France - Le Front Populaire embrigade le prolétariat français dans la guerre

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Deux grandes étapes du Front Populaire mettent en évidence son rôle déterminant dans la préparation de la guerre impérialiste en France, à travers un partage du travail au sein des partis de gauche de l’appareil bourgeois national. La première, c’est le désarmement et l’embrigadement idéologique de la classe ouvrière derrière le Front Populaire au nom de l’antifascisme et de "l’union sacrée" à travers la pire hystérie chauvine. Dans ce dévoiement massif du prolétariat dans la propagande nationaliste la plus exacerbée, c’est le PCF et la CGT qui jouent le rôle essentiel. La seconde, c’est la fonction consciente de préparation de la guerre impérialiste au niveau de l’Etat et du capital national effectuée par le gouvernement de Front Populaire lui-même. Ces deux étapes sont indissociables, elles n’ont pas de sens l’une indépendamment de l’autre.

Les deux citations suivantes permettent d’illustrer la réalité de chacune de ces étapes :

  •  "Nous pouvons dire que le Front Populaire (et nous y sommes pour quelque chose, nous les communistes), (...) ce sera vraiment un front français, un front du peuple de France, héritier et continuateur de la grande révolution contre le front des agents de l’étranger, contre le front de Coblentz moderne. Un front français à la tradition héroïque de lutte et de liberté de notre peuple, aux accents de la Marseillaise de 1792 mêlés à ceux de notre Internationale, sous les plis du drapeau de Valmy avec le drapeau rouge de la Commune, un front français contre le front anti-français de trahison. Nous pensons vraiment lutter contre la réaction et le fascisme en lançant un appel au peuple, y compris à ceux qui pourraient maintenant encore être écartés de nous (...) Le Front Populaire, ce n’est pas une tactique occasionnelle, ce n’est pas une opération électorale, c’est l’avenir de notre peuple" (Extrait d’un discours de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, devant une assemblée générale parisienne le 6 août 1936).
  • "J’ai fait autre chose. J’ai déposé un grand projet fiscal, financier et monétaire, voté par la Chambre et rejeté par le Sénat ce qui a déterminé ma chute. C’est un projet qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement, et qui fait de cet effort de réarmement intensif la condition même, l’élément même d’un démarrage industriel et économique définitif. Il sort résolument de l’économie libérale : il se place sur le plan d’une économie de guerre. Il vise le contrôle des changes, la création de moyens de paiement intérieurs, un contrôle des devises qu’il permet d’affecter précisément à l’achat des matières premières, des machines-outils et des produits finis nécessaires au réarmement. Il aurait permis de ne pas compter avec les crédits, de ne pas compter avec les difficultés financières, monétaires et économiques pour l’effort de réarmement. Il pose aussi (...) la question des heures de travail" (Extrait d’une déposition[1] de Léon Blum, secrétaire général de la SFIO et ex-chef du gouvernement de Front Populaire, lors du procès de Riom qui lui fut intenté par le gouvernement vichyste en 1941).
Le capital français se trouve confronté lui aussi à la crise économique qui est dévoilée en 1929, mais plus tardivement que d’autres pays eu égard à la part encore très importante de son agriculture (en 1930, 50% de la population française est rurale). Des mesures d’austérité s’imposent qu’il s’agit de faire supporter aux travailleurs. Mais, bien que profondément démoralisée, la classe ouvrière en France  manifeste quand même une certaine combativité et offre une résistance à la politique d’austérité comme le démontrent les événements violents de Brest et de Toulon[2].

D’autre part, le capital français doit faire face à la concurrence sur le marché mondial, concerter son économie encore très archaïque et surtout se préparer et préparer le prolétariat, face à la militarisation de l’Allemagne nazie, aux conséquences qui en découlent : la guerre inéluctable.

Le voyage de Laval en mai 1935 à Moscou est un moment du placement des pions de l’impérialisme sur l’échiquier européen avec le rapprochement franco-russe. Quelques mois plus tard, en août 1935, le 7e Congrès du PC de l’Union Soviétique va tirer au niveau politique les conséquences de la possibilité pour la Russie d’une alliance avec les pays occidentaux pour faire face à l’impérialisme allemand. L’émissaire du Komintern, Dimitrov, désigne le nouvel ennemi qu’il faut combattre : le fascisme ; les socialistes que l’on brocardait violemment la veille deviennent une force démocratique ,parmi d’autres, avec qui il faut s’allier pour vaincre l’ennemi fasciste.

Les partis staliniens dans les autres pays vont suivre dans son tournant politique leur grand frère aîné, le PC russe, se faisant ainsi les meilleurs défenseurs des intérêts impérialistes de la soi-disant "patrie du socialisme". Mais il serait faux de croire que le tournant du PC français, par exemple, ne correspond qu’au changement de la politique internationale de l’U.R.S.S; il correspond aux intérêts du capital national dont la fraction de gauche de l’appareil politique est la plus consciente des échéances qui s’imposent.

La montée de la gauche

L’agitation des organisations d’extrême droite, contre les effets de la crise et la corruption des gouvernements de la IIIe république, culmine avec les violentes manifestations du 6 février 34 auxquelles étaient mêlés Croix de Feu, royalistes et militants du PC. Mais elle constitue aussi le prétexte dont se saisit quelques jours plus tard la gauche pour mettre en avant l'existence d'un danger fasciste en France. En effet, on assiste alors à un brusque revirement de l’attitude du PC, lié à un changement de stratégie émanant de Staline et du Komintern. Il préconisait désormais de substituer à la tactique "classe contre classe" une politique de rapprochement avec les partis socialistes. Le 6 février fut dès lors présenté comme une "offensive fasciste" et une "tentative de coup d’Etat" en France.

La grève générale lancée à la fois par le PC et la SFIO le 12 février 34 intronisait l’antifascisme avec le mot d’ordre "Unité ! Unité contre le fascisme !". Les "frères ennemis" de la gauche bourgeoise pouvaient se réconcilier sur le dos du prolétariat pour mobiliser les travailleurs au nom de l’antifascisme pour la défense de la "démocratie" de préparer ainsi la venue de la gauche au pouvoir avec le Front Populaire.

La nouvelle politique du PCF va rapidement se concrétiser, à la conférence nationale d’Ivry de juin 1934 où Thorez déclare : "Dans le moment actuel, le fascisme constitue le danger principal il faut concentrer contre lui toutes les forces de notre action de masse du prolétariat et gagner à cette action toutes les couches de la population laborieuse", perspective qui aboutit rapidement à la signature d’un pacte commun entre le PC et la SFIO en juillet 1934.

L’anti-fascisme va être le thème qui va permettre, d'une part, de regrouper toutes les forces de la bourgeoisie "éprises de liberté" derrière le drapeau du Front Populaire et, d’autre part, de lier les intérêts du prolétariat à ceux du capital national en constituant l’"alliance de la classe ouvrière avec les travailleurs des classes moyennes" pour éviter à la France "la honte et les malheurs de la dictature fasciste", comme le déclare Thorez.

Un programme économique s’élabore à l’instar du plan du belge De Man, comme le plan Jouhaux, mais lorsque la gauche est élue, c’est avant tout sur un programme de libertés démocratiques, il est très peu question de nationalisations. Quant à lui, le PCF développe surtout le thème des "200 familles qui gouvernent la France et bradent l’intérêt national". Dans ce sens, tout le monde en dehors de ces "capitalistes" subit la crise et est solidaire ; c’est comme ça qu’on "sauve le peuple et la nation en associant, contre une minorité infime de parasites, pour la richesse, la puissance, la prospérité et la gloire du pays, la masse anonyme des ouvriers, des paysans, des artisans, des savants, des artistes et penseurs..." (Cahiers du Bolchevisme). Le prolétariat est atomisé, dilué dans la population, alors que la gauche regroupée derrière le PC, la SFIO et le parti radical (qui avait tenu les rênes de la plupart des gouvernements de la IIIe République), racole son électorat qui finalement amènera, le 5 mai, la victoire du Front Populaire. D’emblée, ce Front Populaire faisait figure de répétition de "l’union sacrée" qui avait entraîné les ouvriers dans la première guerre mondiale en 1914.

La grande vague de grèves qui va suivre la venue du Front Populaire va marquer toutes les limites du mouvement ouvrier encore marqué par l’échec de la vague révolutionnaire et subissant la chape de plomb de la contre-révolution. La vague de grèves démarre avec des occupations spontanées d’usines et témoigne malgré tout de la combativité, mais combien faible, des travailleurs. En effet, dès les premiers jours, la gauche va se servir de cette gigantesque masse à manœuvrer pour imposer à l’ensemble de la bourgeoisie française les mesures nécessaires pour faire face à la crise économique.

S’il est vrai que pour la première fois on assista en France à des occupations d’usines, c’est aussi la première fois qu’on voit les ouvriers chanter à la fois l’Internationale et la Marseillaise, marcher derrière les plis du drapeau rouge mêlés à ceux du drapeau tricolore. L’appareil d’encadrement que constituent le PC et les syndicats est maître de la situation, parvenant à enfermer dans les usines les ouvriers qui se laissent bercer au son de l’accordéon, pendant qu’on règle leur sort au sommet, dans les négociations qui vont aboutir aux accords Matignon. S’il y a unité, ce n’est certainement pas celle de la classe ouvrière mais bien celle de l’encadrement de la bourgeoisie sur la classe ouvrière.

Blum expliqua ultérieurement lors de son procès à Riom en quoi cette occupation des usines allait justement dans le sens de la mobilisation nationale recherchée : "les ouvriers étaient là comme des gardiens, des surveillants, et aussi, en un certain sens, comme des copropriétaires. Et du point de vue spécial qui vous occupe, constater une communauté de droits et de devoirs vis-à-vis du patrimoine national, est-ce que cela ne conduit pas à en assurer et à en préparer la défense commune, la défense unanime ? (...) c’est à cette mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie, qu’on leur enseigne à défendre cette patrie".

Pour achever toute résistance ouvrière, les staliniens vont assommer à coups de gourdins ceux qui "ne savent pas terminer une grève" et le gouvernement du Front Populaire va faire massacrer et mitrailler des ouvriers par ses gendarmes mobiles à Clichy, en 1937.

Dès l’origine, le slogan du Front Populaire "Paix, pain, liberté" est placé sous le signe du pacifisme, de la politique des grands travaux, de l’économie de guerre et de l’antifascisme[3]. Le Front Populaire exploite également la préparation de la guerre au niveau international pour montrer que "le péril fasciste est aux portes du pays", organisant par exemple un battage sur l’agression italienne en Ethiopie. Plus nettement encore, la SFIO et le PC se partagent le travail par rapport à la guerre civile espagnole : tandis que la SFIO refuse l’intervention en Espagne au nom du "pacifisme", le PC prône cette intervention au nom de la "lutte anti-fasciste"

La gauche a obtenu ce qu’elle voulait : elle a amené la combativité ouvrière sur le terrain stérile du nationalisme, de l’intérêt national, elle a pu utiliser cette vague de grèves comme moyen de pression sur les forces les plus rétrogrades de la bourgeoisie en imposant les mesures nécessaires à la sauvegarde du capital national tout en faisant passer tout cela pour une victoire de la classe ouvrière.

Mais pour pouvoir diffuser l’idéologie anti-fasciste et être tout à fait crédible dans son rôle de défenseur de la patrie et de l’Etat capitaliste, la gauche devait accorder quelques miettes. Les accords Matignon et les pseudo-acquis de 36  furent des éléments déterminants pour pouvoir présenter l’arrivée de la gauche au pouvoir comme une "grande victoire ouvrière", pour pousser les prolétaires à faire confiance au Front Populaire et à les faire adhérer à la défense de l’Etat bourgeois jusque dans ses entreprises guerrières.

Mais qu’en est-il exactement de ces accords ? Les augmentations salariales vont être rognées par l’inflation quelques mois plus tard, les 40 heures seront remises en cause par Blum lui-même un an après et complètement oubliées lorsque la machine économique sera relancée après la guerre, la reconnaissance des délégués syndicaux, les conventions collectives, cela ne représente en fait que le perfectionnement de l’encadrement syndical que subit la classe ouvrière. D’ailleurs, la plupart de ces "acquis" furent anéantis en 38 par le gouvernement Daladier, une fois le prolétariat mis complètement à genoux et ligoté dans la marche à la guerre. Si on assiste à une victoire, c’est à celle, sinistre, du capital qui prépare la seule solution pour résoudre la crise : la guerre impérialiste.

La gauche prépare la guerre

S’il est une tâche pour laquelle le capital français doit être bien redevable au Front Populaire, c’est bien celle d’avoir préparé la guerre. Ceci de deux manières :
  • En lançant un programme de réarmement qui passe par la nationalisation des industries de guerre. C’est ce programme qui a poussé à l’entente franco-russe, qui dénonce le plus violemment les tendances munichoises dans la bourgeoisie française. Les "solutions" qu’elle apporte à la crise ne sont pas différentes de celles de l’Allemagne fasciste, de l’Amérique du New Deal ou de la Russie stalinienne : développement du secteur improductif des industries d’armement. Quel que soit le masque derrière lequel se cache le capital, les mesures économiques mises en place sont les mêmes. La plus grande "réalisation économique" du Front Populaire fut d’ailleurs incontestablement le nationalisation de l’industrie d’armement.
  • En amenant la classe sur le pire terrain pour elle, celui de sa défaite et de son écrasement : le nationalisme. C'est ce qu'exprime cet aveu empreint d’une complicité toute bourgeoise de Blum à ses accusateurs pétainistes pendant son procès : "Rappelez-vous quelle angoisse on pouvait éprouver alors sur ce que serait l’attitude de la masse ouvrière vis-à-vis d’un ordre de mobilisation". Avec l’hystérie patriotarde que développe la gauche au travers de l’anti-fascisme, le prolétariat est amené à défendre une fraction de la bourgeoisie contre un autre : la démocrate contre la fasciste, un Etat contre un autre : la France contre l’Allemagne. Le P.C.F. déclare : "l’heure est venue de réaliser effectivement l’armement général du peuple, de réaliser les réformes profondes qui assureront une puissance décuplée des moyens militaires et techniques du pays. L’armée du peuple, l’armée des ouvriers et des paysans bien encadrés, bien instruits, bien conduits par des officiers fidèles à la République". C’est au nom de cet "idéal" que les "communistes" vont célébrer Jeanne d’Arc, "grande libératrice de la France", que le PC appel à un Front Français et reprend à son compte le mot d’ordre qui fut celui de l’extrême droite quelques années auparavant : "La France aux français !". C’est sous le prétexte de défendre les libertés démocratiques menacées par le fascisme que l’on amène les prolétaires à accepter les sacrifices nécessaires à la santé du capital français et finalement à accepter le sacrifice de leur vie dans la boucherie de la 2ème guerre mondiale.

 Dans cette tâche de bourreau, le Front Populaire va trouver des alliés efficaces chez ses critiques de gauche : pivertistes[4], trotskistes ou anarchistes. Ceux-ci vont jouer le rôle de rabatteurs des éléments les plus combatifs de la classe et constamment se posent comme "plus radicaux", mais ce sera en fait plus "radicaux" dans la mystification de la classe ouvrière. Les Jeunesses Socialistes de la Seine où les trotskistes tels Craipeau et Rous font de l’entrisme, sont les premiers à préconiser et organiser des milices anti-fascistes, les amis de Pivert qui se regroupent au sein du P.S.O.P. (Parti socialiste ouvrier et paysan : gauche socialiste) seront les plus virulents pour critiquer la "lâcheté" de Munich. Tous sont unanimes pour défendre la République espagnole aux côtés des anti-fascistes et tous participeront plus tard au carnage inter-impérialiste au sein de la Résistance. Tous ont donné leur obole à la défense du capital national, ils ont bien mérité de la patrie !

La bourgeoisie française s’était donnée tous les moyens de conduire à l’abattoir le prolétariat en triomphant de lui non plus physiquement, les armes à la main, comme elle l’avait fait au préalable dans ses bastions les plus décisifs, mais au niveau de sa conscience, en le dévoyant idéologiquement de son terrain de classe, ce qui atteste de la profondeur de la contre-révolution dans les années trente.


[1] Citation tirée de ses mémoires L’Histoire jugera, p. 270 et reprise dans Le Front Populaire : la légende de la gauche au pouvoir, ouvrage de J.Barrot, P. Borczuk, J.Riviale, éd. Tête de Feuille, 1973.

[2] Grèves et bagarres les 6 et 8 août 1935 durant lesquels les ouvriers des arsenaux se retrouvent dans la rue et affrontent la police pour défendre leur emploi débordant l’appareil syndical qui les incite à la sagesse. Le 7 à Brest les combats de rue font 3 morts et de nombreux blessés. Les actions des ouvriers sont condamnées par la SFIO et le PCF. Les ouvriers sont traités de provocateurs qui voudraient faire peur aux radicaux et empêcher la création du Front populaire.

[3] La mystification de cette propagande pacifiste était, dès cette époque, dénoncée avec virulence par la poignée de révolutionnaires qui publiait "Bilan" dans les termes les plus clairs dès 1935 : "Mettre l’enseigne de la "paix" (...), c’est proclamer que l’on garantit à la bourgeoisie de maintenir "dans la paix" la suprématie conquise au Traité de Versailles. Mussolini et Hitler affirment eux aussi leur volonté de "paix", à la condition que, sans la guerre, on puisse arriver à une modification de la répartition du monde. Et l’une et l’autre s’opposent inévitablement : la conception de la "paix" qui s’intitule démocratique à l’autre, fasciste. Dans l’étau de ces tenailles, le prolétariat se trouve déjà entraîné dans les deux girons qui le conduiront à jeter des millions de ses vies pour le sauvetage du régime capitaliste mondial."

[4] Du nom de Marceau Pivert, principal animateur de "l’aile gauche" de la SFIO, qui sous un verbiage radical de "soutien critique" au gouvernement de Front Populaire aura puissamment contribué à mystifier dans l’embrigadement guerrier les prolétaires les plus combatifs derrière la bourgeoisie nationale. C’est lui qui, au lendemain du Front Populaire, avait lancé la fameuse formule : "Tout est possible !", reprise ensuite par les trotskistes et les anarchistes. De même son antifascisme va-t’en-guerre virulent, le poussera à se rallier dès 1940 à un De Gaulle avec qui il entretiendra une correspondance suivie.

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