Soumis par Revue Internationale le
- Pas seulement l'usinisme gramscien, mais encore la forme de conseillisme austro-marxiste semble destinée à parvenir au zénith d'une gloire "marxiste" posthume. Mis à part les vétérans, encore de ce monde, de la social-démocratie, rares étaient ceux qui parlaient de lui et de son ambitieux projet de constituer une Internationale 2 et demie pour faire pièce au Komintern. Or, depuis quelques années, une pléiade d'historiens se met à nous instruire sur le sujet présenté comme une tentative de tenir la balance égale entre la platitude réformiste et "l'extrémisme" bolchevik, lequel aurait fait subir une déformation toute russe donc asiatique au marxisme.
A l'évidence, ces professionnels de l'Histoire connaissent sur le bout des doigts leurs leçons, mais vues au travers du prisme de "l'objectivité"? Le révolutionnaire ne prétendant pas aux honneurs de "l'impartialité" ne peut envisager l'austro-marxisme" que sous l'angle de l'engagement militant. Par austro-marxisme sera désignée l'activité particulièrement maligne de réformisme et de lâcheté devant les tâches révolutionnaires avec lesquelles se sont illustrés ses divers chefs de file. Que ce soient Viktor, Max et Fritz Adler, Renner, Hilferding ou Bauer tous, en divers domaines ont développé la thèse de l'adaptation du socialisme radical pour une Autriche complexe, multinationale, multi religieuse... vouée à la consommation des siècles. Et, il n'est pas fortuit si ce sont ceux-là qui élaborèrent parmi les premiers, la thèse du passage graduel et pacifique au socialisme selon les voies et les moyens adaptés aux particularités nationales de chaque pays.
En fait, ce qu'on exhume du tombeau de l'histoire c'est un mouvement qui, lors de la grandiose lutte de janvier 1918, mit le pied à l'étrier de la contre-révolution. Le trait d'infamie de l'austro-marxisme, qu'aucune thèse universitaire n'effacera, a été de repousser, avec le concours de la prélature catholique, l'action révolutionnaire du prolétariat en Autriche, ce pont indispensable entre la révolution russe et le spartakisme. Convaincus que sans le rétablissement de l'ordre en Autriche, il eût été autrement plus difficile de renverser, dans l'été 1919, les soviets hongrois, quand nous songeons que le grand alibi que s'est donné l'austro-marxisme, c'était d'éviter au prolétariat les calamités sans nom provoquées par la "guerre civile", lui qui l'avait poussé dans les tranchées impérialistes, notre dégoût ne fait que grandir. Quel magnifique parallèle nous permet d'établir Gramsci dissuadant les travailleurs de Turin et Milan de s'emparer du pouvoir politique avec Bauer exhortant les masses ouvrières à ne pas compromettre par des excès la paix honorable et la République. Si, en Italie, à l'habileté du gouvernement Giolotti devant la vague d'occupations de septembre 1920 fit écho le slogan mystificateur du "contrôle ouvrier", en Autriche, au moment des troubles de rue dans Wien et Linz durant les pourparlers de Brest-Litovsk les dirigeants autrichiens discutaient avec les représentants du pouvoir du retour de la légalité en échange de menue monnaie.
Entre l'austro-marxisme et la commère italienne existe un autre point commun. Toutes deux tenaient en sainte horreur les "impatiences risquant de conduire à des actions prématurées condamnées à faire couler inutilement le sang des travailleurs". Toutes deux assuraient que la chute de la bourgeoisie se ferait par un phénomène de capillarité excluant l'intervention des grèves générales et, il va de soi, l'insurrection considérée comme une vieillerie blanquiste. Des deux côtés de l'Adige, la devise était : "Qui va piano, va sano".
La social-démocratie autrichienne pu paraître dans l'accomplissement de ses devoirs de solidarité internationale et, à la veille de l'holocauste, s'auréoler de la notoriété surfaite d'avoir appliqué correctement les principes d'internationalisme. Encore une légende qui ne résiste pas à un examen sérieux et s'écroule comme un château de cartes lorsqu'on sait la façon dont le mouvement ouvrier s'organisa dans le vieil Empire. Dans le cas autrichien, c'est le funeste triomphe du séparatisme et du fédéralisme si contraires au développement de la solidarité prolétarienne[1].
Juriste de profession et avocat politique de l'autonomie territoriale et culturelle, Renner conçut la question de l'État du point de vue le plus platement démocratique. L'Autriche qu'il revendique, c'est celle où toutes les nationalités de l'Empire ont leur propre gouvernement et leur administration particulière. Il se sert du modèle de l'empire médiéval carolingien sous l'autorité duquel vivaient dix nationalités différentes avec pour chacune une langue et un Code spécifiques. La lutte de classe doit avoir pour fonction d'équilibrer les rapports intercommunautaires ; les relations sociales sont des rapports de "Droit" '; l'État une "une autorité territoriale de Droit" ; la société une " association de personnes". Ce faisant la lutte pour la reconnaissance du Droit amènera chacun des groupes de travailleurs -Slovènes, italiens, allemands, hongrois... à la liberté de fonder leurs propres associations culturelles, syndicales et autres. A l'échelle autrichienne, nous obtenons ce que doit être la IIème Internationale et le principe politique des nationalités dans la communauté socialiste future.
Quant à Bauer, sa thèse sur les nationalités ne vaut guère mieux, qui lie la victoire du socialisme à la réalisation du principe éternel des nationalités. Sous le socialisme, que la nation soit grande ou pas, elle pourra construire son économie nationale sur la base de la division mondiale du travail. C'est comme ça : «le socialisme sera à l'image des structures dont s'est d'ores et déjà doté le capitalisme : l'Union Télégraphique Internationale ou la Communauté des chemins de fer.»
Héritiers de la thèse du libéralisme qui fait de l'État une catégorie abstraite planant au dessus des classes, Renner et Bauer ferment de sept sceaux le livre de la jungle capitaliste : la bourgeoisie exploiteuse n'a pas crée un État national pour garantir à son industrie un marché national ; dans le cadre de cet État, elle n'a pas fait goûter à la classe opprimée l'idyllique politique du protectionnisme douanier, des impôts indirects et du sang ; elle ne s'en est pas servi comme instrument de conquête impérialiste. Elle a tout simplement poursuivi la réalisation de la Justice et du Droit.
Au sein de l'Internationale, ni Pannekoek ni Strasser, leader de la Gauche autrichienne, ne purent avaler pareille couleuvre. Leur dénonciation de l'école autrichienne fut implacable. La brochure de Strasser "L'ouvrier et la nation" mettait en garde contre la pénétration de l'idéologie nationale dans l'organisation prolétarienne. Elle annonçait la théorie du défaitisme révolutionnaire en cas de conflit mettant aux prises deux pays et concluait que le socialisme ne connaît plus le fait national. Laquelle brochure fut épuisée dans les deux semaines qui suivirent sa publication. Partis d'une même vision marxiste, Strasser et Pannekoek vont arriver à d'identiques conclusions : il n'y a pas de communauté nationale de destin et de culture, comme le prétend Bauer, entre le prolétaire écrasé par la domination capitaliste et la bourgeoisie, mais lutte irrépressible. Celle-ci débouchera sur une unité nationale constituant alors la seule communauté de destin de l'Humanité entière.
Grâce au comte Stürgkh qui venait depuis peu de mettre le Parlement en vacance, les députés sociaux-démocrates autrichiens n'eurent même pas à voter les crédits de guerre. Mais le Centre salua celui des "frères" allemands dans "l'Arbeiter Zeitung" du 5 août intitulé "le jour de la nation allemande", faisant vibrer, avec maestria, la corde sensible du crin-crin nationaliste.
Dans les hautes sphères du Parti, de la droite (Renner) à la gauche (Bauer), on était traditionnellement pangermaniste, toutefois avec une pointe de poésie : "Patience ! Le jour viendra ou l'on étendra une toile unique au dessus de toutes les terres allemandes". Les "majoritaires" ont approuvé l'ultimatum envoyé à la Serbie et ne manquèrent pas de joindre leurs voix au choeur des interventistes appelant les travailleurs à courber le dos sous la rafale guerrière. Voilà nos militants matérialistes à prier le dieu Mars pour qu'il donne la victoire "à la sainte cause du peuple allemand, un peuple uni, soulevé par une volonté puissante. L'histoire du monde irait à reculons si le bon droit du peuple allemand ne triomphait pas".
"O, bandes de Smerdiakovs" s'écrie alors Trotsky qui n'en peut plus de respirer les miasmes émanés de l'appareil social-démocrate autrichien. Y-a-t’il une opposition réelle à la politique menée par ces laquais ? Oui si l'on considère le "Cercle K. Marx", surgi au sein même du parti avec les "jeunes" (Hilferding, Bauern, M.Adler) qui condamnent la "majorité" pour avoir violé les engagements du Congrès international de Bâle ; oui si l'on estime que le prolétariat pouvait être réveillé de sa torpeur par un acte individuel "exemplaire". Non, si l'on pense que l'on ne peut jamais bâtir une politique révolutionnaire sur un acte terroriste ; non si l'on estime que le seul travail à faire est celui de la construction de la Fraction. C'est pourquoi le coup de feu de F. Adler qui abattit le comte Stürgkh n'avait aucune force salvatrice.
Il serait certes exagéré d'affirmer que l'austro-marxisme est allé jusqu'au noskisme. Toutefois, à la liquidation de la monarchie, le 12 nov.1918, il aura toute latitude pour tenir ses promesses. Excusez du peu : Renner, qui durant le conflit avait défendu la "Grande et unique Europe centrale allemande" connaît son jour de gloire en endossant la livrée de Chancelier du gouvernement de coalition de la première République que l'Autriche se soit donnée ; le chef historique du "Gesamtpartei" V. Adler, autorité incontestée, était nommé Secrétaire d'État aux affaires étrangères ; Seitz élu vice-président du Reicharat, sans compter les autres innombrables sinécures distribuées aux fonctionnaires du parti.
Eux que l'on considérait comme les sommités du marxisme, les représentants distingués de la "culture", les "Schüngeist" (beaux esprits) ne se retrouvaient plus chaque soir à philosopher à perte de vue sur l'apport de la pensée de Kant au marxisme dans la très célèbre brasserie politico littéraire du "Café central". Leur permanence, ils l'avaient établie dans le palais baroque de la Ballhausplatz, occupant les fauteuils encore chauds des ex-premiers ministres Aherental et Beck. Ils préparaient le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, mais ratèrent' leur "Anschluss" pacifique, objectif que réalisa par la voie violente le nazisme quelques années plus tard et qui ne différa du projet austro-marxiste qu'en ce qu'il fut centraliste au lieu d'être fédéraliste.
Mieux que quiconque Trotsky, qui vécut sept années d'émigration en Autriche après l'échec de 1905, a dépeint la social-démocratie de ce pays, ses méthodes de collaboration à peine voilées avec l'État monarchique, ses hommes et leur train de vie dans la capitale, modèle inégalé de "socialisme municipal" :
- "J'écoutais avec le plus vif intérêt, on pourrait presque dire avec respect, leur entretien au Café Central. Mais bientôt des doutes me vinrent. Ces gens-là n'étaient pas des révolutionnaires. Cela se voyait en tout (...) et je crus même reconnaître l'accent du philistin au timbre de leurs voix". ("Ma vie").
Tous ces brillants avocats du "possibilisme", ces honorables citoyens, qui prenaient une part active aux travaux de législature du Reicharat, avaient beaucoup "réalisé". Pour rien au monde, ils n'auraient voulu se laisser lier les mains par des "principes abstraits". Aussi, leur optique de "realpolitik" leur faisait voir dans le dirigeant du premier Soviet de Petrograd un espèce de déclassé lié par "un attachement donquichottesque aux principes". Deux visions du monde s'affrontaient et les travailleurs viennois le comprenaient très bien. Laissons encore témoigner Trotsky : "En même temps, je trouvais sans la moindre peine la langue commune avec les ouvriers sociaux-démocrates que je voyais aux réunions ou à la manifestation du 1er Mai". A ces 1er Mai, chaque année les dirigeants se demandaient avec angoisse si la démonstration pacifique n'allait pas tourner à l'émeute ou "dégénérer" en combat de rue comme cela avait été le cas en 1890 pour réclamer la libération de V. Adler, alors emprisonné pour "haute trahison".
La Wien où vécurent Trotsky et Boukharine était celle de la fin du long règne de Ferdinand, époque de stabilité et d'essor économique avec ses dizaines de milliers de "Biedermayer", incarnation du bon bourgeois chez qui rien ne saurait entamer la belle humeur, content de son bon sens des affaires. Nos austro-marxistes furent de ces Biedermayer qui, au lieu de se griser au son des valses, l'étaient par les flonflons célébrant la montée électorale du Parti. De cette façon, ils célèbrent toujours plus le caractère bureaucratique, militariste et absolutiste de la double Monarchie. C'est parce qu'il abandonna la vision catastrophique de l'histoire qu'il fallut attendre les expressionnistes, Trakl, Kraus ou Musil pour exprimer que cette maison de fous qu'était devenue l'Autriche allait voir s'abattre sur elle des catastrophes imminentes ; que sa civilisation allait s'achever dans la pourriture des charniers.
De même que dans l'Allemagne Bismarckienne, la social-démocratie autrichienne a été durant un lustre, de 1885 à 1891, mise au ban de la société par des lois d'exception du gouvernement Taafe. Pendant cette difficile épreuve, le socialisme fut l'objet de confiscations de journaux, d'arrestations de militants, de procès interminables. Il en sortit en tête haute, ne négligeant rien pour unir l'ensemble des travailleurs dans la lutte indispensable pour le suffrage universel. La Gauche, suivant en cela l'exemple du prolétariat belge, réclamait le recours à la grève générale mais se voyait continuellement objecter l'argutie tactique selon laquelle "il pourrait être avantageux de tromper l'adversaire sur nos forces mais malheur au parti s'il se trompe lui-même sur ses propres forces". Un pareil argument ne concourait qu'à paralyser les forces vives du prolétariat, remettant toujours à demain la lutte qui s'impose d'ores et déjà. C'était bien la Gauche qui voyait la solution juste puisque le suffrage universel ne fut arraché que sous les coups de la grève générale du 28 novembre 1905. Mais pas par elle seulement : la révolution russe y contribua énormément : à Wien, grève générale pour le suffrage universel, à Petrograd grève générale pour la journée de huit heures et ces deux mouvements se complètent organiquement car ils expriment tous deux des besoins de classe.
Dès l'instant où le pouvoir se partagea entre le Monarque et le Parlement, le Parti se lança, tête première dans la brèche constitutionnelle. Dans la serre chaude des concessions, la plante réformiste et opportuniste croît en tout sens pour triompher au congrès de Brno en septembre 1889. On y prononçait la transformation pacifique de l'État, l'extinction en douceur des classes : l'esprit de Lassalle soufflait sur le Congrès. Essentiellement, il s'agissait de faire pression pour tempérer le pouvoir impérial et de substituer au régime monarchique, fonctionnant le plus souvent par décrets-lois, la complète démocratie parlementaire.
Electoralement, la social-démocratie s'affirmait comme le premier parti politique du pays. Aux élections de 1911, les dernières avant l'effondrement de l'Empire, elle avait obtenu des chiffres colossaux avec 25 % des voix; à Wien elle emporta 20 des 33 sièges. C'est le couronnement d'une orientation vulgairement démocratique sur le terrain légal et qui va l'entraîner toujours plus loin. Que le Parti soit devenu typiquement ministérialiste, c'est ce qui dégage de la crise politique de 1906 même s'il s'était offert le luxe de refuser l'entrée dans le cabinet Beck. En principe, il ne refusait pas du tout la collaboration de ses élus avec les gérants de la classe capitaliste mais la recherchait consciemment. Quand l'Internationale, réunie à son congrès d'Amsterdam en 1904 posa le problème de "l'expérience Millerand", socialiste entré dans le cabinet de défense républicaine Waldeck-Rousseau, la délégation autrichienne fit entendre un plaidoyer pour la participation socialiste à un gouvernement bourgeois. En bonne compagnie avec Jaurès et Vandervelde, V. Adler présenta un amendement pour justifier à fond la valeur du ministérialisme.
Avec dépit, il fallait se rendre à l'évidence que tout le travail de près d'un demi-siècle dans le Parlement et les municipalités rendait, en fait, le prolétariat plus malléable à la propagande bourgeoise quand les nuages de la guerre s'accumulaient sur la tête des ouvriers.
La grève générale de 1918
Une poignée de nationalistes serbes, en assassinant l'héritier des Habsbourg allaient déclencher des évènements dont la portée fut inimaginable : la guerre et la révolution mondiales. La Monarchie règne sur 51 millions de sujets dont 40 millions d'allogènes répartis en une douzaine de nationalités sur un territoire couvrant près de 700.000 km2. Lorsque monte l'appel des armes, elle ne peut rien faire d'autre que de jeter son épée dans la balance des forces. Depuis des années que l'Autriche rongeait son frein, elle pouvait se servir de l'attentat de Sarajevo pour rendre la Serbie inoffensive. S'appuyant sur le puissant allié allemand, qui lui donnait carte blanche pour opérer dans les Balkans, elle crut saisir l'occasion pour briser ce que le Comte Czernim appelait "l'encerclement de la Monarchie par la nouvelle ligue balkanique impulsée et dirigée par les russes". Jusqu'alors les autrichiens étaient sortis vainqueurs de toutes les guerres de leur histoire mais cette fois le vent avait tourné, confirmant la défaite de Sadowa devant les prussiens munis de fusils à culasse. Au lieu d'enfoncer comme prévu les lignes serbes en un rien de temps, il fallut repousser les russes en Galicie et attendre une année pour que l'Allemagne vienne en aide à l'Autriche. Lorsque l'Italie entre en jeu, l'armée autrichienne est déjà au bord de l'épuisement. La Hongrie, se rendant compte de la proximité de la défaite, essayait de se séparer de la double Monarchie pour ne pas avoir à payer le tribut du désastre et aussi pour recouvrer son indépendance. Le sort des armes avait décidé autrement que les chancelleries ! Il fallut céder d'immenses territoires : la Bohême-Moravie, la Silésie, la Galicie, la Bukovine, la Hongrie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Dalmatie, la Carniole, l'Istrie, le Tyrol et la Carinthie méridionale. Il ne restait plus qu'une Autriche allemande ramenée à 120.000 km2 avec une dizaine de millions d'âmes, faisant de Vienne un monstre hydrocéphale, tête énorme sur un corps rabougri.
A quelques mois de la débâcle militaire, les conditions de vie se firent, de jour en jour, plus intenables. Le pays avait faim et froid. Quel prolétariat aurait pu accepter la poursuite de la guerre alors que celui de Russie venait de donner l'exemple ? Lorsqu'au début de janvier 1918, le ministre de l'alimentation Höfer décide de réduire de moitié la chiche, ration de pain, à Vienne éclate immédiatement l'action de la classe. Sous l'impulsion des conseils ouvriers, elle se propage à toute la Haute-Autriche, la Styrie industrielle et jusqu'en Hongrie. C'est l'occasion unique de raccourcir la guerre ; c'est la possibilité qui se présente concrètement de voler au secours de la révolution russe menacée.
Alors les savantissimes austro-marxistes qui savent toujours tout et mieux avant que les autres, ces hypocrites amis de la Russie prolétarienne qui, deux mois plus tôt ont déclaré qu'il fallait soutenir les bolcheviks, font paraître dans l'organe central "Arbeiter Zeitung" la déclaration suivante :
- "Dans l'intérêt de la population, nous invitons instamment les travailleurs de toutes les industries alimentaires, les mineurs, les travailleurs du rail, des tramways et autres entreprises de transport, les travailleurs du gaz et de l'électricité A NE PAS ARRETER LE TRAVAIL (...) pour éviter des victimes inutiles, nous demandons avec insistance aux travailleurs de maintenir le calme et d'éviter tous les affrontements de rue".
C'est parce qu'ils ont compris que "le sort des pourparlers ne sera pas réglé à Brest, mais dans les rues de Vienne et de Berlin" que les sociaux-démocrates se placent en tête du mouvement pour mieux l'étouffer, sous couvert de défendre "la cause sacrée, des travailleurs". Ils se chargèrent de porter le coup d'arrêt à la grève qui, en moins de quatre jours, est devenue générale. Devant les assemblées ouvrières, ses représentants présenteront un programme de revendications lu et approuvé auparavant par le président du Conseil Von Seider et le comte Czernim. Tout ce que les ouvriers obtenaient, c'étaient de fort belles promesses, comme seuls peuvent les ciseler en orfèvres les sociaux-démocrates : apparemment radicales, en réalité creuses et sonores.
Instinctivement, les travailleurs ressentaient que les chefs les avaient vendus et, dans un ultime sursaut, refusèrent de reprendre le travail. Alors, pour venir définitivement à bout des dernières poches de résistance, la direction socialiste utilisera ses hommes de confiance pour expulser des assemblées "les irréductibles". Enfin pour faire bonne mesure, elle brandit l'épouvantail de la répression policière. Ces "extrémistes irresponsables" qui sentaient le fagot, c'étaient les éléments qui bientôt allaient fonder le parti communiste. A la fin de la grève, ils lancèrent la proclamation "traîtres et vendus" :
- "La lutte pour arracher la paix générale immédiate si magnifiquement commencée par le prolétariat de Basse-Autriche, auquel s'était jointe la classe ouvrière des autres territoires de la Couronne et de la Hongrie, elle-même a été trahie par la direction du parti, honteusement vendue au gouvernement de l'État de la classe capitaliste et par un soi-disant "conseil ouvrier". Au lieu de pousser le mouvement en avant, à l'exemple de nos frères russes, au lieu de constituer un véritable conseil ouvrier assumant tout le pouvoir, ces lèches-bottes du gouvernement avaient déjà commencé à négocier avec lui. A bas la discipline de cadavre ! Assez de phrases sur la responsabilité et l'unité ! Que chacun de nous porte en lui la conscience de la solidarité prolétarienne !” (dans Programme Communiste n°37).
Révolte dans l’armée
Pendant le mouvement, le préfet de Wien aura noté qu'au début, les autorités étaient débordées, sans aucun moyen d'intervenir de manière énergique et qu'il aurait fallu disposer de dix mille hommes le colonel Kloss, ministre de la Guerre, fit ressortir dans son rapport militaire au Conseil des Ministres du 28 janvier que les ouvriers disposaient d'armes nombreuses et entraient librement dans l'enceinte de l'Arsenal. C'est bien malgré lui que Bauer détruit ses propres thèses de l'isolement et de la répression :
- "L'effet produit par la grève générale sur l'armée fut encore plus lourd de conséquences. L'effervescence des troupes se manifesta par une série de mutineries qui suivit la grève de janvier. Des troupes slovaques à. Judenburg, serbes à Fünfkirchen, tchèques à Rumburg, Maygares à Budapest se mutinèrent"(Voir n° spécial de Critique Communiste).
Où sont les troupes tchèques, croates et de slovènes d'antan qui furent mises à la disposition de Windischgrätz pour mater la révolution démocratique de Wien en 1848 ? Qui se trouvait isolé sinon l'État à qui était refusé le support de baïonnettes de l'armée permanente ? Sur un front s'étendant de l'Adriatique aux plaines de la Pologne et courait le long de la formidable barrière des Alpes, l'armée autrichienne n'avait pas fait preuve d'un "héroïsme admirable". Dès la mobilisation des recrues, à qui l'État-Major faisait prêter serment de bravoure, le moral était peu brillant, comparable en cela à celui des soldats italiens. Dans la boue ou la neige, les soldats autrichiens n'avaient qu'une hâte : en finir au plus vite avec la boucherie. Le soldat autrichien déserte ou passe aux Russes ; s'il refuse de s'exposer aux coups de quelque coté qu'ils viennent, c'est alors le «brave soldat Chveik» simulant l'idiotie pour échapper au front.
Le commandement ne réussissait pas à opposer des forces régulières importantes et sûres aux grévistes, comme le confirmera presque aussitôt la mutinerie des marins de Cattaro que, seule l'intervention des sous-marins allemands, pu réduire. Tout de suite après la grève de janvier, vers le 6 février l'équipage de la flotte autrichienne mouillée dans les eaux de Cattaro, se souleva ; les marins hissent le drapeau rouge, forment" leurs conseils et rejoignent les ouvriers des arsenaux en grève. Un anarchiste, J. Cserny, qui au cours de la future «Révolution des chrysanthèmes» allait servir héroïquement dans le bataillon "les gars de Lénine" en Hongrie, se porta à la pointe du combat, encourageant ses camarades au combat de classe.
En un mot, la "démoralisation" rendait l'armée impropre à ses tâches impérialistes ; l'insubordination des régiments tout entiers, réalisait la vieille prédiction du "général" blanchi sous le harnais de la lutte du prolétariat :
- "A ce point, l'armée se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement"(Engels "Anti-Dühring").
Pareil mouvement avait pu prendre une ampleur grandiose en Allemagne et surtout en Russie parce que là le parti bolchevik avait su donner une liaison étroite entre les conseils ouvriers et les soviets des soldats et de marins. A la tête de la révolte, marchent résolument les matelots puisque leur service à bord exige d'eux des capacités d'ingéniosité et de discipline car un bateau est une véritable usine flottante. L'Autriche n'était pas devenue une puissance navale, coincée entre l'Allemagne impériale et la Russie tsariste : sa chair à canon est constituée essentiellement de paysans qui sont, par nature peu enclins à se plier à une discipline, fût-elle celle de la révolution.
Mais l'État-Major ne badinait pas envers ceux qui s'étaient laissés emporter par un mouvement de révolte. Czernin, très apprécié de la direction du parti socialiste avec laquelle il entretenait des rapports, on ne peut plus cordiaux, exerça de cruelles représailles sur les mutins, soulevés contre l'absurde discipline de corps et la poursuite insensée de la guerre. Czernin pouvait faire pendre et fusiller des dizaines de mutins, il avait encore et toujours la confiance des socialistes autrichiens, comme jamais auparavant aucun autre homme d'État de l'Autriche ne l'avait eue. "Vous et moi, est-ce que nous ne nous entendions pas bien ensemble" se plaisait à répéter le comte au vieil Adler, lequel ne pouvait que lui répondre en souhaitant de voir son Excellence demeurer fidèle à elle-même et ne pas s'écarter d'une politique qui lui valait l'assentiment de la direction socialiste.
Les choses allaient de mal en pis. Dès le 20 décembre 1917, la classe dominante se rendit a l'évidence qu'il fallait confier rapidement les destinées de l'État à un fondé de pouvoir des plus sûr. Son choix ne fut pas difficile et se porta sans tergiversations sur la social-démocratie qui, durant la paix, avait si bien administré son "patrimoine" de parti responsable.
A un Empereur sur le trône depuis 68 ans, le comte Czernin, particulièrement clairvoyant, télégraphiait :
- "Si nous continuons dans la voie actuelle, nous ne manquerons pas de vivre dans quelque temps des circonstances qui ne le céderont en rien à celles que connaît la Russie".
Les mandarins de la social-démocratie autrichienne, législateurs, bourgmestres ou directeurs de coopératives, s'étaient finalement intégrés dans les rouages du capital financier. Quand il fut plus qu'évident que les revendications économiques des grévistes, pour ne pas mourir de faim, s'orientaient dans la voie politique, leur action fut de se mettre en travers de la lutte du prolétariat pour briser son élan et le détourner de la lutte pour le pouvoir.
C'était bien là ce qu'avait discerné autrefois Trotsky, des représentants du type opposé à de lui du révolutionnaire. La social-démocratie autrichienne était tout à fait représentative “de cet Occident supérieurement développé composée de poltrons qui, en spectateurs paisibles laisseront les russes perdre tout leur sang" (R. Luxembourg).
Lutte contre le Parti Communiste
Il fut particulièrement difficile de constituer le parti communiste pour la réalisation des nouvelles tâches qui trouvèrent les éléments radicaux dans un état d'impréparation lamentable. Même après plusieurs années de massacre, le pôle où l'opposition à une politique d'Union Sacrée suivie par la social-démocratie puisse se cristalliser faisait encore défaut : les Gauches étaient désunies, dispersées autant qu'il était possible.
Koritschoner avait vainement lutté contre le sabotage de la grève de janvier 1918 ; maintenant il remuait ciel et terre pour réunir dans une seule formation distincte les minoritaires de guerre. Sa tâche lui fut facilitée par les discussions engagées à Kienthal par Lénine et Radek. Il rencontra un terrain favorable auprès de certains éléments de l'Association des Etudiants Socialistes ; un groupe de tendance anarchisante "Internationale" ; les syndicalistes révolutionnaires ; l'extrême gauche du groupe socialiste juif de "Poale Sion" et, bien entendu, son propre groupe des "Linksradicale", comprenant J. Strasser qui, comme tant d'autres, avait mis un terme à son activité social-démocrate à l'issue de la grève générale de 1918.
La personnalité de F. Adler fit, pour une part notable, barrage à la constitution de la nouvelle formation révolutionnaire. Celui-ci, à la suite de l'attentat du mois d'octobre 1916 sur la personne du comte Stürgkh était devenu pour toute la classe ouvrière le symbole de l'hostilité à la guerre et du sursaut contre la position chauvine de son parti. Son attitude courageuse lors du procès qui le condamnait à mort, renforça son auréole de martyre. Or, contre toute attente, à sa sortie de prison en novembre 1918, au lieu de servir de drapeau révolutionnaire aux masses, il se remet à la disposition du parti socialiste qui avait proclamé que son acte était celui d'un forcené. Son titre de gloire va servir ainsi à détourner de la lutte pour le pouvoir. Il aura les mains libres pour réunifier tous les conseils en "zentralrätte", instruments d'une lutte difficile contre.... l'aventurisme "communiste" sur le terrain des conseils. La propagande sociale-démocrate contre la scission fut considérable et exerça une profonde influence sur les travailleurs ; elle excita la classe ouvrière contre les communistes en faisant appel à ses pires préjugés. Les mots d'ordre des communistes pour la République des Conseils furent dénoncés comme "agitation effrénée lancée au mépris de toutes les réalités politiques et sociales".
Qui sont réellement ces "énergumènes" dont on dit que leur véritable intention consiste à conduire le pays au chaos ? A Wien, le parti communiste s'appuie sur les ouvriers de districts, ainsi que sur les soldats et démobilisés organisés en milice armée, installée dans une caserne de la Mariahilferstrasse. A Linz, le Soviet des députés des ouvriers et soldats se trouve influencé par les militants communistes. A Salzbourg, le parti possède un appui solide parmi les ouvriers et les paysans, pauvres de la montagne.
L'ancienne armée monarchique était en débandade, les soldats quittaient les casernes pour centrer chez eux. A leur retour de Russie, les prisonniers de guerre, les soldats démobilisés entièrement gagnés aux thèses bolcheviks, rentrent au pays en rapportant tracts, journaux et brochures. Assurément, les appels répétés aux ouvriers, paysans et soldats de tous les pays belligérants ont trouvé un profond écho en Autriche-Hongrie; plus particulièrement, le "Manifeste du Comité Central Exécutif et des Commissaires du Peuple aux ouvriers d'Autriche-Hongrie du 3/11/1918". Même Bauer du reconnaître "dictature du prolétariat", "pouvoir des soviets", on n'entendait que ça dans les rues. Dans les premiers jours de novembre 1918 se constitua le parti communiste pour l'Autriche allemande, avec pour toile de fond les premières manifestations de masses où l'élément le plus important était constitué de soldats démobilisés d'eux-mêmes ou de rapatriés de guerre. Les énergiques militants de la "Linksradicale", groupée autour de Koritschoner, jugeaient la proclamation du parti prématurée puisque tout était à mettre sur pied, depuis les sections locales jusqu'aux organismes centraux. Mais ils finirent par se rallier, le jour même du premier congrès, le 9 novembre 1919.
Après avoir attentivement examiné la situation de décadence irrémédiable du capitalisme, le congrès déclara que la question de participer à la vie parlementaire restaurée par les soins de l'austro-marxisme se posait uniquement pour distraire le prolétariat des voies insurrectionnelles le conduisant à sa dictature de classe. En conséquence, le parti décida à l'unanimité à l'unanimité de dénoncer les fébriles préparatifs électoraux parce que s'effectuant dans la période historique de la révolution prolétarienne.
La Gauche, qui allait diriger le PCA jusqu'à ce que la bolchévisation fasse subir son oeuvre dévastatrice des acquis, en plaçant au sommet deux médiocrités : Fiala et Koplenig, n'eut que très peu de temps devant elle pour charpenter le parti. Elle saisit immédiatement la proclamation officielle de la République, le 12, pour appeler tous les prolétaires et démobilisés à manifester devant le vénérable parlement sous le mot d'ordre "pour la république socialiste" inscrit sur un océan de banderoles. Une foule immense était rassemblée lorsque la fusillade éclata. Alors, en riposte immédiate, un détachement de la "Garde Rouge" occupa la "Neue Freie Presse" et réussit à faire imprimer une proclamation sur l'imminence de la chute définitive de la république bourgeoise.
De la part de la jeune formation communiste, la surestimation des possibilités révolutionnaires était grande avec, en plus, un manque d'unité de vue. Ceux des "Linksradicale" ont même désapprouvé l'occupation du journal, attitude démontrant, hélas, que les groupes ne s'étaient pas encore fondus en un tout cohérent et ordonné. Facilitée par cette discorde, la répression s'abattit à un train d'enfer. A peine constitué, le parti devait passer dans la semi clandestinité : militants pourchassés, locaux sous scellés, journaux interdits, méthodes de gouvernement parfaitement démocratiques que les sociaux-démocrates appliquèrent avec un zèle tout particulier : à Gratz, important centre industriel de Styrie, le "camarade" Resel, commandant militaire de la place, dirigea contre les communistes une terreur en règle.
Durant les premiers mois de 1919, l'Autriche connut une situation épouvantable, mettant à l'ordre du jour la révolution. En Hongrie, dans la nuit du 21 mars, B. Kun et ses compagnons étaient arrachés de la prison par une foule de manifestants : les ouvriers occupèrent les quartiers névralgiques de BudaPest, les conseils proclamèrent la dictature rouge. En Bavière, c'était l'établissement de la république des conseils, le 7 avril. Le parti en Autriche considérant la situation mûre et, fort de ses 50.000 membres fixa l'insurrection pour le 15 juin, pour coïncider avec la date retenue par la commission d'armistice pour la réduction des effectifs militaires.
Soupçonnant la faiblesse des communistes, la social-démocratie se hâta d'accumuler les embûches. Le 13, F.Adler s'adressa aux ouvriers pour les mettre en garde contre un éventuel putsch communiste ; O. Bauer intervint auprès des représentants de la commission pour lui demander de ne pas dégarnir les casernes par un licenciement intempestif de la milice. De la sorte, travaillé par la propagande de l'ex-héros Adler, le conseil ouvrier de Wien se prononça contre l'Insurrection pour se réfugier dans les bras de la démocratie qui ne tarda pas à l'étouffer. Même après l'action de novembre, le parti communiste était loin de posséder une correcte unité de vue sur le problème de l'insurrection.
Faute d'avoir réussi à
prendre solidement appui, tels les bolcheviks, sur une puissante vague de
grèves ouvrières, de ne pas avoir gagné suffisamment d'influence sur les
conseils et de ne pas avoir saisi quel était le moment le plus critique dans
les rangs ennemis, l'insurrection a tourné court. La "Garde Rouge"
attendant en vain le signal de l'attaque se coordonna mal avec le reste des combattants.
La reculade des responsables du parti au dernier moment, leurs atermoiements
coûtèrent la vie à une trentaine de manifestants touchés par la fusillade
ordonnée par le ministre de l'Intérieur, le social-démocrate Eldersch. Le
tragique exemple autrichien nous montre comment il ne faut pas faire
l'insurrection, parce qu'à Wien, elle s'est faite justement sous la forme tant
redoutée du "putsch".
Théorie de la "violence défensive"
A la limite, la dictature du prolétariat exercée par le système des conseils d'ouvriers et de soldats, Adler et Bauer pouvaient le concevoir, mais à une condition expresse : qu'elle se fasse loin de chez eux, chez les voisins "arriérés". Qu'elle surgisse, avec son cortège de violence, dans la Russie où régnait le "despotisme oriental", qu'elle ait lieu en Hongrie ou Tchécoslovaquie, passe encore. Mais pour les travailleurs autrichiens qui disposent depuis des générations de ce réseau serré de municipalités, de crèches, de clubs sportifs, de cités "ouvrières" ou de coopératives, alors "Vade rétro, Satana" :
- "Nous sociaux-démocrates3, concédons aux communistes que dans de nombreux pays où la bourgeoisie oppose sa contrainte au prolétariat, la suprématie de ta bourgeoisie ne pourra être détruite que par la force. Nous concédons que, même en Autriche, des évènements exceptionnels et surtout une guerre pourraient contraindre le prolétariat à utiliser des moyens violents. Mais si des événements extraordinaires ne viennent pas troubler le développement pacifique du pays, la classe ouvrière s'emparera du pouvoir dans peu de temps par les moyens légaux de la démocratie et pourra exercer son pouvoir dans les formes légales de la démocratie".
Ces paroles empreintes d'une rare sagesse, que Bauer prononça en 1924, n'étaient en fait qu'une pétition de principe sans lendemain. Quand, en 1933 arriva l'heure de démontrer dans la pratique la force de cette fameuse théorie de la "violence défensive", le parti dirigé par Bauer s'effondra sans combat.
Plus à "gauche" dans le parti, Adler tient des propos identiques :
- "De son côté, l'Assemblée Nationale serait l'organisme qui décide de toutes les questions politiques et culturelles qui se posent après la réorganisation économique ; l'instrument indispensable de la période transitoire qui préserverait du terrorisme la dictature du prolétariat et qui assure un développement continu et paisible loin des orages d'une guerre civile". (Démocratie et conseils ouvriers, Wien 1919, Maspero 1967, p.100).
En brisant le vieil appareil d'État, la Commune de Paris a aboli la distinction bourgeoise entre législatif et exécutif. A l'opposé de cette expérience historique, Adler veut exprimer sa confiance, toute démocratique, au parlementarisme, ce "moulin a paroles où se décide périodiquement quel membre de la classe dominante écrasera le peuple"(Lénine). Quelle horreur si les conseils venaient à confondre législatif et exécutif. Monsieur de Montesquieu se retournerait dans sa tombe!
Avant la première guerre, la social-démocratie autrichienne justifiait sa position "défensive" par le fait qu'il ne fallait pas perdre les conquêtes obtenues à l'intérieur du capitalisme, depuis l'abrogation des droits douaniers jusqu'aux dispensaires "ouvriers" et boulangeries municipales, barrage à la cherté de la vie (sic). A la fin de la guerre, à cet argument s'en ajouta un autre : celui de "rapport de forces".
On partait de l'idée, réellement fondée, que l'Autriche réduite à la dépendance économique, n'aurait jamais suffi à ses besoins sans l'appui des puissances victorieuses. Tout dépendait du bon vouloir de celles-ci. La guerre civile, rompant l'équilibre des forces aurait immédiatement provoqué l'intervention de l'Entente et, c'en aurait été fini du processus de "socialisation lente" qui, peu à peu, transformait les rapports sociaux de production.
Comme toujours en pareil cas, la prise du pouvoir politique par le prolétariat était rabaissée à un acte putschiste de type blanquiste à empêcher coûte que coûte. Mieux valait tenir que courir et, puis si la classe dominante essayait de réagir à son expropriation, c'est alors qu'interviendrait la "violence défensive".
Qu'entendait donc l'austro-marxisme
par là ? Protéger la Constitution de la République contre toute attaque d'où
qu'elle vienne. Parbleu ! C'est pourquoi il veillera à ce que l'armée
reconstituée dispose d'armes et de matériel en quantité suffisante. En 1923, il
donna corps à sa doctrine en constituant le Schutzband pour seconder l'armée
fédérale numériquement très faible. Ainsi le prolétariat autrichien devenait le
bouclier de la démocratie, une démocratie se faisant chaque jour un peu plus
carnassière.
La socialisation ou "marche lente vers le socialisme"
Une fois la grève de janvier liquidée, la social-démocratie pu se consacrer à un problème qui lui tenait particulièrement à coeur : poursuivre la "socialisation" entamée dans la période de développement organique du capitalisme autrichien.
En mars 1919, Bauer se trouva promu à la tête de La "Commission de socialisation" aux côtés d'experts économiques chrétiens sociaux, où il pu faire la preuve de ses immenses talents d'administrateur. Socialistes et chrétiens sociaux attaquèrent au problème de la "socialisation" les mines de fer et de charbon et de l'industrie lourde. Les anciens trusts et cartels, nés pendant la guerre se convertirent en "Union Industrielle", gérées suivant le principe de la co-gestion.
Bauer ne s'est jamais lassé de répéter qu'il fallait faire l'impossible pour diminuer les frais de production et développer les méthodes le rationalisation en vigueur dans les pays plus développés :
- "De cette manière, les Unions Industrielles diminueront considérablement les dépenses d'établissement et rendront possible la production bon marché (...) Si une union parvient à diminuer des frais de production d'une manière essentielle, le bénéfice des patrons en sera augmenté et, cette augmentation de bénéfice pourra être rapporté à l'État"(La Marche au Socialisme. Wien 1919, chez E.D.I. "Bauer et la révolution" Paris 1968).
Mais la condition indispensable à la réussite du capitalisme "populaire" consistait à ramener dans le bercail social-démocrate les "Arbeiträtte". En tant qu'organisation de lutte, ces derniers s'étaient écroulés sous l'attaque sournoise de la constitution démocratique et, surtout à cause de la chute de la République hongroise des Conseils sous les coups de l'armée française d'Espéry. Ils se transformaient en simples instruments de cogestion pour la fixation des salaires et de stimulant de l'effort productif.
Le 15 mai 1919, la loi officialisait l'existence des conseils ouvriers sous forme de conseils d'entreprise avec mission d'arbitrer les conflits survenant sur les lieux d'exploitation, pour faire cheminer sans heurts le capitalisme autrichien.
Dans le temps où il
fréquentait l'Université, cet O. Bauer avait beaucoup impressionné Kautsky qui
croyait, pas moins, avoir rencontré... Marx ! : "C'est ainsi que je me
représente le jeune Marx". Confondre Marx et Lassalle, qui lui pouvait
flirter avec Bismarck, voilà encore un bel effet d'optique de l’opportunisme !
Épilogue
Les "sages" austro-marxistes qui étaient à la tête du parti social-démocrate le plus parfaitement organisé du monde, se sont félicités d'avoir épargné au prolétariat autrichien le "cauchemar" de la guerre civile. Et ils se sont congratulés de l'avoir engagé dans "une paix Véritablement constructive destinée à durer". En pleine crise révolutionnaire, pour calmer la faim et la colère des masses, ils leur ont jeté l'os de la "sozialpartnershaft" autrement dit la cogestion. Il est vrai qu'à Wien, les socialistes avaient su élever jusqu'à l'art la tactique de la neutralisation du prolétariat par une fourberie rarement égalée.
Une fois le grand précurseur de la révolution russe, Herzen, a dit de Bakounine que ce dernier était parfois trop enclin à prendre le troisième mois de la grossesse pour le terme. En tant que campagnard un peu rustre, notre "batko" n'entendait certainement rien à l'obstétrique sociale et manipulait dangereusement, comme à Lyon en 1871, le bistouri social. Mais nos raffinés docteurs en science de l'austro-marxisme firent pire : ayant refusé d'accoucher l'enfant ; ils récoltèrent en retour... l'austro-fascisme.
Vers les années 1933, l'Autriche se trouvait être le théâtre du dernier acte de la guerre civile commencée en 1918. Cette république modèle, portée sur les fonts baptismaux par les grands officiants de la "voie pacifique au socialisme” ne faisait aucun quartier. Progressivement, la police légale investissait ce qui, naguère, faisait l'orgueil des bonzes.
De même qu'en Italie, dans un dernier sursaut, le prolétariat autrichien prit les armes, non pour sauver les institutions, mais pour vendre le plus chèrement possible sa peau. Des centaines de combattants ouvriers versèrent leur sang, par groupes isolés, sans directive centrale, en dépit de la carence des chefs militaires du "schutzbund" et surtout contre les ordres formels de la Zentrale qui prêchait, encore à ce moment là, la confiance dans les rouages démocratiques. Un grand nombre de membres du parti socialiste se battirent malgré eux, le fusil à la main ce qui, évidemment, permit à la social-démocratie en tant que telle de se retrouver avec l'auréole de martyr de la lutte anti-fasciste.
Après l'héroïque soulèvement de février 1934, les gardes civiques de la "Heimwehren" ratissaient les rues de Wien et de Linz au pas cadencé ; les domiciles des travailleurs étaient perquisitionnés et mis à sac. On pouvait voir alors le débonnaire citoyen Biedermayer, rendu enragé par la crise, donner la chasse aux juifs et aux ouvriers. Monseigneur le prince le Stahrenberg et Monseigneur le très dévôt ; Seipel, faisaient mettre en position les lance-mines de la république pour bombarder les derniers grévistes ; partout, dans les usines, les travailleurs "rouges" étaient remplacés par des employés "patriotes". La démocratie parlait le langage de la poudre dans un État se définissant "totalitaire mais sans arbitraire".
L'austro-marxisme avait beau jeté ses cris perçants de femmelette et proposé aux communistes le pacte d'unité d'action anti-fasciste. C'était bien lui et personne d'autre qui avait préparé le lit du fascisme. Jouant sa sempiternelle carte du "moindre mal", n'avait-il pas tenté un rapprochement avec Dolfuss pour protéger l'Autriche du nazisme ? En 1934, Dolfuss lui marqua toute son ingratitude en le réduisant à l'illégalité.
Avant de disparaître, Bauer eut encore le temps de signer une ultime forfaiture. Il salua, lui l'ennemi de toute violence, la sinistre théorie du socialisme dans un seul pays. Il engagea les travailleurs du monde entier à suivre l'exemple du stalinisme. Il en appela aux partis "ouvriers" des pays démocratiques à conclure l'Union Sacrée avec leurs gouvernements :
- "Quiconque prend position contre l'URSS pendant la guerre, fait le jeu de la contre-révolution et devient notre ennemi mortel".
Quand l'Armée Rouge, en avril 1945, "libéra" Wien, le vieux Renner se vit confier par les russes la tâche de former le gouvernement provisoire et Staline put faire l'éloge du "chancelier d'opérette”. Renner est certainement un des rares politiciens qui, par deux fois au cours de sa vie, eut à mettre sur pied un appareil d'État dans des moments cruciaux pour "sa" bourgeoisie.
Aujourd'hui, l'homme qui est chargé de faire avaler aux travailleurs autrichiens la pilule de l'austérité se nomme Kreisky qui se targue de continuer l'oeuvre de l'austro-marxisme. Nous ne saurions en douter un seul instant.
R. C.
<<>>-oOo -
- "A tous les slogans, comme à tous les arguments nationalistes, on répondra : exploitation, plus-value, lutte de classe. S'ils parlent des revendications d'une école nationale, nous attirerons l'attention sur l'indigence de l'enseignement dispensé aux enfants d'ouvriers qui n’apprennent pas plus que ce dont ils ont besoin pour pouvoir trimer plus tard au service du capital. S'ils parlent de panneaux indicateurs et de charges administratives, nous parlerons de la misère qui contraint les prolétaires à émigrer. S'ils parlent de l'unité de la nation, nous parlerons de l'exploitation et de l'oppression de classe. S'ils parlent de la grandeur de la nation, nous parlerons de la solidarité du prolétariat dans le monde entier."
Pannekoek : "Lutte de classe et nation"
[1] Un parti centralisé, c'est certes ce qui était souhaité... à la condition qu'en son sein soit respectée l'autonomie nationale. Loin d'être à l'image de la communauté d'intérêts de tous les prolétaires, le "Gesamtpartei" ressemblait au manteau d'Arlequin fait de plusieurs petits partis nationaux. Un affirme sa "germanité", un second son "italianité", un troisième sa "ruthénité". Au Reicharat, il était d'usage courant que tel groupe de députés socialistes tchèque vota dans un sens tout à fait contraire à celui des camarades allemands. Moins il sera question de souder le prolétariat en une armée compacte sur l'objectif de classe, plus on occupa l'esprit des travailleurs avec le "fait national", plus vite se fit la débandade. A partir des années 90, la crise séparatiste brisa l'unité ouvrière. On réorganisa les syndicats en donnant entière satisfaction aux tendances séparatistes et, à la fin du siècle, le syndicalisme autrichien était tronçonné en autant de fédérations qu'il existe de groupes nationaux.