Depuis la démission des ministres staliniens, et en rapport direct avec la tension internationale, nous devions assister en France à une recrudescence de mouvements ouvriers.
Doit-on voir là un réveil de la conscience de la classe ouvrière ? Doit-on constater que l'aggravation du ravitaillement et l'augmentation du coût de la vie ont été déterminantes dans les mouvements qui se succèdent depuis près de 2 mois ; ou bien ne peut-on considérer ces mouvements que comme de nouveaux tremplins, pour les staliniens, pour atteindre les anciens postes gouvernementaux qu'ils occupaient et, en outre, épuiser assez les forces encore par trop combatives des travailleurs dans des grèves par paquets, faisant l'effet de piqûre de guêpe sur le gouvernement et de saignée abondante sur la classe ouvrière ?
Nous nous rallions à la dernière hypothèse, car elle est plus en rapport avec la nature réelle du parti stalinien, ainsi qu'avec les revendications ouvrières qui semblent n'avoir pas dépassé le cadre de la lutte syndicaliste, bien que les trotskistes ou les libertaires peuvent se glorifier d'avoir été les promoteurs, vite dépassés, de ces mouvements. Mais, même cette dernière hypothèse est incomplète, car elle ne rend pas compte entièrement de la situation nouvelle créée par la guerre.
En effet, jusqu'en 1939, les luttes ouvrières, dans leur stade de déclenchement, ne pouvaient que s'exprimer sur un terrain proprement économique, tels les réajustements de salaire. À partir de la guerre, la réduction des salaires ouvriers, par l'acuité de la crise capitaliste, prend 2 aspects concomitants.
D'une part la vieille méthode de blocage des salaires et de retard dans le rajustement, d'autre part le rationnement avec toutes ses conséquences, les salaires ouvriers devenant non une valeur anonyme mais un nombre de calories, camouflant une diminution du salaire, car plus on avance et plus le nombre de calories diminue, réduisant ainsi la valeur réelle des salaires.
Il est trop normal et, depuis 2 années de "libertés ouvrières", nous nous apercevons que ce 2ème aspect, le plus important du mouvement général de baisse des salaires, est en même temps le moins compréhensible pour la classe ouvrière. Le marché noir ou marché parallèle - selon les pays codifiant la valeur réelle des marchandises – fait rejeter la responsabilité de cette chute des salaires sur les "margoulins" et non sur le système. Et, à la longue, comme on s'est accommodé du marché noir, on s'accommode de la baisse du rationnement.
Cet aspect nouveau de la lutte de classe, s’il permet de camoufler la réduction des salaires, favorise, d'un autre côté, le déclenchement des mouvements de revendication, non plus sur le plan corporatiste et d'usine mais sur le plan social de toute la population travailleuse. Les mouvements sociaux de Toulouse et de Lyon, pour ne citer que les plus importants, montrent bien leur nature plus combattive et plus radicale que n'importe quelle grève embrassant toute une corporation comme celle de la métallurgie.
Le problème est d'importance car il en vient aujourd'hui à rejeter une certaine forme d'organisation de la classe ouvrière, tels les syndicats qui, par l'étroitesse de leur sens de la lutte, entravent les mouvements, les embrigadent et leur font perdre leur véritable nature de mécontentement général.
Nous disions précédemment que la dernière hypothèse-tentative des staliniens de rentrer au gouvernement ne pouvait pas être complète sans tenir compte de la situation nouvelle créée par la guerre.
En effet, aucun mouvement ne peut être déclenché s'il n'existe pas, à la base, un mécontentement réel et grandissant, lequel, malgré la confusion de la conscience de classe, pousse celle-ci à saisir toute occasion de manifester. Une manifestation pas tellement dangereuse car rejetée par des petits groupes ; nous reviendrons sur ce point.
D'un autre côté, comme le mouvement tendanciel de diminution du pouvoir d'achat des masses travailleuses revêt 2 aspects concomitants -la réduction du salaire et celle du rationnement- le sens de la lutte s'orientera vers une impasse ou vers une voie révolutionnaire selon l'aspect sur lequel la classe ouvrière insistera.
Si elle s'en remet à l'augmentation nominale des salaires, le mouvement ne pourra que graviter dans l'orbite syndicale, se dissociant ainsi du reste de la population travailleuse, n'exprimant plus qu'une revendication corporatiste et brisant l'unité économique, sociale et politique de la classe ouvrière. Le pourcentage d'augmentation des salaires donne toujours lieu à des arbitrages et des palabres en chambre.
Les syndicats le savent bien et les staliniens peuvent aujourd'hui ne pas craindre d'être débordés. La revendication de salaire amène tôt ou tard les ouvriers à s'en remettre aux discussions des délégués syndicaux, même si le mouvement est déclenché par une aile dissidente du syndicalisme. L'État, solidaire du syndicat, ne discutera et ne signera un protocole d'entente qu'avec les délégués syndicaux reconnus officiellement. Bureaucratie non, solidarité oui !
Et c'est justement sur ce fond de tableau que les mouvements de grève, depuis celui de Renault jusqu'à celui des cheminots, se déroulent.
Une minorité syndicaliste déclenche le mouvement Renault sur la base d'un rajustement de salaire et les staliniens semblent débordés. Que non ! Ils ont vite fait de saisir le mouvement sur les mêmes bases que la minorité. Le comité de grève, expression de cette minorité, se disqualifie lui-même en demeurant sur la base du rajustement de salaire. Les syndicats obtiennent satisfaction et peuvent, à juste titre, crier victoire ; mais seulement victoire sur le comité de grève et surtout sur la classe ouvrière.
Avec les gaziers et les électriciens, la concurrence syndicale n'a même pas joué. Marcel Paul peut revendiquer et discuter sans que les minorités ne le tarabustent. Mieux encore, il risque de se faire applaudir par cette même minorité soi-disant de gauche.
Avec les cheminots, la CNT, organisation syndicale rivale de la CGT à tendance libertaire, déclenche le mouvement à Villeneuve St-Georges, mais là avec une rapidité qui a manqué à Renault. La CGT prend la tête du mouvement et voilà notre pauvre CNT débordée par la CGT sans pouvoir pousser un cri. Les mêmes revendications de salaire qu'elle présentait, la CGT les présente. Et le gouvernement, bon prince, discute avec la CGT bien qu'il renvoie au 1er juillet l'application de l'accord.
Et de cette mascarade de lutte, les ouvriers sortent battus, mécontents et désorientés ; les syndicats reprennent bien en mains la situation et le gouvernement raffermit son ascendant sur le pays.
De ces 2 mois de mouvements de grève, il apparaît clairement que l'épuisement de la classe ouvrière est en bonne voie et que de bonnes grèves aussi réussies que celle des cheminots nous conduiront à l'épuisement total des travailleurs. Bravo aux trotskistes et aux libertaires, la victoire est proche, mais uniquement pour le gouvernement.
Bravo à la CGT et au PCF ! Vous avez réussi à déborder les minorités syndicales, à préparer votre retour au gouvernement et à saigner à blanc la classe ouvrière. La France capitaliste peut, à juste titre, vous en être reconnaissante.
Pourtant, à cette échéance de juillet, le gouvernement peut compter sur les vacances pour reconduire les rajustements des salaires à octobre et même décembre.
Mais, pour la classe ouvrière, cette échéance se paie, car elle sort de cette lutte fatiguée et affaiblie par ces manifestations stériles.
De ces mouvements, 2 questions se présentent et auxquelles la classe ouvrière a à répondre :
Qui trouvait une nécessité dans ces mouvements ? Comment se fait-il que ces mouvements aient tous échoué dans une impasse ?
À la première question, pas besoin d'être grand clerc pour remarquer que l'opposition, réelle mais clandestine, au gouvernement pourrait seule trouver intérêt à ces grèves par petits paquets et toujours sur le terrain économique.
Cette opposition est celle du PCF. Ne pouvant pas être au gouvernement parce que cela l'engagerait trop dans une politique pro-américaine et, d'autre part, parce que le bloc américain en France ne veut plus des staliniens au pouvoir, il s'agit, pour ce parti, de créer une atmosphère de troubles, plus économiques que sociaux, permettant, par les difficultés qui en résultent, un freinage de la politique pro-américaine de la France.
Et les grèves économiques, par paquets ou perlées, se succéderont sans risque pour la bourgeoisie, d'autant que les minorités "révolutionnaires" de la CGT donneront un bon coup de main au PCF. Jusqu'à quand ? Et là se pose la deuxième question : pourquoi les mouvements retombent-ils toujours dans une impasse ?
La combativité ouvrière existe ; les conditions de crise du régime et de la conjoncture aussi. Que manque-t-il, si ce n'est la conscience de la lutte et la conscience de la situation ?
Cette lutte de revendication économique ne peut que fatiguer inutilement la classe ouvrière et permettre à la CGT et aux staliniens de tenir chaque mouvement en main.
Ce que les révolutionnaires et la classe ouvrière ne doivent pas perdre de vue, c'est le 2ème aspect de la tendance de baisse du pouvoir d'achat des travailleurs en régime capitaliste, c'est le ravitaillement qui pose la lutte unitairement sur le plan social et surtout hors de l'emprise de la CGT, caserne des ouvriers ; et là le but atteint est double car, bien qu'il ne résolve rien, il permet à la classe ouvrière une conscience solidaire de la nécessité d'une solution collective des masses travailleuses, indépendante de la corporation, et il dessine les organismes sociaux, unitaires des ouvriers pour le combat révolutionnaire de demain.
Ou la classe ouvrière prend conscience de l'importance de la lutte, surtout sur le rationnement et hors des syndicats, ou la perspective de guerre est proche et le nouveau massacre impérialiste viendra résoudre les problèmes en suspens par la politique de l'anéantissement.
En attendant, assez de ces grèves par paquets qui usent et saignent la classe ouvrière, au grand profit de la bourgeoisie et de ses partis, du PRL au PCF.
SADI
À propos de la décadence du capitalisme, certains trotskistes se plaisent à faire une comparaison avec la décadence de Rome. La comparaison est difficile. En effet, dans la décadence du monde romain, dans la transition de l'esclavagisme au féodalisme du moyen-âge, si on a assisté à un croupissement de la société, il n'en reste pas moins vrai que c'est, dans ce croupissement, que le féodalisme était en gestation. L'empire carolingien devait être une sorte d'étape de transition qui voulait reconstituer l'Empire romain et qui, en même temps, annonçait le féodalisme sous une forme plus achevée. Dans toute cette époque de croupissement, en réalité une société nouvelle était en gestation, qui devait permettre au commerce de tenter la conquête de nouveaux mondes. La décomposition de l'Empire romain représentait un phénomène à l'échelle d'une forme avancée de société organisée en État et non à l'échelle du monde entier, de la société humaine tout entière. La société capitaliste, au contraire, a représenté, dans l'Histoire, la conquête et le nivellement économique et politique de toute la société humaine, sur un plan d'organisation encore jamais atteint, avec une rapidité prodigieuse, dans sa toute dernière phase révolutionnaire et de conquêtes aux 18ème et 19ème siècle.
La société capitaliste décadente entraîne, dans le gouffre de sa décomposition organique et idéologique, la société humaine tout entière ; aucun air frais ne peut lui être injecté du dehors. La seule solution consisterait, du point de vue capitaliste, en une conquête des planètes, ou à être colonisée par les habitants d'autres planètes. Mais, si la littérature, de Jules Verne à Wells, s'est plu à ce genre d'évasions utopiques, dans la réalité nous en sommes bel et bien à un étouffement du monde capitaliste sur lui-même, après avoir, en un siècle, fait faire à la société humaine les plus grands progrès matériels.
Dans le déséquilibre naissant, la guerre de 1914-18 devait être surtout une consécration des conquêtes de certains impérialismes.
La guerre de 1914-18 est le parachèvement total et la consécration de la conquête capitaliste du globe. Elle signifie l'élimination totale du monstre austro-hongrois en tant qu'unité politique européenne, l'élimination momentanée de l'impérialisme austro-allemand, de ses visées coloniales expansionnistes ainsi que de ses visées sur les Balkans et les Dardanelles. C'est l'affaiblissement des grands impérialismes coloniaux, l'Angleterre et la France. C'est la fin de l'expansion colonisatrice et la poursuite, sur une plus grande échelle, de l'expansion économique. La guerre devait permettre au grand et véritable vainqueur, les E-U, d'envisager de nouvelles conquêtes économiques, les dernières miettes possibles, grâce à l'éviction momentanée de l'impérialisme allemand. La guerre de 1914-18 ouvrait, pour le capitalisme, une nouvelle ère où le déséquilibre capitaliste, qui avait cherché une solution dans un repartage des terres, des marchés et des champs d'action humains, devenait chronique. Cependant, la période qui s'étend de la guerre de 1914 à celle de 1939 n'est pas encore la phase critique de la crise permanente de la décadence du capitalisme. C'est plutôt une période transitoire, très courte d'ailleurs, où le capitalisme cherche encore une solution et des possibilités sur lui-même, en croyant en des possibilités capitalistes. Stabilité économique et stabilité politique vont de pair et la crise de 1929 devait venir contrecarrer les espoirs utopiques de la bourgeoisie et précipiter la décomposition, la dégénérescence, le heurt des contradictions propres au capitalisme dont l'expression ultime se trouve dans la guerre permanente. La courte interruption, l'espoir, l'utopie bourgeoise de possibilité d'une stabilisation, c'est la défaite de la révolution russe qui lui a donné corps. Le prolétariat surgit en pleine guerre, en 1917, et tente d'apporter une solution en dehors du capitalisme, par la construction d'une société nouvelle, supérieure, socialiste. Retrouvant ses esprits pour écarter le danger menaçant ses intérêts de classe, la bourgeoisie avait repris confiance en elle-même par la défaite du mouvement ouvrier révolutionnaire. Confiance de courte durée. L'humanité toute entière a passé une période de confiance, d'abord les opprimés par la confiance en la réussite de la révolution, ensuite la bourgeoisie retrempée par la lutte.
L'humanité d'aujourd'hui en est à un stade où plus personne n'a confiance, où il n'y a plus de mystique. La révolution vaincue, le prolétariat n'a pas réussi à reprendre conscience qu'il représente la seule planche de salut pour la société humaine. La dégénérescence a pourri tous ses cadres, l'idéologie bourgeoise a profondément pénétré les cerveaux ouvriers. C'est grâce à la mystique des lambeaux de la "révolution d'Octobre" que les ouvriers sont attelés à l'infernal chariot du capitalisme. La bourgeoisie, elle, se trouve devant sa propre décomposition et ses manifestations. Chaque solution qu'elle tente d'apporter précipite le choc des contradictions et cette fois-ci elle a conscience du déséquilibre, elle a conscience du mal dont elle souffre et c'est consciemment qu'elle pallie au moindre mal, qu'elle replâtre ici et bouche une voie d'eau là, tout en sachant que la trombe n'en gagne que plus de force. Le monde capitaliste sait qu'il entraîne l'humanité dans une monstrueuse démonstration de son impuissance ; il a conscience de cette impuissance. Chaque jour, le vertige de cette impuissance gagne un peu plus de terrain dans toutes les couches de la société.
Pour les grands impérialismes, la seule solution est ce que les trotskistes appellent le bonapartisme et qui n'est rien d'autre que le capitalisme étatisé, l'État capitaliste fort. La seule solution pour les grands impérialismes, c'est l'affirmation ou l'emploi de la force militaire. L'emploi se fait sentir plus que nécessaire pour les plus faibles. La menace ou la simple démonstration suffisent parfois pour les plus forts. Le capitalisme d'aujourd'hui ne pense plus au futur. Il se met des œillères pour ne pas voir les décombres du futur. Il remplit sa fonction capitaliste, il agit au présent sans se demander de quoi demain sera fait. Les compétitions se règlent d'une façon automatique, dans le cadre impérialiste traditionnel, avec des nécessités de plus en plus grandes de l'emploi de la violence et un agrandissement, en proportion, de l'appareillage nécessaire, sur le moment même, pour réaliser ces nécessités.
Aucune entreprise qui est envisagée à longue échéance ne trouve de crédit dans le monde capitaliste actuel et s'avère de la pure utopie pour les réalisateurs eux-mêmes en peu de temps. Les utopies paraissent chaque jour plus éphémères les unes que les autres. La réalité du chaos est ce qui ressort toujours plus et marque la société présente d'un caractère d'instabilité permanente qui s'exprime dans les actes politiques comme dans l'art, dans les actes et dans les pensées du monde capitaliste moderne décadent.
Aux États-Unis, Marshall, qui était le chef d'état-major pendant la guerre, mène la politique étrangère américaine militairement. Il y a, certes, une grande manifestation de puissance de la part des É-U quand ils envoient des dollars ou des ultimatums. Certes, le plan militaire qui doit unir tout le continent américain (le projet d'entraide militaire de Trumann, suite logique et extension de la Charte de Chapultepec - 3 mars 1945) est une preuve de force devant qui peu de puissances semblent pouvoir penser un jour se hasarder. Certes, la relève et l'appui de l'impérialisme britannique sont une manifestation de plus de cette force et de cette puissance. Cependant, même pour l'impérialisme américain, il faut souligner que ces épreuves de force, que ces manifestations de puissance sont l'expression de certaines faiblesses. La crise de surproduction américaine est un fait que le gouvernement américain lui-même tente vainement de résoudre. Le capitalisme américain doit prêter de l'argent à des solliciteurs non solvables dans le seul but de trouver des débouchés à leur immense production, non sans évidemment demander des garanties politiques à la place des garanties monétaires. La production de matériel de guerre entre plus que jamais dans la nécessité de l'État américain face aux problèmes posés par la concurrence et par la surproduction. Ajouter à cela la hantise du "communisme" qui semble concrétiser, pour le capitalisme américain, surtout la hantise et l'incertitude du lendemain. En fait, il y a une recrudescence du "communisme" en Amérique. Ce "communisme"-là est tout simplement l'expression de chaque nation américaine contre l'inféodation totale au bloc américain. Aussitôt qu'une telle opposition naît, elle s'apparente au "communisme" ; soit qu'elle apparaisse directement sous cette étiquette, soit que la hantise du "communisme" et de toute opposition l'y rejette. Ce "communisme" n'a pas toujours un lien direct avec les intérêts de l'impérialisme russe mais peut être tout simplement l'expression d'une opposition quelconque au sein de bloc américain.
S'il y a "la hantise du communisme" en Amérique même et l'emploi de moyens dictatoriaux pour lutter contre lui, pour la Russie c'est "la hantise du capitalisme". La moindre opposition en Russie est "une infiltration capitaliste". La dictature stalinienne montre, par sa rigidité, combien plus fragiles sont ses bases. La lutte entre conceptions de la démocratie, entre capitalisme et "communisme", entre les É-U et la Russie laisse apparaître au grand jour leur simple caractère de rivalité impérialiste et non doctrinale comme ils le prétendent mollement. La dernière crise hongroise en est une manifestation éclatante : les "communistes" chassent les "petits propriétaires" trop "capitalistes" et surtout s'appuyant trop sur l'impérialisme américain en tant qu'opposition à l'impérialisme russe. La meilleure preuve qu'il n'y a ici qu'une simple question de divergence, dans la bourgeoisie nationale elle-même, au sujet de l'appartenance à l'un ou à l'autre bloc, c'est qu'une grande partie des "petits propriétaires" se sont désolidarisés d'avec leurs chefs, pas seulement pour garder leurs postes au gouvernement.
Pour la Russie, la menace et la hantise du "capitalisme" correspondent, avec encore beaucoup plus de netteté, à l'instabilité et au manque d'assurance dans sa propre puissance. Si les chefs staliniens ne cessent de parler de "la puissance de la Russie, ils n'en ont pas moins un vertige immense devant l'avenir et n'agissent présentement que devant les nécessités de leur économie propre et devant leurs propres contradictions. Toute cette psychose crée le terrain favorable à un choc entre les deux puissances. La peur de la guerre ne produit pas la guerre, la hantise de la guerre n'amène pas la guerre, mais tous deux la servent, parce que c'est par la peur de la guerre qu'on y traine les hommes en leur vidant le cerveau. C'est ainsi que les trotskistes du monde, qui montrent le capitalisme encerclant "la patrie russe du communisme" et qui appellent à la lutte "révolutionnaire" contre l'impérialisme américain, ne font qu'alimenter, eux aussi, cette psychose de guerre et préparer la participation active à cette guerre, demain.
L'Europe se trouve déchirée en deux. L'impérialisme russe est effectivement installé dans toute l'Europe septentrionale et orientale. Il ne reste, pour l'impérialisme américain, qu'un bastion en Europe occidentale (en Allemagne, les zones américaine, anglaise et française, la France, l'Angleterre, l'Italie et la Grèce). Les restes d'ambitions impérialistes des deux ex-grands pays coloniaux ont suscité cette idée de "bloc occidental" qui ne soit inféodé ni à la Russie ni à l'Amérique. Mais le fait que le danger immédiat, contingent est l'impérialisme russe, rejette automatiquement l'idée, même utopique, de réalisation de ce bloc, non comme bloc tampon mais comme bloc incendiaire vis-à-vis des rapports entre les russes et les américains, et rejette automatiquement le bloc occidental, existant formellement ou non, du côté du bloc américain.
L'Angleterre, cependant, consolide sa politique. Les travaillistes poursuivent la tâche de la politique anglaise d'étroite collaboration avec la politique américaine. Le récent congrès travailliste vient confirmer la solidité de la politique des leaders devant tout le parti lui-même.
Les bruits momentanés de remous au sein du Labour et les annonces de rupture de la majorité s'effritent devant les faits. Les divergences au point de vue de la politique "sociale" du gouvernement, au point de vue de la plus ou moins grande rapidité des nationalisations ou de leurs modalités, peuvent peut-être arriver à trouver à peine 1/5 des voix travaillistes du côté des "purs", des "doctrinaires", des "théoriciens" par rapport à l'équipe gouvernementale. Mais, quand on examine les problèmes de politique extérieure, le parti travailliste, comme un seul homme, approuve la politique de Bevin (12 voix contre, sur un total de 2800 participants environ).
Toute utopie de politique temporisatrice et conciliatrice vis-à-vis de la Russie semble donc écartée de plus en plus, puisque même les quelques derniers utopistes disparaissent.
En Allemagne, la réunion des ministres des petits États montre que la cassure de l'Allemagne en deux est devenue définitive. Cela a comme premier avantage d'entretenir un chauvinisme allemand des deux côtés de "la barrière de fer", chauvinisme ou plutôt nationalisme qui trouve des raisons de combattre pour l'unité de l'Allemagne, d'un côté comme de l'autre. Tantôt les russes, tantôt les américains sont les champions alternatifs de l'unité allemande. Le Parti Social- démocrate et le Parti Socialiste Unifié ("communiste russe") sont les vrais champions du nationalisme allemand, chacun avec sa propre boussole.
En Italie, comme en Grèce, comme d'ailleurs bientôt en France, il devient nécessaire, pour le bastion anglo-américain, d'empêcher les infiltrations russes, de lutter par tous les moyens contre les tendances russophiles, aussi bien que, dans la partie russe, il est nécessaire pour les russes de lutter contre les tendances américanophiles, c'est-à-dire contre toute opposition de gauche ou de droite qui vise particulièrement l'appartenance à tel ou tel bloc.
Devant l'affaiblissement des impérialismes anglais et français, les américains, quoiqu’alliés, n'en tentent pas moins de recueillir les fruits et de jouer leur carte politique. Toutes les rivalités impérialistes subsistent même entre alliés, surtout entre alliés. La Russie vaincue laisserait les alliés sur des rivalités d'intérêts insolubles. C'est ainsi que, même au sein du bloc américain qui est suffisamment puissant pour ne pas redouter une agression russe immédiate, les luttes d'influence se font jour, où l'impérialisme américain cherche à se tailler la part du lion. Dans leur opposition à la France ou à l'Angleterre, leurs colonies se trouvent devant la solution suivante : ou bien trouver un appui du côté américain, ou au contraire s'émanciper du bloc américain. Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a des tendances anti-françaises en Afrique du Nord où les 2 courants se trouvent être, par un pur hasard, côte à côte momentanément. Cela ne les empêche pas de proclamer que, sitôt débarrassée de la France, chaque tendance se trouvera irréductiblement en présence l'une de l'autre. Cela consolide momentanément la position française. Mais, de toute façon, l'impérialisme américain est là pour veiller à ce que "les communistes" ne jouent pas un rôle dangereux pour eux. Ils appuient d'assez loin ses mouvements. Si, par exemple, la position française venait à se renverser au Maroc, il est bon, pour les américains, d'avoir dans la tendance pan-arabe, représentée par le Sultan, un allié sur ; de cette façon, la position américaine se trouve renforcée et non affaiblie, comme l'espéraient les "communistes" qui appuient certains partis tel le Parti du peuple algérien ou leur équivalent en Tunisie et au Maroc. En attendant, la France, bien qu'affaiblie, continue la politique coloniale traditionnelle ; au Maroc par exemple, elle envoie le général Juin qui réaffirme la politique de Lyautey : force et paternalisme, cependant que la force militaire est surtout déployée et que, contre la politique du Sultan, on dresse toujours l'épouvantail "communiste". C'est la confusion la plus extrême. Le Sultan voudrait bien se libérer de la France et devenir le champion de la libération marocaine contre le joug impérialiste français et espagnol, tout en gardant le regard tourné de La Mecque vers Wall Street. Cependant, pour faire un coup de force, il serait obligé de s'allier avec des éléments "communistes" qu'il devrait écraser aussitôt après. Les contradictions, le chaos et l'instabilité du capitalisme actuel trouvent leurs expressions les plus aiguës dans les colonies françaises et anglaises, à la seule différence que l'Angleterre n'est pas aussi affaiblie que la France et peut se permettre une politique moins nerveuse.
PHILIPPE
Tandis que, pour les ouvriers de chez Renault, cette grève se termine par une augmentation de la semaine de travail de 45 h à 48 h, les divers groupes et les révolutionnaires se donnent pour tâche d'inviter les ouvriers à tirer les leçons de ce mouvement. C'est dans ce but que le Comité de grève, le PCI et la FFGC ont organisé plusieurs réunions.
Influencé par des camarades de "Lutte de classe" -groupe apparenté aux trotskistes -, le Comité de grève pose désormais le problème du rapport de force. Le Comité de grève se donne pour tâche de "remonter", par l'organisation, le sabotage stalinien au sein du mouvement ouvrier. Le travail consisterait à noyauter les éléments ouvriers sur le terrain économique en vue des prochaines offensives qui finalement mèneront à la grève générale.
La réunion PCI rejoint le thème défendu par les minorités syndicales-socialistes, Front Ouvrier ainsi que les représentants des bureaux de Renault :
Il résulte également, pour le PCI, que le succès de toute grève est conditionné par sa généralisation autour des 10 Frs d'augmentation sur le taux de base, de la politique de l'échelle mobile et du minimum vital préconisé par "La Vérité" dès 1944.
La FFGC se félicite de la confirmation de son analyse qui voyait une accentuation du cours révolutionnaire : postiers, presse, Renault. Elle déclare que les conditions pour une action prolétarienne existent sur le terrain économique mais pour cela, dit-elle, cette action ne peut devenir effective sans une saine compréhension des moyens et des objectifs de la lutte : lutte pour les 10 Frs sur le taux de base et organisation de la lutte au travers des comités.
Un premier point qu'il importe de souligner en particulier : en quelque lieu et quel que soit la tendance politique qui organise la réunion, la classe ouvrière, dans son ensemble, en était absente. Ainsi, dans toutes ces réunions, nous avons assisté, non à la représentation directe des éléments qui avaient eux-mêmes participé à la lutte mais aux représentants des diverses minorités syndicales ou groupes politiques. Cette réalité incontestable confirme à nouveau notre position dans la grève de Renault qui nous a amenés à constater 2 phases bien distinctes dans ce mouvement :
La position du trotskisme dans toutes les prochaines luttes de classe tendra à faire dévier les mouvements ouvriers vers cette 2ème phase. Cette politique trotskiste -d'où ne peut résulter qu'un freinage de la lutte de classe par la confusion qu'elle ne peut qu'amener- s'étale en long et en large dans leurs journaux, dans leur bulletin, dans la majeure partie de leur matériel d'agitation et plus particulièrement concernant la grève de Renault. Les trotskistes ont pris l'habitude de propager et de défendre l'idée que les 10 Frs avec l'échelle mobile des salaires devaient mettre fin, une fois pour toutes, à la misère grandissante du régime capitaliste. Cette position du minimum vital assuré à la classe ouvrière découle de leur opposition à la politique économique du PCF, sans se demander un instant si l'on suit une politique révolutionnaire ou une politique réformiste. Leur mot d'ordre n'est pas "Reconstruction" mais, tenons-nous bien, "Reconstruction au service de la classe ouvrière et sous son contrôle".
On pourrait, à priori, prendre ces mots d'ordre au sérieux, comme des postulats de classe ; mais, si en apparence la forme peut paraître révolutionnaire, son contenu est tout autre. En effet, depuis plusieurs décades, la politique économique de la France n'a pas varié d'un pouce et ne s'est qu'enfoncée davantage dans la faillite ; et cela malgré toute la bonne volonté des politiciens de droite ou de gauche et des trotskistes si jamais ils se trouvent à la tête du gouvernement. Ce qui est valable pour la bourgeoisie française l'est aussi pour les autres bourgeoisies.
Pourquoi le contenu des mots d'ordre trotskistes est d'une autre nature ?
Dire que la lutte économique, au travers des 10 Frs et de l'échelle mobile, mettra fin une fois pour toutes aux conditions de famine du régime capitaliste[1], cela revient à cacher la vérité parce que les statistiques sont toujours en retard sur les prix et toute action prolétarienne se trouvera brisée pour permettre l'arbitrage dans la collaboration des organismes bourgeois responsables. Prétendre ensuite qu'il existe un rapport invariable entre salaire et coût de la vie signifie qu'il n'y a pas de crise réelle et que l'on peut résoudre les problèmes dans le cadre du régime. En réalité, le véritable problème consiste à démontrer aux ouvriers qu'il n'y a aucune issue à la crise du régime et, par conséquent, il s'agit de développer le rapport de force entre prolétariat et bourgeoisie.
De la part des trotskistes, la politique rapportée plus haut n'a rien de surprenant. Elle explique assez bien, par elle-même, pourquoi les trotskistes entendent utiliser syndicats et parlement bourgeois. Mais ce qui relève d'un mal beaucoup plus grand, c'est de constater avec quel zèle la FFGC appuie cette politique opportuniste.
Dans ses réunions comme dans sa presse, la FFGC déclare que les conditions pour une action prolétarienne existent sur le terrain des revendications économiques et elle se félicite d'avoir diffusé le bulletin trotskiste "La voix des travailleurs"? La FFGC peut ensuite dénoncer les trotskistes comme des centristes et, à chaque instant de la lutte, sanctionner leur politique en soutenant leurs réformes sans les réfuter. Elle croit avoir fait un pas décisif en se prononçant pour la lutte au travers des comités, sans poser la nécessité, pour ces comités, de délimiter leur politique d'avec les réformistes, ce qui fut le cas de la grève de Renault.
Pour nous, il ne suffit pas de crier à la généralisation de la lutte, comme le PCI trotskiste ; il faut encore donner un contenu à cette lutte. Puisque nous avons la mauvaise habitude d'appeler un chat un chat, donnons-nous le droit de dire que la FFGC n'a rien compris à la lutte, bien qu'elle emplisse les colonnes de son journal d'explications aux travailleurs : "Sans une saine compréhension de moyens et des objectifs, aucune action ne peut être effective.[2]"
Une fois cette perspective reconnue, la position révolutionnaire consiste à dénoncer, au travers de la lutte ouvrière, les préparatifs impérialistes au nouveau carnage qui menace le monde. C'est dans ce sens que le 2ème objectif n'est pas la mobilisation organique de la classe autour de revendications économiques dont la surenchère peut aussi venir des partis bourgeois tels le PCF ou la SFIO, mais la délimitation avec des courants entrainant les ouvriers à l'aide de l'agitation économique vers des positions bourgeoises.
En d'autres termes, le programme révolutionnaire consiste à élever la conscience politique de la classe à partir des revendications économiques pour la lutte sociale et politique. Au travers d'un travail de propagande et de dénonciation des buts et intérêts impérialistes, les révolutionnaires ont pour tâche de forger l'idéologie prolétarienne pour les luttes présentes et futures.
Leurs mots d'ordre sont :
Si la politique trotskiste, suivie de près par la FFGC, rejoint dans son essence la position stalinienne pour entraîner le prolétariat vers la guerre, il appartient à la Gauche Communiste de France de les dénoncer comme tels.
RENARD
Chers camarades,
Nous avons reçu votre lettre du 18 mars nous faisant part de votre intention de convoquer une conférence des groupes révolutionnaires de Hollande, Belgique et France.
Quoique n'ayant pas reçu votre document de discussion - "Le nouveau monde" (dont vous annoncez la traduction et l'envoi) -, nous déclarons immédiatement notre accord avec l'initiative prise par vous et notre volonté de faire que cette conférence, à laquelle nous participerons, soit une rencontre fructueuse pour le mouvement ouvrier international.
Vous n'ignorez surement pas que, depuis juillet 1945, notre groupe a ressenti et a proclamé la nécessité d'une reprise des relations entre les groupes restés fidèles à la cause de l'émancipation du prolétariat.
La dégénérescence de l'Internationale Communiste a vu surgir bien des groupes exprimant une réaction de classe contre l'opportunisme et la trahison. Mais le long cours réactionnaire, qui a précédé la 2ème guerre mondiale, a eu raison de ces groupes, les a fourvoyés politiquement ou dispersés physiquement. La 2ème guerre mondiale n'a fait qu'accentuer cette dispersion. Seuls quelques petits groupes extrêmement faibles ont résisté à ce rouleau compresseur.
Il était naturel, d'autre part, que la monstruosité de la guerre ouvrît les yeux et fît ressurgir de nouveaux militants révolutionnaires. C'est ainsi qu'en 1945 se sont formés, un peu partout, des petits groupes qui, malgré l'inévitable confusion et leur immaturité politique, présentaient néanmoins, dans leur orientation, des éléments sincères tendant à la reconstruction du mouvement révolutionnaire du prolétariat.
La 2ème guerre ne s'est pas soldée, comme la 1ère, par une vague de luttes révolutionnaires de la classe. Au contraire, après quelques faibles tentatives, le prolétariat a essuyé une désastreuse défaite, ouvrant un cours général réactionnaire dans le monde. Dans ces conditions, les faibles groupes qui ont surgi au dernier moment de la guerre risquent d'être emportés ou disloqués. Ce processus peut déjà être constaté par l'affaiblissement de ces groupes un peu partout et par la disparition de certains autres, comme celle des "Communistes révolutionnaires" en France.
Cependant, l'existence et le développement de ces groupes dans leur ensemble présentent un intérêt certain, car ils sont incontestablement des manifestations de la vie de la classe et de son expression idéologique, avec tout ce qu'ils contiennent de tâtonnement et d'hésitation reflétant les difficultés réelles rencontrées par le prolétariat durant ces 30 dernières années. Dans une période comme la nôtre, de réaction et de recul, il ne peut être question de constituer des partis et une internationale, comme le font les trotskistes et consorts (car le bluff de telles constructions artificielles n'a jamais servi qu'à embrouiller un peu plus le cerveau des ouvriers). Il serait cependant criminel de négliger l'effort de regroupement des militants révolutionnaires.
Aucun groupe ne possède, en exclusivité, "la vérité absolue et éternelle" et aucun groupe ne saurait résister, par lui-même et isolément, à la pression terrible du cours actuel. L'existence organique des groupes et leur développement idéologique sont directement conditionnés par les liaisons inter-groupes qu'ils sauraient établir et par l'échange de vues, la confrontation des idées et la discussion qu'ils sauraient entretenir et développer à l'échelle internationale.
Cette tâche nous paraît être de la première importance, pour les militants, à l'heure présente et c'est pourquoi nous nous sommes prononcés et sommes décidés à œuvrer et à soutenir tout effort tendant à l'établissement de contacts, à multiplier des rencontres et des conférences élargies.
Mais, ici, nous devons faire quelques observations :
L'objectif qu'on se propose d'atteindre est bien précis. Il ne s'agit pas de discussions en général mais bien de rencontres qui permettent des discussions entre des groupes prolétariens révolutionnaires. Cela implique forcément des discriminations sur la base de critères politiques, idéologiques. Il est absolument nécessaire, afin d'éviter des équivoques et afin de ne pas rester dans le vague, de préciser autant que possible des critères.
En prenant l'initiative de la conférence, en invitant tel groupe et non tel autre, vous avez évidemment obéi, vous-mêmes, à des critères politiques et non à des appréciations sentimentales. Mais, cela reste chez vous par trop vague.
A/ En éliminant le courant trotskiste, vous avez certainement tenu compte de son appréciation de l'État russe et de sa position de défense de cet État qui font du trotskisme un corps politique se situant hors du prolétariat. Nous partageons, sur ce point, votre façon de voir et estimons que l'attitude envers l'État russe doit être considérée comme un point critère de délimitation. Mais, au lieu d'être sous-entendu implicitement, nous croyons qu'on ferait mieux et un grand pas en avant en l'affirmant explicitement.
B/ Vous invitez, par contre, le "Libertaire", c'est-à-dire la Fédération anarchiste française. Vous n'ignorez pas que les anarchistes français, tout en considérant comme une "faute" la participation de leurs camarades espagnols au gouvernement capitaliste de 1936-38, n'ont jamais rompu avec eux, ni dénoncé leur action comme trahison du prolétariat. Il ne s'agit pas simplement de la participation au gouvernement mais de toute une politique qui, partant du "Frente popular", du front unique avec une fraction "démocratique" de la bourgeoisie contre une autre fraction "réactionnaire", "fasciste", a fait de l'anarchisme un courant politique qui a participé, sous l'étiquette de "l'anti-fascisme", à la guerre impérialiste en Espagne.
Ce sont les mêmes raisons politiques qui ont rendu possible la participation des anarchistes aux maquis de la Résistance en France, qui interdisent à la fédération de prendre position sur ce problème (c'est-à-dire à la participation à la guerre impérialiste tout court) en en faisant un problème de conscience individuelle.
"L'anti-fascisme" ainsi que "la défense de l'URSS" ont servi et servent encore comme principaux moyens pour duper et rassembler le prolétariat sur le terrain du capitalisme. Nous estimons qu'il est nécessaire d'affirmer clairement que tout courant se rattachant à "l'anti-fascisme" se rattache à la défense du capitalisme et de son État et, partant, n'a pas de place dans un rassemblement du prolétariat.
C/ Il est à peine nécessaire d'insister sur le fait que doivent être éliminés des rencontres et des conférences tous les groupes qui, sous un quelconque prétexte idéologique (défense de l'URSS, de la démocratie, de l'anti-fascisme ou de libération nationale), ont effectivement participé, d'une façon ou d'une autre, à la guerre impérialiste de 1939-45.
De tels groupes, quelles qu'aient pu être leur origine et leur tendance initiale, ont été happés dans l'engrenage de l'idéologie capitaliste et ont cessé d'être des foyers de fermentation et de formation de militants prolétariens.
D/ Il est un point acquis pour le programme de classe du prolétariat, c'est la nécessité de la destruction violente de l'État capitaliste. La signification historique d'Octobre 1917 et sa portée décisive résident dans la démarcation qu'elle a faite entre la position bourgeoise de maintien et de réforme de l'État capitaliste et la position du prolétariat luttant pour sa destruction. En ce sens, Octobre 1917 reste un critère fondamental de toute organisation se réclamant du prolétariat.
Ces 4 critères que nous venons d'énoncer n'ont pas pour but de résoudre les problèmes se posant au prolétariat pour son émancipation, ni de définir les tâches propres aux groupes révolutionnaires. Ces critères ne font que marquer les frontières de classe séparant le prolétariat du capitalisme.
Seules les rencontres entre les groupes se trouvant sur la base de ces critères, c'est-à-dire sur la base de classe du prolétariat, peuvent présenter un réel intérêt et la discussion peut être une œuvre utile et féconde pour la renaissance du mouvement révolutionnaire international.
Salutations révolutionnaires.
Gauche Communiste de France
Les 25 et 26 mai s'est réunie une conférence internationale de contact des groupements révolutionnaires. Ce ne fut pas uniquement pour des raisons de sécurité que cette conférence ne fut pas annoncée tambour battant, à la mode stalinienne et socialiste. Les participants à la conférence avaient profondément conscience de la terrible période de réaction que traverse présentement le prolétariat et de leur propre isolement - inévitable en période de réaction sociale -, aussi ne se livrèrent-ils pas aux bluffs spectaculaires tant goûtés - d'ailleurs de fort mauvais goût - de tous les groupements trotskistes.
Cette conférence ne s'est fixé aucun objectif concret immédiat, impossible à réaliser dans la situation présente, ni une formation artificielle d'Internationale ni des proclamations incendiaires au prolétariat. Elle n'avait seulement pour but qu'une première prise de contact entre les groupes révolutionnaires dispersés, la confrontation de leurs idées respectives sur la situation présente et les perspectives de la lutte émancipatrice du prolétariat.
En prenant l'initiative de cette conférence, le "Communistenbund" "Spartacus" de Hollande (mieux connu sous le nom de "Communistes des conseils[1]") a rompu l'isolement néfaste dans lequel vivent la plupart des groupes révolutionnaires et a rendu possible la clarification d'un certain nombre de questions.
Les groupes suivants furent représentés à la conférence et ont pris part aux débats :
Hollande : le Communistenbund "Spartacus" ;
Belgique : les groupes apparentés à "Spartacus" de Bruxelles et de Gand ; la Fraction belge de la GCI ;
France : la Gauche Communiste de France ; le groupe du "Prolétaire" ;
Suisse : le groupe "Lutte de classe".
En outre, quelques camarades révolutionnaires n'appartenant à aucun groupe participèrent directement, par leur présence ou par l'envoi d'interventions écrites, aux débats de la conférence.
Notons encore une longue lettre du "Parti socialiste de Grande-Bretagne", adressée à la conférence et dans laquelle il explique longuement ses positions politiques particulières.
La FFGC a également fait parvenir une courte lettre dans laquelle elle souhaite "bon travail" à la conférence mais à laquelle elle s'excuse de ne pouvoir participer à cause d'un manque de temps et d'occupations urgentes[2].
L'ordre du jour suivant fut adopté comme plan de discussion à la conférence :
1- l'époque actuelle ;
2- les formes nouvelles de lutte du prolétariat (des formes anciennes aux formes nouvelles) ;
3- Tâches et organisation de l'avant-garde révolutionnaire ;
4- État, dictature du prolétariat, démocratie ouvrière ;
5- questions concrètes et conclusions (accord de solidarité internationale, contacts, information internationale, etc.).
Cet ordre du jour s'est avéré bien trop chargé pour pouvoir être épuisé par cette première conférence, insuffisamment préparée et trop limitée par le temps.
N'ont été effectivement abordés que les 3 premiers points à l'ordre du jour. Chaque point a donné lieu à d'intéressants échanges de vues.
Il serait évidemment présomptueux de prétendre que ces échanges de vues ont abouti à une unanimité. Les participants à la conférence n'ont jamais eu une telle prétention. Cependant, on peut affirmer que les débats, parfois passionnés, ont révélé une plus grande communauté d'idées qu'on aurait pu le soupçonner.
Sur le premier point de l'ordre du jour, comprenant l'analyse générale de l'époque présente du capitalisme, la majorité des interventions rejetait aussi bien les théories de Burnham sur l'éventualité d'une révolution et d'une société directoriale que celle de la continuation de la société capitaliste par un développement possible de la production. L'époque présente fut définie comme étant celle du capitalisme décadent, de la crise permanente trouvant dans le capitalisme d'État son expression structurelle et politique.
La question de savoir si les syndicats et la participation aux campagnes électorales, en tant que formes d'organisation et d'action pouvant encore être utilisées par le prolétariat dans la période présente, a donné lieu à un débat animé et fort intéressant. Il est regrettable que les tendances qui préconisent encore ces formes pour la lutte de classe -sans se rendre compte que ces formes dépassées et périmées ne peuvent exprimer aujourd'hui qu'un contenu anti-prolétarien-, et tout particulièrement le PCI d'Italie, ne fussent pas présentes à la conférence pour défendre leur position. Il y avait bien la Fraction belge et la Fédération autonome de Turin, mais la conviction de ces groupes dans cette politique qui était leur récemment est à ce point ébranlée et incertaine qu'ils ont préféré garder le silence sur ce point.
Le débat portait donc sur une défense possible du syndicalisme et de la participation électorale, en tant qu'armes de lutte du prolétariat mais exclusivement sur les raisons historiques, sur le pourquoi de l'impossibilité de l'utilisation de ces formes de lutte dans la période présente. Ainsi, concernant les syndicats, le débat s'est élargi et la discussion non seulement a porté sur la forme organisationnelle en général -qui, en somme, n'est qu'un aspect secondaire- mais a mis en question les objectifs qui déterminent la lutte pour des revendications économiques, corporatistes et partielles dans les conditions présentes du capitalisme décadent, et qui ne peuvent être réalisés et encore moins servir de plateforme de mobilisation de la classe.
La question des comités ou conseils d'usine, comme forme nouvelle d'organisation unitaire des ouvriers, acquiert sa pleine signification et devient compréhensible en liaison étroite et inséparable avec les objectifs qui se posent aujourd'hui au prolétariat : les objectifs sont non des réformes économiques dans le cadre du régime capitaliste mais des transformations sociales contre le régime capitaliste.
Le 3ème point -les tâches et l'organisation de l'avant-garde révolutionnaire qui posent les problèmes de la nécessité ou non de la constitution d'un parti politique de classe, du rôle de ce parti dans la lutte émancipatrice de la classe et des rapports entre la classe et le parti- n'a malheureusement pas pu être approfondi comme il aurait été souhaitable.
Une brève discussion n'a permis aux différentes tendances que d'exposer, dans les grandes lignes, leurs positions sur ce point. Tout le monde sentait pourtant qu'on touchait là une question décisive, aussi bien pour un éventuel rapprochement des divers groupes révolutionnaires que pour l'avenir et les succès du prolétariat dans sa lutte pour la destruction de la société capitaliste et l'instauration du socialisme. Cette question, à notre avis, fondamentale n'a été qu'à peine effleurée et demandera encore des discussions pour l'approfondir et la préciser. Mais il est important de signaler que, déjà à cette conférence, il est apparu que, si des divergences existaient sur l'importance du rôle d'une organisation de militants révolutionnaires, les Communistes de Conseil, pas plus que les autres, ne niaient la nécessité même de l'existence d'une telle organisation - qu'on l'appelle parti ou autrement - pour le triomphe final du socialisme. C'est là un point commun qu'on ne saurait trop souligner.
Le temps manquait à la conférence pour aborder les autres points à l'ordre du jour. Une courte discussion, très significative, a eu encore lieu vers la fin sur la nature et la fonction du mouvement anarchiste. C'est à l'occasion de la discussion sur les groupes à inviter dans de prochaines conférences que nous avons pu mettre en évidence le rôle social-patriote du mouvement anarchiste, en dépit de sa phraséologie révolutionnaire creuse, dans la guerre de 1939-45, sa participation à la lutte partisane pour la libération "nationale et démocratique" en France, en Italie et actuellement encore en Espagne, suite logique de sa participation au gouvernement bourgeois "républicain et anti-fasciste" et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-39.
Notre position, selon laquelle le mouvement anarchiste - aussi bien que les trotskistes ou toute autre tendance qui a participé ou participe à la guerre impérialiste au nom de la défense d'un pays (défense de l'URSS) ou d'une forme de domination bourgeoise contre une autre (défense de la République et de la démocratie contre le fascisme) - n'avait pas de place dans une conférence de groupes révolutionnaires, fut soutenue par une majorité des participants. Seul le représentant du "Prolétaire" se faisait l'avocat de l'invitation de certaines tendances "non-orthodoxes" de l'anarchisme et du trotskisme.
La conférence s'est terminée, comme nous l'avons dit, sans avoir épuisé l'ordre du jour, sans avoir pris aucune décision pratique et sans avoir voté de résolution d'aucune sorte. Il ne pouvait en être autrement. Cela, non pas tant, comme le disaient certains camarades, pour ne pas reproduire le cérémonial "religieux" de toute conférence qui consiste dans le vote final obligatoire de résolutions qui ne signifient pas grand-chose, mais, à notre avis, parce que les discussions ne furent pas suffisamment avancées pour permettre et justifier le vote d'une résolution quelconque.
"Alors, la conférence ne fut qu'une réunion de discussion habituelle et ne présente pas autrement d'intérêt" penseront certains malins ou sceptiques. Rien ne serait plus faux. Au contraire, nous considérons que la conférence a eu un intérêt et que son importance ne manquera pas de se faire sentir, à l'avenir, sur les rapports entre les divers groupes révolutionnaires. Il faut se souvenir que, depuis 20 ans, ces groupes vivent isolés, cloisonnés, repliés sur eux-mêmes, ce qui a inévitablement produit, chez chacun, des tendances à un esprit de chapelle et de secte, que tant d'années d'isolement ont déterminé, dans chaque groupe, une façon de penser, de raisonner et de s'exprimer qui le rend souvent incompréhensible aux autres groupes. C'est là non la moindre des raisons de tant de malentendus et d'incompréhensions entre les groupes. C'est surtout la nécessité de se rendre soi-même perméable aux idées et arguments des autres et de soumettre ses idées propres à la critique des autres. C'est là une condition essentielle du non-encroûtement dogmatique et du continuel développement de la pensée révolutionnaire vivante qui donne tout l'intérêt à ce genre de conférence.
Le premier pas, le moins brillant mais le plus difficile est fait. Tous les participants à la conférence, y compris la Fraction belge qui n'a consenti à participer qu'après bien des hésitations et beaucoup de scepticisme, ont exprimé leur satisfaction et se sont félicités de l'atmosphère fraternelle et de la discussion sérieuse. Tous ont également exprimé le vœu d'une convocation prochaine pour une nouvelle conférence, plus élargie et mieux préparée, pour continuer le travail de clarification et de confrontation commune.
C'est là un résultat positif qui permet d'espérer qu'en persévérant dans cette voie les militants et groupes révolutionnaires sauront dépasser le stade actuel de la dispersion et parviendront ainsi à œuvrer plus efficacement pour l'émancipation de leur classe qui a la mission de sauver l'humanité tout entière de la terrible destruction sanglante que prépare (et dans laquelle l'entraîne) le capitalisme décadent.
MARCO
[1] 1Nous trouvons, dans le "Libertaire" du 29 mai, un article fantaisiste sur cette conférence. L'auteur - qui signe AP et qui passe, dans le "Libertaire", pour le spécialiste en histoire du mouvement ouvrier communiste - prend vraiment trop de liberté avec l'Histoire. Ainsi, représente-t-il cette conférence - à laquelle il n'a pas assisté et dont il ne sait absolument rien - comme une conférence des Communistes des conseils, alors que ces derniers, qui l'ont effectivement convoquée, participaient au même titre que toutes autres tendances. AP ne se contente pas seulement de prendre des libertés avec l'histoire passée, il se croit aussi autorisé d'écrire au passé l'histoire à venir. À la manière de ces journalistes qui ont décrit à l'avance, avec force détails, la pendaison de Goering, sans supposer que ce dernier aurait le mauvais goût de se suicider à la dernière minute, l'historien du "Libertaire", AP, annonce la participation à la conférence des groupes libertaires alors qu'il n'en est rien. Il est exact que le "Libertaire" fut invité à assister, mais il s'est abstenu de venir et, à notre avis, avec raison. La participation des anarchistes au gouvernement républicain espagnol et à la guerre impérialiste en Espagne en 1936-38, la continuation de leur politique de collaboration de classes avec toutes les formations politiques bourgeoises espagnoles dans l'émigration, sous prétexte de lutte contre le fascisme et contre Franco, la participation idéologique et physique des anarchistes dans la "Résistance" contre l'occupation "étrangère" font d'eux, en tant que mouvement, un courant absolument étranger à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Le mouvement anarchiste n'avait donc pas sa place à cette conférence et son invitation était, en tout état de cause, une erreur.
[2] 2Les "occupations urgentes" de la FFGC dénotent bien son état d'esprit concernant les rapports avec les autres groupes révolutionnaires. De quoi souffre exactement la FFGC, du "manque de temps" ou du manque d'intérêt et de compréhension pour les contacts et les discussions entre les groupes révolutionnaires ? À moins que ce ne soit son manque d'orientation politique suivie (à la fois pour et contre la participation aux élections, pour et contre le travail dans les syndicats, pour et contre la participation aux Comités anti-fascistes, etc.) qui la gêne pour venir confronter ses positions avec celles des autres groupes.
Dans une série d'articles publiés antérieurement dans "Internationalisme", nous nous sommes efforcés de répondre à la question : à savoir si la construction du parti de classe est possible dans le moment présent ? Pour y répondre, nous étions amenés à étudier le problème dans sa généralité théorique et dans sa présentation pratique, dans le moment concret présent.
On sait qu'un des points les plus caractéristiques -qui, de 1930 à 1945, distinguait la Gauche communiste du trotskisme et de tous les groupes issus du trotskisme (RWL d'Amérique, RKD et autres) sur la question précise du parti- consistait dans le fait de savoir si la construction du parti relève uniquement ou essentiellement de la VOLONTÉ des militants, ou si cette construction est soumise et déterminée par les conditions de la lutte de classe telles qu'elles se trouvent données contingentement par le développement historique et le rapport des forces des classes existantes. Dans la mesure où les trotskistes formulaient théoriquement leur conception (la formulation théorique n'est pas précisément l'habitude des trotskistes), ils s'en tenaient à la première formulation, la Gauche communiste à la seconde. Il n'est pas étonnant que les trotskistes passaient de la position d'OPPOSITION prête à chaque instant à se dissoudre organisationnellement dans le parti stalinien à la simple promesse d'une démocratie intérieure[1], à celle de la proclamation du nouveau parti et d'une nouvelle Internationale. De même les trotskistes qui proclamaient la nouvelle Internationale en 1934 à la suite de la montée de Hitler au pouvoir, c'est-à-dire, d'après leur propre analyse, dans un moment de défaite du prolétariat, ces mêmes trotskistes en 1936, à un moment où ils considéraient "la révolution commencée en France", se dissolvent et réintègrent les partis socialistes et la 2ème Internationale. Ce qui semble un non-sens et une contradiction pour les uns est la logique pour les trotskistes, la construction et la dissolution du parti étant pour eux une question de "tactique". Et la "tactique" pour les trotskistes, comme on le sait, relève de la malice et de la ruse, de la volonté et du savoir-faire des militants révolutionnaires, en un mot de la haute fantaisie des chefs reconnus et expérimentés. La "tactique" trotskiste n'a pas de pieds et n'a pas besoin d'un sol ferme. Ailée, elle vogue librement dans les airs, tout à sa guise, libre d'entraves. L'art obscur de la "tactique" est "la magie révolutionnaire moderne", dont chaque trotskiste tend à pénétrer les secrets et dont il essaie de devenir un maitre, à l'image des Grands Magiciens que sont pour lui un Lénine et un Trotsky.
Cette conception "tactique-magie" de construction du parti fut pendant 10 années l'objet de la plus âpre critique de la part des Fractions de la Gauche communiste. À l'encontre du trotskisme, la Gauche communiste conditionnait la proclamation du parti de la classe non aux luttes économiques des ouvriers mais à l'orientation révolutionnaire de leurs luttes. La constitution du parti est la manifestation de classe prenant conscience de sa mission historique et se posant comme objectifs la destruction du capitalisme et la construction de la société socialiste. La construction du parti n'est donc pas un instant séparable de la vie politique de la classe mais suit la même courbe d'évolution. Dans une période où, à la suite de défaites répétées de la révolution, la bourgeoisie parvient non seulement à briser la combativité du prolétariat mais aussi à le démoraliser, à faire dégénérer ses organismes et à détruire sa conscience de classe, l'existence du parti révolutionnaire est une impossibilité.
L'ancien parti ne peut se maintenir organisationnellement qu'en devenant un organe du capitalisme (social-démocratie en 1914, les partis communistes en 1933), ou il est détruit physiquement (Commune de Paris), ou encore le parti se réduit numériquement, renonce consciemment à vouloir jouer, dans l'immédiat, un rôle direct déterminant sur les événements (la Ligue des Communistes après la défaite de 1848-50, Le Parti bolchevik entre 1907 et 1917), il se replie en quelque sorte sur une position d'attente, il se transforme et de parti il devient fraction. C'est là non une question organisationnelle mais essentiellement fonctionnelle. D'organe d'expression de l'orientation et de la volonté des larges masses ouvrières, il devient un organisme de résistance isolé des masses. Alors que celles-ci sont emportées par le courant du capitalisme, l'organisme de classe qu'est la fraction, isolé, avance péniblement mais résolument et farouchement contre le courant. D'organe d'action politique, il devient avant tout un organisme (dédié essentiellement) à l'élaboration théorique. Un divorce s'opère entre lui et les larges masses ouvrières et c'est précisément dans ce divorce que réside la condition de la sauvegarde de sa nature de classe et de sa fonction révolutionnaire.
Il va de soi que, dans une telle période où il est impossible de maintenir l'ancien parti dans sa fonction révolutionnaire, c'est une absurdité théorique de vouloir donner naissance à de nouveaux partis. La méconnaissance théorique de ce principe et sa violation, dans la pratique, par un volontarisme d'impatience révolutionnaire ne peuvent mener qu'à des aventures éphémères du genre néo-blanquistes. Plus surement encore, cela mène à un émoussement des tendances révolutionnaires qui finalement, sous une phraséologie radicale apparente, s'installent dans la pire pratique politique opportuniste. Les partis trotskistes en sont les meilleurs échantillons. De toute façon, ces partis, loin de faciliter l'œuvre de la constitution ultérieure de l'organisme politique de la classe, usent dans l'immédiat, en pure perte, les énergies des militants et entravent dangereusement l'œuvre des révolutionnaires.
Mais, si l'existence du parti est conditionnée par le cours objectif de la lutte de classe, c'est-à-dire si le parti ne peut exister et, à plus forte raison, ne peut se créer quand sont absentes les conditions pour l'action politique révolutionnaire de la classe, cela ne signifie nullement que les militants n'ont rien d'autre à faire qu'à se croiser les bras et à attendre des jours meilleurs. La lutte contre le courant, pas moins que la lutte pour la révolution, n'est une affaire de conscience et de refus individuels. Seules l'action et la propagande ORGANISÉES lui font acquérir une valeur réelle et une signification de classe. Et nous avions mille fois raison contre les Vercesi et consorts qui, sous prétexte d'impossibilité de modifier, par la volonté des militants, le cours objectif de la lutte de classes, préconisaient, durant la dernière guerre, la passivité absolue et la dissolution des groupes révolutionnaires. Les stupidités théoriques qu'ils ont sorties, ainsi que leurs cris contre "l'aventurisme et les actions inconsidérées" dans lesquelles nous voulions, parait-il, les entraîner, cachaient assez mal une simple question de poltronnerie. Le reproche qu'on pourrait leur adresser est d'avoir créé une "phraséologie théorique insipide" au nom de laquelle ils tentaient d'influencer d'autres à renoncer à toute propagande contre la guerre.
La propagande pour des révolutionnaires n'est pas une question de devoir moral. Bien que, même ainsi posée, elle pourrait être justifiée. En réalité, la propagande est une tâche permanente, une forme permanente de l'action du militant, absolument indépendante des contingences, favorables ou défavorables. Les résultats, la portée et l'ampleur de la propagande peuvent varier mais la raison de la propagande reste constante. Si nous répudions le volontarisme idéaliste, nous rejetons autant le fatalisme mécaniste. Le cours de la lutte de classe ne se modifie pas par la volonté des militants, pas plus qu'il ne se modifie indépendamment de leur volonté. Seul un esprit imprégné de conceptions bourgeoises, idéalistes ou matérialistes, peut opposer l'un à l'autre. L'action et la propagande des révolutionnaires sont indubitablement conditionnées par la situation mais, en même temps, elles font partie intégrante de l'ensemble des facteurs qui déterminent l'évolution et la modification des situations.
Il est encore une autre condition indispensable pour la construction de nouveaux partis : c'est le travail théorique de révision des notions anciennes que l'expérience a démontré erronées ou périmées, et la formulation théorique de nouvelles notions rendues nécessaires par l'expérience vivante. L'idéologie de la classe trouve son expression condensée dans le programme du parti. Quand les défaites de la révolution se soldent non uniquement par la destruction physique des organismes de classe mais par leur passage au service de la classe ennemie, comme ce fut le cas pour la social-démocratie et les partis communistes, la raison ne doit et ne peut être cherchée simplement dans la faiblesse physique du prolétariat mais avant tout dans sa faiblesse et son immaturité idéologiques.
C'est dans le programme initial du parti que se trouvent les éléments idéologiques qui, en se développant dans des conditions critiques déterminées, agissent comme dissolvant de la conscience de classe et transforment la nature et la fonction du parti au point de le rendre apte à devenir un auxiliaire du capitalisme. Il est absolument impossible de comprendre autrement le processus de dégénérescence des partis ouvriers dans l'Histoire, à moins de tomber dans cette explication vulgaire qui explique tout par les trahisons perfides de quelques chefs intéressés. On revient ainsi à expliquer, à nouveau, tout par la volonté angélique ou démoniaque des individus, alors qu'il importe d'expliquer les possibilités qui permettent à ces volontés de se manifester et d'exercer une influence dans un sens ou dans un autre.
La conscience de ses buts, de sa mission historique et des moyens pour y parvenir, le prolétariat ne la trouve pas d'emblée, d'une seule pièce toute faite et d'un seul coup. C'est un long processus durant lequel le prolétariat se débarrasse lentement des préjugés et influences idéologiques de la bourgeoisie dans lesquels il baigne. C'est un développement continu de prise de conscience sans cesse enrichie par l'élaboration théorique et l'expérience pratique.
Comme pour tous les autres phénomènes, le processus de développement de la conscience s'opère de 2 façons : par une évolution continue et par bonds. Le programme du parti de classe, qui exprime cette prise de conscience, s'élabore de façon permanente mais se trouve brusquement soumis, par les événements, à une vérification et à une expérimentation décisives. Les moments critiques de l'Histoire de la lutte du prolétariat et du capitalisme sont des moments critiques du programme du parti. Ou le parti rajuste son programme à la hauteur nouvellement atteinte par l'Histoire, ou il est perdu pour la classe qu'il entendait servir. La 1ère guerre impérialiste mondiale fut un de ces moments critiques qui s'est conclu par la perte de la 2ème Internationale pour le prolétariat. 1917 fut un autre moment critique qui a vu le parti bolchevik corriger hâtivement et profondément son programme initial. Les années qui ont suivi la révolution d'Octobre ont enregistré, dans les défaites de plus en plus décisives et dans l'altération de la révolution russe, l'inachevé et l'erroné du programme de l'IC, dont une partie importante -notamment sur l'État après la prise du pouvoir, sur les problèmes nationaux et coloniaux, sur la tactique, sur les politiques syndicale et parlementaire- a pu servir de plateforme de rassemblement à l'opportunisme d'abord, à la pénétration de plus en plus grande de l'influence bourgeoise ensuite et finalement à engager l'IC et les partis communistes sur les rails du capitalisme.
L'IC et ses partis furent perdus pour le prolétariat et sont devenus des forces du capitalisme, mais le travail critique du programme de l'IC reste entièrement à faire. Des nouveaux partis seront véritablement de classe que s'ils se fondent sur la base de cette critique, c'est-à-dire sur la base d'un programme de dépassement de l'ancien programme. C'est à cette condition seulement qu'ils représenteront une arme efficace pour le prolétariat et non une reproduction d'une arme rouillée, plus dangereuse qu'utile pour la classe. La répétition de l'ancien programme, avec tout ce qu'il contenait d'erreurs, est non seulement une ridicule singerie du passé mais est un crime contre la classe. Les trotskistes nous offrent une image parfaite de ce type de singes qui ont chaussé les lunettes de Lénine (c'est ce qu'ils appellent le léninisme) pour ne voir que les mouvements bourgeois de résistance nationale dans lesquels ils invitent doctement les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer.
Les petits groupes révolutionnaires qui affirment aujourd'hui l'impossibilité de constitution, dans le cours présent immédiat, de nouveaux partis et qui, en même temps, se livrent au travail de révision critique et de recherche théorique d'élaboration des principes du nouveau programme ainsi qu'à une activité incessante de propagande et à la formation de cadres militants sont en réalité les artisans les plus surs des conditions nouvelles où la création du vrai parti serait à la fois une nécessité et une possibilité.
Ces idées qui furent le patrimoine commun de tous les groupes de la Gauche Communiste jusqu'en 1945, nous sommes presque les seuls, aujourd'hui, à la défendre. Les autres groupes, composés en majorité de néophytes qui sont à la Gauche Communiste ce que sont les luxembourgistes (à la Pivert et Lefeuvre) à Rosa Luxemburg, perdent de vue ou tournent catégoriquement le dos à ce que fut l'apport principal de la Gauche Communiste pendant 15 ans. Allègrement, vont claironnant à tous vents et à tout instant : "Construisons, construisez le nouveau parti". Comme les léninistes par rapport à Lénine, ces néophytes, au lieu de dépasser, se situent en deçà des positions qui semblaient être acquises par le travail théorique de la Gauche et de la Fraction italienne d'avant la guerre. Ils ont pour excuse d'ignorer, pour la plupart, le fond de ces positions. Toutefois, l'ignorance excuse bien des choses mais n'en justifie aucune. Et quand nous sommes obligés de leur expliquer un certain nombre de choses élémentaires sur l'impossibilité et la nocivité de la construction du parti dans l'immédiat, voilà le "bordiguiste" de la dernière heure, le camarade Chazé (un Martinov... bolchevik), qui nous réplique : "Hier non, aujourd'hui oui. Parfaitement !" Ne se contentant pas d'ignorer les fondements théoriques de notre position d'hier, il la double d'une analyse fantaisiste de la situation d'aujourd'hui. "Parfaitement !" Le réveil de la conscience du prolétariat, qu'ils voulaient voir dans les grèves et dans les mouvements coloniaux, ne se vérifie pas. Toute leur analyse enthousiaste et optimiste tombe par terre mais cela ne les empêche pas de passer d'un numéro du journal à l'autre, d'un article à l'autre, et parfois dans le même article, du chaud au froid et inversement. Avec la méthode Coué, que nous leur connaissons déjà, c'est là une autre méthode thérapeutique de l'âme révolutionnaire : la douche écossaise.
Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà écrit, dans d'autres articles, sur la réalité de la situation présente que nous considérons comme foncièrement réactionnaire, évoluant au travers de guerres partielles, diplomatiques et localisées, dans une atmosphère de préparation fiévreuse vers une prochaine boucherie mondiale généralisée. Les arguments de ces groupes tiennent d'ailleurs bien moins à une conviction ou à une analyse qu'au besoin de défendre et de justifier tout ce qui se fait en Italie où un nouveau parti (le PCI) a été fondé et auquel ils restent accrochés comme les amis de l'URSS à la Russie.
Il vaut mieux avoir affaire au Bon Dieu qu'à ses saints, dit un vieux proverbe ; voyons donc ce qu'il en est du PCI d'Italie.
Le PCI fut créé dans les semaines fiévreuses de 1943, à la chute de Mussolini. Ce fut un moment de brisure d'avec la guerre, permettant d'espérer l'ouverture d'une période critique pour le capitalisme, analogue à celle de 1917. Mais les conditions présentes -en général de plus grande unité du capitalisme et de plus étroite indépendance des pays- et plus particulièrement la situation en Italie ne pouvaient reproduire le schéma de 1917 où la révolution russe a pu évoluer isolément pendant 1 an et demi dans un monde en guerre. Tout dépendait des possibilités de développement de la révolution en Allemagne. 1945 a vu l'anéantissement, par la force et par le feu, de ce foyer central de la révolution. Dès lors, il devenait évident que nous entrions dans une période de défaite et de réaction.
Tout autre fut l'appréciation des camarades d'Italie et, au lieu de rajuster leur activité à la nouvelle situation, ils levèrent bien haut les pieds dans une situation à marches descendantes. Enthousiasmé par les premiers succès numériques, regroupant les adhérents sur des positions confuses et à peine ébauchées, le nouveau parti ne fit que reproduire et répéter les positions programmatiques du Parti Communiste de 1924.
Non seulement on laissait de côté le travail positif que la Fraction italienne avait fait durant cette longue période, entre 1927 et 1944, mais, sur bien des points, la position du nouveau parti fut en deçà de celle de la Fraction abstentionniste de Bordiga de 1921. Notamment concernant le front unique politique où certaines manifestations locales de propositions de front unique furent faites au parti stalinien ; notamment concernant la participation aux élections municipales et parlementaires en abandonnant la vieille position de l'abstentionnisme ; notamment concernant l'antifascisme où les portes du parti furent largement ouvertes aux éléments qui ont participé à la Résistance ; sans oublier que, concernant la question syndicale, le parti reprenait entièrement la vieille position de l'IC de fraction dans les syndicats luttant pour la conquête de ceux-ci et allait même plus loin dans cette voie en étant pour la formation de minorités syndicales (position et politique de l'Opposition syndicale Révolutionnaire).
En un mot, sous le nom de "Parti de la Gauche Communiste Internationale", nous avons une formation italienne de type trotskiste classique, avec la défense de l'URSS en moins : même proclamation du parti indépendamment du cours réactionnaire, même politique pratique opportuniste, même activisme d'agitation stérile des masses, même mépris pour la discussion théorique et la confrontation d'idées, aussi bien dans le parti qu'à l'extérieur, avec les autres groupes révolutionnaires.
Cela n'a évidemment pas empêché le PCI d'Italie, après avoir regroupé quelque 3000 membres, de se retrouver aujourd'hui en difficulté, d'essuyer des revers et d'enregistrer des défections massives. Les apologistes à tout crin du parti d'Italie se consolent naturellement en expliquant très judicieusement que nous assistons là à une originale transformation de la quantité en qualité. Malheureusement, nous voyons bien la diminution de la quantité mais, jusqu'à présent, nous ne constatons hélas aucune amélioration de la qualité. La quantité est bien partie mais la confusion, elle, est restée. De toute façon, il aurait certainement mieux valu songer à la qualité, c'est-à-dire au programme, avant de s'enthousiasmer pour la quantité et d'opérer sur cette donnée.
Il n'est peut-être pas trop tard pour bien faire ; mais, pour cela, il faut procéder avec des méthodes révolutionnaires. Les méthodes du parti d'Italie offrent à ce sujet peu d'espoir. Nous allons en parler.
(à suivre)
[1] Voir la lettre adressée en 1931 par la première conférence de la Ligue Communiste (Opposition de Gauche) en France au comité central du PCF, demandant la réintégration dans le parti et se déclarant prête, en cas de réponse favorable, à dissoudre la Ligue et à cesser de faire paraître la "Vérité".
Dans la dernière partie du XIXe siècle, le monde bourgeois se détourna de plus en plus du matérialisme. La bourgeoisie renforça sa domination sur la société, en développant le capitalisme. Mais la croissance de la classe ouvrière, dont la position sociale était une manifestation permanente de l’imperfection du système et dont le but avoué en était la destruction, amena la bourgeoisie à douter de la pérennité du capitalisme. À la confiance des débuts succéda l’inquiétude, le monde futur comme le monde présent recelaient une foule de problèmes insolubles. Et, comme les forces matérielles visibles lui promettaient des lendemains désagréables, la bourgeoisie chercha à apaiser ses appréhensions et à raffermir sa confiance en elle-même en se tournant vers des croyances en une prédominance des puissances spirituelles. Les tendances mystiques et religieuses reprirent la première place. Cette évolution se renforça encore au XXe siècle après la première guerre mondiale.
Les hommes de science appartiennent au monde bourgeois ; ils sont en liaison constante avec la bourgeoisie et sont influencés par les courants idéologiques qui l’agitent. Mais le développement de la science les a contraints à s’occuper de problèmes nouveaux, à faire face à des contradictions qui se faisaient jour dans leurs concepts. La critique de leurs théories, qu’ils étaient forcés de faire, ne découlait pas d’une conception philosophique nette mais des nécessités directes, pratiques de leur étude de la nature. Cette critique prit la forme et la tonalité des courants idéologiques anti-matérialistes, qui prédominaient au sein de la classe dirigeante. C’est pourquoi la philosophie moderne de la nature présente deux tendances : réflexion critique sur les concepts fondamentaux de la science et critique du matérialisme. Ces conceptions prirent un aspect idéologique et mystique. Mais ceci ne veut pas dire qu’elles aient été sans valeur et stériles, pas plus que ne l’avait été le système philosophique idéaliste de Hegel au temps de la Restauration.
À la fin du 19ème siècle et dans plusieurs pays, apparurent de nombreuses critiques des principales théories en cours. Citons, par exemple, celles de Karl Pearson en Angleterre, Gustav Kirchhoff et Ernst Mach en Allemagne, Henri Poincaré en France. Tous ces critiques, tout en suivant des chemins différents, représentaient une même tendance. Mais ce sont sans nul doute les œuvres de Mach qui ont exercé la plus grande influence.
Selon lui, la physique ne doit pas partir de la matière, des atomes, des choses, car ce sont des concepts dérivés. Ce que nous connaissons directement, c’est l’expérience et les composantes de toute expérience ce sont les sensations, les impressions sur les sens (Empfindung). Sous l’influence de notre système de concepts acquis au cours de notre éducation et hérités de nos habitudes intuitives, nous expliquons chaque sensation comme l’effet d’un objet sur notre personne en tant que sujet : par exemple, je vois une pierre. Mais dès que nous nous libérons de cette habitude, nous constatons que cette sensation est un tout en elle-même donné directement sans distinction de sujet ou d’objet. Par l’expérience d’un certain nombre de sensations j’arrive à distinguer les objets, et d’ailleurs ce que je connais de moi-même je ne le sais que par un ensemble analogue de telles sensations. Comme le sujet et l’objet sont finalement construits à partir de sensations, il est préférable d’éviter ce mot de sensations qui se rapporte à une personne qui les perçoit. C’est pourquoi, continue Mach, nous préférons utiliser un mot plus neutre, celui d’élément, pour désigner la base la plus élémentaire de la connaissance. (On utilisera souvent plus tard un mot collectif : le donné.)
Pour la pensée ordinaire, il y a à un paradoxe. Comment une pierre, chose solide par excellence, dure, immuable, pourrait-elle se composer ou consister en "des sensations", choses aussi subjectives qu’éphémères. Mais si on y regarde de plus près on se rend vite compte que ce qui caractérise une chose c’est justement cela et rien de plus. Sa dureté par exemple n’est rien d’autre que l’expérience d’un certain nombre de sensations souvent douloureuses ; quant à son caractère immuable, il résulte d’une somme d’expériences qui montrent que chaque fois que nous nous retrouvons dans la même situation, nous voyons se répéter les mêmes sensations. Aussi comptons-nous sur un ordre fixe dans le déroulement de nos sensations. Dans notre conception d’une chose, il n’y a donc rien qui ait en définitive la forme ou le caractère d’une sensation. Un objet n’est que la somme de toutes nos sensations éprouvées à différents moments et qui, parce que nous admettons une certaine permanence des lieux et de l’environnement, sont combinées ensemble et désignées sous un même nom. Un objet n’est rien de plus, il n’y a aucune raison de supposer avec Kant l’existence d’une "chose en soi" (Ding an sich) en dehors de cette masse de sensations ; et il ne nous est même pas possible d’exprimer par des mots ce qu’il faut entendre par l’existence d’une chose en soi. Par conséquent, non seulement l’objet n’est construit qu’à partir de sensations, mais il ne se compose que de sensations. Et Mach exprimait ainsi son opposition à la physique traditionnelle de son époque :
Il en est de même pour le sujet. Ce que nous appelons le "moi" c’est un complexe de souvenirs et de sentiments, de sensations et d’idées passées et présentes, reliés entre eux par la continuité de la mémoire et rattachés à un corps particulier, mais qui ne sont que partiellement permanent :
Dans l’ouvrage que nous venons de citer et où il traite du développement historique des principes de la mécanique, Mach est très proche de la méthode du matérialisme historique. Pour lui en effet, l’histoire de la science ne se résume pas à celle d’une suite de grands hommes dont le génie a permis les grandes découvertes. Il montre au contraire comment les problèmes pratiques sont d’abord résolus par les méthodes de pensée de la vie quotidienne, puis finissent par trouver leur expression théorique la plus simple et la plus adéquate. Et par là, il insiste sur le rôle "économique" de la science :
Dans cette conception la science, aussi bien la plus spécialisée que la connaissance la plus commune, est liée aux besoins de la vie, elle est un moyen d’existence :
Pour que l’homme puisse réagir efficacement dans chaque situation de sa vie, face à chaque impression créée par le milieu, point n’est besoin qu’il évoque dans sa mémoire tous les cas antérieurs où il s’est trouvé dans une situation analogue et ce qu’il en est résulté ; il lui suffit d’en connaître les conséquences dans le cas général pour décider de sa conduite. La règle, le concept abstrait, sont des instruments toujours prêts à être utilisés qui nous évitent d’avoir à considérer mentalement tous les cas antérieurs. Les lois de la nature ne fournissent pas une prévision de ce qui doit ou va arriver dans la nature mais ce à quoi nous nous attendons ; et c’est là le but même qu’elles doivent remplir.
L’élaboration de concepts abstraits, de règles, de lois de la nature, que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans l'exercice des sciences, est un processus qui aboutit à économiser l’activité cérébrale, à économiser la pensée. Mach montre par un certain nombre d’exemples empruntés à l’histoire des sciences que les progrès scientifiques reviennent toujours à accroître cette économie, c’est-à-dire économiser des domaines d’expérience de plus en plus grands de manière de plus en plus ramassée et que pour faire des prédictions, on puisse éviter de répéter les mêmes opérations mentales :
Le principe de l’économie de pensée détermine, selon Mach, le caractère de la recherche scientifique. Ce que la science présente comme les propriétés des choses, les lois des corps, des atomes, ne sont en réalité que des relations entre des sensations. Par exemple, les phénomènes entre lesquels la loi de la gravitation établit des relations se composent tous d’un certain nombre d’impressions visuelles, tactiles et auditives. La loi nous dit que ces phénomènes n’ont pas lieu au hasard et elle prédit ceux auxquels nous pouvons nous attendre. Bien entendu, les lois ne pourraient être énoncées sous une telle forme, beaucoup trop complexe pour être appropriée et applicable en pratique. Mais, du point de vue des principes, il est important de constater que toutes les lois n’expriment que des relations entre des phénomènes. Si dans notre conception de l’Ether ou des atomes des contradictions surgissent, elles ne sont pas des contradictions de la nature mais proviennent de la forme que nous avons choisie pour exprimer nos abstractions et nos lois, dans le but de les utiliser de la manière la plus pratique. La contradiction disparaît dès que nous présentons les résultats de la recherche sous forme de rapport entre les grandeurs observées, c’est-à-dire en dernier ressort, entre les sensations.
L’esprit non engagé dans l’activité scientifique est facilement troublé par le fait qu’une conception adaptée à un but particulier puisse être prise comme base de tout le système de la recherche scientifique. C’est le cas, dit Mach, pour celui qui considère "toutes les expériences (...) comme les effets d’un monde extérieur sur la conscience. Il en résulte alors une confusion apparemment inextricable de difficultés métaphysiques. Mais ce spectre disparaît dès que nous considérons les choses sous leur forme mathématique et que nous nous rendons compte que n’a de valeur pour nous que l’établissement de rapports et de fonctions, et que la seule chose que nous désirons réellement connaître ce sont les relations mutuelles entre les expériences." (Analyse, p. 28).
On pourrait croire que Mach émet ici des doutes sur l’existence d’un monde extérieur indépendant de l’homme et agissant sur lui. Mais en bien d’autres endroits, il parle de la nature au sein de laquelle nous devons organiser notre vie et que nous devons explorer. Ce qu’il veut dire c’est que le monde extérieur tel qu’il est compris par la physique et par l’opinion courante, c’est-à-dire le monde de la matière et des forces engendrant les phénomènes, nous conduit à des contradictions.
Ces contradictions ne peuvent être résolues que si nous revenons chaque fois aux phénomènes et si au lieu de discuter sur des mots nous exprimons nos résultats sous forme de rapports entre nos observations. C’est ce que, par la suite, on appela le "principe de Mach" que l’on peut énoncer ainsi : quand nous nous demandons si une affirmation a un sens ou non et si oui lequel, nous devons chercher quelle expérience peut la confirmer ou l’infirmer. Ce principe a joué un rôle important de nos jours, d’une part dans les controverses sur le temps et l’espace qui accompagnèrent la théorie de la relativité et d’autre part dans la compréhension des phénomènes atomiques et du rayonnement. Pour Mach lui-même, il s’agissait de trouver un champ d’interprétation plus large des phénomènes physiques. Dans la vie quotidienne, les corps solides sont les complexes d’éléments les plus évidents et c’est pourquoi la mécanique, c’est-à-dire la science qui traite des mouvements de ces corps, a été le premier domaine de la physique à se développer. Mais ce n’est pas une raison pour faire de l’agencement des atomes et de la théorie atomique le schéma de base de l’univers tout entier. Au lieu de vouloir expliquer tous les phénomènes, la chaleur, l’électricité, la lumière, la chimie, la biologie par le mouvement de ces particules microscopiques, mieux vaudrait développer des concepts appropriés à chaque domaine.
Il y a toutefois une certaine ambiguïté dans ce que Mach dit du monde extérieur, ambiguïté qui révèle un penchant certain vers le subjectivisme, correspondant aux tendances générales du monde bourgeois vers le mysticisme, et qui devait aller en se renforçant. Plus tard Mach se plaira à découvrir partout des courants apparentés à ses idées, et s’empressera d’approuver en termes flatteurs les philosophies idéalistes qui doutent de la réalité du monde matériel. Il ne faut pas non plus chercher chez Mach un système philosophique homogène et cohérent, poussé jusqu’à ses dernières conséquences. Ce qui lui paraissait le plus important c’était de faire des remarques critiques destinées à stimuler l’apparition d’idées nouvelles, qu’il exprimait souvent sous forme de paradoxes, de traits acérés contre les conceptions généralement admises, mais sans trop se soucier d’éliminer toute contradiction dans ses affirmations ou de résoudre tous les problèmes. Sa démarche d’esprit n’est pas celle du philosophe construisant un système sans faille mais celle du savant qui présente ses idées comme une contribution partielle à l’ensemble du travail de la collectivité scientifique, certain que d’autres corrigeront les erreurs et compléteront ce qui est laissé inachevé :
Mach a tendance à faire ressortir le côté subjectif de l’expérience. Ceci est manifeste lorsqu’il décrit comme des sensations les données immédiates du monde (les phénomènes). Certes, cette manière de faire repose sur une analyse plus profonde des phénomènes. Le phénomène d’une pierre qui tombe implique toute une série de sensations visuelles qui se succèdent et qui sont reliées au souvenir de sensations visuelles et spatiales antérieures. On pourrait donc dire que les éléments de Mach, c’est-à-dire les sensations, sont les constituants les plus simples des phénomènes. Quand Mach dit : "Il est exact que le monde se compose de nos sensations." (Analyse, p. 10)
Il entend mettre l’accent sur le caractère subjectif des éléments du monde, mais il ne dit pas : mes sensations à moi, pas plus qu’il ne dit : l’univers est formé de mes sensations. Le solipsisme lui est totalement étranger et est tout à fait incompatible avec son système de pensée. Pour Mach, le "moi" est également un complexe de sensations et d’ailleurs il rejette le solipsisme expressément. Derrière le mot "nous" se cachent les relations entre les hommes (mais Mach ne va pas plus loin que cette manière de s’exprimer). Lorsqu’il examine la relation entre le monde construit à partir de ses sensations et les autres hommes, il est très imprécis :
On pourrait objecter ici que si le rouge et le vert appartiennent à plusieurs corps à la fois ils ne sont plus des sensations, de ces éléments constitutifs de l’expérience, mais déjà des concepts abstraits, le "rouge" et le "vert", extraits d’impressions semblables venues de phénomènes différents. Nous trouvons là un renouvellement des bases de la science, celui qui consiste à remplacer des concepts, comme ceux de corps et de matière, par d’autres concepts abstraits, par exemple la couleur, que nous appelons propriétés des premiers. Mais lorsque Mach dit que sa sensation et celle d’un autre sont le même élément (le "moi" et l’autre sont tous les deux de ces points nodaux), le mot "élément" est pris dans un sens différent, et prend le caractère d’un phénomène qui dépasse l’individu.
La thèse de Mach selon laquelle le monde se compose de nos sensations contient cette vérité fondamentale que nous ne connaissons le monde qu’à travers nos sensations. Elles sont le seul matériau avec lequel nous pouvons construire notre monde. C’est dans ce sens que le monde, y compris le "moi", se "compose" uniquement de sensations. Mais pour Mach cette thèse contient quelque chose de plus et il met l’accent sur le caractère subjectif des sensations, révélant ainsi la même tendance idéologique bourgeoise que nous retrouvons dans les autres philosophies de la même époque. Cette tendance est encore plus manifeste quand il remarque que ses conceptions sont en mesure de faire disparaître le dualisme, cet éternel antagonisme philosophique entre les deux mondes de la matière et de l’esprit. Selon Mach, le monde physique et le monde psychique se composent des mêmes éléments, mais combinés différemment. La sensation de "vert" que j’éprouve en voyant une feuille, reliée avec toutes les sensations que moi ou d’autres avons pu éprouver face à des feuilles, est un élément de la feuille "matérielle" ; cette même sensation liée cette fois à ma rétine, mon corps et mes souvenirs devient un élément de mon moi, et, jointe à d’autres impressions que j’ai eues auparavant, un élément de mon esprit.
Ainsi disparaît le dualisme ; le monde entier est une unité et se compose d’éléments identiques, qui ne sont pas les atomes mais les sensations :
C’est dans cette note d’un ouvrage de 1905 que se fait jour l’esprit anti-matérialiste du monde bourgeois. La méthode, servant à caractériser les éléments, jusque-là prudente, réfléchie et neutre est brusquement abandonnée, et les éléments eux-mêmes qualifiés de "psychiques". Ainsi, le monde physique se trouve entièrement intégré dans le domaine psychique. Mais il ne s’agit pas pour nous ici de faire la critique des idées de Mach mais d’exposer un courant de pensée et plus particulièrement dans ses relations avec la société. Aussi ne discutons-nous pas de la tautologie de la phrase finale selon laquelle ce qui est conscient ne peut être que ce qui se trouve dans sa conscience, c’est-à-dire que le monde ne peut être que spirituel.
Si nous admettons difficilement que les éléments constituants de l’univers sont les sensations, c’est, dit Mach, parce que dans notre jeunesse nous avons assimilé sans esprit critique l’image toute faite du monde que l’humanité a intuitivement élaborée au cours des millénaires de son évolution. Mach expose alors comment, à l’aide d’un raisonnement philosophique, on peut parvenir à retracer consciemment et avec esprit critique tout ce processus. En repartant des expériences les plus simples, c’est-à-dire des sensations élémentaires, nous pouvons reconstruire pas à pas l’univers : nous-mêmes, le monde extérieur, les différents corps qui font partie du monde extérieur, mais liés à ce que nous éprouvons, à nos actions, à nos souvenirs personnels. Ainsi, par analogie, nous nous rendons compte que les autres hommes sont nos semblables, de même nature que nous et que par conséquent leurs sensations, dont nous prenons connaissance par leurs témoignages, sont des matériaux semblables aux nôtres que nous pouvons utiliser dans notre construction du monde. Mach s’arrête ici et avant l’étape qui le mènerait à la conception d’un monde objectif. Ce n’est pas une lacune accidentelle mais une conception fondamentale. Ceci se retrouve d’ailleurs et plus marqué encore chez Carnap, un des principaux porte-parole de la philosophie moderne de la nature. Dans La construction logique du monde, il se fixe le même objectif que Mach, mais le poursuit d’une manière encore plus rigoureuse : si on choisit comme point de départ non l’ignorance totale mais la pleine possession des activités spirituelles, comment arrive-t-on à reconstituer le monde avec tout ce qu’il contient ? Partant de "mes sensations" j’établis un système "d’énoncés" et "d’objets" (Carnap désigne par le mot Gegenstand tout ce qui peut donner lieu à un énoncé), et ainsi l’existence d’"objets" physiques et psychiques, avec lesquels je construis le "monde" sous forme d’un système ordonné de mes sensations. La question du dualisme entre le corps et l’âme se résout de la même manière que chez Mach ; le matériel et le spirituel se composent des mêmes matériaux, les sensations, et ne diffèrent que par leur combinaison. Les sensations des autres hommes conduisent, si l’on en croit leur témoignage, à un monde physique correspondant exactement au mien. C’est le monde "intersubjectif", commun à tous les sujets, le monde dont traitent les sciences de la nature. Et Carnap s’arrête également là, satisfait d’avoir éliminé tout dualisme, et d’avoir montré que toute question sur la réalité du monde n’a pas de sens, puisque la réalité ne peut être prouvée que par nos expériences, nos sensations : ici s’arrête l’enchaînement de la constitution du monde.
Il est facile de dégager les limites de cette conception des structures du monde. Pour Mach comme pour Carnap, le monde, ainsi constitué, est un monde instantané supposé immuable. Le fait que le monde soit en perpétuelle évolution est laissé de côté. Nous devons dépasser le point où Carnap s’est arrêté. Nous savons d’expérience que les gens naissent et meurent. Lorsque les hommes, dont les expériences ont servi à constituer le monde, meurent, le monde n’en reste pas moins inchangé. Je sais que lorsque mes sensations, mon "acquis", disparaîtront avec ma mort, le monde continuera d’exister. Les expériences scientifiques admises par tous nous ont permis de conclure qu’il y a des millénaires il n’y avait pas d’hommes sur la Terre ni même d’êtres vivants. Le fait de l’évolution, qui repose sur nos sensations regroupées dans la science, démontre qu’il a existé un monde dont la sensation était exclue. Ainsi, on passe d’un monde intersubjectif, commun à tous les hommes, à un monde objectif indépendant de l’homme. La conception du monde en est entièrement changée. Une fois ce monde objectif constitué tous les phénomènes sont considérés comme indépendants de l’observateur, et deviennent des relations entre les diverses parties du monde total. Le monde est l’ensemble de ces innombrables parties qui agissent les unes sur les autres. Chaque partie consiste en la totalité de ses actions et réactions avec le reste du monde ; toutes ces actions mutuelles forment les phénomènes que la science étudie. L’homme est aussi une partie du monde : nous ne sommes que la totalité de nos actions et réactions avec le monde extérieur. Nos sensations apparaissent maintenant sous un nouveau jour. Elles représentent les actions du monde sur nous-mêmes, mais ne sont qu’une partie infime de toutes les interrelations qui constituent l’univers. Bien entendu, elles sont la seule réalité qui nous soit directement donnée. Quand l’homme construit le monde à partir de ses expériences personnelles, il reconstruit dans son esprit un monde objectif qui existe déjà. De nouveau nous nous trouvons face à une double image du monde et de nouveau se posent les problèmes de la théorie de la connaissance. Le matérialisme historique a montré comment on peut les résoudre sans faire appel à la métaphysique.
On peut se demander pourquoi deux philosophes de la nature aussi éminents n’ont pas franchi le pas qui les eût menés à la constitution d’un monde objectif, alors que la logique de leurs raisonnements eut dû les y conduire. On ne peut se l’expliquer qu’à partir de leur conception du monde. Leur façon instinctive d’attaquer les problèmes est anti-matérialiste. En s’arrêtant à un monde subjectif ou intersubjectif construit à partir de l’expérience personnelle, ils parviennent à une conception moniste du monde, dans laquelle le monde physique se compose d’éléments psychiques, et réfutent le matérialisme. On a ici un exemple particulièrement significatif de la manière dont une conception de classe arrive à déterminer l’orientation de la science et de la philosophie.
En résumé, nous pouvons dire qu’il faut distinguer deux phases dans les conceptions de Mach. Dans la première il ramène les phénomènes de la nature aux sensations, montrant ainsi leur caractère subjectif, il ne cherche pas à utiliser ces sensations pour construire par des déductions précises un monde objectif. Ce monde objectif, il l’accepte comme quelque chose d’évident, d’allant de soi, mais poussé par son désir de ne voir la réalité immédiate que dans les sensations considérées comme des éléments psychiques, il lui donne un vague caractère mystique. Vient ensuite la deuxième phase, le passage du monde des phénomènes au monde de Ia physique. Ce que la physique et aussi le sens commun, convaincu par la vulgarisation scientifique, considèrent comme la réalité du monde (matière, atomes, énergie, lois de la nature, formes de l’espace et du temps, le moi) ne sont que des abstractions à partir d’un groupe de phénomènes. Mach réunit les deux étapes en une seule en disant que les choses sont des complexes de sensations.
La deuxième phase nous ramène à Dietzgen. La similitude est ici manifeste. Les différences entre Mach et Dietzgen proviennent de leurs conceptions de classe. Dietzgen s’est basé sur le matérialisme dialectique et ses conceptions étaient une conséquence directe du marxisme. Mach, influencé par la réaction qui naissait au sein de la classe bourgeoise, considérait que sa tâche était une critique fondamentale du matérialisme naturaliste sous une forme qui assure la suprématie sur la matière à un quelconque principe spirituel. En outre, il y a une différence dans leurs attitudes personnelles et leurs buts spécifiques. Dietzgen était un philosophe aux vues larges qui a cherché à expliquer le fonctionnement du cerveau humain. L’expérience pratique, aussi bien dans le domaine de la vie quotidienne que dans celui de la science, lui a servi de matériau pour connaître la connaissance. Mach était un physicien qui a surtout cherché à améliorer la manière dont opérait jusqu’alors, dans la recherche scientifique, l’esprit humain. Le but de Dietzgen était de faire apparaître clairement le rôle de la connaissance dans l’évolution sociale, pour que la lutte du prolétariat puisse en profiter. Le but de Mach était d’améliorer la pratique de la recherche scientifique pour en faire profiter les sciences de la nature.
Quand il parle de l’application pratique de ses conceptions, Mach s’exprime de différentes façons, parfois de manière extravagante. Ici il pense qu’il est inutile d’employer les abstractions courantes :
Là, au contraire, il ne veut pas discréditer le sens commun, le réalisme "naïf" qui rend les plus grands services à l’homme dans sa vie de tous les jours. Ce réalisme est un produit de la nature qui s’est développé peu à peu tandis que tout système philosophique n’est qu’un produit artificiel et éphémère, visant des buts temporaires. Il nous faut donc comprendre "pourquoi et dans quel but nous adoptons dans la plus grande partie de notre vie tel point de vue et pourquoi, dans quel but et quelle direction, nous devons l’abandonner temporairement. Aucun point de vue n’a de validité éternelle, chaque principe n’a d’importance que pour un but déterminé." (p. 30)
Dans l’application pratique de ses conceptions à la physique, Mach n’a rencontré que peu d’écho. Il s’en prenait surtout à la matière et aux atomes tels qu’ils étaient présentés dans la physique de son époque. Sans doute, ils ne sont que des abstractions et doivent être considérés comme tels :
Mais ce n’est pas la seule raison pour les rejeter. En fait, ce sont des abstractions dénuées de pratique qui représentent une tentative d’expliquer tous les phénomènes physiques par la mécanique, par le mouvement de petites particules. Or "il est clair que les hypothèses mécaniques ne permettent pas d’atteindre à la véritable économie de pensée scientifique." (p. 469).
Mais lorsque, dès 1873, il présente sa critique de l’explication de la chaleur par l’agitation des atomes et de l’électricité par l’écoulement d’un fluide, il ne rencontre aucun écho chez les physiciens. Ceux-ci, bien au contraire, ont continué à développer ce type d’explications, dont les conséquences ont toujours été confirmées. Dans le cas de l’électricité, par exemple, la découverte de l’électron et de sa charge élémentaire a conduit à une théorie de type corpusculaire, qui permit à la théorie atomique de s’étendre avec de plus en plus de succès. La génération de physiciens qui a succédé à celle de Mach, si elle avait certaines sympathies pour ses conceptions philosophiques, ne l’a pas suivi sur le chemin des applications pratiques. Ce n’est qu’au 20ème siècle, lorsque la théorie atomique et celle de l’électron eurent pris un essor remarquable et que la théorie de la relativité eut fait son apparition, que de graves contradictions internes se firent jour dans la physique. Les principes de Mach se révélèrent alors les meilleurs guides pour vaincre ces difficultés.
[1] Traduction reprise de l'édition parue dans le site www.marxists.org [20]
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