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Notre organisation a entrepris d'écrire une série d'articles à propos du concept marxiste de décadence d'un mode de production et plus particulièrement concernant la décadence du mode de production capitaliste. Cette série s'imposait afin de réaffirmer et développer le cœur de l'analyse marxiste de l'évolution des sociétés humaines qui fonde la possibilité et la nécessité du communisme. En effet, seule cette analyse permet d'offrir un cadre intégrant en un tout cohérent l'ensemble des phénomènes qui traversent la vie du capitalisme depuis l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Cette série était également rendue nécessaire par les tergiversations et les critiques envers ce cadre d'analyse, voire même à son abandon, de la part de différents groupes et éléments révolutionnaires.
Cette série a débuté dans le n°118 de cette revue avec un premier article illustrant la place centrale qu'occupe la théorie de la décadence dans l'œuvre des fondateurs du marxisme. Ensuite, dans la mesure où la confrontation des positions divergentes au sein du milieu révolutionnaire ‑ en vue de leur clarification ‑ constitue pour nous une priorité, nous avons intercalé deux articles polémiques (Revue internationale n°119 et 120) pour réagir vigoureusement à l'abandon à peine voilé de ce concept fondamental du marxisme de la part du BIPR[1]. Enfin, nous avons poursuivi notre série en examinant aussi la place centrale qu'à occupé ce concept dans les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx jusqu'à la 3e Internationale (Revue internationale n°121) ainsi que dans les positions politiques de cette dernière au cours de ses deux premiers congrès (Revue internationale n°123). Avant de poursuivre dans un prochain numéro avec la discussion sur la décadence du capitalisme qui s'est tenue au cours du Troisième Congrès de l'Internationale Communiste, nous intercalons à nouveau ici une polémique avec le BIPR à propos d'un article sur "Le rôle économique de la guerre dans la phase de décadence du capitalisme" écrit par la CWO et paru dans le numéro 37 de sa publication Revolutionary Perspectives (novembre 2005).
Dans cet article, la CWO tente de démontrer qu'il existerait une rationalité économique à la guerre en ce sens que la prospérité qui lui fait suite serait "...basée sur l'accroissement du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre" et donc que "les guerres mondiales sont devenues essentielles pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle et qu'elles ont remplacé les crises décennales du 19e siècle". Pour ce faire, elle base son analyse de la crise du capitalisme à partir de la seule loi de la baisse tendancielle du taux de profit mise en évidence par Marx. Toujours dans ce même article, la CWO nous accuse d'abandonner la méthode matérialiste en invoquant notre refus d'attribuer une rationalité économique aux guerres de la décadence du capitalisme ainsi que notre prétendue absence de méthode matérialiste qui présiderait à notre analyse de "la phase actuelle de décomposition du capitalisme".
Dans notre réponse nous nous proposons d'aborder successivement les cinq thèmes suivants :
(1) Nous montrerons en quoi le BIPR ne retient qu'une compréhension très partielle de l'analyse de Marx de la dynamique et des contradictions du mode de production capitaliste. Nous avons déjà amplement critiqué cette démarche[2] héritée de Paul Mattick (1904-81)[3], démarche qui rend la CWO incapable de saisir correctement les racines de la décadence du capitalisme, de ses crises et plus particulièrement de ses guerres multiples qui représentent une des expressions les plus significatives de la faillite de ce système. Nous nous proposons ici d'approfondir cette question en dégageant la divergence de fond entre l'analyse de la CWO et celle de Marx et d'expliciter plus amplement cette dernière.
(2) Nous montrerons qu'il n'existe pas de lien de causalité mécanique entre la crise économique et la guerre même si cette dernière est bien une expression en dernière instance de la faillite du mode de production capitaliste et de l'aggravation des contradictions économiques de ce dernier. Nous verrons en quoi la prospérité de l'après Seconde Guerre mondiale ne résulte pas des destructions subies au cours de celle-ci. Nous expliquerons pourquoi il est totalement abusif d'assimiler les guerres en décadence aux cycles décennaux des crises au 19e siècle et, enfin, nous montrerons en quoi la réelle mécanique économique de la guerre est à 180° des élucubrations toutes spéculatives de la CWO.
(3) Nous examinerons en quoi cette théorie de "la fonction économique des guerres pour la survie du capitalisme" ‑ telle que la présente la CWO ‑ n'a aucune tradition dans le mouvement ouvrier : en réalité, elle plonge ses véritables racines avec les analyses économistes du conseilliste Paul Mattick dans son livre Marx et Keynes (1969). Même s'il est vrai qu'une partie de la Gauche italienne n'a pas été dépourvue d'ambiguïtés sur cette question, elle n'a jamais analysé le rôle de la guerre comme le fait la CWO, à savoir : un véritable bain de jouvence permettant au taux de profit de se régénérer grâce aux destructions de la guerre[4] !
(4) Nous réfuterons théoriquement et empiriquement toute idée de rationalité de la guerre dans la période de décadence du capitalisme. A ce propos, il est clair que depuis le début des années 80, nous avons renoué avec toute la tradition du mouvement ouvrier qui, comme nous le verrons, a toujours refusé d'attribuer une quelconque fonction économique aux guerres dans la décadence du capitalisme.
(5) Enfin, nous montrerons que la méthode d'analyse qui est à la base de l’idée de la nécessité économique de la guerre pour la survie du capitalisme procède d'un matérialisme vulgaire qui évacue complètement la lutte de classe dans la compréhension de l'évolution sociale. Cette abâtardissement du matérialisme historique empêche la CWO ne fusse que de comprendre l'origine de la phase de décomposition d'un mode de production tel que développé par Marx.
En conclusion, il apparaîtra clairement que, si la guerre interimpérialiste a occupé une place centrale au sein du mouvement ouvrier, ce n'est pas pour "son rôle économique dans la survie du capitalisme" comme le prétend le BIPR mais parce qu'elle a marqué l'ouverture de la phase de décadence du mode de production capitaliste ; parce qu'elle a posé un défi au mouvement ouvrier qui est à l'origine de sa fracture la plus importante sur la question de l'internationalisme prolétarien ; parce que, du fait des misères qu'elle a engendrées, elle a aiguillonné l'éclatement de la première vague révolutionnaire à l'échelle mondiale (1917‑23) ; parce qu'elle a politiquement mis à l'épreuve tous les groupes communistes rejetant le stalinisme au moment de la seconde guerre mondiale ; parce que les guerres impérialistes représentent une immense destruction de tout le patrimoine accumulé par l'humanité (ses forces productives, ses richesses historiques et culturelles, etc.) et notamment de sa principale composante : la classe ouvrière et ses avant-gardes. Bref, si la guerre a constitué une question importante au sein du mouvement ouvrier ce ne fut pas, ni essentiellement, ni primordialement, pour une raison économique mais avant tout pour des raisons politiques, sociales et impérialistes.
[1] La CWO est, avec Battaglia Comunista (BC), l'un des deux co-fondateurs de BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire). Dans la mesure où elles défendent la même position à propos de l'analyse de la guerre, notre article critiquera et citera indifféremment l'une ou l'autre de ces deux organisations.
[2] Pour se faire une bonne idée de ces divergences, nous renvoyons le lecteur à nos articles dans les numéros suivants de notre Revue Internationale : n°12, "Quelques réponses du CCI au CWO" ; n°13, "Marxisme et théories des crises" ; n°16, "Théories économiques" ; n°19, "Sur l'impérialisme" ; n°22, "Les théories des crises" ; n°82, "La nature de la guerre impérialiste : réponse au BIPR" ; n°83, "La conception du BIPR de la décadence et la question de la guerre" ; n°84, "Les théories de la crise historique du capitalisme : réponse au BIPR" ; n°121, "La descente aux enfers".
[3] Militant des Jeunesses spartakistes dès l'âge de 14 ans, il fut élu délégué au Conseil ouvrier des usines Siemens à Berlin pendant la période révolutionnaire. En 1920, il quitte le parti communiste (KPD) pour rejoindre le KAPD (le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne). En 1926 il émigre aux États-Unis avec d'autres camarades. Il participe aux IWW (Industrial Workers of the World) ‑ voir notre article dans la Revue Internationale n°124 ‑ pour ensuite rejoindre un petit parti d'orientation communiste de conseils qui publiera Living Marxism (1938-41) et New Essays (1942-43) et dont il était le rédacteur. Il a publié plusieurs ouvrages dont certains ont été traduits en plusieurs langues.
[4] "La dévaluation du capital durant la guerre ainsi que ses destructions pures et simples créèrent une configuration pour le capital subsistant où la masse de profit disponible est à la disposition d'un capital constant nettement moindre. Dès lors, la profitabilité du capital subsistant s'en trouve accru. (...) On estime que, durant la Première Guerre mondiale, 35 % de la richesse accumulée par l'humanité fut détruite ou dilapidée en quelques années. (...) Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929. (...) La composition organique du capital américain a été réduite de 35 % durant la guerre et n'a retrouvé seulement son niveau de 1940 qu'au début des années 1960. Ceci est obtenu en grande partie par la dévalorisation du capital constant. (...) Ce fut cette augmentation du taux de profit dans la période d'après-guerre qui permit de démarrer une nouvelle phase d'accumulation. (...) La reprise générale était basée sur l'augmentation du taux de profit causé par les effets économiques de la guerre. Nous en déduisons que les guerres mondiales sont devenues indispensables pour la survie du capitalisme depuis le début du 20e siècle...".