La lutte des ouvriers de Pologne est venue montrer de manière éclatante aux yeux du prolétariat mondial que le soi-disant "paradis socialiste" du bloc de l'Est n'était qu'une des facettes de l'enfer capitaliste qui, partout sur la planète, impose le joug de 1 'exploitation de l'homme par l'homme.
Ce mythe des pays "socialistes" a eu la vie dure. C'est que tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale, à 1'Est comme à 1'Ouest, avaient intérêt à son maintien soit comme thème d'embrigadement des ouvriers dans les conflits impérialistes, soit comme moyen de les écoeurer et de les détourner de toute perspective de transformation de la société. Depuis un demi-siècle, les révolutionnaires ont combattu sans relâche cette mystification qui a constitué la meilleure arme de la terrible contre-révolution qui s'est abattue sur le prolétariat mondial à partir des années 20 et a duré jusqu 'aux années 60. Mais, comme le disait Marx, "un seul pas du mouvement réel est plus important qu'une douzaine de programmes". En ce sens, les luttes ouvrières de l'été 80 ont plus fait pour clarifier la conscience du prolétariat international que des décennies de propagande des groupes communistes. Et ce n'est pas fini. Sous les coups de boutoir de la crise économique mondiale, les mystifications bourgeoises se lézardent et s'effondrent, et notamment celle sur la prétendue nature "socialiste" des pays d'Europe de l'Est. Où en est aujourd'hui cette prétendue "prospérité économique" des pays de 1 'Est, ce développement magnifique des forces productives tant chantés par les staliniens et par les trotskystes ? Où en est la situation du prolétariat dans ces "paradis des travailleurs" où il n'y aurait plus d'exploitation, plus de bourgeoisie ? C'est ce que nous abordons dans le premier article qui suit.
Les formidables combats du prolétariat en Pologne n'ont pas constitué seulement une confirmation de ce que les révolutionnaires répétaient depuis des décennies. Ils ont également remis au premier plan "certains problèmes auxquels la pratique n'a pas encore donné de réponse décisive, bien qu'ils se soient posés depuis longtemps sur le plan théorique", comme nous 1'écrivions dans la "Revue Internationale" n° 27 (4ème trimestre 81). Parmi ces problèmes nous signalions, dans cet article, "la nature des armes bourgeoises que la classe ouvrière devra affronter dans les pays du bloc russe" et plus précisément, la contradiction existant entre, d'un côté, la nécessité pour la classe dominante d'utiliser comme en Occident, une gauche dans 1'opposition ayant pour tâche de saboter de 1'intérieur les luttes ouvrières et, de 1'autre côté, 1'incapacité de ces régimes à tolérer une opposition organisée.
L'instauration de l'état de guerre en décembre 81 et l'interdiction officielle de "Solidarnosc" en octobre 82 ont permis d'apporter plus d'éléments sur cette question. Ce sont ces éléments que nous donnons dans le second article ci-dessous.
CRISE DU CAPITAL ET OFFENSIVE CONTRE TES TRAVAILLEURS
L’enfoncement du bloc de l'est dans la crise capitaliste
Pour n'importe quelle entreprise capitaliste, le fait de ne plus pouvoir payer ses dettes signifie la faillite. Même si certains Etats ne peuvent fermer leur porte comme ils ferment les entreprises, l'incapacité de la Pologne et de la Roumanie à rembourser les dettes contractées sur le marché mondial auprès des banques occidentales montre la faillite économique du capitalisme à l'Est au même titre que la situation similaire du Mexique ou du Brésil le montre à l'Ouest. Ces dernières années, l'endettement des pays du bloc russe s'est considérablement aggravé atteignant des sommes vertigineuses :
- en Pologne, la dette de plus de 25 milliards de dollars représente le tiers du Produit National Brut annuel ;
- en Roumanie, la dette de 10 milliards de dollars représente aussi le tiers du PNB.
Comme sa consoeur occidentale, la bourgeoisie du bloc de l'Est a, durant les années 70, fui en avant avec le recours au crédit pour tenter de masquer et de retarder les échéances économiques d'un effondrement de la production. Pourtant, les dettes se payent toujours, et la tricherie par rapport à la loi de la valeur trouve ses limites aujourd'hui. Comme à l'Ouest, le capitalisme à l'Est est entré dans la récession.
Il est bien difficile d'accorder une confiance absolue aux chiffres officiels fournis par la bourgeoisie ; cela est vrai de manière générale, et en Russie plus qu'ailleurs. Cependant, ces chiffres, dans leur évolution, correspondent tout à fait à ce qui se passe en Occident. Pour 1982, la croissance du revenu national sera officiellement de 2%, taux le plus bas jamais atteint et en constante régression depuis plusieurs années. Il faudrait que ce taux soit doublé pour pouvoir réaliser le plan quinquennal ambitieux décidé sous l'égide de Brejnev. La croissance industrielle a été la plus faible depuis la guerre : en 82, la production de produits sidérurgiques, de ciment, de matières plastiques a diminué par rapport aux années précédentes.
Endettement, récession, à ce tableau il ne manque plus que l'inflation pour que l'on retrouve les mêmes caractéristiques fondamentales de la crise capitaliste telle qu'elle se manifeste à l'Ouest. Eh bien cette inflation existe aussi à l'Est ! Sans parler de l'inflation des prix à la consommation, sur laquelle nous reviendrons, la hausse moyenne des prix de gros dans l'ensemble de l'industrie serait de 13,4% dont 42% pour le charbon, 20% pour les produits sidérurgiques, 70% pour 1'énergie thermique ([1] [1]) .
Les mêmes phénomènes sont donc à l'oeuvre, à l'Est comme à l'Ouest, la crise économique mondiale accélère ses effets dévastateurs sur la production capitaliste. Le bloc de l'Est, beaucoup plus faible économiquement, subit encore plus durement l’effet de la crise. Le PNB de l'URSS par habitant est inférieur à celui de la Grèce, celui de la RDA, pays le plus développé du bloc russe, et à peu près égal à celui de l'Espagne. Le bloc russe, économiquement sous-développé,n'a aucune chance, dans une période de surproduction mondiale, de parvenir à une quelconque compétitivité économique ; il éprouve les plus grandes difficultés à vendre ses marchandises sur le marché mondial. Cette situation n'est pas nouvelle pour l'URSS et son bloc, arrivés trop tardivement sur la scène capitaliste mondiale ; il est bien loin le mythe du rattrapage de l'Occident tant mis en avant par Staline et Kroutchev ! L'heure est à une crise économique qui met à nu tous les mensonges, qui montre toutes les faiblesses du capitalisme russe et de ses satellites.
Dans ces conditions se trouve accentuée la tendance qui a permis au bloc russe de survivre depuis son origine : la concentration de plus en plus forte de l'économie entre les mains de l'Etat au service de l'économie de guerre.
L'ACCROISSEMENT DE L'ECONOMIE DE GUERRE
Dans la mesure où le bloc de l'Est ne peut rivaliser économiquement avec le bloc occidental, la seule façon qu'il a de maintenir sa place sur la scène mondiale est de développer son économie de guerre, de mobiliser tout son appareil productif pour la production militaire. En URSS, ce phénomène existe depuis Staline, mais, ces dernières années, il s'est encore accentué.
Face à la pression économique et militaire de l'Occident, l'URSS n'a d'autre choix que de sacrifier toujours plus son économie au profit de l'économie de guerre.
Prenons un exemple : le secteur des transports est un des points noirs du capitalisme russe, paralysant l'ensemble de l'activité économique. La pénurie de moyens est la première cause de la défaillance du secteur des transports ; pourtant, en 82 ont été produits à peine plus de wagons qu'en 70. Cela peut sembler paradoxal alors que les 4/5 des transports terrestres sont réalisés sur le réseau ferroviaire. On comprend mieux ce qui se passe lorsqu'on sait que la production de wagons a été sacrifiée pour donner la priorité à la satisfaction des besoins militaires (la principale usine de wagons, à Niznij Taghil, construisant également des chars).
Ce qui est vrai pour les wagons est vrai pour tous les secteurs de l'économie russe; pour toutes les usines, la priorité absolue est donnée à la production d'armements, ce qui entrave toutes les autres productions.
Contrairement aux biens d'équipement qui sont utilisés dans un nouveau cycle productif ou aux biens de consommation qui servent à la reproduction de la force de travail, les armes n'ont aucune utilité dans le procès de production. De ce fait, leur production massive équivaut à une gigantesque destruction de capital qui ne peut qu'accentuer toujours plus les effets de la crise.
L'URSS à elle seule réalise 40% de la production militaire mondiale alors qu'elle ne produit que 10% du produit mondial brut. Ce pays ne peut maintenir sa place sur la scène mondiale qu'au prix d'un effort militaire toujours plus important qui renforce toujours plus la banqueroute économique.
Il est difficile de trouver des chiffres exacts, le domaine militaire étant par définition celui du secret. Selon la "Military balance", les dépenses militaires de l'URSS seraient équivalentes au PNB de l'Espagne (1000 milliards de Francs) ; ce qui signifie que chaque année, c'est la production d'un pays comme l'Espagne qui est détruite en URSS dans l'économie d'armement, sans compter le coût de la désorganisation de l'économie qui en résulte, c'est-à-dire 20 ou 30% de la production, au bas mot.
Pour le prolétariat du bloc russe, le choix "du beurre ou des canons" prend caricaturalement tout son sens. Les effets conjugués de la crise et de l'économie de guerre signifient pour la classe ouvrière une misère sans cesse accrue au "paradis des travailleurs".
L'AUSTERITE POUR LA CLASSE OUVRIERE
L'absence officielle d'inflation et le plein emploi ont toujours été parmi les arguments principaux des staliniens et des trotskystes pour affirmer que les travailleurs des pays de l'Est bénéficient d'"acquis socialistes". Pourtant, c'est bien un euphémisme de parler d'austérité pour la classe ouvrière dans les pays dits "socialistes". La misère de la situation économique et sociale de la classe laborieuse dans ces pays n'est plus à démontrer et l'attaque menée aujourd'hui par la bourgeoisie de ces pays contre le niveau de vie des ouvriers signifie encore plus d'austérité dans l'austérité.
La bourgeoisie russe elle-même ne peut plus masquer la réalité derrière des chiffres truqués. Officiellement, en URSS, 1982 n'aura pas marqué une progression du pouvoir d'achat de la classe ouvrière. Les augmentations en cascades des prix montrent que l'absence d'inflation dans les pays de l'Est est un mythe qui a fait son temps. Ce sont bien les augmentations brutales du prix des denrées de base nécessaires à la survie des ouvriers qui ont provoqué l'explosion de mécontentement en Pologne avec des tarifs qui grimpaient jusqu'à 100% pour certains produits. Le niveau de vie de la classe ouvrière a été attaqué brutalement ; comme en Occident, l'inflation des prix à la consommation est présente avec en plus, pour l'essentiel des produits, une pénurie et un rationnement draconiens. (Xiand on produit toujours plus de canons, il y a toujours de moins en moins de beurre.
Quant au plein emploi, il existe réellement. Mais il n'est pas le produit d'une quelconque générosité de la classe dominante qui ne voudrait pas laisser ses pauvres ouvriers au chômage. Ce plein emploi n'est que l'expression de la pénurie de capital, de l'absence de machines et de la paralysie de l'appareil productif. Tout le capital qui n'est pas investi dans le capital constant et qui est détruit dans la production de machines de guerre est remplacé par le "capital humain". L'huile de coude remplace l'huile de machine. De plus, le niveau de vie est si faible que la plupart du temps les ouvriers sont tenus d'avoir deux emplois, de faire une double journée de travail pour assurer leur survie et celle de leur famille.
Le plein emploi est aussi un moyen d'assurer une surveillance draconienne du prolétariat. L'arrivée d'Andropov au pouvoir s'est concrétisée par une surveillance accrue sur les lieux de travail :
pointeuses, contrôles d'identité et de présence, opérations "coup de poing" dans les magasins pour voir si les ouvriers ne font pas leurs achats durant les heures de travail etc..., toutes choses bien dans la ligne policière de cet ancien chef du KGB. Tout cela au non de la lutte pour la productivité, contre l'absentéisme et le laisser-aller. La discipline du travail est un thème aujourd'hui martelé par la propagande de l'Etat russe et qui marque une répression accrue contre la classe ouvrière.
Comme dans les pays occidentaux, les années 80 sont marquées en Europe de l'Est par une attaque sévère contre les conditions de vie de la classe ouvrière.
Si les formes changent (plein emploi policier, pénurie, rationnement) le fond reste le même : crise du capitalisme, économie de guerre ; et les conséquences pour la classe ouvrière sont les mêmes dans les deux blocs : une misère sans cesse accrue.
Face à cette situation, les ouvriers de Pologne ont montré l'exemple de la lutte de classe. Cet exemple ne saurait rester sans lendemain. A l'Est comme à l'Ouest, la bourgeoisie, sous la pression de la crise, est amenée à attaquer toujours plus durement la classe ouvrière.
Une telle situation généralisée à toute la planète ne peut que pousser le prolétariat au développement de la lutte de classe.
J.J.
LES ARMES DE LA BOURGEOISIE CONTRE LE PROLETARIAT
Les luttes prolétariennes de 1980-81 en Pologne n'ont pas surpris les révolutionnaires. Ceux qui, contre les reniements et les attaques de tous bords, ont maintenu une défense ferme des principes marxistes savaient et disaient depuis des décennies que les pays soi-disant "socialistes" étaient aussi capitalistes que tous les autres, que leur économie était soumise aux mêmes contradictions qui assaillent l'ensemble du capitalisme, que dans ces pays la classe ouvrière est exploitée autant qu'ailleurs et qu'elle lutte comme partout contre son exploitation. Ils ont compris et ont dit à leur classe que, depuis le milieu des années 60, le capitalisme mondial, ayant épuisé le répit que lui avait donné la reconstruction du second après-guerre, entrait dans une nouvelle phase de convulsions économiques aiguës qui n'épargnerait aucun pays et qui, partout provoquerait des réponses prolétariennes. Ils surent reconnaître dans la grève générale de Mai 68 en France, dans 1'"automne chaud" italien de 69, dans les soulèvements de 70 en Pologne et dans de multiples autres mouvements entre 68 et 74 les premières de ces réponses et purent prévoir que ces luttes ne seraient pas sans lendemain.
Cependant, si l'immense mouvement de 1980 constituait une confirmation des analyses des révolutionnaires, il leur imposait de faire preuve de prudence et d'humilité face à des situations différentes de tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. En ce sens, tout en analysant le développement du syndicat indépendant "Solidamosc" came étant la forme prise en Pologne de la politique de gauche dans l'opposition déployée à l'échelle mondiale par la bourgeoisie pour saboter et étouffer les luttes ouvrières, nous nous gardions bien d'annoncer que les pays de l'Est allaient connaître une évolution politique vers les formes démocratiques telles qu'elles existent dans les pays avancés d'Occident.
".. les affrontements entre Solidarité et le POUP ne sont pas uniquement du cinéma, comme n'est pas uniquement du cinéma l'opposition entre droite et gauche dans les pays occidentaux. En Occident, cependant, le cadre institutionnel permet, en général, de "gérer" ces oppositions afin qu'elles ne menacent pas la stabilité du régime et que les luttes pour le pouvoir soient contenues et se résolvent dans la formule la plus appropriée pour affronter l'ennemi prolétarien. Par contre, si, en Pologne même, la classe dominante est parvenue, avec beaucoup d'improvisation mais momentanément avec succès, à instaurer des mécanismes de ce style, rien ne dit qu'il s'agisse d'une formule définitive et exportable vers d'autres pays "frères". Les mêmes invectives qui servent à crédibiliser un partenaire adversaire quand celui-ci est indispensable au maintien de 1'ordre peuvent accompagner son écrasement quand il n'est plus utile. "En la contraignant à un partage des tâches auquel la bourgeoisie d'Europe de l'Est est structurellement réfractaire, les luttes prolétariennes de Pologne ont créé une contradiction vivante. Il est encore trop tôt pour prévoir comment elle se résoudra. Face à une situation historiquement inédite, la tâche des révolutionnaires est de se mettre modestement à l'écoute des faits" (Revue Internationale n° 27, 3/10/81).
Depuis, les faits ont parlé. Le coup de force du 13 décembre 81 a suspendu toutes les activités du syndicat "Solidarité". La décision de la "Diète" (Parlement) polonaise du 8 octobre 1982 l'a définitivement interdit. Comment interpréter ces faits? Cette interdiction est-elle révocable comme le prétendent les dirigeants de "Solidarité" clandestine qui, à côté de déclarations au ton radical, continuent à en appeler à l'entente nationale" et à la "liberté syndicale" ?
Les régimes de l'Est peuvent-ils employer contre la classe ouvrière les mêmes armes "démocratiques" crue ceux d'Occident.
LES REGIMES DE L'EST PEUVENT-T-ILS SE "DEMOCRATISER"
Les 15 mois d'existence légale de "Solidarité" ont semblé donner une réponse positive à cette question. C'était la période où Kuron, le théoricien du KOR, pouvait pérorer sur la perspective d'une démocratisation de la Pologne suivant la "voie espagnole". Cette perspective était au centre de toute la propagande de "Solidarité" : il s'agissait de savoir faire des "sacrifices" sur le plan économique, de ne pas "abuser" de l'arme de la grève, de se montrer "responsable" et "modéré" afin de préserver et d'élargir les "acquis démocratiques" des accords de Gdansk.
Depuis, l'histoire a montré que cette "modération" n'avait nullement favorisé la "démocratie" mais qu'elle avait, par contre, fait le lit de la défaite ouvrière et de la répression qui s'est abattue sur les travailleurs à partir de décembre 1981.
En fait, si l'instauration de l'état dé guerre concrétisait cette défaite, sa signification allait au-delà. Elle visait, comme toutes les répressions, à infliger une punition cuisante au prolétariat, à l'intimider, à lui ôter, par la terreur, le goût de la lutte. Mais elle visait également à mettre hors-la-loi le syndicat "Solidarité", c'est-à-dire le principal agent de la démobilisation et de la défaite ouvrière.
Depuis sa reprise historique de 1968, le prolétariat mondial a subi d'autres défaites que celle de Pologne en 81. En particulier, l'épreuve de force de Mai 68 en France entre la classe ouvrière et la bourgeoisie s'était conclue par une victoire de cette dernière. Les principaux instruments de cette victoire furent, on le sait, les syndicats et notamment la CGT contrôlée par le PCF. Et, fort logiquement, les syndicats furent récompensés de leur action par la reconnaissance de la part du patronnât de la section syndicale d'entreprise, la CGT ayant droit à un petit cadeau supplémentaire sous la forme du rétablissement d'une subvention gouvernementale qui lui avait été retirée quelques années auparavant. En Pologne, par contre, "Solidarité" n'a eu droit à aucune récompense pour ses bons et loyaux services de 1980-81. Au contraire, ses principaux dirigeants furent emprisonnés et, si le plus célèbre d'entre eux est maintenant en liberté et a retrouvé son travail, il en reste encore de nombreux dans les geôles de Jaruzelski tels Gwiazda, Jurczyk, Modzelewski, Rulewski en compagnie des dirigeants du KOR comme Kuron et Michnick. Est-ce à dire que la bourgeoisie de l'Est serait plus ingrate que celle d'Occident ? Ce n'est certainement pas une question de gratitude. Il y a belle lurette, qu'en Occident même, la bourgeoisie s'est départie de ce type de sentiment "pour ne laisser subsister d'autre lien entre 1'homme et 1'homme que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant... qu'elle a noyé tout cela dans l'eau glaciale du calcul égoïste" ("Le manifeste Communiste"). En fait, la raison majeure pour laquelle les autorités polonaises n'ont pas, à l'opposé de leurs consoeurs occidentales, laissé subsister une opposition officielle ou légale c'est que "le régime stalinien ne peut tolérer sans dommage ni danger 1'existence de telles forces d'opposition*dans la mesure où celles-ci constituent "un corps étranger... que rejettent toutes les fibres de son organisme" (Revue Internationale n° 24, 4/12/81).
En effet, si on ne peut comprendre la nature et la portée des événements survenus en Pologne ces trois dernières années qu'en les replaçant dans leur contexte international, qu'en les considérant comme un moment -important- de l'affrontement historique qui oppose à l'échelle mondiale les deux principales classes de la société -le prolétariat et la bourgeoisie- on ne peut tirer tous leurs* enseignements si on ne tient pas compte des différences qui distinguent les conditions de la lutte de classe existant à l'Est de celles que l'on connaît dans les pays avancés d'Occident.
LE CAPITALISME D'ETAT DANS LES PAYS DE L'EST : L'ECONOMIE...
La caractéristique la plus évidente, la plus généralement connue des pays de l'Est, celle sur laquelle repose d'ailleurs le mythe de leur nature "socialiste", réside dans le degré extrême d'étatisation de leur économie.
Comme nous l'avons souvent mis en évidence dans nos publications, le capitalisme d'Etat n'est pas un phénomène propre à ces pays. C'est un phénomène qui relève avant tout des conditions de survie du mode de production capitaliste dans la période de décadence : face aux menaces de dislocation d'une économie et d'un corps social soumis à des contradictions croissantes, face à 1'exacerbation des rivalités commerciales et impérialistes que provoque la saturation générale des marchés, seul un renforcement permanent de la place de l'Etat dans la société permet de maintenir un minimum de cohésion de celle-ci et d'assumer sa militarisation croissante. Si la tendance au capitalisme d'Etat est donc une donnée historique universelle, elle n'affecte cependant pas de façon identique tous les pays. Elle prend ses formes les plus extrêmes là où le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, où la bourgeoisie classique est la plus faible. En ce sens, la prise en charge directe par l'Etat de l'essentiel des moyens de production qui caractérise le bloc de l'Est (et dans une large mesure, le Tiers-Monde) est en premier lieu une manifestation de l'arriération et de la fragilité de son économie (cf. l'article précédent). Dans la mesure même où la tendance au capitalisme d'Etat est une donnée mondiale irréversible, où, d'autre part, les convulsions présentes de l'économie capitaliste atteignent les pays arriérés encore plus violemment que les autres, il n'existe aucune possibilité pour que se relâche dans ces pays -et notamment ceux du bloc de l'Est- une étatisation de l'économie qui, partout, se renforce y compris dans les pays les plus développés.
La question "les pays de l'Est peuvent-ils se démocratiser ?" trouve donc un premier élément de réponse dans la constatation du fait que tout retour vers des formes classiques du capitalisme est impossible dans ces pays. En effet, il existe un lien étroit entre les formes de domination économique de la bourgeoisie et les formes de sa domination politique : à l'étatisation presque complète des moyens de production correspond le pouvoir totalitaire d'un parti unique ([2] [2]).
... LE PARTI UNIQUE ...
Le régime de parti unique n'est pas propre aux pays de l'Est ni à ceux du Tiers-Monde. Il a existé durant des décennies dans des pays d'Europe occidentale comme l'Italie, l'Espagne, le Portugal. L'exemple le plus marquant est évidemment celui du régime nazi qui dirige entre 1933 et 1945 le pays le plus développé et puissant d'Europe. En fait, la tendance historique vers le capitalisme d'Etat ne comporte pas seulement un volet économique. Elle se manifeste également par une concentration croissante du pouvoir politique entre les mains de l'exécutif au détriment des formes classiques de la démocratie bourgeoise, le Parlement et le jeu des partis. Alors que, dans les pays développés du 19ème siècle, les partis politiques étaient les représentants de la société civile dans ou auprès de l'Etat, ils se transforment, avec la décadence du capitalisme, en représentants de l'Etat dans la société civile ([3] [3]). Les tendances totalitaires de l'Etat s'expriment, y compris dans les pays où subsistent les rouages formels de la démocratie, par une tendance au parti unique qui trouve ses concrétisations les plus nettes lors des convulsions aiguës de la société bourgeoise : "Union Nationale" lors des guerres impérialistes, rassemblement de toutes les forces bourgeoises derrière les partis de gauche dans les périodes révolutionnaires, prééminence massive et de longue durée du Parti Démocrate aux USA entre 1933 et 1953, du parti gaulliste en France de 1958 à 1974, de la Social-Démocratie en Suède de 1931 à 1977, etc.
La tendance au parti unique trouve rarement son achèvement complet dans les pays les plus développés. Les USA, la Grande Bretagne, les Pays Bas, la Scandinavie n'ont jamais connu un tel achèvement. Lorsque ce fut le cas en France, sous le régime de Vichy, c'était essentiellement lié à l'occupation du pays par l'armée allemande. Le seul exemple historique d'un pays pleinement développé où cette tendance soit parvenue à son terme est celui de l'Allemagne. Et cela n'a duré que 12 années, c'est-à-dire huit de moins que la domination démocrate aux USA. Le phénomène fasciste a été amplement analysé depuis les années 30 par la gauche communiste et dans de précédents numéros de la Revue Internationale ([4] [4]) . Aussi ne donnons, nous ici qu'un résumé succinct des causes de l'accession au pouvoir du parti nazi :
- la violence des convulsions économiques (l'Allemagne est le pays d'Europe le plus touché par la crise de 1929) ;
- l'écrasement physique de la classe ouvrière lors de la révolution de 1919-1923 rendant inutiles et inefficaces les mystifications démocratiques ;
- l'usure des partis "démocratiques" qui ont assumé cette contre-révolution ;
- la frustration ressentie, après la paix de Versailles, par des secteurs importants de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie qui se sont détachés de leurs partis traditionnels au bénéfice de celui qui leur promettait la revanche.
Si, dans les autres pays avancés, les structures politiques et les partis traditionnels se sont maintenus, c'est qu'ils se sont révélés suffisamment solides du fait de leur implantation ancienne, de leur expérience, de leur lien avec la sphère économique, de la force des mystifications qu'ils colportaient, pour assurer la stabilité et la cohésion du capital national face aux difficultés qu'ils ont affrontées crise, guerre, luttes sociales).
Mais ce qui n'existe qu'à l'état d'exception dans les pays les plus développés est la règle dans les pays arriérés dans la mesure où il n'existe aucune des conditions qu'on vient d'énumérer et où ces pays sont ceux qui subissent le plus violemment les convulsions de la décadence capitaliste. Dans le lot des pays arriérés, ceux de l'Est occupent une place particulière. Aux facteurs directement économiques expliquant le poids qu'y occupe le capitalisme d'Etat se superposent des facteurs historiques et géopolitiques : les circonstances de la constitution de l'URSS et de son empire.
L'Etat capitaliste en URSS se reconstitue sur les décombres de la révolution prolétarienne. La faible bourgeoisie de l'époque tsariste a été complètement éliminée par la révolution de 1917 (c'est d'ailleurs sa faiblesse qui explique le fait que la Russie soit le seul pays où le prolétariat a réussi à prendre le pouvoir lors de la vague révolutionnaire du premier après-guerre) et par l'échec des armées blanches. De ce fait, ce n'est ni elle, ni ses partis traditionnels qui prennent en charge en Russie même l'inévitable contre-révolution résultant de la défaite de la révolution mondiale.
Cette tâche est dévolue à l'Etat qui a surgi après la révolution et qui a rapidement absorbé 3e parti bolchevik qui avait commis la double erreur de se substituer à la classe ouvrière et de s'attribuer des responsabilités étatiques ([5] [5]). Par ce fait, la classe bourgeoise s'est reconstituée non à partir de l'ancienne bourgeoisie (sinon de façon exceptionnelle et individuelle) ni à partir d'une propriété individuelle des moyens de production, mais à partir de la bureaucratie du parti-Etat et de la propriété étatique de ces moyens de production. En URSS, le cumul des facteurs : arriération du pays, débandade de la bourgeoisie classique, écrasement physique de la classe ouvrière (la contre-révolution et la terreur qu'elle subit étant à la mesure de son avancée révolutionnaire), ont donc amené la tendance universelle au capitalisme d'Etat à ses formes les plus extrêmes : l'étatisation presque complète de l'économie, la dictature totalitaire du parti unique. N'ayant plus à discipliner les différents secteurs de la classe dominante ni à composer éventuellement avec les intérêts économiques de ceux-ci, puisqu'il a complètement absorbé la classe dominante, qu'il s'est confondu totalement avec elle, l'Etat a pu donc se passer définitivement des formes politiques classiques de la société bourgeoise (démocratie et pluralisme) y compris comme fiction ([6] [6]).
... LA DOMINATION IMPERIALISTE . . .
A la fin de la seconde guerre mondiale, lorsque l'URSS étend son empire vers l'Europe centrale et, rnomentanément, vers la Chine, elle exporte son modèle économique et politique. Cela n'a rien à voir, évidemment, avec l'idéologie comme le prétendent les bourgeois bornés d'Occident.
La raison pour laquelle l'URSS installe dans ses pays satellites des régimes comme le sien tient fondamentalement dans sa faiblesse en tant que tête de bloc impérialiste, faiblesse qui s'exprime d'abord sur le plan économique. Alors que les USA sont en mesure de renforcer leur suprématie sur l'Europe occidentale grâce aux dollars du plan Marshall, l'URSS n'a d'autre moyen de garantir son emprise sur les zones qu'elle occupe militairement qu'en portant au pouvoir des partis qui lui sont dévoués corps et âme : les partis "communistes". Cette dévotion ne signifie pas que les partis staliniens sont de simples agences de l'impérialisme russe : tous les partis bourgeois sont avant tout des partis du capital national. Ce qui les distingue c'est la façon dont ils entendent gérer ce capital national, dont ils entendent assurer sa sécurité extérieure dans une arène mondiale dominée par deux blocs impérialistes. En tant que représentants les plus déterminés de la tendance générale au capitalisme d'Etat, les partis staliniens sont, dans l'éventail politique de leurs pays respectifs, les plus favorables à leur insertion dans le bloc dominé par l'URSS. Cette orientation en politique extérieure est liée au fait que ces partis ne peuvent accéder au pouvoir que par la force des armes, en général au sein d'un conflit impérialiste. En effet, partis capitalistes par excellence, les partis staliniens ont comme particularité de n'avoir aucun soutien de la part des secteurs classiques de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie (tant les gros et les petits détenteurs individuels de moyens de production que les membres des professions libérales) dans la mesure où leur programme comporte l'expropriation de ces secteurs au bénéfice de l'Etat. S'ils peuvent dans certains pays, compter sur le soutien d'une partie du prolétariat, ils n'ont pas la possibilité d'en faire un usage bien important puisque le prolétariat, privé de tout moyen de production, ne constitue une force réelle dans la société que par la lutte sur son terrain de classe, c'est-à-dire une lutte qui met potentiellement en question la domination de tous les secteurs de la bourgeoisie et de tous ses partis. Les partis staliniens ont pu utiliser des luttes ouvrières pour faire pression sur d'autres secteurs de la bourgeoisie (comme en 1947 en France, lorsque le PCF, chassé du gouvernement en Mai, espère obtenir son retour à la faveur des grandes grèves qui se poursuivent jusqu'à la fin de l'année). Mais ils n'ont jamais encouragé ces luttes au renversement du gouvernement en place : en dernier ressort, la solidarité de la classe bourgeoise a toujours été la plus forte. C'est pour cela que les circonstances les plus favorables à l'accession au pouvoir de ces partis ont été celles :
- où la classe ouvrière était faible, défaite ou embrigadée (ce dernier cas englobant évidemment les précédents) ;
- où ils ont pu se faire valoir comme les meilleurs défenseurs du capital national, ce qui leur a permis de faire alliance avec d'autres secteurs bourgeois qu'ils ont ensuite éliminés ;
- où ils ont bénéficié de l'aide directe ou indirecte de la force militaire de l'URSS.
Ces circonstances se sont présentées dans et à la suite de la seconde guerre mondiale pour laquelle ils ont été les meilleurs sergents recruteurs dans le cadre des mouvements de "résistance" (sauf en Pologne où l'A.K. dirigée de Londres était beaucoup plus puissante que le mouvement dirigé de Moscou) et où ils ont pu, dans la plupart des cas, s'appuyer sur la présence de l'armée "rouge". De telles circonstances se sont présentées également dans certaines guerres de décolonisation ou "d'indépendance nationale" (notamment en Chine et en Indochine) ou tout simplement à l'occasion de coups d'Etat militaires (Ethiopie, Afghanistan, ..».).
En fait, la grande aptitude des partis staliniens à employer les moyens militaires, à diriger ou à constituer eux-mêmes des armées, s'explique par le caractère ultra militarisé de leur structure et de la forme de capitalisme dont ils sont les agents. La tendance historique au capitalisme d'Etat trouve une de ses sources et s'exprime dans la militarisation de la société. Les partis qui prennent en charge de façon la plus déterminée cette tendance ne sont jamais autant à la fête que lorsqu'il s'agit de caporaliser et d'encaserner, d'aboyer des ordres,.de faire régner la soumission aveugle à l'autorité et à la hiérarchie par l'abrutissement , la terreur, les prisons, les juridictions d'exception, les pelotons d'exécution, de cultiver le chauvinisme et la xénophobie, bref de réaliser toutes ces choses magnifiques qui font la grandeur de l'institution militaire.
En fin de compte, le fait que l'URSS, qui est un des pays les moins développés de son bloc, ne puisse maintenir son emprise sur celui-ci que par la force armée détermine le fait que ses satellites soient dotés de régimes qui, tout comme le sien, ne peuvent maintenir leur emprise sur la société que par la même force armée (police et institution militaire). D'une certaine façon, il existe le même type de liens entre l'URSS et les pays de son bloc qu'entre les USA et les "républiques bananières" d'Amérique latine : les régimes de ces derniers pays sont vomis par la majorité de la population et ne tiennent en place que par l'aide militaire indirecte ou directe des USA. En échange, les USA peuvent compter sur une fidélité à toute épreuve de ces régimes à l'égard de leurs intérêts économiques et militaires. Cependant, ce type de contrôle des USA sur leur bloc n'est que marginal. Pays de loin le plus développé de celui-ci, première puissance économique et financière du monde, les USA s'assurent leur domination sur les principaux pays de leur empire, qui sont également des pays pleinement développés, sans faire appel à tout bout de champ à la force militaire de la même façon que ces pays n'ont pas besoin de la répression permanente pour assurer leur stabilité. Il est clair que les blocs impérialistes sont avant tout des blocs militaires. Le principal pilier du bloc américain est la puissance militaire des USA, la première du monde. Mais cette puissance militaire n'est pas mise à contribution pour maintenir la domination américaine sur ces pays ou leur stabilité interne, ni de façon directe (comme ce fut le cas en Hongrie en 56, en Tchécoslovaquie en 68) nr comme moyen d'intimidation des populations (Pologne 80-81). C'est de façon "volontaire" que les secteurs dominants des principales bourgeoisies occidentales adhèrent à l'alliance américaine : ils y trouvent des avantages économiques, financiers, politiques et militaires (le parapluie américain face à l'impérialisme russe). En ce sens, il n'existe pas parmi les principaux pays du bloc US de "propension spontanée" à passer dans l'autre bloc comme on a pu le constater dans l'autre sens (changement de camp de la Yougoslavie en 48, de la Chine à la fin des années 60, tentatives de la Hongrie en 56, de la Tchécoslovaquie en 68). La force et la stabilité des USA leur permet de 3 ' accommoder de l'existence de toutes les formes de régimes au sein de leur bloc : du régime "communiste" chinois au très "anti-communiste" Pinochet, de la dictature militaire turque à la très "démocratique" Angleterre, de la république française bicentenaire à la monarchie féodale saoudienne, de l'Espagne franquiste à l'Espagne social-démocrate. Par contre, la faiblesse et l'arriération économique de l'URSS ne lui permet de contrôler que des régimes staliniens ou militaires. De ce fait :
- si un régime stalinien peut toujours envisager de "passer à l'Ouest" sans qu'il soit remis en cause à l'intérieur de ses frontières, un régime "démocratique" court les plus grands risques pour sa survie comme telle en "passant à l'Est" ,
- si le bloc américain peut parfaitement "gérer" la " démocratisation" d'un régime fasciste ou militaire quand cela devient utile (Japon, Allemagne, Italie, au lendemain de la guerre ; Portugal, Grèce, Espagne, dans les années 70), l'URSS ne peut s'accommoder d'aucune "démocratisation" au sein de son bloc.
UNE "DEMOCRATISATION" IMPOSSIBLE
Ainsi la "voie espagnole" préconisée par Kuron est aussi absurde que la prétention de Walesa de faire de la Pologne un "deuxième Japon". C'est un double non-sens :
1°) malgré l'importance du secteur étatisé en Espagne, la bourgeoisie classique conservait le contrôle de secteurs décisifs du capital national : le changement de régime n'affectait nulle ment ce partage ni les privilèges d'aucun secteur de la classe dominante et cela quelles que fussent les forces politiques qui pourraient diriger l'Etat (Centre ou Social-démocratie) ; par contre, toute "démocratisation" en Pologne signifierait la perte immédiate des pouvoirs et privilèges de l'actuelle bourgeoisie dans la mesure où celle- ci se confond avec la sphère dirigeante du parti, où tous ces pouvoirs et privilèges découlent de la domination complète du parti sur l'Etat, de la fusion ce ces deux institutions ([7] [7]), et où des élections "libres" ne donneraient qu'un nombre insignifiant de voix au parti (celles de ses membres , et encore)
2°) le bloc américain, de façon prudente, systématique et coordonnée (notamment avec la collaboration étroite de la social-démocratie allemande et du président français Giscard) a pris en charge la "transition démocratique" à la mort de Franco ; cette prise en charge s'est effectuée sans problèmes pour ses protagonistes : il s'agissait simplement d'aligner les structures politiques espagnoles sur celles existant déjà dans les pays avancés d'Occident, les gouvernements de ces pays pouvant même toucher des dividendes de cette opération auprès de leurs "opinions publiques" traditionnellement hostiles au franquisme ; par contre, on ne voit pas comment l'URSS pourrait contrôler un tel processus dans son glacis : même si les éventuelles forces "démocratiques" de remplacement s'engageaient fermement à "respecter les alliances traditionnelles", leur arrivée et leur maintien au pouvoir dans un des pays d'Europe de l'Est donneraient le signal de processus similaires dans les autres pays où la très grande majorité de la population aspire à de tels changements ; on assisterait alors à une réaction en chaîne qui déstabiliserait l'ensemble du bloc et le régime en URSS même : non seulement ce régime (le plus "dur" de son bloc) ne pourrait servir "d'exemple" mais il serait gravement compromis par "l'exemple" d'une "démocratisation" venant de ses vassaux.
Si, donc, le bloc de l'Est ne peut, en aucune façon ,3faccommoder d'une quelconque "voie espagnole" à la "démocratisation", il ne peut s'accommoder davantage d'une formule intermédiaire comme celle qui s'était établie en Pologne à partir de septembre 80. En effet, bien que "Solidarnosc" ait été depuis le début un défenseur inconditionnel du capital national, un ennemi indiscutable du prolétariat dont la fonction .et la préoccupation essentielles étaient de saboter les luttes ouvrières, bien que ce syndicat n'ait prétendu à aucun moment disputer le pouvoir central au parti ni remettre en question la place de la Pologne dans le bloc russe, il était porteur d'un programme parfait rendent incompatible avec le régime stalinien. C'est avant tout pour déboussoler les ouvriers que "Solidarité" avait mis en avant ses revendications d'une "République Autogérée" où le pouvoir serait soumis au contrôle de la société "au niveau des entreprises, des communes et des voïvodies, où il y aurait une "Diète démocratiquement élue", des tribunaux indépendants", où la "culture, l'instruction et les média seraient au service de la société (Programme de "Solidarnosc"). Mais, ces revendications, maintenues de façon durable par une organisation de 9 millions de membres et dans laquelle se reconnaissaient 90% de la population, constituaient une menace pour un régime et un bloc aussi fragiles et rigides que ceux de 1'Est.
Dans les pays avancés d'Occident, les secteurs dominants de la bourgeoisie peuvent tolérer l1existence dans leur jeu politique, et bien qu’ils fassent tout leur possible pour les affaiblir au bénéfice de la social-démocratie, des partis staliniens dont le programme comporte pourtant l'élimination de ces secteurs. Ayant la garantie que ces partis n'obtiendront jamais une majorité parlementaire, ils peuvent leur laisser un libre accès aux joutes électorales et même leur concéder des parcelles de pouvoir : cela ne fait que redorer à peu de frais le blason de la"démocratie" qui tend à se défraîchir. Mais c'est là un luxe de riche, d'une bourgeoisie forte qui maîtrise, grâce à sa puissance économique, l'ancienneté de ses institutions et le poids de ses mystifications, les rouages de cette "démocratie" (aussi formels qu'ils soient) et les mécanismes de 1'"alternance". C'est un luxe que ne peuvent se payer les bourgeoisies au pouvoir à 1'Est. Elles n'ont pas la capacité de"fixer" de façon durable dans un rôle bien délimité des forces politiques qu'elles ne contrôlent pas directement comme peuvent le faire les secteurs dominants de la bourgeoisie en Occident avec les PC. La seule présence officielle, même comme simple opposition, de forces politiques de masse contestant le caractère absolu du pouvoir du parti-Etat constitue une remise en cause des fondements du régime, un facteur d'instabilité permanente de celui-ci.
Ainsi, le destin de "Solidarité" était scellé dès sa constitution. Si la bourgeoisie du bloc de l'Est a été contrainte de légaliser et de laisser la bride sur le cou au syndicat "indépendant" tant que c'était absolument nécessaire pour affronter les luttes ouvrières, celui-ci ne pouvait qu'être mis hors-la-loi dès qu'il aurait affaibli ces luttes.
A l'Est encore plus qu'à l'Ouest, les discours sur la démocratie ne sont que des songes creux, des mystifications destinées à mener le prolétariat dans une impasse, à la défaite.
F.M.
[1] [8] Le Courrier des pays de l'Est, n°27.
[2] [9] On sait que dans plusieurs pays de l'Est, il existe officiellement d'autres partis que le parti "communiste". Ainsi, en Pologne, à côté du "Parti Ouvrier Unifié de Pologne" on trouve le "Parti Démocrate" et le "Parti paysan unifié", les trois étant regroupés dans le "Front d'Unité Nationale" qui, officiellement, gouverne le pays. En Allemagne de 1'Est, ce ne sont pas moins de 5 partis qui ont pignon sur rue. On y trouve, comme en RFA, un parti libéral et un parti chrétien-démocrate et même un parti national-démocrate. Il est clair que ces partis ne sont que des appendices du parti dirigeant stalinien.
[3] [10] Le phénomène est particulièrement net en ce qui concerne les partis ouvriers de la 2ème Internationale. Avant 1914, ces partis représentaient (malgré leurs tendances de plus en plus réformistes et opportunistes) les intérêts de la classe ouvrière au sein des parlements, des municipalités et autres institutions électives, ce qui leur permettait, dans certaines circonstances, de faire pression sur l'Etat. A partir de la première guerre mondiale, ces partis ont été absorbés par l'Etat capitaliste qui en fait ses agents en milieu ouvrier, chargés de mettre à profit leurs origines et leur langage pour participer à 1'embrigadement du prolétariat dans la guerre impérialiste et saboter -sinon réprimer directement- ses luttes. Le même processus a affecté les partis communistes, avant-garde de la classe ouvrière dans la vague révolutionnaire du premier après-guerre et qui, lors de l'échec et de la défaite de cette vague, ont dégénéré encore plus rapidement que ne 1'avaient fait les partis socialistes auparavant : à mesure que s'avance la décadence capitaliste se renforce le pouvoir d'absorption de l'Etat à l'égard des organisations prolétariennes qui prétendent "utiliser" les institutions bourgeoises. La trahison du courant trotskyste lors de la seconde guerre mondiale en constitue une autre illustration.
Bien qu'à un degré moindre, ce même renversement de fonction a touché les partis bourgeois classiques. Après avoir été les représentants des différents secteurs de la classe capitaliste dans 1'Etat, ils ont tendu de plus en plus à être les représentants de celui-ci auprès de leurs clientèles respectives. Cependant, le fait que ces clientèles appartiennent à la classe économiquement dominante contraint ces partis dans certaines circonstances, et, contrairement aux partis soi-disant "ouvriers", à faire valoir de façon effective bien que limitée certains des intérêts spécifiques qu'ils sont censés représenter.
[4] [11] Voir notamment "Les causes économiques, politiques et sociales du fascisme" (Revue Internationale n°7), Voir également les n°14 et 21 de Révolution Internationale.
[5] [12] Voir Revue Internationale n°3, La dégénérescence de la révolution russe, les leçons de Kronstadt, n°8, La Gauche Communiste en Russie. Voir la brochure "La période de transition...", t.1.
[6] [13] Il est clair que lorsque nous parlons de "démocratie" pour qualifier les régimes occidentaux, c'est par facilité de langage : la décadence du capitalisme a vidé la démocratie bourgeoise de son contenu politique réel pour ne lui conserver qu'une fonction essentiellement mystificatrice.
[7] [14] Dans les pays de l'Est, il n'existe aucune fonction quelque peu importante dans la société qui ne relève de la "Nomenklatura", c'est-à-dire de la liste des postes dont le titulaire est choisi par la sphère dirigeante du parti et auxquels sont associés les privilèges matériels en rapport avec leur position dans la hiérarchie. Cela va du commandant en chef de la police aux directeurs d'hôpitaux, du chef d'Etat-major aux secrétaires des organisations de base du parti dans les entreprises, des directeurs d'usine au président régional de l'Association volontaire des pompiers, des ambassadeurs aux présidents des comités de district de culture physique. Ainsi, un directeur de ferme d'Etat n'est pas nommé par le ministère de 1'agriculture, mais par le comité de district du parti, ce n'est pas le ministère de la défense ou le chef d'Etat-major qui peut faire général un colonel mais le Bureau Politique ou le Secrétariat du parti.
"Dans chaque crise, la société étouffe sous le faix de ses propres forces productives et de ses propres produits inutilisables pour elle, et elle se heurte impuissante à cette contradiction absurde : les producteurs n'ont rien à consommer parce qu 'on manque de consommateurs". Cette phrase écrite par Engels en 1876 pour 1'Anti-Durhing montre toute l'actualité du marxisme aujourd'hui.
L'économie capitaliste s'effondre par manque de débouchés solvables, c'est-à-dire de consommateurs qui puissent payer. Voila la contradiction qui se traduit dans l'horrible paradoxe qui voit la majorité de la population mondiale menacée de famine, qui voit le niveau de vie du prolétariat plonger dans la misère non pas parce qu'on ne produit pas assez, mais parce que l'industrie capitaliste produit plus qu'elle ne peut vendre, non pas parce qu'il n'y a "pas assez", mais parce qu'il y a "trop" par rapport aux lois capitalistes.
Parce qu'il y a surproduction généralisée sur un marché mondial trop étriqué, la concurrence entre capitalistes se fait toujours plus effrénée. Les politiques de relance par un recours intensif à l'endettement, qui élargissent artificiellement le marché se heurtent aux limites de l'inflation qui menace de faire exploser le système monétaire international. La bourgeoisie voit les mécanismes de l'économie lui échapper, elle ne peut empêcher des plongées de plus en plus profondes dans la récession alors que les pressions inflationnistes se font toujours plus fortes.
Le graphique I montre que les politiques de relance ont depuis 1967, par trois fois, permis une reprise du commerce mondial, c'est-à-dire de la demande pour maintenir la production. Elles ne sont pas cependant parvenues à entraver la chute de la croissance de celle-ci ni finalement la récession de 1974-75 ni celle encore plus forte qui débute en 1980.
Pourquoi ce phénomène ? Parce que, classe exploitée, le prolétariat produit plus qu'il ne consomme. Cette production supplémentaire, la plus-value, le capitalisme ne peut en réaliser et accumuler la valeur qu'en la vendant à des secteurs extra capitalistes. Avec la disparition de ceux-ci, le capital ne peut plus écouler la totalité de la production. Pour vendre, il faut être le plus compétitif, faire baisser les salaires pour réduire les coûts de production. Comme chaque nation capitaliste ne peut que suivre la même politique, il en découle un rétrécissement toujours plus fort du marché mondial. Dans ces conditions, la production s'effondre, les usines ferment et les ouvriers se retrouvent au chômage, ce qui ne fait pas de bons consommateurs ! Les politiques d'austérité qui s'imposent à chaque bourgeoisie par la nature concurrente de l'économie capitaliste ne font qu'accélérer la chute de la demande mondiale et donc l'effondrement de la production.
Le graphique II montre la chute du taux d'utilisation de l'appareil productif aux USA, 1ère puissance mondiale avec 20% delà production mondiale : 68% en 1982, cela équivaut à près d'une usine sur trois qui ferme ses portes. En RFA, fin 1982, l'appareil productif est utilisé à 76% -comme si une usine sur quatre fermait-, en Grande-Bretagne, seulement 30% des usines tournent à pleine capacité.
Le capitalisme ne peut sortir de ses contradictions, il ne peut que plonger de plus en plus dans le chaos économique et fuir en avant dans les rivalités impérialistes. Le prolétariat est soumis aujourd'hui à une attaque comme il n'en avait pas connu depuis la dernière guerre mondiale. Inflation, chômage, misère sont le lot quotidien qui annonce pire encore. De la capacité de réaction du prolétariat mondial dépend l'avenir de l'humanité. Le capitalisme n'a plus rien à offrir que la misère et la mort. La catastrophe économique actuelle n'a pas d'issue dans le capitalisme. 15 ans d'échec des entreprises de relance économique montrent que la bourgeoisie n'a aucune perspective.
Au prolétariat mondial d'être capable d'affirmer la sienne.
Débat sur la question nationale a l'aube de la décadence
"Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !". Cet appel qui terminait le Manifeste Communiste rédigé par Marx et Engels en 1848 n'était pas une simple exhortation généreuse, mais il exprimait une des conditions vitales pour la victoire et 1'émancipation de la classe ouvrière. Dès sa naissance, le mouvement de la classe ouvrière s'affirme comme mouvement d'une classe internationale contre les frontières nationales au sein desquelles se développe la domination de la classe capitaliste sur le prolétariat. Au 19ème siècle cependant, le capitalisme n'a pas encore épuisé toutes les potentialités de son développement contre les rapports de production pré-capitalistes. A certains moments et dans certaines conditions, les communistes envisagent la possibilité pour la classe ouvrière d'appuyer des fractions de la bourgeoisie, parce que le capitalisme en se développant accélère le mûrissement des conditions de la révolution prolétarienne. Mais dès le début du 20ème siècle, avec la constitution du marché mondial sanctionnant l'extension du mode de production capitaliste à toute la planète, le débat est ouvert sur la nature du soutien des révolutionnaires aux mouvements nationaux. L'article ci-dessous, première partie d'une série consacrée à 1'attitude des communistes sur la question nationale, rappelle dans quels termes et avec quel souci le débat s'est mené entre Lénine et Rosa Luxemburg.
L'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23, le triomphe de la contre-révolution en Russie et la soumission du prolétariat pendant 50 ans à la barbarie du capitalisme décadent n'ont pas permis une clarification complète sur la question nationale dans le mouvement ouvrier. Tout au long de cette période, la contre-révolution s'est acharnée à dénaturer le contenu de la révolution prolétarienne, en ne cessant de présenter une continuité entre la vague révolutionnaire des années 1917-23 et le capitalisme d'Etat instauré en URSS, entre l'internationalisme prolétarien de la période révolutionnaire et la politique impérialiste de l'Etat capitaliste russe menant ses opérations de brigandage au nom de 1 ' "autodétermination", du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", de la "libération nationale des peuples opprimés". Les positions d'un Lénine étaient transformées en un dogme infaillible dans tous ses aspects. C'est ainsi que la possibilité pour le prolétariat d'utiliser les mouvements nationaux comme un "levier" pour la révolution communiste, tactique préconisée avec le reflux de la révolution des pays centraux et la nécessité de la défense de"l'Etat prolétarien" en Russie, tendait à être considérée comme un acquis dans les rangs mêmes des révolutionnaires sauf quelques minorités.
Aujourd'hui, la dispersion et la crise des organisations révolutionnaires, en particulier la crise du parti bordiguiste, le PCI (Programme Communiste), ont mis en lumière l'importance, pour les communistes, de défendre une position de principe claire sur les soi-disant luttes de "libération nationale", s'ils veulent éviter de succomber au poids énorme de l'idéologie bourgeoise sur cette question cruciale. L'abandon par le PCI d'une position internationaliste dans le conflit inter-impérialiste du Moyen-Orient au profit d'un soutien critique aux forces capitalistes de l'Organisation de. Libération de la Palestine -position qui a provoqué la dislocation du groupe et donné naissance à une scission ouvertement nationaliste et chauvine ([1] [20])- est un exemple récent du danger de toute concession du prolétariat vis-à-vis du nationalisme dans la période de décadence du capitalisme.
La source des faiblesses théoriques des bordiguistes, comme de toute la tradition dite "léniniste", sur la question nationale, réside dans la défense de là position soutenue par Lénine dans la jeune Internationale Communiste du soutien aux mouvements nationaux, sous le mot d'ordre du "droit des nations à disposer d'elles-mêmes" Le CCI rejette tout soutien de ce genre à l'époque de l'impérialisme. Ce rejet est lui-même basé sur la critique des idées de Lénine faite par Rosa Luxemburg au tout début du siècle. Aujourd'hui, à la lumière des expériences du prolétariat, ces soixante dernières années, nous ne pouvons, que réaffirmer que c'est la position de Luxemburg, et non celle de Lénine qui a été vérifiée par l'histoire, et qui offre la seule base claire pour une approche marxiste de la question.
Il y a, aujourd'hui, beaucoup d'autres éléments émergeant dans le milieu révolutionnaire, ou qui ont fait une rupture partielle avec le gauchisme, qui prennent la position de Lénine contre Luxemburg sur cette question. Au vu de l'importance qu'il y a à rompre clairement avec tous les aspects de l'idéologie gauchiste, nous publions une série d'articles qui examinent de façon critique les débats qui eurent lieu dans le mouvement révolutionnaire avant comme pendant la première guerre impérialiste mondiale. Cela afin de montrer pourquoi c'est la position de Luxemburg qui prend en compte de façon cohérente toutes les implications de la décadence capitaliste sur la question nationale, mais aussi afin de restituer la réelle position de Lénine, qui était une erreur faite dans le mouvement ouvrier de 1 'époque, par rapport aux distorsions et aux censures manifestes de la gauche du capital.
Lénine et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes
"Le marxisme ne peut se concilier avec le nationalisme, celui-ci serait-il le ""plus juste", le "plus pur", et d'une "facture plus raffinée et civilisée".
Lénine "Remarques sur la question nationale"
Au vu des grossières distorsions que les épigones de Lénine infligèrent à la question nationale, il est nécessaire avant tout de souligner que Lénine, en marxiste, basait son attitude de soutien aux mouvements nationalistes sur les fondements mis en place par Marx et Engels dans la Première Internationale; comme pour toute question sociale, il affirmait que les marxistes doivent examiner la question nationale:
- au sein de limites historiques définies et non comme un "principe" abstrait ou a-historique.
- du point de vue de l'unité du prolétariat et du besoin primordial de renforcer sa lutte pour le socialisme.
Ainsi, lorsque Lénine défendait l'idée que le prolétariat doit reconnaître le "droit des nations à l'autodétermination", c'est-à-dire le droit d'une bourgeoisie de se séparer et d'établir un Etat capitaliste indépendant, si nécessaire, il insistait sur le fait que ce droit ne devait être soutenu que dans les cas où il allait dans le sens des intérêts de la lutte de classe, et que le prolétariat "en même temps qu'il reconnaît l'égalité et des droits nationaux à un Etat national, tient par-dessus tout et place au-dessus de tout l'alliance des prolétaires de toutes les nations, et évalue toute revendication nationale, toute séparation nationale, sous l'angle de la lutte de la classe ouvrière". (Lénine "Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes" 1914)
Pour Lénine, le droit à l'autodétermination était une revendication nécessaire dans la lutte du prolétariat pour la démocratie, de même que l'égalité des droits, le suffrage universel, etc. Il posait la question fondamentale en terme d'achèvement de la révolution bourgeoise, qui était encore à venir en Europe de l'est, en Asie et en Afrique. Les mouvements nationalistes étaient historiquement inévitables pour la destruction du féodalisme par la bourgeoisie montante et l'extension des rapports sociaux capitalistes à travers le monde. Là où ces mouvements nationalistes bourgeois démocratiques surgissaient, selon Lénine, les marxistes devaient les soutenir et combattre pour un degré maximum de démocratie, pour aider à balayer les vestiges féodaux et à supprimer toute oppression nationale, pour se débarrasser de tous les obstacles à la lutte de classe contre le capitalisme.
Cette tâche avait une signification particulière en Russie pour les Bolcheviks qui cherchaient à gagner la confiance des masses dans les nations opprimées par l'empire tsariste. Lénine voyait dans le nationalisme "Grand Russe" l'obstacle principal à la démocratie et aux luttes prolétariennes, dans la mesure où il était plus "féodal que bourgeois" : dénier le droit à ces petites nations de faire sécession signifierait, en pratique, soutenir les privilèges de la nation oppresseuse, et subordonner les ouvriers à la politique de la bourgeoisie et des seigneurs féodaux Grands Russes.
Mais, Lénine était très conscient des dangers du soutien du prolétariat aux mouvements nationalistes parce que, même dans les pays "opprimés", les luttes du prolétariat et celles de la bourgeoisie, étaient diamétralement opposées:
- le prolétariat soutenait le droit à l'autodétermination dans le seul but de hâter la victoire de la démocratie bourgeoise sur le féodalisme et l'absolutisme, et de s'assurer au mieux les conditions les plus démocratiques pour la lutte de classe;
- la bourgeoisie formulait des revendications nationales pour obtenir des privilèges pour sa propre nation et pour défendre sa propre exclusivité nationale.
Pour ces raisons, Lénine insistait sur le fait que le soutien du prolétariat au nationalisme était "strictement limité à ce qui était progressiste dans de tels mouvements"; il soutenait la bourgeoisie « conditionnellement » "seulement dans une certaine direction". Du point de vue de l'achèvement de la révolution bourgeoise, à travers la lutte pour la démocratie contre l'oppression nationale, le soutien à la bourgeoisie d'une nation opprimée ne pouvait être accordé que là où celle-ci combattait réellement la nation oppresseuse: "...dans la mesure où la bourgeoisie des nations opprimées défend son propre nationalisme bourgeois, nous la combattons. Nous combattons les privilèges et la violence de la nation oppresseuse, nous ne fermons en aucun, cas les yeux sur la lutte pour les privilèges de la part de la nation opprimée" (Ibid. )
Autrement dit, les mouvements nationalistes bourgeois ne devaient être soutenus que pour leur contenu démocratique, c'est-à-dire pour leur capacité à contribuer à l'instauration de meilleures conditions pour la lutte de classe et pour l'unité de la classe ouvrière :"Le nationalisme bourgeois de toute nation opprimée a un contenu démocratique général qui est dirigé contre l'oppression, et c 'est ce contenu que nous soutenons inconditionnellement. En même temps, nous le distinguons strictement des tendances à l'exclusivisme national."(Ibid. souligné dans l'original)
Ainsi, sur les limites historiques de la lutte pour la démocratie et la nécessité d'avancer le mot d'ordre de l'autodétermination, Lénine était, en 1913, tout à fait explicite. Dans l'Europe continentale de l'Ouest, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises était terminée depuis 1871: "Par conséquent, chercher le droit à l'autodétermination dans les programmes des socialistes ouest-européens, à cette époque, c 'est trahir sa propre ignorance de l'A.B.C du marxisme" (Ibid.). Ma i s, en Europe de l'Est et en Asie, la révolution bourgeoise devait être achevée, et "c'est précisément et seulement parce que la Russie et les pays voisins sont dans cette phase, que nous devons avoir une clause dans notre programme sur les droit des nations à disposer d'elles-mêmes"(Ibid. nous soulignons)
Dès le début, le mot d'ordre d'autodétermination était rempli d'ambiguïtés. Par exemple Lénine était forcé d'admettre que c'était une revendication négative , pour un droit de former un Etat séparé, pour lequel le prolétariat ne pouvait donner aucune garantie ,et qui ne pouvait pas être accordé aux dépens d'une autre nation. Ses écrits sur le sujet sont remplis d'avertissements, de limitations et d'exceptions, dont certaines contradictoires, et il s'agissait par-dessus tout de l'utiliser comme thème de propagande pour les socialistes des pays "opprimés". Mais selon la même méthode strictement historique de Lénine, à la racine,ceci se basait sur la capacité maintenue de la bourgeoisie, dans ces aires du monde où le capitalisme était encore en expansion, de lutter pour la démocratie contre le féodalisme et l'oppression nationale ; la conclusion de cela était que quand cette période prendrait fin, tout le contenu démocratique de ces luttes disparaîtrait et que la seule tâche progressiste du prolétariat serait de faire sa propre révolution contre le capitalisme.
La critique de l'autodétermination par Rosa Luxemburg
La critique de R.Luxemburg de la reconnaissance par les Bolcheviks du mot d'ordre du "droit des nations à l'autodétermination" était inséparable de la lutte de l'aile gauche des partis sociaux-démocrates d'Europe de l'Ouest contre les tendances grandissantes à l'opportunisme et au révisionnisme dans la II° Internationale, vers le début du XX° siècle, il était possible de voir dans les pays capitalistes avancés la tendance naissante vers le capitalisme d'Etat et l'Impérialisme, et celle qui en découle, la tendance de là machine étatique à absorber les organisations permanentes du mouvement ouvrier - les syndicats et les partis de masse. Au sein de l'Internationale, des théoriciens comme Bernstein sont apparus pour "réviser" le marxisme révolutionnaire, afin de justifier leur accommodement avec cette évolution dans le capitalisme. Luxemburg fut une des premières parmi les théoriciens de la Gauche à combattre ce "révisionnisme" et à chercher à en exposer les causes profondes.
Elle rejetait la notion "d'autodétermination" très énergiquement parce qu'elle y voyait le signe des influences "social-patriotes" dans l'Internationale : des forces nationalistes réactionnaires qui se déguisaient sous des couleurs socialistes et qui étaient justifiées par des théoriciens dirigeants, tels que Kautsky. L'adoption, en 1896, par l'Internationale, d'une résolution reconnaissant "le droit absolu de toutes les nations à l'autodétermination" fut une réponse à la tentative du Parti Socialiste Polonais d'obtenir un soutien officiel pour la restauration de la souveraineté nationale polonaise. Cette tentative du PSP fut rejetée, mais l'adoption de la formule générale, de l'avis de Luxemburg, évitait les questions sous-jacentes: la base historique du soutien du prolétariat aux mouvements nationalistes, et la nécessité de combattre le social-patriotisme dans l'Internationale.
Luxemburg commença sa critique en acceptant le même cadre de base que Lénine, à savoir:
-la révolution démocratique bourgeoise doit encore être achevée en Russie, en Asie, en Afrique;
-dans l'intérêt du développement des conditions de la révolution, le prolétariat ne peut pas ignorer les mouvements nationalistes pour leur contenu démocratique dans les aires du monde où le capitalisme est encore en train de détruire le féodalisme ;
-le prolétariat est naturellement opposé à toute forme d'oppression, y compris l'oppression nationale, et n'est en aucune manière, indifférent aux conditions des nations opprimées.
Mais sa première tâche était de défendre l’approche marxiste de la question nationale contre ceux qui, comme les sociaux- patriotes polonais, utilisaient les écrits de Marx pour soutenir l'indépendance de la Pologne et justifier leurs propres projets réactionnaires de restauration nationale, S'efforçant " de transformer une vision particulière de Marx sur une question du moment, en un véritable dogme, hors du temps, inchangeable, indifférent aux contingences historiques, et échappant aux doutes et à la critique après tout 'Marx lui-même l'a déjà dit'. Ce n'était rien d'autre qu'un abus du nom de Marx pour sanctionner une tendance qui, dans son esprit même, était en contradiction avec les enseignements et la théorie du marxisme" (Avant-propos à l'anthologie "La question polonaise et le mouvement socialiste" 1905)
Contre cette fossilisation de la méthodologie historique du marxisme, R.Luxemburg affirmait que :"Sans un examen critique des conditions historiques concrètes, rien de valable ne peut être apporté au problème de l'oppression nationale" ("La question polonaise" Congrès de l'Internationale 1896). A partir de là, elle continuait en esquissant ses arguments principaux contre le mot d'ordre d'autodétermination :
-la dépendance ou l'indépendance des Etats nationaux est une question de pouvoir, pas de "droits", et est déterminée par le développement socio-économique et les intérêts matériels des classes ;
-c'est un mot d'ordre utopique dans la mesure où il est clairement impossible de résoudre tous les problèmes de nationalité, de race et d'origine ethnique dans le cadre du capitalisme ;
- c'est une formule métaphysique qui n'offre pas d'orientation pratique ou de solution à la lutte quotidienne du prolétariat, et qui ignore la théorie marxiste des classes sociales et des conditions historiques des mouvements nationalistes. Elle n'est pas, non plus, assimilable à la lutte pour les droits démocratiques car elle ne représente pas une forme légale d'existence, dans une société bourgeoise adulte, comme le droit d'organisation ;
-ce mot d'ordre ne distingue pas la position du prolétariat de celle des partis bourgeois les plus radicaux, ou celle des partis pseudo-socialistes et petits-bourgeois et, ce n'est pas du tout lié de façon spécifique, au socialisme ou à la politique ouvrière
- ce mot d'ordre conduirait à une fragmentation du mouvement ouvrier, non à son unification en laissant au prolétariat, dans chaque nation opprimée, le soin de décider sa propre position nationale avec d'inévitables contradictions et conflits.
La majeure partie de ses arguments qui, dans beaucoup de cas, ne faisaient que répéter les positions marxistes de base sur l'Etat et la nature de classe de là société, resta sans réponse de la part de Lénine. Contre l'idée du prolétariat soutenant l’autodétermination, elle insistait sur la deuxième partie de la résolution générale adoptée par l'Internationale en 1896, qui appelait les ouvriers de tous les pays opprimés « à rejoindre les rangs des ouvriers conscients du monde entier, afin de combattre avec eux pour la défaite du capitalisme international et pour atteindre les buts de la sociale démocratie internationale » (« La question nationale et l’autonomie »-1908).
Luxemburg sur l'indépendance de la Pologne
La critique par R. Luxemburg de 1'auto-détermination a été développée en référence particulière à la Pologne, mais les raisons qu'elle a données pour le rejet du soutien de son indépendance vis-à-vis de la Russie, ont une importance générale dans la clarification de l'approche marxiste de telles questions et des implications des changements de conditions dans le capitalisme sur la question nationale comme dans son ensemble.
Marx et Engels, apportèrent à l'origine leur soutien au nationalisme polonais comme partie d'une stratégie révolutionnaire pour défendre les intérêts de la révolution démocratique-bourgeoise en Europe de l'Ouest, contre la Sainte-Alliance des régimes féodaux et absolutistes de l'Europe de l'Est. Ils allèrent jusqu'à appeler à la guerre contre la Russie et à des insurrections en Pologne pour sauvegarder la démocratie bourgeoise. Luxemburg mit en évidence le fait que ce soutien au nationalisme polonais était accordé à un moment où il n'y avait pas de signe d'action révolutionnaire en Russie même, et où il n'y avait pas un prolétariat significatif en Russie ou en Pologne pour engager la lutte contre le féodalisme : "Non pas une théorie ou une tactique socialiste, mais les exigences politiques brûlantes de la démocratie allemande du moment -les intérêts pratiques de la révolution bourgeoise en Europe de l'Ouest -c'est ce qui déterminait le point de vue que Marx, et plus tard Engels, adoptèrent à propos de la Russie et de la "Pologne", (Ops.cité)
La réaffirmation par Luxemburg de l'approche marxiste était basée sur une analyse du développement historique du capitalisme : dans la dernière moitié du XIX° siècle, la Pologne faisait l'expérience de "la danse frénétique du capitalisme et de l'enrichissement capitaliste sur la tombe des mouvements nationalistes et de la noblesse polonaise" (Ibid) qui donna naissance à un prolétariat polonais et à un mouvement socialiste qui, dès le début, défendit les intérêts de la classe, comme opposés au nationalisme. Cela allait de pair avec des développements en Russie même où la classe ouvrière commença à engager ses propres luttes.
En Pologne, le développement capitaliste créa une opposition entre l'indépendance nationale et les intérêts de la bourgeoisie qui renonça à la cause nationaliste de la vieille noblesse en faveur de l'intégration plus étroite des capitaux polonais et russes, basée sur le besoin du marché russe, marché dont la bourgeoisie serait privée si la Pologne devait rompre comme Etat indépendant. De cela, Luxemburg concluait que la tâche politique du prolétariat en Pologne n'était pas de reprendre la lutte utopique, mais de rejoindre les ouvriers russes dans une lutte commune contre l'absolutisme, pour la démocratisation la plus large, afin de créer les meilleures conditions possibles pour la lutte contre le capital, russe et polonais.
La reprise du soutien de Marx en 1848 au nationalisme polonais par le Parti Socialiste Polonais était, ainsi, une trahison du socialisme, un signe de l'influence du nationalisme réactionnaire au sein du mouvement socialiste qui utilisait les mots de Marx et d'Engels, en même temps qu'il tournait le dos à l'alternative prolétarienne à l'oppression nationale : la lutte de classe unie qui s'est révélée en 1905 quand la grève de masse s'est étendue de Moscou et Petrograd jusqu'à Varsovie. Le nationalisme en Pologne était devenu " un vaisseau pour tous les genres de réactions, un champ nature pour la contre-révolution" ; il était devenu une arme dans les mains de la bourgeoisie nationale qui, au nom de la nation polonaise, attaquait et assassinait les ouvriers en grève, organisait des "syndicats nationaux" pour contrecarrer la combativité de là classe, menait campagne contre les grèves générales "anti-patriotiques" et utilisait des bandes armées nationalistes pour assassiner les socialistes. Luxemburg concluait : "Maltraitée par l'histoire, l'idée nationale polonaise traversa toutes sortes de crise et tomba en déclin. Ayant commencé sa carrière politique comme rébellion romantique, noble, glorifiée par la révolution internationale, elle prend fin, maintenant, en hooliganisme national, en volontaire des Cent Noirs de l'absolutisme et de l'impérialisme russe" ("La question nationale et l'autonomie" 1908)
Grâce à un examen des changements concrets apportés par le développement capitaliste, Luxemburg parvint à liquider les phrases abstraites sur les "droits" et l’"autodétermination" et, plus important, à réfuter l'ensemble du raisonnement de la position de Lénine selon lequel il était nécessaire de soutenir 1'autodétermination polonaise, afin de faire avancer la cause de la démocratie et de précipiter l'érosion du féodalisme. Le nationalisme lui-même était devenu une force réactionnaire partout où il était confronté à la menace de la lutte de classe unifiée. Quelles que soient les spécifiés de la Pologne, les conclusions de R.Luxemburg ne pouvaient qu'avoir de plus en plus une application généralisée dans une période dans laquelle les mouvements bourgeois de libération nationale ouvraient la voie à un antagonisme existant entre la bourgeoisie comme classe et le prolétariat.
L'émergence de l'impérialisme et les Etats de conquête
Le rejet par Luxemburg de I'autodétermination et de l'indépendance polonaise était inséparable de son analyse de l'émergence de l'impérialisme et de ses effets sur les luttes de libération nationale. Bien que ce fut une des questions essentielles dans le mouvement socialiste en Europe de 1'Ouest, les commentaires de Luxemburg ne furent pas du tout pris en compte par Lénine jusqu'à l'éclatement de la première guerre mondiale.
L'émergence de l'impérialisme capitaliste, selon Luxemburg, rendait désuète toute idée d'indépendance nationale ; la tendance était à la "destruction continue de l'indépendance d'un nombre croissant de nouveaux pays et peuples, de continents entiers "par une poignée de pouvoirs dirigeants. L'impérialisme, en étendant le marché mondial, détruisait toute apparence d'indépendance économique : "ce développement, ainsi que les racines des politiques coloniales, gît dans les fondations mêmes de la production capitaliste... seuls les inoffensifs apôtres bourgeois de la "paix", peuvent croire à la possibilité, pour les Etats d'aujourd'hui, d'éviter cette voie". (Ibid.)
Toutes les petites nations étaient condamnées à l'impuissance politique, et lutter pour leur assurer leur indépendance au sein du capitalisme signifierait , en fait, revenir au premier stade du développement capitaliste, ce qui était clairement une utopie.
Cette nouvelle caractéristique du capitalisme donnait naissance non pas à des Etats nationaux sur le modèle des révolutions démocratiques bourgeoises d'Europe, mais à des Etats de rapine, mieux adaptés aux besoins de la période. Dans de telles conditions, l'oppression nationale devenait un phénomène généralisé et intrinsèque au capitalisme, et son élimination est rendue impossible sans la destruction du capitalisme lui-même par la révolution socialiste. Lénine rejetait cette analyse de la dépendance croissante des petites nations comme n'ayant pas de rapport avec la question des mouvements nationaux ; il ne niait pas l'existence de l'impérialisme ou du colonialisme mais pour lui, seule l'autodétermination politique était en cause, et, sur cette question, il défendait Kautsky qui soutenait la restauration de la Pologne contre Luxemburg.
Le développement de l'impérialisme comme condition du système capitaliste mondial, n'était pas encore complètement clair et Luxemburg ne pouvait mettre en avant que quelques exemples comme "modèle" - Angleterre, Allemagne, Amérique - en même temps qu'elle reconnaissait que le marché mondial était encore en expansion et que le capitalisme n'était pas encore entré dans sa crise mortelle. Mais la valeur de son analyse résidait dans le fait qu'elle examinait quelques-unes des tendances fondamentales du capitalisme et leurs implications pour la classe ouvrière et la question nationale : son rejet des luttes de libération nationale reposait sur une compréhension des conditions nouvelles de l'accumulation capitaliste et non pas sur des considérations morales ou subjectives.
Quelques conclusions sur l'attitude des révolutionnaires sur l'autodétermination dans le capitalisme ascendant
Le mot d'ordre de l'autodétermination servait, pour Lénine, un double but : en tant que revendication importante dans la lutte du prolétariat pour la démocratie au sein de la société capitaliste ; en tant que tactique de propagande à utiliser contre le chauvinisme national dans l'empire tsariste. Mais dès le début, ce mot d'ordre renfermait des ambiguïtés théoriques et des dangers pratiques qui devaient miner la défense, par les Bolcheviks, de l'internationalisme prolétarien au début de la phase impérialiste du capitalisme :
- comme revendication démocratique c'était une utopie. L'obtention de l'indépendance nationale par quelque fraction bourgeoise que ce soit était déterminée par des rapports de force et non par des droits, et était un produit de l'évolution du mode de production capitaliste. La tâche du prolétariat était avant tout de garder son autonomie de classe et de défendre ses propres intérêts contre la bourgeoisie.
- l'élaboration de l'unité du prolétariat était sans aucun doute, dans l'empire tsariste et partout ailleurs, un problème pour les communistes, dans leur lutte contre l'influence de l'idéologie bourgeoise. Mais cela ne pouvait se faire que sur les fondements solides de la lutte de classe, et non par des concessions au nationalisme qui, dès la fin du 19ème siècle, étaient devenues une arme dangereuse dans les mains de la bourgeoisie contre le prolétariat.
De plus, l'utilisation par Lénine, des termes de nations "opprimée" et "oppresseuse" était inadéquate même dans le capitalisme ascendant. Il est vrai à que Luxemburg utilisait elle-même ces termes pour décrire l'émergence d'une poignée de "grandes puissances" qui se partageaient le monde ; mais pour elle, ces "Etats de conquête" n'étaient que des exemples d'une tendance générale au sein du capitalisme dans son ensemble. Une des valeurs de ses écrits sur le nationalisme polonais était de démontrer que, même dans les soi-disant nations opprimées, la bourgeoisie utilisait le nationalisme contre la lutte de classe, et agissait comme agent des puissances impérialistes dominantes. Tous les discours sur les nations "opprimées" et "oppresseuses" conduisent à faire de la "nation" bourgeoise une abstraction qui masque les antagonismes de classe.
Toute la stratégie de 1'"autodétermination" était héritée non de Marx et Engels, mais de la 2ème Internationale qui, à la fin du 19ème siècle, était corrompue par l'influence du nationalisme et du réformisme. La position de Lénine était partagée par le centre des partis Social-Démocrates et sur cette question il soutenait Kautsky, le théoricien le plus "orthodoxe", contre Luxemburg et l'aile gauche de l'Internationale. Combattant du point de vue de la situation en Russie, Lénine ne parvint pas à montrer que l'autodétermination était en premier lieu une concession au nationalisme ; pour aller aux racines de la dégénérescence de la social-démocratie il était donc nécessaire de rejeter le "droit des nations à 1'auto-détermination".
La véritable importance de la position de Luxemburg était qu'elle résidait sur une analyse des tendances dominantes au coeur du mode de production capitaliste, et en particulier l'émergence de l'impérialisme en Europe, comme indicateurs de la nature de l'ensemble de l'économie mondiale à l'époque impérialiste. La position de Lénine, au contraire, était basée sur l'expérience et les besoins des pays des aires arriérées du monde, dans lesquels la révolution bourgeoise n'était pas encore achevée, à l'aube de l'époque dans laquelle il n'était plus possible pour le prolétariat d'obtenir des réformes de la part du capitalisme et dans laquelle le nationalisme ne pouvait plus jouer aucun rôle progressiste. C'était une stratégie pour une époque historique en voie de disparition, qui était incapable de répondre aux besoins de la classe ouvrière dans les conditions nouvelles de la décadence capitaliste.
MT
Ce texte d'Internationalisme est extrait d'une série d'articles publiés tout au long de l'année 1947, intitulée "Problèmes actuels du mouvement ouvrier". Nous renvoyons le lecteur à la présentation de la première partie publiée dans la Revue Internationale no 33 - 2e trimestre 1983 [26] qui situe la critique que fait Internationalisme des conceptions de l'organisation du Parti Communiste Internationaliste d'Italie dans le contexte historique de l'époque.
Après avoir critiqué "la conception du chef génial" qui théorise que seules des individualités particulières ont la capacité d'approfondir la théorie révolutionnaire, dans la partie ci-dessous, Internationalisme poursuit sa critique contre le corollaire de cette vision,"la discipline" qui conçoit les militants de l'organisation comme de simples exécutants qui n 'ont pas à discuter des orientations politiques de l'organisation. Internationalisme réaffirme que "l'organisation et l'action concertée communistes ont uniquement pour base la conscience des militants qui les fonde. Plus grande et plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et efficace est son action".
Depuis cette époque, les scissions répétées du tronc commun initial que constituait le PCI d'Italie avec la même vision de l'organisation, jusqu'à la dislocation actuelle du plus fort d'entre eux, le Parti Communiste International (Programme Communiste), n'ont fait que confirmer la validité de la mise en garde d'Internationalisme contre ces conceptions.
Lors des élections parlementaires en Italie, à la fin de 1946, un article leader, qui était un programme à lui seul, est paru dans l'organe central du PCI d'Italie. Il avait pour titre "Notre Force" et pour auteur le secrétaire général du Parti. De quoi s'agissait-il ? Du trouble provoqué dans les rangs du PCI par la politique électorale du Parti. Toute une partie des camarades, obéissant plus, parait-il, au souvenir d'une tradition abstentionniste de la Fraction de Bordiga, qu'à une position claire d'ensemble, se révoltait contre la politique de participation aux élections. Ces camarades réagissaient plus par une mauvaise humeur, par un manque d'enthousiasme, par des "négligences" pratiques dans la campagne électorale que par une franche lutte politique et idéologique au sein du Parti. D'autre part un certain nombre de camarades, poussaient leur enthousiasme électoraliste jusqu'à prendre part dans le Référendum "pour la Monarchie ou la République" en votant évidemment pour la République, en dépit de la position d'abstentionnisme sur le Référendum qui était, cette fois, celle du Comité Central.
Ainsi en voulant éviter de "troubler" le parti par une discussion générale sur le parlementarisme, en reprenant la politique périmée dite de "parlementarisme révolutionnaire", on n'a fait que troubler effectivement la conscience des membres, qui ne savaient plus à quel "génie" se vouer. Les uns participant trop chaudement, les autres trop froidement, le Parti en a attrapé un chaud et froid, et il est sorti tout malade de l'aventure électoraliste. ([1])
C'est contre cet état de fait que s'élève avec véhémence le secrétaire général dans son éditorial. Brandissant la foudre de la discipline il pourfend les improvisations politiques locales de droite ou de gauche. Ce qui importe, n'est pas la justesse ou l'erreur d'une position, mais de se pénétrer qu'il y a une ligne politique générale, celle du Comité Central,à qui on doit obéissance. C'est la discipline. La Discipline qui fait la principale force du Parti... et de l'armée ajouterait le premier sous-off venu. Il est vrai que le secrétaire spécifie une discipline librement consentie. Que Dieu soit loué ! Avec cet appendice nous sommes complètement rassurés
Des résultats bienfaisants n'ont pas manqué de suivre ce rappel à la discipline: du Sud, du Nord, de la droite et de la gauche un nombre de plus en plus grand de militants ont traduit à leur façon "la discipline librement consentie" par la démission librement exécutée. Les dirigeants du PCI ont beau nous dire que c'est la "transformation de la quantité en qualité" et que la quantité qui a quitté le Parti a emporté avec elle une fausse compréhension de la discipline communiste, nous répliquerons à cela que notre conviction est faite que ceux qui sont restés, et le Comité Central avec en premier lieu ont gardé, non pas une fausse compréhension de la discipline communiste mais une fausse conception du Communisme tout court.
Qu'est-ce que la discipline ? UNE IMPOSITION DE LA VOLONTÉ D'AUTRUI. L'expression qualitative ajoutée "librement consentie" n'est qu'un ornement de plume au derrière pour rendre la chose plus attrayante. Si elle émanait de ceux qui la subissent, il n'y aurait nul besoin de la leur rappeler, et surtout de leur rappeler sans cesse qu'elle a été "librement consentie".
La bourgeoisie a toujours prétendu que SES lois, SON ordre, SA démocratie, sont 1'émanation de la "libre volonté" du peuple. C'est au nom de cette "libre volonté" qu'elle a construit des prisons sur le fronton desquelles elle a inscrit en lettres de sang "Liberté, Egalité, Fraternité." C'est toujours en ce même nom qu'elle embrigade le peuple dans les armées, où pendant les entractes des massacres elle leur révèle leur "libre volonté" qui s'appelle Discipline.
Le mariage est un libre contrat, paraît-il, aussi le divorce, la séparation devient une dérision intolérable. "Soumets toi à TA volonté" a été le summum de l'art jésuitique des classes exploiteuses. C'est ainsi, enveloppée dans des papiers de soie et joliment enrubannée, qu'elles présentaient aux opprimés, leur oppression. Tout le monde sait que c'est par amour, par respect de leur âme divine, pour la sauver, que l'inquisition chrétienne brûlait les hérétiques qu'elle plaignait sincèrement. L'âme divine de l'inquisition est devenue aujourd'hui "le libre consentement".
"Une, deux, une, deux, gauche,droite en avant marche !" Exercez votre discipline "librement consentie" et soyez heureux !
Quelle est donc la base de la conception communiste -et nous le répétons, non de la discipline mais- de l'organisation et de l'action ?
Elle a pour postulat que les hommes agissent librement qu'en ayant pleinement conscience de leurs intérêts. L'évolution historique, économique et idéologique conditionnent cette prise de conscience. La "Liberté" n'existe que lorsque cette conscience est acquise. Là où il n'y a pas de conscience, la liberté est un mot creux, un mensonge, elle n'est qu'oppression et soumission, même si c'est formellement "librement consenti".
Les communistes n'ont pas pour tâche d'apporter on ne sait quelle liberté à la classe ouvrière. Ils n'ont pas de cadeaux à faire. Ils n'ont qu'à aider le prolétariat à prendre conscience "des fins générales du mouvement" comme s'exprime d'une manière remarquablement juste le Manifeste Communiste.
Le Socialisme, disions nous, n’est possible qu'en tant qu'acte conscient de la classe ouvrière. Tout ce qui favorise la prise de conscience est socialiste, MAIS UNIQUEMENT CE QUI LA FAVORISE. On n'apporte pas le socialisme par la trique. Non pas parce que la trique est un moyen immoral, comme le dirait un Koestler, mais parce que la trique ne contient pas d'élément de la conscience. La trique est tout à fait morale, quand le but qu'on s'assigne est l'oppression et la domination de classe, car elle réalise concrètement ce but, et il n'existe pas et ne peut exister d'autres moyens. Quand on recourt à la trique, et la discipline est une trique morale -pour suppléer au manque de conscience, on tourne le dos au socialisme, on réalise les conditions de non-socialisme. C'est pourquoi nous sommes catégoriquement opposés à la violence au sein de la classe ouvrière après le triomphe de la révolution prolétarienne, et sommes des adversaires résolus du recours à la discipline au sein du Parti.
Qu'on nous entende bien!
Nous ne rejetons pas la nécessité de l'organisation, nous ne rejetons pas la nécessité de l'action CONCERTEE. Au contraire. Mais nous nions que la discipline ne puisse jamais servir de base à cette action étant dans sa nature, étrangère à elle. L'organisation et l'action concertée communistes ont UNIQUEMENT pour base la conscience des militants qui les fonde. Plus grande, plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et efficace est son action.
Lénine a plus d'une fois dénoncé violemment le recours à la "discipline librement consentie", comme une trique de la bureaucratie. S'il employait le terme de discipline, il l'entendait toujours -et il s'est maintes fois expliqué là dessus- dans le sens de la volonté d'action organisée, basée sur la conscience et la conviction révolutionnaire de chaque militant.
On ne peut exiger des militants, comme le fait le Comité Central du PCI, d'exécuter une action qu'ils ne comprennent pas, ou qui va à l’encontre de leurs convictions. C'est croire qu'on peut faire oeuvre révolutionnaire avec une masse de crétins ou d'esclaves. On comprend alors qu'on ait besoin de la discipline, hissée à la hauteur d'une divinité révolutionnaire.
En réalité, l'action révolutionnaire ne peut être le fait que des militants conscients et convaincus. Et alors cette action brise toutes les chaînes y compris celles forgées par la sainte discipline.
Les vieux militants se souviennent quel guet-apens, quelle arme redoutable contre les révolutionnaires, constituait cette discipline entre les mains des bureaucrates et de la direction de l'IC. Les hitlériens en formation avaient leur sainte Vehme, les Zinovievs à la tête de l’IC avaient leur sainte Discipline. Une véritable inquisition, avec ses commissions de contrôle torturant et fouillant dans l'âme de chaque militant.
Un corset de fer passé sur le corps des partis, emprisonnant et étouffant toute manifestation tendant à la prise de conscience révolutionnaire. Le comble du raffinement consistait à obliger les militants à défendre publiquement ce qu'ils condamnaient dans les organisations, dans les organismes dont ils faisaient partie. C'était l'épreuve du parfait bolchevik. Les procès de Moscou ne diffèrent pas de nature, avec cette conception de la discipline librement consentie.
Si l'histoire de l'oppression des classes n'avait pas légué cette notion de "discipline", il aurait fallu à la contre-révolution stalinienne la réinventer.
Nous connaissons des militants, et de premier ordre, du PCI d'Italie, qui pour échapper à ce dilemme, de participer à la campagne électorale contre leurs convictions, ou de manquer à la discipline, n'ont rien trouvé d'autre que la ruse d'un voyage opportun. Ruser avec sa conscience, ruser avec le Parti, désapprouver, se taire et laisser faire voilà les plus clairs résultats de ces méthodes. Quelle dégradation du Parti, quel avilissement des militants !
La discipline du PCI ne s'étend pas seulement aux membres du Parti d'Italie, elle est également exigée de la part des fractions belge et française.
L'abstentionnisme était une chose qui allait de soi dans la GCI ([2]). Aussi une camarade de la fraction française écrit dans son journal un article essayant de concilier l'abstentionnisme avec le participationnisme du PCI d'Italie, Selon elle, ce n'est point une question de principe, donc parfaitement admissible la participation du PCI. Cependant, elle croit qu'il eut été "préférable" de s'abstenir. Comme on le voit une critique pas très "méchante" dictée surtout par les besoins de justifier la critique de la fraction en France contre la participation électorale des trotskistes en France.
Bien mal lui en a pris. Il ne lui en fallait pas plus pour se faire tirer les oreilles, et se faire rappeler à l'ordre par le secrétaire du Parti en Italie. Fulminant, le dit secrétaire déclare inadmissible la critique à l'étranger de la politique du Comité Central d'Italie. Pour peu on reprenait l'accusation du "coup de couteau dans le dos" mais cette fois l'accusation venait de l'Italie contre la France.
Marx, Lénine disaient : enseigner, expliquer, convaincre. "...discipline... …discipline..." leur répond en écho le Comité Central.
Il n'y a pas de tâche plus importante que de former des militants conscients, par un travail persévérant d'éducation, d'explication, et de discussion politique. Cette tâche est en même temps l'unique moyen garantissant et renforçant l'action révolutionnaire. Le PCI d'Italie a découvert un moyen plus efficace : la discipline. Cela n'a rien de surprenant après tout. Quand on professe Te concept, du Génie se contemplant et se réfléchissant en lui d'où jaillit la Lumière, le Comité Central devient l'Etat major distillant et transformant cette lumière en ordres et oukases, les militants en lieutenants, sous-off et caporaux, et la classe ouvrière en masse de soldats à qui on enseigne que la "discipline est notre principale force..."
Cette conception de la lutte du prolétariat et du parti est celle d'un adjudant de carrière de l'armée française. Elle a sa source dans une oppression séculaire et une domination de l'homme par l'homme. Il appartient au prolétariat de l'effacer à jamais.
Il peut paraître ahurissant après les longues années passées de luttes épiques au sein de l'IC sur le droit de fraction, de revenir aujourd'hui sur cette question. Elle semblait résolue, pour tout révolutionnaire, par l'expérience vécue. C’est pourtant ce droit de fraction que nous sommes obligés de défendre aujourd'hui contre les dirigeants du PCI d'Italie.
Aucun révolutionnaire ne parle de la liberté ou de la démocratie en général, car aucun révolutionnaire n'est dupe des formules en général car il cherche toujours à mettre en lumière leur contenu social réel, leur contenu de classe. Plus qu'à tout autre, on doit à Lénine d'avoir déchiré les voiles et d'avoir mis à nu les mensonges éhontés que couvraient les beaux mots de "liberté et démocratie", en général.
Ce qui est vrai pour une société de classes, l'est aussi pour les formations politiques qui agissent en son sein. La 2ème Internationale fut ; très démocratique, mais sa démocratie consistait à noyer l'esprit révolutionnaire dans un océan d'influence idéologique de la bourgeoisie. De cette démocratie où toutes les vannes sont ouvertes pour éteindre l'étincelle révolutionnaire, les communistes n'en veulent pas. La rupture d'avec ces partis de la bourgeoisie qui se disaient socialistes et démocratiques fut nécessaire et justifiée. La fondation de la 3ème Internationale sur la base de l'exclusion de cette soi-disant démocratie fut une réponse historique. Cette réponse est un acquis définitif pour le mouvement ouvrier.
Quand nous parlons de démocratie ouvrière, de démocratie à l'intérieur de l'organisation, nous l'entendons tout autrement que la Gauche socialiste, les trotskistes et autres démagogues. La démocratie à laquelle ils nous convient avec des trémolos dans la voix et le miel sur les lèvres, est celle où l'organisation est libre de fournir des ministres pour la gestion de l'Etat bourgeois, celle de participer "librement" à la guerre impérialiste. Ces démocraties organisationnelles ne nous sont pas plus proches que les organisations non-démocratiques d'Hitler et Mussolini et Staline qui font exactement le même travail. Rien n'est plus révoltant que l'annexion (les partis socialistes s'y connaissent en matière d'annexion impérialiste) de Rosa Luxembourg, faite par les Tartuffe de la Gauche socialiste pour opposer son "démocratisme" à "l'intolérance bolchevik". Rosa, comme Lénine, n'a pas résolu le problème de la démocratie ouvrière, mais l'un comme l'autre savaient à quoi s'en tenir sur la démocratie socialiste et ils la dénoncèrent pour ce qu'elle valait.
Quand nous parlons de régime intérieur, nous entendons parler d'une organisation basée sur des critères de classe et sur un programme révolutionnaire et non ouvert au premier avocat venu de la bourgeoisie. Notre liberté n'est pas abstraite en soi, mais essentiellement concrète, c'est celle des révolutionnaires groupés cherchant ensemble les meilleurs moyens d'agir pour l'émancipation sociale. Sur cette base commune et tendant au même but, bien des divergences surgissent immanquablement en cours de route. Ces divergences expriment toujours, soit l'absence de tous les éléments de la réponse, soit les difficultés réelles de la lutte, soit l'immaturité de la pensée. Elles ne peuvent être ni escamotées ni interdites mais au contraire doivent être résolues par l'expérience de la lutte elle même et par la libre confrontation des idées. Le régime de l'organisation consiste donc, non à étouffer les divergences mais à déterminer les conditions de leur solution. C'est à dire, en ce qui concerne l'organisation, de favoriser, de susciter leur manifestation au grand jour au lieu de les laisser cheminer clandestinement. Rien n'empoisonne plus l'atmosphère de l'organisation que les divergences restées dans l'ombre. Non seulement l'organisation se prive ainsi de toute possibilité de les résoudre, mais elles minent lentement ses fondations, A la première difficulté, au premier revers sérieux, l'édifice qu'on croyait en apparence solide comme un roc, craque et s'effondre, laissant derrière lui un amas de pierres. Ce qui n'était qu'une tempête se transforme en catastrophe décisive.
Il nous faut un Parti fort disent les camarades du PCI -un parti uni, or l'existence des tendances, la lutte de fractions le divisent et l'affaiblissent. Pour appuyer cette thèse, ces mêmes camarades invoquent la résolution présentée par Lénine et votée au l0ème Congrès du PC russe interdisant l'existence de fractions dans le Parti. Ce rappel de la fameuse résolution de Lénine et son adoption aujourd'hui, marque, on ne peut mieux, toute l'évolution de la fraction italienne devenue Parti. Ce, contre quoi la Gauche italienne et toute la gauche dans TIC s'est insurgée et a combattu pendant plus de 20 ans est devenu aujourd'hui le credo du "parfait" militant du PCI. Rappellerons-nous aussi que la résolution en question a été adoptée par un parti 3 ans après la révolution (elle n'aurait jamais pu être envisagée même auparavant) qui se trouvait aux prises avec des difficultés innombrables : blocus extérieur, guerre civile, famine et ruine économique à l'intérieur ? La révolution russe était dans une impasse terrible. Ou la révolution mondiale allait la sauver ou elle succombait sous la pression conjuguée du monde extérieur et des difficultés intérieures. Les bolcheviks au pouvoir subissent cette pression et reculent sur le plan économique et, ce qui est mille fois plus grave, sur le plan politique. La résolution sur l'interdiction des fractions que Lénine présentait, d'ailleurs comme provisoire , dictée par les conditions contingentes terribles dans lesquelles se débattait le parti, fait partie d'une série de mesures, qui loin de fortifier la Révolution n'ont fait qu'ouvrir un cours de sa dégénérescence.
Le l0ème congrès a vu à la fois le vote de cette résolution, l'écrasement par la violence étatique de la révolte ouvrière de Cronstadt et le début de la déportation massive des opposants du Parti, en Sibérie.
L'étouffement idéologique à l'intérieur du Parti ne se conçoit qu'allant de pair avec la violence au sein de la classe. L'Etat, organe de violence et de coercition, se substitue aux organismes idéologiques, économiques et unitaires de la classe : le parti, les syndicats et les soviets. La Guépéou remplace la discussion. La contre-révolution prend le pas sur la révolution sous le drapeau du socialisme, c'est le plus inique régime du capitalisme d'Etat qui se constitue.
Marx disait, à propos de Louis Bonaparte, que les grands événements de l'histoire se produisent pour ainsi dire deux fois, et il ajoutait : "la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce".
Le PCI d'Italie reproduit en farce ce que fut la grandeur et la tragédie de la Révolution russe et dii Parti bolchevik. Le Comité de coalition antifasciste de Bruxelles pour le Soviet de Pétrograd, Vercesi à la place de Lénine, le pauvre Comité Central de Milan pour l'Internationale communiste de Moscou où siégeaient les révolutionnaires de tous les pays, la tragédie d'une lutte de dizaines de millions d'hommes par les petites intrigues de quelques chéfaillons. Autour de la question du droit de fraction se jouait, en 1920 le sort de la révolution russe et mondiale. "Pas de fraction" en Italie en 1947 est le cri des impuissants ne voulant pas être forcés de penser par la critique et être dérangés dans leur quiétude. "Pas de fraction" menait à l'assassinat d'une révolution en 1920. "Pas de fraction" en 1947 est tout au plus une petite fausse couche d'un parti non viable.
Mais même en tant que farce, l'interdiction de fraction devient un handicap sérieux de la reconstruction de l'organisation révolutionnaire. La reconstruction du Bureau International de la GCI pourrait nous servir d'exemple palpable de la méthode en honneur.
On sait que ce Bureau International s'est trouvé disloqué avec l'éclatement de la guerre. Pendant la guerre des divergences politiques se sont manifestées dans les groupes et entre les groupes se réclamant de la GCI. Quelle devait être la méthode de reconstruction de l'unité organisationnelle et politique de la GCI ? Notre groupe préconisait la convocation d'une Conférence internationale de tous les groupes se réclamant de la GCI, et se fixant pour objectif la discussion la plus large pour toutes les questions en divergence. Contre nous prévalait l'autre méthode qui consistait à mettre le maximum de sourdine sur les divergences, et à exalter la constitution du Parti en Italie et autour de qui devait se faire le nouveau regroupement. Aussi aucune discussion ou critique internationale ne fut tolérée et un simulacre de Conférence eut lieu à la fin de 1946. Notre esprit de critique et de franche discussion fut considéré: intolérable et inacceptable et en réponse à nos documents, (les seuls qui avaient été soumis à la discussion de la Conférence) on a préféré, non seulement de ne pas les discuter mais en plus, on a estimé préférable de nous éliminer tout simplement de la Conférence.
Nous avons publié dans l'Internationalisme n°16 de décembre 1946 notre document destiné à tous les groupes se réclamant de la GCI en vue de la Conférence. Dans ce document, nous avons, selon notre vieille habitude, énuméré toutes les divergences politiques existant dans la GCI et expliqué franchement notre point de vue. Dans le même numéro d’Internationalisme on trouvera également la "réponse" de ce singulier Bureau international. "Puisque", dit cette réponse, votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises soit par le PCI d'Italie, soit par les fractions française et belge" et plus loin, "que votre activité se borne à jeter la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu à l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI".
On pensera ce que l'on voudra de l'esprit dans lequel a été faite cette réponse mais on doit constater qu'à défaut d'arguments politiques elle ne manque pas d'énergie et de décision bureaucratique. Ce que la réponse ne dit pas et qui est un très haut point caractéristique de la conception de la discipline vraiment générale, professée et pratiquée par cette organisation, est la décision suivante prise en grand secret.
Voici ce que nous écrit, à ce sujet, un camarade du PCI d'Italie le lendemain de cette réunion internationale:
"Dimanche 8 décembre a eu lieu la réunion des délégués du Bureau politique International du PCI.
En référence à votre lettre adressée aux camarades des fractions de la GCI et du PCI d'Italie, réponse officielle vous sera faite et envoyée prochainement. En se référant à votre demande de réunions communes pour d'ultérieures discussions, votre ... proposition a été rejetée. En plus, ordre a été donné à tout camarade de rompre toute communication avec les fractions dissidentes. J'ai donc le regret de vous prévenir de ne pouvoir, pour l'avenir continuer mes liaisons avec votre groupe", signé JOBER- le 9 décembre 1946 ([3])
Cette décision intérieure et secrète a-t-elle encore besoin d'être commentée ? Vraiment pas. Nous ajouterons seulement qu'à Moscou, Staline a évidemment des moyens plus appropriés pour isoler les révolutionnaires : les cellules de la Loubianka, (prison de la Guépéou) les isolateurs de Verkhni Ouralsk et, au besoin, la balle dans la nuque. Dieu merci la GCI n'a pas encore cette force et nous ferons tout pour qu'elle ne l'ait pas et jamais, mais ce n'est vraiment pas de sa faute. Ce qui importe en définitive c'est le but poursuivi et la méthode, consistant à chercher à isoler, à vouloir faire taire la pensée de l'adversaire, de ceux qui ne pensent pas comme vous. Fatalement et en correspondance avec la place qu'on occupe et la force qu'on possède, on est amené à des mesures de plus en plus violentes. La différence avec le stalinisme n'est pas une question de nature mais uniquement de degré.
Le seul regret que doit avoir le PCI c'est d'être obligé de recourir à ces misérables moyens "d'interdire aux membres tout contact avec les fractions dissidentes".
Toute la conception sur le régime intérieur de l'organisation et de ses rapports avec la classe se trouve illustrée et concrétisée par cette décision, à notre avis, monstrueuse et écoeurante . Excommunication, calomnie, silence imposé, tels sont les méthodes qui se substituent à l'explication, la discussion et la confrontation politiques. Voilà un exemple type de la nouvelle conception de l'organisation.
Un camarade de la GCI nous écrit une longue lettre pour "décharger" -comme il dit- son estomac de tout ce qui lui pèse, depuis la coalition antifasciste jusqu'à la nouvelle conception du Parti. "Le parti -écrit-il dans la lettre- n'est pas le but du mouvement ouvrier, il est seulement un moyen". Mais la fin ne justifie pas tous les moyens. Ceux-ci doivent être imprégnés du caractère de la fin qu'ils servent pour l'atteindre, la fin doit se retrouver dans chacun des moyens employés, par conséquent le parti ne pourra pas être érigé suivant les conceptions léninistes, car cela signifierait, une fois de plus, absence de démocratie : discipline militaire, interdiction de la libre expression, délits d'opinion, monolithisme et mystification du parti.
Si la démocratie est la plus belle fumisterie de tous les temps, cela ne doit pas nous empêcher d'être pour la démocratie prolétarienne dans le Parti, le mouvement ouvrier et la classe. Ou bien qu'on propose un autre terme. L'important est que la chose reste. Démocratie prolétarienne signifie droit d'expression, liberté de pensée, liberté de ne pas être d'accord, suppression de la violence et de la terreur sous toutes leurs formes, dans le parti et naturellement dans la classe.
Nous comprenons et partageons entièrement l'indignation de ce camarade quand il s'élève contre l'édification du parti caserne et de la dictature sur le prolétariat. Combien est loin cette saine et révolutionnaire conception de l'organisation et du régime intérieur de cette autre conception que nous a donnée récemment un des dirigeants du PCI d'Italie. "Notre conception du Parti"; a-t-il dit textuellement "est un parti monolithique, homogène et monopoliste".
Une telle conception jointe au concept du chef génial, à la discipline militaire, n'a rien à voir avec l'oeuvre révolutionnaire du prolétariat, où tout est conditionné par l'élévation de la conscience, par la maturation idéologique de la classe ouvrière. Monolithisme, homogénéité et monopolisme est la trilogie divine du fascisme et du stalinisme.
Le fait qu'un homme ou un parti, se disant révolutionnaire, puisse se revendiquer de cette formule, indique tragiquement toute la décadence, toute la dégénérescence du mouvement ouvrier. Sur cette triple base on ne construit pas le parti de la révolution, mais plutôt une nouvelle caserne pour les ouvriers. On contribue effectivement à maintenir les ouvriers à l'état de soumission et de domination. On fait une action contre-révolutionnaire.
Ce qui nous fait douter de la possibilité du redressement du PCI d'Italie, plus que ses erreurs proprement politiques, ce sont ses conceptions de I l'organisation, et de ses rapports avec l'ensemble de la classe. Les idées par lesquelles s'est manifestée la fin de la vie révolutionnaire du parti bolchevik et qui marquèrent le début de la déchéance :l’interdiction de fraction, la suppression de la liberté d'expression dans le parti et dans la classe, le culte de la discipline, l'exaltation du chef infaillible, servent aujourd'hui de fonde ment, de base au PCI d'Italie et à la GCI. Persistant dans cette voie le PCI ne pourra jamais servir! la cause du socialisme. C'est avec pleine conscience et mesurant toute la gravité que nous leur crions: " Halte là. Il faut rebrousser chemin, car ici la pente est fatale".
Marc
[1] Aux dernières nouvelles le PCI d'Italie ne participerait pas aux prochaines élections. Ainsi en a décide le Comité Central. Est-ce à la suite d'un réexamen de la position, et d'une discussion dans le Parti, détrompez-vous. Il est toujours trop prématuré d'ouvrir une discussion qui risquerait de troubler les camarades, nous dit notre dirigeant bien connu. Mais alors ? Tout simplement le Parti a perdu beaucoup de membres et la caisse est vide. Ainsi, faute de munitions le Comité Central a décidé d'arrêter la guerre et de ne pas participer aux PROCHAINES élections. C'est une position commode qui arrange tout le monde et a en plus l'avantage de ne troubler personne. C'est ce que notre dirigeant appelle encore "la transformation renversée de la quantité en qualité".
[2] Gauche Communiste Internationale
[3] Il s'agit du camarade JOBER qui était alors en discussion avec nous, au nom de la fédération de Turin du PCI qu'il représentait. Depuis, la Fédération de Turin protestant contre les méthodes du Comité Central, est devenue autonome et à ce titre a participé à la Conférence Internationale de contact (Voir Internationalisme n° 24).
Beaucoup de camarades, pour n'être pas très familiers de l'histoire de la Gauche Communiste, pourraient avoir quelques difficultés à s'orienter dans les références à une période du mouvement révolutionnaire dont on ne sait que peu de chose, sinon rien. Nous nous en rendons compte et c'est justement pour combler ce "trou" dans la compréhension de notre passé que le CCI s'est fixé la tâche de republier tout une série de vieux textes. Après l'article de Battaglia Comunista, qui est reproduit ici, la republication de "1'Appel" de 45 a aussi incité la CWO (Communist Workers Organisation) à répondre avec un article dans le n°20 de Revolutionary Perspectives (nouvelle série). En attendant de répondre avec l'ampleur nécessaire aux critiques qui nous sont faites par ces camarades, nous nous limiterons à une brève observation sur la méthode.
Pour la CWO, le CCI ment en parlant d'appel aux staliniens, laissant ainsi entendre "qu'il se serait ainsi retourné vers les partis staliniens et non pas simplement vers les ouvriers tombés sous leur influence". (Revolutionary Perspectives n°20, p.36). A ce point, il y a deux objections à faire. En premier lieu, ce n'est pas vrai : ''1’Appel" n’est pas adressé aux travailleurs influencés par les partis contre-révolutionnaires mais au Comité d'Agitation des Partis Staliniens, sociaux-démocrates, etc. En deuxième lieu, même si le CCI s'était trompé dans l'évaluation de "1'Appel", il n'a rien "laissé entendre", mais il a republié le texte intégralement de façon à ce que tous les camarades puissent seuls les juger en connaissance de cause. A ce propos, sur le contenu du texte, quel est l'appréciation de CWO ?
Des attitudes de ce type ne sont pas productives, et surtout sont en contradiction avec l'excellente initiative de publier dans le même numéro de Revolutionary Perspectives toute une série de textes de discussion interne sur la Gauche Italienne, pour "poser le débat dans l'ensemble du Mouvement Révolutionnaire". Jusqu'à aujourd'hui, le CCI était pratiquement la seule organisation à publier dans sa presse quelques-unes de ses discussions internes. Pour le CCI et CWO, il ne reste plus qu'à souhaiter que Battaglia Comunista suive leur exemple.
« II arrive souvent que dans les polémiques partiales qui n'ont pas d'arguments trop valables, on recourt à des fourberies, au milieu de la rhétorique et de la démagogie. C'est ainsi que le CCI, par exemple, en argumentant sur la crise de Programme Communiste dans Revue Internationale n°32, fait semblant de trouver dans les origines du Parti Communiste Internationaliste, et donc dans la période 1943-45, des péchés originels qui vouaient le Parti Communiste Internationaliste à la damnation (ou au moins une des fractions qui a scissionné en 1952).
Nous ne voulons pas répondre longuement ici, mais faire seulement quelques notes télégraphiques :
Le document "Appel du Comité d'Agitation du PCInt.", contenu dans le numéro de Prometeo d'Avril 45 fut-il une erreur ? D'accord. Ce fut la dernière tentative de la Gauche Italienne d'appliquer la tactique de "front unique à la base" préconisé par le PC d'Italie dans sa polémique avec l'IC dans les années 21-23. En tant que tel, nous la cataloguons dans les "péchés véniels" parce que nos camarades ont su l'éliminer tant sur un plan politique que théorique, avec une clarté qui aujourd'hui nous rend sûrs de nous face à quiconque.
Ça et là, quelques autres erreurs tactiques ont été commises et sans attendre le CCI, nous les avons déjà révisées tout seul depuis un bon moment, et nous les revoyons continuellement pour nous éviter de les répéter. Mais ces erreurs là ne nous ont pas empêchés d'aller de l'avant, en les corrigeant justement, et nous n'avons jamais quitté le terrain qui nous est propre, celui du marxisme révolutionnaire.
C'est ceux qui ne bougent pas qui ne se trompent jamais, ou ceux qui n'existent pas. Et alors, au cœur de la guerre impérialiste, pendant que les masses exploitées et données au massacre manifestaient quelques premières réactions et tendances à desserrer l'étau des forces interclassistes liées aux blocs impérialistes, les "pères" du CCI ayant jugé que le prolétariat était défait parce qu'il avait ... accepté la guerre, restaient au chaud, sans penser le moins du monde à se "salir les mains" dans le mouvement ouvrier.
Après quoi, ayant émis le jugement que le prolétariat n'était plus prostré et défait, ils ont réapparu, ils ont ramassé quelques étudiants et quelques intellectuels captieux pour "féconder" les nouvelles luttes révolutionnaires qui se présenteront ou sont latentes, qui nous amèneront de façon grandiose à la Révolution. Et nous voilà donc en présence de la véritable erreur fondamentale du CCI. Le péché originel du CCI réside justement dans la façon de poser les problèmes : celui-là, comme sur celui du rapport classe-conscience-Parti. Si (et nous disons si, parce qu'il y a une forte probabilité) la guerre éclate avant que la classe ouvrière ne surgisse, le CCI ne pourra que retourner à la maison, tandis que nous, encore une fois, nous nous "salirons les mains" en travaillant avec toutes les possibilités que nous donnera notre force organisationnelle, pour le défaitisme révolutionnaire, pendant, après, comme avant la guerre.
En ce qui concerne les erreurs de Programma, elles sont aussi grandes que son opportunisme de fond. (Voir numéro précédent de Battaglia Communista). Dans Programme Communiste des questions sont restées ouvertes (bien qu'ils disent le contraire), des questions importantes : celles de l'impérialisme, des guerres de libération nationale, et celle, sûrement pas par hasard, du syndicalisme. C'est sur ces questions que Programme est entré en crise, de même que 1e CCI. Et, si on nous le permet, c'est bien cela que nous écrivions dans les numéros 15 et 16 de décembre 81. Dans l'article "Crise du CCI ou crise du mouvement révolutionnaire ?" où nous disions que ce sont "des organisations bien précises" qui sont en crise, le CCI et Programma. Ces organisations qui n'ont pas les idées claires sur des problèmes très importants, "sautent" quand ceux-ci, d'une manière ou d'une autre, ne répondent pas au schéma prévu et surgissent avec force. Ce sont des "organisations-crise" qui n'arrivent pas à intervenir dans le mouvement. Elles sont "vivantes" seulement quand la situation est "ferme", solide. Elles survivent comme un poids mort tant que l'équilibre n'est pas dérangé. »
Battaglia Communista n°3 – Février 1983
En premier lieu, nous prenons acte que BC confirme l’authenticité et la fidélité de l’original des textes que nous avons publiés.
Ceci éclaircit, BC se demande : "Est-ce que ça a été une erreur ? Admettons.", mais elle en traite comme s’il s’agissait tout au plus d’un "pêché véniel". On ne peut que rester admiratif devant la délicatesse et l’habileté avec lesquelles elle ménage son amour propre. Si une proposition de front unique avec les bouchers staliniens et sociaux-démocrates n’est qu’un " pêché véniel", qu’aurait alors dû faire le PC.Int. en 45 pour qu’on puisse parler explicitement d’erreur… Entrer au gouvernement ? Mais BC nous rassure : ses errements, elle les a révisés depuis un bon moment, sans attendre le CCI, et elle n’a donc jamais eu de raisons de les cacher. C’est possible. Mais quand, en 77, nous avons mis pour la première fois l’accent, dans notre presse, sur la série d’erreurs du PC.Int., dans l’après-guerre immédiat, Battaglia a répliqué dans une lettre indignée qu’elle admettait des défaillances, mais soutenait qu’elles étaient sous l’exclusive responsabilité des camarades1 qui étaient sortis en 52 pour constituer le PC.Int.
Nous avons répondu à l’époque qu’il nous semblait étrange que Battaglia se lave les mains de tout. En substance, Battaglia nous dit :
"Nous avons participé à la constitution du PC.Int., nous et eux. Ce qui était bon, c’était nous. Ce qui était mauvais, c'était eux". "En admettant qu'il en ait été ainsi, reste le fait que le "mauvais" existait et ... que personne n'a rien trouvé à redire." (Extrait de Rivoluzione Internazionale n°7 – 1977)
C'est trop facile d'accepter en silence, compromis sur compromis, pour faire le Parti avec Bordiga (dont le nom rassemble des milliers d'adhérents) et avec Vercesi (qui anime un réseau de contacts à l'extérieur d'Italie), et ensuite quand les choses vont mal, de se mettre à crier que c'est uniquement la faute des bordiguistes. Pour faire un compromis, il faut au moins être deux...
A part ça, la prétention de jeter la faute sur les "mauvais" n'est plus de règle. L'appel de 45 n'a pas été écrit par les "Groupes du Sud" qui faisaient référence à Bordiga, mais par le centre du Parti au Nord, constitué par la tendance Damen, aujourd'hui Battaglia Communista. Pour donner encore un exemple, entre mille possibles, il faut se souvenir que les pires erreurs localistes et activistes provenaient de la Fédération de Catanzaro, dirigée par Francesco Maruca, qui était membre du PCI stalinien jusqu'à son expulsion en 44. Cependant, au moment de la scission de 52, la Fédération de Catanzaro n'a pas rejoint Programme Communiste et est restée à Battaglia Comunista et, en fait, un article dans les n°26/27 de Prometeo citait encore Maruca comme un militant exemplaire. C'est vrai que l'article (une espèce d'apologie) ne parlait pas des positions défendues par Maruca ; au contraire, pour faire plus joli, l'article faisait dater de 1940 son exclusion du PCI, c'est-à-dire anticipait de 4 ans. Voila comment Battaglia Comunista règle continuellement les comptes à ses erreurs.
Au début, Battaglia se vantait publiquement d'avoir un passé sans tâche. Ensuite, quand ses errements ont été révélés, elle les a attribués aux "programmistes". Quand elle n'a plus pu nier sa propre participation, elle nous les a présentés en les réduisant à de simples péchés véniels. Mais cependant, il faut se décharger de ces errements sur quelqu'un, et cette fois-ci, c'est sur nous que c'est tombé, ou mieux, sur nos "pères" qui ayant prononcé le jugement que le prolétariat était défait parce qu'il avait accepté la guerre, sont restés au chaud sans penser le moins du monde à "se salir les mains dans le mouvement ouvrier".
L'accusation de désertion du combat de la classe est une accusation grave et le CCI tient à répondre immédiatement, pas tant pour se disculper lui-même ou ses "pères" –il n'en a pas besoin–, mais pour défendre le milieu révolutionnaire de pratiques inadmissibles telles que celles de porter des accusations très graves sans ressentir un minimum le besoin de prouver ce qu'on affirme.
Il est hors de doute que tout une partie de la Fraction Italienne et la Fraction Belge de la Gauche Communiste Internationale durant la guerre, considérait le prolétariat comme non existant socialement et a abandonné en conséquence toute activité de classe jusqu'à participer vers la fin de la guerre au Comité Antifasciste de Bruxelles. Contre cette tendance conduite par Vercesi, la majorité de la Fraction italienne réagit et se regroupe à Marseille dès 1940. A partir de 1942 est formé à côté et avec l'aide de la Fraction italienne, le noyau français de la Gauche Communiste qui commence à publier la revue Internationalisme et le journal d'agitation l’Etincelle en 1944. Le débat se focalise sur la nature de classe des grèves des années 43 en Italie :
"Une tendance dans la fraction italienne, la tendance Vercesi et en partie aussi la fraction belge, niait, et cela jusqu'à la fin des hostilités, l'apparition du prolétariat italien sur la scène politique. Pour cette tendance, les événements de 1943 n'étaient qu'une manifestation de la crise économique, dite crise de l'économie de guerre, ou bien une révolution de palais, une chamaillerie dans les hautes sphères dirigeantes du capitalisme italien et rien de plus. Le prolétariat italien, pour cette tendance, était et continuait d'être absent aussi bien politiquement que socialement. Cela devait cadrer avec toute une théorie échafaudée par cette tendance sur "l'inexistence sociale du prolétariat pendant la guerre et pendant toute la période de l'économie de guerre". Aussi, après 43 comme avant, ils préconisaient la passivité absolue allant jusqu'à la dissolution organisationnelle de la Fraction. Avec la Fraction Italienne, nous avons combattu pied à pied cette tendance liquidationniste dans la GCI. Avec la Fraction Italienne, nous avons analysé les événements de 43 en Italie comme une manifestation avancée de la lutte sociale et de l'ouverture du cours vers la révolution et préconisé l'orientation de la transformation de la Fraction en Parti." (Internationalisme n°7 – Février 46. A propos du 1er Congrès du PC. Internationaliste d'Italie.)
En 1945, on a tout une série de coups de théâtre. Quand on a su qu'en Italie s'est effectivement constitué un parti à la fin de 1943, la tendance Vercesi. grâce à un triple saut périlleux, se retrouve dans la direction de ce parti, aux côtés de la tendance exclue en 1936 pour sa participation à la Guerre d'Espagne et de la majorité de la Fraction italienne qui l'avait exclue à ce moment- là !
Les seuls étrangers à cette embrassade opportuniste, ce sont nos "pères" d'Internationalisme. Et ce n'est pas sans raison. C'est justement parce que, au contraire de Vercesi, ils ont été au premier rang dans le travail illégal pendant la guerre pour la reconstitution de l'organisation prolétarienne, qu'ils n'ont pas ressenti le besoin de se cacher en criant "vive le parti". Au contraire, en constatant que le capitalisme a réussi à défaire les réactions ouvrières contre la guerre (mars 43 en Italie, printemps 45 en Allemagne) et à prévenir toute possibilité d'ouverture d'une situation pré-révolutionnaire, ils ont commencé à se poser la question de savoir si la perspective de la transformation de la Fraction en Parti était encore valable. De plus, la Gauche Communiste de France, tout en continuant à défendre la nature prolétarienne du PC.Int., même face aux attaques des autres groupes2, n'a pas accepté pour autant de voiler pieusement sa non homogénéité politique et ses errements continuels. Au contraire, elle n'a cessé d'exiger une rupture politique avec toutes les tentations opportunistes :
"Ou la tendance Vercesi exécute publiquement devant le Parti et le prolétariat sa politique de coalition anti-fasciste et toute sa théorie opportuniste qui l'ont conduite à cette politique, ou bien c'est au Parti, après une discussion critique ouverte d'exécuter théoriquement, politiquement et organisationnellement la tendance opportuniste de Vercesi." (Idem)
Quelle fut la réaction du PC.Int. ? Pendant plus d'un an, il a fait la sourde oreille et a ignoré les appels répétés d'Internationalisme. A la fin de 46, à l'occasion de la reconstitution du Bureau International de la Gauche Communiste sous l'impulsion du PC.Int. et des noyaux français et belge qui s'y référaient, Internationalisme a envoyé une énième lettre ouverte dans laquelle il demandait à participer à la Conférence afin d'avoir une discussion franche sur les points passés sous silence et d'arriver à cerner politiquement définitivement les glissements opportunistes. Pour toute réponse, il y eut cette lettre :
"Puisque votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises soit par le PC.Internationaliste d'Italie, soit par les Fractions française et belge ; que vous ne constituez pas une organisation politique révolutionnaire et que votre activité se borne à jeter de la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu a l'unanimité la possibilité d'accepter votre demande de participation à la Réunion Internationale des organisations de la GCI." Signé : "Pour le PCI d'Italie" (Internationalisme n°16 ; réponse du Bureau International de la GCI à notre lettre).
C'est ainsi que les "pères" de Battaglia pour conserver l'alliance opportuniste avec la tendance Vercesi, ont liquidé l'unique tendance de la Gauche Communiste Internationale qui avait eu le courage politique de ne pas s'adapter au fait d'avoir des chapelles et la mémoire courte.
Quant au courage physique, ce n'est pas notre habitude de nous en vanter, mais nous pouvons assurer à Battaglia qu'il fallait beaucoup plus de courage pour coller des affiches défaitistes contre les résistants pendant 1a "1ibération" de Paris qu'il n'en fallait pour participer, encadré dans les rangs des partisans, à la chasse aux fascistes pendant la "libération" du nord de l'Italie.
Pour revenir à aujourd'hui, Battaglia dit que ce n'est pas le mouvement révolutionnaire qui est en crise, mais le CCI, Programme Communiste, tous les autres groupes de la Gauche Italienne (à l'exception de Battaglia) et en plus tous les groupes des autres pays qui n'ont pas participé à la Conférence Internationale organisée par Battaglia et la CWO. Mais, pardon, si on enlève ces groupes, qu'est-ce qui reste ? Seulement Battaglia et la CWO ! Il vaudrait mieux alors soutenir que le mouvement révolutionnaire n'existe pas et qu'en conséquence il ne peut pas être en crise. En plus, la crise ne se manifeste pas que par 1a désintégration des groupes ou des scissions, elle se manifeste aussi par des glissements politiques, comme quand la CWO soutenait qu'en Pologne il fallait faire "la révolution maintenant !", ou quand Battaglia a présenté des forces plus que douteuses comme l’UCM iranienne et KOMALA kurde comme des organisations communistes et les a poussées jusqu'à soutenir de façon critique "l'échange de prisonniers" (!) entre KOMALA et 1'armée iranienne.
Il faut noter que tant Battaglia que la CWO ont corrigé leurs erreurs après les critiques fraternelles qui ont paru dans notre presse, anglaise en particulier. Mais ça démontre justement que les hésitations momentanées de tout groupe peuvent être corrigées aussi grâce à l'effort des autres groupes et qu'aucune organisation révolutionnaire ne peut donc se considérer comme totalement indépendante de l'ensemble du milieu révolutionnaire.
Battaglia croit qu'en republiant les documents du mouvement révolutionnaire, le CCI veut démontrer que Battaglia a une histoire pleine d'erreurs et se trouve donc en dehors du camp prolétarien. En cela, Battaglia commet une grave erreur ; les hésitations d'un Maruca n'appartiennent pas à Battaglia, pas plus que ne lui appartient le défaitisme cohérent d'un Damen, pas plus que les erreurs et les contributions d'un Vercesi n'appartiennent à Programme Communiste. Tout cela, en bien comme en mal, fait partie du patrimoine de tout le mouvement révolutionnaire et il incombe à l'ensemble du mouvement d'en faire un bilan critique qui permettra d'en tirer toutes les leçons.
Ce bilan ne peut être tiré par des groupes isolés, réduits à panser chacun ses propres plaies, mais réclame la possibilité d'un débat ouvert et organisé comme cela était possible dans le cadre des Conférences Internationales des groupes de la Gauche Communiste (1977, 78, 79). Battaglia a contribué à enterrer les Conférences3 ; il n'est donc pas surprenant qu'aujourd'hui, elle ne comprenne pas comment contribuer au débat.
Beyle
1 Jusqu'en 1952, la tendance de Bordiga et la tendance de Damen étaient dans la même organisation, le P.C.Internationaliste. On ne saurait donc faire porter la responsabilité des événements du PC.Int. sur la seule tendance de Bordiga, d'autant plus que celle-ci était minoritaire, de sorte qu'au moment de la scission, c'est elle qui est partie du PC.Int. pour fonder le P.C.International (Programma Comunista), la tendance de Damen conservant les titres "Prometeo" et "Battaglia Comunista". BC a beau polémiquer durement avec Programme Communiste, elle ne s'attaque jamais à ses origines parce que ce sont ses propres origines.
2 Voir dans l'article cité le paragraphe "Les révolutionnaires (en Italie) doivent adhérer au PCI italien en réponse aux Communistes Révolutionnaires de France et d'Allemagne".
3 Revue Internationale n°16, 17, 22 – Textes, compte-rendus, procès-verbaux des Conférences Internationales (Milan 77 ; Paris 78. 79).
Lorsque la classe ouvrière montre ouvertement sa force, menaçant de paralyser la machine de production, faisant reculer l’Etat, déchaînant un bouillonnement de vie dans l'ensemble de la société, carme ce fut le cas, par exemple, pendant la grève de masse de l'été 1980 en Pologne, la question : "la classe ouvrière est-elle la force révolutionnaire de notre époque ?" semble saugrenue. En Pologne, comme dans toutes les luttes sociales qui ont ébranlé le capitalisme, le coeur du mouvement social n'était autre que le coeur de la classe ouvrière : les chantiers navals de la Baltique, la sidérurgie de Nova Huta, les mines de Silésie. Que les paysans polonais se mettent en lutte, que les étudiants ou les artistes décident de combattre l'Etat, ils n'ont d'autres réflexes que "d'aller voir les ouvriers".
Quand les ouvriers parviennent à briser les forces qui les atomisent en une poussière impuissante, lorsque leur union explose à la face des classes dominantes ébranlant tout leur édifice, les contraignant à faire marche arrière, il est aisé, sinon évident; de comprendre comment et pourquoi la classe ouvrière est la seule force capable de concevoir et d'entreprendre un bouleversement révolutionnaire de la société.
Mais, dès que le combat ouvert cesse, dès que le capital reprend le dessus et repose sa chape de plomb sur la société, ce qui semblait si évident à un moment donné, paraît s'estomper, même dans le souvenir, et le capital décadent impose sur ses sujets sa propre vision sinistre du monde : celle d'une classe ouvrière soumise, atomisée, entrant en rangs silencieux tous les matins à l'usine, incapable de rompre ses chaînes par elle-même.
Il ne manque pas alors de "théoriciens" pour expliquer à qui veut bien l'entendre, que la classe ouvrière, en tant que telle est, en fait, partie intégrante du système, qu'elle y a une place à défendre et que seuls des illuminés aveuglés par leur propre fanatisme peuvent voir en cette masse d'individus "près de leurs sous", la porteuse d'une nouvelle société.
Ceux qui défendent toujours ouvertement les bienfaits du système capitaliste, que ce soit sous sa forme "occidentale" ou stalinienne, n'ont jamais d'autre credo à la bouche. Mais les périodes de recul de la lutte ouvrière font aussi régulièrement réapparaître des groupes ou publications qui théorisent les "doutes" sur la nature historique de la classe ouvrière, même parmi ceux qui se réclament de la révolution communiste et qui, en outre, n'ont d'illusions ni sur la nature des pays dits "socialistes" ni sur celle des partis occidentaux dits "ouvriers".
Les vieilles idées d'origine anarchiste et populiste suivant lesquelles la révolution sera essentiellement l'oeuvre non pas d'une classe économique spécifique, mais de l'ensemble des hommes qui, d'une façon ou d'une autre, subissent l'inhumanité du capitalisme, gagnent du terrain.
Tout comme au moment du recul des luttes ouvrières après la vague de 1968-74, l'idéologie "moderniste", l'idéologie de la "théorie moderne de la révolution" qui rejette "le vieux mouvement ouvrier" et son "marxisme poussiéreux" semble connaître, actuellement, avec le repli des luttes ouvrières de l'après Pologne un certain regain. En témoignent, entre autres, en France l'apparition de la revue "La Banquise" ([1] [33]) et le passage au rythme trimestriel de la revue "La Guerre Sociale" ([2] [34]), et en Grande Bretagne la réapparition de "Solidarity" ([3] [35]) ([4] [36])
Ces publications sont relativement différentes entre elles. "La Guerre Sociale" et "La Banquise" s'inscrivent plus directement dans une ligne théorique qui passe par Invariance et Le Mouvement Communiste. Mais elles partagent toutes le même rejet de cette idée de base du "vieux" marxisme : la classe ouvrière est la seule force véritablement révolutionnaire de la société ; la destruction du capitalisme et l'ouverture vers une société communiste exigent une période de transition caractérisée par la dictature politique de cette classe.
Nous n'avons pas l'intention de développer ici une critique complète de l'ensemble des idées défendues par ce type de courant. La polémique avec ces tendances est d'ailleurs souvent stérile et ennuyai se, étant donné, premièrement, qu'il s'agit de groupes assez informels (et fiers de l'être) regroupant divers individus "indépendants", ce qui fait que d'un article à l'autre on trouve dans la même publication des concepts, des idées qui se contredisent i deuxièmement, les tenants du modernisme cultivent en permanence les ambiguïtés, les "oui, mais", les "non, mais", en particulier vis-à-vis du marxisme dont ils manient souvent avec aisance le vocabulaire (on cite Marx dès que l'on peut) tout en en rejetant l'essentiel. De ce fait, ils peuvent toujours répondre aux critiques par le classique "ce n'est pas ce que nous disons, vous déformez".
Ce qui nous importe c'est
de réaffirmer, dans un moment de recul provisoire des luttes de la classe ouvrière
et de mûrissement accéléré des contradictions sociales qui
conduisent à la révolution communiste, le rôle central de cette classe,
pourquoi elle est la classe révolutionnaire et pourquoi, du nouent
qu'on ignore cette réalité essentielle de notre époque, on se
condamne d'une part à ne pas comprendre le cours de l'histoire qui se déroule sous
nos yeux (voir le pessimisme larvé de "La Banquise"),
et d'autre part à tomber dans les pièges les plus grossiers de l'idéologie
bourgeoise (voir les ambiguïtés de "La Guerre Sociale" et de
"Solidarity" sur le syndicat "Solidarité" en
Pologne) .
Cela est d'autant plus nécessaire que tout comme les étudiants "radicaux" de 1968, certains groupes modernistes développent souvent une analyse lucide et fouillée de certains aspects du capitalisme décadent, ce qui ne peut qu'ajouter à la crédibilité de leurs fadaises politiques.
QU'EST-CE-QUE LE PROLETARIAT ?
Chez Marx, comme chez tous les marxistes, les termes de classe ouvrière et de prolétariat ont toujours été synonymes. Cependant, parmi ceux qui remettent en question la nature révolutionnaire de la classe ouvrière comme telle, sans pour autant oser se réclamer directement de l'anarchisme ou du populisme radical de la fin du siècle dernier, il est fréquent d'inventer une distinction entre les deux mots. La classe ouvrière, ce serait les ouvriers et les employés tels qu'on les voit tous les jours sous la domination du capital avec leurs luttes pour de meilleurs salaires et des emplois. Le prolétariat, ce serait une force révolutionnaire aux contours plus ou moins indéterminés, englobant un peu tout ce qui, à un moment ou à un autre, peut se révolter contre l'autorité de l'Etat. Cela peut aller de l'ouvrier de la métallurgie au voyou professionnel en passant par les femmes battues, riches ou pauvres, les homosexuels ou les étudiants, suivant le "penseur moderniste". (Voir la fascination qu’exerçait sur 1'Internationale Situationniste ou sur Le Mouvement Communiste les "hors-la-loi" ; voir le journal "Le Voyou" au milieu des années 70 ; voir l'emballement de "Solidarity" dans le féminisme).
Pour la revue Invariance (Camatte), en 1974, la définition du prolétariat finit par être élargie à son maximum : l'humanité entière. Ayant compris que la domination du capital était devenue de plus en plus totalitaire et impersonnelle sur la société, on en déduisait que c'est toute la "communauté humaine" qui devrait se révolter contre le capital. Ce qui revenait à nier la lutte de classes comme dynamique de la révolution.
Aujourd'hui, "La Guerre Sociale" nous offre une autre définition, plus restrictive, mais à peine plus précise :
"Le prolétaire, ce n'est pas 1'ouvrier ou même 1'ouvrier et l'employé, travailleur au bas de l'échelle. Le prolétaire, ce n'est pas le producteur, même si le producteur peut être prolétaire. Le prolétaire, c'est celui qui est coupé de',c'est 1' 'exclu', c'est le sans réserve '" ("La Guerre Sociale" n°6, "Lettre ouverte aux camarades du Parti Communiste International maintenu", décembre 82).
Il est vrai que le prolétaire est exclu, coupé de toute emprise réelle sur la conduite de la vie sociale et donc de sa vie ; il est vrai que contrairement à certaines classes exploitées pré-capitalistes, il ne possède pas ses moyens de production et vit sans réserve. Mais il n'est pas que cela. Le prolétaire n'est pas seulement un "pauvre" comme un autre. Il est aussi un producteur, le producteur de la plus-value qui est transformée en capital. Il est exploité collectivement et sa résistance au capital est immédiatement collective. Ce sont des différences essentielles.
Elargir ainsi la définition du prolétariat, ce n'est pas agrandir la classe révolutionnaire, mais la diluer dans le brouillard de l'humanisme.
"La Banquise", à la suite d'invariance, croit pouvoir se référer à Marx pour élargir la notion de prolétariat.
"A partir du moment (...) où le produit individuel est transformé en produit social, en produit d'un travailleur collectif dont les différents membres participent au maniement de la matière à des degrés très divers, de près ou de loin, ou même pas du tout, les déterminations de travail productif, de travailleur productif, s'élargissent nécessairement. Pour être productif, il n'est plus nécessaire de mettre soi-même la main à 1'oeuvre, il suffit d'être un organe du travailleur collectif ou d'en remplir une fonction quelconque". (Marx. Le Capital, Livre 1, Oeuvres, Gallimard, I, 1963, p.1001-1002).
Pourtant, ce que Marx met ici en relief, ce n'est pas l'idée que tous et n'importe qui dans le monde seraient devenus productifs ou prolétaires. Ce qu'il souligne, c'est que la qualité spécifique de la tâche accomplie par tel ou tel travailleur ne constitue pas dans le capitalisme développé un critère, une détermination valable pour savoir s'il est productif ou pas. En modifiant le processus de production suivant ses besoins, le capital exploite l'ensemble de la force de travail qu'il achète, comme celle d'un travailleur productif. L'utilisation concrète qu'il fait de chacun des membres de celui-ci, ouvrière de boulangerie ou employé de bureau, productrice d'armes ou balayeur, est secondaire du point de vue de savoir qui est exploité par le capital. C'est l'ensemble collectif qui l'est. Le prolétariat, la classe ouvrière inclut bien aujourd'hui la plupart des employés dans le secteur dit "tertiaire".
Pour autant qu'elle se soit développée, la domination du capital n'a pas généralisé à toute la société la condition de prolétaire. Le capital a engendré de gigantesques masses de marginaux sans-travail, surtout dans les pays sous-développés. Il a laissé survivre des secteurs pré-capitalistes, comme le petit paysannat individuel, le petit commerce, l'artisanat, les professions libérales.
Le capital domine tous les secteurs de la société. Et tous ceux qui subissent sa domination dans la misère ont des raisons de se révolter contre elle. Mais seule la partie qui est directement liée au capital par le salariat et la production de la plus-value, est véritablement antagonique au capital : elle seule constitue le prolétariat, la classe ouvrière.
POURQUOI LE PROLETARIAT EST LA CLASSE REVOLUTIONNAIRE ?
Avant Marx, la dynamique de l'histoire de la société demeurait un mystère. Il fallait avoir recours à des notions de type religieux, telles "la Providence", le génie des chefs militaires, ou l’Histoire avec un grand H, pour tenter, en vain, d'en dresser un tableau cohérent. En démontrant la place centrale de la lutte de classes dans cette dynamique, le marxisme a, pour la première fois, permis de la comprendre.
Cependant, ce faisant, il n'a pas fourni une façon d'interpréter le monde mais une vision du monde permettant de le transformer. Marx considérait que sa découverte fondamentale n'était pas l'existence de la lutte de classes en soi -ce que les théoriciens bourgeois avaient déjà établi-, mais, le fait que cette lutte de classes conduit à la dictature du prolétariat.
L'antagonisme irréconciliable entre classe ouvrière et capital -dit Marx- doit conduire à une lutte révolutionnaire pour la destruction des rapports sociaux capitalistes et l'établissement d'une société de type communiste. Cette révolution aura comme protagoniste la classe ouvrière ; celle-ci devra s'organiser de façon autonome, en tant que classe, par rapport au reste de la société et exercer une dictature politique afin de détruire de fond en comble les bases de l'ancien régime.
C'est cette analyse que les modernistes rejettent : "Pour transformer réellement leurs conditions d'existence, les prolétaires ne doivent pas se soulever en tant que 'classe ouvrière' ; mais c'est ce qui est difficile, puisqu'ils se battent précisément à partir de leurs conditions d'existence. La contradiction ne sera tout à fait éclaircie théoriquement qui lorsqu'elle aura été surmontée dans la pratique." ("La Banquise" n°1, "Avant la débâcle", p.11). "Le prolétariat n'a pas à se poser d'abord en force sociale avant de changer le monde". (id. n°2, "Le roman de nos origines", p.29).
"Mais, dès maintenant, on ne fait que 'enfermer dans cette oppression si on ne s'y attaque pas en tant que prolétaires, ou en tant qu'humains, et non sur la base d'une spécificité -qui devient de plus en plus illusoire- à conserver ou à défendre. Le pire c'est de faire de cette spécificité 1e dépositaire d'une capacité de révolte". (souligné par nous, "La Guerre Sociale" n, "Vers la communauté humaine", p.32).
Les modernistes ne savent pas ce qu'est le prolétariat fondamentalement parce qu'ils ne comprennent pas pourquoi il est révolutionnaire. Pourquoi devrait-il donc s'organiser séparément, en tant que classe, puisqu'il doit se battre pour l'élimination des classes? Pour les modernistes, la classe ouvrière, en tant que classe, n'est pas plus révolutionnaire que quiconque : en tant que classe, sa lutte reste limitée aux améliorations de salaires, et à la défense de l'emploi d'esclave. Au lieu de se constituer en classe politique, le prolétariat devrait commencer par se nier comme classe et s'affirmer en tant que ... "humains".
Le pire, dit "La Guerre Sociale',', c'est de faire d'une spécificité -être ouvrier par exemple- "le dépositaire d'une capacité de révolte".
Avec les modernistes, l'histoire semble toujours commencer avec eux. La Commune de Paris, la grève de masse en Russie en 1905, la révolution d'octobre 1917, le mouvement révolutionnaire en Allemagne en 1919, tout cela n'a rien démontré, rien enseigné. "La contradiction ne sera tout à fait éclaircie théoriquement que lorsqu'elle aura été surmontée dans la pratique", dit "La Banquise". Mais qui a mené les luttes révolutionnaires contre le capital depuis plus d'un siècle si ce n'est la classe ouvrière qui se battait pour la défense de ses aspirations spécifiques.
Pourquoi en a-t-il toujours été ainsi ?
"C'est parce que dans le prolétariat développé 1’abstraction de toute humanité, et même de toute apparence d'humanité est achevée en pratique ; c'est parce que les conditions d 'existence du prolétariat résument toutes les conditions d'existence de la société actuelle parvenues au paroxysme de leur inhumanité ; c'est parce que, dans le prolétariat, l'homme s'est perdu lui-même, mais a acquis en même temps la conscience théorique de cette perte et, qui plu est, se voit contraint directement, par la misère désormais inéluctable impossible à farder, absolument impérieuse expression pratique de la nécessité- à se révolter contre cette inhumanité : c'est pour ces raisons que le prolétariat peut et doit se libérer lui-même. Toutefois, il ne peut se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions d'existence. Il ne peut abolir ses propres conditions d'existence sans abolir toutes les conditions d'existence inhumaines de la société actuelle que sa propre situation résume" (Marx, "la Sainte Famille", chap.4, Oeuvres, Gallimard, III, p.460).
Telle est la spécificité de la classe ouvrière : ses intérêts immédiats et historiques coïncident avec ceux de l'humanité entière, ce qui n'est le cas pour aucune autre couche de la société. Il ne peut se libérer du salariat capitaliste, forme la plus achevée de l'exploitation de l'homme par l'homme, sans éliminer toute forme d'exploitation, "toutes les conditions d'existence inhumaines de la société actuelle". Mais il n'en découle nullement que toutes les parties de l'humanité possèdent la force matérielle et la conscience indispensable pour entreprendre une révolution communiste.
La classe ouvrière tire sa force d'abord de sa situation centrale dans le processus de production. Le capital, ce ne sont pas les machines et les matières premières ; le capital, c'est un rapport social. Lorsque, par sa lutte, la classe ouvrière refuse ce rapport, le capital est immédiatement paralysé. Il n'y a pas de capital sans plus-value, pas de plus-value sans travail des prolétaires. C'est là que réside la puissance des mouvements de grève de masse. Cela explique en partie pourquoi la classe ouvrière peut entreprendre matériellement la destruction du capitalisme. Mais cela ne suffit pas pour expliquer pourquoi elle peut jeter les bases d'une société communiste.
Les esclaves de Spartacus, dans l’antiquité, ou les serfs dans le féodalisme avaient aussi une situation centrale, déterminante dans le processus de production. Cependant, leurs révoltes ne pouvaient déboucher sur une perspective communiste.
"La scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée, en une classe dominante et une classe opprimée était une conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé. Tant que le travail total de la société ne fournit qu'un rendement excédent à peine ce qui est nécessaire pour assurer strictement 1'existence de tous, tant que le travail réclamerions tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle-ci se divise nécessairement en classes." (Engels, "Anti-Durhing", partie 3, chap. 2).
Le prolétariat est porteur du communisme parce que la société capitaliste a créé les moyens matériels de sa réalisation. En développant les richesses matérielles de la société au point de permettre une abondance suffisante pour supprimer les lois économiques, c'est-à-dire les lois de gestion le la pénurie, le capitalisme a ouvert une perspective révolutionnaire pour la classe qu'il exploite.
En dernier lieu, le prolétariat est porteur de la révolution communiste parce qu'il est le porteur de la conscience communiste. Si l'on écarte les visions semi religieuses pré-capitaliste d'une société sans exploitation, le projet d'une société communiste .sans propriété privée, sans classe, où la production est orientée directement et exclusivement en fonction des besoins humains, apparaît et se développe avec l'existence de la classe ouvrière et de ses luttes. Les idées socialistes de Babeuf, Saint-Simon, Owen, Fourier traduisent le développement de la classe ouvrière à la fin du 18ème et au début du 19ème siècles. La naissance du marxisme, première théorie cohérente et scientifiquement fondée du communisme coïncide avec l'apparition de la classe ouvrière en tant que force politique spécifique (Mouvement Chartiste en Angleterre, Révolutions de 1848). Depuis lors, d'une façon ou d'une autre, avec plus ou moins de clarté suivant les cas, toutes les luttes importantes de la classe ouvrière ont repris les idées communistes.
Les idées communistes, la théorie révolutionnaire, ne se sont développées que par et en vue de la compréhension des luttes ouvrières. Tous les grands pas en avant de la théorie de la révolution communiste ont été le produit, non pas de pures déductions logiques de quelques penseurs en chambre, mais de l'analyse militante et engagée des grands pas du mouvement réel de la classe ouvrière.
C'est pour cela aussi que c'est seulement la classe ouvrière qui a entrepris en pratique (la Commune de Paris, Octobre 17) la destruction du pouvoir capitaliste dans un sens communiste.
L'histoire du mouvement communiste n'est autre que l'histoire du mouvement ouvrier.
Est-ce à dire que le prolétariat peut faire la révolution tout seul en ignorant le reste de la société ? Depuis le 19ème siècle, le prolétariat sait que le communisme doit être "l'unification du genre humain". L'expérience de la révolution russe lui a clairement démontré l'importance pour son combat de l'appui de toutes les couches exploitées. Mais l'expérience a aussi mis en évidence que le prolétariat seul était capable d'offrir un programme révolutionnaire cohérent. L'unification de l'humanité, et dans un premier temps de tous les exploités, ne peut se faire que sur la base de l'activité et du programme de la classe ouvrière. En s'organisant séparément, le prolétariat ne divise pas la société. Il se donne les moyens de conduire son unification communiste.
C'est pour cela que, contrairement à ce qu'affirment les modernistes, la marche vers la révolution communiste commence par l'organisation unitaire de la classe ouvrière comme force, par la dictature du prolétariat.
LE DEBOUSSOLEMENT DU MODERNISME
La période historique
Comprendre la période historique actuelle en ignorant que c'est la classe ouvrière qui est la force révolutionnaire, est aussi difficile que comprendre la fin du régime féodal sans tenir compte du développement de la bourgeoisie révolutionnaire .
On peut difficilement savoir si les conditions d'un bouleversement révolutionnaire se développent ou non si on ne sait pas encore identifier le protagoniste d'une telle révolution.
Quiconque connaît l'histoire du mouvement ouvrier et comprend sa nature révolutionnaire, sait que le processus qui conduit le prolétariat à la révolution communiste n'a rien de linéaire ni d'automatique. C'est une dynamique dialectique faite de reculs et d'avancées, où seules une longue pratique et expérience de la lutte permet à des millions de prolétaires, sous la pression de la misère, de s'unifier, de retrouver les leçons des luttes passées, de soulever la chape idéologique de la classe dominante, pour se lancer dans un nouvel assaut contre l'ordre établi.
Mais lorsqu'on ne voit, dans les luttes ouvrières en tant que classe, que des luttes sans issue, sans les comprendre dans leur dynamique et potentialité révolutionnaires, on ne peut qu'être "déçu". Si l'on ne voit dans des luttes comme celles de la Pologne en 80 que des luttes "au sein du capital", il est normal que l'on soit déprimé, 15 ans après Mai 68 ; il est normal que l'on ne voit pas la signification du fait que, malgré le recul momentané des luttes ouvrières depuis 1980, les grèves qui, ponctuellement, éclatent ici et là au coeur des pays industrialisés (Belgique 82, Italie 83), on n'assiste pas à un embrigadement des ouvriers derrière les intérêts de l'économie nationale et ses représentants syndicaux, mais au contraire, à des heurts de plus en plus violents entre ouvriers et syndicats.
C'est ainsi que le n° 1 de "La Banquise" s'ouvre sur cette phrase marquée par la nostalgie des barricades de 1968 à Paris et par un ton dépressif :
"Sous les paves, la plage, disions-nous avant la grande glaciation. Aujourd'hui la banquise a recouvert tout cela. Dix, vingt, cent mètres de glace par dessus les pavés. Alors, la plage.".
C'est une dépression aussi sénile qu'était infantile l'emballement des étudiants radicaux de 1968 qui croyaient qu'on pouvait "tout, tout de suite".
L'impuissance et la confusion du modernisme face a la lutte ouvrière
Ce n'est pas par hasard que des publications modernistes comme "Solidarity" ou "La Guerre Sociale" ont cessé de paraître au moment des luttes ouvrières en Pologne. Comme la petite-bourgeoise dont il est une expression"radicale", le courant moderniste vit dans l'ambiguïté et l'hésitation entre le rejet de l'idéologie bourgeoise et un mépris pour les luttes terre à terre des ouvriers. Lorsque la force de la révolution s'affirme, même de façon encore embryonnaire, comme en Pologne, l'histoire a tendance à se débarrasser des ambiguïtés et donc des idéologies qui y pataugent. C'est ce qui est momentanément arrivé au modernisme pendant l'année 80.
Mais le déboussolement politique de ce courant ne s'arrête pas malheureusement à l'impuissance. Il peut conduire à la défense des positions les plus platement gauchistes, au moment de se prononcer sur une lutte ouvrière.
C'est ainsi que "La Guerre Sociale" se retrouve à côté des trotskystes et autres démocrates à répéter aujourd'hui que le syndicat "Solidarité" -l'organisateur de la défaite du prolétariat en Pologne- est un organe prolétarien : "Incontestablement 'Solidarité' est un organe du prolétariat. Le fait qu'à sa tête se soient installés des éléments issus des couches sociales non ouvrières (intellectuels et autres) n'ôte rien au fait que le prolétariat dès le début s'est reconnu en lui. Comment expliquer, sinon, 1'adhésion de la quasi-totalité du prolétariat polonais ? Comment expliquer 1'influence du syndicat sur celui-ci ?" ("La Guerre Sociale", n° 6).
C'est le mode de raisonnement borné typique des gauchistes dans l'esprit de la 3ème Internationale dégénérescente. Suivant cette logique, l'Eglise polonaise qui a plus de fidèles ouvriers que "Solidarnosc", devrait être aussi "incontestablement un organe du prolétariat"... et le Pape, Lénine !
"La Guerre Sociale" parle aussi en termes généraux de la nature des syndicats, mais c'est pour ressortir la vieille soupe ambiguë du groupe "Pouvoir Ouvrier" (fin des années 60, en provenance également de "Socialisme ou Barbarie") de la"double nature des syndicats" : "Le syndicat n'est pas un organe du capital, une machine de guerre contre le prolétariat, mais 1'expression organisationnelle de son rapport au capital, antagonisme et coopération. Il exprime à la fois que le capital n'est rien sans le prolétariat et, de façon immédiate, réciproquement." (Idem)
Il n'y a pas dans le capitalisme décadent de coopération entre capitalistes et ouvriers au profit de l'ouvrier. La vision qui identifie, à notre époque, les syndicats à la classe ouvrière, n'est autre que celle de la propagande des classes dominantes (qui savent par ailleurs coopérer au niveau mondial pour construire un "Solidarnosc" crédible). Elle repose sur l'idée qu'il peut y avoir conciliation entre l'intérêt du capital et l'intérêt du prolétariat ; elle ignore la nature révolutionnaire de la classe ouvrière. C'est ainsi que "La Guerre Sociale" peut faire candidement la constatation suivante :
"La différence essentielle entre Solidarité et le prolétariat polonais est que le premier prenait en compte les intérêts économiques nationaux et internationaux, nécessaires à la survie du système, alors que le second a poursuivi la défense de ses intérêts immédiats sans se soucier le moins du monde des problèmes de valorisation du capital." (Idem).
Seul en ignorant la nature révolutionnaire du prolétariat, en considérant celui-ci essentiellement comme une partie du capital et non comme son destructeur, peut-on voir une identité quelconque entre "les intérêts économiques nationaux et internationaux" du capital et "les intérêts immédiats"du prolétariat.
Le déboussolement que provoque la non reconnaissance de la classe ouvrière conduit ainsi à la même vision que celle des gauchistes, tant critiquée par le modernisme radical.
Le prolétariat est la première classe révolutionnaire de l'histoire qui soit une classe exploitée. Le processus de luttes qui le conduit à la révolution communiste est inévitablement marqué de périodes de recul, de repli. Ces replis ne se concrétisent pas seulement par une diminution du nombre de luttes ouvrières. Sur le plan de la conscience, le prolétariat subit aussi un désarroi qui se traduit par l'affaiblissement de ses expressions politiques révolutionnaires et facilite le resurgissement des courants politiques qui cultivent "le doute" sur la classe ouvrière.
La rupture de 1968, après près d'un demi-siècle de contre-révolution triomphante, a ouvert un cours vers le développement des affrontements de classe de plus en plus décisifs. Ce cours n'a pas plus été renversé par le repli de l'après-Pologne qu'il ne le fut par le recul de 1975-78. Les conditions historiques de ce recul s'usent à la même vitesse que s'approfondit la crise économique du capitalisme et que sa réalité se charge de détruire, lentement, mais systématiquement les piliers de l'idéologie bourgeoise décadente (nature ouvrière des pays de l'Est, Etat-providence, démocratie parlementaire, syndicats, luttes de libération nationale, etc.).
Toutes les conditions mûrissent pour que, dans toute sa force, la lutte du prolétariat revienne rappeler l'avenir de l'humanité et balayer tous les doutes sur sa nature révolutionnaire.
rv
[1] [37] "La Banquise", B.P. 214 ; 75623 Paris Cedex 13
[2] [38] "La Guerre Sociale", B.P. 88, 75623 Paris Cedex 13. Annuelle de 1977 à 1979, cette publication cesse momentanément de paraître en 1980, au moment des plus grands combats en Pologne. Elle ne réapparaît qu'en Mai 1981 et est devenue trimestrielle depuis Juin 82.
[3] [39] Le groupe"Solidarity"a ses origines dans les années 60. Il a tout au long des années 70 publié assez régulièrement la revue du même nom. Mais, à l'automne 80, incapable de prendre une position cohérente face aux luttes en Pologne et de se prononcer sur 1'attitude à adopter face à "Solidarnosc", la revue disparaît. La revue vient de réapparaître (nouvelle série) début 83 (leur crise de 1980 y est racontée).
("Solidarity", c/o 123 Lathom Road, London E6, Grande-Bretagne)
[4] [40] Ces trois groupes sont directement ou indirectement liés à "Socialisme ou Barbarie", revue des années 50-60, dont le principal animateur, Castoriadis (alia Chaulieu, Cardan, Coudray) théorisa longuement le dépassement du marxisme.
LA CRITIQUE EMPIRIQUE ET LE ROLE DES REVOLUTIONNAIRES.
INTRODUCTION DU CCI
L'immaturité du milieu politique actuel, dont les manifestations les plus évidentes sont le sectarisme et l'immédiatisme, a empêché - et particulièrement depuis l'échec des conférences internationales -qu'un débat de fond se mène conjointement et publiquement sur les principales questions du moment.
L'analyse que le CCI a développée sur les perspectives de la lutte de classe, à la lumière du passage de la gauche dans l'opposition, sur le rôle des révolutionnaires n'a pas rencontré - à de rares exceptions - tout l'écho souhaité. Des sarcasmes, une politique du "silence" se sont bien souvent substitués à une attitude sérieuse et responsable dans la confrontation des positions. Comprendre que les débats soulevés dépassent l’existence de tel ou tel groupe ou organisation, que les idées avancées ne sont pas la propriété privée ou le label d'une chapelle politique, mais le fruit d'une réflexion commune, voilà qui est loin d'être encore compris. La vision qu'il n'y aurait qu'une seule organisation révolutionnaire, la sienne, s'est concrétisée par un immédiatisme effréné, à la longue destructeur, et par un appauvrissement des débats qui pèse lourdement sur l'évolution de tout le milieu révolutionnaire.
Il est particulièrement encourageant de constater que, malgré cet état de fait, des éléments révolutionnaires surgissent avec le souci de prendre position sur les grandes questions politiques, en comprenant que celles-ci sont "l'affaire de tout le milieu". Il est significatif que le texte que nous publions ici ("la perspective du CCI de la gauche dans l'opposition; la critique empirique et le rôle des révolutionnaires") émane d'un camarade de Hongkong - issu du groupe anarchisant "Minus" - isolé géographiquement du milieu politique d'Europe. Sa contribution au débat sur "la gauche dans l'opposition" est la preuve concrète que cette question n'est ni un hobby du CCI ni une affaire du milieu "occidental". Toute question politique de fond concerne l'ensemble du milieu politique sur les cinq continents, car elle traduit l'effort du prolétariat mondial de parvenir à une cohérence théorique et politique, et donc à une unité dépassant le morcellement géographique et politique des groupes révolutionnaires. Comme l'écrit le camarade, il s'agit que "le faible milieu actuel" soit "à la hauteur des tâches immenses qui l'attendent dans les années à venir".
Dans cette brève présentation, nous n'entrerons pas dans tous les points soulevés par le camarade qui, par exemple, reproche au CCI sa "fausse analyse du cours historique". Tout en étant d'accord que la bourgeoisie est unie contre le prolétariat - ce qu'il appelle "conspiration" - le camarade fait une distinction entre deux bourgeoisies : la bourgeoisie I (en quelque sorte les "managers") et la bourgeoisie II (les "idéologues").
Nous ne pensons pas que cette distinction apporte une grande clarification.
1. A l'échelle historique, les rapports de production capitalistes créent deux classes antagonistes : le prolétariat et la bourgeoisie. Le ralliement des éléments hésitants de la petite bourgeoisie est fonction de la dynamique sociale surgie de la lutte de classe. L'expérience montre, que dans les moments décisifs, il y a unité de toutes les fractions de la bourgeoisie contre le prolétariat, de la gauche à la droite, ce dont semble douter le camarade, pour qui la lutte pour le pouvoir politique dans l'Etat est la raison d'être des partis. A cette vision il convient d'opposer l'expérience historique qui montre que la division entre droite et gauche n'est qu'apparence.
2. Il est fondamental de ne pas confondre division du travail au sein de la bourgeoisie (les fonctions assumées au sein de l'appareil économique politique et idéologique) avec une division de nature.
L'existence de fractions complémentaires au sein de la bourgeoisie n'est pas contradictoire avec la nature unitaire de cette classe. Ces fractions ont des fonctions complémentaires qui leur permettent de mieux remplir leurs tâches de mystification du prolétariat.
3. Le rôle de la droite n'est pas spécifiquement de préparer la guerre : cette préparation est le fait de toute la bourgeoisie, gauche comprise qui y participe essentiellement par ses campagnes pacifistes. Le rôle de la gauche dans l'appareil politique de la bourgeoisie se manifeste en permanence depuis la première guerre mondiale : son rôle anti-ouvrier ne s'exerce pas "pour plus tard" mais aujourd'hui avec la tactique bourgeoise de la gauche dans l'opposition.
En dépit de ces quelques remarques, nous pensons que ce texte montre une réelle implication dans le débat sur la gauche dans l'opposition et le machiavélisme de la bourgeoisie "avec le souci non pas de discréditer les autres organisations du milieu mais avec le souci de clarification pour tout le milieu". Un tel esprit est particulièrement encourageant.
LETTRE DE LLM (HONG-KONG)
Durant ces trois dernières années ou à peu près, le CCI a systématiquement mis en avant sa perspective de la "Gauche dans l'opposition", très sévèrement critiquée par beaucoup. Ce court article n'essaie ni de la défendre ni de la rejeter, mais tente 'seulement de discuter de quelques questions ouvertes par le débat et qui semblent avoir été en grande partie négligées par le milieu révolutionnaire.
Avant d'aller plus avant sur ces questions, je voudrais établir deux points généraux :
1- Par le passé, des tiers sont rarement intervenus dans les débats entre organisations; l'attitude générale semble avoir été : "c'est leur affaire". J'ai la ferme conviction que les débats sur des questions importantes ne sont pas seulement "l'affaire" des parties impliquées, mais sont l'affaire de tout le milieu. Des tiers doivent se préparer et prendre position publiquement. Ce n'est pas une question de jeter son poids dans la balance derrière la partie avec laquelle on est d'accord (si on est d'accord avec l'un des protagonistes), ni une question de jouer l'arbitre, mais bien une question de clarification par tout le milieu. C'est une des conditions préalables à la progression du faible milieu actuel, s'il veut progresser pour être à la hauteur des tâches immenses qui l'attendent dans les années à venir. Les longs débats en cours entre la CWO et le CCI, le rejet du concept de décadence par le KPL, etc.. sont, par exemple, autant de questions que des tiers devraient amplement discuter. La perspective de la "Gauche dans l'opposition" est un autre exemple ; en privé j'ai entendu un bon nombre de critiques sur ce sujet mais je n'en ai jamais lues en détail imprimées sur papier (il est vrai que ma seule langue étrangère est l'anglais ; je peux donc avoir manqué des critiques publiées en d'autres langues; il se peut également qu'il y en ait quelques-unes en anglais que j'ignore).
2- Plus d'une fois, on m'a fait remarquer que le CCI a dégénéré ces dernières années, un des signes de cette dégénérescence étant qu'aujourd'hui le plus souvent sjs analyses ne sont que des affirmations journalistiques régurgitées et vides de sens alors qu'auparavant, il offrait des analyses intelligentes. Il peut y avoir une certaine réalité dans cette dernière accusation ainsi que dans la première si par là, on veut dire que le CCI est en train de transiger de plus en plus sur les positions de classe, mais je ne suis pas d'accord, si par là on veut dire que le CCI a dégénéré orqanisationnellement, car je ne suis pas en position d'en juger. Revenons à la dernière accusation. Je pense que si elle est partiellement justifiée, elle passe aussi à côté d'un point très important.
Il est très facile de discourir, disons sur la théorie des crises de Marx, ou sur pourquoi et comment l'Internationale Communiste dégénéra à partir de son 3ème congrès. Mais c'est très difficile et c'est quelque chose d'entièrement différent d'arriver à l'analyse, disons de l'état actuel de la crise, ou du rapport de force actuel entre les classes. Dans ce dernier type d'analyse, parce que les événements sont seulement en train d'émerger, parce que beaucoup de choses sont, au mieux, à moitié connues, parce que nous manquons de recul, etc., leur nature même est d'être basée sur des preuves insuffisantes, et ainsi, elle comporte inévitablement une certaine marge de simples affirmations. Si nous regardons, par exemple, la Revue Internationale, ses premiers numéros s'attachaient principalement à se réapproprier les leçons de la lutte prolétarienne depuis la 1ère guerre mondiale. Dans ce type d'analyse, on peut amasser des preuves documentées considérables pour étayer sa perspective, et plus important encore, on a la sagesse que nous accorde le recul. Mais les révolutionnaires ne sont pas des intellectuels, des académiciens ; ils ne font pas qu'analyser le passé, mais doivent aussi analyser le présent et prévoir le futur. Ils ne font pas de l'élaboration théorique pour elle-même, mais se servent de la théorie pour analyser l'équilibre présent du rapport de force entre les classes, l'état actuel du développement du capital, pour tracer l'avenir de la lutte de classe, pour concevoir la stratégie et les tactiques du prolétariat. Ainsi, lorsque nous faisons la critiqua de la perspective de la "Gauche dans l'opposition", ou l'analyse du CCI sur le cours historique, nous ne devons pas tomber dans le piège d'un rejet empirique par manque de preuves évidentes (voir ci-dessous), mais nous devons examiner si ces analyses sont compatibles avec la méthode marxiste : nous ne devons pas en rester, comme le font les intellectuels ou les académiciens, à un niveau "purement" théorique (par exemple, la théorie matérialiste de l'histoire contre la théorie "conspirative"), mais, nous devons considérer les questions auxquelles ces analyses tentent de répondre. C'est de cette façon que je me propose d'examiner la perspective de la " Gauche dans 1'opposition".
Cette perspective est fondamentalement critiquée comme étant basée sur une vision machiavélique de la bourgeoisie et une conception conspirative de l'histoire ; elle serait développée par le CCI pour justifier sa (fausse) analyse du cours historique, contre toute évidence du contraire. A une époque je partageais cette critique, comme l'attestent les remarques suivantes que je fis au CCI à la fin de l'année dernière :
"...Cette question contient la question de l’idéologie.. .Qu'est ce que l'idéologie ?
Est-elle créée par des "professionnels" de façon consciente, délibérée, machiavélique ?... Si Marx lui-même n'a jamais fait d'exposé systématique sur la nature de l'idéologie, c'est néanmoins implicite dans ses derniers travaux ; son discours sur l'idéologie de l'économie politique (bourgeoise) dans le tome 3 du Capital l'illustre particulièrement bien. Pour aller droit au but :sur la base du fait que c'est l'existence qui détermine la conscience, il est "naturel" que la bourgeoisie - qui occupe une position particulière dans les rapports de production - conçoive de tels rapports selon sa position privilégiée en leur sein. Le résultat, c'est qu'elle conçoit ces rapports en termes de catégories particulières (rente, intérêts, vertu de l'abstinence, etc...). Si nous nous souvenons de ce qu'écrit Marx dans le tome 3 du Capital, c'est évident que pour lui, de telles catégories sont "naturelles" pour l'économiste politique bourgeois, et il n'y a rien de machiavélique dans tout cela. D'un autre côté, c'est tout aussi "naturel" que le prolétariat soit incapable de penser ou de s'approprier de telles catégories parce qu'il occupe une position différente, en fait opposée dans les rapports de production. Il était "naturel" pour Marx de penser en termes de catégories telles que la plus-value. Si nous acceptons la formulation ci-dessus il est alors évident que dans la mesure où l'idéologie bourgeoise est concernée, elle ne sait pas que l'ennemi numéro I de la bourgeoisie est le prolétariat, qu'une telle connaissance lui est impossible...Mais pour la bourgeoisie qui est directement impliquée dans la "gestion" des rapports de production (les capitalistes, les échelons élevés des bureaucrates d'Etat, les dirigeants syndicaux etc.- je les appellerai bourgeoisie I, pour la présentation), le fait qu'elle soit directement aux prises avec la lutte de classe, lui donne cette compréhension. Alors que de toute évidence, ils souscrivent, à des degrés divers, aux catégories de l'idéologie bourgeoise, ils savent bigrement bien que l'existence de ces catégories et ce qu'elles signifient dépendent de l'exploitation et de l'oppression du prolétariat. D'un autre côté, cette connaissance manque à bien des idéologues de la bourgeoisie (les intellectuels, les académiciens, les employés des mass média, les trotskistes, les syndicalistes de base etc.. nous les appellerons bourgeoisie II). Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la bourgeoisie I soit capable d'unité de façon subjective et conspirative, alors que la bourgeoisie II ne s'unit avec la bourgeoisie I que dans le sens où toutes les fractions de la bourgeoisie sont toujours unies contre le prolétariat. Personnellement je ne pense pas, par exemple, que les trotskistes, les syndicalistes de base etc..ne coopèrent jamais avec la bourgeoisie I d'une façon subjective et conspirative... Il serait par conséquent fatalement incorrect d'affirmer que de telles conspirations entre la bourgeoisie I et la bourgeoisie II existent car cela découlerait de la "nature" de l'idéologie. Même pour la bourgeoisie I nous devons faire attention à ne pas surestimer sa capacité à s'unifier subjectivement en conspiration contre les ouvriers ; sinon c'est oublier que les contradictions fondamentales au sein de la bourgeoisie I sont aussi insolubles (...). L'une de ces contradictions internes fondamentales est celle qui existe entre les divers aspirants au pouvoir politique. A ce que j'en vois, il n'y a aucune possibilité que les partis politiques de gauche et ceux de droite puissent s'asseoir et travailler ensemble à savoir quelle fraction formera le gouvernement. L'empoignade pour le pouvoir politique est la raison d'être des partis politiques, et même si les politiciens savaient que l'arrivée de la révolution sonnait le glas de tous, ils ne viendraient pas ensemble à des négociations dire qu'ils sont capables de le faire, c'est leur attribuer une sagesse dont ils sont incapables. Bien sûr, les partis politiques prennent souvent des décisions tactiques comme lorsqu'ils "se mettent au vert", ou quand ils doivent provoquer des crises gouvernementales etc. mais elles sont de nature totalement différente. De telles décisions sont prises dans le but de s'emparer du pouvoir. Le type de négociations dont nous parlons ici entraîne de la part d'un parti la décision de renoncer au pouvoir lorsqu'il l'a déjà, ou d'abandonner sa quête lorsqu'il a la chance de s'en emparer - deux occasions antithétiques à leur raison d'être. Ma propre interprétation de la Gauche (allant) dans l'opposition est la suivante (...) : ce n'est pas que la Gauche doive aujourd'hui rester dans l'opposition car aller au pouvoir signifierait perdre toute crédibilité. Cette vision représente une demi-vérité parce qu'elle n'est pas menée jusqu'à sa conclusion logique. Même si la Gauche perd sa crédibilité...en allant au pouvoir, cela ne signifie pas que la bourgeoisie sera à court d'imagination en termes d'idéologie politique. A la gauche de la Gauche "établie", il y a encore les trotskistes etc. Si la Gauche "établie" doit perdre sa crédibilité en^allant au pouvoir, son extrême gauche prendra sûrement sa place actuelle. Il n'y aura pas de scission "de droite" dans le parti travailliste, mais plutôt une scission de gauche (...). La Gauche est contrainte à l'opposition à cause des politiques économiques qu'elle incarne traditionnellement (keynésianisme) et dont l'inefficacité a été prouvée aujourd'hui... Demandez aujourd'hui à l'homme de la rue ce qui empêche le rétablissement de l'économie, il vous répondra que ce sont les taux d'intérêts élevés. Depuis un bout de temps maintenant, à cause de la faillite des économies keynésiennes, les idéologues de la bourgeoisie ont vigoureusement propagé l'idée qu'un retour aux économies smithiennes (Adam) fera l'affaire. Avec toute l'aide sophistiquée des mass média..., on a créé un climat où chacun se transforme brusquement en économiste, et "est sûr" que des taux d'intérêts bas apporteront un rétablissement."
Ce que je disais, fondamentalement, était qu'en mettant en avant la perspective de la "Gauche dans l'opposition", le CCI courait le danger d'ignorer la "nature" de l'idéologie et était inconscient lorsqu'il supposait que la bourgeoisie est capable de résoudre quelques-unes de ses contradictions internes et fondamentales.
En examinant ce texte aujourd'hui, la distinction entre bourgeoisie I et bourgeoisie Il est encore fondamentalement correcte, mais le point sur la lutte pour le pouvoir, raison d'être des partis politiques, ainsi que le point sur la Droite arrivant au pouvoir pour des raisons de philosophie économique sont trop simplistes. J'expliquerai pourquoi avec plus de détails par la suite. Comme le CCI disait dans sa réponse : "La raison d'être des fractions (de la bourgeoisie) n'est pas une simple convoitise du pouvoir...une insistance trop grande sur l'idée de "pouvoir" détenu par un parti au "parlement" peut tendre à détourner l'attention du cadre qu'est le capitalisme d'Etat et du totalitarisme. Nous ne devons pas tomber dans les faux antagonismes auxquels la bourgeoisie voudrait nous faire croire". Plus important, nulle, part dans mes observations, je n'avais fait des évaluations de l'état actuel de la crise ou du rapport de forces actuel entre les classes. Nous pouvons certainement débattre de la perspective de la "Gauche dans l'opposition", mais pour ce faire, nous devons baser notre critique sur une analyse de ces deux aspects essentiels de la lutte de classe, ce que sans s'occuper de la validité de la perspective, le CCI est exactement en train de faire ; et c'est précisément ce qui manque dans la plupart des critiques de cette perspective qui sont lourdement intellectualistes dans leur approche, j'en suis conscient.
Plus je considère cette perspective, moins je peux comprendre pourquoi c'est scandaleux de dire que la bourgeoisie est capable de conspirer contre le prolétariat. Aujourd'hui, nous rêverons tous l'analyse de Bilan sur la République espagnole et sur la guerre civile espagnole dans les années 30. Mais si nous lisons soigneusement ses articles, il ne fait aucun doute que Bilan suggérait une conspiration entre l'aile fasciste de la bourgeoisie et l'aile anti-fasciste du Front populaire pour entraîner les ouvriers dans la seconde guerre mondiale. Bilan formula clairement que face à la résistance du prolétariat en Espagne, la bourgeoisie comprit que l'écraser de front était une stratégie moins valable que de le faire dérailler par le moyen de la République espagnole, et que les Fronts populaires anti-fascistes, à travers toute l'Europe, étaient le moyen par lequel la bourgeoisie des "démocraties" mobilisa son prolétariat pour le transformer en chair à canon. Aujourd'hui c'est un fait pour nous tous que les analyses de Bilan étaient exactes, et elles l’étaient en effet. Mais pourquoi une théorie conspirative, qui se révélait exacte est si révêrêe9 alors qu'une théorie similaire aujourd’hui est tenue pour scandaleuse ?
Pour tous les groupes de la Gauche Communiste, c'est évident qu'aujourd'hui les syndicats sont, la police d'Etat dans les rangs ouvriers. Les syndicats ne trahissent pas les ouvriers uniquement parce que dans le capitalisme décadent ils ne peuvent obtenir des gains durables, mais parce qu'ils jouent consciemment leur rôle de flic. Un examen superficiel de toutes les publications de la Gauche Communiste aujourd'hui montrera cette attitude ou position. Pourquoi, alors, est-il si difficile d'imaginer les partis politiques de Gauche et de Droite de la bourgeoisie en train de conspirer, alors que la conspiration entre les syndicats et les patrons s'effectue sans la moindre hésitation ?
Je suis sûr, que personne ne niera que les différents Etats soient capables de conspirer pour atteindre des buts communs. Pour tous ceux qui ont des yeux pour voir, la conspiration entra les USA et la G.B. dans la guerre des Falkland, la conspiration entre les USA et Israël lors de la dernière invasion du Liban, etc.. sont claires comme la lumière du jour. Ou, si nous remontons un peu dans l'histoire, les leçons de la Commune de Paris et de la Révolution russe ne sont-elles pas suffisantes pour enfoncer à fond la leçon que, menacée par le prolétariat, la bourgeoisie est capable de mettre de côté ses antagonismes même les plus forts pour s'unir contre lui, comme l'a montré correctement le CCI ? Pourquoi, alors, lorsqu'il se produit une conspiration entre la Droite et la Gauche de la bourgeoisie à l'intérieur des frontières nationales, cela devient inimaginable ? Est-ce que Noske assassina le prolétariat allemand inconsciemment ou consciemment ? Ne ririons-nous pas tous si quelqu'un nous disait que la Gauche de la bourgeoisie I aux mains pleines de sang, a dans les faits réels, subjectivement à coeur les intérêts des ouvriers alors qu'objectivement elle ne peut que trahir les ouvriers dans le capitalisme décadent ?
Dire que la bourgeoisie est constamment impliquée dans des conspirations, ce n'est pas la même chose que d'avoir une vision de l'histoire de mauvais garçons conspirateurs. La bourgeoisie conspire non parce qu'elle est composée de mauvais garçons, mais parce que le capitalisme la force à conspirer. Si la bourgeoisie est capable de conspirer, alors ce n'est pas si extraordinaire qu'une de ses fractions conspire à être en dehors du pouvoir. Les exemples de la Commune de Paris et de la Révolution russe ont été déjà mentionnés et récemment nous avons vu aussi plusieurs dictateurs militaires en Amérique du Sud renoncer volontairement au pouvoir dans des circonstances défavorables.
La validité de la perspective de la "Gauche dans l'opposition" est une question ouverte, mais sa méthode est certainement valable. Il est évident que la crise est chaque jour de plus en plus aiguë ; il est évident que la bourgeoisie se prépare à la guerre ; il est évident que pour le faire, elle doit mobiliser le prolétariat et les autres secteurs de la population. La perspective part de ces prémisses, et si nous voulons faire une critique véritable, nous devons aussi partir de ces prémisses et ne pas se soucier, comme le font les empiristes, de savoir s'il existe une preuve formelle, si la bourgeoisie a été surprise en flagrant délit de conspiration. Bilan ne se souciait pas de telles choses, nous non plus. Ceci ne signifie pas, bien sûr, que nous n'analyserons pas concrètement les manoeuvres de la bourgeoisie, mais ceci doit signifier que nos analyses doivent être celles de la dynamique des rapports sous-jacents du système, le sceau de la méthodologie marxiste. "Tomber dans les faux antagonismes auxquels la bourgeoisie voudrait nous faire croire" c'est revenir à la pseudoscience phénoménologique de la bourgeoisie.
Dans la Revue Internationale 31, le CCI dit que les manoeuvres de la bourgeoisie "sont déterminées, structurées et limitées par et dans le cadre :
- de la période historique (décadence),
- de la crise conjoncturelle (ouverte ou non),
- du cours historique (vers la guerre ou vers la révolution),
- du poids momentané de la lutte de classe (avancée - reflux).
- En fonction de l'évolution de la situation, l'importance relative de secteurs-clés de la bourgeoisie se renforce au sein de l'appareil d'Etat, au fur et à mesure que leur rôle et leur orientation deviennent clairs pour la bourgeoisie" (p. 15)
Je pense que c'est fondamentalement correct, bien que l'on puisse certainement améliorer la façon dont c'est formulé en le liant moins à la perspective de la "Gauche dans l'opposition" ; mais aussi je m'empresse d'ajouter que la perspective ne doit pas nécessairement se déduire de cela. En utilisant le même cadre, il est possible d'arriver à une perspective très différente, comme celle qui suit. La crise a pour un temps touché un stade où il y aura une période de stagnation fluctuant autour du niveau actuel le plus bas. A cause de cela, la bourgeoisie a réalisé que la guerre éclatera, et a alors commencé à s'y préparer en vue de réellement la faire. Mais comme dans les années 30, la bourgeoisie a besoin d'une idéologie pour mobiliser le prolétariat et les autres classes laborieuses ; cette idéologie peut très bien être une croisade "morale" contre l'agression soviétique, c'est-à-dire que le mouvement pacifiste (sic) joue le rôle assumé par l'anti-fascisme dans les années 30. En d'autres termes, lorsque le craquement se produira, le prolétariat de l'ouest devra être conduit à la guerre par "les champions" de la paix d'aujourd'hui, c'est à dire la Gauche de la bourgeoisie (le même vieux "faire une guerre pour en finir (sic) avec toutes les guerres" remis au goût du jour). Ceci signifie que le travail de fond de construction de la machine de guerre doit être assumé par la Droite. La Gauche, par conséquent, a un rôle oppositionnel aujourd'hui non pour faire dérailler les ouvriers de leur combativité (plusieurs débats) mais pour se préparer à son vrai rôle plus tard. Lorsque WR n°25 ([1] [43]) l'écrivait il y a quelques temps de cela : "De façon générale, la participation de la Gauche au pouvoir est absolument nécessaire dans deux situations extrêmes : dans une "Union Sacrée" pour entraîner les ouvriers dans la défense nationale en préparation directe à la guerre, et dans une situation révolutionnaire lorsque le reste de la bourgeoisie remet volontairement ou autrement le pouvoir à la Gauche (cf. mon premier point erroné sur la raison d'être des partis politiques) dont l'arrivée au pouvoir est présentée comme le but ultime de la révolution elle-même", (p.6 souligné par moi).
Ceci n'est qu'une perspective improvisée qui comporte bien des lacunes mais ce qui est implicite dans tout cela, c'est une évaluation du cours historique vers la guerre. Cela montre que la perspective du CCI de "la Gauche dans l'opposition" ne découle pas nécessairement de son propre cadre.
Pour résumer cette petite contribution, je ferai essentiellement deux points :
1) Dire que la bourgeoisie (classe I) est capable de conspirer contre le prolétariat, est entièrement en accord avec la méthode marxiste. En ce qui concerne la bourgeoisie II je suis d'accord avec le CCI lorsqu'il dit : " Il est donc possible de parler de "plans" de la bourgeoisie même si ce n'est qu'une partie de celle-ci qui les fait". (Revue Internationale 31, p.14)
2) En mettant en avant la perspective de la "Gauche dans l'opposition", avec laquelle j'ai évidemment beaucoup de divergences, le CCI montre une remarquable compréhension du rôle des révolutionnaires et une volonté d'assumer ce rôle, ce qui est encore rare dans le milieu aujourd'hui. Nous avons certainement besoin de faire beaucoup plus d'efforts pour dépasser l'attitude intellectuelle qui prévaut encore dans notre pratique théorique.
Enfin, je souhaite faire un point de plus sur l'attitude empiriste qui existe à divers degrés dans le milieu. Quand le CCI dit qu'aujourd'hui, le cours historique est à la révolution, bon nombre lève les bras au ciel protestant que toutes les évidences sont contre une telle vision. Mais comment suppose-t-on que le CCI est capable de présenter une preuve pour étayer sa vision ? En menant un examen de conscience avec la classe ouvrière ?! Etant donné la nature même de la conscience révolutionnaire, à savoir qu'elle ne se développe pas de façon cumulative, nous pouvons dire sans danger, que, de toute évidence, elle ne peut suggérer que la révolution est à l'ordre du jour qu'à la veille de celle-ci. Il y aura, pour sûr, des heurts sporadiques plus violents entre les ouvriers et I'Etat, mais jusqu'à la veille de la révolution, ces luttes seront inévitablement plus ou moins rapidement englouties par le syndicalisme. Ainsi toutes les analyses sur le cours historique ne peuvent qu'être très abstraites, basées sur des schémas généraux tels qu'une vision historique du développement du capitalisme (c'est-à-dire la décadence), de ce que ce développement signifie en termes d'emprise idéologique de la bourgeoisie sur le prolétariat (voir la préface de Marx à "Une contribution à la critique de l'économie politique"), etc. Les preuves n'ont pas de place dans ce type d'analyse.
L.L.M. (avril 83)
P.S. Pour élargir quelque peu le point 1 fait tout au début du texte alors que l'esprit de critique ouverte et 1'auto-critique existent dans l'actuel milieu, il laisse encore à désirer. Non seulement l'attitude qui prévaut c'est : "c'est leur affaire" même dans les parties concernées directement, mais encore on garde souvent le silence ou un demi silence sur les arguments qu'on ne défend plus. Pire encore, dans plusieurs occasions, on continue à s'accrocher à leurs positions caduques, et même, dans quelques cas on a recours à ce que l'on peut seulement qualifier de calomnies qui sont basées, soit sur des positions non défendues par leurs victimes, soit sur des dénigrements à 1'emporte-pièce qui, quand ils ne sont pas prouvés, induisent for cément en erreur (tels que : "A la différence de X, Y ou Z qui se trompent, nous, nous disons..."). Ceci existe à des degrés divers dans tous les groupes et je peux citer une demi-douzaine d'exemples au pied levé. Nous ne sommes pas des gauchistes, nous nous impliquons dans les débats, avec le souci non pas de discréditer les autres organisations du milieu, mais avec le souci de clarification pour tout le milieu. Pour les familiers des positions des parties calomniées, les mensonges n'ont pas d'emprise, mais pour le nouvel initié, cela crée des préjudices. Si même un ex-maoïste comme Sweezy était capable d'admettre publiquement qu'il avait été convaincu par un autre ex-maoïste Bettelheim, de la fausseté de sa position (voir leur débat "Entre Capitalisme et Socialisme (sic)" Modem Reader), je pense que nous sommes en droit d'attendre un milieu plus ouvert que ce qu'il est aujourd'hui.
Liens
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[27] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-communiste-france
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[40] https://fr.internationalism.org/rinte34/polemique.htm#_ftnref4
[41] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/dehors-gauche-communiste
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[44] https://fr.internationalism.org/rinte34/corresp.htm#_ftnref1
[45] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/mystification-parlementaire