La formation du PCInt) ; n° 95 (Parmi les ombres du bordiguisme et de ses épigones) ; n° 103 (La vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti 1) ; n°105 (idem 2).

(9) La doctrine du diable au corps (1951), republié dans Le Prolétaire n° 464 (journal du PCI en français), Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste republié dans Programme Communiste n° 56 (revue théorique du PCI en français) ainsi que le compte-rendu de la réunion de Rome en 1951 publié dans Invariance n°4.

(10) Trois Conférences se sont tenues, la première en avril-mai 1977, la deuxième en novembre 1978 et la troisième en mai 1980. A la fin de cette dernière, Battaglia a avancé un critère supplémentaire de participation afin, selon ses propres dires, d’éliminer notre organisation. Seules deux organisations (Battaglia et la CWO) sur les cinq participantes (BC, CWO, CCI, NCI, l’Eveil + le GCI comme groupe observateur) accepteront ce critère supplémentaire qui n’a donc pas été formellement adopté par la majorité de la Conférence. Au-delà de cette question formelle, cette esquive face à la confrontation signifiait la fin du cycle de clarification politique. La quatrième conférence, à la seule initiative de BC et de la CWO, ne rassemblera qu’eux-mêmes et une obscure organisation d’étudiants maoïstes iraniens (le SUCM) qui disparaîtra d’ailleurs peu après. Le lecteur peut se référer aux compte-rendus de ces Conférences ainsi qu’à nos commentaires dans nos Revue Internationale n° 10 (première conférence), n° 16 et n° 17 (deuxième conférence), n° 22 (troisième conférence) ainsi que les n° 40 et n° 41 pour des commentaires sur la 4ème conférence.

(11) "Maintenant que la crise du capitalisme a atteint une dimension et une profondeur qui confirment son caractère structurel, se pose à nouveau la nécessité d’une compréhension correcte de la phase historique que nous vivons en tant que phase de décadence du système capitaliste..." (Notes sur la décadence - 1, Prometeo n° 1, série IV, 1er semestre 1978, page 1) ; "L’affirmation de la domination du capital monopolistique signe le début de la décadence de la société bourgeoise. Le capitalisme, une fois arrivé à sa phase de monopole, n’a plus aucune fonction progressive ; ceci ne signifie pas qu’il empêche tout développement ultérieur des forces productives mais que la condition du développement des forces productives à l’intérieur des rapports de production bourgeois est donné à travers une continuelle dégradation de la vie de la majorité de l’humanité vers la barbarie" (Notes sur la décadence - 2, Prometeo n° 2, série IV, mars 1979, page 24).

(12) Citons les textes de présentation de Battaglia lors de la première et de la deuxième Conférence : "Crise et décadence" : "Quand ceci a commencé à se manifester, le système capitaliste a cessé d’être un système progressif, c’est-à-dire nécessaire au développement des forces productives, pour entrer dans une phase de décadence caractérisée par des essais de résoudre ses propres contradictions insolubles, se donnant de nouvelles formes organisatives d’un point de vie productif (...) En effet, l’intervention progressive de l’Etat dans l’économie doit être considérée comme le signe de l’impossibilité de résoudre les contradictions qui s’accumulent à l’intérieur des rapports de production et est donc le signe de sa décadence" (première conférence) ; "Monopole et décadence" : "C’est précisément en cette phase historique que le capitalisme entre dans sa phase de décadence (...) Deux guerres mondiales et cette crise sont la preuve historique de ce que signifie sur le plan de la lutte de classe la permanence ultérieure d’un système économique décadent comme le système capitaliste" (deuxième conférence).

(13) "La Première Guerre mondiale, résultat de la compétition entre les Etats impérialistes, marqua un tournant décisif dans les développements capitalistes. (...) On était donc entré dans une nouvelle ère historique, celle de l’impérialisme dans laquelle chaque Etat fait partie d’un système économique global et ne peut échapper aux lois économiques qui le régissent dans son ensemble. (...) L’époque historique où les luttes de libération nationale pouvaient représenter un élément de progrès au sein du monde capitaliste est finie depuis de nombreuses décennies (avec la Première Guerre impérialiste en 1914). (...) Avec la fondation de la Troisième Internationale, l’ère de la révolution prolétarienne mondiale fut proclamée et ceci marqua la victoire des principes marxistes ; à partir de ce moment, l’activité des communistes devait en fait se diriger exclusivement vers le renversement de la société bourgeoise pour créer les conditions de la construction d’une nouvelle société".

(14) Dans "Réponse aux accusations stupides d’une organisation en voie de désintégration", disponible sur le site Web du BIPR.

(15) Disponible en français à l’adresse : https://www.internazionalisti.it/BIPR/francia/crises_du_cci.htm [7]

(16) Nous avons vu dans le numéro 118 de cette revue que Battaglia a très mal lu le Capital où la notion de décadence y apparaît clairement à plusieurs reprises. Mais peut-être faut-il tout simplement faire le navrant constat que Battaglia s’essaie à quelques lamentables effets de manches cherchant abusivement à se couvrir de l’autorité de nos "Maîtres" auprès de jeunes éléments en recherche des positions de classe. Dans ce premier article de notre série nous avons commenté plus d’une vingtaine de citations réparties dans toute l’oeuvre de Marx et Engels, de l’Idéologie allemande au Capital en passant par le Manifeste, l’Anti-Duhring, etc. et republié un large extrait d’une étude spécifique de Engels intitulé "La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie".

(17) Texte de présentation de Battaglia à la deuxième conférence des Groupes de la Gauche Communiste.

(18) Disponible en français à l’adresse https://www.internazionalisti.it/BIPR/francia/syndicat_aujourd.htm [8]

(19) "[Le CCI]...une organisation dont les bases méthodologiques et politiques situées hors du matérialisme historique et impuissante à expliquer la succession des événements du 'monde moderne’..." (Internationalist Communist n° 21).

(20) Mieux connu sous l’appellation de Grundrisse.

(21) Au sein de cette série d’articles en défense du matérialisme historique dans l’analyse de l’évolution des modes de production, nous avons étayé nos analyses en nous appuyant sur les textes fondamentaux du marxisme dont nous avons extrait de nombreuses citations. Nous réitérons ici notre invitation à tous les pourfendeurs de la théorie de la décadence à mettre en évidence, comme nous l’avons abondamment fait, de passages des oeuvres des pères fondateurs qui attesteraient leurs visions toutes particulières du matérialisme historique.

(22) En réalité, la FICCI sait pertinemment que Battaglia, sous le couvert d’en redéfinir la notion, est en train d’abandonner le concept marxiste de décadence. Son soutien et sa flagornerie envers le BIPR n’est là que pour rechercher une légitimité politique auprès des groupes de la Gauche Communiste qui ne défendent pas ou plus la théorie de la décadence en vue de masquer ses pratiques de voyous, de voleurs et de mouchards.

Courants politiques: 

  • TCI / BIPR [9]

Questions théoriques: 

  • Décadence [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [11]

Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine

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Comme nous l’avons déjà mis en évidence à plusieurs reprises dans notre presse (1), la période actuelle est celle d’un tournant dans l’évolution des rapports de force entre les classes en faveur du prolétariat après tout une période de recul dans la combativité et la conscience de ce dernier résultant des immenses campagnes idéologiques qui avaient accompagné l’effondrement des régimes soi-disant "socialistes" à la fin des années 80. Une des manifestations de ce tournant est "le développement, au sein de la classe, d’une réflexion en profondeur, bien que grandement souterraine aujourd’hui, dont une manifestation qui ne se dément pas est l’apparition de tout une série d’éléments et de groupes, souvent jeunes, qui se tournent vers les positions de la Gauche communiste" (2). Cette apparition d’éléments qui se tournent vers les positions communistes est évidemment un phénomène d’une importance capitale puisqu’il constitue une des conditions de la constitution du futur parti révolutionnaire mondial. Il appartient par conséquent aux organisations de la Gauche communiste d’apporter la plus grande attention au surgissement de ces nouvelles forces afin de les féconder, de les faire bénéficier de leur expérience et de les intégrer dans une activité militante organisée. C’est une tâche particulièrement difficile et délicate et qui a fait déjà l’objet de nombreuses réflexions et discussions dans le mouvement ouvrier. Marx et Engels parmi les premiers ont consacré à cette question de nombreux efforts, notamment au sein de la première organisation internationale dont s’est dotée la classe ouvrière, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou Première Internationale). Plus près de nous, c’est un des mérites de Lénine et des bolcheviks, à partir du congrès de 1903 du POSDR (3), d’avoir pris à bras le corps cette question et de lui apporter des réponses qui ont permis au parti bolchevique d’être à la hauteur de ses responsabilités lors de la révolution d’Octobre 1917. C’est une tâche que le CCI a toujours prise très au sérieux, notamment en s’inspirant de l’expérience de ces grands noms du mouvement ouvrier et des organisations dans lesquelles ils militaient. C’est une des raisons pour lesquelles, face à la tendance au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires, nous revenons sur cette question en y consacrant une série d’articles de notre Revue internationale. Plus précisément, nous pensons qu’il est nécessaire d’illustrer une nouvelle fois, à travers des expériences récentes, la différence qui existe entre "La vision marxiste et la vision opportuniste de la construction du parti" (suivant le titre d’un article que nous avons publié dans la Revue internationale 103 et 105). C’est pour cela que nous consacrons le premier article de cette série à la plus récente de ces expériences, le surgissement en Argentine d’un petit groupe de révolutionnaires constituant le "Núcleo Comunista Internacional" (NCI) ou, justement, ces deux visions se sont confrontées une nouvelle fois.

Le NCI (4) a été une des cibles de la furieuse offensive déchaînée par la "Triple alliance" de l’opportunisme (le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire - BIPR), des parasites (la soi-disant "Fraction" interne du CCI - FICCI) et d’un étrange aventurier mégalomane à la fois fondateur, dirigeant suprême et unique membre d’un "Cercle de communisteS internationalisteS" d’Argentine qui comme un vulgaire imposteur s’est octroyé la "continuité" du NCI et a prétendu l’avoir détruit pour toujours (5).

Nous allons analyser dans cet article comment a surgi le NCI, comment il a pris contact avec le CCI, quelle a été l’évolution de ses rapports avec notre organisation, quelles leçons l’on peut tirer de cette expérience ; nous dégagerons aussi quelles perspectives de travail se dessinent à présent que nous avons démasqué le grotesque imposteur qui est parvenu à se faire épauler par l’opportunisme du BIPR, lequel a tenté de profiter de ses manœuvres pour attaquer le CCI, au risque de détruire en passant le NCI.

Cette analyse poursuit un double objectif : en premier lieu, revendiquer la lutte de quelques militants qui expriment une contribution du prolétariat en Argentine à la lutte générale du prolétariat mondial. Ensuite, tirer quelques enseignements du processus de recherche d’une cohérence communiste internationaliste, mettant en évidence les obstacles et difficultés qui se dressent sur ce chemin mais aussi les éléments de force sur lesquels nous nous appuyons.

Naissance et prise de contact avec le CCI

Dans une lettre expliquant la trajectoire politique du groupe et de ses membres (du 12-11-03), le NCI se présente comme "un petit groupe de camarades provenant d’expériences politiques diverses, d’actions variées dans le mouvement de masses et de différentes responsabilités politiques. Mais nous avons tous le même tronc commun, le Parti communiste d’Argentine (…). Certains d’entre nous, par la suite, s’incorporèrent au cours des années 90 au Parti ouvrier et au Parti des travailleurs pour le socialisme [deux organisations trotskistes, NDLR], et d’autres encore se réfugièrent dans le syndicalisme. Le premier noyau surgit réellement d’une rupture avec une petite fraction du PTS, la LOI ; après quelques discussions au cours de l’année 2000 et début 2001 (janvier-février), nous prîmes la décision de ne pas nous fusionner avec ce courant trotskiste à cause de divergences de principes". A partir de cette date se développa un difficile processus qui conduisit ces camarades à évoluer "à partir d’Internet, vers la connaissance de vos positions et celles d’autres courants du milieu dit de la Gauche communiste, à nous communiquer des documents et à lire chacun d’entre eux, principalement ceux du BIPR et du CCI, ceci vers la fin de l’année 2002".

L’étude des positions des courants de la Gauche communiste poussa les camarades à se décanter au cours de 2003 vers les positions du CCI : "Ce qui nous rapprocha le plus du CCI, ce ne fut pas seulement vos bases programmatiques, mais aussi, parmi tous les documents que nous avons lus sur vos pages Web, les débats plus particuliers avec les camarades russes, la question du cours historique, la théorie de la décadence du capitalisme, les positions concernant la question du parti et ses rapports avec la classe, l’analyse de la situation en Argentine, le débat avec le BIPR sur la question du parti".

Cette assimilation conduisit le groupe à adopter des positions programmatiques très proches de la Plate-forme du CCI, à créer une publication (Revolucion comunista, dont quatre numéros furent publiés entre octobre 2003 et mars 2004) et à prendre contact avec le CCI en octobre 2003.

L’appel au milieu politique prolétarien

Un double processus s’est alors développé : d’un côté des discussions plus ou moins systématiques des positions du CCI et, de l’autre, une intervention dans le prolétariat en Argentine centrée sur les questions plus brûlantes : les événements de décembre 2001 en Argentine constituaient-ils une avancée de la lutte prolétarienne ou étaient-ils une révolte sans perspective ? Dans un article publié dans le n° 2 de Revolucion comunista, pour le second anniversaire de ces événements, il est affirmé clairement : "cette note a pour objectif principal de dévoiler les erreurs que les divers courants ont propagées dans les colonnes de leur presse, leurs tracts, brochures, etc., et qui caractérisent toutes les événements d’il y a deux ans en Argentine comme étant quelque chose qu’ils n’étaient pas, c’est-à-dire une lutte prolétarienne".

Par le biais d’Internet, nous avons mené un débat sur la question syndicale qui a permis de clarifier et dépasser des restes de la vision gauchiste persistant dans le Nucleo consistant à "travailler dans les syndicats pour opposer la base à la direction". La discussion fut fraternelle et sincère, et les critiques que nous avons alors formulées n’ont à aucun moment été perçues comme une "persécution" ou des "anathèmes". (6)

En décembre 2003, le NCI lança un Appel au milieu politique pour la réalisation de Conférences internationales, "avec comme objectif précis de créer un pôle de liaison et d’information où les diverses organisations auraient débattu sur un plan programmatique de leurs divergences politiques et qui aurait permis de réaliser des actions unies contre les ennemis de la classe ouvrière, contre la bourgeoisie, soit par la publication en commun de documents publics, soit en organisant des réunions publiques pour les éléments les plus avancés du prolétariat, soulignant ce qui nous unit et ce qui nous divise, et autres initiatives qui pourraient apparaître".

Pour le CCI, il était évident que cet Appel devait s’affronter au sectarisme et à l’irresponsabilité dominants dans la majorité des groupes de la Gauche communiste. Nous avons cependant soutenu une telle initiative dans la mesure où elle se basait sur une ouverture à la discussion et à la confrontation de positions, et qu’elle affirmait une volonté de mener des actions communes contre l’ennemi capitaliste : "Nous saluons votre proposition de tenir une nouvelle conférence des groupes de la Gauche communiste (un ‘nouveau Zimmerwald’, pour employer votre expression). Pour sa part, le CCI a toujours défendu cette perspective et a participé avec enthousiasme aux trois conférences qui se tinrent fin 1970 et début 80. Malheureusement, comme vous devez certainement le savoir, le reste des groupes de la Gauche communiste estime que de telles conférences ne sont pas à l’ordre du jour étant donné l’importance des divergences entre les divers groupes de la Gauche communiste. Ce n’est pas notre opinion, mais comme dit le proverbe : "Il suffit pour divorcer qu’un seul le veuille mais il faut être deux pour pouvoir se marier". Il est bien évident que, dans la période actuelle, la question du ‘mariage’ (c’est-à-dire le regroupement au sein d’une même organisation) ne se pose pas entre les différents courants de la Gauche communiste".

C’est dans ce cadre général que nous avons mis en avant une orientation qui doit guider le travail des petits groupes qui surgissent dans plusieurs pays sur des positions de classe ou dans un processus de rapprochement de celles-ci : "Cela ne veut pas dire que des ‘mariages’ soient impossibles dans la période actuelle. En réalité, s’il existe un accord programmatique commun entre deux organisations autour d’une même plate-forme, non seulement il est possible qu’elles se regroupent mais c’est une nécessité : le sectarisme qui touche beaucoup de groupes de la Gauche communiste (et qui provoque par exemple la dispersion des groupes bordiguistes en une multitude de chapelles dont il est difficile de comprendre les désaccords programmatiques) est le tribut que continue à payer la Gauche communiste à la terrible contre-révolution qui a frappé la classe ouvrière au cours des années 20" (Lettre du 25-11-03).

Rencontre avec le NCI

Mis à part le CCI, seuls répondirent à l’appel (7) le Parti Communiste International (Il Partito dit de Florence) et le BIPR. Ces deux réponses étaient toutes deux clairement négatives.

Dans sa réponse, le BIPR déclare péremptoirement : "Nous sommes avant tout surpris que 23 ans après la fin du cycle de Conférences internationales de la Gauche communiste (qui fut convoquée à l’origine par le PC internationaliste d’Italie), qui démontra ce que nous développerons plus loin, soit avancée avec une ingénuité identique cette proposition alors que la situation est complètement différente".

Mais comment ces intrus peuvent-ils oser proposer ce que le BIPR avait déjà "résolu" (8) il y a 23 ans ? Le mépris transcendantal (que Marx avait déjà discerné chez Proudhon (9)) que manifeste le BIPR face aux premiers efforts d’éléments de la classe est véritablement décourageant (10) ! Heureusement que cela vient du "seul pôle valable de regroupement", comme le proclament en toutes occasions ses adulateurs intéressés de la FICCI !

Le PCI (Le Prolétaire), quant à lui, met en avant (face à un groupe qui vient d’apparaître !) tous les désaccords possibles, en commençant par la question du parti, avec une argumentation si faiblarde qu’elle en frise le ridicule : "Ce qui saute peut-être aux yeux au premier abord est la conception du parti ; nous, notre parti, considérons que nous sommes les continuateurs du parti historique créé par Marx et Engels et qui jamais n’a cessé d’exister depuis lors malgré les époques difficiles qu’il a traversées, que le flambeau de la doctrine marxiste s’est toujours maintenu allumé grâce à des organisations comme la Gauche communiste d’Italie ou le Parti bolchevique russe". Maintenir flamboyante la torche de la doctrine marxiste est précisément au cœur même de l’existence du NCI. Mais toutes les raisons sont valables pour éviter la confrontation politique !

Comme on peut le voir à travers ces deux réponses, la perspective pour les nouveaux groupes que secrète actuellement le prolétariat serait très sombre si seules existaient dans le camp de la Gauche communiste les organisations qui ont écrit ces réponses. Ces deux organisations regardent les nouveaux groupes du haut de leurs remparts sectaires, leur offrant comme unique solution d’accepter en bloc le "regroupement international" du BIPR ou de s’intégrer militant par militant au PCI. Ces positions sont à des années-lumière de celles qu’adoptèrent Marx, Engels, Lénine, la Troisième internationale et la Fraction italienne de la Gauche communiste (11).

Il n’est donc en rien surprenant que les camarades du NCI, après l’échec de l’Appel, décident de se rapprocher du CCI, ce qui provoqua l’envoi d’une délégation à Buenos Aires en avril 2004 qui mena de nombreuses discussions avec les membres du NCI, sur des sujets tels que les syndicats, la décadence du capitalisme, le fonctionnement des organisations révolutionnaires, le rôle des statuts, l’unité entre les trois composantes du programme politique du prolétariat : les positions politiques, le fonctionnement et les comportements. Nous avons proposé alors une réunion générale qui a décidé la mise en place de discussions régulières sur la décomposition du capitalisme, la décadence de ce système, les Statuts, sur des textes concernant l’organisation et le fonctionnement des organisations révolutionnaires, etc., dans la perspective de l’intégration au CCI : "En lien avec le voyage internationaliste du CCI, les membres du noyau ont considéré à l’unanimité que cette visite a dépassé de loin ce que nous en attendions, non seulement par les accords auxquels nous sommes parvenus mais par l’importante avancée que cette visite nous a permis de réaliser. (…) Ainsi, si notre objectif était bien l’intégration au CCI, cette visite nous a permis de mieux connaître concrètement ce courant international et son programme mais aussi de mieux connaître sa conduite internationaliste" (Résolution du NCI, 23-04-04).

Le danger des gourous

Après la visite de notre délégation, le groupe accepta de collaborer à la presse du CCI par l’écriture d’articles sur la situation en Argentine. Ces contributions ont été très positives, en particulier un article dénonçant la mystification du mouvement "piquetero" qui a été très utile pour démasquer les mythes "révolutionnaristes" propagés par les gauchistes et les groupes "altermondialistes" (12).

Parmi les sujets débattus avec le NCI, il faut souligner le débat sur les comportements qui doivent exister au sein d’une organisation prolétarienne et qui sont inspirés par la nature de la future société pour laquelle elle combat. La fin justifie-t-elle les moyens ? Peut-on réaliser le communisme, une société de liberté et de communauté entre les êtres humains tout en pratiquant la calomnie, la délation, la manipulation, le vol, etc., pratiques qui détruisent à la racine la moindre sociabilité ? Le militant communiste doit-il contribuer généreusement en apportant le meilleur de lui-même à la cause de l’émancipation de l’humanité ou, au contraire, peut-on contribuer à cette cause en recherchant une valorisation personnelle, un pouvoir, en utilisant les autres comme des pions pour servir des objectifs particuliers ?

Ces discussions provoquèrent un débat de fond au sein du NCI sur la question des comportements de la FICCI, qui aboutit à l’élaboration d’une prise de position, le 22 mai 2004, qui condamnait cette bande de voyous grâce "à la lecture des publications du CCI comme de la Fraction interne du CCI, considérant que celle-ci avait adopté une conduite étrangère à la classe ouvrière et à la Gauche communiste" (13).

Mais un problème commençait à se manifester malgré ces avancées. Lors d’une lettre de bilan après un voyage, nous avions signalé "qu’une organisation communiste ne peut exister sans fonctionnement collectif et unitaire. Les réunions régulières, menées à leur terme avec rigueur et modestie, sans objectifs démesurés mais avec ténacité et rigueur intellectuelle, sont la base de cette vie collective, unitaire et solidaire. Il est évident que le collectif ne s’oppose pas au développement de l’initiative et de la contribution individuelles. La vision bourgeoise du "collectif" est celle d’une addition de clones où tout esprit d’initiative et de contribution individuelles est systématiquement écrasé. Cette vision faussée a été développée symétriquement et de façon complémentaire tant par les idéologues libéraux et libertaires que par leurs prétendus contraires staliniens. La vision que développe le marxisme, quant à elle, est celle d’un cadre collectif qui favorise et développe l’initiative, la responsabilité et la contribution individuelles. Il faut que chacun apporte le meilleur de lui-même, en accord avec ce que disait Marx dans sa Critique du programme de Gotha, "de chacun selon ses moyens "".

Un des membres du noyau, B., avait une pratique en opposition totale avec cette orientation. En premier lieu, il monopolisait exclusivement les moyens informatiques liés à Internet, la correspondance et les contacts avec l’extérieur, la rédaction de la plupart des textes, en profitant de la confiance que lui accordaient les autres membres du noyau. En second lieu, et en opposition aux orientations décidées lors du voyage d’avril, il développait une pratique organisationnelle qui consistait à éviter autant que possible les réunions générales du groupe au cours desquelles chacun des militants aurait pu s’exprimer, décider des orientations et contrôler collectivement les activités. En lieu et place de ces réunions, il se réunissait séparément avec un ou deux camarades au maximum, ce qui lui permettait de contrôler toutes les activités. C’est là une pratique typique des groupes bourgeois où le "responsable", le "commissaire politique", se réunit avec chacun des membres de façon séparée pour les maintenir divisés et ignorants de toutes les questions en cours. Ceci créait une situation, comme nous l’ont confirmé les camarades du NCI par la suite, où eux-mêmes ne savaient pas réellement qui était membre du groupe et quelles tâches étaient confiées par Monsieur B. à des personnes qu’eux-mêmes ne connaissaient même pas (14).

Un autre élément de la politique de cet individu était d’éviter le développement de toute discussion sérieuse au cours des rares réunions plus ou moins générales. Les camarades ont exprimé leur malaise face aux interventions de Monsieur B. qui interrompait les discussions sous prétexte de devoir passer rapidement à "autre chose". Pour vider au maximum de contenu ces rares réunions plénières, B. favorisait le plus grand informalisme : réduire les réunions à des repas auxquels participaient des gens, famille et autres, qui ne faisaient pas partie du groupe.

Cette pratique organisationnelle est radicalement étrangère au prolétariat et est typique des groupes bourgeois, particulièrement de gauche ou d’extrême gauche. Elle a deux objectifs : d’un côté, maintenir la majorité des camarades dans un état de sous-développement politique, en les privant systématiquement des moyens qui leurs auraient servi à développer leurs propres critères ; de l’autre, et en lien avec ce qui précède, en faire une masse de manœuvre de la politique du "grand leader". Monsieur B. se proposait en réalité d’utiliser ses "camarades (15) comme tremplin pour devenir une "personnalité" au sein du milieu politique prolétarien.

Le combat pour la défense de l’organisation

Les plans de cet individu furent contrariés par deux facteurs que son arrogance et sa présomption l’empêchaient de prévoir : la fermeté et la cohérence organisationnelle du CCI d’un côté, et de l’autre, le fait que les autres camarades, malgré les moyens limités dont ils disposaient et les manœuvres obscures de B., développaient réellement un effort de réflexion qui les conduisait à une indépendance politique.

Fin juillet, Monsieur B. tenta une manœuvre audacieuse : il demanda l’intégration immédiate au CCI. Il imposa cette exigence malgré la résistance des autres camarades qui, même s’ils se donnaient aussi comme objectif l’adhésion au CCI, ressentaient la nécessité de réaliser tout un travail en profondeur de clarification et d’assimilation : le militantisme communiste ne peut se baser que sur de solides ciments.

Ceci mit B. dans une situation délicate : ses "camarades" risquaient de devenir des éléments conscients de la classe et cesser d’être les pions de son jeu ambitieux pour devenir un "chef" international. Il insista auprès de la délégation du CCI qui les visita en Argentine fin août pour qu’elle fasse immédiatement une déclaration d’intégration du NCI au CCI. Le CCI rejeta cette exigence. Nous rejetons fermement la politique d’intégrations précipitées et immatures qui peuvent contenir le risque de la destruction de militants. Lors de notre bilan de ce voyage, nous écrivions : "Vous nous aviez posé la question de votre intégration avant notre voyage. Nous l’avons bien entendu accueillie avec l’enthousiasme naturel que ressentent des combattants de la cause prolétarienne quand d’autres camarades veulent rejoindre leur combat. (…) Cependant, il faut être clairs sur le fait que nous ne posons pas la question de l’intégration de nouveaux éléments ou la formation de nouvelles sections dans les mêmes termes qu’une entreprise commerciale qui veut s’implanter à tout prix sur un nouveau marché ou qu’un groupe gauchiste qui tente de recruter de nouveaux adeptes au projet politique qu’il se donne au sein du capitalisme d’État [mais comme] un problème général du prolétariat international qui doit s’aborder d’après des critères historiques et globaux. (…) L’orientation centrale que nous avions donnée à notre délégation à cette occasion fut de discuter en profondeur avec vous de ce qu’implique le militantisme communiste et tout ce que signifie la construction d’une organisation communiste unitaire et centralisée. [Ceci] n’est pas qu’une question technique mais requiert un effort collectif persévérant et tenace. Il ne pourra donc jamais fructifier s’il ne s’appuie que sur des impulsions momentanées (…) quant à nous, nous avons la volonté de former des militants avec leurs propres critères, capables d’assumer quels que soient leurs dons intellectuels ou personnels la tâche de participer collectivement à la construction et à la défense de l’organisation internationale".

Ceci ne rentrait pas dans les plans de Monsieur B. Donc "il est fort probable qu'il avait déjà pris contact en sous-main avec la FICCI, tout en continuant à nous duper jusqu'à vouloir précipiter l'intégration du NCI au CCI" (Des internationalistes en Argentine - Présentation de la Déclaration du NCI). Cet individu retourna sa veste du jour au lendemain sans même avoir l’honnêteté de poser ses "désaccords". La raison en est simple, c’est que ne recherchant en rien la clarification mais uniquement sa réussite personnelle en tant que "petit chef international", et se rendant compte qu’il ne trouverait pas dans le CCI la satisfaction de ses prétentions, il tenta de la trouver en meilleure compagnie.

Il n’hésita pas à recourir à l’intrigue et à la duplicité pour fabriquer son petit "effet à sensation". Il donna vie du jour au lendemain à un fantomatique "Cercle des communistes internationalistes" dont il était le seul membre, en ayant le culot d’y "intégrer" les membres du NCI – sans même que ceux-ci ne connaissent son existence – et de "très proches contacts". Ce "Cercle" se proposait de faire disparaître le NCI en utilisant une méthode déjà utilisée par Staline, consistant à se présenter comme son véritable et unique continuateur (16).

Ces manœuvres, encouragées comme nous l’avons dit par l’union écœurante de l’opportunisme du BIPR et des parasites de la FICCI (17), furent démasquées et réduites à néant par notre combat, auquel s’est joint le NCI. Les camarades du NCI avaient été isolés par les manœuvres de Monsieur B., mais nous avions pu reprendre contact avec eux malgré le peu de moyens pour y parvenir. "Nous avons appris à travers nos appels téléphoniques (démarche qui, selon les termes mêmes employés par Monsieur B., révélerait "les méthodologies nauséabondes du CCI"), que les autres camarades du NCI n'étaient absolument pas informés de l'existence de ce "Circulo" censé les représenter ! Ils ne connaissaient pas l'existence de ses "Déclarations" nauséabondes contre le CCI qui, comme elles le répètent avec insistance, auraient été adoptées... "collectivement" à "l'unanimité" et après "consultation" de tous les membres du NCI ! Ce qui est un pur mensonge." (Présentation de la Déclaration du NCI).

Le contact une fois rétabli, nous avons organisé un voyage d’urgence pour discuter avec les camarades du NCI et établir des perspectives de travail. L’accueil des camarades fut chaleureux et fraternel. Pendant notre séjour, les camarades du NCI prirent la décision d’envoyer par courrier postal leur Déclaration du 27 octobre à toutes les sections du BIPR et aux groupes de la Gauche communiste afin de rétablir la vérité : contrairement aux fausses informations colportées par le BIPR (dans sa presse en italien particulièrement), le NCI n’a pas rompu avec le CCI !

Les membres du NCI demandèrent à plusieurs reprises par téléphone à Monsieur B. qu’il vienne s’expliquer avec le NCI et la délégation du CCI. Ce Monsieur refusa toute rencontre. Ce comportement révèle la lâcheté de cet individu : acculé au pied du mur, il préfère comme un lapin creuser un terrier pour se cacher.

Malgré le coup reçu par la révélation des mensonges et manœuvres réalisés en leur nom et à leur insu par ce sinistre personnage, les camarades du NCI ont cependant exprimé la volonté de poursuivre l’activité politique, à la mesure de leurs forces. Grâce à l’accueil fraternel que leur a fait le NCI et à son implication politique, le CCI a pu tenir une deuxième réunion publique à Buenos Aires le 5 novembre sur un sujet choisi par les camarades du NCI (18).

Malgré les terribles difficultés matérielles qu’ils connaissent au quotidien, ces camarades ont réaffirmé auprès de notre délégation leur volonté de s’impliquer dans une activité militante et en particulier de poursuivre la discussion avec le CCI. Les camarades au chômage veulent fermement trouver du travail non seulement pour pouvoir survivre et nourrir leurs enfants, mais aussi pour sortir du sous-développement politique dans lequel les a maintenus Monsieur B. (ils ont notamment exprimé la volonté de contribuer à l’achat d’un ordinateur). Par leur rupture avec Monsieur B. et ses méthodes bourgeoises, les camarades du NCI se sont comportés en véritables militants de la classe ouvrière.

Perspectives

L’expérience du NCI est riche en leçons. En premier lieu, elle a démontré par l’adoption de positions programmatiques très proches de celles du CCI l’unité du prolétariat mondial et de son avant-garde. La classe ouvrière défend les mêmes positions dans tous les pays quel que soit leur niveau de développement économique, leur position impérialiste ou leur régime politique. Les camarades ont pu dans ce cadre unitaire international faire des apports d’intérêt général pour tout le prolétariat (nature du mouvement piquetero, nature des révoltes sociales en Argentine ou en Bolivie…) et s’inscrire dans le combat international pour la défense des principes du prolétariat : dénonciation claire de la bande de voyous qui se fait appeler FICCI, Déclaration en défense du NCI et des principes prolétariens de comportement…

En deuxième lieu, cette expérience a mis en relief la menace que représentent des "gourous" comme obstacle à l’évolution des groupes et des camarades en recherche des positions de classe. Ce phénomène n’est pas particulier à l’Argentine (19), il s’agit d’un phénomène international que nous avons pu constater fréquemment : l’existence d’éléments, souvent brillants, qui considèrent les groupes comme leur "propriété privée", qui par méfiance envers les réelles capacités de la classe ou par pure soif de valorisation personnelle tentent de soumettre les autres camarades à leur contrôle personnel, les condamnant au blocage de leur évolution et entretiennent leur sous-développement politique. Dans un premier temps, de tels éléments peuvent jouer un rôle d’impulsion dans une dynamique de rapprochement vers des positions révolutionnaires, ne serait-ce que pour se porter à la tête d’une démarche et d’une réflexion conduites par d’autres camarades. Mais en général, de tels éléments (à moins qu’ils ne remettent en cause radicalement leur démarche passée) ne vont pas jusqu’au terme d’une telle évolution qui impliquerait la perte de leur statut de "gourou". Une autre des conséquences de ce phénomène est que ces groupes subissent rapidement une hémorragie d’éléments (20) qui, face au climat créé par le subjectivisme permanent et de soumission aux diktats du gourou, se démoralisent et rompent avec toute activité politique, constatant avec amertume que les positions politiques peuvent être plus ou moins intéressantes mais que les pratiques organisationnelles, les rapports humains, les conduites personnelles ne rompent en rien avec l’univers oppresseur qui règne sur les groupes de gauche ou gauchistes.

En troisième lieu, elle a aussi démontré quelque chose de bien plus important, c’est qu’on peut lutter contre ce danger, qu’on peut le vaincre. Aujourd’hui, non sans difficultés, les camarades ont entamé un processus de clarification, de renforcement de la confiance en soi, de développement collectif de leurs capacités en vue d’une future intégration au CCI. Indépendamment de ce que seront les résultats finaux de cette lutte, le combat du NCI a été la démonstration que malgré leurs faibles moyens réduits pratiquement au néant par le gourou, des camarades peuvent s’organiser et combattre de façon conséquente pour la cause prolétarienne.

Enfin, et ce n’est pas le moins important, grâce à la participation active des camarades, un milieu pour le débat prolétarien autour des réunions publiques du CCI se développe en Argentine. Il sera très utile pour la clarification et la détermination militante des éléments prolétariens qui surgissent dans ce pays et d’autres de cette partie du monde

C.Mir (3-12-04)

(1) Voir notamment dans la Revue internationale n° 119, "Résolution sur l’évolution de la lutte de classe"

(2) Ibid.

(3) Voir à ce sujet notre série d’articles "1903-1904 : la naissance du bolchevisme" dans les n° 116 à 118 de la Revue internationale.

(4) "Núcleo Comunista Internacional", groupe formé par des militants en Argentine. Pour plus d’information, lire "Le NCI existe et n’a pas rompu avec le CCI" (sur notre site Internet en français et en espagnol), "Présentation d’une déclaration du NCI" (en français et en espagnol, sur notre site Internet et dans notre presse écrite).

(5) Lire entre autres, "Le Cercle des communistes internationalistes, imposture ou réalité ?", sur notre site Internet.

(6) Nous pouvons citer comme exemple de ces restes l’utilisation du terme "bureaucratie syndicale" qui tend à occulter que c’est tout le syndicat, en tant qu’organisation, de sa base à son sommet, qui est un fidèle serviteur du capital et un ennemi des travailleurs. Dans le même sens, la conception des syndicats comme "médiation" entre le capital et le travail permettrait de les considérer comme des organes neutres entre les deux classes fondamentales, la bourgeoisie et le prolétariat.

(7) Des copies de ces réponses nous ont été communiquées par le NCI.

(8) La façon de "résoudre" la dynamique des conférences internationales consista en la briser par une manœuvre sectaire (voir la Revue internationale no 22).

(9) Lire sa célèbre polémique "Misère de la philosophie".

(10) Imaginons-nous un instant Marx et Engels répondre aux ouvriers français et anglais qui avaient convoqué le meeting qui donna naissance à la Première internationale en 1864, qu’ils avaient, pour leur part, déjà réglé la question en 1848 ?

(11) Dans une lettre que nous avons envoyée aux camarades pour tirer le bilan de l’Appel, nous expliquons en détail les méthodes de regroupement et de débats qu’utilisèrent les révolutionnaires tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier, en montrant comment se forgèrent les diverses organisations internationales du prolétariat.

(12) Voir l’article sur le mouvement piquetero dans la presse territoriale du CCI et la Revue internationale 119.

(13) Cette condamnation a été publiée dans Révolution internationale no 350 et dans Acción proletaria no 179.

(14) Ceci explique un fait apparemment contradictoire sur les origines du NCI. Pour les camarades actuels du NCI, celui-ci se constitua réellement le 23 avril 2004, c’est-à-dire après le voyage de prise de contact du CCI. Le mode de fonctionnement qu’avait réussi à imposer jusque là Monsieur B. et la dispersion comme la méconnaissance mutuelles qui existaient entre ses différents membres était bien plus, pendant la première étape de formation du NCI, typiques d’un cercle informel de discussion. C’est après notre premier voyage, au cours duquel nous avions insisté et convaincu de la nécessité de réunions régulières, que le NCI commença à prendre une forme consciente pour chacun de ses membres.

(15) Il exprimait à leur égard un mépris particulièrement révoltant : "Monsieur B. méprisait profondément les autres membres du NCI. Ces derniers sont des ouvriers qui vivent dans la misère alors que lui-même exerce une profession libérale et se vantait d’être le seul membre du NCI qui ‘pouvait s’offrir un voyage en Europe’" (lire notre article "Le NCI n’a pas rompu avec le CCI", dans notre presse en français et en espagnol).

(16) Tous les avatars de ce "Cercle" dont la ridicule résonance internationale n’est due qu’à ses protecteurs que sont la FICCI et le BIPR, sont démasqués dans trois documents disponibles sur notre site Web en espagnol et en français : "Le Cercle des communistes internationalistes : une étrange apparition", "Le Cercle des communistes internationalistes : une nouvelle étrange apparition" et "Le Cercle des communistes internationalistes : imposture ou réalité ?".

(17) Notre site Web a publié tout une série de documents, notamment plusieurs lettres au BIPR, mettant en évidence la dérive lamentable de cette organisation. En effet, dès que Monsieur B. a constitué son "Circulo", dans le dos des autres membres du NCI, le BIPR s'est empressé de lui donner une audience. D'abord en publiant une traduction en italien d'un document du "Circulo" sur la répression d'une lutte ouvrière en Patagonie (alors qu'il n'avait jamais publié le moindre document du NCI), ensuite en publiant en trois langues (français, espagnol et anglais mais non en italien ) une déclaration (du 12 octobre) du "Circulo" ("Contre la méthodologie nauséabonde du CCI") qui est une collection de mensonges éhontés et de calomnies contre notre organisation. Après trois semaines et trois lettres du CCI lui en faisant la demande, le BIPR a enfin mis sur son site Web un court communiqué du CCI démentant les accusations du "Circulo". Depuis, la preuve a été apportée du caractère totalement mensonger et calomnieux de affirmations de Monsieur B. de même que de l'imposture de son "Circulo". Cependant, à ce jour, le BIPR (s'il a retiré discrètement de son site les œuvres de cet individu) n'a pas fait la moindre déclaration pour rétablir la vérité. Cela vaut la peine de souligner une chose : c'est lorsqu'il a compris qu'avec le CCI il ne pourrait pas développer ses manœuvres de petit aventurier que Monsieur B. s'est soudainement découvert une passion pour la FICCI et le BIPR, ainsi que pour les positions de ce dernier. Une telle conversion, encore plus soudaine que celle de Saint Paul sur le chemin de Damas, n'a pas mis la puce à l'oreille du BIPR qui s'est empressé de se faire le porte voix de ce Monsieur. Il faudra un jour que le BIPR se demande pourquoi, à plusieurs reprises, des éléments qui ont fait la preuve de leur incapacité à s'intégrer dans la Gauche communiste, se sont tournés vers le BIPR après l'échec de leur "approche" vers le CCI. Nous reviendrons sur cette question dans un prochain article de notre Revue.

(18) Voir notre site Web en espagnol et en français ainsi que notre presse territoriale.

(19) Dans le cas de Monsieur B., il faut reconnaître que certains niveaux atteints dans l’esprit retors et la mauvaise foi frisent la pathologie.

(20) C'est ce qui explique en partie le fait que des éléments qui étaient présents dans le groupe en Argentine lorsqu'il a contacté le CCI l'ont, par la suite, quitté par découragement avant même que n'ait lieu la première rencontre avec le CCI.

Géographique: 

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Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [14]
  • Conscience de classe [15]

L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914

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"En Europe occidentale, le syndicalisme révolutionnaire est apparu dans de nombreux pays comme le résultat direct et inévitable de l'opportunisme, du réformisme, du crétinisme parlementaire. Chez nous également, les premiers pas de "l'activité parlementaire" ont renforcé à l'extrême mesure l'opportunisme, et ont conduit les mencheviks à ramper devant les Cadets (…) Le syndicalisme révolutionnaire ne peut manquer de se développer sur le sol russe en réaction contre cette conduite honteuse de social-démocrates 'en vue'".[1] Ces mots de Lénine, que nous avons cités dans l'article précédent de cette série, s'appliquent très bien à la situation en France au début du 20ème siècle. Pour beaucoup de militants, dégoûtés par « l'opportunisme, le réformisme, et le crétinisme parlementaire », la Confédération Générale du Travail (CGT) française est en quelque sorte l'organisation phare du nouveau syndicalisme « révolutionnaire », qui « se suffit à lui-même » (selon les termes de Pierre Monatte[2]). Mais, si le développement du « syndicalisme révolutionnaire » est un phénomène international au sein du prolétariat à cette époque, la spécificité de la situation politique et sociale en France a permis à l'anarchisme de jouer un rôle particulièrement important dans le développement de la CGT. Ce conjonction entre une véritable réaction prolétarienne à l'opportunisme de la 2ème Internationale et des vieux syndicats d'une part, et l'influence des idées anarchistes typiques de la petite bourgeoisie artisanale d'autre part, est à l'origine de ce qu'on appelle depuis l'anarcho-syndicalisme.

Le rôle joué par la CGT en tant qu'exemple concret des idées anarcho-syndicalistes a été éclipsé depuis lors par celui joué lors de la prétendue révolution espagnole par la Confederación Nacional de Trabajadores (CNT) qui peut être considérée, en quelque sorte, comme le véritable prototype de l'organisation anarcho-syndicaliste.[3] Cela n'empêche que la CGT, fondée quinze ans avant la CNT espagnole, a été largement influencée, sinon dominée par le courant anarcho-syndicaliste pendant la période qui précède 1914. Dans ce sens, l'expérience des luttes menées par la CGT pendant cette période, et surtout sa réaction quand éclate la première grande boucherie impérialiste en 1914, constituent la première épreuve théorique et pratique de l'anarcho-syndicalisme. C'est pourquoi dans cet article (le deuxième dans la série entamée dans le numéro précédent de cette Revue), nous nous pencherons sur la période qui va de la fondation de la CGT au congrès de Limoges en 1895, à la trahison catastrophique de 1914 qui a vu la quasi-totalité des syndicats dans les pays belligérants sombrer dans un soutien indéfectible à l'effort de guerre de l'Etat bourgeois.

Pourquoi parlons-nous de « l'anarcho-syndicalisme » de la CGT ? Rappelons que dans l'article introductif de cette série (voir la Revue internationale n°118), nous avons distingué plusieurs différences importantes entre le syndicalisme révolutionnaire proprement dit et l'anarcho-syndicalisme :

- Sur la question de l'internationalisme : les deux principales organisations dominées par l'anarcho-syndicalisme ( la CGT française et la CNT espagnole) vont sombrer dans la défense de l'Union sacrée en 1914 et 1936 respectivement, alors que les syndicalistes révolutionnaires (notamment des IWW,[4] durement réprimés à cause justement de leur opposition internationaliste à la guerre de 1914) restent – malgré leurs faiblesses – sur le terrain de classe. En ce qui concerne la CGT en particulier, comme nous allons voir, son opposition au militarisme et à la guerre avant 1914 s'apparente plus au pacifisme qu'à l'internationalisme prolétarien pour lequel « les ouvriers n'ont pas de patrie » : les anarcho-syndicalistes de la CGT allaient « découvrir » en 1914 que les prolétaires français devaient, malgré tout, défendre la patrie de la Révolution française de 1789 contre le joug du militarisme prussien.

- Sur le plan de l'action politique, le syndicalisme révolutionnaire reste ouvert à l'activité des organisations politiques (Socialit Party of America et Socialist Labor Party aux Etats-Unis ; SLP puis – après la guerre de 1914-18 – l'Internationale Communiste en Grande-Bretagne).

- Sur le plan de la centralisation, l'anarcho-syndicalisme a une vision de principe qui est fédéraliste : chaque syndicat reste indépendant des autres, alors que le syndicalisme révolutionnaire est en faveur d'une unité politique et organisationnelle croissante de la classe.

Cette distinction n'était pas du tout évidente pour le protagonistes de l'époque : ils partageaient, jusqu'à un certain point, un même langage et des idées similaires. Cependant, chez les uns et les autres les mêmes mots ne recouvraient pas une identité des idées, ni de la pratique. De surcroît, il n'y avait pas – contrairement au mouvement socialiste – une Internationale où les divergences pouvaient s'affronter et se clarifier. De façon sommaire, on peut dire que si le mouvement vers le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement. Ce n'est pas un accident si cette influence de l'anarchisme est plus forte dans les deux pays moins développés sur le plan industriel, et plus marqués par le poids du petit artisanat et de la paysannerie : la France et l'Espagne. Il nous est évidemment impossible, dans l'espace d'un article, de rendre compte de manière détaillée de l'histoire de cette période complexe et mouvementée, et il faut toujours se garder du danger du schématisme. Cela dit, la distinction reste valable dans ses grandes lignes, et notre propos dans cet article sera d'examiner si oui ou non les principes de l'anarcho-syndicalisme, tels qu'ils se sont exprimés dans la CGT avant 1914, se sont révélés adéquats face aux évènements.[5]

La Commune et l'AIT

Pendant cette période qui va de la fin du 19e siècle à la guerre de 1914, le mouvement ouvrier est profondément marqué par la Commune de Paris et l'influence de l'Association internationale des Travailleurs (AIT). L'expérience de la Commune, première tentative de prise de pouvoir par la classe ouvrière, noyée dans le sang par le gouvernement versaillais en 1871, a légué aux ouvriers français une grande méfiance envers l'Etat bourgeois. Quant à l'AIT, la CGT s'en réclame explicitement, comme par exemple dans ce texte d'Emile Pouget :[6] « Le Parti du Travail a, pour expression organique, la Confédération générale du Travail (…) en ligne directe, le Parti du Travail émane de l'Association internationale des Travailleurs, dont il est le prolongement historique ».[7] Plus spécifiquement, pour Pouget, un des principaux propagandistes de la CGT, la Confédération se réclame des fédéralistes (c'est-à-dire les alliés de Bakounine) dans l'AIT, ainsi que du slogan : « l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes », contre les « autoritaires » alliés de Marx. L'ironie inhérente à cette affiliation échappe complètement à Pouget, comme à tous les anarchistes depuis lors. La fameuse expression que nous venons de citer ne vient pas de l'anarchiste Bakounine, mais du premier considérant des statuts de l'AIT écrit par nul autre que l'affreux autoritaire Karl Marx plusieurs années avant que Bakounine n'adhère à l'Internationale. Par contre, ce dernier, que les anarchistes de la CGT prennent comme référence, préfère la dictature secrète de l'organisation révolutionnaire qui doit être un « quartier général de la révolution » :[8] « Puisque nous rejetons tout pouvoir, par quel pouvoir, ou plutôt par quelle force allons-nous diriger la révolution du peuple ? Une force invisible – reconnue par personne, imposée par personne – grâce à laquelle la dictature collective de notre organisation sera d'autant plus puissante qu'elle reste invisible et inconnue… ».[9] Il faut insister ici sur la différence entre la vision marxiste de l'organisation de la classe et celle de l'anarchiste Bakounine : c'est la différence entre une organisation ouverte, une organisation de la force prolétarienne par la masse des prolétaires eux-mêmes, et la vision du « peuple » amorphe, qui doit être guidé par la main invisible d'une « dictature secrète » de révolutionnaires.

Le contexte historique

La toile de fond historique du développement de l'anarcho-syndicalisme en France est une période bien particulière. Les années qui vont du début du 20e siècle à 1914 constituent une période charnière dans laquelle le capitalisme à son apogée sombre dans l'épouvantable massacre de la Première Guerre mondiale, qui est la marque de l'entrée dans la décadence du système capitaliste. Depuis l'incident de Fachoda en 1898 (où les troupes françaises et britanniques, en compétition pour la domination de l'Afrique, se trouvent face à face au Soudan), à celui d'Agadir en 1911 (avec l'envoi à Agadir de la canonnière Panther par l'Allemagne qui tente de profiter des difficultés françaises au Maroc), et aux guerres des Balkans en 1912 et 1913, les alertes à la guerre généralisée en Europe se font de plus en plus insistantes et angoissantes. Quand la guerre éclate en 1914, ce n'est une réelle surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie, qui s'engage depuis des années dans une course effrénée aux armements, ni pour le mouvement ouvrier international (résolutions des congrès de Stuttgart et de Bâle de la 2e Internationale, ainsi que des congrès de la CGT contre la menace de guerre).

La guerre impérialiste généralisée, c'est la concurrence capitaliste hissée à un niveau supérieur. Elle exige l'organisation de toutes les forces de la nation pour être menée à bien. La bourgeoisie est obligée de modifier fondamentalement son organisation sociale : c'est l'Etat qui doit prendre le contrôle de toutes les ressources économiques et sociales de la nation et diriger cette lutte à mort contre l'impérialisme ennemi (nationalisations des industries clés, réglementation de l'industrie, etc.). Il faut organiser la main d'œuvre pour faire fonctionner l'industrie de guerre. Il faut que les ouvriers soient prêts à accepter les sacrifices qui sont la conséquence de ces efforts. A cette fin, il faut embrigader la classe ouvrière dans la défense de la nation et l'Union sacrée. En conséquence, l'appareil de contrôle social se développe énormément et intègre aussi les organisations syndicales. Ce développement du capitalisme d'Etat, qui est une des caractéristiques fondamentales de sa période de décadence, constitue alors une mutation qualitative de la société capitaliste.

La bourgeoisie, bien évidemment, ne comprend pas que le changement d'époque qui se produit au grand jour avec la guerre de 1914 est un moment fatidique pour son système. Par contre, elle comprend très bien – en particulier la bourgeoisie française qui a fait l'expérience de la Commune– qu'il faut à la fois mater et amadouer les organisations ouvrières avant de pouvoir se lancer dans des aventures militaires. Les années qui précèdent 1914 voient donc la préparation de l'intégration des syndicats dans l'Etat.

La période d'avant guerre est présentée comme étant celle d'une montée en puissance du mouvement prolétarien, mais celle-ci n'est qu'apparente. Les réformes votées au parlement, censées améliorer la condition ouvrière, visent à attacher les ouvriers au char de l'Etat, en particulier en faisant participer les syndicats à la gestion de celui-ci.

Suite à la défaite de la Commune, il existe une très grande méfiance du côté des ouvriers vis-à-vis de toute tentative d'immixtion de l'Etat dans leurs affaires. Ainsi, le premier congrès des chambres syndicales à se tenir depuis 1871 (le congrès de Paris de 1876) refuse l'offre d'une subvention gouvernementale de 100.000 francs ; le délégué Calvinhac déclare : « Oh ! Apprenons à nous passer de cet élément à l'égal de la bourgeoisie dont le gouvernementalisme est un idéal. Il est notre ennemi. Dans nos affaires il ne peut arriver que pour réglementer, et soyez sûrs que la réglementation, il le fera toujours au profit des dirigeants. Demandons seulement la liberté complète, et nous trouverons la réalisation de nos rêves quand nous serons bien décidés à faire nos affaires nous-mêmes » (cité dans L'histoire des bourses de travail de Pelloutier, p. 86).

En principe, cette position aurait dû trouver un soutien indéfectible de la part des anarchistes, farouchement opposés à toute action « politique » (c'est-à-dire, dans leur conception, parlementaire ou municipale). Et pourtant, la réalité est beaucoup plus nuancée. Ainsi, la première des Bourses de Travail,[10] dans le développement desquelles Fernand Pelloutier[11] et les anarcho-syndicalistes allaient jouer un rôle important et dont la Fédération allait être un élément constituant de la CGT, est fondée à Paris en 1886 à la suite d'un rapport en sa faveur non pas des organisations ouvrières, mais du Conseil municipal (rapport Mesureur du 5 novembre 1886). Pendant toute leur existence, et jusqu'à ce que les Bourses se fondent entièrement dans la CGT, le rapport entre ces dernières et les municipalités a été assez mouvementé : elles pouvaient être soutenues, même subventionnées par l'Etat à certains moments, réprimées à d'autres (la Bourse du Travail de Paris est fermée par l'armée en 1893 par exemple). Georges Yvetot[12] (le successeur de Pelloutier après la mort de celui-ci) va même avouer que son salaire de secrétaire de la Fédération nationale des Bourses est en partie payé par des subventions de l'Etat.

Cette attitude ambiguë dans l'attitude des anarcho-syndicalistes vis-à-vis de l'État se retrouve de façon encore plus visible lors du débat au sein de la CGT sur l'attitude à adopter par rapport à la nouvelle loi, votée par le Parlement en 1910, sur la « Retraite ouvrière et paysanne » (ROP). Deux tendances se font jour : l'une qui récuse la ROP à cause d'une opposition de principe à toute immixtion de l'Etat dans les affaires de la classe ouvrière, y compris au niveau des retraites ; l'autre qui cherche à gagner une réforme immédiate en s'accommodant avec l'Etat. La difficulté qu'éprouve la CGT à se positionner par rapport à cette loi préfigure la débandade de 1914. Pour beaucoup de militants de la CGT, la trahison trouve son symbole, non pas tant dans l'appel à défendre la France aux traditions révolutionnaires, que dans la participation du « révolutionnaire » Jouhaux,[13] et même, malgré ses doutes, de l'internationaliste Merrheim,[14] au « Comité permanent pour l'étude et la prévention du chômage » mis en place par le gouvernement français pour remédier à la désorganisation économique qui résulte dans un premier temps de la mobilisation de l'industrie française pour la guerre.

Comment la CGT est-elle passée d'une défense farouche de son indépendance vis-à-vis de l'Etat à la participation aux tentatives de ce même Etat bourgeois d'entraîner les ouvriers dans la guerre impérialiste, alors que les principes de l'anarcho-syndicalisme avaient tant d'influence en son sein ?

Le rôle des anarchistes dans la CGT

Si la CGT a été considérée comme une « organisation phare » des syndicalistes révolutionnaires, il importe de souligner qu'elle n'est pas « syndicaliste révolutionnaire » ni même « anarcho-syndicaliste » en tant que telle. Alors qu'en Espagne, la CNT est étroitement liée à la FAI (Federación Anarquista Ibérica) et fait concurrence au Parti Socialiste et à son syndicat, l'Unión General de Trabajadores (UGT), en France la CGT est la seule organisation qui rassemble plusieurs centaines de fédérations syndicales. Parmi ces syndicats, certains sont carrément réformistes (comme le syndicat du livre dirigé par Auguste Keufer, qui sera le premier trésorier de la CGT, ou le syndicat des cheminots), ou fortement influencés par les militants révolutionnaires « guesdistes »[15] du Parti Ouvrier Français (ou de la SFIO[16] à partir de l'unification des partis socialistes français en 1905). Il existe également des syndicats importants, comme le « vieux syndicat » réformiste des mineurs, dirigé par Emile Basly, qui ne sont pas dans la Confédération.

Les anarchistes n'ont d'ailleurs joué qu'un rôle réduit dans le réveil du mouvement ouvrier en France après la défaite de la Commune. Pour commencer, il existe une méfiance marquée au sein de la classe ouvrière envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à la politique prétendument « utopiste », comme on peut voir dans le rapport du comité d'initiative du congrès ouvrier de 1876 : « Nous avons voulu que le congrès soit exclusivement ouvrier (…) Il ne faut pas oublier, tous les systèmes, toutes les utopies qu'on a reprochées aux travailleurs ne sont jamais venus d'eux. Tous émanaient de bourgeois, bien intentionnés sans doute, mais qui allaient chercher les remèdes à nos maux dans des idées et des élucubrations, au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité » (cité dans L'histoire des Bourses du Travail, p. 77). C'est sans doute ce peu de radicalisme de la classe ouvrière qui pousse les anarchistes (hormis quelques exceptions comme Pelloutier) à abandonner les organisations ouvrières pour se tourner vers la propagande de « l'acte exemplaire » : attentats, attaques de banques et assassinats (dont l'anarchiste Ravachol nous donne un exemple classique[17]).

Pendant les vingt années qui suivent le congrès de 1876, ce ne sont pas les anarchistes mais les socialistes, en particulier les militants du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde, qui jouent le rôle politique le plus important au sein du mouvement ouvrier. Les congrès ouvriers de Lyon et Marseille voient la victoire des thèses révolutionnaires du POF contre les tendances « pro-gouvernement » prônées par Barberet, et en 1886 c'est encore le POF qui propose et met sur pied une Fédération nationale des Syndicats (FNS). Notre propos ici n'est pas de chanter les louanges de Guesde et du POF. La rigidité de Guesde – liée à une piètre compréhension de ce qu'est le mouvement ouvrier et à un fort opportunisme – a fait que le POF a voulu limiter le rôle de la FNS au soutien des campagnes parlementaires du parti. D'ailleurs, c'est contre la volonté des dirigeants du POF que des militants du parti soutiennent des résolutions, aux congrès de Bouscat, Calais, et Marseille (1888/89/90) qui affirment que « la grève générale, c'est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ». Il est donc clair que le resurgissement du mouvement ouvrier en France après la Commune doit bien plus aux marxistes, avec toutes leurs faiblesses, qu'aux anarchistes. Un autre exemple qui va dans le même sens (sans pour autant diminuer en rien la valeur du travail acharné de l'anarchiste Fernand Pelloutier) est la création de la Fédération nationale des Bourses du Travail : celle-ci doit aussi beaucoup aux socialistes – entre autres, les deux premiers secrétaires de la FNB sont des membres du Comité révolutionnaire central animé par Edouard Vaillant.[18]

Jusqu'en 1894, et à l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par l'anarchiste Caserio, les militants anarchistes se sont peu préoccupés du syndicalisme, et beaucoup plus de la « propagande par le fait », cette dernière étant approuvée par le Congrès international anarchiste de Londres en 1881. Pelloutier lui-même le reconnaît plus ou moins explicitement dans sa fameuse Lettre aux anarchistes[19] de 1899 : « Nous avons jusqu'ici, nous anarchistes, mené ce que j'appellerai la propagande pratique (…) sans l'ombre d'une unité de vue. La plupart d'entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. Tel qui la veille avait traité d'art, conférenciait aujourd'hui sur l'action économique et méditait pour le lendemain une campagne antimilitariste. Très peu, après s'être tracé systématiquement une règle de conduite, surent s'y tenir et, par la continuité de l'effort, obtenir dans une direction déterminée le maximum de résultats sensibles et présents. Aussi, à notre propagande par l'écriture, qui est merveilleuse et dont nulle collectivité – si ce n'est la collectivité chrétienne à l'aube de notre ère – n'offre un pareil modèle, ne pouvons-nous opposer qu'une propagande agie des plus médiocres (…)

Je ne propose (…) ni une méthode nouvelle ni un assentiment unanime à cette méthode. Je crois seulement, en premier lieu, que, pour hâter la «révolution sociale» et faire que le prolétariat soit en état d'en tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l'horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu'un tel gouvernement est possible, et aussi l'armer, en l'instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme (…)

Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir et, au lieu de se considérer soit comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l'armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capitaliste le germe de groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu'un jour les difficultés ne les découragent et qu'ils ne se rejettent dans les bras de la politique ? ».

La même préoccupation est exprimée de manière beaucoup plus crue par Emile Pouget dans son Père peinard de 1897 : « S'il y un groupement où les anarchos doivent se fourrer, c'est évidemment la chambre syndicale (…) on a eu le sacré tort de se restreindre aux groupes d'affinités ».[20]

Ces passages sont révélateurs de la différence profonde entre anarchisme et marxisme. Pour les marxistes, il n'y a aucune séparation entre la classe ouvrière et les communistes. Ceux-ci font partie du prolétariat, et expriment les intérêts du prolétariat en tant que classe distincte de la société. Comme l'exprimait déjà en 1848 le Manifeste Communiste : « Les communistes (...)n'ont point d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier (…) Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux ». Le communisme[21] est indissociable de l'existence du prolétariat dans le capitalisme : d'abord parce que le communisme ne devient une possibilité matérielle qu'à partir du moment où le capitalisme a unifié la planète dans un seul marché mondial ; ensuite parce que le capitalisme a créé une classe révolutionnaire seule capable de renverser le vieil ordre et de bâtir une société nouvelle sur la base du travail associé à l'échelle mondiale.

Pour les anarchistes, ce qui compte, c'est leurs idées, celles-ci n'ayant aucun ancrage dans une classe particulière. Pour eux, le prolétariat n'est utile que dans la mesure où les anarchistes peuvent « réaliser » leurs idées à travers lui et avoir une influence sur son action, mais si le prolétariat semble momentanément endormi, alors n'importe quel autre groupement fera aussi bien l'affaire : les paysans bien sûr, mais aussi les petits artisans, les étudiants, les « nations opprimées », les femmes, les minorités… ou tout simplement « le peuple » de façon générale, qu'il s'agit de galvaniser grâce à « l'acte exemplaire ».

La vision anarchiste du prolétariat comme simple « moyen » faisait que beaucoup parmi les anarchistes voyaient la montée du syndicalisme révolutionnaire d'un œil plutôt méfiant. Ainsi, au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907, Errico Malatesta répond à l'intervention de Monatte, qui théorise le syndicalisme révolutionnaire, en disant : « Le mouvement ouvrier pour moi n'est qu'un moyen – le meilleur moyen de tous les moyens qui nous sont offerts (…) Les syndicalistes tendent à faire du moyen une fin (…) c'est ainsi que le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même (…) Or même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail (…) Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production ».[22]

Le retour des anarchistes vers les syndicats ouvriers, et donc le développement de ce qu'on appellera l'anarcho-syndicalisme, correspond, dans le temps, au développement d'une insatisfaction grandissante dans les rangs ouvriers vis-à-vis de l'opportunisme parlementaire des partis socialistes, et de l'incapacité de ces derniers d'œuvrer à une unification effective des organisations syndicales dans la lutte des classes. C'est ainsi que, des rangs mêmes de la FNS jusqu'alors parrainée par le POF de Guesde, surgit le désir de créer une véritable organisation unitaire qui agira indépendamment d'une tutelle de parti : la CGT est créée au congrès de Limoges en 1895. Au fil des années, l'influence anarcho-syndicaliste va en grandissant : en 1901 Victor Griffuelhes[23] devient secrétaire de la CGT alors que Emile Pouget est secrétaire adjoint du nouvel hebdomadaire de la CGT, La Voix du peuple. Les deux autres principaux journaux de la CGT seront La Vie ouvrière, lancé par Monatte en 1909, et La Bataille syndicaliste lancée avec beaucoup de mal et un succès plus limité par Griffuelhes en 1911. Nous pouvons donc dire que l'anarcho-syndicalisme jouissait d'une influence prépondérante au sein des instances dirigeantes de la CGT.

Voyons maintenant, en théorie et en pratique, l'anarcho-syndicalisme à l'œuvre dans et à travers l'histoire de la CGT.

Qu'est-ce que l'anarcho-syndicalisme dans la CGT ?

Les anarcho-syndicalistes dans la CGT se veulent surtout les partisans de l'action, considérée comme le contraire des élucubrations théoriques. Ainsi Emile Pouget dans Le Parti du travail : « Ce qui différencie le syndicalisme des diverses écoles socialistes – et fait sa supériorité – c'est sa sobriété doctrinale. Dans les syndicats, on philosophe peu. On fait mieux : on agit ! Là, sur le champ neutre qu'est le terrain économique, les éléments qui affluent, imprégnés des enseignements de telle ou telle école (philosophique, politique, religieuse, etc.), perdent au frottement leur rugosité particulière, pour ne conserver que les principes communs à tous : la volonté d'amélioration et d'émancipation intégrale ». Pierre Monatte intervient dans le même sens au congrès anarchiste d'Amsterdam : « Mon désir n'est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l'œuvre et, ainsi de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l'anarchisme qui l'ont précédé dans la carrière, s'est affirmé moins par des théories que par des actes, et c'est dans l'action plus que dans les livres qu'on doit aller chercher ».[24]

Dans sa brochure Le syndicalisme révolutionnaire, Victor Griffuelhes nous résume une vision de l'action syndicale : « le syndicalisme proclame le devoir de l'ouvrier d'agir lui-même, de lutter lui-même, de combattre lui-même, seules conditions susceptibles de lui permettre de réaliser sa totale libération. De même que le paysan ne récolte le grain de son travail qu'au prix de son travail fait de luttes personnelles, le prolétaire ne jouira de droits qu'au prix de son travail fait d'efforts personnels (…) Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l'action de la classe ouvrière ; il n'est pas la classe ouvrière elle-même. C'est-à-dire que le producteur en s'organisant avec des producteurs comme lui, en vue de lutter contre un ennemi commun : le patronat, en combattant par le syndicat et dans le syndicat pour la conquête des améliorations, crée l'action et forme le mouvement ouvrier (…)

[Pour le Parti socialiste] le Syndicat est l'organe qui balbutie les aspirations des ouvriers, c'est le Parti qui les formule, les traduit, et les défend. Car pour le Parti, la vie économique se concentre dans le Parlement ; c'est vers lui que tout doit converger, c'est de lui que tout doit partir (…)

Puisque le syndicalisme est le mouvement de la classe ouvrière (…) c'est-à-dire que les groupements issus d'elle ne peuvent comprendre que des salariés (…) de ce fait, ces groupements excluent des individus jouissant d'une situation économique différente de celle du travailleur ».

Dans son intervention au congrès d'Amsterdam, Pierre Monatte considère que le syndicat fait disparaître les désaccords politiques au sein de la classe ouvrière : « Au syndicat, les divergences d'opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennant quoi, l'entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment sur les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu'ils sont pareillement assujettis aux lois du salariat, n'aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l'entente qui s'est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l'année dernière, au Congrès d'Amiens [en 1906, ndlr], d'affirmer fièrement qu'il se suffisait à lui-même ».[25] Il est à noter que Monatte met ici les groupes anarchistes dans le même sac que les socialistes.

Qu'est-ce qui ressort de ces quelques citations ? Il y a quatre idées clés que nous voulons souligner ici.

Le syndicat ne reconnaît pas de tendances politiques, il est politiquement « neutre ». C'est une idée que l'on retrouve à répétition dans les textes des anarcho-syndicalistes de la CGT : que les partis politiques ne représentent que « les chamailleries des écoles ou des sectes rivales », et que le travail syndical, l'association des ouvriers dans la lutte syndicale, eux, ne connaissent pas de luttes de tendance – autrement dit, « politiques ». Or, cette idée ne correspond nullement à la réalité. Il n'y a aucune automatisme dans la lutte ouvrière, qui est nécessairement faite de décisions, et d'une action en fonction de ces décisions : ces décisions sont des actes politiques. Ceci est encore plus vrai pour la lutte ouvrière que pour les luttes des autres classes révolutionnaires dans l'histoire. Puisque la révolution prolétarienne doit être l'acte conscient de la grande masse de la classe ouvrière, la prise de décision doit faire constamment appel à la capacité de réflexion, de débat, de la classe ouvrière, tout autant qu'à sa capacité d'action : les deux sont indissociables. L'histoire de la CGT elle-même a été témoin de luttes incessantes entre différentes tendances. Il y a eu d'abord la lutte contre les socialistes qui voulaient rapprocher la CGT de la SFIO, qui s'est soldée par la défaite de ces derniers au congrès d'Amiens . D'ailleurs, pour s'assurer de l'indépendance du syndicat par rapport au parti, les anarcho-syndicalistes n'ont pas hésité à s'allier avec les réformistes, qui insistaient non seulement sur l'indépendance du syndicat vis-à-vis du parti, mais aussi sur l'autonomie de chaque syndicat, de façon à pouvoir maintenir la politique réformiste au sein des fédérations où ils étaient dominants. Il y eut ensuite des luttes entre réformistes et révolutionnaires autour de la succession de Griffuelhes, démissionnaire en 1909 et remplacé par le réformiste Niel, lui-même remplacé quelques mois plus tard par le candidat révolutionnaire Jouhaux, celui-là même qui porte une lourde responsabilité pour la trahison de 1914.

La politique, c'est le parlement. Cette idée, si elle doit beaucoup à l'incurable crétinisme parlementaire (pour reprendre l'expression de Lénine) des socialistes français, n'a strictement rien à voir avec le marxisme. Déjà en 1872, Marx et Engels ont tiré cette leçon de la Commune de Paris, « qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique » : « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » (Préface à l'édition allemande de 1872 du Manifeste Communiste). Dans la Deuxième Internationale, le début du 20e siècle est caractérisé par une lutte politique au sein des partis socialistes et des syndicats, entre d'un côté les réformistes qui veulent intégrer le mouvement ouvrier dans la société capitaliste, et de l'autre, la gauche qui défend sa finalité révolutionnaire, en s'appuyant sur les nouvelles leçons issues de l'expérience des grèves de masse de 1903 en Hollande et de 1905 en Russie.

On doit interdire la présence de non-ouvriers dans la lutte. Cette idée est également reprise par Pouget (Le Parti du Travail) : « cette œuvre de réorganisation sociale ne peut s'élaborer et se mener à bien que dans un milieu indemne de toute contamination bourgeoise (…) [le Parti du Travail est] le seul organisme qui, en vertu de sa constitution même, élimine de son sein toutes les scories sociales ». Cette notion est une véritable foutaise : l'histoire est remplie d'exemples d'ouvriers qui ont trahi leur classe (à commencer par plusieurs dirigeants anarcho-syndicalistes de la CGT), ainsi que de ceux qui n'étant pas ouvriers eux-mêmes sont restés fidèles au prolétariat et ont payé cette fidélité de leurs vies : l'avocat Karl Liebknecht et l'intellectuelle Rosa Luxemburg pour n'en nommer que deux.

C'est l'action, et non pas la « philosophie », qui est l'essence de la lutte. Relevons d'abord le fait que les marxistes n'ont pas attendu les anarchistes pour insister sur le fait que « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer ».[26] Ce qui caractérise l'anarcho-syndicalisme n'est pas le fait « d'agir », mais l'idée que l'action n'a pas besoin de s'appuyer sur une réflexion théorique ; qu'il suffirait, en quelque sorte, d'éliminer des organisations ouvrières les éléments « étrangers » pour que jaillisse une « action » adéquate. Cette idéologie est résumée dans un des slogans typiques du syndicalisme révolutionnaire : « l'action directe ».

Action directe ou grève de masse politique ?

Voici comment Pouget décrit « Les méthodes d'action syndicale » dans Le Parti du travail : « [celles-ci] ne sont pas l'expression du consentement des majorités se manifestant par le procédé empirique du suffrage universel : elles s'inspirent des moyens grâce auxquels, dans la nature, se manifeste et se développe la vie, en ses nombreuses formes et aspects. De même que la vie est d'abord apparue par un point, une cellule ; de même qu'au cours du temps, c'est toujours une cellule qui est élément de fermentation ; de même, dans le milieu syndicaliste, le branle est donné par des minorités conscientes qui, par leur exemple, par leur élan (et non par injonctions autoritaires) attirent dans leur rayonnement et entraînent à l'action la masse plus frigide » (op. cit. p. 227).

On voit pointer ici la vieille rengaine anarchiste : l'activité révolutionnaire se fait grâce à l'acte exemplaire de la « minorité consciente », la masse de la classe ouvrière se trouvant reléguée à un statut de mouton. C'est encore plus clair dans le livre de Pouget sur la CGT : « si le mécanisme démocratique était pratiqué par les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité n'est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l'inertie d'une masse que l'esprit de révolte n'a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a, pour la minorité consciente, l'obligation d'agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, et ce, sous peine d'être forcée de plier l'échine, tout comme les inconscients » (op. cit. p165). Il est vrai, bien sûr, que la classe ouvrière n'est pas homogène dans sa prise de conscience : il y a toujours des éléments de la classe qui voient plus loin que leurs camarades. C'est bien pour cela que les communistes insistent sur la nécessité d'organiser, de regrouper la minorité d'avant-garde dans une organisation politique capable d'intervenir dans les luttes, de participer au développement de la conscience de l'ensemble de la classe, et ainsi de faire en sorte que l'ensemble de la classe ouvrière soit à même d'agir de façon consciente et unifiée, en somme de faire en sorte que « l'émancipation de la classe ouvrière » soit vraiment « l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Mais cette capacité de « voir plus loin » ne vient pas d'un « esprit de révolte » individuel qui surgit on ne sait d'où ni comment : elle est inscrite dans l'être même de la classe ouvrière en tant que classe historique et internationale, la seule classe dans la société capitaliste qui est obligée de se hisser à une compréhension de la nature du capitalisme et de sa propre nature de fossoyeur de la vieille société. Une réflexion approfondie sur l'action ouvrière, afin de tirer les leçons de ses victoires et – bien plus souvent – de ses défaites, fait évidemment partie de cette compréhension, mais elle n'est pas sa seule composante : la classe qui va entreprendre la révolution la plus radicale que l'humanité ait jamais connue, la destruction de la domination des classes et son remplacement par la première société mondiale et sans classes, a besoin d'une conscience d'elle-même et de sa mission historique qui va bien au-delà de l'expérience immédiate.

Cette vision est à des années-lumière du mépris pour la « masse réfractaire » affiché par l'anarchiste Pouget : « Qui pourrait récriminer contre l'initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients, que les militants n'ont guère considérés que comme des zéros humains, n'ayant que la valeur numérique d'un zéro ajouté à un nombre, s'il est placé à sa droite » (op. cit. p. 166). La « théorie » anarchiste de l'action directe descend donc en droite ligne de la vision bakouniniste des masses comme force élémentaire, mais surtout pas consciente, et ayant en conséquence besoin de ce « quartier général secret » pour diriger leur « révolte ».

D'autres militants mettent l'accent plutôt sur l'action indépendante des ouvriers eux-mêmes : ainsi Griffuelhes écrit que « le salarié, maître à toute heure et à toute minute de son action, l'exerçant à l'heure jugée bonne par lui, l'intensifiant ou la réduisant au gré de sa volonté, ou sous l'influence de ses mesures et de ses moyens, n'abandonnant jamais à quiconque le droit de se décider à sa place et pour lui, gardant comme un bien inestimable la possibilité et la faculté de dire à tout moment le mot qui active ou celui qui clôture, s'inspire de cette conception si ancienne et si décriée dénommée : action directe ; cette action directe qui n'est que la forme d'agir et de combattre propre au syndicalisme ». Ailleurs, Griffuelhes compare l'action directe à un « outil » que l'ouvrier doit apprendre à manier. Cette vision de l'action ouvrière, si elle n'affiche pas le mépris hautain d'un Pouget pour les « zéros humains », est néanmoins loin d'être satisfaisante. D'abord, il y a une nette tendance individualiste chez Griffuelhes, de voir l'action de la classe comme le simple somme des actes individuels de chaque ouvrier. En conséquence, et de façon logique, il n'y a aucune compréhension du fait qu'il existe un rapport de forces non pas entre des individus mais entre les classes sociales. La possibilité de mener une lutte d'envergure – et à plus forte raison encore la révolution – avec succès dépend, non pas du simple apprentissage de l'usage d'un « outil », mais d'un rapport de forces plus global entre bourgeoisie et prolétariat. Ce que Griffuelhes, et le syndicalisme révolutionnaire en général, ne voient absolument pas, c'est que le début du 20e siècle est une période charnière, où le contexte historique de la lutte ouvrière est bouleversé de fond en comble. A l'apogée du capitalisme, entre 1870 et 1900, il était encore possible pour les ouvriers de remporter des victoires durables corporation par corporation, voire usine par usine, d'un côté parce que l'expansion sans précédent du capitalisme le permettait, et de l'autre parce que l'organisation de la classe dominante elle-même n'avait pas encore pris la forme du capitalisme d'Etat.[27] C'est dans cette période, qui a permis un développement de plus en plus important des organisations syndicales sur la base des luttes revendicatives, que les militants de la CGT ont acquis leur expérience. Le syndicalisme révolutionnaire, fortement influencé par l'anarchisme dans le cas de la CGT, est une théorisation des conditions et de l'expérience d'une période déjà révolue, qui est inappropriée dans la nouvelle période qui s'ouvre, dans laquelle le prolétariat va se trouver confronté au choix entre guerre et révolution, et va devoir se battre sur un terrain qui va bien au-delà de la lutte revendicative.

Dans cette nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence, la réalité est différente. D'abord, ce n'est pas le prolétariat qui peut décider de lutter pour telle ou telle amélioration, au contraire : 99 fois sur 100, les ouvriers entrent en lutte pour se défendre face à une attaque (licenciements, baisses de salaire, fermetures d'usine, attaques sur le salaire social). Ensuite, le prolétariat n'a pas en face de lui une matière brute sur laquelle il peut travailler comme avec un outil. Bien au contraire, la classe ennemie bourgeoise va autant que possible prendre l'initiative, tout faire pour se battre sur son terrain, avec ses outils que sont la provocation, la violence, la fourberie, les promesses mensongères, etc. L'action directe ne fournit aucun antidote magique qui permette au prolétariat de s'immuniser contre de tels moyens. Ce qui est indispensable par contre, pour mener la lutte de classe à bien, c'est une compréhension politique de l'ensemble de l'environnement qui détermine les conditions de la lutte de classe : quelle est la situation du capitalisme, de la lutte de classe au niveau mondial, comment les changements dans le contexte où le prolétariat développe sa lutte déterminent les changements dans les moyens de la lutte. Développer cette compréhension, qui est la tâche qui incombe spécifiquement à la minorité révolutionnaire de la classe, était d'autant plus nécessaire dans la période qui va voir, non pas la montée plus ou moins linéaire du développement syndical mais au contraire une offensive bourgeoise qui ne recule devant rien pour mater le prolétariat, corrompre ses organisations, et entraîner la classe dans la guerre impérialiste. Cette tâche, l'anarcho-syndicalisme de la CGT a été absolument incapable de la mener à bien.

La raison fondamentale de cette incapacité, c'est que malgré l'accent mis sur l'importance de l'expérience ouvrière par les anarcho-syndicalistes que nous avons cités, la théorie de l'action directe limite cette expérience aux leçons immédiates que peut tirer chaque ouvrier ou chaque groupe d'ouvriers de sa propre expérience. Ainsi, ils ont été parfaitement incapables de tirer les leçons de ce qui fut sans aucun doute l'expérience de lutte la plus importante de l'époque : la révolution russe de 1905. Ce n'est pas le lieu ici de développer la façon dont les marxistes se sont penchés sur cette immense expérience pour en tirer le maximum d'enseignements pour la lutte ouvrière. On peut affirmer, par contre, que la CGT n'y a quasiment prêté aucune attention, et quand les anarcho-syndicalistes la remarquent, c'est pour tout comprendre à l'envers. Ainsi, dans Comment nous ferons la révolution, Pouget et Pataud[28] ne se réfèrent à 1905 que pour parler du rôle joué par… les syndicats jaunes : « chaque fois que la bourgeoisie (…) avait favorisé l'éclosion de groupements ouvriers, avec l'espoir de les tenir en laisse et d'en user comme instruments, elle avait eu des déboires. Le plus typique des exemples fut la constitution, en Russie, sous l'influence de la police et la direction du pope Gapone, de syndicats jaunes qui évoluèrent vite du conservatisme à la lutte de classes. Ce furent ces syndicats qui, en janvier 1905, prirent l'initiative de la manifestation au Palais d'Hiver, à Petersbourg – point de départ de la révolution qui, sans parvenir à abattre le tsarisme, réussit à atténuer l'autocratie ». A en croire ces lignes, c'est grâce aux syndicats jaunes que la grève a été lancée. En réalité, la manifestation menée par le pope Gapone était venue humblement réclamer au « petit père », le Tsar, une amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière : c'est la réponse brutale de la troupe qui a provoqué le démarrage d'un soulèvement spontané dans lequel le rôle principal dans la dynamique et l'organisation de l'action ouvrière, fut joué non pas par les syndicats mais par un nouvel organisme, le soviet (conseil ouvrier).

Vers la grève générale ?

La notion de la grève générale, comme nous l'avons déjà vu, ne vient pas en tant que telle des anarcho-syndicalistes puisqu'elle existe déjà aux débuts du mouvement ouvrier [29] et a été mise en avant par la FNS guesdiste avant la création de la CGT. En soi, la grève générale peut apparaître comme étant une extrapolation naturelle d'une situation où les luttes se développent petit à petit (quoi de plus logique que de supposer que les ouvriers deviennent de plus en plus conscients), les grèves vont en s'amplifiant, pour aboutir à une grève générale de toute la classe ouvrière ? Et, en effet, c'est la vision de la CGT exprimée par Griffuelhes : « La grève générale (…) est l'aboutissant logique de l'action constante du prolétariat en mal d'émancipation ; elle est la multiplication des luttes soutenues contre le patronat. Elle implique comme acte final un sens très développé de la lutte et une pratique supérieure de l'action. Elle est une étape de l'évolution marquée et précipitée par des soubresauts, qui (…) seront des grèves générales corporatives.

Ces dernières constituent la gymnastique nécessaire, de même que les grandes manœuvres sont la gymnastique de la guerre ». [30]

Autre aboutissement logique du raisonnement des syndicalistes révolutionnaires, c'est que la grève devenue générale ne pourrait être autre chose que le mouvement révolutionnaire. Griffuelhes cite la Voix du Peuple du 8 mai 1904 : « la grève générale ne peut être que la Révolution elle-même, car, comprise autrement, elle ne serait qu'une nouvelle duperie. Des grèves générales corporatives ou régionales la précéderont et la prépareront » (idem).

Les syndicalistes révolutionnaires n'ont pas dit que des choses fausses sur la montée de la lutte vers l'action révolutionnaire, bien sûr.[31] Mais il faut se rendre à l'évidence que la perspective syndicaliste d'une montée quasi-linéaire du développement des luttes ouvrières vers la prise de pouvoir par la minorité agissante regroupée dans les syndicats ne correspond pas à la réalité historique. Et ce n'est pas par hasard. Même si on laisse de côté le fait que – dans la réalité – les syndicats sont passés du côté de la bourgeoisie et se sont montrés les pires ennemis de la classe ouvrière lors de ses tentatives révolutionnaires (Russie 1917 et Allemagne 1919), il y a une contradiction fondamentale entre syndicats et pouvoir révolutionnaire. Les syndicats existent dans la société capitaliste et sont inévitablement marqués par le combat au sein du capitalisme, alors que la révolution se dresse contre la société capitaliste. En particulier, les syndicats sont organisés par métier ou par industrie, et dans la vision anarcho-syndicaliste chaque syndicat garde jalousement ses prérogatives de s'organiser à sa façon et pour défendre les intérêts spécifiques du métier. Il y a donc une incohérence évidente dans l'idée que le syndicat permet à tous les ouvriers de se réunir indépendamment de leur adhésion politique, et de penser à ce titre que le syndicat permet de réunir l'ensemble de la classe alors qu'en même temps, les syndicats maintiennent la division des ouvriers selon leur métier ou leur industrie.

La révolution par contre n'est pas seulement le fait des minorités les plus avancées, elle met en branle toute la classe ouvrière y compris ses fractions jusque-là les plus attardées au niveau de la conscience. Elle doit permettre à tous les ouvriers de voir et d'agir au-delà des divisions qui leur sont imposées par l'organisation de l'économie capitaliste ; elle doit trouver les moyens organisationnels qui permettent à toutes les parties de la classe de s'exprimer, de décider, et d'agir, des plus avancées au plus attardées. Le pouvoir ouvrier révolutionnaire est donc tout autre chose que l'organisation syndicale. Trotsky, élu président du soviet de Petrograd en 1905, l'exprimait ainsi :

« Le conseil organisait les masses, dirigeait les grèves politiques et les manifestations, armait les ouvriers...

Mais d'autres organisations révolutionnaires l'avaient déjà fait avant lui, le faisaient en même temps que lui et continuèrent à le faire après sa dissolution. La différence, c'est qu'il était, ou du moins aspirait à devenir, un organe de pouvoir (...)

Si le conseil a conduit à la victoire diverses grèves, s'il a réglé avec succès divers conflits entre ouvriers et patrons, ce n'est absolument pas qu'il existât tout exprès dans ce but au contraire, là où existait un syndicat puissant, celui-ci se montra bien plus à même que le conseil de diriger la lutte syndicale ; L'intervention du conseil n'avait du poids qu'en raison de l'autorité universelle dont il jouissait. Et cette autorité était due au fait qu'il accomplissait ses tâches fondamentales, les tâches de la révolution, qui allaient bien au-delà des limites de chaque métier et de chaque ville et assignaient au prolétariat comme classe une place dans les premiers rangs des combattants ».[32]

Ces lignes sont écrites à une époque où les syndicats pouvaient encore être considérés comme des organes de la classe ouvrière : les leçons qu'elles tirent de l'expérience sont encore plus valables aujourd'hui. Si nous examinons le mouvement le plus important que la classe ouvrière ait connu depuis la fin de la contre-révolution en 1968 – la grève de masse en Pologne en 1980 – nous constatons immédiatement que les ouvriers, loin de se servir de la forme « syndicat jaune » (les syndicats en Pologne étant entièrement inféodés à l'Etat stalinien), ont adopté une tout autre forme d'organisation, une forme qui préfigure les soviets révolutionnaires : l'assemblée de délégués élus et révocables.[33]

1906 : la grève générale à l'épreuve

La théorie de la grève générale des anarcho-syndicalistes de la CGT sera mise à l'épreuve quand la Confédération décide de lancer une grande campagne pour réduire la journée de travail au moyen de la grève générale.[34] La CGT appelle les travailleurs, à partir du 1er mai 1906,[35] d'imposer eux-mêmes la nouvelle journée en cessant le travail à la fin des huit heures. L'adhésion à la CGT reste très minoritaire : sur un total de 13 millions d'ouvriers potentiellement « syndicables » en 1912,[36] la CGT n'en regroupe que 108.000 en 1902, chiffre qui monte jusqu'à 331.000 en 1910.[37] Ce sera donc une véritable épreuve de vérité pour la vision anarcho-syndicaliste : la minorité, par son exemple, devant entraîner toute la classe ouvrière dans une confrontation générale avec la bourgeoisie grâce au moyen – si simple en apparence – de la cessation du travail à l'heure décidée par l'ouvrier et non pas par le patron. A partir de 1905, la CGT crée une commission spéciale chargée de la propagande, qui va multiplier tracts, brochures, journaux, et réunions de propagande (plus de 250 réunions seulement à Paris !).

Toute cette préparation est sérieusement bousculée par un évènement inattendu : la terrible catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906, quand plus de 1.200 mineurs sont tués par une énorme explosion souterraine. Très vite, la colère monte, et le 16 mars il y a 40.000 mineurs engagés dans une grève qui n'a été ni prévue, ni voulue, que ce soit par le « vieux syndicat » réformiste d'Emile Basly, ou par le « jeune syndicat » révolutionnaire dirigé par Benoît Broutchoux.[38] La situation sociale est explosive : alors que les mineurs reprennent le travail après une âpre lutte, marquée par des confrontations violente avec la troupe, d'autres secteurs rentrent en lutte – en avril 200.000 ouvriers sont en grève. Dans un climat de quasi-guerre civile, le Ministre de l'Intérieur Clemenceau prépare le 1er mai avec un mélange de provocation et de répression, y compris l'arrestation de Griffuelhes et de Lévy, le trésorier de la CGT. La grève rencontre peu de succès en province, les quelques 250.000 grévistes parisiens se trouvent isolés et obligés de reprendre le travail après deux semaines sans avoir atteint leur but. A la lecture des évènements, on sent clairement que la CGT est en fait bien peu préparée à mener une grève dans laquelle ni le gouvernement ni les ouvriers n'agissent comme prévu. En fin de compte, la grève de 1906 confirme en négatif ce que le 1905 russe avait démontré en positif : « C'est que la grève de masse n'est ni 'fabriquée' artificiellement ni 'décidée', ou 'propagée', dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique résultant, à un certain moment, d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique.

Ce n'est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu'on résoudra le problème ; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire ».[39]

Comble de l'ironie, le Congrès d'Amiens de juin 1906 d'une CGT censée permettre aux ouvriers d'apprendre de leurs expériences et d'ignorer la politique ne discute pas du tout de l'expérience du mois précédent, mais passe le plus clair de son temps à discuter de la question éminemment politique de la relation entre la Confédération et la SFIO !

La CGT face à la guerre : un internationalisme hésitant

Nous avons déjà dit que la guerre de 1914 n'était une surprise pour personne : ni pour la bourgeoisie des grandes puissances impérialistes, qui s'y préparait par une course frénétique aux armements, ni pour les organisations ouvrières. Tout comme les partis socialistes de la Deuxième Internationale à leurs congrès de Bâle et de Stuttgart, la CGT a adopté plusieurs résolutions d'opposition à la guerre, notamment au congrès de Marseille en 1908 qui « déclare qu'il faut, au point de vue international, faire l'instruction des travailleurs afin qu'en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de la guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire ».[40] Et pourtant, quand la guerre commence, la Bataille syndicaliste de Griffuelhes se réclame de Bakounine pour appeler à « Sauver la France d'un esclavage de cinquante ans (…) En faisant du patriotisme, nous sauverons la liberté universelle », alors que Jouhaux, secrétaire autrefois « révolutionnaire » de la CGT déclare à l'enterrement de Jaurès que « ce n'est pas la haine du peuple allemand qui nous poussera sur les champs de bataille, c'est la haine de l'impérialisme allemand ! ».[41] La trahison de la CGT anarcho-syndicaliste est donc tout aussi abjecte que celle des socialistes qu'elle fustigeait auparavant, et l'ancien anarchiste Jouhaux peut même dire de Jaurès qu'il « était notre doctrine vivante ».[42]

Comment la CGT en est-elle arrivée là ? En réalité, et malgré ses appels à l'internationalisme, la CGT est plus anti-militariste qu'internationaliste, c'est-à-dire qu'elle voit le problème beaucoup plus du point de vue de l'expérience immédiate des ouvriers face à une armée que la bourgeoisie française n'hésite pas à utiliser pour briser les grèves : sa problématique est française, nationale, et la guerre est considérée comme « un dérivatif aux réclamations ascendantes du prolétariat ».[43] Sous des apparences révolutionnaires, l'anti-militarisme de la CGT est en fait beaucoup plus proche du pacifisme, comme on peut voir dans la déclaration du Congrès d'Amiens de 1906 : « On veut mettre le peuple dans l'obligation de marcher, prétextant d'honneur national, de guerre inévitable, parce que défensive (…) la classe ouvrière veut la paix à tout prix ».[44] Ainsi, on crée un amalgame – typique de l'anarchisme d'ailleurs – entre la classe ouvrière et « le peuple », et en voulant « la paix à tout prix », on se prépare à se jeter dans les bras d'un gouvernement qui prétend chercher la paix de bonne foi : c'est ainsi que le pacifisme devient le pire partisan de la guerre, quand il s'agit de se défendre contre le militarisme adverse.[45]

La lecture du livre de Pouget et Pataud (Comment nous ferons la révolution), que nous avons déjà cité, est très instructive à cet égard, dans le sens que celui-ci décrit une révolution purement nationale. Les deux auteurs anarcho-syndicalistes n'ont pas attendu Staline pour envisager la construction de « l'anarchisme dans un seul pays » : la révolution ayant réussi en France, tout un passage du livre est consacré à la description du système de commerce extérieur qui continue de s'opérer selon le mode commercial, alors qu'à l'intérieur des frontières nationales, on produit selon un mode communiste. Alors que pour les marxistes, l'affirmation que « les travailleurs n'ont pas de patrie » n'est pas un principe moral, mais l'expression de l'être même du prolétariat tant que le capitalisme n'a pas été abattu à l'échelle planétaire, pour les anarchistes ce n'est qu'un vœu pieu. Cette vision nationale de la révolution est fortement liée à l'histoire française et à une tendance parmi beaucoup d'anarchistes, voire de socialistes français, de se considérer comme les héritiers de la révolution bourgeoise de 1789 : il n'est donc guère étonnant que Pouget et Pataud s'inspirent, non pas de l'expérience russe de 1905, mais surtout de l'expérience française de 1789, des armées révolutionnaires de 1792, et de la lutte du « peuple » français contre l'envahisseur allemand et réactionnaire. Dans ce livre d'anticipation, le contraste est frappant entre la stratégie imaginée du régime révolutionnaire victorieux en France et la stratégie réelle qui sera celle des bolcheviks après la prise de pouvoir en 1917. Pour les bolcheviks, la tâche essentielle est de faire de la propagande à l'étranger (par exemple, dès les premiers jours de la révolution, par la publication par radio des traités secrets de la diplomatie russe), et de gagner du temps pour permettre autant que possible la fraternisation avec les troupes allemandes sur le front. Le nouveau pouvoir syndical en France, par contre, ne se préoccupe guère de ce qui se passe en dehors des frontières, et se prépare à repousser l'invasion des armées capitalistes, non pas par la fraternisation et la propagande, mais par la menace d'abord, suivie par l'utilisation de l'équivalent (pour un livre de science-fiction du début du 20e siècle) des armes nucléaires et bactériologiques.

Ce manque d'intérêt pour ce qui se passait hors de l'hexagone n'était pas seulement le fait d'un livre d'anticipation sociale, il se retrouvait aussi dans le peu d'enthousiasme de la CGT pour les liaisons internationales. La CGT adhère au secrétariat international des syndicats, mais ne le prend guère au sérieux : ainsi, quand Griffuelhes est délégué au congrès syndical de 1902 à Stuttgart, il est incapable de suivre les débats qui se tiennent pour l'essentiel en allemand, ni même de savoir si la motion qu'il a déposée a été traduite. En 1905, la CGT veut proposer aux syndicats allemands d'organiser des manifestations contre le danger de guerre face à la crise marocaine. Mais les Allemands insistant pour que toute action soit menée conjointement avec les partis socialistes allemands et français, ce qui va à l'encontre de la doctrine syndicaliste, la CGT abandonne son initiative. Peu avant la guerre, il y a une tentative à Londres de constituer une internationale syndicaliste révolutionnaire, mais la CGT n'envoie pas de délégué.

La faillite de l'anarcho-syndicalisme

La banqueroute de la CGT, la trahison de ses principes et de la classe ouvrière et sa participation à l'Union Sacrée en 1914, n'étaient pas moins abjectes que la trahison des syndicats allemands ou anglais, et nous ne la retracerons pas ici. L'anarcho-syndicalisme français, pas plus que le syndicalisme allemand lié au parti socialiste ou le syndicalisme anglais qui, lui, vient de créer son propre parti,[46] n'a su rester fidèle à ses principes et combattre la guerre que tous voyaient venir. Au sein de la CGT, néanmoins, a surgi avec énormément de difficulté face à la répression, une petite minorité internationaliste, dont Pierre Monatte est un des principaux membres. Ce qui est significatif, par contre, c'est que lorsque Monatte démissionne du Comité confédéral en décembre 1914[47] pour protester contre l'attitude de la CGT dans la guerre, il cite parmi ses raisons le refus de la CGT de répondre à l'appel des partis socialistes des pays neutres à une conférence de paix à Copenhague. Il appelle la CGT à suivre l'exemple donné par Keir Hardie[48] en Grande-Bretagne et par Liebknecht en Allemagne.[49] C'est-à-dire que Monatte ne trouve nulle part en 1914 une référence syndicaliste révolutionnaire internationaliste sur laquelle il peut s'appuyer. Il est obligé de s'associer, en ce début de la guerre pour l'essentiel à des socialistes centristes.

L'anarcho-syndicalisme a failli doublement face à sa première grande épreuve : le syndicat a sombré dans l'Union Sacrée patriotarde. Pour la première fois, mais pas la dernière, ce sont les anarchistes anti-militaristes de la veille qui ont poussé la classe ouvrière dans la boucherie des tranchées. Quant à la minorité internationaliste, elle ne trouve aucun appui dans le mouvement anarchiste ou anarcho-syndicaliste international. Dans un premier temps, elle doit se tourner vers les socialistes centristes des pays « neutres » ; par la suite, elle s'alliera à l'internationalisme révolutionnaire qui s'exprime dans les gauches des partis socialistes, et qui va émerger dans les conférences de Zimmerwald et plus encore de Kienthal, pour s'acheminer vers la création de l'Internationale communiste.

Jens, 30/09/2004

 


[1] Lénine, "Préface à la brochure de Voïnov (Lunatcharski) sur l'attitude du parti envers les syndicats" (1907). Oeuvres T.13, p. 175.

[2] Pierre Monatte : né en 1860, il débute dans la vie politique comme dreyfusard et socialiste, pour devenir ensuite syndicaliste. Il se définit lui-même comme anarchiste, mais appartient plutôt à la nouvelle génération de syndicalistes révolutionnaires. Il fonde le journal La vie ouvrière en 1909. Internationaliste en 1914, il participe au travail de regroupement lancé par la conférence de Zimmerwald et rejoint le Parti communiste, pour en être exclu en 1924 pendant le processus de dégénérescence de l'Internationale communiste, suite à l'isolement et la défaite de la Révolution russe.

[3] Nous traiterons l'histoire de la CNT dans un article ultérieur de cette série.

[4] Industrial Workers of the World.

[5] Pour la chronologie, nous renvoyons le lecteur intéressé à L'histoire des Bourses du travail de Fernand Pelloutier (éditions Gramma), à L'histoire de la CGT de Michel Dreyfus (éditions Complexe), ainsi qu'au travail remarquable d'Alfred Rosmer (lui-même membre de la CGT est très lié avec Monatte) Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale (éditions d'Avron).

[6] Émile Pouget: né en 1860, contemporain de Monatte, Pouget travaille d'abord comme employé de magasin et participe en 1879 à la fondation du syndicat des employés. Proche des bakouninistes, il est arrêté en 1883 suite à une manifestation et condamné à 8 ans de prison (il est libéré après trois ans). Il devient journaliste et fonde Le père peinard, journal qui se fait connaître pour son langage très « populo ». Il devient secrétaire à la rédaction du journal de la CGT, La voix du peuple. Il est donc, en quelque sorte, responsable des prises de position officielles du syndicat. Il quitte la CGT pour la vie privée en 1909, devient patriote lors de la guerre et contribue à travers des articles patriotards à la propagande bourgeoise pendant cette période.

[7] Voir La Confédération générale du Travail d'Émile Pouget (réédité par la CNT région parisienne).

[8] Le Programme de la fraternité internationale de 1869.

[9] Bakounine, Lettre à Netchaïev, 2 juin 1870 (traduit de l'anglais par nous).

[10] Les Bourses du Travail tirent une partie de leur inspiration des anciennes traditions de compagnonnage et se donnent comme but d'aider les ouvriers à la fois à trouver du travail, à s'instruire et à s'organiser. On y trouve des bibliothèques, des salles de réunion pour les organisations syndicales, des informations sur les offres d'embauche, et aussi sur les luttes en cours de façon à ce que les ouvriers ne deviennent pas des « jaunes » sans le savoir. Ils organisent aussi le viaticum, un système d'aide aux ouvriers en voyage à la recherche de travail. En 1902, la Fédération nationale des Bourses du Travail (FNB) fusionne avec la CGT au congrès de Montpellier alors que, avec le développement de la grande industrie, le travail artisanal décline. La Bourse en tant qu'organisation séparée du syndicat voit décliner de plus en plus son rôle, et la double structuration de la CGT (Bourses et syndicats) disparaît en 1914.

[11] Fernand Pelloutier (1867-1901) : Issu d'une famille monarchiste, Pelloutier révèle très jeune un grand talent de journaliste ainsi qu'un esprit critique développé. En 1892, il adhère au Parti Ouvrier Français et crée sa première section à Saint Nazaire. Il écrit, avec Aristide Briand, une brochure intitulée De la révolution par la grève générale, qui envisage le triomphe des ouvriers de façon non-violente, par simple asphyxie des dirigeants. Mais Pelloutier sera vite gagné aux idées anarchistes et, revenu à Paris, se plonge dans l'activité de propagande. Elu secrétaire de la Fédération nationale des Bourses de Travail en 1895, il critique durement « les gesticulations irresponsables de la secte ravacholienne » ainsi que les discussions « byzantines » des groupuscules anarchistes. Tout le reste de sa vie, il travaille sans relâche et, avec un dévouement pour la cause prolétarienne qui force notre admiration, au développement de la FNB. Il meurt prématurément d'une longue et douloureuse maladie, en 1901.

[12] Georges Yvetot (1868-1942) : Typographe, anarchiste, il succède à Pelloutier comme secrétaire de la FNB de 1901 à 1918. Il joue un rôle dans le mouvement anti-militariste avant 1914, mais disparaît de la scène à la déclaration de guerre, au grand dégoût de Merrheim (lettre de Merrheim à Monatte, décembre 1914 : « Yvetot est à Étretat et ne donne jamais de ses nouvelles. C'est écœurant, je t'assure ! Et quelle lâcheté ! »).

[13] Léon Jouhaux (1879-1954) : Né à Paris, fils d'un ouvrier communard, Jouhaux travaille d'abord dans une manufacture d'allumettes à Aubervilliers, et adhère au syndicat. Lié à l'anarchisme, il entre au Comité national de la CGT comme représentant de la Bourse de Travail d'Angers en 1905. Considéré comme le « porte-parole » de Griffuelhes, il est le candidat de la mouvance révolutionnaire à l'élection du nouveau secrétaire de la CGT, après la démission de ce dernier en 1909. En 1914, il accepte le titre de « commissaire à la nation » sur la demande de Jules Guesde, entré au gouvernement. Jouhaux restera à la tête de la CGT jusqu'en 1947.

[14] Alphonse Merrheim (1871-1925) : Fils d'ouvrier, lui-même chaudronnier. Il est guesdiste, puis allemaniste, avant de devenir syndicaliste révolutionnaire. Il s'installe à Paris en 1904, et devient secrétaire de la Fédération des métaux, ce qui fait de lui un des principaux dirigeants de la CGT. Hostile à l'Union Sacrée, il ne suit pas Monatte en démissionnant, estimant qu'il doit continuer de se battre pour les idées internationalistes au sein du comité confédéral. Bien qu'il participe au mouvement de Zimmerwald, il finit par s'écarter des révolutionnaires à partir de 1916, pour soutenir Jouhaux contre les révolutionnaires en 1918.

[15] Jules Guesde (1845-1922) prend parti pour la Commune et se réfugie en Suisse et en Italie, passant d'un républicanisme radical à l'anarchisme et ensuite au socialisme. Rentré en France, il fonde le journal L'Egalité et rentre en contact avec Marx, qui rédigera les « considérants » (préambule théorique) du Parti ouvrier français fondé en novembre 1880. Guesde se présente dans la politique française comme le défenseur de la « ligne révolutionnaire » et marxiste, au point d'être le seul député de la SFIO au parlement à voter contre la loi sur la Retraite ouvrière et paysanne. Cette prétention n'était guère justifiée, comme on peut le voir dans une lettre qu'écrit Engels à Bernstein le 25 octobre 1881 : « Certes, Guesde est venu ici quand il s'est agi d'élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) Le contenu suivant de ce programme fut ensuite discuté : certains points nous les avons introduits ou écartés, mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu'il y a introduit sa théorie insensée du 'minimum de salaire'. Comme nous n'en avions pas la responsabilité, mais les français, nous avons fini par le laisser faire (…) [Nous] avons la même attitude vis-à-vis des français que vis-à-vis des autres mouvements nationaux. Nous sommes en relation constante avec eux, pour autant que cela en vaille la peine et quand l'occasion se présente, mais toute tentative d'influencer les gens contre leur volonté ne pourrait que nous nuire et ruiner la vieille confiance qui date du temps de l'Internationale » (cité dans Le mouvement ouvrier français, Tome II, éditions Maspero). Jules Guesde finira par rallier l'Union Sacrée en 1914.

[16] Section française de l'Internationale ouvrière (c'est-à-dire la Deuxième Internationale).

[17] François Koenigstein, dit Ravachol (1859-1892). Ouvrier teinturier, devenu antireligieux, puis anarchiste par révolte contre l'injustice de la société. Refusant son sort, il décide de voler. Le 18 juin 1891, à Chambles, il vole un vieil ermite très riche ; ce dernier se rebiffe et Ravachol le tue. Il se rend à Paris après avoir fait croire à son suicide. Révolté par le jugement qui frappe les anarchistes, Decamps et Dardare, il décide de les venger. Aidé par des compagnons, il vole de la dynamite sur un chantier. Le 11 mars 1892, il fait sauter le domicile du juge Benoît. Il sera arrêté suite à une conversation indiscrète tenue dans un restaurant. Il accueille sa condamnation à mort au cri de "Vive l'anarchie". Il est guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892.

[18] Médecin, blanquiste sous l'Empire, exilé à Londres après la Commune, durant laquelle il a été Délégué à l'Enseignement. Fait partie du Conseil Général de la Première Internationale, qu'il quitte après son congrès de La Haye (1872). Fonde à son retour en France le Comité Révolutionnaire Central, qui sera une composante essentielle de la gauche socialiste de la fin du XIX° siècle, notamment lors de l'affaire Millerand (voir l'article précédent de cette série). Il se rallie à l'Union Sacrée en 1914.

[19] Voir https://kropot.free.fr/Pelloutier-Lettre.htm [16]

[20] Cité dans la présentation de Comment nous ferons la révolution, éditions Syllepse.

[21] Nous parlons ici du communisme en tant que possibilité matériellement réalisable, et non pas dans le sens beaucoup plus limité des « rêves » des classes opprimées des sociétés antérieures au capitalisme (voir notre série « Le communisme n'est pas un bel idéal… », en particulier le premier article dans la Revue internationale n°68.)

[22] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, c'est nous qui soulignons.

[23] Griffuelhes ne vient pas politiquement de l'anarchisme, mais du Parti socialiste révolutionnaire d'Édouard Vaillant. Il milita dans l'Alliance communiste révolutionnaire et fut candidat aux élections municipales de mai 1900. Parallèlement, il est un militant actif du syndicat général de la cordonnerie de la Seine (il est ouvrier cordonnier), devient secrétaire de l'Union des syndicats de la Seine en 1899 et secrétaire de la Fédération nationale des cuirs et peaux en 1900, à l'âge de 26 ans. Griffuelhes sera secrétaire de la CGT jusqu'en 1909. En 1914 Griffuelhes acceptera, avec Jouhaux, d'être nommé « commissaire à la nation », et participe ainsi à l'Union Sacrée. Les histoires contrastées de Griffuelhes et de Monatte sont indicatives du danger qu'il y a à établir une classification trop schématique. Si Griffuelhes ne vient pas de l'anarchisme, ses conceptions politiques restent empreintes d'un fort individualisme typique du petit artisanat qui est le sol nourricier de l'anarchisme, et il finit par se trouver du côté de l'anarchiste Jouhaux en 1914. Monatte, par contre, se dit anarchiste mais sa vision politique paraît souvent plus proche de celle des communistes : La Vie ouvrière, dont il est un des principaux animateurs, se donne comme but principal la formation des militants et son esprit est loin de l'élitisme anarchiste d'un Pouget. Ce n'est sans doute pas un hasard si, en partie par l'intermédiaire de Rosmer, il est proche de Trotsky et des sociaux-démocrates russes en exil, et reste internationaliste en 1914, pour rejoindre l'IC après la guerre.

[24] Dans Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, éditions Spartacus, p. 19.

[25] Ibidem.

[26] Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[27] Voir nos articles sur les luttes ouvrières en période de d'ascendance et de décadence du capitalisme dans la Revue internationale n°25 et 26.

[28] Émile Pataud (1869-1935) : né à Paris, il doit abandonner ses études à 15 ans pour travailler à l'usine. Il s'engage dans la marine, d'où il ressort anti-militariste. A partir de 1902, il s'investit dans l'activité syndicale, en particulier en tant qu'employé de la Cie Parisienne d'Électricité. Le 8-9 mars 1907, il organise une grève fort médiatisée qui plonge Paris dans le noir. Une tentative de grève en 1908 est brisée par la troupe. En 1911, Pataud participe à un meeting anti-sémite, s'étant rapproché de l'Action française. En 1913 il est exclu de la CGT pour avoir agressé les rédacteurs de La Bataille syndicaliste. Il travaille ensuite comme contremaître.

Quand le roman Comment nous ferons la révolution sort en 1909, ses auteurs figurent parmi les dirigeants les plus connus de la CGT, et les idées exprimées dans le livre donnent un excellent aperçu de la manière de voir des anarcho-syndicalistes.

[29] Nous avons déjà cité, dans l'article précédent, l'exemple du Grand National Consolidated Union anglais, du début du 19ème siècle.

[30] L'action syndicaliste, https://bibliolib.net/Griffuelhes-ActionSynd.htm [17]

[31] Tout marxiste serait d'accord avec cette idée, par exemple, que la grève « est donc pour nous nécessaire, parce qu'elle frappe l'adversaire, stimule l'ouvrier, l'éduque, l'aguerrit, le rend fort par l'effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière » (Griffuelhes).

[32] Texte inédit en français, (disponible sur marxists.org) traduit de l'allemand à partir d'un article publié dans la Neue Zeit en 1907. A noter que l'ensemble de ce texte a été repris et augmenté par Trotsky, dans la conclusion de son ouvrage « 1905 ». C'est nous qui soulignons.

[33] Voir nos différents articles sur les luttes en Pologne 1980 dans la Revue internationale, notamment "Grève de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte" (Revue 23), "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne" (24), "Un an de luttes ouvrières en Pologne" et "Notes sur la grève de masse" (27).

[34] Signalons que Keufer, du Livre, était opposé au mouvement pour une revendication qu'il considérait perdue d'avance, et préférait limiter la revendication à 9 heures.

[35] Ce n'est pas, bien sûr, une invention des anarcho-syndicalistes, puisque l'idée d'une lutte par des manifestations annuelles au niveau international, le 1er mai, a été lancée par la Deuxième Internationale dès sa création en 1889.

[36] Ouvriers agricoles et petits exploitants compris.

[37] Chiffres tirés du livre de Michel Dreyfus.

[38] Ni l'un ni l'autre ne sont adhérents à la CGT.

[39] Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat

[40] Cité dans Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, 1er tome, p. 27.

[41] Cité dans Hirou, Parti socialiste ou CGT ?, p. 270.

[42] Citation du discours de Jouhaux aux obsèques de Jaurès. C'est lors de ces obsèques, où l'assistance est massive, que les dirigeants de la SFIO et de la CGT se déclarent ouvertement partisans de l'Union Sacrée. Jaurès avait été assassiné le vendredi 31 juillet 1914, quelques jours avant le début de la guerre. Voici ce que Rosmer écrit à propos de cet assassinat : "… le bruit court que l'article qu'il [Jaurès] va écrire tout à l'heure pour le numéro de samedi de l'Humanité sera une nouveau J'accuse ! dénonçant les intrigues et les mensonges qui ont mis le monde au seuil de la guerre. Dans la soirée, il veut tenter encore un effort auprès du Président du Conseil. Il conduit une délégation du groupe socialiste… C'est le sous-secrétaire d'État Abel Ferry qui reçoit la délégation. Après avoir écouté Jaurès, il lui demande ce que comptent faire les socialistes en face de la situation : 'Continuer notre campagne contre la guerre' répond Jaurès. A quoi Abel Ferry réplique : 'C'est ce que vous n'oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue !' Deux heures plus tard, quant Jaurès va regagner son bureau à l'Humanité pour écrire l'article redouté, l'assassin Raoul Villain l'abat…" (Op. cit. 1er Tome, p. 91). Raoul Villain, a été jugé en avril 1919. Il a été acquitté et la femme de Jaurès a dû payer les frais du procès.

[43] Congrès de Bourges, 1904, sur la guerre russo-japonaise, cité par Rosmer.

[44] Cité dans Hirou, p. 247.

[45] On remarquera facilement que les justifications de la CGT pour participer à la guerre contre le « militarisme allemand » sont quasi-identiques à celles qui serviront un quart de siècle plus tard pour embrigader les ouvriers dans la guerre « anti-fasciste ».

[46] Le Labour Party en Grande-Bretagne est sorti du Labour Representation Committee créé en 1900.

[47] Le texte de sa lettre de démission se trouve dans un recueil de ses articles, La lutte syndicale, mais aussi sur le Web à https://increvablesanarchistes.org/articles/1914_20/monatte_demis1914.htm [18]

[48] Keir Hardie (1856-1915) : née en Écosse, apprenti boulanger à 8 ans puis mineur à 11 ans, Hardie rentre dans le combat syndical et dirige, en 1881, la première grève des mineurs du Lanarkshire. Il est parmi les fondateurs du Independent Labour Party (à distinguer du Labour Party créé par les syndicats anglais), en 1893. Élu au Parlement comme député de Merthyr Tydfil en 1900, il prend position contre la guerre en 1914, et essaie d'organiser une grève nationale contre la guerre. Malgré la maladie, il participe à des manifestations contre la guerre, et meurt en 1915. Son opposition à la guerre est fondée sur un pacifisme chrétien plutôt que sur un internationalisme révolutionnaire.

[49] Il y a, évidemment, une différence fondamentale entre le pacifiste Hardie et Liebknecht, qui est mort en combattant de la révolution allemande et mondiale.

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