Crise économique : trente ans de crise ouverte du capitalisme (III. les années 1990)

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

Nous consacrons la troisième partie de cette histoire de la crise capitaliste à la décennie des années 1990. Cette décennie n’est pas encore terminée mais les derniers trente mois ont connu une aggravation toute particulière de la situation économique[1].

Nous avons assisté tout au long de la décennie à l’effondrement de tous les modèles que le capitalisme présentait comme panacée et solution : en 1989 c’est le modèle stalinien que la bourgeoisie a vendu comme du “communisme” pour mieux faire avaler le mensonge du triomphe du “capitalisme”. Après lui se sont effondrés, l’un après l’autre, même si c’est de manière plus discrète, les “modèles” allemand, japonais, suédois, suisse et, finalement, celui des “tigres” et des “dragons” asiatiques. Cette succession d’échecs montre que le capitalisme n’a pas de solution à sa crise historique et que tant d’années de tricheries et de manipulations des lois économiques n’ont fait qu’empirer de façon considérable sa situation.

  • L’effondrement des pays de l’Est et la récession mondiale de 1991-93

L’effondrement des pays de l’ancien bloc russe[2] est un authentique cataclysme : de 1989 à 1993 les indices de production connaissent une chute régulière de 10% jusqu’à 30%. La Russie a perdu, entre 1989 et 1997, 70% de sa production industrielle ! Si à partir de 1994 les rythmes de la chute se ralentissent, le bilan continue à être lamentable : des pays comme la Bulgarie, la Roumanie ou la Russie continuent à présenter des indices négatifs tandis que seules la Pologne, la Hongrie et la République tchèque connaissent des taux de croissance positifs.

L’écroulement de ces économies qui représentent plus de 1/6e du territoire mondial est le plus grave de tout le 20e siècle en temps de “paix”. Il s’ajoute à la liste des victimes des années 1980 : la majorité des pays africains et un bon nombre de pays asiatiques, des Caraïbes, d’Amérique centrale et du sud. Les bases de la reproduction capitaliste à l’échelle mondiale souffrent d’une nouvelle amputation importante. Mais l’effondrement des pays de l’ancien bloc de l’Est n’est pas un fait isolé, c’est l’annonce d’une nouvelle convulsion de l’économie mondiale : après cinq ans de ralentissement et de tensions financières (voir l’article précédent), depuis la fin 1990 la récession s’est rapprochée des grandes métropoles industrielles :

  • Les Etats-Unis connaissent un ralentissement de la croissance entre 1989 et 1990 (2% et 0,5%) qui se change en un taux négatif en 1991 : -0,8%.
  • La Grande-Bretagne souffre d’une récession, la plus forte depuis 1945, qui se prolonge jusqu’en 1993.
  • La Suède, dont la récession est la plus violente depuis l’après-guerre, entre à partir de cette période dans une situation de semi ralentissement (le fameux “modèle suédois” disparaît des tablettes).
  • Même si la récession est plus tardive en Allemagne et dans les autres pays d’Europe occidentale, elle est effective à la mi-1992 et se prolonge en 1993-94. En 1993 la production industrielle de l’Allemagne chute de 8,3% et pour l’ensemble des pays de l’Union Européenne la production totale chute de 1%.
  • Le Japon se trouve à partir de 1990 dans un état de récession larvée : la moyenne du taux de croissance pendant la période 1990-97 a été un rachitique 1,2% et ceci bien que le gouvernement ait réalisé rien moins que 11 plans de relance !
  • Le chômage bat de nouveaux records historiques. Il suffit de signaler quelques données :
  • pour la seule année 1991, les vingt-quatre pays de l’OCDE éliminent 6 millions de postes de travail ;
  • entre 1991 et 1993, 8 millions d’emplois sont détruits dans les 12 pays de l’Union européenne ;
  • en 1992, l’Allemagne retrouve son niveau de chômage des années 1930 et depuis lors, loin de baisser, celui-ci continue à augmenter, atteignant 4 millions en 1994 et jusqu’à 5 millions en 1997.

Même si en terme de chute des indices de la production, la récession de 1991-93 paraît moins brutale que les récessions pécédentes de 1974-75 et 1980-82, toute une série d’éléments qualitatifs montrent le contraire :

  • A la différence des récessions antérieures aucun secteur n’est épargné par la crise.
  • La récession touche particulièrement les secteurs de l’informatique et de l’armement qui n’avaient jamais été affectés. Ainsi en 1991 IBM procède à 20.000 licenciements (80.000 en 1993) ; NCR à 18.000 ; Digital Equipment à 10.000 ; Wang à 8.000 ; etc. En 1993 la puissante et très moderne industrie allemande de l’automobile planifie 100.000 licenciements.
  • Il se produit également un phénomène inconnu dans les récessions précédentes. Ces dernières s’étaient produites parce que les gouvernements, face à la menace de l’inflation, avaient fermé brutalement le robinet du crédit. Au contraire, celle de 1991-93 se produit en même temps que sont réalisées d’énormes injections de crédit qui ne parviennent pas à stimuler la machine économique : “contrairement à ce qui se produit lors des récessions de 1967, 1970, 1974-75 et 1980-82, l’augmentation de la masse monétaire créée directement par l’Etat (billets de la banque centrale et pièces de monnaie) ne provoque plus une augmentation de la masse des crédits bancaires. Le gouvernement américain a beau appuyer sur l’accélérateur, la machine bancaire ne répond plus.” (Revue internationale n°70, “Une récession pire que les précédentes”). Ainsi, entre 1989 et 1992 la Réserve fédérale des Etats-Unis abaisse vingt-deux fois le taux d’intérêt qui passe de 10% à 3% (un chiffre inférieur au taux d’inflation, ce qui signifie qu’on emprunte de l’argent à la banque de manière pratiquement gratuite) sans pour autant parvenir à ranimer l’économie. C’est ce que les experts appellent le “credit crunch”, la “contraction du crédit”.
  • Il se produit un important retour de l’inflation.
  • Les donnés pour 1989-90 sont

 

Etat-unis 6 %
Grande-Bretagne 10,4 %
CEE 10,4 %
Brésil 1800 %
Bulgarie 70 %
Pologne 50 %
Hongrie 40 %
URSS 34 %

La récession de 1991-93 montre la réapparition tendancielle de la combinaison tant redoutée et qui avait fait si peur aux gouvernements bourgeois dans les années 1970 : la récession plus l’inflation, la “stagflation”. De façon générale, cela met en évidence que la “gestion de la crise”, que nous avons analysée dans le premier article de cette série, ne peut ni surmonter ni même atténuer les maux du capitalisme et ne fait pas autre chose que de les repousser, de telle façon que chaque récession est pire que la précédente et moins grave que la suivante. Dans ce sens celle de 1991-93 manifeste 3 traits qualitatifs très importants :

  • le crédit est chaque fois plus incapable de relancer la production ;
  • le risque est aggravé d’une combinaison entre le ralentissement de la production d’un côté, et les explosions inflationnistes de l’autre ;
  • les secteurs qui, jusqu’à présent, avaient échappé à la crise sont touchés à leur tour : l’informatique, les télécommunications, l’armement.

Une reprise sans emploi

Depuis 1994 et avec quelques timides tentatives en 1993, l’économie des Etats-Unis, accompagnée par celle du Canada et de la Grande-Bretagne, a commencé à présenter des chiffres de croissance qui n’ont jamais dépassé 5%. Ceci a pourtant permis à la bourgeoisie de crier victoire et de proclamer aux quatre vents la “relance” économique et y compris de parler des “années de croissance ininterrompue”, etc.

Cette “relance” s’appuie sur :

  • L’endettement massif des Etats-Unis et de toute l’économie mondiale :
  • Entre 1987 et 1997 l’endettement total des Etats-Unis a crû à un rythme quotidien de 628 millions de dollars. Les bases de cet endettement sont d’une part un drainage de l’énorme masse de dollars qui circulent dans le monde entier[3] et, d’autre part, le stimulant démesuré de la consommation domestique que provoque l’effondrement de l’épargne, un effondrement tel qu’en 1996, pour la première fois depuis cinquante-trois ans, le taux d’épargne devient négatif.
  • La Chine et les prétendus “tigres” et “dragons” asiatiques reçoivent des fonds considérables sur la base de la parité entre leur monnaie locale et le dollar (un commerce fabuleux pour les investisseurs étrangers), ce qui sert d’aliment à leur croissance rapide bien qu’illusoire.
  • Une série de pays clés d’Amérique latine (Brésil, Chili, Argentine, Venezuela, Mexique) sont le centre d’énormes prêts spéculatifs payés avec des intérêts élevés à court terme.
  • Une augmentation spectaculaire de la productivité du travail qui permet d’abaisser les coûts et de rendre les marchandises américaines plus compétitives.
  • Une politique commerciale agressive de la part du capital américain dont les piliers sont :
  • l’obligation faite à ses rivaux de démanteler les barrières douanières et autres mécanismes protectionnistes ;
  • les manipulations du dollar ; on laisse baisser son cours lorsque la priorité est de stimuler les exportations et on le fait remonter quand l’essentiel est d’attirer des fonds ;
  • la mise à profit maximale de tous les instruments que les Etats-Unis détiennent par leur position de première puissance impérialiste (militaires, diplomatiques, économiques) pour favoriser leur position sur le marché mondial.

Les pays européens suivent le même chemin que les Etats-Unis et à partir de 1995 participent aussi à la “croissance” même si c’est dans une mesure bien moindre (leur indice de croissance oscille entre 1% et 3%).

La caractéristique la plus marquante de cette nouvelle “reprise” est qu’il s’agit d’une reprise sans emplois, ce qui constitue une nouveauté par rapport aux reprises antérieures. Nous voyons ainsi que :

  • Malgré les opérations continuelles de maquillage des statistiques, le chômage ne cesse d’augmenter entre 1993 et 1996 dans les pays de l’OCDE.
  • Les grandes entreprises loin d’augmenter l’emploi continuent à le détruire : on calcule que, aux Etats-Unis, les 500 premières entreprises ont éliminé 500.000 postes entre 1993 et 1996.
  • Pour la première fois depuis 1945 le nombre de fonctionnaires est réduit. Ainsi l’administration fédérale américaine a éliminé 118.000 postes entre 1994 et 1996.
  • A la différence des phases de reprise antérieures, l’augmentation des bénéfices des entreprises ne s’accompagne pas d’une croissance de l’emploi mais tout le contraire.

Les nouveaux emplois qui sont créés sont bien plus des sous-emplois, très mal payés et à temps partiel.

Cette reprise qui augmente le chômage est un témoignage éloquent de la gravité à laquelle est arrivée la crise historique du capitalisme comme nous l’avons signalé dans la Revue internationale n°80 : “quand l’économie capitaliste fonctionne de façon saine, l’augmentation ou le maintien des profits est le résultat de l’augmentation du nombre de travailleurs exploités, ainsi que de la capacité à en extraire une plus grande masse de plus-value. Lorsqu’elle vit dans une phase de maladie chronique, malgré le renforcement de l’exploitation et de la productivité, l’insuffisance des marchés l’empêche de maintenir ses profits, sa rentabilité sans réduire le nombre d’exploités, sans détruire du capital.”

Tout comme la récession ouverte de 1991-93, la reprise de 1994-97, de par sa fragilité et ses violentes contradictions, est une nouvelle manifestation de l’aggravation de la crise capitaliste mais à la différence des précédentes :

  • elle touche un nombre beaucoup plus petit de pays ;
  • les Etats-Unis ne sont déjà plus la locomotive mondiale qui impulse leurs “associés” mais ils se rattrapent à leurs dépens, principalement au détriment de l’Allemagne et du Japon ;
  • le chômage continue de croître et le mieux qu’on puisse faire est d’atténuer son rythme d’augmentation ;
  • elle s’accompagne de convulsions financières et boursières continuelles, entre autres :
  • faillite de l’économie mexicaine (1994) ;
  • cataclysme du système monétaire européen (1995) ;
  • faillite de la banque Barings (1996).

Nous pouvons conclure que dans l’évolution de la crise capitaliste pendant les trente dernières années chaque moment de reprise est plus faible que le précédent même s’il est plus fort que le suivant, en même temps que chaque phase de récession est pire que la précédente même si elle est moins dure que la suivante.

La prétendue “mondialisation”

Pendant les années 1990, nous avons vu fleurir l’idéologie de la “mondialisation” selon laquelle la mise en oeuvre dans le monde entier des lois du marché, de la rigueur budgétaire, de la flexibilité du travail et de la circulation sans entrave des capitaux, permettrait la sortie “définitive” de la crise (ceci grâce à une nouvelle charge de sacrifices accablants sur les épaules du prolétariat). Comme tous les “modèles” qui l’ont précédée, cette nouvelle alchimie est une autre tentative des grands Etats capitalistes pour “accompagner” la crise et essayer de la ralentir. A cet égard cette politique contient trois axes essentiels :

  • un accroissement considérable de la productivité ;
  • une réduction des barrières douanières et des entraves au commerce mondial ;
  • un développement spectaculaire des transactions financières

L’accroissement de la productivité

Pendant les années 1990 les pays les plus industrialisés ont connu un accroissement important de la productivité. Dans cette augmentation nous pouvons distinguer d’un côté la réduction des coûts, de l’autre, l’augmentation de la composition organique du capital (la proportion entre le capital constant et le capital variable).

Dans la réduction des coûts sont intervenus plusieurs facteurs :

  • Une pression très forte sur les coûts salariaux : la réduction du salaire nominal et des coupes chaque fois plus fortes de la partie du salaire matérialisée dans les prestations sociales.
  • Une chute vertigineuse des prix des matières premières.
  • L’élimination systématique et organisée des secteurs non rentables de l’appareil productif, aussi bien privé que public, au moyen de différents mécanismes : fermeture pure et simple, privatisation de propriétés étatiques, fusion, cession et externalisation d’actifs.
  • La prétendue “délocalisation”, c’est-à-dire le transfert de la production à faible valeur ajoutée dans les pays du tiers-monde, ce qui permet, avec des coûts du travail très bas et des prix de vente dérisoires (par des recours fréquents au dumping), aux pays centraux de baisser leurs coûts.

Le résultat général a été la réduction universelle des coûts du travail (une augmentationbrutale aussi bien de la plus-value absolue que de la plus-value relative).

  •  

    Taux de variation annuelle des coûts unitaires du travail (Source : OCDE)

 

 

 

Pays 1985-95 1996 1997 1998
Australie 3,8 2,8 1,7 2,8
Autriche 2,4 -0,6 0,0 -0,2
Canada 3,1 3,8 2,5 0,8
France 1,5 0,9 0,8 0,4
Allemagne 0,0 -0,4 -1,5 -1,0
Italie 4,1 3,8 2,5 0,8
Japon 0,5 -2,9 1,9 0,5
Corée 7,0 4,3 3,8 -4,3
Espagne 4,2 2,6 2,7 2,0
Suède 4,4 4,0 0,5 1,7
Suisse 3,5 1,3 -0,4 -0,7
Grande-Bretagne 4,6 2,5 3,4 2,8
Etats-unis 3,1 2,0 2,3 2,7

 

En ce qui concerne l’augmentation de la composition organique du capital, elle a continué à croître tout au long de la période de décadence car elle est indispensable pour compenser la chute du taux de profit. Dans les années 1990, l’introduction systématique de la robotique, de l’informatique et des télécommunications a provoqué une nouvelle accélération de ce phénomène.

Cet accroissement de la composition organique apporte pour tel ou tel capital individuel, ou pour une nation entière, un avantage certain sur ses compétiteurs, mais que signifie-t-il du point de vue de l’ensemble du capital mondial ? Dans la période ascendante du mode de production capitaliste, quand le système pouvait incorporer de nouvelles masses de travailleurs dans ses rapports d’exploitation, l’augmentation de la composition organique constituait un facteur accélérateur de l’expansion capitaliste. Dans le contexte actuel de la décadence et des trente années de crise chronique, l’effet de ces augmentations de la composition organique est complètement différent. Si elles sont bien indispensables pour chaque capital individuel pour lui permettre de compenser la tendance à la baisse de son taux de profit, elles ont un effet différent pour le capitalisme dans son ensemble car elles aggravent la surproduction et réduisent la base même de l’exploitation en poussant à la baisse du capital variable, en mettant à la rue des masses toujours plus grandes de prolétaires.

La réduction des barrières douanières

La propagande bourgeoise a présenté comme “le triomphe du marché” l’élimination des barrières douanières qui s’est opérée tout au long de la décennie. Nous ne pouvons pas en faire ici une analyse détaillée[4] mais, une fois de plus, il est nécessaire de montrer la réalité qui se cache derrière les rideaux de fumée idéologiques :

  • Cette élimination des barrières douanières et des mesures protectionnistes s’est faite pour l’essentiel dans un seul sens : ce sont les pays les plus faibles qui l’ont réalisée au bénéfice des pays les plus forts et cela a particulièrement affecté le Brésil, la Russie, l’Inde, etc. Les pays plus industrialisés loin de réduire leurs barrières douanières en ont créé de nouvelles en employant les alibis de l’environnement, de la santé, des “droits de l’homme”, etc. Cette politique, contrairement à la présentation idéologique qu’en fait la bourgeoisie, a aggravé les tensions impérialistes.
  • Face à l’aggravation de la crise, les pays plus industrialisés ont impulsé une politique de “coopération” dont le contenu s’est centré sur :
  • détourner les effets de la crise et de l’aggravation de la concurrence sur les pays les plus faibles ;
  • empêcher par tous les moyens un effondrement du commerce mondial qui ne ferait qu’aiguiser beaucoup plus la crise avec des conséquences particulièrement graves pour les pays centraux.

La globalisation des transactions financières

La décennie des années 1990 a connu une nouvelle escalade dans l’endettement. La quantité se transforme en qualité, et nous pouvons dire que l’endettement s’est converti en surendettement :

  • Alors que dans les années 1970 l’endettement pouvait être réduit en prenant le risque de provoquer la récession, depuis le milieu des années 1980 l’endettement est une nécessité permanente et toujours croissante de tous les Etats aussi bien dans les moments de récession que dans les moments de reprise : “l’endettement n’est […] pas un choix, une politique économique que les dirigeants de ce monde pourraient suivre ou non. C’est une contrainte, une nécessité inscrite dans le fonctionnement et les contradictions même du système capitaliste.” (Revue internationale n°87, “Une économie de casino”)
  • D’une part les Etats, les banques et les entreprises ont besoin d’un flux de crédits frais qui ne peut être obtenu que sur le marché des valeurs. Comme conséquence, il se produit une concurrence effrénée pour attirer les prêteurs. Pour cela on a recours aux tricheries les plus sophistiquées : on établit une parité forcée entre la monnaie locale et le dollar (c’est le truc employé par la Chine ou par les fameux “tigres” et “dragons”), on réévalue la monnaie pour attirer des fonds, on relève les taux d’intérêt, etc.
  • D’autre part, “les profits tirés de la production ne trouvent plus de débouchés suffisants dans des investissements rentables susceptibles de développer les capacités de production. La “gestion de la crise” consiste alors à trouver d’autres débouchés à cet excédent de capitaux flottants de manière à éviter leur dévalorisation brutale.” (idem) Ce sont les Etats eux-mêmes et les institutions financières les plus respectables qui impulsent une spéculation effrénée non seulement pour éviter l’explosion de cette gigantesque bulle de capital fictif mais aussi pour alléger la charge des dettes toujours croissantes.

C’est par conséquent ce surendettement et la spéculation exacerbée et irrationnelle qu’il provoque qui mène à cette fameuse “liberté de mouvement” des capitaux, l’utilisation de l’électronique et d’Internet dans les transactions financières, l’indexation des monnaies par rapport au dollar, le libre rapatriement des profits... L’ingénierie financière compliquée des années 1980 (voir les articles précédents) semble être un jouet comparé aux engins sophistiqués et au labyrinthe de la “mondialisation” financière des années 1990. Jusqu’au milieu des années 1980, la spéculation, qui a toujours existé sous le capitalisme, n’était qu’un phénomène temporaire, plus ou moins perturbateur. Mais depuis lors elle s’est convertie en un poison mortel mais indispensable qui accompagne de manière inséparable le processus de surendettement et qui doit être intégré au fonctionnement même du système. Le poids de la spéculation est énorme ; selon les données de la banque mondiale le prétendu “argent chaud” a atteint les 30 milliards de dollars dont 24 milliards pour les pays industrialisés.

 

  • Bilan provisoire des années 1990

Nous soulignons ici quelques conclusions provisoires (pour la période 1990-96, avant l’explosion de ce qu’il est convenu d’appeler “la crise asiatique”) qui, cependant, nous paraissent assez significatives.

I. Evolution de la situation économique

1. Le taux moyen de croissance de la production continue de baisser.

  • Taux de croissance du PIB (moyenne pour les 24 pays de l’OCDE)
1960-70 5,6
1977-80 4,1
1980-90 3,4
1990-95 2,4
 

2. L’amputation des secteurs industriels et agricoles directement productifs devient permanente et affecte tous les secteurs, aussi bien les secteurs “traditionnels” que ceux des “technologies de pointe”.

  • Évolution du pourcentage du PIB des secteurs directement productifs (industrie et agriculture)
Pays 1975 1985 1996
Etats-unis 36,2 32,7 27,8
Chine 74,8 73,5 68,5
Inde 64,2 61,1 59,2
Japon 47,9 44,2 40,3
Allemagne 52,2 47,6 40,8
Brésil 52,3 56,8 51,2
Canada 40,7 38,1 34,3
France 40,2 34,4 28,1
Grande-Bretagne 43,7 43,2 33,6
Italie 48,6 40,7 33,9
Belgique 39,9 33,6 32
Israël 40,1 33,1 31,2
Corée du sud 57,5 53,5 49,8

 

 

3. Pour lutter contre la chute inévitable du taux de profit, les entreprises ont recours à toute une série de mesures qui, même si elles ralentissent la chute à court terme, à moyen terme aggravent les problèmes :

  • diminution des coûts du travail et augmentation de la composition organique du capital ;
  • décapitalisation : externalisation massive d’actifs (installations, propriétés immobilières, investissements financiers, etc.) pour cacher les bénéfices et réduire notablement les impôts à payer à l’Etat ;
  • concentration : les fusions d’entreprises ont connu un accroissement spectaculaire.
  • Valeur des fusions en milliards de dollars (source : JP.Morgan)
 

 

Année Union européenne Etats-unis
1990 260 240
1992 214 220
1994 234 325
1996 330 628
1997 558 910
1998 670 1500

 

Alors que le gigantesque processus de concentration du capital entre 1850 et 1910 reflétait un développement de la production qui fut positif pour l’évolution de l’économie, le processus actuel exprime le contraire. Il s’agit d’une réponse sur la défensive, destinée à compenser la forte contraction de la demande, en organisant la réduction de la capacité de production (en 1998 les pays industrialisés ont réduit de 10% leurs capacités productives) et la diminution des effectifs employés : des estimations prudentes chiffrent à 11% du total les postes de travail ce qui a été éliminé par les fusions réalisées en 1998.

4. Il y a une nouvelle réduction des bases du marché mondial : une grande partie de l’Afrique, un certain nombre de pays d’Asie et d’Amérique, participent de ce même effondrement dans une situation de décomposition du système, de ce qu’il est convenu d’appeler les “trous noirs” : un état de chaos, la réapparition de formes d’esclavage, de l’économie de troc et de pillage, etc.

5. Les pays considérés comme “modèles” plongent dans un ralentissement prolongé. C’est le cas de l’Allemagne, de la Suisse, du Japon et de la Suède où :

  • la moyenne de croissance de la production pour la période 1990-97 ne dépasse pas 2% ;
  • le chômage croît de manière très significative : dans la période 1990-97 il a pratiquement doublé dans ces quatre pays (par exemple, en Suisse, la moyenne entre 1970 et 1990 était de 1%, en 1997 elle atteint le chiffre de 5,2%) ;
  • de pays créditeurs ils deviennent pays débiteurs (les foyers suisses sont les plus endettés du monde après ceux des Etats-Unis et du Japon) ;
  • le plus significatif est la situation de l’économie suisse considérée jusqu’à récemment comme le plus saine du monde.
  • Croissance du PIB en Suisse

     

    1992 -0,3
    1993 -0,8
    1994 +0,5
    1995 +0,8
    1996 +0,2
    1997 +0,7
 
 

6. Le niveau d’endettement continue son escalade inéluctable et se transforme en surendettement.

  • L’endettement mondial atteint en 1995 le chiffre de 30 mille milliards de dollars (un an et demi de production mondiale).
  • L’Allemagne, le Japon et l’ensemble des pays d’Europe occidentale s’intègrent dans le peloton des pays à endettement élevé (dans la décennie antérieure celui-ci avait été beaucoup plus modéré).
  • Les dettes publiques en pourcentage du PIB (Source : Banque Mondiale)

 

Pays 1975 1985 1996
Etats-unis   48,9 64,2
japon 45,6 67 87,4
Allemagne 24,8 42,5 60,7
Canada 43,7 64,1 100,5
France 20,5 31 56,2
Grande-Bretagne 62,7 53,8 54,5
Italie 57,6 82,3 123,7
Espagne 12,7 43,7 69,6
Belgique 58,6 122,1 130

 

 

  • Les pays du tiers-monde souffrent d’une nouvelle overdose de dettes :
  • Dette totale des pays “sous-développés” (Source : Banque Mondiale)
 

milliards de dollars

 

1990 1480
1994 1927
1996 2177


7. L’appareil financier souffre des pires convulsions depuis 1929 cessant d’être le lieu sûr qu’il avait été au milieu des années 1980. Sa détérioration va de pair avec un développement gigantesque de la spéculation qui affecte toutes les activités : actions boursières, immobilier, art, agriculture, etc.

8. Des phénomènes qui ont toujours existé dans le capitalisme prennent des proportions alarmantes au cours de cette décennie :

  • La corruption des hommes politiques et des responsables de l’économie, qui est le produit de la combinaison de deux facteurs :
  • le poids chaque fois plus écrasant de l’Etat sur l’économie (de ses plans d’investissement, ses subventions, ses achats, dont dépendent chaque fois plus les entreprises) ;
  • la difficulté croissante à obtenir un profit raisonnable par les voies “légales”.
  • La gangstérisation de l’économie, l’interpénétration chaque fois plus forte entre les Etats, les banques, les entreprises, les mafias et les trafiquants (de drogue, d’armes, d’enfants, d’émigrants, etc.). Les commerces les plus troubles sont les plus rentables et les institutions les plus “respectables”, aussi bien gouvernementales que privées, ne peuvent pas laisser passer des affaires aussi juteuses. C’est à la fois le produit en même temps qu’un facteur accélérateur de la décomposition.

9. En lien avec ce qui précède apparaît un phénomène dans les Etats industrialisés, jusque là réservé aux républiques bananières ou aux régimes staliniens : la falsification chaque fois plus débridée des indicateurs statistiques et les trucages comptables de tout type (la fameuse “comptabilité créative”). Ceci constitue une autre démonstration de l’aggravation de la crise car, pour la bourgeoisie, il a toujours été nécessaire de disposer de statistiques fiables (en particulier, dans les pays du capitalisme d’Etat “à l’occidentale” qui ont besoin de la sanction du marché comme verdict final du fonctionnement économique).

Dans le calcul du PIB, la Banque Mondiale, source de beaucoup de statistiques, inclut comme partie de celui-ci le concept de “services non commercialisables” où est rangée la rémunération des militaires, des fonctionnaires ou des enseignants. Un autre moyen de tricher avec les chiffres est de considérer comme “autoconsommation” non seulement les activités agricoles mais toute une série de services. L’“excédent fiscal” tant encensé de l’Etat américain est une fiction qui a été élaborée à partir du jeu pratiqué avec les excédents des fonds de la Sécurité sociale[5]. Mais c’est dans les statistiques du chômage, du fait de la grande importance politique et sociale de celui-ci, que les tricheries sont les plus scandaleuses aboutissant à une sous-évaluation substantielle des chiffres réels :

  • Aux Etats-Unis notre publication Internationalism n°105 met en évidence les tricheries de l’administration Clinton pour aboutir à ses “magnifiques” chiffres du chômage : compter comme actifs les travailleurs à temps partiel, éliminer des statistiques les chômeurs qui rejettent les offres d’emploi bidon, compter divers emplois partiels d’un même travail comme différents postes de travail, etc.
  • En Allemagne on ne considère comme chômeurs que ceux qui cherchent un emploi d’au moins 18 heures par semaine, alors qu’en Hollande c’est 12 heures par semaine et au Luxembourg 20 heures[6].
  • L’Autriche et la Grèce ont éliminé les statistiques mensuelles au profit de statistiques trimestrielles qui permettent de masquer les chiffres réels.
  • En Italie on ne considère pas comme chômeur ceux qui travaillent entre 20 et 40 heures par semaine ni non plus ceux qui travaillent entre 4 et 6 mois par an. En Grande-Bretagne certains chômeurs que les officines d’Etat considèrent ne pas mériter de toucher les allocations de chômage, sont éliminés des statistiques.

II. Situation de la classe ouvrière

1. Le chômage connaît une accélération très brutale tout au long de la décennie :

  • Millions de chômeurs dans les 24 pays de l’OCDE
 

 

1989 30
1993 35
1996 38
 
 
 
% de chômage des pays industrialisés (Source : OIT)

 

Pays 1976 1980 1985 1990 1996
USA 7,4 7,1 7,1 6,4 5,4
Japon 1,8 2 2,7 2,1 3,4
Allemagne 3,8 2,9 6,9 5 12,4
France 4,4 6,3 10,2 9,1 12,4
Italie 6,6 7,5 9,7 10,6 12,1
G-B 5,6 6,4 11,2 7,9 8,2

 

L’OIT reconnaît en 1996 que la population mondiale au chômage complet ou sous employée atteint le seuil du milliard de personnes.

2. Le sous-emploi qui est chronique dans les pays du tiers-monde se généralise dans les pays industrialisés :

  • les multiples contrats à temps partiel (aussi appelés “contrats poubelles”) atteignent en 1995 20% de la population au travail des 24 pays de l’OCDE ;
  • le rapport de l’OIT pour 1996 remarque que “au moins entre 25 et 30% des travailleurs dans le monde comptent sur une journée de travail moindre de ce qu’ils voudraient réaliser ou sur un salaire inférieur à celui dont ils ont besoin pour vivre dignement.”

3. Dans le tiers-monde commencent à se développer massivement des formes d’exploitation telles que le travail des enfants (environ 200 millions selon les statistiques de la Banque mondiale pour 1996) ; le travail sous un régime d’esclavage ou travail forcé ; même dans un pays développé comme la France, des diplomates ont été condamnés pour avoir traité comme esclaves du personnel de maison en provenance de Madagascar ou d’Indonésie !

4. En même temps que la généralisation des licenciements massifs (particulièrement dans les grandes entreprises) les gouvernements adoptent des politiques de “ réduction du coût des licenciements ” :

  • réduction des indemnisations au moment du licenciement ;
  • baisse des prestations de chômage, comme du nombre de “bénéficiaires” de celles-ci.

5. Les salaires connaissent pour la première fois depuis les années 1930 des baisses nominales :

  • l’indice des salaires en Espagne en 1997 est tombé au niveau de 1980 ;
  • aux Etats-Unis le salaire moyen nominal a perdu 20% entre 1974 et 1997 ;
  • au Japon les salaires ont baissé pour la première fois depuis 1955 (0,9% en 1998).

6. Les prestations sociales connaissent une baisse substantielle qui devient permanente. En contrepartie les impôts, taxes et retenues pour la Sécurité sociale augmentent constamment.

7. Depuis le milieu de la décennie, le capital ouvre d’autres fronts d’attaques : l’élimination des minimum légaux dans les conditions de travail, ce qui aboutit à une série de conséquences :

  • accroissement de la journée de travail (à travers en particulier la démagogie des 35 heures qui suppose l’“annualisation des heures travaillées”) ;
  • l’élimination de la limite de l’âge de la retraite ;
  • l’élimination des limites d’âge pour commencer à travailler (dans l’Union européenne travaillent déjà 2 millions d’enfants) ;
  • réduction de la protection contre les accidents du travail, les maladies professionnelles, etc.

8. Un autre aspect, et qui n’est pas négligeable, c’est que les travailleurs se voient poussés par les banques, les compagnies d’assurance, etc., à placer leurs petites économies (ou les aides de la famille ou des parents) dans la roulette russe de la Bourse, devenant les premières victimes de ses convulsions. Mais le pire du problème est que, avec l’élimination ou la réduction des prestations dérisoires de retraite de la sécurité sociale, les travailleurs se trouvent forcés de faire dépendre leur retraite des Fonds de pension qui investissent le gros de leurs capitaux dans la Bourse, ce qui provoque de graves incertitudes : ainsi, le principal Fond des travailleurs de l’enseignement aux Etats-Unis a perdu 11% en 1997 (Internationalism n°105).

La propagande bourgeoise a insisté jusqu’à la nausée sur la diminution des inégalités, sur un processus de “démocratisation” de la richesse et de la consommation. L’aggravation, tout au

long des 30 dernières années, de la crise historique du capitalisme a démenti systématiquement ces proclamations et confirmé l’analyse marxiste de la tendance aggravée avec l’évolution de la crise à la paupérisation toujours plus grande de la classe ouvrière et de toute la population exploitée. Le capitalisme concentre à un pôle toujours plus petit des richesses énormes et provocantes, tandis qu’à l’autre pôle se développe une misère terrible et meurtrière. Ainsi en 1998, le rapport

annuel de l’ONU a récolté des données significatives : alors qu’en 1996 les 358 individus les plus riches du monde concentraient entre leurs mains autant d’argent que 2,5 milliards de personnes les plus pauvres, en 1997, pour parvenir à la même équivalence, il suffisait de prendre les 225 plus riches.

Adalen.


[1] Pour une analyser en détail de la nouvelle étape d e la crise ouverte en août 1997 avec la dite “crise asiatique”, voir la Revue internationale n°92 et les suivantes.

[2] Ce n’est pas l’objet de cet article d’analyser les conséquences de la crise sur la lutte de classe, sur les tensions impérialistes et sur la vie même des pays soumis au régime stalinien. Pour cela nous renvoyons à tout ce que nous avons publié dans la Revue internationale n°60, 61, 62, 63 et 64.

[3] Alors que la production des Etats-Unis représente 26,7% de la production mondiale, le dollar totalise 47,5% des dépôts bancaires, 64,1% des réserves mondiales et 47,6% des transactions (Données de la Banque Mondiale).

[4] Voir dans la Revue internationale n°86 “Derrière la ‘mondialisation’ de l’économie, l’aggravation de la crise du capitalisme”.

[5] Selon l’analyse réalisée par le New York Times du 9 novembre 1998.

[6] Ces données et les suivantes ont été tirées du Journal Officiel des Communautés Européennes (1997).

Récent et en cours: 

Questions théoriques: