Les communistes et la question nationale (1900-1920) 1ere partie

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Débat sur la question nationale a l'aube de la décadence

"Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !". Cet appel qui terminait le Manifeste Communiste rédigé par Marx et Engels en 1848 n'était pas une simple exhortation généreuse, mais il exprimait une des condi­tions vitales pour la victoire et 1'émancipation de la classe ouvrière. Dès sa naissance, le mouvement de la classe ouvrière s'affirme comme mouvement d'une classe internationale contre les frontières na­tionales au sein desquelles se développe la domination de la classe capitaliste sur le prolétariat. Au 19ème siècle cependant, le capitalisme n'a pas encore épuisé toutes les potentialités de son développe­ment contre les rapports de production pré-capitalistes. A certains moments et dans certaines conditions, les communistes envisagent la possibilité pour la classe ouvrière d'appuyer des fractions de la bourgeoi­sie, parce que le capitalisme en se développant accélère le mûrissement des conditions de la révolution prolétarienne. Mais dès le début du 20ème siècle, avec la constitution du marché mondial sanctionnant l'extension du mode de production capitaliste à toute la planète, le débat est ouvert sur la nature du soutien des révolutionnaires aux mouvements nationaux. L'article ci-dessous, première partie d'une série consacrée à 1'attitude des communistes sur la question nationale, rappelle dans quels termes et avec quel souci le débat s'est mené entre Lénine et Rosa Luxemburg.

L'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23, le triomphe de la contre-révolution en Russie et la soumission du prolétariat pendant 50 ans à la barbarie du capitalisme décadent n'ont pas permis une cla­rification complète sur la question nationale dans le mouvement ouvrier. Tout au long de cette période, la contre-révolution s'est acharnée à dénaturer le contenu de la révolution prolétarienne, en ne cessant de présenter une continuité entre la vague révolutionnaire des années 1917-23 et le capitalisme d'Etat instauré en URSS, entre l'internationalisme prolétarien de la période révolutionnaire et la politique impérialiste de l'Etat capitaliste russe menant ses opérations de brigandage au nom de 1 ' "autodétermi­nation", du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", de la "libération nationale des peuples opprimés". Les positions d'un Lénine étaient transformées en un dogme infaillible dans tous ses aspects. C'est ain­si que la possibilité pour le prolétariat d'utiliser les mouvements nationaux comme un "levier" pour la révolution communiste, tactique préconisée avec le reflux de la révolution des pays centraux et la néces­sité de la défense de"l'Etat prolétarien" en Russie, tendait à être considérée comme un acquis dans les rangs mêmes des révolutionnaires sauf quelques minorités.

Aujourd'hui, la dispersion et la crise des organisations révolutionnaires, en particulier la crise du parti bordiguiste, le PCI (Programme Communiste), ont mis en lumière l'importance, pour les communistes, de défendre une position de principe claire sur les soi-disant luttes de "libération nationale", s'ils veulent éviter de succomber au poids énorme de l'idéologie bourgeoise sur cette question cruciale. L'abandon par le PCI d'une position internationaliste dans le conflit inter-impérialiste du Moyen-Orient au profit d'un soutien critique aux forces capitalistes de l'Organisation de. Libération de la Palestine -position qui a provoqué la dislocation du groupe et donné naissance à une scission ouvertement natio­naliste et chauvine ([1])- est un exemple récent du danger de toute concession du prolétariat vis-à-vis du nationalisme dans la période de décadence du capitalisme.

La source des faiblesses théoriques des bordiguistes, comme de toute la tradition dite "léniniste", sur la question nationale, réside dans la défense de là position soutenue par Lénine dans la jeune Inter­nationale Communiste du soutien aux mouvements nationaux, sous le mot d'ordre du "droit des nations à disposer d'elles-mêmes" Le CCI rejette tout soutien de ce genre à l'époque de l'impérialisme. Ce rejet est lui-même basé sur la critique des idées de Lénine faite par Rosa Luxemburg au tout début du siècle. Aujourd'hui, à la lumière des expériences du prolétariat, ces soixante dernières années, nous ne pouvons, que réaffirmer que c'est la position de Luxemburg, et non celle de Lénine qui a été vérifiée par l'his­toire, et qui offre la seule base claire pour une approche marxiste de la question.

Il y a, aujourd'hui, beaucoup d'autres éléments émergeant dans le milieu révolutionnaire, ou qui ont fait une rupture partielle avec le gauchisme, qui prennent la position de Lénine contre Luxemburg sur cette question. Au vu de l'importance qu'il y a à rompre clairement avec tous les aspects de l'idéologie gauchiste, nous publions une série d'articles qui examinent de façon critique les débats qui eurent lieu dans le mouvement révolutionnaire avant comme pendant la première guerre impérialiste mondiale. Cela afin de montrer pourquoi c'est la position de Luxemburg qui prend en compte de façon cohérente toutes les implications de la décadence capitaliste sur la question nationale, mais aussi afin de restituer la ré­elle position de Lénine, qui était une erreur faite dans le mouvement ouvrier de 1 'époque, par rapport aux distorsions et aux censures manifestes de la gauche du capital.

 

Lénine et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes

 

"Le marxisme ne peut se concilier avec le nationalisme, celui-ci serait-il le ""plus juste", le "plus pur", et d'une "facture plus raffinée et civilisée".

Lénine "Remarques sur la question nationale"

 

Au vu des grossières distorsions que les épigones de Lénine infligèrent à la question nationale, il est nécessaire avant tout de souligner que Lé­nine, en marxiste, basait son attitude de soutien aux mouvements nationalistes sur les fondements mis en place par Marx et Engels dans la Première Internationale; comme pour toute question sociale, il affirmait que les marxistes doivent examiner la question nationale:

- au sein de limites historiques définies et non comme un "principe" abstrait ou a-historique.

- du point de vue de l'unité du prolétariat et du besoin primordial de renforcer sa lutte pour le socialisme.

Ainsi, lorsque Lénine défendait l'idée que le prolétariat doit reconnaître le "droit des nations à l'autodétermination", c'est-à-dire le droit d'une bourgeoisie de se séparer et d'établir un Etat capitaliste indépendant, si nécessaire, il insistait sur le fait que ce droit ne devait être soutenu que dans les cas où il allait dans le sens des intérêts de la lutte de classe, et que le pro­létariat "en même temps qu'il reconnaît l'égalité et des droits nationaux à un Etat national, tient par-dessus tout et place au-dessus de tout l'al­liance des prolétaires de toutes les nations, et évalue toute revendication nationale, toute sépa­ration nationale, sous l'angle de la lutte de la classe ouvrière". (Lénine "Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes" 1914)

Pour Lénine, le droit à l'autodétermination était une revendication nécessaire dans la lutte du prolétariat pour la démocratie, de même que l'égalité des droits, le suffrage universel, etc. Il posait la question fondamentale en terme d'a­chèvement de la révolution bourgeoise, qui était encore à venir en Europe de l'est, en Asie et en Afrique. Les mouvements nationalistes étaient his­toriquement inévitables pour la destruction du fé­odalisme par la bourgeoisie montante et l'exten­sion des rapports sociaux capitalistes à travers le monde. Là où ces mouvements nationalistes bour­geois démocratiques surgissaient, selon Lénine, les marxistes devaient les soutenir et combattre pour un degré maximum de démocratie, pour aider à ba­layer les vestiges féodaux et à supprimer toute oppression nationale, pour se débarrasser de tous les obstacles à la lutte de classe contre le capi­talisme.

Cette tâche avait une signification particuliè­re en Russie pour les Bolcheviks qui cherchaient à gagner la confiance des masses dans les nations opprimées par l'empire tsariste. Lénine voyait dans le nationalisme "Grand Russe" l'obstacle principal à la démocratie et aux luttes proléta­riennes, dans la mesure où il était plus "féodal que bourgeois" : dénier le droit à ces petites nations de faire sécession signifierait, en pratique, soutenir les privilèges de la nation oppresseuse, et subordonner les ouvriers à la po­litique de la bourgeoisie et des seigneurs féodaux Grands Russes.

Mais, Lénine était très conscient des dangers du soutien du prolétariat aux mouvements nationalis­tes parce que, même dans les pays "opprimés", les luttes du prolétariat et celles de la bourgeoisie, étaient diamétralement opposées:

- le prolétariat soutenait le droit à l'auto­détermination dans le seul but de hâter la victoi­re de la démocratie bourgeoise sur le féodalisme et l'absolutisme, et de s'assurer au mieux les conditions les plus démocratiques pour la lutte de classe;

- la bourgeoisie formulait des revendications nationales pour obtenir des privilèges pour sa propre nation et pour défendre sa propre exclusi­vité nationale.

Pour ces raisons, Lénine insistait sur le fait que le soutien du prolétariat au nationalisme était "strictement limité à ce qui était progres­siste dans de tels mouvements"; il soutenait la bourgeoisie « conditionnellement » "seulement dans une certaine direction". Du point de vue de l'a­chèvement de la révolution bourgeoise, à travers la lutte pour la démocratie contre l'oppression nationale, le soutien à la bourgeoisie d'une na­tion opprimée ne pouvait être accordé que là où celle-ci combattait réellement la nation oppres­seuse: "...dans la mesure où la bourgeoisie des nations opprimées défend son propre nationalisme bourgeois, nous la combattons. Nous combattons les privilèges et la violence de la nation oppresseu­se, nous ne fermons en aucun, cas les yeux sur la lutte pour les privilèges de la part de la na­tion opprimée" (Ibid. )

Autrement dit, les mouvements nationalistes bourgeois ne devaient être soutenus que pour leur contenu démocratique, c'est-à-dire pour leur capacité à contribuer à l'instauration de meilleu­res conditions pour la lutte de classe et pour l'unité de la classe ouvrière :"Le nationalisme bourgeois de toute nation opprimée a un contenu démocratique général qui est dirigé contre l'oppression, et c 'est ce contenu que nous soutenons inconditionnellement. En même temps, nous le distinguons strictement des tendances à l'ex­clusivisme national."(Ibid. souligné dans l'ori­ginal)                                                                                           

Ainsi, sur les limites historiques de la lut­te pour la démocratie et la nécessité d'avancer le mot d'ordre de l'autodétermination, Lénine était, en 1913, tout à fait explicite. Dans l'Eu­rope continentale de l'Ouest, l'époque des ré­volutions démocratiques bourgeoises était ter­minée depuis 1871: "Par conséquent, chercher le droit à l'autodétermination dans les program­mes des socialistes ouest-européens, à cette époque, c 'est trahir sa propre ignorance de l'A.B.C du marxisme" (Ibid.). Ma i s, en Europe de l'Est et en Asie, la révolution bourgeoise de­vait être achevée, et "c'est précisément et seulement parce que la Russie et les pays voisins sont dans cette phase, que nous devons avoir une clause dans notre programme sur les droit des nations à disposer d'elles-mêmes"(Ibid. nous soulignons)

Dès le début, le mot d'ordre d'autodé­termination était rempli d'ambiguïtés. Par exemple Lénine était forcé d'admettre que c'était une re­vendication négative , pour un droit de former un Etat séparé, pour lequel le prolétariat ne pouvait donner aucune garantie ,et qui ne pouvait pas être accordé aux dépens d'une autre nation. Ses écrits sur le sujet sont remplis d'avertissements, de li­mitations et d'exceptions, dont certaines contra­dictoires, et il s'agissait par-dessus tout de l'u­tiliser comme thème de propagande pour les socialistes des pays "opprimés". Mais selon la même mé­thode strictement historique de Lénine, à la racine,ceci se basait sur la capacité maintenue de la bourgeoisie, dans ces aires du monde où le capita­lisme était encore en expansion, de lutter pour la démocratie contre le féodalisme et l'oppression nationale ; la conclusion de cela était que quand cette période prendrait fin, tout le contenu démo­cratique de ces luttes disparaîtrait et que la seule tâche progressiste du prolétariat serait de faire sa propre révolution contre le capitalisme.

 

La critique de l'autodétermination par Rosa Luxemburg

 

La critique de R.Luxemburg de la reconnaissance par les Bolcheviks du mot d'ordre du "droit des nations à l'autodétermination" était inséparable de la lutte de l'aile gauche des partis sociaux-démocrates d'Europe de l'Ouest contre les tendan­ces grandissantes à l'opportunisme et au révisionnisme dans la II° Internationale, vers le début du XX° siècle, il était possible de voir dans les pays capitalistes avancés la tendance naissante vers le capitalisme d'Etat et l'Impérialisme, et celle qui en découle, la tendance de là machine étatique à absorber les organisations permanentes du mouvement ouvrier - les syndicats et les partis de masse. Au sein de l'Internationale, des théoriciens comme Bernstein sont apparus pour "réviser" le marxisme révolutionnaire, afin de justifier leur accommodement avec cette évolution dans le capitalisme. Luxemburg fut une des premières parmi les théori­ciens de la Gauche à combattre ce "révisionnisme" et à chercher à en exposer les causes profondes.

Elle rejetait la notion "d'autodétermination" très énergiquement parce qu'elle y voyait le signe des influences "social-patriotes" dans l'Interna­tionale : des forces nationalistes réactionnaires qui se déguisaient sous des couleurs socialistes et qui étaient justifiées par des théoriciens diri­geants, tels que Kautsky. L'adoption, en 1896, par l'Internationale, d'une résolution reconnaissant "le droit absolu de toutes les nations à l'autodétermination" fut une réponse à la tentative du Par­ti Socialiste Polonais d'obtenir un soutien offi­ciel pour la restauration de la souveraineté natio­nale polonaise. Cette tentative du PSP fut rejetée, mais l'adoption de la formule générale, de l'avis de Luxemburg, évitait les questions sous-jacentes: la base historique du soutien du prolétariat aux mouvements nationalistes, et la nécessité de com­battre le social-patriotisme dans l'Internationale.

Luxemburg commença sa critique en acceptant le mê­me cadre de base que Lénine, à savoir:

-la révolution démocratique bourgeoise doit en­core être achevée en Russie, en Asie, en Afrique;

-dans l'intérêt du développement des conditions de la révolution, le prolétariat ne peut pas igno­rer les mouvements nationalistes pour leur contenu démocratique dans les aires du monde où le capi­talisme est encore en train de détruire le féodalisme ;

-le prolétariat est naturellement opposé à tou­te forme d'oppression, y compris l'oppression nationale, et n'est en aucune manière, indifférent aux conditions des nations opprimées.

Mais sa première tâche était de défendre l’appro­che marxiste de la question nationale contre ceux qui, comme les sociaux- patriotes polonais, utilisaient les écrits de Marx pour soutenir l'indépendance de la Pologne et justifier leurs propres projets réactionnaires de restauration nationale, S'efforçant " de transformer une vision particu­lière de Marx sur une question du moment, en un véritable dogme, hors du temps, inchangeable, in­différent aux contingences historiques, et échap­pant aux doutes et à la critique après tout 'Marx lui-même l'a déjà dit'. Ce n'était rien d'autre qu'un abus du nom de Marx pour sanction­ner une tendance qui, dans son esprit même, était en contradiction avec les enseignements et la théorie du marxisme" (Avant-propos à l'anthologie "La question polonaise et le mouvement socialis­te" 1905)

Contre cette fossilisation de la méthodologie historique du marxisme, R.Luxemburg affirmait que :"Sans un examen critique des conditions his­toriques concrètes, rien de valable ne peut être apporté au problème de l'oppression nationale" ("La question polonaise" Congrès de l'Internatio­nale 1896). A partir de là, elle continuait en esquissant ses arguments principaux contre le mot d'ordre d'autodétermination :

-la dépendance ou l'indépendance des Etats na­tionaux est une question de pouvoir, pas de "droits", et est déterminée par le développement socio-économique et les intérêts matériels des classes ;

-c'est un mot d'ordre utopique dans la mesure où il est clairement impossible de résoudre tous les problèmes de nationalité, de race et d'origi­ne ethnique dans le cadre du capitalisme ;

- c'est une formule métaphysique qui n'offre pas d'orientation pratique ou de solution à la lutte quotidienne du prolétariat, et qui ignore la théorie marxiste des classes sociales et des conditions historiques des mouvements nationalis­tes. Elle n'est pas, non plus, assimilable à la lutte pour les droits démocratiques car elle ne représente pas une forme légale d'existence, dans une société bourgeoise adulte, comme le droit d'or­ganisation ;

-ce mot d'ordre ne distingue pas la position du prolétariat de celle des partis bourgeois les plus radicaux, ou celle des partis pseudo-socia­listes et petits-bourgeois et, ce n'est pas du tout lié de façon spécifique, au socialisme ou à la politique ouvrière

- ce mot d'ordre conduirait à une fragmenta­tion du mouvement ouvrier, non à son unifica­tion en laissant au prolétariat, dans chaque na­tion opprimée, le soin de décider sa propre posi­tion nationale avec d'inévitables contradictions et conflits.

La majeure partie de ses arguments qui, dans beau­coup de cas, ne faisaient que répéter les positions marxistes de base sur l'Etat et la nature de classe de là société, resta sans réponse de la part de Lénine. Contre l'idée du prolétariat soutenant l’au­todétermination, elle insistait sur la deuxième partie de la résolution générale adoptée par l'In­ternationale en 1896, qui appelait les ouvriers de tous les pays opprimés « à rejoindre les rangs des ouvriers conscients du monde entier, afin de com­battre avec eux pour la défaite du capitalisme in­ternational et pour atteindre les buts de la sociale démocratie internationale » (« La question nationale et l’autonomie »-1908).

 

Luxemburg sur l'indépendance de la Pologne

 

La critique par R. Luxemburg de 1'auto-détermina­tion a été développée en référence particulière à la Pologne, mais les raisons qu'elle a données pour le rejet du soutien de son indépendance vis-à-vis de la Russie, ont une importance générale dans la clarification de l'approche marxiste de telles ques­tions et des implications des changements de condi­tions dans le capitalisme sur la question nationale comme dans son ensemble.

Marx et Engels, apportèrent à l'origine leur sou­tien au nationalisme polonais comme partie d'une stratégie révolutionnaire pour défendre les inté­rêts de la révolution démocratique-bourgeoise en Europe de l'Ouest, contre la Sainte-Alliance des régimes féodaux et absolutistes de l'Europe de l'Est. Ils allèrent jusqu'à appeler à la guerre con­tre la Russie et à des insurrections en Pologne pour sauvegarder la démocratie bourgeoise. Luxemburg mit en évidence le fait que ce soutien au nationalisme polonais était accordé à un moment où il n'y avait pas de signe d'action révolutionnaire en Russie mê­me, et où il n'y avait pas un prolétariat significa­tif en Russie ou en Pologne pour engager la lutte contre le féodalisme : "Non pas une théorie ou une tactique socialiste, mais les exigences politiques brûlantes de la démocratie allemande du moment -les intérêts pratiques de la révolution bourgeoise en Europe de l'Ouest -c'est ce qui déterminait le point de vue que Marx, et plus tard Engels, adoptèrent à propos de la Russie et de la "Pologne", (Ops.cité)

La réaffirmation par Luxemburg de l'approche marx­iste était basée sur une analyse du développement historique du capitalisme : dans la dernière moitié du XIX° siècle, la Pologne faisait l'expérience de "la danse frénétique du capitalisme et de l'enri­chissement capitaliste sur la tombe des mouvements nationalistes et de la noblesse polonaise" (Ibid) qui donna naissance à un prolétariat polonais et à un mouvement socialiste qui, dès le début, défendit les intérêts de la classe, comme opposés au natio­nalisme. Cela allait de pair avec des développe­ments en Russie même où la classe ouvrière commença à engager ses propres luttes.

En Pologne, le développement capitaliste créa une opposition entre l'indépendance nationale et les intérêts de la bourgeoisie qui renonça à la cause nationaliste de la vieille noblesse en faveur de l'intégration plus étroite des capitaux polonais et russes, basée sur le besoin du marché russe, marché dont la bourgeoisie serait privée si la Pologne devait rompre comme Etat indépendant. De cela, Luxemburg concluait que la tâche politique du prolétariat en Pologne n'était pas de reprendre la lutte utopique, mais de rejoindre les ou­vriers russes dans une lutte commune contre l'ab­solutisme, pour la démocratisation la plus large, afin de créer les meilleures conditions possibles pour la lutte contre le capital, russe et polo­nais.

La reprise du soutien de Marx en 1848 au natio­nalisme polonais par le Parti Socialiste Polonais était, ainsi, une trahison du socialisme, un si­gne de l'influence du nationalisme réactionnaire au sein du mouvement socialiste qui utilisait les mots de Marx et d'Engels, en même temps qu'il tournait le dos à l'alternative prolétarienne à l'oppression nationale : la lutte de classe unie qui s'est révélée en 1905 quand la grève de masse s'est étendue de Moscou et Petrograd jusqu'à Var­sovie. Le nationalisme en Pologne était devenu " un vaisseau pour tous les genres de réactions, un champ nature  pour la contre-révolution" ; il était devenu une arme dans les mains de la bour­geoisie nationale qui, au nom de la nation polo­naise, attaquait et assassinait les ouvriers en grève, organisait des "syndicats nationaux" pour contrecarrer la combativité de là classe, menait campagne contre les grèves générales "anti-patriotiques" et utilisait des bandes armées nationalis­tes pour assassiner les socialistes. Luxemburg concluait : "Maltraitée par l'histoire, l'idée na­tionale polonaise traversa toutes sortes de crise et tomba en déclin. Ayant commencé sa carrière politique comme rébellion romantique, noble, glorifiée par la révolution internationale, elle prend fin, maintenant, en hooliganisme national,  en volontaire des Cent Noirs de l'absolutisme et de l'impérialisme russe" ("La question nationale et l'autonomie" 1908)    

Grâce à un examen des changements concrets ap­portés par le développement capitaliste, Luxem­burg parvint à liquider les phrases abstraites sur les "droits" et l’"autodétermination" et, plus important, à réfuter l'ensemble du raisonne­ment de la position de Lénine selon lequel il était nécessaire de soutenir 1'autodétermination polonaise, afin de faire avancer la cause de la démocratie et de précipiter l'érosion du féodalisme. Le nationalisme lui-même était devenu une force réactionnaire partout où il était confronté à la menace de la lutte de classe unifiée. Quel­les que soient les spécifiés de la Pologne, les conclusions de R.Luxemburg ne pouvaient qu'avoir de plus en plus une application généralisée dans une période dans laquelle les mouvements bourgeois de libération nationale ouvraient la voie à un an­tagonisme existant entre la bourgeoisie comme classe et le prolétariat.

 

L'émergence de l'impérialisme et les Etats de conquête

 

Le rejet par Luxemburg de I'autodétermination et de l'indépendance polonaise était inséparable de son analyse de l'émergence de l'impérialisme et de ses effets sur les luttes de libération na­tionale. Bien que ce fut une des questions essen­tielles dans le mouvement socialiste en Europe de 1'Ouest, les commentaires de Luxemburg ne furent pas du tout pris en compte par Lénine jusqu'à l'éclatement de la première guerre mondiale.

L'émergence de l'impérialisme capitaliste, selon Luxemburg, rendait désuète toute idée d'indépen­dance nationale ; la tendance était à la "destruc­tion continue de l'indépendance d'un nombre crois­sant de nouveaux pays et peuples, de continents entiers "par une poignée de pouvoirs dirigeants. L'impérialisme, en étendant le marché mondial, dé­truisait toute apparence d'indépendance économi­que : "ce développement, ainsi que les racines des politiques coloniales, gît dans les fondations mêmes de la production capitaliste... seuls les inoffensifs apôtres bourgeois de la "paix", peu­vent croire à la possibilité, pour les Etats d'au­jourd'hui, d'éviter cette voie". (Ibid.)

Toutes les petites nations étaient condamnées à l'impuissance politique, et lutter pour leur assu­rer leur indépendance au sein du capitalisme si­gnifierait , en fait, revenir au premier stade du développement capitaliste, ce qui était clairement une utopie.

Cette nouvelle caractéristique du capitalisme donnait naissance non pas à des Etats nationaux sur le modèle des révolutions démocratiques bour­geoises d'Europe, mais à des Etats de rapine, mieux adaptés aux besoins de la période. Dans de telles conditions, l'oppression nationale devenait un phénomène généralisé et intrinsèque au capita­lisme, et son élimination est rendue impossible sans la destruction du capitalisme lui-même par la révolution socialiste. Lénine rejetait cette analyse de la dépendance croissante des petites nations comme n'ayant pas de rapport avec la ques­tion des mouvements nationaux ; il ne niait pas l'existence de l'impérialisme ou du colonialisme mais pour lui, seule l'autodétermination politi­que était en cause, et, sur cette question, il défendait Kautsky qui soutenait la restauration de la Pologne contre Luxemburg.

Le développement de l'impérialisme comme condi­tion du système capitaliste mondial, n'était pas encore complètement clair et Luxemburg ne pouvait mettre en avant que quelques exemples comme "modèle" - Angleterre, Allemagne, Amérique - en même temps qu'elle reconnaissait que le marché mondial était encore en expansion et que le capitalisme n'était  pas encore entré dans sa crise mortelle. Mais la valeur de son analyse résidait dans le fait qu'el­le examinait quelques-unes des tendances fondamen­tales du capitalisme et leurs implications pour la classe ouvrière et la question nationale : son rejet des luttes de libération nationale reposait sur une compréhension des conditions nouvelles de l'accumulation capitaliste et non pas sur des con­sidérations morales ou subjectives.

 

Quelques conclusions sur l'attitude des révolutionnaires sur    l'autodétermination dans le capitalisme ascendant

 

Le mot d'ordre de l'autodétermination servait, pour Lénine, un double but : en tant que revendica­tion importante dans la lutte du prolétariat pour la démocratie au sein de la société capitaliste ; en tant que tactique de propagande à utiliser con­tre le chauvinisme national dans l'empire tsariste. Mais dès le début, ce mot d'ordre renfermait des ambiguïtés théoriques et des dangers pratiques qui devaient miner la défense, par les Bolcheviks, de l'internationalisme prolétarien au début de la pha­se impérialiste du capitalisme :

- comme revendication démocratique c'était une utopie. L'obtention de l'indépendance nationale par quelque fraction bourgeoise que ce soit était déterminée par des rapports de force et non par des droits, et était un produit de l'évolution du mode de production capitaliste. La tâche du prolétariat était avant tout de garder son autonomie de classe et de défendre ses propres intérêts contre la bour­geoisie.

- l'élaboration de l'unité du prolétariat était sans aucun doute, dans l'empire tsariste et partout ailleurs, un problème pour les communistes, dans leur lutte contre l'influence de l'idéologie bourgeoise. Mais cela ne pouvait se faire que sur les fondements solides de la lutte de classe, et non par des concessions au nationalisme qui, dès la fin du 19ème siècle, étaient devenues une arme dangereuse dans les mains de la bourgeoisie contre le prolétariat.

De plus, l'utilisation par Lénine, des termes de nations "opprimée" et "oppresseuse" était inadéqua­te même dans le capitalisme ascendant. Il est vrai à que Luxemburg utilisait elle-même ces termes pour décrire l'émergence d'une poignée de "grandes puissances" qui se partageaient le monde ; mais pour elle, ces "Etats de conquête" n'étaient que des exemples d'une tendance générale au sein du capitalisme dans son ensemble. Une des valeurs de ses écrits sur le nationalisme polonais était de démon­trer que, même dans les soi-disant nations oppri­mées, la bourgeoisie utilisait le nationalisme con­tre la lutte de classe, et agissait comme agent des puissances impérialistes dominantes. Tous les discours sur les nations "opprimées" et "oppresseuses" conduisent à faire de la "nation" bourgeoi­se une abstraction qui masque les antagonismes de classe.

Toute la stratégie de 1'"autodétermination" était héritée non de Marx et Engels, mais de la 2ème Internationale qui, à la fin du 19ème siècle, était corrompue par l'influence du nationalisme et du ré­formisme. La position de Lénine était partagée par le centre des partis Social-Démocrates et sur cette question il soutenait Kautsky, le théoricien le plus "orthodoxe", contre Luxemburg et l'aile gauche de l'Internationale. Combattant du point de vue de la situation en Russie, Lénine ne parvint pas à mon­trer que l'autodétermination était en premier lieu une concession au nationalisme ; pour aller aux ra­cines de la dégénérescence de la social-démocratie il était donc nécessaire de rejeter le "droit des nations à 1'auto-détermination".

La véritable importance de la position de Luxemburg était qu'elle résidait sur une analyse des ten­dances dominantes au coeur du mode de production ca­pitaliste, et en particulier l'émergence de l'impé­rialisme en Europe, comme indicateurs de la nature de l'ensemble de l'économie mondiale à l'époque impérialiste. La position de Lénine, au contrai­re, était basée sur l'expérience et les besoins des pays des aires arriérées du monde, dans les­quels la révolution bourgeoise n'était pas enco­re achevée, à l'aube de l'époque dans laquelle il n'était plus possible pour le prolétariat d'ob­tenir des réformes de la part du capitalisme et dans laquelle le nationalisme ne pouvait plus jou­er aucun rôle progressiste. C'était une stratégie pour une époque historique en voie de disparition, qui était incapable de répondre aux besoins de la classe ouvrière dans les conditions nouvelles de la décadence capitaliste.

MT



[1] El Oumami

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