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Revue Internationale n° 124 - 1er trimestre 2006

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Emeutes sociales : Argentine 2001, France 2005, ... Seule la lutte de classe du prolétariat est porteuse d'avenir

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A entendre le discours dominant, depuis quelques années, de grandes révoltes populaires mettraient à mal le capitalisme, notamment dans ce que la bourgeoisie se plaît à appeler "les pays émergents".
Ainsi, en Amérique du Sud, les masses populaires d’Argentine se seraient lancées, ces dernières années, dans un mouvement contre le système. Le mouvement des Piqueteros, des soupes populaires, des entreprises autogérées, des coopératives de soutien ont été mis sur pied afin d’"organiser" ces masses en révolte. En Chine, les chiffres officiels pour 2004 indiquent 74 000 incidents et troubles sociaux, avec pour résultat, beaucoup de morts, tués par la police (le dernier incident, dans le village de Dongzhou de la province côtière de Guangdong, près de Hong Kong, a fait 20 morts dans la population civile) et l’instauration de la loi martiale. Depuis 1989, les autorités chinoises ont fait de très gros investissements pour équiper la police et l’entraîner à écraser ce genre d’émeutes. Et les émeutes devenues traditionnelles à l’occasion des sommets de l’OMC à travers la planète et qui ont à nouveau explosé au récent Sommet de Hong Kong, symbolisent cette image d’un monde en révolte.
Il faut ajouter à cette liste un pays central du système capitaliste, la France. Durant l’automne 2005, pendant plusieurs semaines, les banlieues de Paris et d’autres grandes villes françaises ont été saccagées par le mouvement social le plus violent depuis 1968. 8000 voitures ont été brûlées, des centaines de peines de prison infligées et l’État français a eu recours à des lois draconiennes qui avaient été utilisées pour la dernière fois en 1955 contre le mouvement d’indépendance de l’Algérie.
Tous ces mouvements sociaux, aux causes et aux objectifs disparates, ont reçu une large publicité et souvent fait la Une des journaux du monde entier. Il est grand temps que les marxistes révolutionnaires dénoncent ces chimères de révolution et y opposent l’authentique mouvement de transformation sociale qui, lui, ne reçoit pas la même attention des médias : la lutte de classe du prolétariat international.

Les causes et la nature des révoltes sociales

La cause générale de tous ces mouvements sociaux n’est pas un grand secret. Le capitalisme mondial connaît depuis des années une crise économique insoluble qui s’exprime à tous les niveaux de la société et affecte tous les secteurs de la population non exploiteuse : une pauvreté croissante et un chômage de longue durée dus aux plans d’austérité des États capitalistes dans les pays avancés, la misère noire qui accompagne l’effondrement d’économies entières en Amérique latine, la ruine totale des petits paysans et des fermiers partout dans le Tiers-monde, la discrimination ethnique, conséquence de la politique délibérée de la classe dominante pour diviser et assurer sa domination sur les populations, la terreur imposée dans les pays occupés par les armées impérialistes.

Cependant, le fait que les révoltes sociales aient en commun, pour cause fondamentale, l’oppression capitaliste, ne signifie pas qu’elles puissent y apporter une réponse commune ni même une réponse tout court. Au contraire.

Malgré l’immense variété des révoltes qui se développent aujourd’hui, aucune d’entre elles n’apporte, même de façon embryonnaire, une perspective alternative, sur le plan économique, politique ou social, à celle de la société capitaliste dont les symptômes de déclin suscitent toutes ces protestations et ces émeutes. C’est particulièrement clair dans les récentes émeutes en France. La colère des émeutiers s’est tournée contre eux-mêmes et non contre la cause de leur misère.

"C’est de façon quotidienne qu’ils sont soumis, souvent sans égard et avec grossièreté, à des contrôles d’identité et à des fouilles au corps, et il est logique qu’ils ressentent les policiers comme des persécuteurs. Mais ici, les principales victimes des violences, ce sont leurs propres familles ou leurs proches : des petits frères ou sœurs qui ne pourront plus aller à leur école habituelle, des parents qui ont perdu leur voiture qui leur sera remboursée au plus bas prix car ancienne et achetée d’occasion, qui seront obligés de faire leurs achats dans un magasin loin de leur domicile puisque le magasin de proximité à bas prix a volé en fumée" (Prise de position du CCI : "Face au désespoir, seule la lutte de classe est porteuse d’avenir", 8 novembre 2005).

Cependant, même les révoltes qui manifestent le désespoir de façon moins élémentaire, qui dirigent leur violence contre les gardiens du régime qui les opprime et qui parviennent même, comme en Chine, à faire reculer temporairement la police, n’offrent pas de perspective au-delà de la protestation immédiate qu’elles expriment. Bien que la violence des émeutes sociales soit souvent très spectaculaire, ces révoltes sont inévitablement peu équipées et coordonnées et ne sont pas de taille à faire face aux forces bien armées et organisées de l’État capitaliste.

Dans le cas des Piqueteros d’Argentine ou celui des Zapatistes du Mexique, les révoltes sociales sont directement encadrées par certaines fractions de la bourgeoisie qui cherchent à mobiliser la population derrière leur propre "solution" à la crise économique et qui veulent se faire une place au sein de l’appareil d’État.

On ne peut donc pas s’étonner du fait que la bourgeoisie retire une certaine satisfaction de l’impuissance des révoltes sociales, même si celles-ci révèlent l’incapacité du système à offrir le moindre espoir de panser les plaies béantes qui affligent la population mondiale. Les révoltes sociales ne représentent pas une menace pour le système, elles n’ont ni revendication ni perspective capable de mettre sérieusement en cause le statu quo. Elles ne dépassent jamais le cadre national et sont en général isolées ou dispersées. Et bien que la bourgeoisie soit préoccupée par la généralisation de l’instabilité sociale, comme elle a de moins en moins de marge de manœuvre sur le plan économique, elle pense pouvoir s’appuyer sur la répression pour étouffer et neutraliser les dommages de la révolte sociale. En France par exemple, les troubles des banlieues reflètent les coupes sombres dans les budgets sociaux qui ont eu lieu dans la période précédente. Il y a eu de fortes réductions des dépenses pour la rénovation des logements et pour la création d’emplois, même temporaires. Le nombre d’enseignants et de travailleurs sociaux a été réduit ainsi que les subventions aux organisations bénévoles, etc. Les émeutes n’ont pas forcé la bourgeoisie à prendre des mesures sérieuses, ni à revenir sur sa politique d’austérité mais, en revanche, elles lui ont permis de renforcer la réponse de "la loi et l’ordre". Le fameux appel du ministre français de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, à "nettoyer les cités au karsher" afin d’éliminer les fomentateurs de troubles, en est l’emblème. La bourgeoisie française a su utiliser les émeutes pour justifier le renforcement de son appareil répressif et se préparer face à la menace future que constitue la lutte de la classe ouvrière.

En Argentine, les révoltes sociales des 19 et 20 décembre 2001 sont célèbres pour le pillage massif des supermarchés et l’assaut contre des bâtiments gouvernementaux et financiers. Mais le mouvement populaire qui a suivi n’a pas freiné le déclin vertigineux du niveau de vie des masses opprimées du pays et le nombre de personnes vivant en dessous du "seuil officiel de pauvreté" est passé de 24% en 1999 à environ 40% aujourd’hui. Au contraire, c’est l’organisation de ces masses paupérisées dans un mouvement populaire lié à l’État capitaliste qui permet à la bourgeoisie de parler aujourd’hui d’un "printemps argentin" et de rembourser dans les temps sa dette au FMI.

De nombreuses couches sociales sont victimes du déclin du système capitaliste et réagissent violemment à la terreur et à la misère qui en découlent. Mais ces violentes protestations ne mettent jamais en question le mode de production capitaliste, elles ne font que réagir à ses conséquences.

Au fur et à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa phase finale de décompositions sociale, l’absence totale de perspective économique, politique ou sociale au sein du système semble contaminer toutes les pensées et toutes les actions qui encouragent le violent désespoir des révoltes sociales.

L’autonomie du prolétariat

A première vue, cela peut semblait irréaliste de proclamer que le véritable mouvement pour le changement social, c’est la lutte "démodée" de la classe ouvrière qui commence à peine à retrouver aujourd’hui le chemin de la combativité et de la solidarité, après la grande désorientation qu’elle a connue avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Mais la lutte prolétarienne, à la différence des révoltes sociales, n’existe pas seulement dans le présent : elle a une histoire, elle a un avenir.

La classe ouvrière qui lutte aujourd’hui, est la même classe ouvrière dont le mouvement révolutionnaire a ébranlé le monde entier de 1917 à 1923, mouvement au cours duquel elle a pris le pouvoir politique en Russie en 1917, mis fin à la Première Guerre mondiale, formé l’Internationale communiste et s’est approchée de la victoire dans plusieurs autres pays d’Europe.

A la fin des années 1960 et dans les années 1970, le prolétariat mondial est réapparu sur la scène de l’histoire après un demi-siècle de contre-révolution.

La vague de grèves massives pour défendre les conditions de vie des ouvriers qui est partie de France en 1968, a touché tous les autres pays centraux du capitalisme. La bourgeoisie a dû adapter sa stratégie politique pour faire face à la menace, en mettant ses partis de gauche au gouvernement. Dans certains pays, le mouvement de la classe a pris une forme quasi insurrectionnelle comme à Cordoba en Argentine, en 1969. En Pologne, en 1980, il a atteint un moment décisif. La classe ouvrière a surmonté ses divisions locales et s’est unie, à travers des assemblées de masse et des comités de grève. Ce n’est qu’après une année de sabotage du mouvement par le nouveau syndicat Solidarinosc que la bourgeoisie polonaise, dûment conseillée par les gouvernements occidentaux, a pu déclarer la loi martiale et a finalement écrasé le mouvement. Mais les luttes de classe internationales se sont poursuivies, notamment en Grande-Bretagne où les mineurs ont été en grève pendant plus d’un an, en 1984-85.

Malgré les revers que la classe ouvrière a subis, elle n’a pas été défaite de façon décisive pendant les 35 dernières années comme cela avait été le cas dans les années 1920 et 1930. Le chemin de la classe ouvrière est toujours ouvert pour qu’elle exprime sa nature et ses caractéristiques révolutionnaires.

La classe ouvrière est révolutionnaire, dans le vrai sens du terme, car ses intérêts correspondent à un mode de production social complètement nouveau. Elle a un intérêt objectif à réorienter la production sans exploitation de son travail et pour la satisfaction des besoins de l’humanité dans une société communiste. Et elle a entre les mains – mais pas légalement en sa possession ! – les moyens de production de masse qui peuvent permettre l’avènement de cette société. L’interdépendance déjà complète de ces moyens de production à l’échelle mondiale signifie que la classe ouvrière est déjà une classe véritablement internationale, sans aucun intérêt en conflit ou en concurrence, alors que toutes les autres couches et classes de la société, qui souffrent dans le capitalisme, sont insurmontablement divisées.

Même si les luttes défensives de la classe ouvrière pour tenter de protéger le faible niveau de vie qu’elle a aujourd’hui, sont encore isolées et divisées par les syndicats et bien moins spectaculaire que les révoltes sociales, elles contiennent néanmoins, contrairement à ces dernières, les germes d’un assaut offensif contre le système capitaliste comme l’ont montré par exemple les luttes de solidarité à l’aéroport de Londres en juillet 2005, de même que la vague de luttes ouvrières en Argentine au cours de l'été 2005 et, tout dernièrement, la grève dans les transports à New York.

C’est pour ces raisons que la classe ouvrière a été, depuis 150 ans, capable de développer une alternative politique révolutionnaire à la domination du capital. L’alternative socialiste met nécessairement en conflit la classe ouvrière avec la légalité capitaliste de l’exploitation défendue par un nombre astronomique de forces armées et punitives. En ce sens, la violence de la classe ouvrière, à la différence des gestes désespérés d’autres couches opprimées, doit être considérée comme l’accoucheuse de l’histoire, celle qui permettra l’accouchement douloureux d’une nouvelle société.

 

Aujourd’hui, les luttes de classe renaissantes semblent rejetées à l’arrière-scène par des luttes sociales bien plus importantes. Au mieux elles paraissent n’avoir qu’un rôle de soutien vis-à-vis de ces dernières qui constituent l’attraction principale dans les médias.

Dans ce contexte, il est d’une importance vitale que les révolutionnaires défendent le rôle fondamental du prolétariat et la nécessité de son autonomie, non seulement vis-à-vis des forces de la bourgeoisie qui prétendent le défendre, comme les partis de gauche et les syndicats, mais aussi par rapport aux révoltes désespérées des couches et groupements disparates d'opprimés au sein du capitalisme.

La bourgeoisie, dont les représentants les plus intelligents sont bien conscients de la menace sous-jacente que constitue le prolétariat, est donc particulièrement soucieuse de faire de la publicité aux révoltes sociales et de minimiser ou ignorer quand elle le peut, les mouvements et les actions authentiques du prolétariat.

En identifiant le violent chaos des révoltes sociales à toutes les autres manifestations de la décomposition de la société, la bourgeoisie espère discréditer toute résistance à sa domination, y compris et en particulier la lutte de classe du prolétariat.

En présentant les révoltes sociales comme la principale expression de l’opposition à la société capitaliste, la bourgeoisie espère persuader les membres de la classe ouvrière, les jeunes en particulier, que ces actions condamnées à l’échec sont la seule forme de lutte possible. Et en montrant en détail les limites évidentes et les échecs certains de ces révoltes, la bourgeoisie cherche à démoraliser, à éteindre et à disperser la menace que représente l’unité prolétarienne, une unité qui requiert en particulier la solidarité entre la jeune génération de la classe avec les générations plus anciennes.

Cette tactique vis-à-vis de la classe ouvrière connaît un certain succès, notamment parmi les jeunes et les chômeurs de longue durée ainsi que parmi les minorités ethniques au sein du prolétariat. Beaucoup d’éléments de ces secteurs ont été entraînés dans les émeutes en France. En Argentine, le mouvement des Piqueteros a réussi à "organiser" les chômeurs derrière l’État et à dévoyer certains efforts de la récente vague de grève, en 2005, dans ce mouvement et d’autres impasses similaires.

L’aile gauche de la bourgeoisie et ses forces d’extrême gauche en particulier ont un rôle particulier à jouer dans la démobilisation de la classe ouvrière dans ce genre d’impasses qu’elles utilisent comme masse de manoeuvre pour alimenter les campagnes qui proposent une autre gestion du régime capitaliste.

Malheureusement, certaines forces de la Gauche communiste tout en se montrant capables de voir les "limites" des révoltes sociales sont incapables de résister à la tentation d’y détecter "quand même" quelque chose de positif. Le Bureau international pour le Parti révolutionnaire par exemple a déjà été séduit par les mouvements interclassistes d’Argentine en décembre 2001 et de Bolivie peu après, les considérant comme des expressions, réelles ou potentielles, de la classe ouvrière. Dans sa prise de positions sur les émeutes en France, le BIPR, malgré la critique qu’il fait de leur inconséquence, envisage la possibilité de les transformer en luttes de classe authentiques grâce au parti révolutionnaire. Et c'est à peu près le même son de cloche qu'on trouve chez les autres groupes qui se réclament de la Gauche italienne et qui tous s'appellent "Parti communiste international".

Évidemment, on peut toujours rêver sur l’existence d’un parti de classe et sur les miracles qu’il pourrait accomplir, conformément au vieux dicton russe : "quand il n’y a pas de vodka, parlons de vodka". Mais aujourd’hui, le parti révolutionnaire n’existe pas, précisément parce que la classe ouvrière doit encore développer son indépendance et son autonomie politiques vis-à-vis de toutes les autres forces sociales de la société capitaliste. Ce n'est pas sur la base des explosions sociales désespérées mais bien sur la base de ce développement de l'identité de classe du prolétariat, notamment à travers l'intensification et l'extension de ses combats, et aussi avec l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de ceux-ci, que seront créées les conditions permettant à la classe de se doter de son parti révolutionnaire. Quand nous serons dans cette situation historique, alors il sera possible pour le prolétariat, avec son parti politique, de tirer derrière lui tout le mécontentement de toutes les autres couches opprimées de la société, mais uniquement sur la base de la reconnaissance du rôle central et dirigeant de la classe ouvrière.

Aujourd’hui, la tâche des révolutionnaires est d’insister sur la nécessité de créer l’autonomie politique du prolétariat, pas d’aider la bourgeoisie à obscurcir cette nécessité par des délires de grandeur sur le rôle du parti révolutionnaire.

 

Como (20 décembre)

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Les IWW (1905-1921) : l'échec du syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis (I)

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Il y a un siècle à Chicago, le 27 juin 1905, dans une salle bondée, Big Bill Haywood, dirigeant de la combative Western Miners Federation (WMF, Fédération des Mineurs de l’Ouest), prononça le discours d’ouverture de ce qu'il qualifia de "congrès continental de la classe ouvrière". Il s’agissait d’un rassemblement appelé dans le but de créer une nouvelle organisation révolutionnaire de la classe ouvrière aux États-Unis : les Industrial Workers of the World (IWW, Ouvriers industriels du Monde), dont les membres furent souvent nommés les Wobblies1. Haywood déclarait solennellement aux 203 délégués présents : "Nous sommes ici pour rassembler les travailleurs de ce pays au sein d’un mouvement de la classe ouvrière dont l’objectif sera l'émancipation de la classe ouvrière de l’esclavage capitaliste… Le but et l’objet de cette organisation doit être de permettre à la classe ouvrière de prendre le contrôle du pouvoir économique, des moyens de son existence et celui de l’appareil de production et de distribution, sans se soucier des patrons capitalistes… cette organisation sera formée, basée et fondée sur la lutte de classe, sans compromis, ni reddition et aura comme seul et unique but d'amener les travailleurs de ce pays à prendre possession de la pleine valeur du produit de leur travail." (Proceedings of the First IWW Convention.)2

Ceci marquait le début de la grande expérience syndicaliste révolutionnaire aux États-Unis, qui constitue le sujet de la troisième partie de notre série d’articles sur l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire3. Tout au long des 16 années au cours desquelles ils ont pris une existence significative, avec laquelle la bourgeoisie devait compter, de 1905 à 1921, les IWW sont devenus l’organisation la plus redoutée et la plus vilipendée par son ennemi de classe. Pendant cette période, elle a connu une évolution rapide tant sur le plan des principes théoriques et de la clarté politique que de sa contribution à la lutte de classe.

Mais avant de nous pencher sur les leçons que nous pouvons tirer de son expérience, il vaut la peine de souligner que, dans le contexte historique actuel, le simple fait de rappeler cette expérience revêt une importance particulière. En effet, aujourd’hui, une sorte de "Sainte Alliance" qui va d’Al Qaida à l’extrême-gauche du capital, en passant par les alter-mondialistes et les gouvernements impérialistes rivaux de la bourgeoisie américaine, a tout intérêt à présenter – de façon plus ou moins subtile – "l’impérialisme yankee" (ou "le Grand Satan") comme l’ennemi numéro un des peuples et des prolétaires du monde entier. Selon la propagande anti-américaine de cette "Sainte Alliance", le "peuple" américain serait chrétien, croyant, croisé, et profiterait sans réfléchir des fruits de la politique impérialiste américaine. Aux États-Unis même, on présente les ouvriers comme faisant partie des "classes moyennes". L’expérience des IWW, le courage exemplaire de leurs militants face à une classe dominante qui ne recula devant aucune violence ni aucune hypocrisie, aussi vile soit-elle, sont donc là pour nous rappeler que les ouvriers américains sont bel bien les frères de classe des ouvriers du monde entier, que leurs intérêts et leurs luttes sont les mêmes et que l’internationalisme n’est pas un vain mot pour la classe ouvrière mais bien la pierre de touche de son existence.

Le contexte historique de la fondation des IWW

L’apparition des IWW aux États-Unis constituait, en partie, une réponse aux mêmes tendances générales qui avaient suscité le syndicalisme révolutionnaire en Europe occidentale : "l’opportunisme, le réformisme et le crétininisme parlementaire".4 La concrétisation aux États-Unis de cette tendance internationale générale porte la marque de certaines spécificités américaines : l’existence de la Frontière5 ; l’immigration à grande échelle d’ouvriers venant d’Europe, à la fin des années 1880 et au début des années 1900 ; l'arrivée sur le marché du travail d'un grand nombre d'esclaves libérés après la Guerre de Sécession (1861-65) ; l’opposition farouche entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme d’industrie ; et le débat sur la politique à mener vis-à-vis des syndicats de métier, les investir en vue de les "miner de l’intérieur" ou créer un nouveau syndicat.

 

La Frontière et l’immigration

Ces deux facteurs fortement intriqués ont eu des conséquences significatives sur le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis.

La Frontière a servi de soupape de sécurité à la révolte qui grondait dans les États industriels et fortement peuplés du Nord-Est et du Midwest.

Un nombre significatif d’ouvriers, aussi bien natifs qu’immigrés, écrasés par l'exploitation dans les usines, choisissait de fuir les centres industriels et de migrer vers l’Ouest, à la recherche d'indépendance et d’une "vie meilleure" comme fermiers, ou avec des projets donquichottesques de s’enrichir rapidement en devenant mineurs. L'existence de cette soupape de sécurité a eu un impact sur la capacité du mouvement ouvrier à développer son expérience. Bien qu’en fait la Frontière n’ait pour ainsi dire plus existé à partir du début des années 1890, ce phénomène de fuite vers l'Ouest a perduré au moins jusqu’au début du 20e siècle.6

Pendant longtemps, le mouvement ouvrier aux États-Unis fut très préoccupé par les divisions entre ceux qui étaient nés au pays, les ouvriers anglophones (même si ces derniers n’étaient eux-mêmes que de la seconde génération d’immigrants) et les ouvriers immigrés nouvellement arrivés, qui ne parlaient et ne lisaient que peu ou pas du tout l’anglais. Dans sa correspondance avec Sorge en 1893, Engels le mettait en garde contre l’usage cynique que faisait la bourgeoisie des divisions au sein du prolétariat qui retardaient le développement du mouvement ouvrier aux États-Unis.7 En effet, la bourgeoisie utilisait habilement tous les préjugés raciaux, ethniques, nationaux et linguistiques pour diviser les ouvriers entre eux et contrecarrer le développement d’une classe ouvrière capable de se concevoir comme une classe unie. Ces divisions ont constitué un sérieux handicap pour la classe ouvrière aux États-Unis car elles coupaient les ouvriers nés en Amérique de la grande expérience acquise en Europe par les ouvriers récemment immigrés. Elles engendraient, pour les ouvriers américains les plus conscients, des difficultés à se maintenir au niveau des avancées théoriques du mouvement ouvrier international ; elles les rendaient plus dépendants de la mauvaise qualité des traductions des écrits de Marx et Engels, qui, à leur tour, reflétaient parfois les faiblesses théoriques des traducteurs.

C'est ainsi que, en retard dans son armement théorique, le mouvement ouvrier en Amérique s'est trouvé handicapé dans sa capacité à faire face à l’opportunisme et aux courants réformistes.

Les faiblesses théoriques de Daniel DeLeon, leader du Socialist Labor Party (SLP, Parti socialiste du travail) l'illustrent amplement. Ce dernier défendait une variante de la "loi d’airain des salaires" de Lassalle8 et, de ce fait, sous-estimait complètement l’importance des luttes immédiates du prolétariat. Il croyait naïvement que la révolution se ferait par le bulletin de vote, rejetait le principe de la dictature du prolétariat mais dirigeait le SLP de façon autoritaire et sectaire9 .

Pour sa part, Eugene Debs, "éternel" candidat du Socialist Party of America (SPA, parti socialiste rival du SLP 10) à la présidence des États-Unis possédait de grands dons oratoires mais des talents limités pour la théorie et l’organisation. Ces deux hommes ont participé au congrès de fondation des IWW, mais le fait que ni eux, ni leurs partis politiques respectifs n’ont été capables de contribuer à la clarification politique, au sein des IWW, était en grande partie la conséquence de la faiblesse des traditions théoriques dans le mouvement ouvrier américain.

Une autre conséquence de la tradition de la Frontière c'est le poids de la violence dans la société américaine. Au départ, les villes frontalières de l’Ouest ne disposaient ni d'un appareil d’État formel, ni d'aucune institution pour maintenir la loi et l’ordre. Cela a contribué au développement d’une "culture des fusils et de la violence", qui a persisté jusqu'à aujourd’hui où la prolifération des armes à feu et le niveau de violence dans la société américaine dépasse de loin celui de tout autre grande nation industrialisée 11. Dans ce contexte, il était sans doute inévitable que la lutte de classe aux États-Unis, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, prenne une forme extrêmement violente. La bourgeoisie américaine n’hésitait pas un seul instant à utiliser la répression dans ses confrontations avec le prolétariat, que ce soit au moyen de l’armée, des milices d’État, les infâmes Pinkerton (employés d’une agence de détectives privés dont on louait les services pour briser les grèves, ndt) ou de la location des services de bandits pour écraser les nombreuses grèves ouvrières, et qui allaient jusqu'à massacrer les grévistes et leurs familles. Les ouvriers, de leur côté, n’hésitaient pas à répliquer pour se défendre. Cette situation, démasquait aisément la cruauté et l’hypocrisie de la dictature de la démocratie bourgeoise, et montrait clairement la futilité de toute tentative de vouloir changer fondamentalement cet état de choses au moyen du bulletin de vote. Mais en retour, elle répandait le scepticisme parmi les ouvriers les plus conscients vis-à-vis de l’efficacité de l’action politique qui était, en général conçue comme la participation aux campagnes électorales. Cette confusion était particulièrement alimentée par le SLP de DeLeon et son fétichisme du vote qui perpétuait l’idée fausse selon laquelle l’action politique serait, par définition, identique à l’électoralisme. L’incapacité des Wobblies à comprendre que la révolution constitue fondamentalement un acte politique qui passe par la confrontation avec l’État capitaliste et sa destruction, et par la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, allait avoir de graves conséquences.

 

L’opposition entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme industriel

Les Knights of Labor (les "Chevaliers du Travail") qui ont compté jusqu’à un million de membres en 1886, ont été la première organisation nationale significative des travailleurs aux États-Unis. Les Knights considéraient que les ouvriers devaient se concevoir d’abord en tant que salariés, et de façon secondaire, comme irlandais, italiens, juifs, catholiques ou protestants. Ils restaient néanmoins, ce qui était propre à l'époque, un syndicat national qui organisait les ouvriers dans le cadre de la corporation : "organiser les charpentiers en tant que charpentiers, les maçons en tant que maçons, et ainsi de suite, leur apprendre à tous à placer leurs intérêts d’ouvriers qualifiés au dessus des intérêts de tous les autres ouvriers."12 Les violences qui eurent lieu à l'occasion de la lutte pour la journée de 8 heures et qui menèrent au massacre de Haymarket13 en 1886, portèrent un coup sérieux aux Knights qui, à partir de 1888, déclinèrent. Les syndicats de métier se regroupèrent alors dans la American Federation of Labor (AFL, Fédération américaine du Travail, fondée en 1886) qui considérait le capitalisme et le système salarié comme inévitables et se donnait pour but d'obtenir de celui-ci le plus d'avantages possible pour les travailleurs qualifiés qu’elle représentait. Sous la direction de Samuel Gompers, l’AFL se présentait comme un défenseur sans réserve du système américain et une alternative responsable au radicalisme ouvrier. Ce faisant, l’AFL déclinait toute responsabilité vis-à-vis de la situation de millions d’ouvriers américains, peu ou pas qualifiés, qui étaient sauvagement exploités dans les nouvelles industries manufacturières ou minières à forte concentration ouvrière.

Dans ce contexte, le conflit entre le syndicalisme de métier et le syndicalisme industriel, souvent considéré comme un conflit entre un syndicalisme du "business" ou de collaboration de classe et un syndicalisme "industriel", de lutte de classe, devint la principale controverse au sein du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle et au début du 20e.14

Au-delà des spécificités historiques des pays "anglo-saxons" (en particulier la combinaison d’un mouvement syndical fort avec une tradition politique socialiste et marxiste faible), ce débat exprimait avant tout les profonds changements qui se produisaient dans le capitalisme lui-même : d’un côté, le développement d’une industrie à grande échelle incarnée par l’apparition du "Taylorisme"15, de l’autre, le fait que la période ascendante du capitalisme tirait à sa fin, imposant de nouveaux buts historiques et de nouvelles méthodes à la lutte de classe.

Les premiers syndicats, les "trade-unions", étaient basés (comme l’implique le terme en anglais) sur des métiers particuliers au sein de l’industrie et dédiaient la plus grande partie de leur activité à la défense des intérêts de leurs membres, non seulement comme ouvriers de façon générale, mais aussi en tant qu’ouvriers qualifiés. Cette défense pouvait prendre la forme de l’application de barrières à l’embauche d’ouvriers n’ayant pas accompli l’apprentissage requis pour exercer un certain métier, ou encore, par exemple, la limitation de l'embauche aux membres de certains syndicats auxquels étaient réservés certains emplois. Sous sa forme traditionnelle, l’organisation des syndicats tendait à la fois à créer des divisions entre ouvriers de différents métiers, et à exclure complètement l'énorme masse de travailleurs non qualifiés qui affluaient dans les nouvelles industries de production de masse qui se développaient à la fin du 19e et au début du 20e siècle. De plus, le fait que ces travailleurs non qualifiés étaient souvent des immigrés venant de la campagne ou d’autres pays, les isolait des ouvriers qualifiés, pour des questions de langue ou de préjugés raciaux (qui ne se limitaient en aucune façon au préjugé sur la couleur de peau).

Un autre facteur important de la situation, au début du 20e siècle, était le fait qu'avec la fin de la période ascendante du capitalisme, de nouvelles exigences commençaient à se poser à la lutte de classe. Comme nous l’avons vu dans les articles sur la Révolution russe de 1905 (Revue Internationale n°120, 122, 123), la lutte de classe arrivait au point où les luttes pour la défense ou l’amélioration des salaires et des conditions de vie signifiaient de plus en plus une remise en question l’ordre capitaliste lui-même. La question qui se posait de façon grandissante n'était pas d’obtenir des réformes au sein du capitalisme mais de trancher la question du pouvoir : devait-on laisser le pouvoir politique, d’État, aux mains des capitalistes ou, au contraire, la classe ouvrière devait-elle détruire l’État capitaliste et prendre le pouvoir pour construire une nouvelle société communiste (ou socialiste comme l’auraient dit les IWW) ?

Sur les deux plans, la conception étroite d'un syndicalisme de métier, prôné par l’AFL, était non seulement inadaptée, mais franchement réactionnaire.

Deux solutions ont été âprement débattues tout au long de l’histoire du mouvement syndicaliste-révolutionnaire16 : l'une préconisait la méthode du dual unionism ("syndicalisme double"), qui voulait dire concrètement créer un nouveau mouvement pour rivaliser avec les vieux syndicats ; c'était une stratégie à haut risque : elle ouvrait la porte à l'accusation de diviser le mouvement ouvrier et ne pouvait être réellement efficace que si elle attirait suffisamment d’adhérents, comme l’avait très clairement démontré a contrario, à la fin des années 1890, le fiasco des tentatives de DeLeon pour créer un "syndicat d’industrie". L'autre stratégie, appelée "boring from within" ("miner de l'intérieur), c'est-à-dire prendre les syndicats existants, ne pouvait réussir que si les syndicalistes-révolutionnaires en prenaient le contrôle, et elle les mettait entre temps à la merci des méthodes sans principes de leurs adversaires "traditionnalistes", comme Gompers de l’AFL.

En dernière analyse, la Révolution russe de 1905 et plus encore celle de 1917 ont rendu ce débat obsolète, en créant une nouvelle forme d’organisation, le soviet, qui était adapté aux nouvelles conditions historiques de la lutte prolétarienne, ce que ni les syndicats de métier ni les "syndicats d’industrie" des IWW n'auraient pu jamais être.

Parmi les défenseurs du syndicalisme "industriel", il y eut plusieurs évolutions notables. Ainsi, par exemple, déçu par les trahisons répétées et l’activité de briseurs de grève des syndicats de métier dans l’industrie du chemin de fer dont il fut le témoin pendant les 17 ans de sa carrière dans le syndicat des ouvriers qualifiés du rail, Eugene Debs fonda, en 1893, l’American Railroad Union (ARU, le Syndicat américain des Chemins de Fers). C'était une organisation industrielle, ouverte à tous les ouvriers du rail, sans distinction de métier ou de qualification. Le syndicat grandit rapidement, attirant non seulement des ouvriers non qualifiés mais aussi des ouvriers qualifiés qui comprenaient la nécessité de la solidarité la plus large dans la lutte contre les patrons. En 1894, l’ARU se trouva engagé prématurément dans une grève chez Pullman, ce qui conduisit à l'anéantissement du syndicat et à une peine de prison de six mois pour Debs. Cette expérience allait constituer un moment important dans l’évolution politique de ce dernier qui, en prison, se rallia au socialisme et en ressortit à l'avant-garde de la critique du syndicalisme à la Gompers.

A la fin des années 1890, le SLP, dirigé par Daniel DeLeon, abandonna la politique du "boring from within" consistant à investir les syndicats AFL par la conquête de postes dirigeants et opta pour la politique du "dual unionism" en créant un nouveau syndicat, nommé Socialist Trades and Labor Alliance ("Alliance socialiste des métiers et du travail"), en tant qu'organisation socialiste du Travail rivale de l'AFL. Pour y adhérer, il existait une condition : être membre du parti. Cette tentative organisationnelle n’eut qu’un succès limité.

La fondation des IWW en 1905 ranima l'accusation portée par Samuel Gompers contre le "dual unionism" et sa propagande contre les IWW provoqua une grande controverse. Les anarcho-syndicalistes français qui avaient triomphé en prenant le contrôle de la CGT grâce à la stratégie victorieuse du "boring from within", essentiellement par leur emprise sur des syndicats de métier, critiquaient l’abandon de l’AFL par les IWW. William Z. Foster, un membre des IWW qui tomba sous l’influence des anarcho-syndicalistes français à l’occasion d’un séjour en France, plaida avec ardeur en faveur de la dissolution des IWW et de leur réintégration dans l’AFL et finit par quitter les Wobblies.17

Les dirigeants des IWW rejetaient l'accusation de "dual unionism" - créer un syndicat concurrent, comme le montre l’insistance portée par Haywood sur le fait que la mission des IWW était d’organiser les inorganisés, les ouvriers industriels non qualifiés qui étaient ignorés par les syndicats de métier de l’AFL. Les IWW ne cherchaient pas à attirer les membres des syndicats AFL ni même à leur faire concurrence en recherchant le soutien de secteurs particuliers de la classe ouvrière. Cependant, il est indéniable que les IWW étaient dans les fait un rival de Gompers et de l’AFL.

Les tentatives que menèrent, dans les années 1880 et 1890, les ouvriers des mines du Colorado, du Montana et de l'Idaho pour s'organiser sur une base industrielle - tentatives qui ont donné naissance à la Western Federation of Miners (WFM, Fédération occidentale des Mineurs) - peuvent, peut-être, être considérées comme l'impulsion la plus importante qui a été donnée au développement d'un syndicalisme industriel, en particulier à cause de l'impact direct qu'elles ont eu sur la fondation des IWW.

Aiguillonné par ce qui était devenu une véritable guerre de classe ouverte avec les compagnies minières et les autorités de l’État (les deux côtés étaient souvent armés), le WFM se radicalisa de plus en plus. En 1898, le WFM parraina la formation du Western Labor Union (WLU, Syndicat occidental du Travail), selon la politique de "dual union". C'était une alternative régionale à l'AFL, mais elle n'acquit jamais d'existence indépendante au-delà de l'influence de son sponsor. Même si les revendications immédiates mises en avant par le WFM étaient souvent les mêmes que celles de l'AFL, typiques du "pork chop unionism"18, en 1902, le but que poursuivait le WFM était le socialisme.

Dans son discours d’adieu au congrès de la WFM en 1902, par exemple, le président sortant Ed Boyce mettait en garde contre le fait que le syndicalisme pur et dur ne suffisait pas à défendre les intérêts des ouvriers. Il défendit qu'en dernière analyse, la réponse était "l'abolition du salariat qui est un système plus destructeur des droits de l’homme et de la liberté que tout autre système d'esclavage inventé jusqu'à présent".19

En 1902, l’AFL pressa la WFM de démanteler le Western Labor Union et de rejoindre l’AFL, mais la WFM répondit en transformant l’organisation régionale en American Labor Union (ALU), pour concurrencer l’AFL au niveau national et en se référant encore plus ouvertement au socialisme. L’ALU commença à prendre des positions qui allaient servir par la suite de lignes directrices aux IWW : la primauté de l’action économique (ce que les IWW allaient appeler plus tard "l’action directe") sur l’action politique et le modèle syndicaliste-révolutionnaire pour l’organisation de la société révolutionnaire. Le journal de l’ALU prenait ainsi position : "L’organisation économique du prolétariat est le cœur et l’âme du mouvement socialiste (…) L’objectif du syndicalisme d’industrie est d’organiser la classe ouvrière approximativement dans les mêmes secteurs de production et de distribution que ceux qu’on obtiendra dans une communauté basée sur la coopération, de telle façon que si les ouvriers devaient perdre leur droit de vote, ils garderaient toujours une organisation économique consciemment entraînée à prendre en mains les outils de l’industrie et les sources de richesses et à les administrer en leur faveur."20

La convention de la WFM de 1904 donna comme mandat à sa commission exécutive de chercher à créer une nouvelle organisation pour unir toute la classe ouvrière. Après deux réunions secrètes pendant l’été et l’automne, auxquelles ont participé des représentants de diverses organisations - pas exactement les mêmes à chaque fois - une lettre fut envoyée à trente personnes, comprenant des syndicalistes d’industrie, des membres du SPA et du SLP et même des membres des syndicats AFL, les invitant "à nous rencontrer à Chicago, le lundi 2 janvier, dans une conférence secrète pour discuter des méthodes et des moyens d’unifier les travailleurs d'Amérique sur des principes révolutionnaires corrects (…) de manière à assurer l'intégrité [de l'organisation] en tant que réel protecteur des intérêts des ouvriers".21 Vingt-deux personnes assistèrent à la réunion de janvier. Plusieurs, dont Debs, furent dans l’incapacité de venir mais envoyèrent leur soutien chaleureux. Deux seulement des invités, tous deux membres influents du SPA, refusèrent de participer du fait que leur préférence allait à un travail au sein de l’AFL. La réunion de janvier déboucha sur un appel au congrès de fondation des IWW.

Syndicalisme révolutionnaire des IWW ou anarcho-syndicalisme

En tant qu’organisation syndicaliste révolutionnaire, les IWW ont pris une orientation qui divergeait fortement de l’anarcho-syndicalisme de la CGT française, à laquelle nous avons déjà consacré un article "L’anarcho-syndicalisme face à un changement d’époque : la CGT jusqu’en 1914" (Revue Internationale n°120). Malgré le point de vue syndicaliste-révolutionnaire des fondateurs des IWW pour qui, notamment, la société socialiste serait organisée selon les mêmes principes que les syndicats industriels, il y avait de grandes différences entre les IWW et l’anarcho-syndicalisme tel qu’il existait en Europe. Ces différences s'exprimaient en particulier à propos de questions vitales comme l’internationalisme, l’action politique et la centralisation.

 

L'internationalisme

Pendant la période qui a précédé le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les anarcho-syndicalistes de la CGT française ont manifesté leur opposition à la guerre d’une façon qui relevait davantage du pacifisme que de l’internationalisme prolétarien. Et dès le début de la guerre en 1914, la CGT abandonnait complètement sa perspective anti-guerre pour se rallier au soutien de l’État capitaliste français, participait à la mobilisation du prolétariat dans la guerre impérialiste, franchissant de ce fait la frontière de classe pour passer du côté de la bourgeoisie. A l’opposé de cette trahison des principes de classe, les syndicalistes révolutionnaires des IWW défendaient, avant l’entrée des États-Unis dans le conflit, une position contre la guerre semblable à celle de la social-démocratie avant l'entrée en guerre des principaux belligérants européens. Ainsi, par exemple, la convention des IWW adoptée en 1916 déclarait : "Nous condamnons toutes les guerres, et pour empêcher celles-ci, nous sommes pour la propagande anti-militariste en temps de paix, pour promouvoir ainsi la solidarité de classe entre les travailleurs du monde entier et, en temps de guerre, pour la grève générale dans toutes les industries.

Nous étendons notre soutien à la fois matériel et moral à tous les travailleurs qui souffrent aux mains de la classe capitaliste du fait de leur adhésion à ces principes et nous appelons tous les ouvriers à se joindre à nous, pour que cesse le règne des exploiteurs et que cette terre devienne belle grâce à l’établissement d’une Démocratie industrielle." (Official Proceedings of the 1916 Convention, p.138)

Contrairement aux anarcho-syndicalistes français et quelles qu’aient pu être les ambiguïtés qui caractérisaient les actions des IWW, ces derniers n’ont jamais soutenu la guerre lorsque les États-Unis se sont mis à participer au massacre impérialiste mondial. Ils se sont attirés ainsi une violente répression de la part de l’État – ce dont nous parlerons plus en détail dans notre prochain article.

Si les IWW et la CGT ont adopté face à la guerre un positionnement différent concernant la défense des intérêts du prolétariat, cela n'est pas simplement le produit de circonstances historiques différentes, par ailleurs réelles puisque les États-Unis n’ont pas été confrontés à une invasion étrangère sur leur propre territoire et ne sont entrés en guerre qu’en 1917. C'est une démarche profondément différente qui explique d'une part la capitulation de la CGT et, d'autre part, l’internationalisme des IWW face à la guerre. Comme nous l’avons vu dans l’article précédemment cité sur la CGT, cette dernière restait ancrée dans une vision "nationale" de la révolution qui devait beaucoup à l’expérience de la révolution bourgeoise française de 1789. A l’opposé, les IWW n’ont jamais perdu de vue la nature internationale de la lutte de classe et prenaient très au sérieux la référence internationale contenue dans le nom qu'ils s'étaient donnés (Ouvriers Industriels du Monde). Dès le début, l’ambition des IWW était d’unir le prolétariat mondial tout entier dans une organisation unique, de lutte de classe : ainsi des sections affiliées au "One Big Union" (un seul grand syndicat) avaient été créées dans des lieux aussi éloignés que le Mexique, le Pérou, l’Australie et la Grande-Bretagne. Aux États-Unis, les IWW firent figure de pionniers en comblant le fossé qui existait entre ouvriers anglophones, nés aux États-Unis, et immigrants. Ils accueillaient les ouvriers noirs dans l’organisation sur la même base que les ouvriers blancs, à une époque où la ségrégation et la discrimination raciales faisaient rage dans la société tout entière et alors que l'AFL refusait l’admission aux noirs.

 

L’action politique

Alors que l’anarcho-syndicalisme rejetait l’action politique, le syndicalisme révolutionnaire, tel qu’il était incarné par les IWW, englobait l’activité et la participation d’organisations politiques à son congrès de fondation, y compris le SPA et le SLP. En fait, ceux qui participèrent au congrès de 1905 se considéraient comme des socialistes, adhérant à une perspective marxiste, et non comme des anarchistes. A l’exception de Lucy Parsons, veuve d’Albert Parsons, martyr du Haymarket22, qui assistait en tant qu’invitée d’honneur, les anarchistes ou les syndicalistes ne jouèrent aucun rôle significatif dans le congrès de fondation. A la fin du congrès de fondation, on pouvait constater que "tous les dirigeants des IWW étaient membres d'un parti socialiste".23

Un des moments les plus émouvants de ce congrès de fondation fut la poignée de main entre Daniel DeLeon, leader du SLP, et Eugene Debs du SPA. Malgré des années d’âpres désaccords et grâce à l’œuvre du syndicalisme révolutionnaire, ces deux géants politiques du mouvement socialiste enterrèrent publiquement la hache de guerre dans l’intérêt de l’unité prolétarienne. Bien que par la suite les IWW aient pris leurs distances avec les partis socialistes et que Debs et DeLeon aient quitté l'organisation en 1908, ils restaient néanmoins ouverts aux militants socialistes et, plus tard, le furent aussi à ceux du Parti communiste. Ainsi, en 1911, Big Bill Haywood était à la fois un membre élu de la commission exécutive du SPA et un dirigeant des IWW. De plus, c'est la fraction de droite du Parti socialiste, non la commission des IWW, qui considérait inacceptable que Haywood assume un rôle dirigeant simultanément dans les deux organisations. Bien après que les IWW aient formellement retiré toute mention d’action politique de leur préambule révolutionnaire, la plupart de ses membres votaient pour des candidats socialistes, et les victoires électorales des socialistes dans des lieux tels que Butte, dans le Montana, étaient attribuées en général à la présence importante d’électeurs Wobbly.

Les dirigeants des IWW rejetaient catégoriquement toute adhésion aux théories du syndicalisme révolutionnaire, qu’ils considéraient comme relevant d'une doctrine européenne et étrangère. "En janvier 1913, par exemple, un partisan Wobbly disait que "syndicalisme révolutionaire" était le terme le plus largement utilisé par les ennemis [des IWW]’. Les Wobblies eux-mêmes n’avaient guère de mots aimables pour les dirigeants syndicalistes révolutionnaires européens. Pour eux, Ferdinand Pelloutier était ‘l’anarchiste’, Georges Sorel, ‘l’apologiste monarchique de la violence’, Herbert Lagardelle était un ‘anti-démocrate’ et l’italien Arturo Labriola, ‘conservateur en politique et révolutionnaire dans les syndicats’". 24

Cependant, malgré l’insistance des IWW sur le fait qu’ils étaient des "unionistes de l’industrie", ou des "industrialistes" [selon la terminologie adoptée aux États-unis] et pas des "syndicalists", il est tout à fait juste de caractériser cette organisation comme syndicaliste révolutionnaires puisque, pour les IWW, la "One Big Union" devait être la force organisatrice du prolétariat au sein du capitalisme, l’agent de la révolution prolétarienne et la forme organisationnelle de la société socialiste que la révolution devait créer.

De fait, l’attitude des IWW vis-à-vis de l’action politique était ambivalente. Bien que beaucoup de Wobblies aient été des militants du SPA ou du SLP comme nous l’avons vu, les IWW nourrissaient une méfiance bien justifiée à l’égard des disputes de factions entre organisations politiques : l’organisateur ("General Organiser") des IWW de 1908 à 1915, Vincent St John, disait clairement qu’il s’opposait à tout lien des IWW avec un parti politique et "combattait pour sauver les IWW face à Daniel DeLeon d’un côté et face aux ‘fantaisistes anarchistes’ de l’autre"25.

Par ailleurs, dans beaucoup de cas, l’activité des IWW était beaucoup plus proche de celle d’une organisation politique que d’un syndicat. En particulier, l’engagement des IWW dans "l’action directe" reflétait une conception allant bien au-delà des frontières du syndicalisme traditionnel pour lequel l’action des organisations devait être limitée aux lieux de travail pour les syndicats et aux isoloirs pour les partis politiques. "L'action directe" signifiait que la lutte pouvait gagner la rue et que l’État était un ennemi qu'il fallait affronter au même titre que les patrons. Un des exemples le plus clair en sont les batailles menées par les IWW de 1909 à 1913, pour la liberté de parole dans le cadre de leurs campagnes pour organiser les ouvriers, principalement dans les villes de l’Ouest ; ces dernières avaient adopté des lois locales pour interdire les "soap box orators" (mot à mot, des "orateurs juchés sur des caisses de savon" selon l'expression populaire provenant du fait que des ouvriers militants avaient coutume de prendre la parole dans la rue en montant sur des caisses ayant servi à conditionner du savon). Les IWW réagirent en mobilisant tous les militants disponibles afin qu'ils se précipitent dans ces villes, y violent la nouvelle loi en faisant des discours dans la rue de sorte que les prisons soient littéralement engorgées. Cette désobéissance civile reçut le soutien de beaucoup d’ouvriers, de socialistes et même des syndicats AFL et d'éléments libéraux de la bourgeoisie. Même si la conception de "l’action directe" allait plus tard servir d'argument en faveur de la tactique syndicale du "sabotage" - que nous traiterons dans la suite de cet article - il est clair que ce mode d'action était un engagement dans l’action politique, en dehors des paramètres traditionnels du syndicalisme révolutionnaire.

 

La centralisation

Contrairement à la conception hostile à la centralisation de l’anarcho-syndicalisme dont les principes fédéralistes préconisaient une confédération de syndicats autonomes et indépendants, les IWW agissaient selon une orientation centralisée. La constitution des IWW en 1905, tout en conférant une "autonomie industrielle" à ses syndicats d’industrie, établissait clairement comme principe que ces mêmes syndicats d’industrie étaient sous le contrôle de la General Executive Board (GEB, Commission exécutive générale), l’organe central des IWW : "Les subdivisions internationales et nationales des syndicats industriels auront une autonomie complète en ce qui concerne leurs affaires internes respectives, à condition que la Commission exécutive générale ait le pouvoir de les contrôler en ce qui concerne les intérêts sociaux de l'ensemble." (Constitution and By-Laws of the Industrial Workers of the World (1905) – Article 126). Cette position avait été acceptée sans réserve en 1905. Seule la GEB pouvait autoriser les IWW à faire grève. L’accent mis sur la centralisation était fondé sur la "reconnaissance de la centralisation du capital et de l’industrie américains"27. A la différence des anarcho-syndicalistes qui, selon leur perspective fédéraliste, décentralisée, encourageaient les syndicats autonomes à lancer fréquemment des grèves, les IWW penchaient pour moins de grèves, celles-ci devant être plus rigoureusement planifiées, basées sur une analyse moins immédiatiste du rapport de force entre les classes et de la force des travailleurs. Une commission exécutive ayant une vision plus globale de la lutte et de la situation que des ouvriers isolés réagissant spontanément à des attaques au niveau local, était plus à même de prendre la décision de la grève.

Même plus tard, après que les IWW en soient arrivés à rejeter l’action politique et à adopter une perspective plus ouvertement syndicaliste-révolutionnaire, les partisans de la centralisation ont continué à avoir le dessus sur ceux qui prônaient une orientation visant à décentraliser l’organisation. Ce débat a opposé la "fraction de l’Ouest" contre la "fraction de l’Est" dans le GEB. Les adversaires de la centralisation étaient plus forts à l’Ouest et avaient notamment pour base les ouvriers itinérants de l’industrie – bûcherons, mineurs et ouvriers agricoles, qui étaient souvent célibataires, nés en Amérique. A l’Est, les IWW occupaient des positions de force dans les industries manufacturières et les ports, où les ouvriers étaient souvent mariés, avaient des familles et bénéficiaient de conditions de vie plus stables. Et après la grève de Lawrence (Massachussets) en 1912, les ouvriers adhérents aux IWW étaient souvent des immigrés. Ceux de l’Est étaient en faveur de la centralisation pour garder un contrôle étroit sur ce qui était fait au nom de l’organisation et pour permettre aux IWW d'avoir une plus grande stabilité des adhérents, notamment en apportant à ces derniers un soutien suivi même en dehors des luttes ouvertes - essentiellement le même type d’aide que fournissaient les syndicats AFL. Ceux de l’Ouest penchaient pour une plus grande autonomie des groupes locaux d’ouvriers et d’éléments afin qu'ils mènent des actions qu’ils considéraient comme un moyen de donner le moral et de susciter l’enthousiasme des militants. Bien qu’étant originaire de l’Ouest, Haywood appartenait à la fraction de l’Est et était en faveur de la centralisation en vue de construire une organisation stable et permanente.

Nous avons déjà mis en évidence la différence entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme et souligné que "le syndicalisme révolutionnaire représente un véritable effort au sein du prolétariat, visant à trouver une réponse à l'opportunisme des partis socialistes et des syndicats, [alors que] l'anarcho-syndicalisme représente l'influence de l'anarchisme au sein de ce mouvement." (Revue Internationale N°120). Cependant, cela ne veut pas dire que le syndicalisme révolutionnaire et les IWW ne souffraient pas de grandes faiblesses. L'objectif du prochain article sera d’examiner si les principes du syndicalisme révolutionnaire, tels que les IWW les exprimaient dans la période 1905-1921, se sont avérés adaptés à la lutte de classe quand celle-ci fut confrontée, concrètement, à la question de la guerre et de la révolution dans cette période cruciale d’affrontement international entre la classe ouvrière et ses exploiteurs. Critiquer les positions des IWW - ce que nous ferons dans le prochain article - ce n'est en aucune façon rejeter ou nier le courage, l’héroïsme, la combativité et le dévouement des militants des IWW qui, dans bien des cas, leur ont valu la prison, ou même de perdre la vie. Ce n'est pas non plus minimiser l'importance des grèves organisées par les IWW qui ont uni les ouvriers immigrés et les ouvriers nés en Amérique, les ouvriers blancs et les ouvriers noirs dans la lutte de classe. Cet article visera plutôt à voir ce qu’il y a derrière la mythologie romanesque Wobbly qui aveugle encore bien des militants bien intentionnés vis-à-vis des faiblesses de cette organisation et de son héritage.

 

J. Grevin

 

1 Selon l’histoire officielle des IWW, "l’origine de l’expression ‘wobbly’ est incertaine. La légende veut qu'elle provienne de problèmes de langue d’un restaurateur chinois avec lequel avaient été passés des arrangements pendant [une] grève pour nourrir les membres qui passaient par sa ville. Quand il voulait demander ‘êtes vous du IWW ?’, on dit que cela faisait ‘All loo eye wobble wobble ?’. La même explication, à Vancouver cette fois, est donnée par Mortimer Downing dans une lettre citée dans Nation, 5 sept. 1923, concernant l’origine du terme en 1911". (voir https://www.iww.org/culture/myths/wobbly.shtml [6])

2 Cité par Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, Agone,

3 Voir les Revue internationale n°118 et 120.

4 Préface de Lénine à une brochure de Voinov (Lounartcharsky) sur l’attitude du parti vis-à-vis des syndicats (1907).

5 Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis fut l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine – aux dépens, évidemment, des tribus indiennes autochtones. L’espoir que représentait la Frontière a marqué fortement l’esprit et l’idéologie en Amérique.

6 Par exemple, Vincent St John, un des plus importants dirigeants des IWW, qui avait travaillé comme mineur avant de se dédier au travail de l’organisation, fut de plus en plus déçu par l’activité des IWW dont il démissionna en 1914. Il partit dans le désert du Nouveau Mexique pour chercher fortune en tant que prospecteur. Bien sûr, il ne devint jamais riche et, bien qu'il ait quitté l’organisation bien avant que les États-Unis ne rentrent en guerre, quand la bourgeoisie se mit, en 1917, à pourchasser les dirigeants des IWW en les accusant de faire obstacle à l’effort de guerre, elle arrêta le malheureux St John dans le désert.

7 Friedrich Engels, "Pourquoi il n’y a pas de grand parti socialiste en Amérique". Engels à Sorge, 2 décembre 1893 in Marx and Engels: Basic writings on politics and philosphy ed. Lewis Feuer, 1959, pp.457-458. Dans cette lettre Engels répondait à une question de Friedrich Adolf Sorge concernant l'absence d'un parti socialiste significatif aux États-Unis, en expliquant que "La situation aux États-Unis comporte des difficultés très importantes et particulières faisant obstacle au développement régulier d'un parti ouvrier." Parmi ces difficultés, une des plus importantes était "l'immigration qui divise les ouvriers en deux groupes : les natifs et les étrangers, ces derniers étant eux-mêmes divisés 1) en Irlandais, 2) en Allemands 3) et en beaucoup de petits groupes, chacun d'entre d'eux ne comprenant que sa propre langue: des Tchèques, des Polonais, des Italiens, des scandinaves, etc. Et puis les noirs. Constituer un seul parti à partir de tout cela requiert des motivations puissantes comme on en rencontre rarement. Il existe souvent des poussées vigoureuses, mais il suffit à la bourgeoisie d'attendre passivement que les différentes parties de la classe ouvrière s'éparpillent à nouveau." (traduit par nous)

8 Nous rapportons ci-dessous, pour l’explication de la "loi d’airain des salaires", quelques passages empruntés à L’introduction à l’économie politique de Rosa Luxemburg : "Dès le XVIII° siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum vital (…) Par cette oscillation pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital. Lassalle a repris cette théorie qui était à l’honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée ‘la loi d'airain’ (…) Ce n'est pas le changement dans l'offre de force de travail, pas le mouvement de la classe ouvrière qui est déterminant pour le niveau des salaires, mais le changement dans la demande du capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excédentaire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de la recracher massivement. Le mécanisme des salaires n'est pas celui que supposent les économistes bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires, est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi ‘d'airain’, elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi ‘élastique’ qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une corde élastique."

9 Nous avons analysé ces faibldesses dans plusieurs articles de la presse du CCI aux États-Unis Voir "The heritage of DeLeonism" dans Internationalism n° 114,115, 117, et 118.

10 Le SPA était un parti socialiste de masse aux États-Unis, qui devint prééminent au début du 20e siècle, fondé à partir du regroupement d’un certain nombre de tendances, y compris avec des militants qui avaient rompu avec le SLP DeLeoniste. Eugene Debs en est la personnalité la plus célèbre. Debs fut emprisonné à cause de son opposition à la Première Guerre mondiale et fut candidat à la présidence pour le SPA, alors qu’il était en prison, obtenant un million de voix.

11 En 2002, 192 millions d’armes à feu possédées individuellement étaient enregistrées aux États-Unis. Les armes à feu ont tué plus de 29 700 américains en 2002 – plus que le nombre de soldats américains tués pendant l’année la plus sanglante de la guerre du Viêt-Nam. Les fusils sont la deuxième cause de mortalité (après les accidents de voiture) chez les américains de moins de 20 ans et la principale cause chez les hommes afro-américains âgés de 15 à 24 ans. L’organisme "Physicians for Social Responsibility" estime que la violence armée coûte 100 millions de dollars aux États-Unis par an. En 1999, le taux d’homicides par arme à feu a été de 4,8 pour 100 000 habitants. Comparativement, les mêmes statistiques au Canada donnaient 0,54 ; en Suisse : 0,50, en Grande Bretagne : 0,12 ; au Japon : 0.04.

12 Dubofsky Melvyn, We Shall Be All: A History of the Industrial Workers of the World, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 2nd edition, 1988.

13 L’affaire du Haymarket a surgi à propos d’une attaque à la bombe – prétendument l’œuvre d’un anarchiste inconnu – contre une foule qui s’était rassemblée pendant un meeting qui s’est tenu sur la place Haymarket à Chicago le 4 mai 1886 en soutien à la journée de 8 heures.

14 Note du traducteur : La traduction de certains termes courants aux États-Unis et en Grande-Bretagne à cette époque constitue un "casse-tête" pour le traducteur en français qui ne dispose pas de termes équivalents. Ainsi, le terme "unionist" peut désigner indifféremment "trade unionist" ou "industrial unionist", le premier correspondant aux syndicats de métier (dont les membres, à l'époque, devaient souvent passer par un apprentissage spécifique avant de pouvoir entrer dans la corporation), le second se rapportant au "syndicat industriel" auquel pouvait adhérer tout ouvrier, qualifié ou non, travaillant dans la même industrie. Le terme anglais "syndicalist" par contre désigne un militant syndicaliste-révolutionnaire. Un "industrial unionist" pouvait être également un "syndicalist", mais pas forcément.

15 Frederick Winslow Taylor développa une série de principes dans sa monographie de 1911, The principles of scientific management ("Les principes du management scientifique"), qui visaient essentiellement à augmenter la productivité de la force de travail en réduisant la production industrielle à une série de tâches faciles à apprendre, qui ne demandaient aucune qualification des ouvriers et permettaient plus facilement de leur imposer un travail plus intense.

16 Le débat était aussi important en Angleterre, comme nous le verrons quand nous analyserons l’histoire du syndicalisme-révolutionnaire dans le mouvement des shop-stewards.

17 Foster allait devenir un leader stalinien du parti communiste américain après l’échec de la révolution russe.

18 En français, "syndicalisme de la tranche de porc", terme péjoratif de l'époque pour désigner le syndicalisme réformiste.

19 Procès Verbaux du Congrès de la WFM de 1902, cité par Dubofsky, p.69

20 ALU Journal, 7 janvier 1904, p. 2 cité par Dubofsky, p. 72

21 Version officielle de la Conférence et du Manifeste, par Clarence Smith dans IWW, Proceedings of the First Convention of the Industrial Workers of the World, New York , New York, 1905, pp. 83-84

22 Albert Parsons figurait parmi les militants arrêtés lors de l’attentat du Haymarket (voir note ci-dessus) et fut condamné et exécuté sur la base de preuves fabriquées.

23 Dubofsky, op.cit., p. 95

24 Conlin, Joseph Robert, Bread and Roses Too : studies of the Wobblies, Westport, CT : Greenwood, 1969, p. 9 Citation tirée de Williams E., Walling, "Industrial or Revolutionary Unionism", New Review n°1 (11 janvier, 1913, p. 46,) et de Walling "Industrialisme versus Syndicalism", Internationalist Socialist Review (Aout 1913) p. 666.

25 James Canon, The IWW, p. 20-21 cité dans Dubofsky p. 143

26 Disponible sur le site "Jim Crutchfield’s IWW page" (https://www.workerseducation.org/crutch/constitution/constitutions.html [7]).

27 Conlin, Bread and Roses Too, p. 3

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Le communisme n’est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle [résumé du volume I]

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Dans la Revue internationale n°123, nous annoncions le début du troisième volume de la série sur le communisme. Dans cet article, nous étions retournés sur les travaux du jeune Marx, de 1843, afin d'examiner la méthode qui est à l'origine de l'élaboration du programme communiste ; cependant, nous avons l'intention, dans ce troisième volume, de reprendre le fil de la chronologie où nous l'avons laissée à la fin du deuxième : l'ouverture de la période de contre-révolution qui a suivi la défaite de la vague révolutionnaire internationale - de 1917 à 1927. Etant donné que cette série a commencé il y a presque 15 ans, nous pensons qu'il vaut la peine de nous remémorer le contenu des deux premiers volumes ; ce sera le but du présent article ainsi que du prochain. Nous espérons que ce résumé encouragera les lecteurs à retourner aux premiers articles que nous nous apprêtons à publier sous forme de livre et à mettre en ligne. Il n'y a encore eu que très peu de réponses écrites à ces articles de la part du camp politique prolétarien ; nous les considérons néanmoins comme une source d'étude et de réflexion pour tous ceux qui cherchent à clarifier le sens et le contenu réels de la révolution communiste.

Le premier volume - à l'exception du tout premier article qui examine les idées communistes antérieures à l'émergence du capitalisme et se conclut sur les formes les plus primitives de communisme prolétarien - se concentre essentiellement sur l'évolution du programme communiste pendant la période ascendante du capitalisme, à une époque où la révolution communiste n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire. Le titre du volume constitue une réponse polémique à l'argument très commun selon lequel, même si on admet que les régimes staliniens ne correspondent pas à ce que Marx et d'autres avaient à l'esprit quand ils parlaient de communisme, celui-ci est un bel idéal en théorie mais qu'il ne pourra pas exister dans la réalité. La vision marxiste, au contraire, défend que le communisme n'est pas un bel idéal dans le sens où il serait l'invention d'âmes bien intentionnées ou de quelques penseurs de génie. Le communisme est une théorie, il est vrai ou, plutôt, c'est un mouvement qui inclut une dimension théorique ; mais la théorie communiste provient de la pratique réelle d'une force sociale révolutionnaire. Au centre de cette théorie se trouve la notion selon laquelle le communisme en tant que forme de vie sociale devient une nécessité quand le capitalisme lui-même ne fonctionne plus, quand il s'oppose de façon croissante aux besoins humains. Mais bien avant que ce point n'ait été atteint, le prolétariat et ses minorités politiques allaient non seulement esquisser les buts historiques généraux de leur mouvement, mais aussi développer et élaborer le programme communiste à la lumière de l'expérience acquise dans les luttes pratiques de la classe ouvrière.

Du communisme primitif au socialisme de l'utopie (Revue internationale n°68)

Un coup d'oeil au sommaire de cette revue parue au premier trimestre 1992 nous rappelle le contexte historique dans lequel cette série a vu le jour. L'article éditorial est consacré à l'explosion de l'URSS et aux massacres en Yougoslavie . Un autre article s'intitulait : "Notes sur l'impérialisme et la décomposition : vers le plus grand chaos de l'histoire". Bref, le CCI avait compris qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est s'ouvrait définitivement une nouvelle phase de la vie (ou de la mort) du capitalisme décadent, sa phase de décomposition comportant des épreuves et des dangers nouveaux pour la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. En même temps, la chute spectaculaire des régimes staliniens avait permis à la classe dominante de déchaîner une propagande massive visant à endormir et à démoraliser la classe ouvrière qui l'avait harcelée de ses luttes pendant les deux décennies précédentes. Sur la base de prémisses totalement fausses établissant que stalinisme = communisme, on nous assénait avec une certitude arrogante que nous assistions à la mort du communisme, à la banqueroute définitive du marxisme, à la disparition de la classe ouvrière et même à la fin de l'histoire… La série sur le communisme avait donc été conçue au départ comme une réponse à cette campagne pernicieuse et devait principalement montrer la différence fondamentale existant entre le stalinisme et la vision authentique du communisme défendue par le mouvement ouvrier au cours de son histoire. Une courte série de cinq ou six articles était prévue. En fait, dès le premier article, une démarche plus approfondie nous a semblé nécessaire, pour deux raisons. D'abord, depuis son origine, le mouvement marxiste révolutionnaire s'est toujours donné pour tâche de clarifier les buts du communisme ; cette tâche reste toujours aussi valable aujourd'hui et elle ne dépend pas d'un événement historique immédiat, aussi important soit-il que l'ouverture d'une nouvelle période comme ce fut le cas avec l'effondrement du bloc de l'Est. Deuxièmement, l'histoire du communisme est, par sa nature même, non seulement celle du marxisme ou du mouvement ouvrier, mais une histoire de l'humanité.

Dans l'article de la Revue n°123, nous avons porté une attention particulière à une expression qui apparaît dans la lettre de 1843 de Marx à Arnold Ruge : "(...) le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire". Le premier article du n°68 cherche donc à résumer les rêves communistes de l'humanité. C'est la société antique qui a la première donné une élaboration théorique à ces rêves ; mais nous avons dû remonter plus loin encore dans le temps, parce que ces premières spéculations se basaient, dans une certaine mesure, sur le souvenir du communisme véritable - même s'il était limité - de la société tribale primitive. La découverte du fait que les êtres humains avaient vécu, pendant des centaines de milliers d'années, dans une société sans classe et sans Etat, allait devenir un puissant instrument entre les mains du mouvement ouvrier et servir de contre-poids à toutes les proclamations selon lesquelles l'amour de la propriété privée et le besoin de hiérarchie constitueraient une part intrinsèque de la nature humaine. En même temps, la démarche des premiers penseurs communistes contenait un fort élément mythique, tourné vers le passé, et se présentait comme une lamentation vis-à-vis d'une communauté perdue qui ne reviendrait plus. C’était le cas, par exemple, du "communisme des possessions" des premiers chrétiens, ou de la révolte des esclaves dirigée par Spartacus, inspirés par la recherche d’un âge d’or perdu. C’était également en grande partie le cas des sermons prêchés par John Ball pendant la révolte paysanne de 1381 en Angleterre, bien qu’à cette époque il était déjà évident que le seul remède pour l’injustice sociale était la propriété commune de la terre et des instruments de production.


Les idées communistes qui se manifestent à l'époque de la naissance du capitalisme s’avèrent plus capables de se tourner vers l’avenir et de s’émanciper progressivement de cette fixation sur un passé mythique. Depuis le mouvement anabaptiste mené par Thomas Münzer au 16e siècle en Allemagne, à Winstanley et aux Niveleurs pendant la Guerre civile anglaise, jusqu'à Babeuf et à la Conspiration des Egaux pendant la Révolution française, il y a eu une évolution : à partir d'une vision religieuse apocalyptique du communisme, c'est de plus en plus la capacité de l'humanité de se libérer d'un ordre social d'exploitation qui devient centrale. A son tour, ceci reflétait l'avancée historique rendue possible par le capitalisme, en particulier le développement d'une vision scientifique du monde et la lente émergence du prolétariat comme classe spécifique dans le nouvel ordre social. L'arc de ce développement atteignit son plus haut point avec l'apparition des socialistes de l'utopie tels que Owen, Saint-Simon et Fourier qui ont fait beaucoup de critiques pénétrantes sur les horreurs du capitalisme industriel et ont su discerner les possibilités qui s'ouvraient déjà au-delà de celui-ci, sans réussir cependant à reconnaître la véritable force sociale capable d'apporter une société plus humaine : le prolétariat moderne.

Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme (Revue internationale n°69)

Ainsi, et contrairement à l'interprétation commune, le communisme n'est pas un mouvement que Marx aurait "inventé". Comme le premier article l'a montré, le communisme est antérieur au prolétariat et le communisme prolétarien antérieur à Marx. Mais de la même façon que le communisme du prolétariat a représenté un pas qualitatif par rapport à toutes les formes de communisme qui l'ont précédé, le communisme "scientifique" élaboré par Marx et par ceux qui, à sa suite, ont repris sa méthode, a constitué un pas qualitatif par rapport aux espoirs et aux spéculations des utopistes.

Cet article retrace l'évolution de Marx vers le communisme à partir d'un point de départ critique envers la philosophie de Hegel et la démocratie radicale. Comme nous l'avons à nouveau montré dans le précédent article (Revue internationale n°123), cette évolution a été très rapide mais aucunement superficielle : Marx insistait sur la nécessité d'examiner en détail tous les courants communistes qui commençaient à fleurir en Allemagne et en France, à Paris en particulier où Marx s'établit en 1844 et où il est entré en contact avec des groupes d'ouvriers communistes. Ces groupes portaient inévitablement toute une série de confusions, d'idéologies héritées des révolutions du passé. Mais à côté des premiers signes embryonnaires d'une lutte de classe plus générale des ouvriers, ces premières manifestations d'un mouvement historique profond ont suffi à convaincre Marx que le prolétariat constituait la véritable force sociale qui non seulement était seule capable d'inaugurer une société communiste, mais encore qu'elle y était contrainte historiquement par sa nature même. Ainsi Marx a été gagné au communisme par le prolétariat et à son tour, il a fourni à ce dernier les outils théoriques qu'il avait acquis de la bourgeoisie.

Dès le début (en particulier dans L'idéologie allemande où il combat la philosophie idéaliste et la vision de la conscience comme extérieure à la réalité matérielle concrète), Marx insiste sur le fait que la conscience communiste émane du prolétariat et que l'avant-garde communiste est un produit de ce processus, qu'elle n'est pas son démiurge, même si elle est produite précisément en vue d'en devenir facteur actif. C'était déjà une réfutation de la thèse défendue cinquante ans plus tard par Kautsky selon laquelle c'est l'intelligentsia socialiste qui injecte "de l'extérieur" la conscience communiste à la classe ouvrière.

L'aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation
(Revue internationale n°70)

Ayant accompli ce changement fondamental en adoptant le point du vue du prolétariat, Marx a commencé par élaborer une vision du projet gigantesque d'émancipation de l'humanité qu''un mouvement prolétarien révolutionnaire était alors en train de transformer, de beaux rêves inaccessibles qu'ils étaient jusque là en un but social réalisable. Les Manuscrits économiques et philosophiques (dits Manuscrits de 1844) contiennent certaines des visions les plus audacieuses de Marx sur la nature de l'activité humaine dans une société vraiment libre. Ces manuscrits ont été parfois considérés comme "prémarxistes" car ils sont encore centrés sur des concepts essentiellement philosophiques tels que l'aliénation qui est un terme-clé du système philosophique de Hegel. Et il est vrai que le concept d'aliénation, la vision de l'homme étranger à ses propres pouvoirs, existe dans une mesure plus ou moins grande non seulement chez Hegel mais dans toute l'histoire, même dans les toutes premières formes de mythe. Il est également vrai que Marx allait accomplir des développements fondamentaux de sa pensée dans les décennies suivantes. Il existe cependant une continuité essentielle entre les écrits du jeune Marx et ceux du Marx de la maturité qui a produit de grands travaux "scientifiques" comme Le Capital. Quand Marx analyse l'aliénation dans les Manuscrits de 1844, il l'a déjà fait descendre du ciel de la mythologie et de la philosophie sur la terre de la vie sociale réelle de l'homme et de son activité productrice ; de même la description inspirée qu'il fait de l'humanité communiste prend racine dans les capacités humaines réelles. Des travaux ultérieurs comme les Grundrisse auront le même point de départ.

Dans les Manuscrits de 1844, Marx pose le cadre pour décrire cette humanité libérée, en analysant en profondeur la nature du problème auquel est confrontée l'espèce : son aliénation dans la société capitaliste.

Marx identifie quatre facteurs de l'aliénation, enracinés dans les processus fondamentaux du travail :

- l'aliénation de l'homme vis-à-vis de son propre produit qui fait que les créations de l'homme se transforment en puissances qui le dominent : la machine construite par l'ouvrier qui la fait fonctionner, attache l'ouvrier à son rythme infernal ; la richesse sociale créée par l'ouvrier devient, en tant que capital, une puissance impersonnelle qui tyrannise l'ensemble de sa vie sociale;

- l'aliénation vis-à-vis de sa propre activité productrice qui fait que le travail perd tout semblant de plaisir créatif et devient un supplice pour l'ouvrier ;

- l'aliénation vis-à-vis des autres hommes : le travail aliéné est fondé sur l'exploitation d'une classe par une autre, et cette division fondamentale en engendre beaucoup d'autres, en particulier sous le règne de la production universelle de marchandises dans laquelle la société tend à plonger dans une guerre de tous contre tous ;

- l'aliénation de l'homme vis-à-vis de sa propre nature humaine qui est celle d'un être social et créatif et qui a été vidée de son contenu à un degré sans précédent par les rapports bourgeois de production.

Mais l'analyse marxiste de l'aliénation n'est pas tournée vers le passé, vers la nostalgie de formes moins explicites d'aliénation ; elle n'est pas non plus un prétexte pour désespérer ; car, tandis que la classe exploiteuse est elle aussi aliénée, avec le prolétariat l'aliénation devient la base subjective de l'attaque révolutionnaire contre la société capitaliste.

Le communisme, véritable commencement de la société humaine
(Revue internationale n°71)

Dans ses premiers écrits Marx, après avoir analysé la maladie, montre aussi à quoi pourrait ressembler l'espèce en bonne santé. A l'encontre de toute idée "d'égalisation" par le bas, Marx montre que le communisme représente un immense pas en avant pour l'espèce humaine, permet la solution de conflits qui l'ont tourmentée non seulement dans la société bourgeoise mais tout au long de son histoire - c'est "la résolution de l'énigme de l'histoire". Dans le communisme, l'homme ne sera pas diminué, il s'élèvera ; mais il s'élèvera dans les limites des possibilités de sa nature. Marx souligne les différentes dimensions de l'activité sociale humaine une fois que les chaînes du capital sont supprimeés :

- si la division du travail et plus encore la production sous le règne de l'argent et du capital divisent l'humanité en une infinité d'unités en concurrence, le communisme restaure la nature sociale de l'homme, de sorte qu'il retire du plaisir en bonne partie parce qu'il comprend qu'il travaille pour les autres hommes ;

- de même, c'est dans chaque individu qu'est surmontée la division du travail, et les producteurs ne sont plus écrasés par une forme unique d'activité, qu'elle soit intellectuelle ou manuelle ; le producteur devient un individu complet dont le travail combine des activités mentales et physiques, artistiques et intellectuelles ;

- libéré du besoin et du fouet du travail forcé, le chemin pour une nouvelle expérience lumineuse du monde s'ouvre, celui de "l'émancipation de tous les sens" ; de même, l'homme ne se conçoit plus comme un individu atomisé en contradiction avec la nature, mais il fait l'expérience d'une nouvelle conscience de son unité avec la nature.

1848 : le communisme comme programme politique (Revue internationale n°72)

Dans ces premiers écrits, Marx exprimait déjà l'idée que les rapports de production déterminent de façon centrale l'activité humaine ; mais cette idée n'était pas encore élaborée dans une présentation cohérente et dynamique de l'évolution historique. Marx allait la développer très rapidement et l'exposer dans son ouvrage, L'idéologie allemande, dans lequel il dégage d'abord la méthode, connue plus tard sous le nom de matérialisme historique. En même temps, se prononcer pour le communisme et la révolution prolétarienne n'était pas un acte seulement théorique ; cela impliquait nécessairement un engagement politique militant. Ceci reflète la nature même du prolétariat qui, en tant que classe sans propriété, ne peut gagner comme l'avait fait la bourgeoisie une position de force économique au sein de la vieille société et ne peut s'affirmer qu'en opposition à celle-ci. Aussi, une transformation communiste devait être précédée par une révolution politique, par la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Et pour s'y préparer, le prolétariat devait créer son propre parti politique.

Il y a beaucoup de gens aujourd'hui qui disent partager les idées de Marx mais qui, traumatisés par l'expérience du stalinisme, ne voient pas la nécessité d'agir de façon organisée et collective. Cette attitude est étrangère au marxisme et à l'être du prolétariat qui, en tant que classe collective, n'a d'autre moyen de faire avancer sa cause que par la formation d'associations collectives ; et il est inconcevable que les secteurs les plus avancées de la classe, les communistes, se situent en quelque sorte en dehors de cette nécessité profonde.

Dès le début, Marx était un militant de la classe ouvrière. Son but était de participer à la formation d'une organisation communiste. D'où l'intervention en 1847 de Marx et Engels dans le groupe qui devait devenir la Ligue des Communistes et publier Le Manifeste communiste, à la veille même d'une vague de soulèvements révolutionnaires où le prolétariat allait apparaître pour la première fois sur la scène de l'histoire en tant que force politique distincte.

Le Manifeste commence par souligner la nouvelle théorie de l'histoire, retraçant rapidement la montée et la chute des différentes formes d'exploitation de classe qui ont précédé l'émergence du capitalisme moderne. Le texte n'y va pas par quatre chemins pour reconnaître le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie dans l'extension globale du mode de production capitaliste ; en même temps, il identifie les contradictions du système en particulier sa tendance inhérente à la crise de surproduction, et montre que le capitalisme aussi, comme Rome ou le féodalisme avant lui, ne durera pas toujours, mais sera remplacé par une forme supérieure de vie sociale.

Le Manifeste affirme cette possibilité en soulignant une seconde contradiction fondamentale du système - l'antagonisme de classe entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Le développement historique divise la société capitaliste en deux grands camps en conflit dont la lutte aboutira soit à la fondation d'une société supérieure, soit à "la ruine mutuelle des classes en présence".

Ce sont en vérité des indications pour le futur du capitalisme : celui d'une époque où le capitalisme ne servira plus le progrès humain mais sera devenu une entrave aux forces productives. Le Manifeste n'est pas cohérent sur cette question. Il reconnaît la possibilité de progrès sous le régime bourgeois, en particulier le renversement des vestiges de féodalisme ; cependant il suggère aussi par endroits que le système va déjà vers son déclin et que la révolution prolétarienne est imminente. Pourtant Le Manifeste reste un authentique travail "prophétique" : quelques mois seulement après sa publication, le prolétariat montrait dans la pratique qu'il était la nouvelle force révolutionnaire de la société bourgeoise. C'était un témoignage de la solidité de la méthode historique qu'incarne Le Manifeste.

Le Manifeste est la première expression explicite d'un nouveau programme politique et indique les étapes que le prolétariat devra franchir pour inaugurer la nouvelle société :

- la conquête du pouvoir politique : la lutte de classe y est décrite comme une guerre civile plus ou moins voilée et Le Manifeste envisage la révolution comme le renversement violent de la bourgeoisie. A cette étape, l'idée est que le prolétariat devra viser à conquérir l'appareil d'Etat existant par la violence de classe ; apparaît même la notion d'une conquête pacifique du pouvoir "en gagnant la bataille pour la démocratie". Cette démarche envers l'Etat bourgeois allait être entièrement révisée à la lumière de l'expérience ultérieure ;

- la conquête du pouvoir par le prolétariat doit avoir lieu à l'échelle internationale. C'est le texte dans lequel Marx et Engels lancent leur cri immortel, "Les ouvriers n'ont pas de patrie", et insistent sur le fait que "l'action unie des pays civilisés au moins est l'une des premières conditions pour l'émancipation du prolétariat" ;

- le but à long terme est le remplacement d'un système divisé en classes par une "association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous". Cette société n'aura plus besoin d'Etat et aura surmonté la division abrutissante du travail et la séparation entre la ville et la campagne.

Le Manifeste n'imagine pas que l'avènement d'une telle société puisse avoir lieu en un jour mais qu'il nécessitera une période de transition plus ou moins longue. Beaucoup de mesures immédiates préconisées dans Le Manifeste comme représentant "une violation despotique du droit de propriété" - comme la nationalisation des banques et l'impôt progressif sur le revenu - sont, on le voit maintenant, tout à fait compatibles avec le capitalisme, en particulier avec le capitalisme dans sa période de déclin qui est caractérisée par la domination totalitaire de l'Etat. Là aussi, l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière a apporté un niveau de clarté bien plus grand sur le contenu économique de la révolution. Mais Le Manifeste a parfaitement raison d'affirmer le principe général selon lequel le prolétariat ne peut aller de l'avant vers le communisme qu'en centralisant les forces productives sous son contrôle.

Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie (Revue internationale n°73)

L'expérience concrète de la révolution de 1848 a déjà clarifié les choses. Ayant prévu l'imminence d'un grand soulèvement social, Le Manifeste avait déjà envisagé son caractère hybride, à mi-chemin entre la grande révolution bourgeoise de 1789 et la future révolution communiste, et présenté une série de mesures tactiques conçues pour soutenir la lutte contre le féodalisme de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie tout en préparant le terrain de la révolution prolétarienne qui, pensaient Marx et Engels, aurait rapidement lieu dans le sillage de la victoire de la bourgeoisie.

En fait, les événements n'ont pas confirmé cette perspective. Le surgissement du prolétariat dans les rues de Paris - simultanément à la montée, en Angleterre, du premier véritable parti ouvrier, les Chartistes - a empli la bourgeoisie de terreur. Celle-ci a pris conscience que cette force montante ne pourrait pas être contrôlée facilement après s'être déchaînée dans la lutte contre les puissances féodales. Aussi la bourgeoisie a-t-elle été poussée à faire des compromis avec l'ancien régime, en particulier en Allemagne. En même temps, le prolétariat n'était pas assez mûr politiquement pour assumer la direction de la société : les aspirations communistes des prolétaires parisiens étaient plus implicites qu'explicites. Et, dans beaucoup d'autres pays, le prolétariat était encore en train de se former à partir de la dissolution des anciennes formes d'exploitation.

Les mouvements de 1848 ont été un baptême du feu pour la Ligue des Communistes nouvellement formée. Cherchant à mettre en oeuvre la tactique préconisée dans Le Manifeste, la Ligue s'est opposée au révolutionnarisme facile de ceux qui considéraient que la dictature du prolétariat était une possibilité immédiate et à ceux qui rêvaient de libérer militairement l'Allemagne par la force des baïonnettes françaises. Au contraire, la Ligue a cherché à mettre en pratique l'alliance tactique avec la démocratie radicale allemande. En fait, elle est allée trop loin dans ce sens et a dissout la Ligue dans les Unions des démocrates créées par les partis radicaux bourgeois et petit-bourgeois.

A la lumière de ces erreurs et de la réflexion suscitée par la répression sauvage des ouvriers parisiens et par la trahison de la bourgeoisie allemande vis-à-vis de sa propre révolution, la Ligue des Communistes a tiré des leçons vitales, notamment dans le texte rédigé par Marx pour la Ligue, Les luttes de classe en France :

- la nécessité de l'autonomie du prolétariat. Il fallait s'attendre à la trahison de la bourgeoisie et la prévoir. Elle devait inévitablement s'allier avec la réaction ou, si elle était victorieuse, se retourner contre les ouvriers. Il était donc vital que les ouvriers maintiennent leurs propres organisations pendant tout le processus des révolutions bourgeoises. C'était valable pour l'avant-garde politique communiste comme pour les organisations plus générales de la classe (les "clubs" ouvriers, les différents "comités", etc.) ;

- ces organes devaient être armés et même prêts à former un nouveau gouvernement ouvrier. De plus, Marx a commencé à entrevoir que ce nouveau pouvoir ne pourrait naître qu'en "détruisant" l'appareil d'Etat existant - leçon que la Commune de Paris allait pleinement confirmer en 1871.

La perspective restait celle de "la révolution permanente" : une transition immédiate de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. En fait, ces leçons sont plus appropriées à l'époque de la révolution prolétarienne, comme les événements de Russie en 1917 devaient le montrer. Et au sein même de la Ligue des communistes, avaient lieu d'âpres débats sur les perspectives qui se présentaient à la classe ouvrière au lendemain des défaites de 1848. Une tendance immédiatiste menée par Willich et Schapper pensait que la défaite était sans conséquence et que la Ligue devait se préparer à de nouvelles aventures révolutionnaires. Mais la tendance autour de Marx réfléchit de façon approfondie sur les évènements qui s'étaient déroulés ; elle comprit non seulement que la révolution ne pouvait pas surgir directement sur les cendres de la défaite, mais aussi que le capitalisme lui-même n'était pas mûr pour la révolution prolétarienne ; celle-ci ne pourrait ressurgir qu'à partir d'une nouvelle crise capitaliste. De ce fait les révolutionnaires avaient pour tâche de préserver les leçons du passé et de mener une étude sérieuse du système capitaliste afin de comprendre sa véritable destinée historique. Ces divergences devaient aboutir à la dissolution de la Ligue et, pour Marx, à une période de travail théorique approfondi qui allait donner lieu à son œuvre maitresse, Le Capital.

L'étude du capital et des fondements du communisme

1. "L'histoire en toile de fond" (Revue internationale n°75)

C'est dans la sphère de l'économie politique que réside la clé pour comprendre l'avenir du capitalisme. Au plus haut de la phase révolutionnaire de la bourgeoisie, ses économistes politiques, notamment Adam Smith, avaient fait d'importantes contributions sur la compréhension de la nature de la société capitaliste et développé en particulier la théorie de la valeur-travail qui aujourd'hui, à l'époque du déclin du capitalisme, a été quasiment totalement abandonnée par les bourgeois "experts" en économie. Mais même les meilleurs économistes bourgeois ont été incapables de tirer les conclusions de ces premières recherches car leurs préjugés de classe les en empêchaient. Ce n'est qu'en adoptant le point de vue du prolétariat qu'il était possible de saisir les véritables mécanismes internes du capital, car seule cette classe pouvait lucidement en tirer des conclusions qui étaient tout à fait désagréables à la bourgeoisie et ses apologistes : non seulement le capitalisme est une société basée sur l'exploitation de classe, mais elle est aussi la dernière forme d'exploitation de classe dans l'histoire de l'humanité et a créé la possibilité et la nécessité de son dépassement par une société communiste sans classe.

Mais dans son examen de la nature et de la destinée du capital, Marx ne s'est pas limité à l'époque capitaliste. Au contraire, on ne pouvait comprendre le capitalisme que sur la toile de fond de toute l'histoire de l'humanité. Ainsi Le Capital et son "brouillon", Les Grundrisse, reviennent sur les préoccupations anthropologiques et philosophiques qui avaient animé les Manuscrits de 1844, avec le bénéfice d'une méthode historique plus élaborée :

- l'affirmation de l'existence d'une nature humaine : l'homme n'est pas une page blanche qui renaît avec chaque nouvelle formation économique ; au contraire l'homme développe sa nature à travers sa propre activité dans l'histoire ;

- l'affirmation du concept d'aliénation qui est également considéré dans son développement historique : le travail salarié capitaliste incarne la forme la plus avancée d'aliénation du travail et, en même temps, constitue la prémisse de son émancipation. Ceci implique le rejet d'une vision purement linéaire de l'histoire, comme progrès absolu en faveur de la méthode dialectique qui conçoit l'évolution historique vers l'avant à travers un processus contradictoire comprenant des phases de régression et de déclin.

Dans ce cadre, la dynamique de l'histoire montre une dissolution croissante des liens sociaux originels de l'homme à travers la généralisation des rapports marchands : le communisme primitif et le capitalisme se situent à des extrémités antithétiques du processus historique, préparant la voie pour la synthèse communiste. Le mouvement de l'histoire est celui de la montée et du déclin de différentes formations sociales antagonistes. Le concept d'ascendance et de décadence des modes de production successifs est inséparable du matérialisme historique ; et contrairement à certaines incompréhensions grossières, la décadence d'un système social n'implique pas du tout un arrêt total de la croissance énonmique.


2. "Le renversement du fétichisme de la marchandise" (Revue internationale n°76)

Malgré sa profondeur et sa complexité, Le Capital est essentiellement un ouvrage polémique. C'est une dénonciation passionnée des apologistes "scientifiques" du capitalisme et dans ce sens, "le plus redoutable missile qui ait jamais été lancé à la tête des bourgeois"1 pour utiliser l'expression de Marx.

Le point de départ du Capital est d'élucider la mystification de la marchandise. Le capitalisme est un système de production universelle de marchandises : tout est à vendre. Le règne de la marchandise voile la réalité du mode de fonctionnement du système. Il était donc nécessaire de révéler son véritable secret, la plus-value, afin de démontrer que toute la production capitaliste sans exception est basée sur l'exploitation de la force de travail humain et que c'est elle la véritable source de l'injustice et de la barbarie de la vie sous le capitalisme.

En même temps, saisir le secret de la plus-value, c'est démontrer que le capitalisme est marqué par de profondes contradictions qui l'amèneront inévitablement à son déclin et à sa chute finale. Ces contradictions sont basées sur la nature même du travail salarié :

- la crise de surproduction : la majorité de la population sous le capitalisme est, par la nature même de la plus-value, constituée de surproducteurs et de sous-consommateurs. Le capitalisme est incapable de réaliser toute la valeur qu'il produit dans le circuit fermé de ses rapports de production ;

- la tendance à la baisse du taux de profit : seule la force de travail de l'homme peut créer de la valeur nouvelle ; cependant, la concurrence incessante force en permanence le capitalisme à réduire la quantité de travail vivant par rapport à la quantité de travail mort des machines.

Durant la période ascendante dans laquelle vivait Marx, le capitalisme pouvait repousser ses contradictions internes en s'étendant constamment dans les vastes régions pré-capitalistes qui l'entouraient. Dans Le Capital, Marx saisit déjà la réalité de ce processus et ses limites, mais le développement de cette question restera inachevé, pas uniquement du fait des limitations personnelles auxquelles Marx était confronté, mais aussi parce que seule l'évolution réelle du capitalisme pouvait clarifier le processus réel au cours duquel le système capitaliste entrerait dans sa phase de déclin. La compréhension de la phase de l'impérialisme, de la décadence capitaliste, devait être développée par les successeurs de Marx, notamment par Rosa Luxemburg.

Les contradictions du capitalisme indiquent aussi leur solution : le communisme. Une société plongée dans le chaos par la domination des rapports marchands ne peut être dépassée que par une société qui abolit le travail salarié et la production pour l'échange, une société de "producteurs librement associés" dans laquelle les rapports entre les êtres humains ne sont plus obscurs, mais simples et clairs. De ce fait, Le Capital constitue aussi une description du communisme ; en grande partie dans un sens négatif, mais également d'une façon plus directe et positive qui souligne comment une société de producteurs librement associés fonctionnerait. Et au-delà de ça, Le Capital et les Grundrisse reviennent sur la vision inspirée des Manuscrits de 1844 et cherchent à décrire le règne de la liberté - à nous fournir un aperçu de la libre activité créatrice de l'homme qui est l'essence de la production communiste.

1871 : la première révolution prolétarienne de l'histoire (Revue internationale n°77)

En 1864, la période de reflux de la lutte de la classe ouvrière prend fin. Les ouvriers d'Europe et d'Amérique se sont organisés en syndicats pour défendre leurs intérêts économiques. Ils utilisent de plus en plus l'arme de la grève et les ouvriers se mobilisent aussi sur le terrain politique pour soutenir des causes progressistes comme la guerre contre l'esclavage en Amérique. Cette fermentation de la classe donna naissance à l'Association internationale des Travailleurs (AIT) ; la fraction de Marx prit une part active à sa formation. Marx et Engels reconnurent dans l'Internationale une expression authentique de la classe ouvrière, même si elle était constituée de toutes sortes de courants, souvent confus. La fraction marxiste dans l'Internationale se trouva donc engagée dans beaucoup de débats critiques avec ces courants, en particulier sur :

- le principe de l'auto-émancipation de la classe ouvrière (contre les réformistes bourgeois bien-pensants qui voulaient libérer la classe par en haut), et le principe de l'autonomie de classe (contre les nationalistes bourgeois comme Mazzini) ;

- la défense de la lutte politique et de l'organisation centralisée contre la position anti-politique et les préjugés fédéralistes des anarchistes.

Le débat sur la nécessité que le prolétariat reconnaisse la dimension politique de sa lutte se concrétisait en grande partie à l'époque dans la discussion sur la nécessité ou non de faire campagne au sein de la sphère politique bourgeoise, le parlement et les élections, donc en lien avec la période historique de la révolution : pour les marxistes, la lutte pour les réformes était encore à l'ordre du jour parce que le système capitaliste n'était pas encore entré dans son "ère de révolutions sociales". Mais en 1871, le mouvement réel de la classe fit un pas en avant historique : la première prise du pouvoir politique par la classe ouvrière, la Commune de Paris. En même temps que Marx comprenait la nature "prématurée" de cette insurrection, elle était un signe avant-coureur fondamental du futur, et apportait une clarté nouvelle sur le problème des rapports entre le prolétariat et l'Etat bourgeois. Alors que dans Le Manifeste communiste, la perspective était de prendre le contrôle de l'Etat existant, la Commune de Paris a montré que cette partie du programme était devenue obsolète et que le prolétariat ne pouvait venir au pouvoir que par la destruction violente de l'Etat capitaliste. Loin d'invalider la méthode marxiste, c'en était une confirmation éclatante. Cette clarification n'est pas venue de nulle part : la critique marxiste de l'Etat remonte aux écrits de Marx de 1843. Le Manifeste voit le communisme comme une société sans Etat et dans les leçons tirées par la Ligue des Communistes de l'expérience de 1848, il y a déjà une insistance sur la nécessité d'une organisation prolétarienne autonome et même l'idée qu'il faut détruire l'appareil bureaucratique. Mais après la Commune, tout cela peut être incorporé dans une synthèse supérieure.

Le combat héroïque des Communards a montré clairement que la révolution des ouvriers signifiait :

- la dissolution de l'armée permanente et son remplacement par l'armement du prolétariat ;

- le remplacement d'une bureaucratie privilégiée par des fonctionnaires publics payés au niveau des salaires ouvriers ;

- le remplacement des institutions de type parlementaire par des organes qui fusionnent les fonctions exécutive et législative et, plus important que tout, le principe de l'élection et de la révocabilité de toutes les positions de responsabilité dans le nouveau pouvoir.

Ce nouveau pouvoir fournissait le cadre organisé pour :

- entraîner les autres classes non exploiteuses derrière le prolétariat ;

- commencer la transformation économique et sociale qui montrait la voie vers le communisme même s'il ne pouvait être réalisé ni à cette époque ni dans un tel contexte limité géographiquement.

La Commune était donc déjà un "demi-Etat" qui était historiquement destiné à ouvrir la voie vers une société sans classe. Mais même à ce moment-là, Marx et Engels furent capables de saisir le côté "négatif" de l'Etat-Commune : Marx a montré que la Commune ne pouvait que fournir un cadre organisé pour le mouvement d'émancipation sociale du prolétariat mais qu'elle n'était pas, elle-même, ce mouvement ; Engels a insisté sur le fait que cet Etat restait un "mal nécessaire". L'expérience ultérieure - la révolution russe de 1917-27 - allait démontrer la profondeur de cette vision et révéler à quel point il est vital que le prolétariat forge ses propres organes de classe autonomes pour contrôler l'Etat - organes comme les conseils ouvriers qui n'étaient pas concevables par les prolétaires à demi artisans de Paris en 1871.

Pour finir, la Commune indiquait que la période des guerres nationales en Europe était terminée : face au spectre de la révolution prolétarienne, la bourgeoisie de France et celle de Prusse unirent leurs forces pour écraser leur principal ennemi. Pour le prolétariat d'Europe, la défense nationale était devenue un masque pour la défense d'intérêts de classe entièrement hostiles aux siens.

Le communisme contre le 'socialisme d’Etat' (Revue internationale n°78)

Avec l’écrasement brutal de la Commune, le mouvement ouvrier était confronté à une nouvelle période de recul et l’Internationale n’allait pas lui survivre longtemps. Pour le courant marxiste, s'ouvrait une période de combat politique intense contre des forces qui, tout en agissant au sein du mouvement, étaient plus ou moins l’expression de l’influence et de la perspective d’autres classes. Ce fut un combat, d’un côté, contre les influences bourgeoises les plus explicites du réformisme et du "socialisme d’Etat" et, de l’autre, contre les idéologies petites bourgeoises et de déclassés de l’anarchisme.

L’identification entre capitalisme d’Etat et socialisme a été à la base du plus grand mensonge du 20e siècle, sous la forme stalinisme = communisme. Une des raisons pour lesquelles le mensonge a eu tant de poids, c'est qu’il reprend ce qui avait été auparavant des confusions naturelles dans le mouvement ouvrier. Durant la période ascendante, quand le capitalisme se présentait en grande partie sous la forme de capitalistes privés, on pouvait facilement penser que la centralisation du capital par l’Etat représentait un coup porté au capital (comme nous l’avons vu dans Le Manifeste, par exemple). Néanmoins, la théorie marxiste fournissait déjà la base pour critiquer cette idée, en démontrant que le capital n’est pas un rapport juridique mais un rapport social, si bien que cela fait peu de différence si la plus-value est extraite par un individu ou par un capitaliste collectif. De plus, vers la fin du 19e siècle, alors que l’Etat commençait à intervenir de plus en plus vigoureusement dans l’économie, Engels avait déjà rendu explicite cette critique implicite.

- Dans la période qui suivit la dissolution de l’Internationale, le centre de développement du mouvement ouvrier se déplaça en Allemagne. Les conditions politiques arriérées qui régnaient encore dans ce pays se reflétaient aussi dans l'arriération du courant autour de Lassalle qui se caractérisait par une adoration de l’Etat, et de l’Etat semi-féodal de Bismarck en plus. Même la fraction marxiste, dirigée par Bebel et Liebknecht, n’était pas complètement dépourvue de tels préjugés. Le compromis entre ces deux groupes donna naissance au Parti ouvrier social-démocrate allemand. Le programme du nouveau parti, en 1875, fut l’objet d’une critique cinglante de Marx dans sa Critique du Programme de Gotha qui résume la démarche marxiste sur le problème de la révolution et du communisme à ce moment là. Ainsi, face à la tendance du Programme de Gotha à prendre les réformes immédiates pour le but à long terme du communisme, Marx mettait en garde le parti allemand contre le fait de s’en remettre à l’Etat des exploiteurs pour protéger les exploités et même pour conduire la société vers le socialisme :

- Contre la tendance à faire de la social-démocratie un parti de toutes les classes prenant la défense des réformes démocratiques, les marxistes – pour qui "social-démocratie" était une appellation qu'ils considéraient comme totalement inadéquate – insistaient sur le caractère de classe du parti et sur sa position irrémédiablement hostile à la société bourgeoise.

- Contre les idées substitutionnistes qui considéraient le parti comme une élite bourgeoise éduquée devant apporter leur salut aux ouvriers ignorants, les marxistes soutenaient que les éléments des autres classes ne pouvaient rejoindre le mouvement prolétarien qu’après avoir rejeté leurs préjugés bourgeois.

- Contre les illusions sur la notion d’un "Etat du peuple" qui pourrait, petit à petit, arriver par des réformes au socialisme, les marxistes insistaient sur le fait que le communisme signifiait une transformation radicale de la société et qu’il ne pouvait être instauré qu’après une période de dictature du prolétariat qui avait pour but la disparition totale de toute forme d’Etat. Le principe de la dictature du prolétariat avait été entièrement confirmé dans les faits par la Commune de Paris.

- Contre l’appel du Programme de Gotha à une "juste distribution" du produit social, Marx insistait sur le fait que la clé de tout mouvement vers le communisme était l’abolition de l’échange et de la loi de la valeur.

Alors que le Programme de Gotha confond le socialisme avec la propriété d’Etat, Marx parle d’un mouvement qui parcourt les étapes inférieures jusqu'aux plus élevées du communisme. Durant la première étape, la société est encore marquée par la pénurie et l’empreinte de la vieille société. Les rapports sociaux capitalistes doivent être combattus par des mesures qui empêchent le retour de la tendance à accumuler de la plus-value. Marx voyait le système des bons du travail comme un premier pas vers l’abolition du système salarié, bien qu’encore marqué du sceau du "droit bourgeois".

Anarchisme ou communisme ? (Revue internationale n°79)

Le combat contre les influences ouvertement bourgeoises du "socialisme d’Etat" allait de pair avec la lutte pour surmonter les vestiges d’idéologie petite-bourgeoise, incarnée dans l’anarchisme. Ce n’était pas un combat nouveau : dans un ouvrage comme Misère de la Philosophie, le marxisme s’était déjà prononcé contre la nostalgie proudhonienne envers une société de producteurs indépendants régie par "l'échange égalitaire". Dans les années 1860, l’anarchisme paraissait avoir évolué, puisque le courant de Bakounine au moins se décrivait comme collectiviste et même communiste. Mais en réalité, l’essence du bakouninisme n’était pas moins étrangère au prolétariat que l’idéologie proudhonienne. Le bakouninisme avait, en plus, le désavantage de ne plus pouvoir être considéré comme une expression de l’immaturité du mouvement ouvrier, mais se positionnait d’emblée contre l’avancée fondamentale que représentait la vision marxiste.

Le conflit entre marxisme et bakouninisme, entre la position prolétarienne et la position petite-bourgeoise, fut mené à plusieurs niveaux :

- la question d’organisation : Bakounine participa à la vie de l’Internationale en se présentant comme le défenseur de la liberté et de l’autonomie locale contre les tendances centralisées qui s’exprimaient dans le Conseil général de l’Internationale. Mais la centralisation exprime la nécessité d’unité du prolétariat, alors que les bakouninistes voulaient réduire le rôle du Conseil général à celui de simple boîte à lettres, empêcher l’Internationale de parler d’une seule voix contre l’ennemi de classe ; ainsi cette orientation ne pouvait que conduire à la désorganisation des rangs du mouvement prolétarien. En plus, les discours des bakouninistes sur la liberté et l’autonomie étaient de la pure hypocrisie puisque leur but caché était d’infiltrer l’Internationale par le biais d’une société secrete qui était, elle, extrêmement "autoritaire", fondée selon le modèle maçonnique, ayant le "Citoyen B." - Bakounine – à sa tête. La lutte pour des principes organisationnels prolétariens, fondés sur la transparence et des responsabilités clairement définies, contre les intrigues petites-bourgeoises du clan bakouniniste, fut la question centrale au Congrès de l’Internationale de 1872.

- La méthode historique : alors que le courant marxiste défendait la méthode du matérialisme historique et qu'il concevait l'orientation de l’activité du mouvement ouvrier en fonction des conditions objectives historiques auxquelles ce dernier était confronté, Bakounine rejetait cette démarche, lui préférant des proclamations sur les idées éternelles de justice et de liberté, et prétendait que la révolution était possible à tout moment.

- Le sujet de la révolution : alors que les marxistes reconnaissaient que la seule classe destinée à faire la révolution communiste, le prolétariat moderne, était toujours en train de se constituer, peu importait aux bakouninistes qui voyaient la révolution comme une grande conflagration que pouvaient diriger des paysans, des rebelles semi-prolétariens ou des brigands aussi bien que la classe ouvrière.

- La nature politique de la lutte de classe : puisque, pour les marxistes, la révolution communiste n’était pas encore à l’ordre du jour de l’histoire, il fallait que la classe ouvrière se consolide en tant que force politique au sein de la société bourgeoise, ce qui voulait dire s’organiser dans les syndicats et d’autres organismes de défense similaires et intervenir sur la scène politique bourgeoise du parlement pour défendre ses intérêts dans le cadre de la légalité. Les bakouninistes, pour leur part, rejetaient par principe toute activité parlementaire et – vis-à-vis de cette dernière au moins – rejetaient toute lutte qui n’avait pas pour but l’abolition du capitalisme ; de plus, pour eux, le renversement du capitalisme n’exigeait pas la conquête du pouvoir politique par les ouvriers, mais la "dissolution" immédiate de toute forme d’Etat. A l'encontre de cette vision, les marxistes tirèrent les véritables leçons de la Commune : la révolution de la classe ouvrière implique, au contraire, la prise du pouvoir politique, mais ce nouveau pouvoir est d’un type nouveau, c'est un pouvoir où le prolétariat dans son ensemble, et non une élite privilégiée, prend directement en charge la gestion de la vie économique et politique. Dans la pratique, les phrases ultra révolutionnaires des anarchistes n’étaient qu’un mince vernis plaqué sur une pratique opportuniste à la remorque de la bourgeoisie, du type de celle qu’ils avaient eue en Espagne en participant à des instances locales qui n’étaient en aucune manière distinctes de l’Etat capitaliste.

- La question de la société future : la véritable nature de l’anarchisme en tant que reflet de la vision conservatrice d’une couche petite-bourgeoise ruinée par la concentration du capital, n’était nulle part plus évidente que dans sa vision de la société future. C’était aussi vrai pour les "collectivistes" bakouninistes que cela l’avait été pour Proudhon : le texte de Guillaume en particulier, La construction d’un nouvel ordre social met l’accent sur le fait que les différentes associations de producteurs et les communes qui naîtraient après la révolution, devaient être reliées grâce aux bons offices d’une "Banque d’Echange" qui organiserait la vente et l’achat au nom de la société. Les marxistes, à l’opposé, insistaient sur le fait que dans une société vraiment "collectiviste", les producteurs n’échangeraient pas leurs produits, parce qu’ils sont déjà le produit et la "propriété" de la société tout entière. La perpétuation de rapports marchands ne peut que refléter l’existence de la propriété privée et servira de base au surgissement d’une nouvelle forme de capitalisme.

Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l'avenir
(Revue internationale n°81)

Pendant les dernières années de sa vie, Marx a dédié une bonne partie de son énergie intellectuelle à l’étude des sociétés archaïques. La publication de La société archaïque de Morgan et les questions que lui posait le mouvement ouvrier russe sur les perspectives pour la révolution en Russie, l’amenèrent à entreprendre une étude intensive qui nous reste sous la forme des "Notes Ethnographiques" très incomplètes, mais encore extrêmement importantes. Ces études ont aussi alimenté le grand travail anthropologique d’Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

Le travail de Morgan sur les indiens d’Amérique a constitué, pour Marx et Engels, une confirmation éclatante de leur thèse sur le communisme primitif : à l'encontre de la conception bourgeoise conventionnelle selon laquelle la propriété privée, la hiérarchie sociale et l’inégalité des sexes seraient inhérentes à la nature humaine, l’étude de Morgan révélait que plus la formation sociale était primitive, plus la propriété était communautaire, plus le processus de prise de décision était collectif, plus les rapports entre hommes et femmes étaient basés sur des relations de respect mutuel. Elle fournissait un immense appui aux arguments communistes contre les mythologies servies par la bourgeoisie. En même temps, le sujet principal des investigations de Morgan – les Iroquois – était déjà une société en transition entre les formes plus anciennes "d’état sauvage" et l’état civilisé ou la société de classe ; les formes structurées d’héritage dans le clan ou dans le système de la Gens montraient les germes de la propriété privée qui est la base de l’apparition des classes, de l’Etat et de la "défaite historique du sexe féminin".

La démarche de Marx vis-à-vis de la société primitive était fondée sur sa méthode matérialiste qui considérait que l’évolution historique des sociétés était déterminée, en dernière instance, par des changements dans leur infrastructure économique. Ces changements entraînèrent la fin de la communauté primitive et ouvrirent la voie à l’apparition de formations sociales plus développées. Mais sa vision du progrès historique était radicalement opposée à l’évolutionnisme bourgeois trivial qui voyait une ascension purement linéaire, allant de l’ombre vers la lumière, ascension culminant dans la splendeur éclatante de la civilisation bourgeoise. La vision de Marx était profondément dialectique : loin d'écarter le communisme primitif comme à moitié humain, les "Notes" expriment un profond respect pour les qualités de la communauté tribale : sa capacité de s’autogouverner, le pouvoir d’imagination de ses créations artistiques, son égalitarisme sexuel. Les limitations concomitantes de la société primitive – en particulier, les restrictions imposées aux individus et la division de l’humanité en unités tribales – furent nécessairement dépassées par le progrès historique. Mais le côté positif de ces sociétés s’est perdu au cours du processus et devra être restauré à un niveau supérieur dans le futur communiste.

Engels partageait la même vision dialectique de l’histoire – contrairement à ce que disent certains qui veulent établir une démarcation entre Marx et Engels, en accusant ce dernier d’être un vulgaire "évolutionniste" – et c’est clairement démontré par son livre, L' Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.

Le problème des sociétés primitives et pré-capitalistes n’était pas une simple question concernant le passé. Les années 1870 et 1880 ont été une période durant laquelle le capitalisme, ayant accompli les tâches de la révolution bourgeoise dans la vieille Europe, arrivait à la phase impérialiste où il se partageait les régions non capitalistes restantes du monde. Le mouvement prolétarien devait donc adopter une position claire sur la question coloniale, d’autant plus qu’il y avait dans ses rangs des courants qui défendaient une conception de "colonialisme socialiste", une forme précoce de chauvinisme dont le danger devait se révéler pleinement en 1914.

Il n’était pas question que les révolutionnaires soutiennent la mission progressiste de l’impérialisme. Mais comme de grandes parties de la planète étaient encore dominées par des formes pré-capitalistes de production, il était nécessaire d’élaborer une perspective communiste pour ces régions. Cela se concrétisait en Russie : les fondateurs du mouvement communiste en Russie écrivirent à Marx en lui demandant quelle était son attitude vis-à-vis de la communauté archaïque, le Mir agraire, qui subsistait encore dans la Russie tsariste. Cette formation pouvait-elle servir de base à un développement du communisme en Russie ? Et – contrairement à ce qu’attendaient certains de ses adeptes "marxistes" en Russie qui se montrèrent plutôt discrets sur le contenu de la réponse de Marx – Marx conclut que "la révolution bourgeoise" n’était pas une étape obligée en Russie et que la commune agraire pourrait servir de base à une transformation communiste. Mais il y mettait une condition préalable : cela n’arriverait que si la révolution russe contre le tsarisme donnait le signal d’une révolution prolétarienne en occident.

Tout cet épisode montre que la méthode de Marx n’était en aucune façon limitée ou dogmatique : au contraire, il rejetait les schémas de développement historique grossiers que certains marxistes faisaient dériver de ses prémisses, et il révisait et repassait toujours en revue ses conclusions. Mais cela montre aussi la puissance prophétique de sa méthode : même si le développement du capitalisme en Russie allait miner le Mir dans son essence, le rejet par Marx d’une théorie de la révolution par étapes en Russie allait trouver sa continuité dans la théorie de la révolution permanente de Trotsky et dans les "Thèses d’avril" de Lénine, qui reconnaissaient, à la suite de Marx, que le seul espoir pour tout soulèvement révolutionnaire en Russie était de se lier immédiatement à la révolution prolétarienne en Europe occidentale.

1883-1895 : Les partis sociaux-démocrates font avancer la cause du communisme
(Revue internationale n°84)

L’apparition de partis "sociaux démocrates" en Europe a été une expression importante du resurgissement du prolétariat après la défaite écrasante de la Commune. Malgré leur irritation à l’égard du terme "social démocratie", Marx et Engels ont soutenu avec enthousiasme la formation de ces partis, qui représentait une avancée par rapport à l’Internationale à deux titres : d’abord, ils incarnaient une distinction plus nette entre les organes unitaires et généraux de la classe (pendant cette période, les syndicats en particulier) et l’organisation politique qui regroupe les éléments les plus avancés de la classe. Deuxièmement, ils se sont constitués sur la base du marxisme.

Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il y avait, dès le début, des faiblesses significatives dans les bases programmatiques de ces partis. Même les directions marxistes en leur sein étaient souvent marquées par le poids de toutes sortes de bagages idéologiques, et en prenant de l’influence, ces partis commencèrent à devenir un pôle d’attraction pour toutes sortes de réformistes bourgeois qui étaient franchement hostiles au marxisme. La période d’expansion capitaliste à la fin du 19e siècle créa les conditions pour le développement d’un opportunisme de plus en plus flagrant au sein de ces partis, processus de dégénérescence interne qui allait culminer avec la grande trahison de 1914.

Ceci a conduit beaucoup de courants à prétention politique radicale, se proclamant généralement eux-mêmes communistes, mais profondément influencés par l’anarchisme, à rejeter en bloc toute l’expérience de la social-démocratie, à la dénoncer pour n’être rien d’autre qu’une expression d’une adaptation à la société bourgeoise. Mais c’est ignorer complètement la continuité réelle du mouvement prolétarien et la façon dont il développe la compréhension de ses buts historiques. Tous les meilleurs éléments du mouvement communiste au 20e siècle – de Lénine à Luxemburg et de Bordiga à Pannekoek – sont passés par l’école de la social-démocratie et n’auraient pas existé sans elle. Ce n’est pas un hasard si la méthode a-historique qui conduit à condamner globalement la social-démocratie en arrive très souvent à rejeter Engels, et même le marxisme lui-même, aux poubelles de l’histoire, révélant par là les racines anarchistes de sa pensée.

Contre ceux qui veulent séparer Engels de Marx et le présentent comme un vulgaire réformiste, la polémique d’Engels – dans L’Anti-Dühring en particulier - contre les influences bourgeoises réelles à l’œuvre au sein de la social- démocratie exprime indubitablement une défense fondamentale des principes communistes :

-l’affirmation des contradictions insolubles du capitalisme, qui proviennent de la nature même de la production et de la réalisation de la plus-value ;

-la critique de l’intervention de l’Etat et de la propriété d’Etat qui ne constituent pas une solution à ces contradictions mais le dernier rempart du capitalisme contre elles ;

-le rejet qui s’ensuit du "socialisme d’Etat" et l’insistance sur le fait que le socialisme/communisme exige le dépérissement de toute forme d’Etat ;

-la définition du communisme comme une association de producteurs qui s’est libérée du travail salarié et de la production de marchandises ;

-la réaffirmation des buts les plus élevés du communisme comme étant le dépassement de l’aliénation et le véritable commencement de l’histoire de l’humanité.

Engels n’était pas non plus une figure isolée dans les partis sociaux-démocrates. Une brève étude des travaux d’Auguste Bebel et de William Morris le confirment : ils défendaient qu'il fallait renverser le capitalisme parce que ses contradictions conduiraient à des catastrophes de plus en plus grandes pour l’humanité ; ils rejetaient l’identification entre propriété d’Etat et socialisme ; ils soulignaient la nécessité pour la classe ouvrière révolutionnaire d’établir une nouvelle forme de pouvoir sur le modèle de la Commune de Paris ; ils reconnaissaient que le socialisme implique l’abolition du marché et de l’argent ; ils comprenaient que le socialisme ne peut se construire dans un seul pays mais requiert l’action unifiée du prolétariat mondial ; ils ont fait la critique internationaliste du colonialisme capitaliste et rejeté le chauvinisme national, surtout dans le contexte des rivalités croissantes entre les grandes puissances impérialistes. Toutes ces positions n’étaient pas extérieures aux partis sociaux-démocrates mais étaient l’expression de leur noyau profondément révolutionnaire.

La transformation des rapports sociaux selon les révolutionnaires de la fin du 19e siècle
(Revue internationale 85).

Ce n’est qu’après avoir réglé son compte à la mystification sur la nature capitaliste de la social-démocratie avant 1914 qu’on peut aborder sérieusement l'étude des forces et des limites de la façon dont les révolutionnaires de cette époque ont envisagé la transformation de la vie sociale et l’élimination des problèmes les plus pressants pour l’humanité.

Une des grandes questions pour la pensée communiste au 19e siècle était "la question de la femme". Dès les Manuscrits de 1844, Marx avait soutenu que les rapports entre les hommes et les femmes dans n’importe quelle société constituaient une clé pour comprendre si cette société était proche, ou loin de réaliser la nature profonde de l’humanité. Les travaux d’Engels dans L' Origine de la famille et de Bebel dans La femme et le socialisme analysent le développement historique de l’oppression de la femme, qui franchit une étape fondamentale avec l’abolition de la communauté primitive et l’apparition de la propriété privée et qui est restée sans solution sous les formes les plus avancées de civilisation capitaliste. Cette démarche historique constitue par définition une critique de l’idéologie féministe qui tend à attribuer l’oppression des femmes à un élément inné, biologique chez le mâle humain, et donc comme un attribut éternel de la condition humaine. Le féminisme révèle sa démarche conservatrice, même quand il se cache derrière une critique soi-disant radicale d'une vision du socialisme en tant que transformation "purement économique". Le communisme n’est d’aucune façon une transformation "purement économique". Mais, de même qu'il commence par le renversement politique de l’Etat bourgeois, de même son but ultime de transformation profonde des rapports sociaux implique l’élimination des forces économiques qui sont sous-jacentes au conflit entre les hommes et les femmes et à la transformation de la sexualité en une marchandise.

De la même manière que les féministes accusent à tort le marxisme de "n’être pas allé assez loin", les écologistes, reprenant le mensonge selon lequel marxisme = stalinisme, affirment que le marxisme n’est qu’une idéologie "productionniste" parmi d'autres qui porte la responsabilité de la destruction de l’environnement naturel au 20e siècle. Un même type d'accusation était aussi porté, sur un plan plus philosophique, contre la social-démocratie du 19e siècle dont la méthode était souvent identifiée à un matérialisme purement mécanique, à une "science" non critique qui considérerait l’homme comme en dehors de la nature et traiterait la nature comme le fait le capitalisme : comme une chose morte à acheter, vendre et exploiter. Là aussi, Engels se trouve souvent au rang des accusés. Toutefois même s’il est vrai que ces tendances mécanistes ont existé au sein des partis sociaux-démocrates et ont même prévalu quand le processus de dégénérescence s’est accéléré, leurs meilleurs éléments ont toujours défendu une démarche tout à fait différente. Là, de nouveau, il y a une complète continuité entre Marx et Engels dans la reconnaissance que l’humanité fait partie de la nature et que le communisme conduira à une vraie réconciliation entre l’homme et la nature après des millénaires d’aliénation.

Cette vision ne se limitait pas à un avenir inconcevable et lointain ; dans les travaux de Marx, Engels, Bebel, Morris et d’autres, on trouve un programme concret que le prolétariat devra mettre en œuvre quand il viendra au pouvoir. Ce programme se résume dans l'expression : "abolition de la séparation entre la ville et la campagne". Le stalinisme au pouvoir a interprété cette phrase à sa façon – en justifiant l’empoisonnement de la campagne et la construction d’immenses casernes pour loger les ouvriers. Mais pour les vrais marxistes du 19e siècle, cette phrase n’avait pas pour sens l’urbanisation frénétique de la planète mais l’élimination des villes surpeuplées et la répartition harmonieuse de l’humanité sur l’ensemble du globe. Ce projet est encore plus valable que jamais dans le monde d’aujourd’hui avec ses gigantesques mégapoles et la pollution de l’environnement qui sévit.

La transformation du travail sociaux selon les révolutionnaires de la fin du 19e siècle
(Revue internationale n°86)

En tant qu’artiste qui avait adhéré de tout son cœur au mouvement socialiste, William Morris était bien placé pour écrire sur la transformation du travail dans une société communiste, car il comprenait très bien à la fois la nature démoralisante du travail dans le capitalisme et les possibilités de changement radical par le remplacement du travail salarié par une activité vraiment créatrice. Dans son roman visionnaire : News from nowhere (Nouvelles de nulle part), il est ouvertement dit que "le bonheur sans un travail quotidien heureux est impossible". Cela s’accorde parfaitement avec la conception marxiste de la place centrale du travail dans la vie de l’homme : l’homme s’est fait lui-même grâce au travail, mais il s’est fait dans des conditions qui génèrent son auto-aliénation. De ce fait, le dépassement de l’aliénation ne peut s’accomplir sans une transformation fondamentale du travail.

Le communisme, contrairement à ce que disent certains qui parlent en son nom, n’est pas contre le travail, "anti-travail". Même sous le capitalisme, l’idéologie du "refus du travail" n’est que l’expression d’une révolte purement individuelle de classes ou de couches marginales. Une des premières mesures du pouvoir prolétarien sera d’instaurer l’obligation universelle de travailler. Dans les premières phases du processus révolutionnaire, cela comportera inévitablement un élément de contrainte, puisqu’il est impossible d’abolir la pénurie sans une période de transition plus ou moins longue, période qui impliquera certainement des sacrifices matériels considérables, spécialement dans la phase initiale de guerre civile contre la vieille classe dominante. Mais les progrès sur la voie du communisme seront mesurés à l’aune du degré auquel le travail aura cessé d’être une forme de sacrifice et deviendra un vrai plaisir. Dans son essai Travail utile et travail inutile, Morris identifie les trois principaux aspects du "travail utile" :

-Ce travail est soutenu par "l’espoir de repos" : la réduction de la journée de travail devra être une mesure immédiate de la révolution victorieuse ; autrement, il sera impossible pour la majorité de la classe ouvrière de jouer un rôle actif dans le processus révolutionnaire. Le capitalisme a déjà créé les conditions pour l'application de cette mesure en développant la technologie qui pourra – une fois libérée de la recherche du profit – être utilisée pour réduire largement la quantité de tâches répétitives et désagréables impliquées dans le processus du travail. En même temps, les quantités énormes de forces de travail humain gaspillées dans la production capitaliste – sous la forme de chômage massif ou de travail qui n’a aucun but utilitaire (bureaucratie, production militaire, etc.) – pourront être réorganisées dans la production et les services utiles, et cela permettra aussi de réduire la journée de travail de tous. Des hommes comme Engels, Bebel et Morris faisaient déjà ces observations et elles sont encore plus valables dans la période de décadence du capitalisme.

-Il devra y avoir "l' espoir du produit" : en d’autres termes, les travailleurs s'intéresseront à ce qui est produit, soit parce que c’est essentiel à la satisfaction des besoins humains, soit parce que c’est beau en soi. Déjà au temps de Morris, le capitalisme avait une capacité énorme de sortir des produits minables et sans utilité, mais la production massive, dans le capitalisme décadent, de choses sans intérêt et horribles, a probablement dépassé ses pires cauchemars.

-Il devra y avoir "l'espoir de plaisir dans le travail lui-même". Morris et Bebel insistent sur le fait que le travail devra être accompli dans des conditions agréables. Sous le capitalisme, l’usine est un modèle de l’enfer sur terre ; la production communiste gardera le caractère associé du travail d’usine mais dans un environnement matériel très différent. De même, la division capitaliste du travail – qui condamne tant de prolétaires à accomplir des corvées répétitives et abrutissantes jour après jour – devra être dépassée de façon à ce que chaque producteur profite d’un équilibre entre travail intellectuel et travail physique, puisse se dédier à des tâches variées et, en les accomplissant, développer une variété de dons. De plus, le travail du futur sera libéré du rythme frénétique exigé par la chasse au profit et sera adapté aux besoins humains et aux désirs des hommes. Fourier, avec son pouvoir d’imagination caractéristique, voyait le travail dans ses "phalanstères" fondé sur "l'attirance passionnée" et anticipait le rapprochement entre le travail quotidien et le jeu. Marx, qui admirait beaucoup Fourier, soutenait que le travail réellement créatif était aussi une "affaire rudement sérieuse", ou, comme il le dit dans les Grundrisse, "Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril". Cependant, il continue: "Mais est-il insensible à la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité?"2. L’activité communiste aura surmonté l’ancienne contradiction entre le travail et le jeu. Ces esquisses de l’avenir communiste n’étaient pas des utopies, puisque le marxisme avait déjà démontré que le capitalisme a créé les conditions matérielles pour que le travail quotidien soit complètement transformé de cette façon et a identifié la force sociale qui sera contrainte d’entreprendre la transformation, précisément parce qu’elle est la dernière victime de l’aliénation du travail.

1895-1905 : la perspective révolutionnaire obscurcie par les illusions parlementaires
(Revue internationale n°88)

La dictature du prolétariat a constitué un concept fondamental du marxisme dès son origine. Les précédents articles ont montré qu'il n'a jamais été une idée statique mais qu'il a évolué et est devenu plus concret à la lumière de la lutte prolétarienne. De même, la défense de la dictature du prolétariat contre les diverses formes d'opportunisme a constitué un élément constant dans le développement du marxisme. Ainsi, basant ses arguments sur l'expérience de la Commune de Paris, Marx a fait une critique cinglante de la notion lassallienne d'un "Etat du peuple" mis en avant dans le Programme de Gotha du nouveau Parti ouvrier social-démocrate en Allemagne.

En même temps, puisque la perspective du pouvoir prolétarien est en lutte constante contre l'idéologie dominante, cela implique également de lutter contre l'impact de cette idéologie, y compris sur les fractions les plus lucides du mouvement ouvrier. Même après l'expérience de la Commune de Paris par exemple, Marx en personne a fait en 1872 un discours au Congrès de l'Internationale à La Haye dans lequel il suggérait que, dans certains pays au moins, le prolétariat pourrait accéder au pouvoir de façon pacifique grâce à l'appareil démocratique de l'Etat existant.

Dans les années 1880, le parti allemand devenu le parti le plus important du mouvement international, avait été mis hors-la-loi par Bismarck ; cela l'a aidé à préserver son intégrité politique. Mais même quand des concessions à la démocratie bourgeoise persistaient, la vision qui prévalait était que la révolution prolétarienne requerrait nécessairement le renversement de la bourgeoisie par la force et la leçon fondamentale de La Commune - selon laquelle l'appareil d'Etat existant ne pouvait pas être conquis mais devait être détruit de fond en comble - n'avait pas été oubliée.

Cependant, durant la décennie suivante, la légalisation du parti, l'arrivée d'intellectuels petits-bourgeois et, surtout, la spectaculaire expansion du capitalisme et le gain qui s'en est suivi de réformes conséquentes pour la classe ouvrière ont fourni le terrain au réformisme au sein du parti qui a pris une forme plus définie. La tendance "socialiste d'Etat" autour de Vollmar et les théories révisionnistes de Bernstein en particulier cherchaient à persuader le mouvement socialiste d'abandonner ses positions en faveur d'une révolution violente, et de se déclarer ouvertement comme parti démocratique réformiste.

Dans un parti prolétarien, la pénétration ouverte d'influences bourgeoises comme celles-là rencontre inévitablement une forte résistance de la part de ceux qui représentent le cœur prolétarien de l'organisation. Dans le parti allemand, les tendances opportunistes ont été combattues de la façon la plus notoire par Rosa Luxemburg dans sa brochure Réforme sociale ou révolution ?, mais le développement de fractions de gauche était un phénomène international.

De plus, les luttes menées par Luxemburg, Lénine et d'autres ont semblé l'emporter. Les révisionnistes furent condamnés non seulement par "Rosa la rouge" mais aussi par "le pape" du marxisme, Karl Kautsky.

Néanmoins, les victoires de la gauche se sont avérées plus fragiles qu'il n'y paraissait. L'idéologie démocratiste s'était infiltrée dans l'ensemble du mouvement et même Engels n'en fut pas épargné. Dans son introduction de 1895 au livre de Marx Les luttes de classe en France, Engels soulignait avec justesse qu'avoir recours aux barricades et aux combats de rue ne suffisait plus désormais pour renverser l'ancien régime, et que le prolétariat devait construire un rapport de forces de masse en sa faveur avant de s'engager dans la lutte pour le pouvoir. Ce texte fut déformé par la direction du parti allemand afin de faire apparaître qu'Engels était opposé à toute forme de violence prolétarienne. Mais comme Rosa Luxemburg l'a montré, les opportunistes purent faire cela parce qu'il y avait vraiment des faiblesses dans l'argument d'Engels : la construction de la force politique prolétarienne était plus ou moins identifiée à la croissance graduelle des partis sociaux-démocrates et de leur influence sur l'arène parlementaire.

Cette orientation du gradualisme parlementaire a été théorisée par Kautsky en particulier qui s'était bien opposé aux éléments ouvertement révisionnistes, mais défendait de plus en plus une position de "centre" conservateur qui accordait plus de valeur à ce que le parti paraisse uni qu'à sa clarté programmatique. Dans ses ouvrages de base comme La révolution sociale Kautsky identifiait la prise du pouvoir par le prolétariat à l'accession à la majorité parlementaire, même s'il disait clairement que dans une telle situation, la classe ouvrière devait se préparer à réprimer la résistance de la contre-révolution. Cette stratégie politique allait de pair avec une attitude "réaliste" sur le plan économique qui perdait de vue le véritable contenu du programme socialiste - l'abolition du salariat et de la production marchande- et voyait le socialisme comme une régulation de la vie économique par l'Etat.


L'article du prochain numéro résumera le deuxième volume de la série qui couvre la période allant de 1905 à la fin de la grande vague révolutionnaire internationale. Il commencera par montrer comment la question de la forme et du contenu de la révolution fut clarifiée à travers un âpre débat sur les nouvelles formes qui commençaient à émerger dans la lutte de classe, alors que le capitalisme approchait le point culminant entre sa phase d'ascendance et celle de sa décadence.


CDW


1 Marx à Johann Becker, 17 avril 1867 ("missile" est en anglais dans le texte).

2 Marx, Grundrisse – 1. Chapitre sur l’argent, éd. 10/18, p78,

Questions théoriques: 

  • Communisme [12]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [13]

Polémique avec le BIPR sur la 4e conférence des groupes de la Gauche communiste : Une triste mascarade ...

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Une triste mascarade qui ridiculise la tradition de la Gauche communiste

Dans le n° 122 de notre Revue nous avons publié un article sur le cycle de conférences des groupes de la Gauche communiste qui s’étaient tenues de 1977 à 1980. Nous y avons souligné l’avancée que représentaient ces conférences et déploré qu’elles aient été délibérément sabordées par deux des principaux groupes participants, le Partito Comunista Internazionalista (PCInt - Battaglia comunista) et la Communist Workers' Organisation (CWO), aujourd’hui principales sections du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR). L’initiative de ce cycle de conférences revenait au PCInt qui avait lancé un appel en leur faveur en 1976 et avait convoqué la première d’entre elles à Milan, en 1977. En fait, si la convocation à cette conférence n’avait pas été un flop retentissant, c’est parce que, contrairement aux autres groupes qui avaient initialement annoncé leur participation mais qui ne sont pas venus, le CCI s’était donné les moyens d’y envoyer une délégation importante. La convocation des deux conférences suivantes n’était plus du ressort unique du PCInt mais d’un "Comité technique" dans le travail duquel le CCI s’est investi avec le plus grand sérieux, notamment en les organisant à Paris où se trouve la section la plus importante de notre organisation. Le sérieux de ce travail n’est pas étranger au fait qu’un nombre bien plus important de groupes a participé à ces conférences et qu’elles ont été préparées par la publication à l’avance de bulletins préparatoires. En introduisant à la sauvette, à la fin des débats de la troisième conférence, un critère supplémentaire de "sélection" pour les futures conférences, initiative qui se proposait explicitement d’éliminer notre organisation de celles-ci, le PCInt avec la complicité de la CWO (convaincu à la suite de longues discussions de couloir) a pris la responsabilité de démolir tout le travail qui avait été fait, et dont pourtant il avait été à l’origine. En effet, la 4e conférence, qui s’est finalement tenue en septembre 1982, a constitué une confirmation du caractère catastrophique de l’attitude adoptée par le PCInt et la CWO à la fin de la 3e.

C’est ce que met en évidence le présent article qui se base essentiellement sur le procès verbal en anglais de cette conférence publié en 1984 (deux ans après sa tenue) sous forme de brochure 1 par le BIPR (constitué fin 1983).

Dans l’adresse d’ouverture de cette conférence, la CWO qui l’avait organisée à Londres, évoque les trois conférences précédentes et notamment la 3e :

"Six groupes ont participé à la 3e conférence dont l’ordre du jour comportait la crise économique et les perspectives pour la lutte de classe ainsi que le rôle et les tâches du parti. Les débats de cette conférence ont confirmé les domaines d’accord qui avaient déjà été mis en évidence mais on est arrivé à une impasse en ce qui concerne la discussion sur le rôle et les tâches du parti. Afin que les futures conférences puissent aller au delà de la simple réitération du besoin du parti avec la répétition des mêmes arguments sur son rôle et ses tâches, le PCInt a proposé un critère additionnel de participation aux conférences stipulant que le parti doit jouer un rôle dirigeant dans la lutte de classe. Cela a fait apparaître une claire division entre les groupes qui comprennent que le parti a des tâches aujourd’hui et qu’il doit prendre un rôle dirigeant dans la lutte de classe et ceux qui rejettent l’idée que le parti devrait être organisé dans la classe aujourd’hui afin d’être en position de prendre un rôle dirigeant dans la révolution de demain. Seule la CWO a soutenu la résolution du PCInt et la 3e conférence s’est dispersée dans le désordre.

Aujourd’hui, de ce fait, moins de groupes sont présents que lors de la dernière conférence mais les bases existent maintenant pour commencer un processus de clarification sur les tâches réelles du parti. Dans ce sens, la dissolution de la dernière conférence ne fut pas une séparation totalement négative. Comme la CWO l’a écrit dans Revolutionary Perspectives n° 18 dans sa relation de la 3e conférence :

"Quoi qu’il soit décidé dans le futur, le résultat de la 3e conférence signifie que le travail international entre les communistes va procéder sur des bases différentes de celles du passé."(…)

Bien qu’aujourd’hui nous ayons un nombre inférieur de participants que lors des 2e et 3e conférences, nous partons de bases plus claires et plus sérieuses. Nous espérons que cette conférence va démontrer ce sérieux par une volonté de débattre et de discuter dans le but d’influencer nos positions respectives plutôt que de monter des polémiques stériles et d’essayer d’utiliser les conférences comme une arène publicitaire pour son propre groupe."

Le procès-verbal de la conférence permet de se faire une idée lumineuse du "plus grand sérieux" qui l’a distinguée des précédentes.

L’organisation de la conférence

En premier lieu, il convient de se pencher sur les aspects "techniques" (qui ont évidemment une signification et une incidence politique) de préparation et de tenue de la conférence.

C’est ainsi que, contrairement aux précédentes conférences, il n’y a pas eu de bulletin préparatoire. Les documents qui y ont été soumis à l’avance sont pour l’essentiel des textes déjà publiés dans la presse des groupes participants. Il faut à ce sujet faire une mention spéciale des documents soumis par le PCInt : il s’agit d’une liste impressionnante de textes (y compris un livre) publiés par le PCInt sur les questions à l’ordre du jour et qui doit représenter plusieurs centaines de pages (voir cette liste dans la circulaire du PCInt du 25 août 1982, p. 39). Tout cela en italien ! C’est certainement une langue très belle et c’est aussi dans cette langue qu’ont été écrits des documents très importants dans l’histoire du mouvement ouvrier (à commencer par les études de Labriola sur le marxisme et surtout les textes fondamentaux de la Gauche communiste italienne entre 1920 et la Seconde Guerre mondiale). Malheureusement, l’italien n’est pas une langue internationale et nous pouvons imaginer la perplexité des autres groupes participants devant cet amoncellement de documents dont ils ne pouvaient pas connaître le contenu.

Il faut cependant reconnaître que, dans la même circulaire, le PCInt se montre préoccupé de ce problème de langue : "Nous somme en train de traduire en anglais un autre document, en relation avec les points de l’ordre du jour, qui sera envoyé le plus vite possible". Malheureusement, dans une lettre du 15 septembre à un des groupes sollicités, on peut lire : "Pour des raisons techniques, le texte promis ne sera prêt qu’à la conférence elle-même" (p. 40). Nous sommes bien conscients des difficultés que rencontrent, dans le domaine des traductions comme dans beaucoup d’autres, les groupes de la Gauche communiste du fait de leurs faibles forces. Nous ne saurions critiquer cette faiblesse du PCInt en elle-même. Mais ici son incapacité de produire à l’avance un document compréhensible par les autres participants à la conférence "pour des raisons techniques" ne fait que révéler le peu d’importance qu’il attribuait à cette question. Si vraiment il avait accordé à ce type d’activité le même "sérieux" que le CCI lui avait apporté auparavant, il se serait mobilisé beaucoup plus pour surmonter les "problèmes techniques", ne serait-ce qu’en faisant appel à un traducteur professionnel.

La conférence elle-même s’est heurtée à ce même problème de traduction, comme nous l’apprenons dans le compte rendu :

"Le caractère relativement bref des interventions du PCInt est dû, pour une grande part, aux limitations dans les traductions de l’italien à l’anglais de la part du groupe accueillant la conférence." Ainsi, une bonne partie des explications et des arguments donnés par le PCInt s’est perdue, ce qui est évidemment fort dommage. La CWO semble s’excuser de sa faible connaissance de la langue italienne. Mais il nous semble qu’il revenait au PCInt, s’il avait vraiment pris au sérieux la conférence, de faire en sorte d’envoyer au sein de sa délégation un camarade capable de s’exprimer en anglais. Pour une organisation qui se veut être un "parti", cela devait être possible de trouver dans ses rangs au moins un tel camarade. Les camarades de la CWO peuvent estimer que lorsque le CCI était présent aux conférences, il ne faisait que "répéter toujours les mêmes arguments sur le parti". Ils peuvent même laisser entendre que nous voulions utiliser ces conférences en tant que tribune pour notre politique de chapelle. En tout cas, ils voudront bien reconnaître que les capacités d’organisation du tandem qu’ils ont formé avec le PCInt étaient de loin inférieures à celles du CCI. Et ce n’est pas seulement une question de nombre de militants. C’est fondamentalement la question de la compréhension de l’importance des tâches qui sont celles des révolutionnaires à l’heure actuelle et du sérieux qu’on apporte dans leur accomplissement. La CWO et le PCInt estiment que le parti (et les groupes qui le préparent à l’heure actuelle, c’est-à-dire eux-mêmes) ont des "tâches d’organisation" des luttes de classe. Ce n’est pas la position du CCI 2. Cependant, malgré nos faiblesses, nous essayons d’organiser du mieux possible les activités qu’ils nous appartient d’accomplir. Ce ne semble pas être vraiment le cas de la CWO et du PCInt : ils doivent penser que s’ils consacrent trop d’énergie et d’attention aux tâches d’organisation aujourd’hui, ils seront fatigués demain lorsqu’il s’agira "d’organiser" la classe pour la révolution.

Les groupes participants

Dans la brochure rendant compte de la conférence, nous apprenons que les groupes initialement invités étaient les suivants (circulaire du 28 juin 1982) :

- Partito Comunista Internacionalista (Battaglia Comunista, Italie) ;

- Communist Workers' Organisation (Grande-Bretagne, France) ;

- L’Eveil internationaliste (France) ;

- Unity of Communist Militants (Iran) ;

- Wildcat (États-Unis) ;

- Kompol (Autriche) ;

- Marxist Worker (États-Unis) ;

ces trois derniers groupes ayant un statut "d’observateur".

A l’arrivée, il n’y avait plus que trois groupes. Voyons ce qu’il était advenu des autres.

"Au moment où s’est tenue la conférence, Marxist Worker et Wildcat avaient apparemment cessé d’exister." (p. 38). On peut juger de la perspicacité de la CWO et du PCInt qui constituaient le Comité technique chargé de préparer la conférence : dans leur grand souci de "sélection" d’organisations "vraiment capables de poser correctement la question du parti et de lui attribuer un rôle dirigeant dans la révolution de demain", ils s’étaient tournés vers des groupes qui avaient jugé préférable de se mettre en vacances en attendant le futur parti (probablement pour avoir plus de forces pour être en mesure de jouer un "rôle dirigeant" le moment venu). D’ailleurs, on peut dire que la conférence l’a échappé belle : si Wildcat avait survécu et était venu, il n’aurait pas manqué de la polluer avec son "conseillisme" à côté duquel celui que le PCInt reprochait au CCI est du pipi de chat. Un conseillisme qui était pourtant connu mais qui apparemment lui permettait de satisfaire les critères qui excluaient le CCI.

Quant aux autres groupes qui ne sont pas venus, nous laissons de nouveau la parole à la CWO :

"Sur la base des événements qui ont suivi, il semble approprié aujourd’hui d’établir la signification de la dernière conférence. Il est apparu que la non participation de deux groupes qui avaient initialement été d’accord pour participer, manifestait leur éloignement du cadre des conférences. Kompol n’a plus communiqué avec nous tandis que l’Éveil internationaliste s’est embarqué dans une trajectoire moderniste qui le conduit également en dehors du cadre du marxisme." (Préambule, p. 1)

Encore une fois, on ne peut que rester admiratif devant le flair politique à toute épreuve des groupes invitants.

Venons-en maintenant au SUCM (Étudiants supporters de l’UCM d’Iran), seul autre groupe présent à la conférence en dehors des deux qui l’avaient convoquée.

Voici ce que la brochure dit à son propos :

"Le SUCM a cessé d’exister. Ses membres ont intégré une organisation plus ample (la Organisation of the supporters of the Communist Party of Iran Abroad – OSCPIA) 3 qui comprend les anciens membres du SUCM ainsi que ceux du Komala kurde. Malgré leur adhésion initiale aux critères de participation aux conférences ; malgré leur volonté de discuter et de maintenir des relations avec les organisations appartenant à la tradition de la Gauche communiste européenne, le SUCM s’est trouvé bloqué par sa position de groupe de soutien d’un groupe plus vaste en Iran, un groupe qui est devenu le Parti communiste d’Iran en septembre 1983. En laissant de côté toute polémique, il apparaît que cette date revêt une importance objective, confirmée, par exemple, par la trajectoire des camarades du SUCM en ce qui concerne la question de la République démocratique révolutionnaire et ses implications. Au moment de la 4e conférence, le SUCM acceptait clairement l’idée que de véritables guerres de libération nationale sont impossibles à l’ère de l’impérialisme, dans le sens où il ne peut y avoir d’authentique guerre de libération nationale en dehors de la révolution des ouvriers pour l’établissement de la dictature prolétarienne. Depuis, cependant, le SUCM a insisté de plus en plus sur la thèse que des luttes communistes émergent des luttes nationales. En fait, la position théorique a été diluée pour être conforme avec les positions du CPIran, positions qui sont très dangereuses – comme les articles dans la presse de la CWO et du PCInt l’ont démontré. Ainsi, au lieu d'approfondir le processus de clarification et de pousser l'organisation iranienne vers des positions plus claires et fermement enracinées dans le sol révolutionnaire, l'OSCPIA essaie de réconcilier avec le Communisme de gauche les déformations du programme communiste manifestées par le SUCM et le PC d'Iran. Il est inévitable qu’il y ait des déformations, d’une forme ou d’une autre, dans une aire qui n’a pas de contact avec la tradition de la Gauche communiste ou avec son héritage d’élaboration théorique et de lutte politique. Cependant, ce n’est pas la tâche des communistes ni de cacher ces déformations ni de les accepter et de s’adapter à elles mais de contribuer à les dépasser. A cet égard, l’OSCPIA a manqué une opportunité importante. Étant donné l’état actuel des divergences, il n’est pas possible de définir le PCIran comme une force pouvant réclamer le droit d’entrer à nouveau dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste."

A en croire les explications données dans ce passage, le SUCM, postérieurement à la conférence et dans le sillage du PCIran, aurait évolué vers des positions qui ne lui permettaient plus "de réclamer le droit d’entrer dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste". En somme, ces deux organisations étaient logées à la même enseigne que le CCI puisque notre organisation non plus ne pouvait plus "réclamer un tel droit". 4

En fait, le PCIran n’était pas seulement "en dehors du camp politique délimité par les conférences", mais aussi en dehors du camp de la classe ouvrière. C’était une organisation bien bourgeoise, de tendance stalino-maoïste. On est fasciné par la subtile diplomatie (afin d’éviter "la polémique" !?) avec laquelle le BIPR parle de cette organisation. Le BIPR n’aime pas appeler un chat un chat. Il préfère dire que l’animal évoqué n’est pas un chien ni un hamster, bien que ce soit quand même un animal de compagnie. Cette façon de procéder est bien connue dans le mouvement ouvrier et elle a un nom : l’opportunisme, ou bien les mots n’ont plus de sens. C’est vrai que ce n’est pas agréable de penser que des éléments avec qui on a tenu quelques mois auparavant une conférence dans la perspective du futur parti mondial de la révolution sont devenus des défenseurs patentés de l’ordre capitaliste. C’est encore plus difficile de l’admettre publiquement. Alors, on préfère dire que ces éléments, qu’on continue à appeler des "camarades", "ont manqué une opportunité importante", qu’ils se sont "trouvé bloqués", que leur "position théorique a été diluée pour être conforme avec les positions du CPIran", positions qu’on qualifie de "très dangereuses", pour ne pas dire qu’elles sont bourgeoises.

Ce que le BIPR ne voit pas, ou ne veut pas voir, ou tout simplement refuse de reconnaître publiquement, c’est que l’évolution du SUCM vers un organe de défense de l’ordre capitaliste (rebaptisé "force ne pouvant réclamer le droit d’entrer dans le camp politique délimité par les conférences de la Gauche communiste") n’en est pas une sur le fond. Au moment même de la conférence, le SUCM était déjà une organisation bourgeoise de tendance maoïste. C’est ce que démontrent, à qui veut ouvrir les yeux, ses interventions au moment de la conférence.

Les interventions du SUCM

Nous reproduisons ci-dessous quelques unes de ces interventions :

"… dans les conditions de son fonctionnement normal et de non-crise, le capital, sur le marché intérieur des pays métropolitains, tolère les revendications du mouvement syndical et c’est seulement lors de l’approfondissement de la crise qu'il recourt à l’écrasement décisif du mouvement syndical" (p. 6)

Cette affirmation est pour le moins surprenante de la part d’un groupe supposé appartenir à la Gauche communiste. En réalité, dans les pays avancés, ce n’est pas le mouvement syndical qui est écrasé lorsque la crise s’approfondit, mais les luttes ouvrières avec la complicité du mouvement syndical. Cela, même les trotskistes sont capables de le reconnaître. Mais pas le SUCM qui identifie sans problème mouvement syndical et lutte de classe. Ainsi, sur la question du rôle des syndicats (qui n’est pas une question secondaire mais parmi les plus fondamentales), le SUCM se situe à droite du trotskisme pour rejoindre la position des staliniens ou des social-démocrates. Et c’est avec un tel groupe que la CWO et le PCInt se proposaient de coopérer en vue de la formation du parti mondial.

Mais ce n’est là qu’un avant-goût :

"Aujourd'hui le prolétariat en Iran est à la veille de former son parti communiste et, avec la force massive qui est derrière le programme de ce parti, il doit devenir un facteur indépendant et déterminant dans les bouleversements actuels en Iran. Le leadership incontestable de Komala 5 sur la lutte de vastes secteurs des ouvriers et des exploités au Kurdistan, l'influence que le marxisme révolutionnaire a acquise parmi les ouvriers avancés en Iran, l'existence de vastes réseaux de noyaux d’ouvriers qui distribuent les publications théoriques et ouvrières du marxisme révolutionnaire (…), en dépit des conditions de la terreur et de la répression (…) ; la perte des illusions envers le populisme et le mouvement vers le marxisme révolutionnaire, tout cela est indicatif du rôle important que le prolétariat socialiste d'Iran jouera dans les prochains événements. Du point de vue du prolétariat mondial, la signification de cette question tient dans le fait que maintenant, après plus de 50 ans, le drapeau rouge du communisme est sur le point de devenir le drapeau de la lutte des ouvriers d'un pays dominé. La levée de ce drapeau dans une partie du monde est un appel au prolétariat mondial pour en finir avec la dispersion dans ses rangs, à s’unir comme classe contre la bourgeoisie mondiale et à lui régler son compte." (p. 10-11)

Face à une telle déclaration, on a le choix entre trois hypothèses :

- soit nous avons affaire à des éléments sincères mais totalement illuminés et n’ayant aucun sens des réalités ;

- soit nous sommes face à un bluff de grande envergure destiné à impressionner le public mais qui n’est basé sur aucune réalité ;

- soit, effectivement, le PCIran et Komala ont l’influence qui est décrite, mais alors un courant politique ayant une telle influence ne peut être que bourgeois dans les conditions historiques de 1982.

Si la première hypothèse est la vraie, la première suggestion à faire à de tels éléments, avant toute discussion, est d’aller se faire soigner.

Si nous avons affaire à un bluff, la discussion avec des éléments qui mentent à ce point ne présente aucun intérêt, même s’ils croient défendre de cette façon des positions communistes. Comme disait Marx, "la vérité est révolutionnaire" et si le mensonge est une des armes éminentes de la propagande bourgeoise, il ne saurait en aucune façon faire partie de l’arsenal du prolétariat et de son avant-garde communiste.

Reste la troisième hypothèse : le SUCM était un groupe non pas prolétarien mais gauchiste, c’est-à-dire bourgeois. C’est bien cette nature bourgeoise qui apparaît clairement dans les discussions de la conférence sur la question de la "révolution démocratique" et du programme du parti. En effet, au milieu d’interventions qui se veulent ancrées théoriquement, citations à l’appui, sur les auteurs marxistes, Marx et surtout Lénine, nous avons droit à ce qui suit :

"La crise mondiale de l’impérialisme crée l’embryon de l’émergence de conditions révolutionnaires, mais cet embryon, précisément à cause des conditions différentes existant dans les pays dominés et les métropoles, est plus développé dans les pays dominés. Les premières étincelles de la révolution socialiste du prolétariat mondial contre le capital et le capitalisme à son stade suprême allument le feu de la révolution démocratique dans les pays dominés. Une révolution qui, de ce point de vue, est une partie inséparable de la révolution socialiste mondiale mais qui, du fait de son isolement, des limitations dans la force des ouvriers et des exploités des pays dominés, du manque des conditions objectives au sein du prolétariat de ces pays d’un côté, et de l’autre la présence de vastes masses d’exploités non prolétariennes révolutionnaires, prend inévitablement la forme et se développe, en premier lieu, au sein d’une révolution démocratique. La présente révolution d’Iran est une telle révolution." (p. 7)

(…)

"La révolution présente est une révolution démocratique dont la tâche est d’éliminer les obstacles au libre développement de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme.

Le contenu de la victoire de cette révolution est l’établissement d’un système politique démocratique sous la direction du prolétariat qui, du point de vue économique, équivaut à la négation pratique de la domination de l’impérialisme." (p. 8)

Par ailleurs, le SUCM dénonce en ces termes la politique du gouvernement de Khomeiny à l’occasion de la guerre entre l’Irak et l’Iran qui a éclaté en septembre 1980, un an et demi après l’instauration de la "République islamique" :

"L’attaque contre les gains démocratiques de l’insurrection [le soulèvement du début 1979 qui a chassé le Shah et permis la prise de pouvoir par Khomeiny] et la prévention contre l’exercice de l’autorité démocratique du peuple dans la détermination et la conduite de ses propres affaires." (p. 10)

Enfin, le SUCM établit une distinction entre le programme minimum (qui serait celui de la "République démocratique") et le programme maximum, le socialisme (p. 8). Une telle distinction avait cours dans la social-démocratie au temps de la 2e Internationale, lorsque le capitalisme était encore un système ascendant et que la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour, mais elle a été rejetée par les révolutionnaires pour la période ouverte avec la Première Guerre mondiale y compris par Trotsky et ses épigones.

Les interventions de la CWO et du PCInt

Évidemment, face aux conceptions bourgeoises du SUCM, la CWO et le PCInt défendent les positions de la Gauche communiste.

Sur la question syndicale, le PCInt est très clair dans son intervention :

"Aucun syndicat ne peut faire autre chose que de rester sur un terrain bourgeois (…) A l’époque impérialiste, les communistes ne peuvent en aucune circonstance songer à la possibilité de redresser les syndicats ou de reconstruire de nouveaux syndicats. (…) Les syndicats conduisent la classe à la défaite dans la mesure où ils mystifient celle-ci avec l’idée de défendre ses intérêts au moyen du syndicalisme. Il est nécessaire de détruire les syndicats." (p. 12)

Ce sont des formulations que le CCI pourrait signer des deux mains. La seule chose qu’il faut regretter, c’est que le PCInt qui énonce ces positions dans une présentation sur les luttes en Pologne de 1980, ne dise pas explicitement qu’elles sont totalement opposées aux positions exposées par le SUCM peu avant sur la même question. Est-ce parce qu’il a manqué de vigilance face aux déclarations du SUCM ? Est-ce à cause d’un problème de langue ? Mais la CWO, pour sa part, comprend l’anglais. Ou est-ce une "tactique" pour ne pas prendre immédiatement à rebrousse-poil le SUCM ?

En tout cas, sur la question de la "révolution démocratique", de la "république démocratique" et du "programme minimum", le PCInt et la CWO ne peuvent faire autrement que de rejeter de telles notions qui n’ont rien à voir avec le patrimoine programmatique de la Gauche communiste :

"L’oppression et la misère des masses ne peuvent, en elles-mêmes conduire à la révolution. Cela ne peut arriver que lorsqu’elles sont dirigées par le prolétariat de ces régions en lien avec le prolétariat mondial. (…) Dire que Marx les a appuyées [les revendications démocratiques] dans le passé et que, par suite, il nous faut les appuyer aujourd’hui, dans une époque différente, c'est, comme Lénine l’a dit sur un autre sujet, citer les mots de Marx contre l’esprit de Marx. Aujourd'hui, nous vivons à l’époque du déclin du capitalisme et cela signifie que le prolétariat n’a RIEN A GAGNER à appuyer tel ou tel capital national, ou bien telle ou telle revendication réformiste. (…)

C’est un non-sens que de suggérer que nous pouvons écrire un programme qui fournisse les bases objectives pour la lutte pour le socialisme. Ou bien les bases objectives existent ou bien elles n’existent pas. Comme le dit le PC d’Italie dans ses thèses de 1922 : "Nous ne pouvons par des expédients créer les bases objectives." (…) Seule la lutte pour le socialisme elle-même peut détruire l’impérialisme, non des expédients structurels sur la démocratie ou des revendications minimales." (p. 16)

"Nous pensons que le rôle du parti communiste dans les pays dominants et dans les pays dominés est le même. Nous n’incluons pas dans le programme communiste des revendications minimales du 19e siècle. (…) Nous voulons faire une révolution communiste et nous ne pouvons y parvenir qu’en mettant en avant le programme communiste mais jamais en incluant dans notre programme des revendications qui peuvent être récupérées par la bourgeoisie." (p. 18)

Nous pourrions multiplier les citations de la CWO et du PCInt défendant les positions de la Gauche communiste, de même d'ailleurs que celles du SUCM mettant en évidence qu'il n'avait rien à voir avec ce courant, mais cela nous conduirait à reproduire un bon tiers de la brochure 6. Pour qui sait lire et connaît les positions du maoïsme dans les années 70-80, il est clair que le SUCM (qui prend soin dans plusieurs de ses interventions de critiquer les conceptions maoïstes officielles) constituait en fait une variante "de gauche" et "critique" de ce courant. D’ailleurs, à deux reprises, la CWO constate les similitudes entre les positions du SUCM et celles du maoïsme :

"Notre réelle objection concerne cependant la théorie de l'aristocratie ouvrière. Nous pensons que ce sont les derniers germes du populisme de l’UCM et que son origine est dans le maoïsme." (p. 18)

"Le passage sur la paysannerie [dans le "Programme de l’Unité des Combattants communistes" soumis à la conférence] est le dernier vestige du populisme dans le SUCM. (…) La théorie de la paysannerie est une réminiscence de maoïsme, quelque chose que nous rejetons totalement." (p. 22)

Cependant, ces remarques restent bien timides et "diplomatiques". Pourtant, il est une question que la CWO et le PCInt auraient pu poser au SUCM : c’est la signification du passage suivant qui figure dans un des textes présentés par le SUCM à la conférence, le "Programme du Parti communiste", adopté par l'UCM et Komala, et publié en mai 1982, c’est-à-dire 5 mois avant la conférence :

"La domination du révisionnisme sur le Parti communiste de Russie a abouti à la défaite et au recul de la classe ouvrière mondiale dans une de ses principales places fortes". Par révisionnisme, ce programme entendait la révision "Kroutchévienne" du "Marxisme-Léninisme". C’est exactement la vision défendue par le maoïsme et il aurait été intéressant que le SUCM précise s’il considérait qu’avant Kroutchev, le Parti communiste russe de Staline était encore un parti de la classe ouvrière. Malheureusement, cette question fondamentale n’a pas été posée ni par le PCInt, ni par la CWO. Faut-il croire que ces deux organisations n’avaient pas lu ce document pourtant essentiel puisqu’il représentait le programme du SUCM ? On doit rejeter une telle interprétation puisqu’elle serait en total désaccord avec le "sérieux" revendiqué hautement par la CWO dans son discours d’ouverture. D’ailleurs, plusieurs interventions du PCInt et de la CWO citent de façon précise des passages de ce document. Il reste une autre interprétation : ces deux organisations n’ont pas posé la question parce qu’elles avaient peur de la réponse. En effet, comment auraient-elles pu poursuivre une conférence avec une organisation qui aurait considéré comme "révolutionnaire" et "communiste" Staline, le principal chef de file de la contre-révolution qui s’est déchaînée contre le prolétariat dans les années 30, l’assassin des meilleurs combattants de la révolution d’Octobre, le massacreur de dizaines de millions d’ouvriers et de paysans russes.

Évidemment soulever cette question n’aurait pas été très "diplomatique" et risquait de provoquer un fiasco immédiat de la conférence qui se serait réduite à un tête-à-tête entre le PCInt et la CWO, c’est-à-dire les deux seuls groupes qui avaient adopté, à la 3e conférence, le critère supplémentaire destiné à éliminer le CCI afin de donner un nouveau souffle aux conférences.

Ces deux organisations ont préféré souligner le total accord qui existait entre leur vision du rôle du parti et celle défendue par le SUCM dans sa présentation sur cette question et qui affirmait que "le parti organise tous les aspects de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie et dirige la classe ouvrière dans l’accomplissement de la révolution sociale" (p. 25) Que le parti du PCInt et de la CWO ait un programme totalement opposé à celui du SUCM (révolution communiste ou révolution démocratique), que l’un et l’autre "organisent" et "dirigent" les luttes dans des directions contraires, cela a une importance apparemment secondaire pour la CWO et le PCInt. L’essentiel c’est que le SUCM n’ait aucun penchant "conseilliste" comme c’est le cas du CCI.

Épilogue

La conférence s’est conclue avec un relevé des points d’accord et de désaccord fait par le présidium 7. La liste des convergences est nettement plus longue. Concernant les "aires de désaccord", il est signalé uniquement la question de la "révolution démocratique" sur laquelle il est dit que :

"Il y a le besoin d’autres discussions et clarifications avec le SUCM :

a) La révolution démocratique doit être définie lors de la prochaine conférence.

b) Nous proposons [le présidium] que le meilleur moyen en soit de critiquer à travers un texte la vision du SUCM de la révolution démocratique et que nous ayons une discussion plus développée sur les bases économiques de l’impérialisme." (p. 37)

De la vision totalement opposée du rôle des syndicats qui s’est exprimée au cours de la conférence, il n’y a pas un mot, probablement dans la mesure où le SUCM a entièrement approuvé la présentation sur les luttes de Pologne dans laquelle le PCInt avait abordé cette question dans les termes que nous avons vus plus haut (alors que le SUCM ne pouvait qu’être en désaccord avec cette présentation sur ce point).

A la fin, le SUCM et le PCInt se sont exprimés :

SUCM : "Il y a un an que nous avons contacté le PCInt et la CWO. Nous les remercions de leur aide et nous apprécions le contact avec les deux groupes. Nous avons essayé de transmettre les critiques à l’UCM en Iran. Nous sommes d’accord avec le résumé."

PCInt : "Nous sommes d’accord avec le résumé. Nous somme également contents de rencontrer des camarades venant d’Iran. De façon certaine, les discussions avec eux doivent être développées afin de trouver une solution politique aux divergences sur lesquelles cette conférence s’est focalisée."

Ainsi, contrairement à la 3e qui s’était "dispersée dans le désordre" comme l’avait rappelé la CWO dans le discours d’ouverture, la "4e conférence" s’est achevée avec la volonté de tous les participants de poursuivre la discussion. On sait ce qu’il est advenu par la suite.

En fait, il a fallu un bon moment pour que la CWO et le PCInt ouvrent (un peu !) les yeux sur la nature de leurs interlocuteurs, et c’est seulement quand ces derniers ont jeté le masque. Ainsi, plusieurs mois après la "4e conférence", la CWO, à sa conférence territoriale, a pris violemment parti contre le CCI qui s’était permis, comme c’est son habitude, d’appeler un chat un chat et un groupe bourgeois un groupe bourgeois :

"Les interventions du SUCM ont consisté principalement dans des flatteries envers la CWO : leur seule objection concrète a consisté à suggérer avec subtilité à la CWO d’apporter un soutien "critique "et "conditionnel" aux mouvements nationaux. Cette suggestion est restée sans réponse de la part de la CWO dont la colère a été en revanche réservée au CCI quand nous avons essayé de soulever la question de fond de la présence du SUCM ; alors la CWO s’est dépêché de faire taire le camarade du CCI avant qu’il ait pu prononcer plus de dix mots." (World Revolution n° 60, mai 83, "When will you draw the line, CWO ?")

C’est la même attitude que nous avons rencontrée lors d’une réunion publique du CCI à Leeds :

"Les interventions les plus véhémentes de la CWO étaient principalement pour soutenir le SUCM contre les "allégations non fondées" du CCI sur la nature de classe de l’UCM et de Komala et ensuite pour saluer la démagogie du SUCM comme la contribution la plus claire à la réunion. Vociférer contre les communistes parce qu’ils mettent en garde le mouvement révolutionnaire contre l’invasion de l’idéologie bourgeoise n’était que le pas suivant de l’attitude sectaire de la CWO envers le CCI". (Ibid.)

Cette attitude qui réserve ses flèches les plus acérées contre les tendances qui mettent en garde contre le danger représenté par les organisations bourgeoises et qui prend, de ce fait, la défense de ces dernières n’est pas nouvelle dans le mouvement ouvrier. C’est l’attitude de la direction centriste de l’Internationale communiste lorsqu’elle a préconisé le "Front unique" avec les partis socialistes, une attitude que la Gauche communiste a justement dénoncée.


C’est pour cela que la conférence qui s’est tenue en septembre 1982 à Londres ne mérite absolument pas le titre de "4e conférence de groupes de la Gauche communiste". D’une part parce qu’elle s’est tenue avec la présence d’un groupe qui n’appartenait pas au prolétariat, et encore moins à la Gauche communiste, le SUCM. Et, d’autre part, parce que dans cette conférence étaient totalement absents l’esprit et la démarche politique qui caractérisent la Gauche communiste, et qui sont faits d’une recherche scrupuleuse de la clarté, d’intransigeance contre toutes les manifestations de pénétration de visions bourgeoises au sein du prolétariat et contre l’opportunisme. 8

Tel n’est pas l’avis du BIPR qui, en conclusion de la présentation de la brochure, nous affirme :

"Cependant, la validité ou non de la 4e conférence internationale ne tourne pas autour de la participation du SUCM (laquelle, comme pour tous les autres groupes, dépendait de son acceptation des critères développés de la 1e à la 3e).

La 4e conférence a confirmé le développement d’une tendance politique claire dans le milieu politique international, une tendance qui reconnaît que c’est la tâche des révolutionnaires aujourd’hui de développer une présence organisée au sein de la lutte de classe et de travailler concrètement pour la formation du parti international. Si le futur parti n’est pas plus qu'une organisation propagandiste, c’est-à-dire s’il n’est pas un parti organisé dans la classe ouvrière comme un tout, il ne sera pas en position de mener la lutte de classe de demain à sa conclusion victorieuse.

La formation du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), en décembre 1983, est la manifestation concrète de cette tendance et est en soi la preuve de la validité de la 4e conférence. L’homogénéité politique atteinte par le PCInt et la CWO (et confirmée, au passage, durant les débats avec le SUCM) a permis aux deux groupes d’accomplir des pas en avant pratiques vers la formation du futur parti. La correspondance internationale des deux groupes (et d’autres membres du Bureau) est maintenant de la responsabilité du Bureau. Mais le Bureau est plus qu’une affaire du PCInt-CWO, c’est un moyen, pour les organisations et les éléments émergeant dans le monde entier, de clarifier leurs positions en prenant part à un débat international et au travail du Bureau lui-même. En fait, c’est le point de référence international dont le PCInt envisageait en 1977 qu’il pourrait se développer à partir des conférences. En étendant et en développant son travail au sein de son cadre politique clairement défini, le Bureau sera par la suite en position d’appeler une 5e conférence qui marquera un pas supplémentaire vers la formation du parti international."

De 5e conférence, il n’y en a pas eu : après le fiasco et le ridicule de la 4e (que les membres du BIPR ne peuvent pas se cacher, même s’ils essaient de les cacher à l’extérieur), il était en effet préférable d’arrêter les frais. Et puis, ayant rejoint en cela les bordiguistes, le BIPR estime maintenant qu’il est la seule organisation au monde capable de contribuer valablement à la formation du futur parti de la révolution mondiale 9. Nous ne pouvons que le laisser à ses rêves mégalomanes… et à sa triste incapacité à représenter la continuité de ce que la Gauche communiste a apporté de meilleur au mouvement historique de la classe ouvrière.


Fabienne



1 4th International Conference of Groups of the Communist Left – Proceedings, Texts, Correspondence

2 Ce qui ne veut nullement dire que nous sous-estimions le rôle du parti dans la préparation et l'accomplissement de la révolution. Il est indispensable pour le développement de la conscience dans la classe et pour donner une orientation politique à ses combats, y compris sur la question de son auto-organisation. Mais cela ne veut pas dire qu'il "organise" les combats de la classe ou la prise du pouvoir, tâche qui revient à l'organisation spécifique de l'ensemble de celle-ci, les conseils ouvriers.

3 Organisation des Supporteurs du Parti Communiste d’Iran à l’Étranger

4 Il nous faut être très clairs pour le lecteur : le CCI n’a jamais songé à "réclamer" un tel "droit". A partir du moment où, lors de la 3e conférence, le PCInt et la CWO ont explicitement affirmé qu’ils voulaient poursuivre les conférences SANS le CCI, il ne nous est jamais venu à l’idée de "forcer la main" à ces organisations (comme nous aurions pu le faire, par exemple, si nous nous étions abstenus au moment du vote du critère supplémentaire, puisque l’Éveil Internationaliste, qui s’était abstenu, a été invité à la 4e). Cela ne nous a pas empêchés, par la suite (comme la Revue Internationale en a fait état à plusieurs reprises) de faire à ces groupes des propositions de travail en commun chaque fois que nous l’estimions nécessaire, notamment des prises de position face aux affrontements impérialistes, propositions qui ont presque toujours été repoussées.

5 Komala était une organisation de guérilla liée au Parti démocratique kurde.

6 Nous encourageons les lecteurs qui lisent l'anglais à la commander au BIPR et à en prendre connaissance dans son intégralité.

7 Il faut noter que le PCInt a accepté à la "4e conférence" ce qu’il avait obstinément refusé lors des conférences précédentes : qu’il y ait une prise de position résumant les points d’accord et de désaccord. Le motif de son refus était qu’il ne voulait adopter aucun document en commun avec les autres groupes du fait des divergences qui existaient entre eux. Il faut croire, que pour le PCInt, les divergences existant entre groupes de la gauche communiste sont plus importantes que celles qui séparent des groupes communistes des groupes bourgeois.

8 En ce sens, la CWO avait raison de dire à l'ouverture de la conférence que : "le résultat de la 3e conférence signifie que le travail international entre les communistes va procéder sur des bases différentes de celles du passé". Bien différentes, effectivement, mais pas dans le bon sens pour ce qui concerne le BIPR.

9 Pour être tout à fait précis, le refus du BIPR de toute discussion ou de tout travail en commun avec le CCI pour cause de "divergences trop importantes" ne s'applique pas avec la même rigueur envers d'autres groupes. Dans plusieurs articles de notre Revue nous avons souligné son ouverture beaucoup plus grande envers des groupes carrément conseillistes, comme Red and Black Notes au Canada ou qui n'appartiennent pas à la Gauche communiste, ni même au camp prolétarien, tel l'OCI en Italie (voir à ce sujet notamment "La vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti", Revue internationale n° 103 et 105). Cette ouverture s'applique même à des éléments qui se présentent comme les seuls défenseurs des "véritables positions du CCI" et qui ont constitué la "Fraction Interne du CCI" (FICCI), un petit groupuscule parasitaire qui s'est distingué par des comportements inqualifiables tels que le vol de matériel de notre organisation, le chantage, le mouchardage et même les menaces de mort contre un de nos militants. Dans son Bulletin communiste n° 33, la FICCI rapporte les discussions qu'elle mène depuis plusieurs années avec le BIPR et les présente ainsi :

"En renouant le fil avec cette discussion, la fraction et le BIPR redonnent vie au cycle des Conférences des groupes de la Gauche communiste qui se sont tenues dans les années 1970 et 1980. Le souci, l'objectif, sont les mêmes. Et, si les Conférences ont abouti en partie à une impasse, il importe aujourd'hui de reprendre l'ouvrage et de le porter à un niveau supérieur, tirant les leçons du passé (...) de se dégager des malentendus, des blocages liés à des questions de termes, aux incompréhensions mutuelles. Ce faisant, nous sommes tout à fait convaincus que nous reprenons, en quelque sorte, le flambeau que le CCI a abandonné en s'enfermant dans un sectarisme de plus en plus délirant."

La FICCI ne précise pas pourquoi les conférences ont été interrompues alors que ses membres étaient encore dans le CCI et avaient partagé notre condamnation de leur sabotage par le PCInt et la CWO. C'est un mensonge de plus à mettre au compte de la FICCI, mais il y en a tellement !

Cela dit, il apparaît clairement que le BIPR accepte de discuter avec des éléments qui affirment défendre des positions (celles du CCI) qui justement motivent le fait qu'il refuse depuis longtemps déjà de discuter avec le CCI. C'est vrai que la FICCI présente de grands avantages par rapport au CCI :

- elle passe son temps à dénigrer notre organisation ;

- elle ne risque pas de "faire de l'ombre au BIPR" compte tenu de son importance ridicule ;

- elle ne trouve pas de mots assez élogieux pour flatter en permanence cette organisation qualifiée de seul pôle de regroupement international pour le futur parti révolutionnaire.

Encore une fois, nous constatons que la plus basse flatterie constitue un excellent "argument" pour convaincre le BIPR d'accepter la discussion. Elle avait été efficace en 1982 de la part d'un groupe bourgeois comme le SUCM, elle l'est encore aujourd'hui de la part d'une petite bande de voyous.

Cela dit, il ne semble pas que le BIPR soit très fier des discussions qu'il mène avec la FICCI puisque celles-ci n'ont pas trouvé de place dans sa presse jusqu'à présent et que le lien vers le site Internet de la FICCI a disparu du site du BIPR depuis un bon moment.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [14]
  • TCI / BIPR [15]

A quoi sert le Groupe Communiste Internationaliste ?

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Depuis 1989, le prolétariat mondial a traversé une longue période de recul de sa conscience de classe et de sa combativité. La chute des régimes prétendument "communistes" et la campagne de la bourgeoisie sur l’"impossibilité" d’une alternative à la société capitaliste, l’ont profondément affecté dans sa capacité à se concevoir en tant que classe capable de jouer un rôle historique, celui du renversement du capitalisme et de l'édification d'une nouvelle société. Il en est résulté que les vieilles rengaines de Marcuse, de l’Ecole de Francfort, etc., qui proclament la disparition du prolétariat et son remplacement par de nouveaux "sujets révolutionnaires", ont connu un regain de succès chez des camarades qui se posent la question de "comment lutter" contre ce monde de barbarie et de misère. Cependant, sous l'effet de l'aggravation accélérée des contradictions du capitalisme, en particulier au niveau de sa crise économique, cette situation est en voie de dépassement. Le prolétariat international retrouve sa combativité1 et développe sa conscience, ce dont témoigne l’émergence de minorités qui ne se posent pas simplement la question de savoir "qui est le sujet révolutionnaire ?", mais également celle-ci : "quels objectifs et moyens le prolétariat doit-il se donner pour assumer sa nature révolutionnaire ?"2

Face à un tel questionnement, l’intervention du Groupe Communiste Internationaliste (GCI) sème une grande confusion. D’un côté, il se revendique comme étant "révolutionnaire des plus extrêmes" (il condamne le parlementarisme et le nationalisme, il dénonce la gauche et l’extrême gauche du capitalisme et attaque la propriété privée, etc.) mais, d’un autre côté, il soutient "de façon critique", comme le fait l’extrême gauche du capital, certaines prises de position les plus réactionnaires de la bourgeoisie et attaque furieusement les positions de classe du prolétariat et ses vraies organisations communistes. Ainsi, la trajectoire du GCI au cours des vingt cinq dernières années se réduit à un soutien à peine dissimulé à des causes ouvertement bourgeoises, sous prétexte que derrière celles-ci se cacheraient des "mouvements prolétaires de masse". Cet article se donne pour objectif de dénoncer une telle imposture.

La trajectoire du GCI

Né d'une scission du CCI en 1979, le GCI n'a cessé depuis lors d'apporter son soutien à toutes les causes bourgeoises :

- au début des années 1980, il prit parti de façon détournée pour le Bloc Populaire Révolutionnaire du Salvador dans la guerre qui secoua le pays pendant cette décennie (et qui opposait les impérialismes américain et russe par pions interposés). Le GCI dénonçait la direction du BPR comme bourgeoise mais considérait que, "derrière elle", se cachait un "mouvement de masse révolutionnaire" qui devait être soutenu ;3

- à partir du milieu des années 1980, dans la guerre entre fractions de la bourgeoisie qui opposa le Sentier Lumineux 4 aux fractions dominantes de la bourgeoisie péruvienne, le GCI prit aussi parti, indirectement, pour les sendéristes. Le prétexte en était le "soutien aux prolétaires prisonniers, victimes du terrorisme de l’Etat bourgeois"5 ;

- à la fin des années 1980 et au début des années 1990, face à la lutte du mouvement nationaliste de la Kabylie algérienne (1988) ou à celle qui se développait au Kurdistan irakien (1991), le GCI invoqua les prétextes les plus sophistiqués pour apporter son soutien à ces mouvements : il parla de la création "par les masses" de "conseils ouvriers" alors que, comme lui-même est contraint de le reconnaître dans le cas de la Kabylie, ces "conseils ouvriers" étaient en réalité des organismes interclassistes de hameaux ou de quartiers mis en place par des chefs tribaux ou des leaders de partis nationalistes ou opposants, appelés dans bien des cas des "Comités de Tribu" !6 Face aux conflits impérialistes récents, le GCI a maintenu la même démarche. En plus du positionnement décidé en faveur de l'insurrection irakienne (sur lequel nous reviendrons dans la suite de cet article), il convient de souligner comment, dans le conflit entre Israël et la Palestine, il s'est précipité sur des expressions de l'idéologie pacifiste au sein des secteurs de gauche de la bourgeoisie israélienne pour les présenter, même si c'est de façon critique, comme rien de moins qu'un "premier pas" vers le "défaitisme révolutionnaire". C'est ainsi qu'il cite le passage suivant de la lettre d’un objecteur, qui a certainement pris des risques en exprimant sa révolte contre la guerre, laquelle ne sort néanmoins pas du terrain nationaliste : "Votre armée qui se nomme elle-même "Israeli Defence Force" (Force de Défense d’Israël) n’est rien de plus que le bras armé du mouvement des colonies. Cette armée n’existe pas pour apporter la sécurité aux citoyens israéliens, elle n’existe que pour garantir la poursuite du vol de la terre palestinienne. En tant que juif, les crimes que commet cette milice à l’encontre du peuple palestinien me répugnent. Il est de mon devoir comme juif et comme être humain de refuser catégoriquement de jouer quelque rôle que ce soit dans cette armée. En tant que fils d’un peuple victime de pogromes et de destructions, je refuse de jouer un rôle dans votre politique insensée. Comme être humain, il est de mon devoir de refuser de participer à toute institution qui commet des crimes contre l’humanité." (Lettre citée dans l'article "Nous ne sommes ni israéliens, ni palestiniens, ni juifs, ni musulmans, … nous sommes le prolétariat !" dans Communisme n°54, avril 2003). En effet, au delà des intentions de son auteur, cette lettre pourrait être signée par des fractions du capital israélien qui, percevant le mécontentement croissant parmi les ouvriers et la population face à une guerre sans fin, émettent une critique publique contre la manière de conduire celle-ci. La lettre invoque "la défense de la sécurité des citoyens d’Israël", qui n'est autre qu'une forme sophistiquée pour parler de la sécurité du capital israélien. Elle ne pose pas le problème des intérêts des travailleurs et des masses exploitées mais bien celui de la nation israélienne. C'est-à-dire qu'elle contient tous les ingrédients – défense de la nation et du capital national - servant de base à la guerre impérialiste.

La vénération de tout ce qui bouge contre les principes révolutionnaires

Les "apports" du GCI se résument à un cocktail de positions "radicales" et de prises de position typiques du tiers-mondisme et du gauchisme bourgeois. Comment le GCI concilie-t-il l’eau et le feu ? Son chantage est le suivant : pourquoi mépriser un mouvement prolétarien pour la seule raison que sa direction est bourgeoise ? La révolution russe de 1905 n’eut-t-elle pas son origine dans une manifestation menée par le pope Gapone ?

Cet "argument" s’appuie sur un sophisme qui, comme nous allons le voir, constitue le sable mouvant sur lequel s’élève tout l’édifice "théorique" du GCI. Un sophisme est une affirmation fausse qui se déduit de prémisses correctes. Une illustration en est l’exemple célèbre suivant : "Socrate est mortel, tous les hommes sont mortels, tous les hommes sont Socrate". Il s’agit donc d’une affirmation absurde, d’un pur jeu intellectuel consistant à enchaîner des syllogismes.

"1905" fut un authentique mouvement prolétarien mettant en mouvement de grandes masses qui gagnèrent la rue et qui, au début, furent l’objet de tentatives de manipulation par la police tsariste. Mais ceci n’implique pas que tout mouvement présentant de "grandes faiblesses" et "dirigé par la bourgeoisie" soit prolétarien. C’est ici que réside le grossier sophisme de ces messieurs du GCI ! Nombreux sont les "mouvements de masse" qui ont été organisés par des fractions de la bourgeoisie pour le bénéfice de ces dernières. Ces mouvements ont mené à de violents affrontements, ont conduit à de spectaculaires changements de gouvernement, appelés fréquemment "révolutions". Mais rien de tout cela ne faisait d’eux des mouvements prolétariens comparables à la révolution de 19057.

Un exemple de la méthode de l’amalgame pratiquée par le GCI nous est donné par son analyse des événements de Bolivie en 2003. Il y avait les masses dans la rue, des attaques de banque ou d’institutions bourgeoises, des routes coupées, des supermarchés pillés, des lynchages, des présidents renversés…, nous avons là tous les ingrédients pour que le GCI, parlant "d’affirmation prolétarienne", s’exclame : "Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas proclamé ouvertement qu’il faut détruire le pouvoir bourgeois, le parlement bourgeois avec toute sa démocratie représentative (y compris la fameuse Constituante) et construire le pouvoir prolétarien pour faire la révolution sociale!" ("Quelques lignes de force dans la lutte du prolétariat en Bolivie" in Communisme n° 56, octobre 2004).

Quiconque analysant un peu sérieusement les événements boliviens ne verra rien qui ressemble à une "destruction" du pouvoir bourgeois ni à la "construction du pouvoir prolétarien". Le mouvement fut dominé du début à la fin par les revendications bourgeoises (nationalisation des hydrocarbures, assemblée constituante, reconnaissance de la nationalité aymara etc.) et ses objectifs généraux gravitèrent autour de thèmes aussi "révolutionnaires" que "en finir avec le modèle néo-libéral", "mettre en place une autre forme de gouvernement", "lutter contre l’impérialisme yankee"8.

Le GCI est bien obligé de le reconnaître mais immédiatement il sort de sa manche l’argument "inattaquable" : cela fait partie des "faiblesses" du mouvement ! En suivant cette logique irréfutable, une lutte pour des revendications bourgeoises, du début à la fin, est à même de connaître une merveilleuse mutation qui portera le prolétariat au pouvoir afin de réaliser la révolution sociale. Cette version "ultra radicale" des vieux contes de fées, permet au GCI d’opérer une monstrueuse défiguration de la lutte prolétarienne.

Toute société en crise et en décomposition, comme c’est actuellement le cas du capitalisme, subit des convulsions de plus en plus fortes qui vont de la rébellion, des émeutes, assauts, désordres, aux violations répétées des règles les plus élémentaires de la vie en société. Mais ce chaos manifeste n’a rien à voir avec une révolution sociale. Celle-ci, qui plus est lorsqu’il s’agit de la révolution prolétarienne, celle d’une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, désagrège effectivement l’ordre établi, le met cul par dessus tête, mais elle le fait de manière consciente et organisée, dans une perspective de transformation sociale. "Sans doute, quand les champions de l'opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution – ils en concluent qu'il faut s'en abstenir. Et en fait nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l'ordre tsaristes ; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu'un simple bain de sang. A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c'est-à-dire le "désordre", le socialisme scientifique voit d'abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe." (Rosa Luxemburg : Grève de masses, parti et syndicats). Il est certain que la révolution prolétarienne est violente, passe par des combats sanglants, mais ceux-ci ne sont que des moyens consciemment contrôlés par les masses prolétariennes, en cohérence avec le but révolutionnaire auquel elles aspirent. Le GCI, dans un de ses habituels exercices de sophisme, isole et abstrait du phénomène vivant qu’est une révolution, l'unique élément "désordre", "altération de l’ordre public" et, avec une logique imparable, il en déduit que toute convulsion qui altère la société bourgeoise est "révolutionnaire".

L’activisme aveugle des "masses en révolte" est utilisé par le GCI pour faire passer en contrebande la thèse selon laquelle celles-ci rejetteraient l’électoralisme et seraient en voie de dépasser les illusions démocratiques. Il nous apprend ainsi que le slogan "Qu’ils partent tous", tant agité en Argentine par la petite bourgeoisie au cours des convulsions de 2001, va plus loin que la Russie de 1917 : "Le mot d’ordre "Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste plus un seul!" constitue, cependant, un mot d’ordre qui va bien au-delà de la politique, notamment comme critique de la démocratie ; il est bien plus clair que les mots d’ordre que l’on peut retrouver dans des mouvements insurrectionnels nettement plus puissants, y compris celui d’Octobre 1917 en Russie où "Pain et Paix" représentaient les mots d’ordre centraux." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 56, octobre 2004)

Ces messieurs du GCI falsifient scandaleusement les faits historiques. En effet, les mots d'ordre d’Octobre étaient "Tout le pouvoir aux soviets", c’est-à-dire qu’ils posaient la seule question qui permet la critique en acte de la démocratie en abattant l’Etat bourgeois et en imposant sur ses ruines la dictature du prolétariat. En revanche, le "qu’ils partent tous" contient le rêve utopique de la "régénération démocratique" au moyen de la "participation populaire directe", sans "politiciens professionnels". Il ne s’est produit en Argentine aucune "rupture" avec la démocratie mais au contraire un resserrement de ses chaînes, la preuve en est donnée par un fait que rapporte le GCI lui-même : "Lors des élections, le vote majoritaire sera le vote dit "vote de la colère" ou "vote de la rage", un vote non valide, à annuler. Des groupes de prolétaires impriment des bulletins électoraux sur le mode du pamphlet avec pour légende "Aucun parti. Je ne vote pour personne. Vote de la rage"." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003). C’est cela la rupture avec l’électoralisme ! Il s’agit au contraire de son affirmation, car ces actions renforcent la participation au cirque électoral en incitant à voter alors même qu'on ne fait pas confiance aux "politiciens actuels", à exprimer sa méfiance envers eux et sa confiance en la participation électorale !

Le GCI ramène par la porte de derrière, en la camouflant derrière un brouillard activiste, la défense de la démocratie qu’il avait rejetée solennellement par la porte de devant. Ainsi, encore en Argentine, il apporte son soutien aux "escraches", qui sont des actions de protestation devant les domiciles de militaires impliqués dans les crimes barbares de la sale guerre (1976-83). Ces actions, impulsées par "l'ultra démocrate" Kirschner constituent actuellement une manœuvre de l’Etat argentin, pour faire diversion à des attaques de plus en plus cruelles contre les conditions de vie du prolétariat et de la majeure partie de la population. Quelques galonnés argentins sont utilisés comme boucs émissaires afin de défouler la colère des masses mécontentes. Loin d’affaiblir le prolétariat dans sa conscience, pour le GCI, "Par cette condamnation sociale, le prolétariat développe sa force, en mobilisant un grand nombre de personnes (quartiers, voisins, amis…)" (Ibid.) Derrière ces paroles pompeuses, il y a la réalité de mobilisations anti-répression typiques de collectifs citadins (voisins, amis, quartiers) destinées à refaire une façade démocratique à l'Etat.9

Les moyens de la "lutte prolétarienne" du GCI

Ce que prône le GCI comme méthode de combat du prolétariat n’est rien d’autre qu’une démarche syndicaliste, et même carrément social-démocrate, qui ne se différencie du gauchisme classique que par son radicalisme verbal, son exaltation de la violence et sa façon de tout étiqueter comme "prolétarien".

Dans une thèse sur l’autonomie prolétarienne et ses limites (Communisme n° 54, avril 2003), en référence aux événements d’Argentine en 2001, le GCI nous expose ce que pourrait être la quintessence de l’organisation combattante des travailleurs et de ses méthodes de lutte : "Au cours de ce processus d’affirmation comme classe, le prolétariat se dote de structures massives d’association comme les assemblées de quartier. Celles-ci, à leur tour, ont été précédées, rendues possibles et engendrées par des structures ayant une plus grande permanence et une plus grande organisation : celles des piqueteros telles que décrites ci-dessus et d’autres structures qui, depuis des années, luttent contre l’impunité des bourreaux et des assassins de l’Etat argentin (Mères de la Place de Mai, Hijos,...), celles des associations de travailleurs en lutte (usines occupées) ou celui du mouvement des pensionnés. La corrélation entre les différents types de structures, la continuité relative de certaines d’entre elles et les formes d’action directe qu’elles ont adoptées ont permis cette affirmation de l’autonomie du prolétariat en Argentine et constituent un exemple qui tend à s’étendre à l’Amérique et au monde : piquets, escraches, pillage organisé et organisation du quartier autour d’une énorme marmite afin que tous aient à manger chaque jour,… " ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)

Allons donc ! Les assemblées de quartier qui, dans les révoltes de 2001 en Argentine, étaient pour la plupart des expressions de la petite bourgeoisie désespérée se transforment en "structures massives d’associations ouvrières"10.

En revanche, ce qui exprime le mieux la vision du GCI sur les "associations ouvrières" est sa thèse selon laquelle cette "auto-organisation du prolétariat" serait "précédée, rendue possible et potentialisée" par des "structures permanentes" comme les piqueteros, les associations d’usines occupées, et jusqu’aux Mères de la Place de Mai !

Une fois de plus, une telle prise de position s’aligne sur ce que proposent la gauche et l’extrême gauche du Capital : si vous voulez lutter, vous devez avoir une organisation de masse préalable qui vous encadre de façon sectorielle (organisations syndicales, coopératives ; organisations anti-répression, de retraités, de jeunes, de chômeurs, de quartiers, etc.). Et quelles leçons tirent justement les éléments prolétariens de leur passage par ces structures ? Simplement qu’elles ne servent aucunement de levier pour l'organisation, la conscience et la force de la classe ouvrière, mais qu’elles se présentent au contraire comme des outils de l’Etat bourgeois pour désorganiser, atomiser, démobiliser et enfermer les ouvriers qui tombent dans leurs filets, sur le terrain de la bourgeoisie. Ce ne sont pas des moyens d'action du prolétariat contre l’Etat bourgeois mais des armes de celui-ci contre le prolétariat.

Il en est ainsi parce que, dans le capitalisme décadent, il ne peut exister une organisation de masse permanente qui se propose uniquement de limiter tel ou tel aspect de l’exploitation et de l’oppression capitalistes. Ce type d’organisation, du fait même qu'il est incapable de remettre en question l’Etat bourgeois, est irrémédiablement absorbé par celui-ci. Il s’intègre ainsi nécessairement dans ses mécanismes démocratiques de contrôle totalitaire de la société et tout particulièrement de la classe ouvrière. Dans le capitalisme décadent, l'existence d'organisations unitaires de défense économique et politique de la classe ouvrière est conditionnée par la mobilisation massive des ouvriers.

Nous avons assisté en Argentine à une prolifération d’organisations "de base" : mouvement des piqueteros, entreprises autogérées, réseaux de troc appelés "économie solidaire", syndicats autoconvoqués, réfectoires populaires… Ces organisations sont généralement nées dans le feu de l’action de ripostes ouvrières ou de la population contre une exploitation et une misère de plus en plus exaspérantes, et ces ripostes se sont faites en marge et, de nombreuses fois, contre les syndicats et les institutions officielles. Cependant, la tentative de les rendre permanentes a conduit inévitablement à leur absorption par l’Etat bourgeois, grâce en particulier à l’intervention rapide d’organismes d’aide (comme les ONG de l’église catholique ou issues du péronisme lui-même) et surtout d’un essaim d’organisations gauchistes (essentiellement trotskistes).

Le cas le plus clair de la fonction anti-ouvrière de ces organisations permanentes est le mouvement des piqueteros. En 1996-97, il y eut, dans diverses régions d’Argentine, des routes coupées par des chômeurs qui luttaient pour obtenir des moyens de subsistance. Ces premières actions exprimaient une authentique lutte prolétarienne. Elles ne purent cependant pas s’étendre du fait de la situation de recul de la classe ouvrière au niveau mondial, à la fois sur le plan de sa conscience et sur celui de sa combativité. Alors qu'il s'avérait qu’elles étaient incapables d’établir contre l’Etat bourgeois un rapport de force qui leur soit favorable, elles furent peu à peu conçues comme des moyens de pression sur celui-ci. Les chômeurs furent progressivement "organisés" par des syndicalistes radicaux, par des groupes d’extrême gauche (trotskistes surtout), donnant lieu au mouvement des piqueteros qui dégénéra en un authentique mouvement d’assistanat (l’Etat distribuait des sacs de provisions aux multiples organisations de piqueteros en échange de leur contrôle sur les ouvriers).

Mais, à l'encontre de cette conclusion donnée par des éléments en Argentine même11 et des intérêts de la classe ouvrière, le GCI contribue de toutes ses forces au mythe anti-prolétarien du mouvement des piqueteros en le présentant - carrément !- comme l’expression de la renaissance du prolétariat en Argentine : "L’affirmation prolétarienne en Argentine n’aurait pas été possible sans le développement du mouvement piquetero, fer de lance de l’associationnisme prolétarien durant ces cinq dernières années. Les piquets en Argentine, la paralysation de camions, de routes, d’autoroutes et leur extension à d’autres pays ont montré au monde entier que le prolétariat comme sujet historique n’était pas mort et que le transport constituait le talon d’Achille du capital dans sa phase actuelle."12 ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)

Et quand la réalité lui permet difficilement de continuer à soutenir son analyse, le GCI s'en tire à nouveau en invoquant une faiblesse du mouvement des piqueteros, son "institutionnalisation", pour éviter de parler de son intégration pure et simple dans l’Etat bourgeois. Ainsi, faisant référence à un congrès d’associations de piqueteros qui s’est tenu en 2000, il concède : "Cependant, ce congrès pendant lequel sera mis sur pied un plan de lutte signifiant l’intensification des barrages routiers pour le mois à venir va être l’objet d’une tentative de contrôle de la part d’une tendance qui cherche à institutionnaliser le mouvement. Au sein de cette tendance se retrouvent, la CTA (Centrale des Travailleurs Argentins) à laquelle adhère l’importante Fédération Terre et Logement, le CCC (Courant Classiste et Combatif) et le Pôle Ouvrier-Parti Ouvrier. Mélange de différentes idéologies politicistes et gauchistes (populisme radical, trotskisme, maoïsme) cette tendance cherche, dans sa pratique, à officialiser le mouvement piquetero, à en faire un interlocuteur valable, avec des représentants permanents et des formulations de revendications claires auxquelles l’Etat puisse répondre ("liberté pour les combattants sociaux prisonniers, Planes Trabajar et fin des politiques de conciliation neolibérales") ce qui mène les tenants de cette tendance à accepter un ensemble de conditions qui dénaturent la force du mouvement et tend à sa liquidation." ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003)

Mais, pour le CGI, ce n'est pas cela qui signifie la perte de son caractère prolétarien par le mouvement comme en témoigne le fait que "des masses de piqueteros ignorent ces consignes, rompent avec la légalité qu’on veut leur imposer et refusent d’abandonner leurs méthodes de lutte : l’utilisation de la cagoule (élément que le mouvement avait affirmé comme aspect élémentaire de sécurité et de défense), le barrage total des routes et même la prise d’agences bancaires, de sièges du gouvernement continueront à se développer" ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003).

En définitive, le GCI suit les mêmes schémas que le gauchisme bourgeois : celui-ci aussi parle "d'institutionnalisation" des organisations de masses pour ajouter ensuite qu'il existe une "base" qui contrebalance la direction et prend des initiatives de "lutte". Quels moyens de lutte ? Le port de la cagoule ou le radicalisme stérile consistant en "coupures totales des routes", comme les syndicalistes savent très bien les préconiser lorsqu’ils craignent quelque débordement.

L’attaque de la propriété et la société "future" selon le GCI

L’objectif du prolétariat consisterait en la "réappropriation généralisée des moyens de vie, par l’attaque de la bourgeoisie et de son Etat". Un tel objectif de "réappropriation généralisée" aurait déjà pris forme, en Argentine toujours : "A partir du 18 décembre aux quatre coins d’Argentine, le prolétariat assaille supermarchés, camions de livraison, commerces, banques, usines,... partage des marchandises expropriées entre les prolétaires et approvisionne les cantines "populaires" avec le produit des récupérations" ("A propos des luttes ouvrières en Argentine", Communisme n° 54, avril 2003). Le programme "communiste" du GCI se résume en ce que "les prolétaires exproprient directement la propriété bourgeoise pour satisfaire leurs besoins immédiats."

Le propos peut, comme de façon plus générale le radicalisme verbal et braillard du GCI, apeurer quelque bourgeois idiot. Il peut même impressionner des éléments en révolte mais ignorants. Mais, si on l’analyse sérieusement, il se révèle être des plus réactionnaires. Le prolétariat n’a pas pour objectif la distribution "directe" des biens et des richesses existantes pour la simple raison que, comme le démontra Marx face aux théories de Proudhon, la racine de l’exploitation capitaliste ne réside pas dans la façon de répartir la production, mais dans les rapports sociaux à travers lesquels s’organise la production.13

Appeler un "saqueo" (expropriation de marchandises) une "expropriation directe de la propriété bourgeoise" n’est qu’une entourloupe enrobée de terminologie "marxiste". Dans un "saqueo" la propriété n’est pas attaquée, elle change simplement de mains. Le GCI ne fait que se situer dans la continuité directe de la doctrine de Bakounine qui considérait les bandits comme les "révolutionnaires les plus conséquents". Que les uns exproprient les autres ne participe d’aucune dynamique "révolutionnaire", mais constitue au contraire une reproduction de la logique même de la société bourgeoise : la bourgeoisie a exproprié les paysans et les artisans pour les transformer en prolétaires, et les bourgeois s’exproprient entre eux dans la féroce concurrence qui caractérise leur système. Le vol de biens de consommation fait partie, sous diverses formes, du jeu des rapports capitalistes de production (les voleurs qui s’approprient des biens d’autrui, le commerçant qui escroque à plus ou moins grande échelle ; le petit ou le grand capitaliste qui arnaque les consommateurs ou ses propres concurrents, etc.). Si nous voulons imaginer une société où la consigne serait "expropriez-vous les uns les autres", nous n’avons qu’à regarder le capitalisme : "les degrés qui séparaient les hausses de prix abusives, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, les falsifications de produits alimentaires, l'escroquerie, les malversations de fonctionnaires, du vol, de l'effraction et du gangstérisme ont disparu au point que la frontière entre les citoyens honorables et les bandits s'est évanouie. Ici se répète le phénomène de la dépravation constante et rapide des vertus bourgeoises lorsqu'elles sont trans-plantées outre-mer sur un terrain social étranger, dans les conditions de la colonisation. En se débarrassant des barrières et des soutiens conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise, dont la loi vitale profonde est l'immoralité, est la proie d'un encanaillement pur et simple : exploitation effrénée et directe de l'homme par l'homme" (Rosa Luxemburg in "La révolution russe").

"Attaquer la propriété" est en fin de compte une formule aussi tapageuse que vide de sens. Dans le meilleur des cas, elle va aux conséquences sans même effleurer les causes. Dans sa polémique avec Proudhon, Marx réfute ces radicalismes grandiloquents : "A chaque époque historique la propriété s'est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n'est autre chose que faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d'un rapport indépendant, d'une catégorie à part, d'une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu'une illusion de métaphysique ou de jurisprudence."14


Comment doit être la future société selon la doctrine du GCI ? Il nous dit très doctement que "l’objectif invariant de la révolution prolétarienne est de travailler le moins possible et vivre le mieux possible, objectif qui, en fin de compte, est exactement le même que celui pour lequel luttait l’esclave quand il s’opposait à l’esclavagisme il y a 500 ou 3000 ans. La révolution prolétarienne n’est pas autre chose que la généralisation historique de la lutte pour les intérêts matériels de toutes les classes exploitées de l’antiquité." ("Pouvoir et Révolution", Communisme nº 56, octobre 2004)

Typique de l'idéal de la révolte petite bourgeoise estudiantine, l'audacieuse tirade du GCI en faveur de la "réduction du temps de travail" n'est pas capable d'aller au-delà d'une vision réduisant le travail à cette activité aliénante qu'elle est dans les sociétés de classe et sous le capitalisme en particulier. Elle est à cent lieues de pouvoir prendre en compte que, dans une société libérée de l'exploitation, le travail cessera d'être un facteur d'abrutissement pour devenir un facteur d'épanouissement de l'être humain.

Proclamer que "l’objectif invariant" (sic) de la "révolution prolétarienne" est "travailler le moins possible et vivre le mieux possible", c'est réduire le programme du prolétariat à une lapalissade ridicule. Mis à part quelques cadres "drogués du travail", tout le monde a cet "objectif invariant", à commencer par monsieur Bush qui, bien qu’il soit président des Etats-Unis, fait la sieste chaque jour, part se reposer en fin de semaine, fait le paresseux autant qu’il peut, mettant rigoureusement en œuvre le principe "révolutionnaire" du GCI.

L’objectif est si "invariant" que, effectivement, il peut être élevé au rang d’aspiration universelle de tout le genre humain, passé et futur et, du coup, on peut avec un principe si démocratique mettre sur le même plan esclaves, serfs, prolétaires… Une telle égalité signifie la négation de tout ce qui caractérise la société communiste, laquelle est le produit spécifique de l’être et du devenir historiques du prolétariat. Le prolétariat est l’héritier de toutes les classes exploitées qui l’ont précédé tout au long de l’histoire, en revanche, cela ne signifie pas qu’il soit de même nature ni qu’il ait les mêmes objectifs qu’elles, ni la même perspective historique. Cette vérité élémentaire du matérialisme historique est jetée à la poubelle par le GCI et remplacée par ses sophismes à trois sous.

Dans les Principes du Communisme, Engels rappelle que "Les classes laborieuses ont, selon les différentes phases de développement de la société, vécu dans des conditions différentes et occupé des positions différentes vis-à-vis des classes possédantes et dominantes." Il y démontre les différences existant en premier lieu entre l’esclave et le prolétariat moderne, et notamment que : " L'esclave est considéré comme une chose, non pas comme un membre de la société civile. Le prolétaire est reconnu en tant que personne, en tant que membre de la société civile. L'esclave peut donc avoir une existence meilleure que le prolétaire, mais ce dernier appartient à une étape supérieure du développement de la société, et il se trouve lui-même à un niveau plus élevé que l'esclave.". Quel est l’objectif de l’esclave ? "Ce dernier - répond Engels – se libère en supprimant, seulement de tous les rapports de la propriété privée, le rapport de l'esclavage, grâce à quoi il devient seulement un prolétaire. Le prolétaire, lui, ne peut se libérer qu'en supprimant la propriété privée elle-même." La libération de l’esclave ne consiste pas à abolir l’exploitation mais à passer à une autre forme supérieure d’exploitation : celle de "travailleur libre", soumis au travail salarié capitaliste, comme cela se produisit par exemple aux Etats-Unis avec la Guerre de Sécession. De même il examine les différences entre le serf et le prolétaire : " Le serf se libère, soit en se réfugiant dans les villes et en y devenant artisan, soit en donnant à son maître de l'argent au lieu de travail et de produits, et en devenant un fermier libre, soit en chassant son seigneur féodal et en devenant lui-même propriétaire, bref, en entrant d'une façon ou de l'autre dans la classe possédante, et dans la concurrence. Le prolétaire se libère en supprimant la concurrence elle-même, la propriété privée et toutes les différences de classe."


Ces différences font du prolétariat la classe révolutionnaire de l’actuelle société et constituent les fondements matériels de sa lutte historique.

Le GCI veut effacer tout cela d’un trait de plume pour offrir, à qui veut l’entendre, une "révolution" de pacotille qui incarne le désordre et l’anarchie que provoque chaque fois plus l’évolution du capitalisme.

La démagogie délirante du GCI pour justifier son soutien aux bandes impérialistes en Irak

Nous avons mis en évidence que toute la doctrine du GCI se base sur des sophismes grossiers. Son soutien scandaleux à l’insurrection dans la criminelle et chaotique guerre impérialiste qui secoue l’Irak se fonde sur deux d’entre eux.


1° La guerre impérialiste ferait partie de la lutte de classe du capitalisme contre le prolétariat

La lutte de classe est le moteur de l’histoire. L’antagonisme fondamental du capitalisme est la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. Mais devons-nous déduire de cela le dogme stupide que tout conflit relève de cet antagonisme bourgeoisie/prolétariat ? Le GCI n’éprouve aucune gêne à l’affirmer. Pour lui, "La guerre est devenue toujours plus ouvertement une guerre civile, une guerre sociale directement contre l’ennemi de classe : le prolétaire." ("Haïti : le prolétariat affronte la bourgeoisie mondiale", Communisme nº 56, octobre 2004). Ainsi, "Cette terreur se concrétise par la lutte contre l’agitation sociale, par les occupations militaires permanentes (Irak, Afghanistan, ex-Yougoslavie, Tchétchénie, la majorité des pays africains,...), par la guerre contre la subversion, par les prisons et les centres de détention, les tortures, etc. (…) Il devient de plus en plus difficile de faire passer ces opérations internationales de police contre le prolétariat pour des guerres entre gouvernements". ("Et Aguila III n’est pas passé !", Communisme n° 56, octobre 2004)

On ne peut imaginer plus grand radicalisme ! Mais où mène ce radicalisme d’apparat ? A mettre dans le même sac la lutte de la classe ouvrière, les guerres impérialistes, les agitations sociales de tout type … Ceci constitue concrètement un appel à soutenir aussi bien les combattants islamistes (actuellement les principaux occupants des camps de torture comme Guantanamo) qui seraient les victimes visibles de la guerre sociale "contre le prolétariat", que les bandes informelles qui opèrent en Irak, sous prétexte qu’elles s’opposeraient aux "opération internationales de police contre le prolétariat".


2°Pour assumer sa guerre contre le prolétariat mondial, la bourgeoisie se serait dotée d'un Etat mondial.

Selon le GCI, toutes les fractions de la bourgeoisie mondiale ont resserré les rangs derrière les Etats-Unis pour effectuer une opération de police contre le prolétariat en Irak. Le GCI nous informe que, là-bas au Moyen-Orient, existerait une lutte de classe si dangereuse qu’elle obligerait le gendarme mondial à intervenir. Les pauvres aveugles qui ne voient pas cette "lumineuse réalité" et éludent ainsi la question sont décriés par le GCI : "mais où donc se trouve le prolétariat dans tout ce bordel ? Qu'est-ce qu'il fait ? Quelles sont les idéologies qu'il affronte dans sa tentative de s'autonomiser de toutes les forces bourgeoises pour les abattre ? C'est de cela que devraient discuter aujourd'hui les quelques noyaux de prolétaires qui, contre vents et marées, dans l'ambiance nauséabonde de paix sociale qui nous étreint, essayent de maintenir haut le drapeau de la révolution sociale. Et au lieu de cela, la plupart, sinon tous, restent englués dans la problématique de savoir si telle ou telle contradiction inter-bourgeoise est la plus fondamentale." ("De quelques considérations sur les événements qui secouent actuellement l'Irak" in Communisme nº 55, février 2004).

Sur sa lancée, le GCI parvient à la conclusion que le capitalisme possède un gouvernement mondial unique, niant ce que le marxisme a toujours défendu, à savoir la division du capital en Etats nationaux concurrents qui se battent à mort sur l'arène internationale : "à travers le monde, un nombre croissant de territoires se trouve ainsi directement administré par les instances mondiales des capitalistes réunis dans ces repaires de voleurs et de brigands que sont l’ONU, le FMI et la Banque mondiale (…) Régulièrement, l’Etat mondial du Capital prend des aspects chaque fois plus perceptibles dans l’imposition terroriste de son ordre" ("Haïti: le prolétariat affronte la bourgeoisie mondiale", Communisme nº 56, octobre 2004). L’ultra radical GCI nous sert ainsi une vieille théorie de Kautsky, que Lénine combattit énergiquement, selon laquelle le capital s’unifierait en un super impérialisme. Cette théorie est régulièrement défendue par la Gauche et l’extrême gauche du capital pour mieux attacher les ouvriers à "leur" Etat national ; ils parlent d’un capital "mondialement unifié" en instances "apatrides" comme l’ONU, le FMI, la Banque Mondiale, les multinationales, etc. Le GCI va dans le même sens qu'eux en suggérant (mais sans le dire ouvertement, ce qui est encore pire) que l'ennemi principal c'est l'impérialisme américain, le super impérialisme qui fédère derrière lui l'essentiel du capitalisme mondial. C'est tout à fait cohérent avec son rôle de sergent recruteur pour la guerre impérialiste en Irak (même si c'est de loin dans son fauteuil !) que le GCI assume avec le soutien qu'il apporte au mouvement bourgeois de l’insurrection irakienne, avec l'excuse de la faire passer pour prolétarienne : "c'est tout l'appareil, les services, les organes, les représentants sur place de l'Etat mondial qui sont systématiquement pris pour cible. Loin d'être aveugles, ces actes de résistance armée ont une logique si nous prenons la peine de sortir un peu des stéréotypes et du bourrage de crâne idéologique que les bourgeois nous proposent pour seule explication de ce qui se passe en Irak. Derrière les objectifs, ainsi que dans la guérilla quotidienne qui est menée contre les forces d'occupation, on peut deviner les contours d'un prolétariat qui essaye de lutter, de s'organiser contre toutes les fractions bourgeoises qui ont décidé d'apporter l'ordre et la sécurité capitalistes dans la région, même s'il est encore extrêmement difficile de juger de l'autonomie de notre classe par rapport aux forces bourgeoises qui essayent d'encadrer la colère, la rage de notre classe contre tout ce qui représente de près ou de loin l'Etat mondial. Les actes de sabotages, attentats, manifestations, occupations, grèves... ne sont pas le fait d'islamistes ou de nationalistes panarabes, cela serait trop facile et irait dans le sens du discours dominant qui veut absolument enfermer notre compréhension dans une lutte entre "le bien et le mal", entre les "bons et les méchants", un peu comme dans un western, évacuant une fois encore la contradiction mortelle du capitalisme : le prolétariat." ("De quelques considérations sur les événements qui secouent actuellement l'Irak" in Communisme nº 55, février 2004)

Dans quel camp se situe le GCI ?

La scission du CCI dont le GCI est issu a pour origine toute une série de divergences au sein de la section du CCI en Belgique qui surgirent en 1978-79 au sujet de l’explication de la crise économique, du rôle du parti et de ses rapports avec la classe, de la nature du terrorisme, du poids des luttes du prolétariat dans les pays de la périphérie du capitalisme… Rapidement les éléments en désaccord, dont chacun avait une position différente, se regroupèrent dans une Tendance et ensuite quittèrent l'organisation en donnant naissance au GCI sans établir clairement les désaccords fondant cette scission. Ainsi, le GCI ne se constitua pas sur la base d’un ensemble de positions politiques cohérentes comme alternative à celles du CCI, mais sur un amalgame de divergences insuffisamment élaborées et, surtout, sur la base de sentiments négatifs, d’ambitions personnelles déçues et de rancœurs 15. La conséquence en fut que les leaders du groupe s’affrontèrent rapidement entre eux produisant deux nouvelles scissions 16, et il resta à la tête du GCI l’élément ayant le plus de penchants pour le gauchisme et qui, depuis, n’a cessé d’appuyer toute sorte de causes bourgeoises.

Un groupe comme le GCI n’est pas typiquement gauchiste, comme le sont les trotskistes ou les maoïstes car, contrairement à eux, il n’affiche pas un programme défendant ouvertement l’Etat bourgeois. Il les dénonce même de façon très radicale. Néanmoins, comme nous l'avons mis en évidence tout au long de cet article, derrière son radicalisme vis-à-vis des forces politiques et institutions de la bourgeoisie, ses analyses et mots d'ordre ont pour conséquence essentielle, non pas d'armer politiquement et théoriquement les éléments qui tentent de poser en termes et perspective politiques la révolte légitime que leur inspire le monde actuel, mais bien de la canaliser vers les impasses du gauchisme ou de l'anarchisme17. C'est tout particulièrement vrai concernant des éléments qui, tentant de se dégager de l'anarchisme, peuvent être séduits par la formule du "marxisme" que leur propose le GCI, et ainsi abandonner en cours de route le processus de clarification entamé.

Mais la contribution du GCI ne se limite pas à cet aspect pourtant déjà important. La virulence de ses attaques n'épargne pas les révolutionnaires authentiques et notre organisation en particulier. Toujours avec la même méthode du sophisme que nous avons mise en évidence, et sans aucune argumentation sérieuse, il nous gratifie au passage de "sociaux-démocrates", de "pacifistes", de "kautskistes", "d'auxiliaires de la police"18… En ce sens, il ne fait qu'apporter sa petite contribution à l'effort général de la bourgeoisie pour discréditer tout combat s'inscrivant authentiquement dans une perspective révolutionnaire. Enfin nous rappellerons ici, sans pour autant le développer à nouveau, que le GCI a poussé son radicalisme au service d'une cause qui n'est certainement pas l'émancipation du prolétariat, jusqu'à l’appel au meurtre de militants de la section du CCI au Mexique 19. Cet appel du GCI s'est par la suite trouvé relayé, sous une autre forme et dirigé cette fois contre les militants du CCI en Espagne, par un groupe proche du GCI (ARDE)20.

Ainsi donc, si le programme du GCI n'en fait pas une pièce de l'appareil politique de la bourgeoisie, il n'en demeure pas moins que ce groupe n'appartient pas pour autant au camp du prolétariat étant donné que sa vocation est de l’attaquer et de le détruire. En ce sens, il est un représentant de ce que le CCI caractérise comme étant le parasitisme politique. Pour conclure notre article, nous reproduisons un extrait de nos "Thèses sur le parasitisme" (Revue Internationale n°94) particulièrement adapté à la situation que nous avons examinée : " …la notion de parasitisme politique n’est nullement "une invention du CCI". C’est l’AIT qui la première a été confrontée à cette menace contre le mouvement prolétarien, qui l’a identifiée et combattue. C’est elle, à commencer par Marx et Engels, qui caractérisait déjà de parasites ces éléments politisés qui, tout en prétendant adhérer au programme et aux organisations du prolétariat, concentrent leurs efforts sur le combat, non pas contre la classe dominante, mais contre les organisations de la classe révolutionnaire. L'essence de leur activité est de dénigrer et de manœuvrer contre le camp communiste, même s'ils prétendent lui appartenir et le servir" (Point 9).


C.Mir 06-11-05.


1 Voir la Revue Internationale n°119 "Résolution sur la lutte de classes".

2 On peut lire une évaluation de cette maturation de minorités au sein du prolétariat international et de notre activité vis-à-vis d’elles dans le bilan du 16ème Congrès du CCI paru dans la Revue Internationale n° 122.

3 Voir "Lutte de classe au Salvador", Communisme n° 12, février 1981. Le schéma de l’argumentation se différencie à peine de celui utilisé par le trotskisme. Celui-ci aussi justifie son soutien à des luttes bourgeoises en parlant de "mouvements révolutionnaires de masses" cachés derrière la "façade" des "dirigeants bourgeois".

4 Guérilla péruvienne d'inspiration maoïste visant à faire tomber les villes par leur encerclement depuis les campagnes où sont recruté les effectifs de la Guérilla. C'est en fait la population, des campagnes en particulier, qui a fait les frais du régime de terreur leur étant imposé par les deux camps bourgeois, celui au pouvoir et Sentier Lumineux.

5 Voir "Solidarité internationale avec le prolétariat et ses prisonniers au Pérou" in Communisme n° 25, novembre 1986 et "L'éternel pacifisme euroraciste de la social-démocratie (le CCI dans sa version mexicaine)" in Communisme n° 43, mai 1996. Dans ces publications, le GCI justifie de la sorte sa défense des prisonniers politiques au Pérou : "Mais le fait de se situer franchement du côté du prolétariat en affrontant et en dénonçant le terrorisme d’Etat n’a rien à voir avec un appui critique à telle ou telle organisation formelle". Il faut remarquer que, mis à part le subterfuge consistant à invoquer "l'organisation formelle" (c'est-à-dire une couverture sans importance) d'une force bourgeoise dotée des moyens de son action, il s'agit d'un argument qui a déjà été utilisé mille fois par les "antifascistes". Dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie, celle qui est dans l’opposition ou la clandestinité a l’habitude d’utiliser comme chair à canon, pour ses actions, des éléments d’origine prolétaire. Lorsqu’ils tombent entre les mains de la fraction rivale, ces éléments sont cruellement torturés par ses sbires. Cependant ce n’est pas une raison pour prendre partie pour la cause étrangère au prolétariat au service de laquelle ils sont embrigadés, à travers la "solidarité" avec les prisonniers politiques. Dans les guerres impérialistes, les soldats sont la chair à canon de semblables bandes. En revanche, la lutte contre la guerre ne consiste pas à soutenir une des bandes sous prétexte de "défendre les soldats", mais à défendre l’internationalisme prolétarien contre toutes les bandes, quelles qu’elles soient.

6 Citation d’une source journalistique reproduite par le GCI: "La référence aux liens du sang constitutifs de la Arch permet de regrouper les hameaux appartenant à la même lignée, mais dispersés en différentes communes et sous-préfectures". Le programme pour une Coordination des Arch de Kabylie (2000 délégués) est nationaliste et démocratique, bien que concocté avec quelques revendications accrocheuses pour les travailleurs : "Ils réclament, dans le désordre, le retrait immédiat de la gendarmerie, la prise en charge par l’Etat des victimes de la répression, l’annulation des jugements contre les manifestants, la consécration du tamazight comme langue nationale officielle, des avantages de liberté et de justice, l’adoption d’un plan d’urgence pour la Kabylie et le paiement d’une indemnité pour tous les chômeurs." ("Prolétaires de tous les pays, La lutte des classes en Algérie est la nôtre!" Communisme n°52).

7 Voir la série d’articles sur ce mouvement de notre classe qui a débuté dans la Revue Internationale n°120.

8 Comme vient de l'illustrer la victoire électorale du nouveau président Evo Morales qui vient grossir les rangs de la "gauche latina" (Castro, Lula, Chavez), ces présidents de gauche en Amérique Latine qui, en plus de poursuivre les attaques contre la classe ouvrière comme le ferait n'importe quel gouvernement de droite, est capable de lui "vendre" des illusions.

9 Ceci est corroboré par l’affirmation du GCI dans un article sur "l’autonomie prolétarienne en Argentine" selon lequel les organisations des Mères de Mai auraient contribué à l’autoorganisation du prolétariat !

10 Voir notre article dans la Revue Internationale n°109 sur la révolte sociale de 2001 en Argentine.

11 Voir l’article "La mystification des piqueteros" écrit par un groupe argentin, le NCI, que nous avons publié dans la Revue Internationale n° 119.

12 Par ailleurs, affirmer que les "transports sont le talon d’Achille du Capital" n’est qu’une ingénieuse constatation sociologique qui sert à masquer le désir du GCI d’enfermer le prolétariat dans une vision syndicaliste de sa lutte. Dans la période ascendante du capitalisme (19ème siècle), la force du prolétariat, organisé dans ses syndicats, résidait dans sa capacité à paralyser une partie de la production capitaliste. Ce ne sont plus de telles conditions qui prévalent actuellement dans le capitalisme décadent caractérisé par la forte solidarité, derrière l'Etat, de tous les capitalistes contre le prolétariat. La pression économique sur un capitaliste en particulier ou même un ensemble d'entre eux ne peut avoir qu'un impact très limité. C’est pourquoi, ce type de lutte emprunté aux méthodes syndicales du 19ème siècle fait aujourd'hui le jeu de la classe capitaliste. Mais ceci ne signifie pas pour autant que les ouvriers aient perdu la capacité de constituer une force contre le capital. Avec des méthodes de lutte différentes, ils y parviennent encore comme le démontre l'histoire de ce siècle : en s’unissant à travers le développement d’une ferme solidarité entre toutes les couches du prolétariat brisant les divisions du secteur, de l’entreprise, de la région, de l'ethnie ou de la nation, en s'organisant comme classe autonome dans la société, pour la défense de ses propres revendications contre l’exploitation capitaliste et qui assume consciemment la confrontation avec l’Etat capitaliste. C’est seulement de cette façon que le prolétariat développe réellement sa force et peut opposer un rapport de force face à l'Etat.

13 La consigne des prolétaires de Rome, qui fut popularisée par le christianisme, était la répartition des richesses. Mais eux pouvaient se poser le problème car ils ne jouaient aucun rôle dans la production, qui était entièrement le fruit du travail des esclaves : "les prolétaires romains ne vivaient pas du travail, mais des aumônes que leur donnait le gouvernement. En cela la demande de propriété collective des chrétiens ne se référait pas aux moyens de production, mais aux biens de consommation. Ils ne demandaient pas que la terre, les ateliers et les outils et instruments de travail soient propriété collective, mais que l’on distribue tout entre eux, maisons, vêtements, nourriture et autres produits nécessaires pour vivre. Les communautés chrétiennes prenaient bien soin de ne pas chercher à connaître l’origine de ces richesses. Le travail productif était toujours dû aux esclaves." (Rosa Luxemburg : "Le socialisme et les églises", article en anglais provenant des Archives d’auteurs marxistes d’Internet (marxist.org) et traduit par nos soins).

14 Marx : La misère de la philosophie.

15 Ainsi, la raison première de cette scission ne se situe pas au niveau des divergences évoquées, bien réelles par ailleurs, mais dans la manière dont elles n'ont pas été assumées de façon responsable. En effet, les divergences sont normales au sein d'une organisation révolutionnaire et le débat rigoureux et patient auxquelles elles doivent donner lieu constitue une source de clarification et de renforcement. Cependant, les principaux protagonistes adoptèrent à l'époque toute une série d’attitudes et de comportements anti-organisationnels (ambitions personnelles, contestation des organes centraux, diffamation de camarades, ressentiments…), qui étaient en partie le résultat de conceptions gauchistes qu'ils n'avaient pas réellement dépassées, entravant ainsi la discussion. Pour davantage d'informations, voir dans la Revue Internationale n°109 le "Texte sur le fonctionnement de l’organisation dans le CCI".

16 Qui donnèrent lieu à deux groupes: le Mouvement Communiste et la Fraction Communiste Internationale, ce dernier ayant eu une existence éphémère.

17 Le CCI a déjà critiqué l'interprétation anarchiste que fait le GCI du matérialisme historique dans les n° 48, 49 et 50 de la Revue Internationale, au sein de la série "Comprendre la Décadence du Capitalisme".

18 Voir en particulier l'article du GCI, "Une fois de plus... le CCI du côté des flics contre les révolutionnaires !", in Communisme n° 26, février 1988, et notre réponse "Les délires paranoïaques de l'anarcho-bordiguisme punk", in Révolution internationale n° 168, mai 1988.

19 Voir à ce sujet, notre prise de position "Les parasites du GCI appellent au meurtre de nos militants au Mexique", publiée dans toute la presse territoriale du CCI et notamment Révolution Internationale n°262, novembre 1996. L'appel en question se trouve dans l'article du GCI "L'éternel pacifisme euroraciste de la social-démocratie (le CCI dans sa version mexicaine") in Communisme n° 43, mai 1996.

20 Voir à ce sujet, notre prise de position "Menaces de mort contre le CCI : Solidarité avec nos militants menacés !" publiée dans toute la presse territoriale du CCI et notamment Révolution Internationale n°355, mars 2005.

Courants politiques: 

  • Aventurisme, parasitisme politiques [16]

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