Rapport sur les tensions impérialistes (mai 2022)
Signification et impact de la guerre en Ukraine [2]
Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [3]
Le capitalisme c’est la guerre, guerre au capitalisme ! (Tract international) [4]
Militarisme et décomposition
Actualisation du texte d’orientation de 1990 [5]
La guerre en Ukraine n’en finit pas de charrier son torrent immonde de meurtres, de destructions, de viols et de souffrances pour les réfugiés tentant de fuir le feu furieux des belligérants. Les images quotidiennes de barbaries sans retenue aux portes de l’Europe occidentale, le centre historique du capitalisme, sont tellement insoutenables, tellement apocalyptiques et massives ; les enjeux à l’échelle mondiale sont si colossaux, ne serait-ce que pour les risques nucléaires que le conflit fait peser sur l’humanité, qu’il est clair que cette guerre, conséquence de l'exacerbation des tensions impérialistes mondiales, représente une aggravation remarquable du chaos mondial qui implique et touche directement l’ensemble des grandes puissants impérialistes.
Si la guerre en Ukraine est l’expression la plus centrale et la plus caricaturale de la dynamique de pourrissement généralisée dans laquelle le capitalisme entraîne le monde, en particulier parce qu’elle est un événement déchaîné consciemment par la bourgeoisie qui va durablement et gravement affecter l’ensemble de la société, elle s’inscrit aussi dans un processus de convergence de nombreuses catastrophes et contradictions que la classe dominante est toujours moins capable de contrôler :
Et nous pourrions encore ajouter bien des stigmates, comme l’explosion de la violence urbaine, de la débrouille individuelle face à la misère, la multiplication des "théories du complot" délirantes, la corruption, etc.
La guerre en Ukraine marque toutefois un nouveau et énorme plongeon dans la barbarie. En 1991, peu après la chute de l’URSS, dans son discours à la nation sur la guerre du Golfe, Bush senior promettait l’avènement d’un "nouvel ordre mondial" ; la bourgeoisie cherchait à persuader les exploités que le capitalisme avait définitivement triomphé et annonçait des jours radieux. 30 ans plus tard, les promesses se sont envolées confirmant, chaque jour un peu plus, les enjeux qu’avait clairement discernés le 1er congrès de l’Internationale communiste en 1919 : "Une nouvelle époque s’ouvre, une époque de désintégration du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat […]. L’humanité, dont la culture a été totalement dévastée, est menacée de destruction. Il n’y a qu’une seule force capable de la sauver, et cette force est le prolétariat. L’ancien “ordre” capitaliste n’existe plus. Il ne peut pas exister. Le résultat final des procédures capitalistes de production est le chaos".
Pour ceux qui s’attendaient à une invasion de type Blitzkrieg, à commencer par la bourgeoisie russe elle-même (ou au moins la clique de Poutine), comme ce fut le cas lors de l’offensive en Crimée en 2014, ces quatre mois de guerre ont montré, au contraire, que le conflit allait s’inscrire dans la durée. L’échec initial de l’invasion russe a conduit à la destruction systématique de villes, comme Mariupol, Severodonetsk ou désormais Lyssytchansk, rappelant l’anéantissement de villes comme Grozny (Tchétchénie), Falloujah (Irak) ou Alep (Syrie). Lors de la Seconde Guerre mondiale, la destruction des villes devenait de plus en plus massive et systématique alors même que l'issue du conflit était acquise : Hiroshima et Nagasaki au Japon, villes ouvrières en Allemagne. Dans l'actuel conflit, il a fallu attendre à peine quelques semaines seulement pour voir des images de destructions énormes et des villes rasées.
Ainsi, contrairement à ceux qui prétendent que la guerre permettrait d’ouvrir un nouveau cycle d’accumulation capitaliste, signifiant ainsi la possibilité pour le capitalisme de trouver une "solution" à la crise, la réalité démontre que la guerre n’est qu’une destruction de forces productives, comme le disait déjà la Gauche communiste de France en 1945 : "La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l’époque où ces possibilités existaient [la période d’ascendance du capitalisme] et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement, qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines" en commençant par la population active. Les premières estimations de victimes font état de plus de 50 000 morts en Ukraine et d’environ 6 millions de réfugiés ; Zelensky parle de 100 soldats ukrainiens tués chaque jour et de 500 blessés (la plupart estropiés). Du côté russe, les pertes sont supérieures à celles de l’ensemble de la campagne d’invasion en Afghanistan. Les usines, les routes et les hôpitaux sont réduits en cendres. Selon la faculté d’économie de Kiev, les infrastructures civiles sont détruites chaque semaine pour un montant de 4,5 milliards de dollars.
Les bombardements et l’occupation militaire près de Tchernobyl ont fait craindre une contamination radioactive, mais l’ampleur du problème de la guerre et son impact environnementale va bien au-delà : "des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L’Ukraine occupe 6 % du territoire européen, mais contient 35 % de sa biodiversité, avec quelque 150 espèces protégées et de nombreuses zones humides" (ANCRAGE). De manière générale : "après l’armistice de 1918, des dizaines de tonnes d’obus abandonnés par les belligérants continuent de libérer leurs composés chimiques dans le sous-sol de la Somme et de la Meuse. Des millions de mines disséminées en Afghanistan ou au Nigeria contaminent en permanence les terres agricoles et condamnent la population à la peur et à la misère, sans parler de l’arsenal atomique qui représente une menace écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité". "La guerre industrielle est la matrice de toutes les pollutions (Le coût écologique exorbitant des guerres, un impensé politique [6] – Le Monde)".
Quant à l’impact de la guerre sur la crise économique, si lors de la précédente crise de 2008 de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi et certains leur maison parce qu’ils ne pouvaient pas payer leur hypothèque, cette guerre fait directement planer la perspective d’une famine dans plusieurs régions du monde, et pas seulement à cause de l’interruption du commerce des céréales et des semences vers les pays de la périphérie : la menace de la faim concerne directement les populations les plus fragiles économiquement aux États-Unis et dans d’autres pays centraux. La bourgeoisie ne peut pas continuer à compenser par la dette le déclin de la production qui s’est fortement aggravé depuis la pandémie, surtout avec une inflation élevée et durable et la pression du militarisme induite par la guerre en Ukraine. Biden, qui avait promis 30 milliards de soutien à l’économie, affirme désormais, comme l’ensemble des gouvernements d’Europe, que "le bon temps est fini".
Pourtant, ils n’ont aucun scrupule à augmenter de manière exorbitante les dépenses militaires (ce qui maintiendra également l’inflation à la hausse). Macron vient de déclarer que la France est entrée dans "une économie de guerre". En Allemagne, le gouvernement social-démocrate de Scholz, auquel participent les écologistes, a approuvé un budget supplémentaire de 100 milliards d’euros pour le réarmement, ce qui constitue un événement historique depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Japon prévoit d’augmenter son budget de défense à hauteur de 2 % de son PIB, ce qui en ferait la troisième puissance mondiale en matière de dépenses militaires, la deuxième et la première place étant occupées respectivement par la Chine, qui a augmenté ses dépenses de 4,7 % depuis 2020 (293 milliards de dollars cette année) et les États-Unis (801 milliards de dollars).
Une autre dimension de l’impact de la guerre sur la crise économique est l’accélération du processus de démondialisation (même si la guerre elle-même n’en est pas la cause), en premier lieu à travers les dommages importants portés au projet géostratégique militaire et commercial de la Chine et sa "nouvelle route de la soie". La pandémie avait déjà fortement accéléré la désorganisation de la production mondiale et la tendance à la "relocalisation", mais la guerre lui porte un nouveau coup majeur : des routes commerciales traversant la mer Noire sont fortement perturbées et de nombreuses entreprises ont été contraintes de quitter la Russie. Les bourgeoisies nationales des pays les plus désindustrialisés présentent déjà la tendance à la relocalisation comme une "chance" pour l’emploi et l’économie nationale mais l’OMC a déjà alerté sur les dangers d’un tel processus : la course à l’accumulation de matières premières dans chaque nation, loin de réduire l’insécurité de l’économie, risque au contraire de perturber davantage les chaînes d’approvisionnement et de ralentir significativement la production mondiale du fait du chacun pour soi. Il suffit de se souvenir des actes de piraterie auxquels se sont livrés les États pendant la "guerre des masques" pour s’en convaincre. Tout cela contribue à la crise logistique des pénuries, produisant le paradoxe apparent qu’une crise qui a son origine dans une surproduction généralisée engendre des pénuries de marchandises. Les conséquences de l’approfondissement de la crise pour la classe ouvrière sont d’ores et déjà la précarité la plus brutale et les licenciements dus aux faillites d’entreprises.
Il est difficile de savoir quel est l’état de la pandémie en Russie et en Ukraine. Comme en 1918 avec la grippe dite "espagnole", la guerre a certainement considérablement aggravé les ravages de l’infection. Il n’est toutefois pas déraisonnable de penser que si la bourgeoisie était déjà incapable de contenir la pandémie avant la guerre, comme en témoigne le fiasco du vaccin spoutnik, la situation est devenue totalement incontrôlable avec les conditions d’hygiène déplorables imposées par la guerre et de la destruction des infrastructures sanitaires. Mais la pandémie, bien qu’elle soit en définitive le produit de la détérioration du système et de son enfoncement dans la décomposition (ce qui annonce de nouvelles pandémies dans le futur), est un phénomène dans la vie du capitalisme que la classe dirigeante n’a pas consciemment décidé et qui s’impose à sa volonté. Au contraire, la guerre est une décision consciente et volontaire de la bourgeoisie, sa seule réponse à l’effondrement du capitalisme !
Comme l’avait déjà analysée Rosa Luxemburg pendant la Première Guerre mondiale, dans la décadence du capitalisme, tous les pays sont impérialistes. L’impérialisme est la forme prise par le capitalisme à un moment particulier de son évolution, celui de sa décadence. Chaque capital national défend bec et ongles ses intérêts sur la scène mondiale, même s’ils ne disposent pas tous de moyens équivalents.
La propagande bourgeoise dénonce, en Ukraine et en Occident, l’offensive et les crimes de guerre du dictateur Poutine et, du côté de la Russie, la "menace nazie" qui pèse sur l’Ukraine, tout comme, lors de la Première Guerre mondiale, le camp allié appelait à l’enrôlement contre le militarisme du Kaiser, et le camp opposé appelait à contrer l’expansionnisme du Tsar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, chaque camp avançait aussi ses justifications "légitimes" : l’antifascisme contre Hitler ou la défense de l’Allemagne contre l’écrasement dû aux "réparations" de guerre.
La bourgeoisie met également en avant que l’Ukraine est un petit pays victime de l’ours russe. Mais derrière l’Ukraine se trouvent l’OTAN et les États-Unis, et la Russie essaie aussi de chercher le soutien de la Chine. La guerre entre l’Ukraine et la Russie s’inscrit, à ce titre, dans un conflit plus large qui voit s’opposer la première puissance américaine à son challenger déclaré, la Chine. À l’origine de la guerre actuelle se trouve, en effet, la volonté des États-Unis de réaffirmer leur hégémonie mondiale en déclin depuis l’effondrement du bloc stalinien et, dernièrement, depuis le fiasco de Bush fils en Irak en 2003 et le retrait d’Afghanistan en 2021. À l’instar de ce que Bush (le père cette fois) a fait croire à Saddam Hussein en 1991, le gouvernement américain a fait état de la mobilisation des troupes russes à la frontière ukrainienne, affirmant clairement que si la menace d’invasion devait se produire, les États-Unis n’interviendraient pas, comme en Crimée en 2014. De son côté, le gouvernement russe ne pouvait tolérer que l’Ukraine rejoigne l’OTAN, après l’intégration d’une large partie de sa sphère d’influence historique (c-à-d. la Pologne, la Hongrie et les États baltes). Elle n’a donc eu d’autre choix que de mordre à l’hameçon américain avec l’idée initiale d’une action rapide pour imposer son veto aux ambitions de l’Ukraine. Toutefois, le soutien des États-Unis à Zelensky et leur pression sur les membres de l’OTAN pour qu’ils s’engagent dans la même direction ont embarqué la Russie dans un conflit d’usure plus long que prévu.
Le gouvernement américain tente ainsi d’exposer la faiblesse de l’impérialisme russe, pas à la hauteur d’une grande puissance mondiale au XXIe siècle, et de l’épuiser autant que possible. Par ailleurs, les États-Unis ont réussi à imposer leur discipline aux puissances européennes, en particulier face aux velléités d’indépendance de l’impérialisme français (Macron avait déclaré que "l’OTAN est en état de mort cérébrale") et de l’Allemagne, qui ont dû encaisser la diminution des livraisons de gaz russe et la fermeture du marché russe pour leurs propres marchandises suite aux sanctions, mais aussi le coût budgétaire du réarmement décidé sous la pression américaine. Mais, surtout, derrière le conflit ukrainien, l’objectif stratégique américain est d’affaiblir son principal challenger, l’impérialisme chinois. Les États-Unis ont réussi à rendre difficile tout soutien de la Chine à la Russie, faisant apparaître la principale puissance asiatique comme un partenaire peu fiable. En plus de bloquer également une région très importante pour le projet de nouvelle route de la soie, l’Amérique a fait une démonstration de force et de "stratégie diplomatique internationale" qui constitue un avertissement très explicite à l’égard de Pékin.
En somme, les États-Unis n’ont une fois de plus pas hésité à déchaîner un chaos qui annonce de nouvelles tempêtes plus graves encore pour défendre leurs sordides intérêts impérialistes et leur leadership mondial. L’affaiblissement de l’impérialisme russe, à long terme, pourrait entraîner la désintégration de la Russie en différents petits impérialismes dotés de l’arme nucléaire. De même, la mise au pas des puissances européennes conduit en fait à leur réarmement, en particulier de l’Allemagne, ce qui ne s’était pas produit depuis sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Xi Jinping voit ses nouvelles routes de la soie menacées de blocage et "l’allié stratégique" russe en grande difficulté. La véritable victime de cette guerre, cependant, n’est ni l’Ukraine, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Europe, mais la classe ouvrière, à qui l’on demande, en Occident mais aussi partout dans le monde, des sacrifices immenses au nom de l’effort de guerre et, au front, de faire le sacrifice suprême de la vie elle-même !
La classe ouvrière en Ukraine, déjà depuis la "révolution orange" en 2004, avait été entraînée à prendre parti dans les conflits entre fractions de la bourgeoisie et, depuis 2014, a été largement mobilisée sur le front contre la Russie. Aujourd’hui, les travailleurs sont envoyés sur le champ de bataille pour servir de chair à canon, tandis que leurs familles fuient désespérément la guerre quand elles ne sont pas massacrées dans les villes, les hôpitaux ou les gares. La classe ouvrière ukrainienne est aujourd’hui totalement vaincue et incapable de donner une réponse de classe à la situation et encore moins de soulever la perspective révolutionnaire comme dans la Russie ou l’Allemagne de la Première Guerre mondiale.
En Russie, contrairement aux spéculations de la presse internationale, Poutine n’a pas réussi à imposer la mobilisation générale de la population dans la guerre. Le prolétariat ne s’était déjà pas laissé entraîner directement dans la défense de la Russie lors des conflits nationalistes qui ont suivi l’éclatement de l’ex-URSS. Mais le fait qu’il n’ait pas pu jouer un rôle conscient dans l’effondrement du stalinisme en 1990 et se soit laissé emporter par les campagnes démocratiques sur la "mort du communisme" pèse sur la classe ouvrière dans tous les pays de l’Est, comme les illusions démocratiques lors du mouvement social en Pologne en 1980 l’ont très clairement illustré. En Russie, le poids du démocratisme pèse encore plus fortement maintenant en raison de la propagande des fractions bourgeoises opposées à l’autoritarisme de Poutine. Si des minorités isolées comme le KRAS défendent héroïquement une position internationaliste contre les deux camps belligérants, la classe ouvrière en Russie n’est pas non plus en mesure de prendre l’initiative d’une lutte contre la guerre dans la situation immédiate, bien que la situation concrète des luttes, des discussions et prises de conscience des travailleurs en Russie reste dans une large mesure un mystère.
Tout cela ne signifie pas, cependant, que le prolétariat mondial est vaincu. Ses principaux bataillons en Europe occidentale, où s’accumule l’expérience historique et récente des principales luttes contre le capitalisme, où ses minorités défendent et développent leur programme politique révolutionnaire, n’ont pas jusqu’à présent été entraînés dans la guerre. Ici aussi, la campagne anticommuniste a constitué un facteur clé du déclin de la combativité et de la conscience du prolétariat, une perte d’identité de classe ; bien que depuis 2003, nous ayons vu des expressions de diverses tentatives occasionnelles de développer une combativité, et l’émergence de minorités (même si elles demeurent très peu nombreuse).
Du reste, la bourgeoisie des pays centraux mène une véritable campagne idéologique démocratique pour soutenir la lutte ukrainienne contre le dictateur Poutine, notamment avec le slogan : "Des armes pour l’Ukraine". Les effets conjugués de la fragilité de la classe ouvrière depuis 1990 et de cette campagne conduisent à une démobilisation et à un sentiment d’impuissance face à la gravité de la situation. C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à une réaction immédiate de la classe ouvrière à la guerre dans ces pays non plus.
Même pendant la Première Guerre mondiale, la réponse ouvrière qui a mis fin à la guerre était la conséquence des luttes dans les usines de l’arrière contre la misère et les sacrifices imposés par la guerre. Dans la situation actuelle également, la bourgeoisie exige des sacrifices au nom de la guerre, en commençant par des économies d’énergie et en poursuivant par des restrictions salariales et des licenciements. La classe ouvrière, en particulier dans les pays centraux, sera obligée de se battre pour défendre ses conditions de vie. C’est dans cette lutte que se forgeront les conditions pour que le prolétariat retrouve son identité et sa perspective révolutionnaire. Dans la situation actuelle, cette lutte devra mener à la compréhension de la relation entre les sacrifices à l’arrière et le sacrifice suprême de la vie au front.
L’intervention des groupes révolutionnaires (et des minorités qui les entourent) dans la classe est indispensable. Lors de la Première Guerre mondiale, la Conférence internationaliste de Zimmerwald, censurée et, au départ, à peine connue de l’ensemble de la classe, a représenté un phare pour le prolétariat mondial au milieu de l’obscurité des champs de bataille. Bien qu’aujourd’hui les groupes révolutionnaires soient beaucoup moins reconnus dans la classe qu’à l’époque et que la situation soit différente (pas de guerre généralisée et pas de défaite du prolétariat), la méthode de Zimmerwald et la défense par les factions de gauche de la tradition et des principes historiques du prolétariat que la social-démocratie avait trahis sont encore tout à fait d’actualité. Le terrain de la défense de l’internationalisme prolétarien et de l’héritage de la gauche communiste est bien celui que réclame la "Déclaration commune des groupes de la gauche communiste" que nous publions sur notre site web et dans cette Revue.
Hic Rhodus, 05-07-2022
L'éclatement de la guerre en Ukraine, aux portes de l'Europe participe dangereusement à l'accumulation explosive des contradictions du capitalisme : désastre écologique, résurgence des pandémies, inflation ravageuse, guerres de plus en plus irrationnelles du point de vue même de la bourgeoisie, alliances de plus en plus circonstancielles dominées par le chacun pour soi, déstabilisation de parties grandissantes du globe, dislocation et fragmentation sociales, exodes migratoires, etc. Dans la situation actuelle, comme face à la Première Guerre mondiale, le but de la lutte de la classe ouvrière ne peut être que le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale. La survie même de l'humanité en dépend.
Face à la Première Guerre mondiale, face à la saignée et des sacrifices économiques énormes, la classe ouvrière avait pu se relever de la trahison des partis sociaux-démocrates qui l'avaient embrigadée dans le conflit mondial. Cela n'avait pas été possible face à la Seconde Guerre mondiale, les principaux détachements du prolétariat ayant été laminés par la contre-révolution stalinienne, écrasés lors de la défaite de la révolution en Allemagne et soumis à la férule du fascisme, embrigadés dans la défense de la démocratie et de l'antifascisme.
Depuis la reprise historique des combats de classe en 1968, le prolétariat n'a pas subi de défaite telle que la bourgeoisie serait en mesure de faire accepter aujourd'hui à ses bataillons les plus concentrés et expérimentés du cœur du capitalisme les attaques résultant de l'aggravation de la crise économique mondiale, du coût économique des guerres -en particulier en Ukraine- et du renforcement du militarisme partout dans le monde ; mais aussi les conséquences économiques du dérèglement climatique, de la désorganisation mondiale la production, etc.
Toutes les fractions du prolétariat mondial ne se trouvent pas dans la même relation de force face à la bourgeoisie. Le prolétariat en Ukraine, en se faisant embrigader derrière le drapeau de la défense nationale a subi une défaite politique majeure, amplifiée et aggravée par les massacres de la guerre. Le prolétariat en Russie, dont la situation n'est pas aussi critique, n'a néanmoins pas les moyens de s'opposer sur son terrain de classe à la Guerre en Ukraine, loin de là.
C'est de façon inégale suivant les différentes régions du monde que s'est développé le capitalisme. Il en a été de même pour le prolétariat qui est le produit de ce système. De ce fait, au début du 20e siècle, avec la constitution du marché mondial et l'entrée du capitalisme dans sa crise historique, il existe des disparités considérables entre les différentes fractions du prolétariat mondiale. Dans le cœur historique du capitalisme, en Europe occidentale, là où les concentrations de la classe ouvrièresont les plus anciennes, celle-ci a vécu des expériences historiques irremplaçables conférant à sa lutte de classe une force potentielle qui n'existe dans aucun autre pays au monde. Pas même aux États-Unis qui ont pourtant surpassé les autres puissances durant le 20e siècle et encore moins en Chine malgré son accession fulgurante au 2e rang mondial au 21e siècle.[1] L'Europe occidentale, qui sera le terrain d'affrontement des fractions de la bourgeoisie et du prolétariat les plus expérimentés au monde, sera déterminante pour le processus de généralisation mondiale de la lutte de classe.
L'histoire même de la lutte de classe atteste du rôle déterminant que sera appelé à jouer le prolétariat d'Europe occidentale
Ce qui distingue le prolétariat d'Europe occidentale des autres fractions du prolétariat mondial se rapporte aux expériences historiques, à la concentration, la conscience historique, la résistance aux mystifications de la bourgeoisie et en particulier la mystification démocratique.
Le rappel des expériences les plus "célèbres" est édifiant :
En fait, les luttes en Pologne ont constitué le point culminant de la reprise internationale des combats de la classe ouverte en 1968 en France. Elles ont témoigné d'un niveau d'auto-organisation de la lutte inégalé depuis la vague révolutionnaire de 1917-23, ce qui, au premier regard, semble invalider notre analyse mettant au cœur de la perspective révolutionnaire l'importance déterminante du prolétariat d'Europe occidentale. En réalité, notre analyse a été confirmée par la manière dont elles ont été défaites par la bourgeoisie mondiale, avec au centre de son dispositif contre la classe ouvrière en Pologne, l'enfermement du prolétariat polonais derrière la mystification du syndicalisme "libre" et des revendications démocratiques, au moyen de la "prise en charge, tant matérielle que politique, par la gauche et les syndicats de l'Ouest, de la mise en place de l'appareil de "Solidarnosc" (envois de fonds, de matériels d'impression, de délégations chargées d'enseigner au nouveau-né les diverses techniques de sabotage des luttes...)"[4]
La manière dont la bourgeoise est venue à bout de cette fraction du prolétariat mondial illustre l'existence de faiblesses profondes de la classe ouvrière, communes à tous les pays de l'ex bloc de l'Est s'exprimant par le poids des illusions démocratiques, et même de la religion. Ces faiblesses sont restées très vivaces après l'effondrement du bloc de l'Est dans la mesure où, bien souvent, ce sont des régimes "autoritaires" de droite qui ont remplacé les régimes totalitaires staliniens.
Ainsi, l'épisode des luttes de classe en Pologne, loin de constituer un contre-exemple à l'importance du prolétariat d'Europe occidentale vient au contraire l'illustrer. C'est la raison pour laquelle nous pensons plus globalement que, pour les raisons historiques avancées précédemment, "l’épicentre du séisme révolutionnaire à venir se trouvera placé dans le cœur industriel de l’Europe occidentale où sont réunies les conditions optimales de la prise de conscience et de la capacité de combat révolutionnaire de la classe, ce qui confère au prolétariat de cette zone un rôle d’avant-garde du prolétariat mondial."[5]
C'est également pour ces raisons que des zones comme le Japon et l’Amérique du nord, bien qu'elles réunissent la plupart des conditions matérielles nécessaires à la révolution, ne sont pas pour autant les plus favorables au déclenchement du processus révolutionnaire du fait du manque d’expérience et de l’arriération idéologique du prolétariat de ces pays. C’est particulièrement clair en ce qui concerne le Japon, mais c’est aussi valable, dans une certaine mesure en Amérique du nord où le mouvement ouvrier s’est développé comme appendice du mouvement ouvrier d’Europe et avec des spécificités comme le mythe de “la frontière”[6] ou encore, pendant toute une période, le niveau de vie de la classe ouvrière le plus élevé du monde, … permettant à la bourgeoisie de s'assurer une emprise idéologique sur les ouvriers beaucoup plus solide qu’en Europe.
Quant au prolétariat en Chine, le plus nombreux au monde (la Chine étant l'atelier de la planète) son nombre ne compense en rien son inexpérience[7] et sa vulnérabilité extrême (plus encore que dans les pays de l'Est) à toutes les manœuvres que la bourgeoisie lui opposera, notamment la mise en place de syndicats "libres", lorsque le besoin s'en fera sentir.
La reconnaissance de telles différences ne signifie pas que la lutte de classe, ou l’activité des révolutionnaires, n’a pas de sens dans les autres régions du monde autres que l'Europe de l'Ouest. En effet, la classe ouvrière est mondiale, sa lutte de classe existe partout où se font face prolétaires et capital. Les enseignements des différentes manifestations de cette lutte sont valables pour toute la classe ouvrière quel que soit le lieu où elles prennent place[8].
Plus que jamais et malgré de très importantes difficultés qu'il connait actuellement et qui affectent l'ensemble du prolétariat mondial, le prolétariat d'Europe occidentale, détient la clé pour qu'un renouveau mondial de la lutte de classe soit capable de prendre la voie de la révolution mondiale. Pour toutes ces raisons et contrairement à ce que Lénine avait généralisé hâtivement à partir de l'exemple de la révolution russe, ce n’est pas dans les pays où la bourgeoisie est la plus faible (le “maillon le plus faible de la chaîne capitaliste”) que se déclenche d’abord un tel mouvement qui s’étendra par la suite aux pays les plus développés.[9] Dans ceux-ci, le prolétariat n'aurait pas seulement face à lui sa propre bourgeoisie, mais sous une forme ou une autre, la bourgeoisie mondiale se chargeant de le museler.
À la fin des années 1960, aux États-Unis, les protestations contre la guerre du Vietnam et le refus de beaucoup de jeunes ouvriers d'aller se battre pour le drapeau constituent un signe indirect avant-coureur de l'ouverture d'un nouveau cours mondial de la lutte de classe marquant la fin d'un demi-siècle de contre-révolution.
Depuis la reprise historique des combats de classe en 1968, et pendant toute la période où le monde a été divisé en deux blocs impérialistes rivaux, si la Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu c'est parce que la classe ouvrière des principaux pays industrialisés d'Europe et aux États-Unis –non battue, non soumise idéologiquement à la bourgeoisie- n'était pas prête à accepter les sacrifices de la guerre, sur les lieux de production ou au front.[10]
Néanmoins, si la nouvelle dynamique mondiale vers des affrontements de classe décisifs interdisait à la bourgeoisie de marcher vers la guerre mondiale, des guerres "locales" ont éclaté partout où le prolétariat ne représentait pas une force sociale à même d'y faire obstacle. Ces guerres ont opposé entre elles des troupes de professionnels ou de mercenaires au service des grandes puissances, dans des pays où le prolétariat local non seulement n'avait pas la force de s'y opposer par sa propre lutte de classe, mais où il se trouvait enrôlé de force ou par consentement dans l'un ou l'autre des camps en présence. Mais ce n'est nullement un hasard si aucun de ces conflits n'a impliqué le prolétariat sous l'uniforme des pays d'Europe occidentale.
Depuis l'effondrement des blocs, plus encore que dans la période précédente, les guerres locales ont été omniprésentes, meurtrières et dévastatrices. Mais face à aucune de celles-ci le prolétariat des pays d'Europe occidentale n'était mobilisable par la bourgeoisie.
Et lorsque ces pays ont directement fomenté des guerres comme en ex-Yougoslavie en 1991, ce sont toujours des soldats professionnels qui ont été mobilisés, dont une partie, il est vrai, est constitué de fils de prolétaires n'ayant pas trouvé à vendre leur force de travail. Mais le plus souvent et justement de ce fait, ces troupes étaient cantonnées dans le rôle de forces dites "d'interposition".
Il est à cet égard significatif que c'est avec prudence et circonspection qu'aux États-Unis, où le prolétariat ne représente pourtant pas la même force politique qu'en Europe occidentale, la bourgeoisie a pu faire appel à la troupe des conscrits (prolétaires sous l'uniforme) pour ses expéditions guerrières. Néanmoins, dans ce pays, le traumatisme de la guerre du Vietnam n'a pas été effacé et la population (surtout la classe ouvrière en son sein) reste sensible à l'envoi sur des théâtres d'opération des troupes constituées de prolétaires en uniforme. La Deuxième Guerre en Irak (2003) a constitué sur ce plan un nouvel avertissement pour la bourgeoisie qui avait tendance à penser que le syndrome du Vietnam s'était évanoui. Après un an d'occupation de l'Irak par les troupes américaines, "le climat d'insécurité permanente des troupes et le retour des "body bags" ont singulièrement refroidi l'ardeur patriotique -quand même relative- de la population, y compris au cœur de "l'Amérique profonde".[11]
Depuis lors, pour Obama (vis-à-vis de la Syrie) et plus encore pour Trump (partout) c'est la doctrine "no boots on the ground" (pas de troupes sur le terrain) qui fixe leurs limites aux interventions militaires américaines.
Pour toutes les raisons qui précèdent, il est inimaginable que, dans la situation actuelle, un ou des pays de l'Europe de l'Ouest se lancent dans une offensive comme l'a fait la Russie en Ukraine.
De la même manière que nous avons expliqué les raisons de la non implication du prolétariat d'Europe de l'Ouest dans des conflits guerriers depuis la fin des années 1960, il convient de comprendre pourquoi le prolétariat de certains pays a directement été embrigadé dans la guerre, comme en Ukraine ou ne s'est pas opposé à celle-ci comme en Russie.
Le contexte du bloc de l'Est
Dans les années 1980, le prolétariat industriel de l'URSS était l'un des plus importants du monde. Les travailleurs du Donbass en Ukraine ont alors (milieu des années 1980) mené des luttes qui pouvaient faire penser que le prolétariat de l'Est prenait l'initiative. Le summum a été atteint avec les luttes en Pologne en 1970, 1976 et 1980 qui ont vu les mobilisations massives dont nous avons parlé plus haut. Dans cette partie du monde, en revanche, le poids de la contre-révolution incarné par l'existence de régimes politiques totalitaires -certes rigides et fragiles- rendait le prolétariat beaucoup plus vulnérable aux mystifications démocratiques, syndicales, nationalistes et même religieuses.
Durant l'été 1989, 500.000 mineurs du Donbass (Ukraine) et du sud de la Sibérie (l'URSS existait encore et l'Ukraine en faisait partie) se sont battus pour leurs revendications sur leur terrain de classe dans le plus grand mouvement depuis 1917. Mais le mouvement était alors marqué (comme cela avait été le cas de la lutte en Pologne en 1980) par les illusions démocratiques qui ont fini par l'emporter vers les impasses de la lutte contre le totalitarisme, de la revendication de l'"autonomie" des entreprises pour qu'elles puissent vendre la partie du charbon non remis à l'État.[12]
Face à l'effondrement du bloc stalinien, au lieu de luttes de classe de masse du prolétariat, on a vu des mouvements marqués par le poids du nationalisme séparatiste vis-à-vis de l'URSS et par des illusions démocratiques. Les mêmes faiblesses ont marqué le chaos qui a régné dans la Fédération de Russie dans les années 1990.
L'un des éléments les plus significatifs de la faiblesse du prolétariat à l'Est était l'incapacité, face aux moments les plus forts de la lutte de classe comme en Pologne en 1980, à susciter une réflexion de la part de minorités leur permettant de s'orienter vers les positions de la Gauche communiste.
Après l'effondrement du bloc de l'Est
Le cas de l'Ukraine
Le prolétariat ukrainien est très faiblement développé. En effet, en dehors du bassin minier et des quelques centres industriels à Kiev, Kharkov ou Dniepropetrovsk, l'agriculture artisanale prédomine. Une telle situation s'est encore accentuée au cours des années 1990, comme nous l'avons signalé dans un article publié en 2006 :
"Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1% de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41%. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47%, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2% ; oblast de Zakarpate 58,9%). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté." [13]
En 1993, après l'indépendance de l'Ukraine, les travailleurs de la région industrielle de Pridneprovie, étaient pourtant parvenus à se mobiliser sur leur terrain de classe, forçant la démission du président Kuchma et la tenue d'élections générales. Mais, déjà en 2004, le prolétariat s'est laissé entraîner dans les grèves patronales et la lutte entre fractions de la bourgeoisie dans la soi-disant "révolution orange" où la confrontation entre l'option pro-russe et pro-USA s'est imposée. Depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, cette situation a déjà conduit à des affrontements armés dans lesquels les prolétaires ont été entraînés.
Face à la guerre actuelle en Ukraine, il y a une mobilisation de la population, y compris du prolétariat. La "défense de la patrie" a pris le pas sur toute autre considération.
Le cas de la Russie
L'importance du prolétariat en Russie pour le prolétariat mondial est plus grande que celle du prolétariat en Ukraine. Et si tout ce que nous avons dit sur les faiblesses du prolétariat dans les pays de l'Est peut lui être appliqué, il n'a cependant pas été directement mobilisé dans les affrontements entre fractions de la bourgeoisie ; même s'il existe certainement un poids important des illusions démocratiques, que l'arrivée de Poutine et l'imposition d'un nouveau totalitarisme ont considérablement renforcées.
Malgré de telles faiblesses, ce prolétariat n'était cependant pas mobilisable. C'est à la fois la cause et la conséquence du délitement de l'Armée rouge en Afghanistan : "les autorités ne peuvent compter sur l'obéissance de l'Armée "rouge" elle-même. Dans celle-ci, les soldats appartenant aux différentes minorités qui aujourd'hui réclament leur indépendance sont de moins en moins disposés à se faire tuer pour garantir la tutelle russe sur ces minorités. En outre, les russes eux-mêmes rechignent de plus en plus à assumer ce genre de travail. C'est ce qu'ont démontré des manifestations comme celle du 19 janvier à Krasnodar, dans le Sud de la Russie, dont les slogans montraient clairement que la population n'est pas prête à accepter un nouvel Afghanistan, manifestations qui ont contraint les autorités à libérer les réservistes mobilisés quelques jours auparavant."[14]
En Russie, la guerre n'implique pas encore la mobilisation de l'ensemble de la population et si, en son sein, sont recrutés des soldats "de remplacement", c'est sous couvert de participation à des "manœuvres militaires". L'allusion à la guerre même est censurée dans les médias russes, où l'on ne parle que d'une "opération spéciale" en Ukraine. Et contrairement à l'atmosphère de patriotisme en Ukraine, il n'y a pas de manifestations connues de soutien public à la guerre en Russie (à part, évidemment, les cérémonies officielles orchestrées par la clique poutinienne).
Néanmoins, pour les raisons évoquées ci-dessus, il n'y a actuellement aucune possibilité que le prolétariat en Russie ait seul la force de mettre fin à la guerre, et sa réponse future à la situation reste jusqu'à présent difficile à prévoir précisément.
Durant la période des années 1968/80 jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation de celui de l'Ouest, le développement de la combativité et de la réflexion du prolétariat mondial, dans les pays centraux en particulier, s'était opérée au sein d'une dynamique faite de la succession de trois vagues de luttes, les deux premières stoppées momentanément par les manœuvres et stratégies de la bourgeoisie pour y faire face. La troisième, pour sa part, allait se heurter aux conséquences de l'effondrement du bloc de l'Est provoquant un profond recul de la lutte de classe du fait des campagnes de la bourgeoisie sur "la mort du communisme" et aussi à cause des conditions plus difficiles de la lutte de classe dans la phase de décomposition[15] du capitalisme ainsi ouverte. En effet, comme nous l'avons déjà mis en évidence, la décomposition du capitalisme affecte profondément les dimensions essentielles de la lutte de classe : - l’action collective, la solidarité ; - le besoin d’organisation ; - les rapports qui fondent toute vie en société en les déstructurant ; - la confiance dans l’avenir et en ses propres forces ; - la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie.[16]
Malgré ces difficultés, la classe ouvrière n'avait pas disparu ainsi que l'illustrèrent un certain nombre de tentatives de la lutte de classe pour se frayer un chemin : 2003 (secteur public en Europe, en France en particulier ; 2006 (Lutte contre le CPE en France : mobilisation des jeunes générations de la classe ouvrière contre la précarité) ; 2011 (Mobilisation des "indignés" qui témoigne d'une ébauche de réflexion globale sur la faillite du capitalisme) ; 2019 (France mobilisation contre la réforme des retraites) [17] ; fin 2021 / début 2022 (montée de la colère et développement de la combativité aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée malgré l'effet de sidération provoqué par la Pandémie)[18].
Quelles qu'aient été les difficultés confrontées par le prolétariat durant toute cette période, en particulier depuis 1990, il n'a pas subi de défaite dans les principaux pays industrialisés, ce qui implique qu'il pourra être à même de reprendre son combat de classe pour le porter à un niveau supérieur face la déferlante inédite d'attaques qui vont affecter de plus en plus durement toutes ses fractions dans tous les pays du monde, dans tous les secteurs.
L'irruption de la guerre aux portes de l'Europe vient une nouvelle fois alerter le prolétariat mondial par rapport à ce que les révolutionnaires avaient déjà mis en avant face à la Première Guerre mondiale : tant que le capitalisme ne sera pas renversé, l'humanité sera menacée des pires catastrophes et, en fin de compte, de disparition. "Friedrich Engels a dit un jour : "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie." Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? (…) Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation –sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences" (La crise de la social-démocratie – 1915 ; Rosa Luxemburg). Dans la période actuelle, le dilemme face auquel la société est placée est plus précisément "socialisme ou disparition de l'humanité".
C'est pourquoi l'attitude de l'avant-garde révolutionnaire face à la Première Guerre mondiale doit absolument être aujourd'hui une source d'inspiration pour la défense de l'internationalisme conséquent qui n'a de sens qu'avec la mise en avant de la nécessité de renverser le capitalisme.
L'internationalisme prolétarien n'est pas, comme l'a montré l'expérience de l'effondrement de la IIe Internationale face à la guerre mondiale, une déclaration d'intentions ou un slogan pacifiste. L'internationalisme prolétarien est la défense de la guerre de classe contre la guerre impérialiste et la défense de la tradition historique des principes du mouvement ouvrier, incarnée par la Gauche communiste. La conférence de Zimmerwald[19] -particulièrement les débats et confrontations des différentes positions lors de cette Conférence et la clarification politique qui en a découlé- doit constituer aujourd'hui une source d'inspiration pour les révolutionnaires conséquents pour assumer leurs responsabilités tant dans le regroupement des forces authentiquement prolétariennes que dans la confrontation ouverte, fraternelle et sans concession des divergences qui existent entre eux.
En ce sens il est nécessaire de clarifier que les conditions confrontées aujourd'hui par le prolétariat sont différentes de celle du premier conflit mondial afin d'en tirer les conséquences pour l'intervention des révolutionnaires :
En 1981, la capacité de la bourgeoisie mondiale à infliger une défaite au prolétariat polonais en exploitant les illusions démocratiques et syndicales de cette fraction du prolétariat mondial avait amené le CCI à faire la critique de la théorie de Lénine dite du maillon le plus faible de la chaine impérialiste, pour laquelle un pays où la bourgeoisie est moins développée présente les meilleures possibilités pour une révolution victorieuse. C'est l'inverse qui est vrai. Il reviendra au prolétariat de l'Europe de l'Ouest d'affronter les fractions mondiales de la bourgeoisie les plus expérimentées. C'est du résultat de cette confrontation que dépendra l'embrasement révolutionnaire mondial.
Silvio, 02-07-2022
[1] Lire notre article, Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation [9] de la lutte de classe (1982) ; Revue internationale n° 31
[2] Lire notre article A propos du 140e anniversaire de la Commune de Paris [10], Revue internationale n° 146.
[3] Lire notre article Grève de masse en Pologne 1980: une nouvelle brèche s'est ouverte [11], Revue internationale n° 23.
[4] Lire notre article Après la répression en Pologne : perspectives des luttes de classe mondiales [12]. Revue internationale n° 29.
[5] Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte des classes (1982) [9]
[6] Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis fut l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine – aux dépens, évidemment, des tribus indiennes autochtones. L’espoir que représentait la Frontière a marqué fortement l’esprit et l’idéologie en Amérique.
[7] Les communes de Shanghai et Canton, écrasées dans le sang en 1927 par le Kouo-Min-Tang avec la complicité de l'Internationale Communiste stalinisée n'a pu laisser que des traces infimes dans la mémoire de la classe ouvrière. Il faudra des bouleversements sociaux considérables pour que ces expériences redeviennent des facteurs actifs du développement de la conscience de classe du prolétariat en Chine.
[8] Comme les luttes en Argentine en 1969 (Le cordobazo), en Égypte, en Afrique du Sud tant sous l'Apartheid que sous Nelson Mandela, …
[9] Lire notre article Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte des classes (1982) [9]
[10] Lire notre article Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019) [13] ; Revue internationale n°164.
Il y a cinquante ans, Mai 68, 2ème partie - Les avancées et les reculs de la lutte de classe depuis 1968 [14] ; Revue internationale n°161.
[11] Arrestation de Saddam Hussein, pourparlers de paix sur la Palestine : Il n'y aura pas de paix au Moyen-Orient [15]. Revue internationale n° 116
[12] Editorial : Chine, Pologne, Moyen-Orient, grèves en URSS et aux Etats-Unis [16] ; Revue internationale 59
[13] À propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie [17]. Revue internationale n° 126.
[14] Lire notre article Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [18] ; Revue internationale n° 61
[15] Lire les thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [19] ; Revue internationale n° 107
[16] "L’action collective, la solidarité, trouvent en face d’elles l’atomisation, le 'chacun pour soi', la 'débrouille individuelle' ; le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ; la confiance dans l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le 'no future' ;
la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [19], Revue internationale n° 107)
[17] Lire nos articles :
Tract international du CCI, Contre les attaques de la bourgeoisie, nous avons besoin d’une lutte unie et massive! [21]
[19] Zimmerwald (1915-1917) : de la guerre à la révolution [22]
[20] TO sur Militarisme et décomposition (mai 2022) [5]
[21] "Ce mot d'ordre a été mis en avant par Lénine au cours de la première guerre mondiale. Il répondait à la volonté de dénoncer les tergiversations des éléments "centristes" qui, bien que d'accord "en principe" pour rejeter toute participation à la guerre impérialiste, préconisaient cependant d'attendre que les ouvriers des pays "ennemis" soient prêts à engager le combat contre celle-ci avant d'appeler ceux de "leur" propre pays à en faire autant. A l'appui de cette position, ils avançaient l'argument que, si les prolétaires d'un pays devançaient ceux des pays ennemis, ils favoriseraient la victoire de ces derniers dans la guerre impérialiste. Face à cet "internationalisme" conditionnel, Lénine répondait très justement que la classe ouvrière d'un pays n'avait aucun intérêt en commun avec "sa" bourgeoisie, précisant, en particulier, que la défaite de celle-ci ne pouvait que favoriser son combat, comme on l'avait déjà vu lors de la Commune de Paris (résultant de la défaite face à la Prusse) et avec la révolution de 1905 en Russie (battue dans la guerre contre le Japon). De cette constatation, il concluait que chaque prolétariat devait "souhaiter" la défaite de "sa" propre bourgeoisie. Cette dernière position était déjà erronée à l’époque, puisqu'elle conduisait les révolutionnaires de chaque pays à revendiquer pour "leur" prolétariat les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne, alors que c'est au niveau mondial et, dans un premier temps, dans les grands pays avancés (qui étaient tous impliqués dans la guerre) que la révolution devait avoir lieu. Cependant, chez Lénine, la faiblesse de cette position n'a jamais conduit à une remise en cause de l'internationalisme le plus intransigeant". Polémique : le milieu politique prolétarien face à la guerre du golfe [23] ; Revue internationale n° 64.
Le CCI a adopté les thèses sur "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [19]" (Revue Internationale n° 62 et n° 107) en mai 1990 quelques mois après l'effondrement du bloc de l'Est qui allait précéder l'effondrement de l'Union Soviétique. Le piège tendu par les États-Unis à Saddam Hussein qui a conduit ce dernier à envahir le Koweït début août 1990 et la concentration qui s'en est suivie des forces américaines en Arabie saoudite constituaient une première conséquence de la disparition du bloc de l'Est, la tentative de la puissance américaine de resserrer les rangs de l'Alliance atlantique menacée de désagrégation du fait de la disparition de son adversaire de l'Est. C'est à la suite de ces événements, qui préparaient l'offensive militaire contre l'Irak des principaux pays occidentaux sous la direction des États-Unis, que le CCI à discuté et adopté un texte d'orientation sur "Militarisme et décomposition [27]" en octobre 1990 (Revue Internationale n° 64) qui était un complément aux thèses sur la décomposition.
Au 22e congrès international, en 2017, le CCI a adopté une actualisation des thèses sur la décomposition ("Rapport sur la décomposition aujourd’hui [28]", Revue Internationale n° 164) qui, fondamentalement, confirmait le texte adopté 27 ans auparavant. Aujourd'hui, la guerre en Ukraine nous conduit à produire un document complémentaire sur la question du militarisme similaire à celui d'octobre 1990 dont il constitue une actualisation. Une telle démarche est d'autant plus nécessaire que l'erreur que nous avons commise en ne prévoyant pas le déclenchement de cette guerre résultait d'un oubli de notre part du cadre d'analyse que le CCI s'était donné depuis plusieurs décennies sur la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme.
1) Le texte "Militarisme et décomposition [27]" de 1990, dans son point 1, rappelle le caractère vivant de la méthode marxiste et la nécessité de confronter en permanence les analyses que nous avons pu faire par le passé avec les nouvelles réalités qui se présentent à nous, soit pour en faire la critique, soit pour les confirmer, soit pour les ajuster et préciser. Il n'est pas nécessaire d'y revenir plus dans le présent texte. En revanche, face aux interprétations erronées de la guerre actuelle en Ukraine qui nous sont fournies par certains "experts" bourgeois mais aussi par la majorité des groupes du Milieu politique prolétarien (MPP), il est utile de revenir sur les bases de la méthode marxiste concernant la question de la guerre, et plus généralement sur le matérialisme historique.
A la base de celui-ci il y a l'idée que : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées." (Marx, "Avant-propos à la critique de l'économie politique"). Cette prééminence de la base matérielle économique sur les autres aspects de la vie de la société a souvent fait l'objet d'une interprétation mécanique et réductionniste. C'est un fait qu'Engels relève et critique dans une lettre à Joseph Bloch de septembre 1890 (et dans beaucoup d'autres textes) : "D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (…)".
Évidemment, on ne peut demander aux "experts" de la bourgeoisie de se baser sur la méthode marxiste. En revanche, il est attristant de constater que beaucoup d'organisations qui se revendiquent explicitement du marxisme et qui défendent effectivement cette méthode pour ce qui concerne les principes fondamentaux du mouvement ouvrier, comme l'internationalisme prolétarien, se rattachent, pour ce qui concerne l'analyse des causes des guerres, non pas à la vision défendue par Engels mais à celle qu'il critique. C'est ainsi que, à propos de la guerre du Golfe de 1990-91,nous avons pu lire ce qui suit : "Les États-Unis ont défini sans fard l’'intérêt national américain' qui les faisait agir : garantir un approvisionnement stable et à un prix raisonnable du pétrole produit dans le Golfe : le même intérêt qui les faisait soutenir l'Irak contre l'Iran les fait soutenir maintenant l'Arabie Saoudite et les pétromonarchies contre l'Irak." (Tract du PCI – Le Prolétaire) Ou encore : "En fait, la crise du Golfe est réellement une crise pour le pétrole et pour qui le contrôle. Sans pétrole bon marché, les profits vont chuter. Les profits du capitalisme occidental sont menacés et c'est pour cette raison et aucune autre que les États-Unis préparent un bain de sang au Moyen-Orient..." (Tract de la CWO, section de la Tendance Communiste Internationaliste au Royaume-Uni). Une analyse complétée par la section de la TCI en Italie, Battaglia Comunista : "Le pétrole, présent directement ou indirectement dans presque tous les cycles productifs, a un poids déterminant dans le procès de formation de la rente monopoliste et, en conséquence, le contrôle de son prix est d'une importance vitale (...) Avec une économie qui donne clairement des signes de récession, une dette publique d'une dimension affolante, un appareil productif en fort déficit de productivité par rapport aux concurrents européens et japonais, les États-Unis ne peuvent le moins du monde se permettre en ce moment de perdre le contrôle d'une des variables fondamentales de toute l'économie mondiale : le prix du pétrole." Ce qui s'est passé depuis plus de 30 ans au Moyen-Orient est venu démentir une telle analyse. Les différentes aventures des États-Unis dans cette région (comme la guerre initiée en 2003 par l'administration Bush junior) ont eu pour la bourgeoisie américaine un coût économique incomparablement supérieur à tout ce qu'a pu lui rapporter le contrôle du prix du pétrole (si tant est qu'elle ait pu exercer un tel contrôle grâce à ces guerres).
Aujourd'hui, la guerre en Ukraine ne saurait avoir des objectifs directement économiques. Ni pour la Russie qui a déclenché les hostilités le 24 février 2022, ni pour les États-Unis qui, depuis plus de deux décennies, ont profité de l'affaiblissement de la Russie à la suite de l'effondrement de son empire en 1989 pour pousser l'extension de l'OTAN jusqu'aux frontières de ce pays. La Russie, si elle parvient à établir son contrôle sur de nouvelles portions de l'Ukraine, sera confrontée à des dépenses pharamineuses pour reconstruire des régions qu'elle est en train de ravager. Par ailleurs, à terme, les sanctions économiques qui se mettent en place de la part des pays occidentaux, vont affaiblir encore son économie déjà peu florissante. Du côté occidental, ces mêmes sanctions vont avoir un coût considérable également, sans compter l'aide militaire à l'Ukraine qui se chiffre déjà en dizaines de milliards de dollars. En réalité, la guerre actuelle constitue une nouvelle illustration des analyses du CCI pour ce qui concerne la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme et plus particulièrement dans la phase de décomposition qui constitue le point culminant de cette décadence.
2) Depuis le début du 20e siècle, le mouvement ouvrier a mis en évidence que l'impérialisme et la guerre impérialiste constituaient la manifestation la plus significative de l'entrée du mode de production capitaliste dans sa phase de déclin historique, de sa décadence. Ce changement de période historique comportait une modification fondamentale dans les causes des guerres. La Gauche communiste de France a précisé de façon lumineuse les traits de cette modification :
Cette analyse, formulée en 1945, s'est révélée fondamentalement valable depuis, même en l'absence d'une nouvelle guerre mondiale. Depuis cette époque, le monde a connu plus d'une centaine de guerres qui ont provoqué au moins autant de morts que la Seconde Guerre mondiale. Une situation qui s'est poursuivie, et même intensifiée après l'effondrement du bloc de l'Est et la fin de la "Guerre froide" qui constituaient la première grande manifestation de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. Notre texte de 1990 l'annonçait déjà : "La décomposition générale de la société constitue la phase ultime de la période de décadence du capitalisme. En ce sens, dans cette phase ne sont pas remises en cause les caractéristiques propres à la période de décadence : la crise historique de l'économie capitaliste, le capitalisme d'État et, également, les phénomènes fondamentaux que sont le militarisme et l'impérialisme. Plus encore, dans la mesure où la décomposition se présente comme la culmination des contradictions dans lesquelles se débat de façon croissante le capitalisme depuis le début de sa décadence, les caractéristiques propres à cette période se trouvent, dans sa phase ultime, encore exacerbées. (…) De même que la fin du stalinisme ne remet pas en cause la tendance historique au capitalisme d'État, dont il constituait pourtant une manifestation, la disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l'emprise de l'impérialisme sur la vie de la société. La différence fondamentale réside dans le fait que, si la fin du stalinisme correspond à l'élimination d'une forme particulièrement aberrante du capitalisme d'État, la fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l'impérialisme." La guerre du Golfe en 1990-91, celles dans l'ex Yougoslavie tout au long des années 1990, la guerre en Irak à partir de 2003 qui a duré 11 ans, celle en Afghanistan qui s'étale sur une vingtaine d'années et bien d'autres encore de moindre importante, notamment en Afrique, sont venu confirmer cette prévision.
Aujourd'hui, la guerre en Ukraine, c'est-à-dire au cœur de l'Europe, est venue une nouvelle fois illustrer cette réalité et à une échelle bien plus vaste encore. Elle constitue une confirmation éloquente de la thèse du CCI sur la complète irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme du point de vue des intérêts globaux de ce système (voir le texte "Signification et impact de la guerre en Ukraine [2]", Revue Internationale n° 168, adopté en mai 2022).
3) En fait, même si la distinction entre les guerres du 19e siècle et celles du 20e siècle, telle qu'elle est faite dans le texte de 1945 de la GCF, est parfaitement valable, même si est globalement juste l'idée que "La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l'activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente)", on ne peut attribuer une cause directement économique à chacune des guerres du 19e siècle. Par exemple, les guerres napoléoniennes ont eu un coût catastrophique pour la bourgeoisie française ce qui, en fin de compte, l'a affaiblie de façon considérable face à la bourgeoisie anglaise facilitant le chemin de cette dernière vers sa position dominante du milieu du 19e siècle. Il en est de même de la guerre de 1870 entre la Prusse et la France. Dans ce dernier cas, Marx (dans la "Première adresse du Conseil Général sur la guerre franco-allemande") reprend le terme de "guerre dynastique" utilisé par les ouvriers français et allemands pour qualifier cette guerre. Du côté allemand, le roi de Prusse visait à se constituer un empire en regroupant autour de sa couronne la multitude de petits États germaniques qui, auparavant, n'avaient réussi qu'à constituer une union douanière (Zollverein). L'annexion de l'Alsace-Lorraine était le cadeau de ce mariage. Pour Napoléon III, la guerre visait fondamentalement à renforcer une structure politique, le second Empire, menacée par le développement industriel de la France. Du côté prussien, au delà des ambitions du monarque, cette guerre permettait de créer une unité politique de l'Allemagne ce qui a jeté les bases du plein développement industriel de ce pays alors que, du côté français, elle était totalement réactionnaire. En fait, l'exemple de cette guerre illustre parfaitement la présentation que fait Engels du matérialisme historique. On y voit les super structures de la société, notamment politiques et idéologiques (la forme de gouvernement et la création d'un sentiment national), jouer un rôle très important dans la marche des événements. En même temps, on y voit la base économique de la société s'imposer en dernière instance avec la réalisation du développement industriel de l'Allemagne et donc de l'ensemble du capitalisme.
En fait, les analyses qui se veulent "matérialistes" en cherchant dans chaque guerre une cause économique oublient que le matérialisme marxiste est également dialectique. Et cet "oubli" devient une entrave considérable pour la compréhension des conflits impérialistes de notre époque alors que celle-ci est justement marquée par le renforcement considérable du militarisme dans la vie de la société.
4) Le texte "Militarisme et décomposition [27]" de 1990 consacre une part importante à la place qu'allait prendre la puissance américaine dans les conflits impérialistes de la période qui s'ouvrait : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire." Ce rôle de "Gendarme du Monde", les États-Unis ont continué à le jouer, d'une certaine façon, après l'effondrement de leur rival de la Guerre froide comme on l'a vu en Yougoslavie, notamment à la fin des années 1990 et surtout au Moyen-Orient depuis le début du 21e siècle (Afghanistan et Irak notamment). Ils ont également assumé ce rôle en Europe en intégrant de nouveaux pays au sein de l'organisation militaire qu'ils contrôlent, l'OTAN, des pays qui, auparavant, faisaient partie du Pacte de Varsovie ou même de l'URSS (la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie). La question qui était déjà posée en 1990, avec la fin du partage du Monde entre le bloc occidental et le bloc de l'Est, était celle de l'instauration d'un nouveau partage du monde comme cela était arrivé après la Seconde Guerre mondiale : "Jusqu'à présent, dans la période de décadence, une telle situation d'éparpillement des antagonismes impérialistes, d'absence d'un partage du monde (ou de ses zones décisives) entre deux blocs, ne s'est jamais prolongée. La disparition des deux constellations impérialistes qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition de deux nouveaux blocs." ("Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [18]", Revue Internationale n° 61) En même temps, ce texte signalait toutes les entraves qui se présentaient face à un tel processus et particulièrement celle représentée par la décomposition du capitalisme : "la tendance à un nouveau partage du monde entre deux blocs militaires est contrecarrée, et pourra peut-être même être définitivement compromise, par le phénomène de plus en plus profond et généralisé de décomposition de la société capitaliste tel que nous l'avons déjà mis en évidence". Cette analyse était développée dans le texte d'orientation "Militarisme et décomposition [27]" et, trois décennies après, l'absence d'un tel partage du Monde entre deux blocs militaires est venu la confirmer. Le texte "Signification et impact de la guerre en Ukraine [2]" développe ce sujet en s'appuyant largement sur le texte de 1990 pour mettre en évidence que la reconstitution de deux blocs impérialistes se partageant la planète n'est toujours pas à l'ordre du jour. Il peut valoir la peine de rappeler ce que nous écrivions en 1990 :
"… au début de la période de décadence, et jusqu'aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, il pouvait exister une certaine "parité" entre différents partenaires d'une coalition impérialiste, bien que le besoin d'un chef de file se soit toujours fait sentir. Par exemple, dans la Première Guerre mondiale, il n'existait pas, en termes de puissance militaire opérationnelle, de disparité fondamentale entre les trois "vainqueurs" : Grande-Bretagne, France et États-Unis. Cette situation avait déjà évolué de façon très importante au cours de la Seconde Guerre, où les "vainqueurs" étaient placés sous la dépendance étroite des États-Unis qui affichaient une supériorité considérable sur leurs "alliés". Elle allait encore s'accentuer durant toute la période de "guerre froide" (qui vient de se terminer), où chaque tête de bloc, États-Unis et URSS, notamment par le contrôle des armements nucléaires les plus destructeurs, disposaient d'une supériorité absolument écrasante sur les autres pays de leur bloc. Une telle tendance s'explique par le fait que, avec l'enfoncement du capitalisme dans sa décadence :
Il en est de ce dernier facteur comme du capitalisme d'État : plus les différentes fractions d'une bourgeoisie nationale tendent à s'entre-déchirer avec l'aggravation de la crise qui attise leur concurrence, et plus l'État doit se renforcer afin de pouvoir exercer son autorité sur elles. De même, plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent. Et il est clair que dans la phase ultime de la décadence, celle de la décomposition, un tel phénomène ne peut que s'aggraver encore à une échelle considérable.
C'est pour cet ensemble de raisons, et notamment pour la dernière, que la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n'est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution ou la destruction de l'humanité intervenant avant une telle échéance."
Aujourd'hui, cette analyse reste entièrement valable mais il nous faut signaler que dans le texte de 1990 nous avions complètement omis d'envisager que la Chine puisse devenir un jour une nouvelle tête de bloc alors qu'il est aujourd'hui clair que ce pays est en train de devenir le principal rival des États-Unis. Derrière cette omission, il y avait une erreur d'analyse majeure : nous n'avions pas envisagé la possibilité que la Chine puisse devenir une puissance économique de tout premier plan, ce qui est une condition pour qu'un pays puisse prétendre assumer le rôle de leader d'un bloc impérialiste. C'est d'ailleurs ce qu'à très bien compris la bourgeoisie chinoise : elle ne pourra concurrencer la bourgeoisie américaine sur le plan militaire que si elle se dote d'une puissance économique et technologique capable de soutenir sa puissance militaire sous peine de connaître le même sort que celui qu'a connu l'Union soviétique à la fin des années 1980. C'est entre autres pour cette raison que, même si le Chine étale de façon croissante ses ambitions militaires (notamment par rapport à Taiwan) elle ne peut encore, et pour un bon moment encore, prétendre regrouper autour d'elle un nouveau bloc impérialiste.
5) La guerre en Ukraine a ravivé les inquiétudes à propos d'une Troisième Guerre mondiale, notamment avec les gesticulations de Poutine à propos de l'arme nucléaire. Il est important de signaler qu'il en est de la guerre mondiale comme des blocs impérialistes. En fait, une guerre mondiale constitue la phase ultime de la constitution des blocs. Plus précisément, c'est parce qu'il existe des blocs impérialistes constitués qu'une guerre qui, au départ, ne concerne qu'un nombre limité de pays, dégénère, par le jeu des alliances, en une conflagration généralisée. Ainsi, le déclenchement de la Première Guerre mondiale, dont les causes historiques profondes relèvent de l'aiguisement des rivalités impérialistes entre puissance européennes, prend la forme d'un enchaînement de situations où les différents alliés entrent progressivement dans le conflit : L'Autriche-Hongrie, avec le soutien de son alliée l'Allemagne, veut mettre à profit l'assassinat de l'héritier du Trône à Sarajevo, le 28 juin 1914, pour mettre au pas le Royaume de Serbie accusé d'attiser le nationalisme des minorités serbes dans l'Empire Austro-hongrois. Ce pays reçoit immédiatement le soutien de son allié russe lequel, par ailleurs, a noué avec la Grande-Bretagne et la France la "Triple-Entente". Début août 1914, tous ces pays entrent en guerre les uns contre les autres entraînant par la suite d'autres États comme le Japon, l'Italie en 1915 et les États-Unis en 1917. De même, en septembre 1939, lorsque l'Allemagne attaque la Pologne, c'est l'existence d'un traité datant de 1920 entre la Pologne, le Royaume-Uni et la France qui conduit ces deux pays à déclarer la guerre à l'Allemagne alors que leurs bourgeoisies ne souhaitent pas particulièrement un tel conflit comme l'avait démontré, un an auparavant, leur signature des accords de Munich. Le conflit entre les trois principales puissances européennes va rapidement s'étendre à l'ensemble du Monde. Aujourd'hui, l'article 5 de la charte de l'OTAN stipule qu'une attaque contre un de ses membres est considérée comme une attaque contre tous les alliés. C'est pour cela que les pays qui appartenaient avant 1989 au Pacte de Varsovie (et même à l'Union soviétique, comme les États baltes), se sont enrôlés avec enthousiasme dans l'OTAN : c'était la garantie que la Russie voisine n'essaierait pas de les attaquer. Une attitude que viennent d'adopter la Finlande et la Suède après des décennies de "neutralité". C'est aussi pourquoi Poutine ne pouvait accepter une situation où l'État ukrainien risquait de rejoindre l'OTAN comme c'était inscrit dans sa Constitution.
Ainsi, l'absence d'une division du Monde en deux blocs signifie qu'une troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour à l'heure actuelle et ne le sera peut-être jamais plus. Cependant, il serait irresponsable de sous-estimer la gravité de la situation mondiale. Comme nous l'écrivions en janvier 1990 :
"C'est pour cela qu'il est fondamental de mettre en évidence que, si la solution du prolétariat -la révolution communiste - est la seule qui puisse s'opposer à la destruction de l'humanité (qui constitue la seule "réponse" que la bourgeoisie puisse apporter à sa crise), cette destruction ne résulterait pas nécessairement d'une troisième guerre mondiale. Elle pourrait également résulter de la poursuite, jusqu'à ses conséquences extrêmes (catastrophes écologiques, épidémies, famines, guerres locales déchaînées, etc.) de cette décomposition.
L'alternative historique "Socialisme où Barbarie", telle qu'elle a été mise en évidence par le marxisme, après s'être concrétisée sous la forme de "Socialisme ou Guerre impérialiste mondiale" au cours de la plus grande partie du 20e siècle, s'était précisée sous la forme terrifiante de "Socialisme ou Destruction de l'humanité" au cours des dernières décennies du fait du développement des armements atomiques. Aujourd'hui, après l'effondrement du bloc de l'Est, cette perspective reste tout à fait valable. Mais il convient de mettre en avant qu'une telle destruction peut provenir de la guerre impérialiste généralisée OU de la décomposition de la société." ("Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [18]", Revue Internationale n° 61)
Les trois décennies qui ont suivi l'adoption de ce document par le CCI ont bien mis en évidence que même en dehors d'une troisième guerre mondiale, "les catastrophes écologiques, les épidémies, les famines, les guerres locales déchaînées" sont bien les quatre cavaliers de l'apocalypse qui menacent la survie de l'humanité.
6) Le Texte d'orientation "Militarisme et décomposition" se concluait par une partie sur "Le prolétariat face à la guerre impérialiste". Compte-tenu de l'importance de cette question, il peut valoir la peine de citer de larges extraits de cette partie plutôt que de la paraphraser :
"Plus que jamais, donc, la question de la guerre reste centrale dans la vie du capitalisme. Plus que jamais, par conséquent, elle est fondamentale pour la classe ouvrière. L'importance de cette question n'est évidemment pas nouvelle. Elle était déjà centrale dès avant la Première Guerre mondiale (comme le mettent en évidence les congrès internationaux de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912). Elle devient encore plus décisive, évidemment, au cours de la première boucherie impérialiste (comme le mettent en évidence le combat de Lénine, de Rosa Luxemburg, de Liebknecht, de même que la révolution en Russie et en Allemagne). Elle garde toute son acuité entre les deux guerres mondiales, en particulier lors de la guerre d'Espagne, sans parler, évidemment, de l'importance qu'elle revêt au cours du plus grand holocauste de ce siècle, entre 1939 et 1945. (…) En fait, depuis le début du [20e] siècle, la guerre a été la question la plus décisive qu'aient eu à affronter le prolétariat et ses minorités révolutionnaires, très loin devant les questions syndicale ou parlementaire, par exemple. Et il ne pouvait en être qu'ainsi dans la mesure où la guerre constitue la forme la plus concentrée de la barbarie du capitalisme décadent, celle qui exprime son agonie et la menace qu'il fait peser sur la survie de l'humanité.
Dans la période présente où, plus encore que dans les décennies passées, la barbarie guerrière (…) sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale, impliquant de façon croissante les pays développés (dans les seules limites que pourra lui fixer le prolétariat de ces pays), la question de la guerre est encore plus essentielle pour la classe ouvrière. Le CCI a depuis longtemps mis en évidence que, contrairement au passé, le développement d'une prochaine vague révolutionnaire ne proviendrait pas de la guerre mais de l'aggravation de la crise économique. Cette analyse reste tout à fait valable : les mobilisations ouvrières, le point de départ des grands combats de classe proviendront des attaques économiques. De même, sur le plan de la prise de conscience, l'aggravation de la crise sera un facteur fondamental en révélant l'impasse historique du mode de production capitaliste. Mais, sur ce même plan de la prise de conscience, la question de la guerre est appelée, une nouvelle fois, à jouer un rôle de premier ordre :
"Il est vrai que la guerre peut être utilisée contre la classe ouvrière beaucoup puis facilement que la crise elle-même et les attaques économiques :
Aujourd'hui, la guerre en Ukraine provoque effectivement un sentiment d'impuissance auprès des prolétaires, quand elle ne débouche pas sur un embrigadement dramatique et le triomphe du chauvinisme comme c'est le cas dans ce pays et aussi, en partie, en Russie. Dans les pays occidentaux, elle permet même un certain renforcement de l'idéologie démocratique grâce aux torrents de propagande véhiculés par les médias "Main Stream". Nous assisterions à un affrontement entre, d'un côté, le "mal", la "dictature" (Poutine) et de l'autre le "bien", la "démocratie" (Zelensky et ses soutiens occidentaux). Une telle propagande était évidemment moins efficace en 2003 lorsque le "boss" de la "Grande démocratie américaine", Bush junior, a fait la même chose que Poutine en déclenchant la guerre contre l'Irak (utilisation d'un énorme mensonge, violation de la "loi internationale" de l'ONU, emploi d'armes "interdites", bombardements des populations civiles, "crimes de guerre").
Cela-dit, il importe d'avoir à l'esprit l'analyse que le CCI a développée autour de la question du "maillon le plus faible" mettant en avant la différence entre le prolétariat des pays centraux, et particulièrement celui d'Europe occidentale, et celui des pays de la périphérie et de l'ancien bloc "socialiste" (voir notamment nos articles "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe, critique de la théorie du maillon le plus faible [30]" dans la Revue Internationale n° 31 et "Débat : à propos de la critique de la théorie du 'maillon le plus faible [31]'" dans la Revue Internationale n° 37). La guerre entre la Russie et l'Ukraine souligne la très grande faiblesse politique du prolétariat de ces pays. La guerre actuelle aura aussi un impact politique négatif sur le prolétariat des pays centraux mais cela ne signifie pas que le regain des idées démocratiques qu'il subit va le paralyser définitivement. En particulier, dès à présent, il subit les conséquences de cette guerre à travers les attaques économiques qui accompagnent la poussée spectaculaire de l'inflation (qui avait débuté avant le déclenchement de la guerre mais que celle-ci accentue). Nécessairement, il devra reprendre le chemin du combat de classe contre ces attaques.
"Dans la situation historique présente, l'intervention des communistes au sein de la classe est déterminée, outre, évidemment, par l'aggravation considérable de la crise économique et des attaques qui en résultent contre l'ensemble du prolétariat, par :
Il importe donc que cette question figure en permanence au premier plan dans la propagande des révolutionnaires. Et dans les périodes, comme celle d'aujourd'hui, où cette question se trouve aux avant plans immédiats de l'actualité internationale, il importe qu'ils mettent à profit la sensibilisation particulière des ouvriers à son sujet en y apportant une priorité et une insistance toute particulière.
En particulier, les organisations révolutionnaires auront pour devoir de veiller à :
7) Ces orientations mises en avant il y a plus de 30 ans restent entièrement valables aujourd'hui. Mais, dans notre propagande face à la guerre impérialiste, il est également nécessaire de rappeler notre analyse sur les conditions de la généralisation des combats révolutionnaires, analyse notamment développée dans notre texte de 1981 "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière [32]" (Revue Internationale n° 26). Pendant des décennies, les révolutionnaires, en se basant sur les exemples de la Commune de Paris (qui fait suite à la guerre franco-prussienne), de la révolution de 1905 en Russie (pendant la guerre russo-japonaise), de 1917 dans ce même pays, de 1918 en Allemagne, ont estimé que la guerre impérialiste créait les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne, ou même que celle-ci ne pouvait surgir que de la guerre mondiale. C'est une analyse qui est encore très répandues parmi les groupes de la Gauche communiste, ce qui explique en partie leur incapacité à comprendre la question du cours historique. Seul le CCI a remis clairement en cause cette analyse pour revenir à l'analyse "classique" telle qu'elle fut développée par Marx et Engels en leur temps (et en partie par Rosa Luxemburg) considérant que le combat révolutionnaire du prolétariat allait surgir de l'effondrement économique du capitalisme et non de la guerre entre États capitalistes.
On peut résumer ainsi les arguments mis en avant à l'appui de notre analyse :
8) Par le passé nous avons fait la critique du mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire". Ce mot d'ordre mis en avant au cours de la Première Guerre mondiale, notamment par Lénine, se basait sur une préoccupation fondamentalement internationaliste : la dénonciation des mensonges colportés par les social-chauvins affirmant qu'il était nécessaire que leur pays remporte préalablement la victoire pour permettre aux prolétaires de ce pays de s'engager dans le combat pour le socialisme. Face à ces mensonges, les internationalistes ont mis en relief que ce n'était pas la victoire d'un pays qui favorisait le combat des prolétaires de ce pays contre leur bourgeoisie mais au contraire sa défaite (comme l'avaient illustré les exemples de la Commune de Paris après la défaite face à la Prusse et de la Révolution de 1905 suite à la débâcle de la Russie face au Japon). Par la suite, ce mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" a été interprété comme le souhait par le prolétariat de chaque pays de voir sa propre bourgeoisie être défaite afin de favoriser le combat pour le renversement de celle-ci ce qui, évidemment, tourne le dos à un véritable internationalisme. En réalité, Lénine lui-même (qui en 1905 avait salué la défaite de la Russie face au Japon) a surtout mis en avant le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" qui constituait une concrétisation de l'amendement que, en compagnie de Rosa Luxemburg et de Martov, il avait présenté et fait adopter au Congrès de Stuttgart de l'Internationale Socialiste en 1907 : "Au cas où la guerre éclaterait néanmoins [les partis socialistes] ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste."
La révolution en Russie de 1917 a constitué une concrétisation éclatante du mot d'ordre "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" : les prolétaires ont retourné contre leurs exploiteurs les armes que ces derniers leur avaient confiées pour massacrer leurs frères de classe des autres pays. Cela-dit, comme on l'a vu plus haut, même s'il n'est pas exclu que des soldats puissent encore retourner leurs armes contre leurs officiers (pendant la Guerre du Vietnam, il est arrivé que des soldats américains tuent "par accident" des supérieurs hiérarchiques), de tels faits ne pourraient être que d'ampleur très limitée et ne pourraient constituer en aucune façon la base d'une offensive révolutionnaire. C'est pour cette raison que, dans notre propagande, il convient de ne pas mettre en avant non seulement le mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" mais aussi celui de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile".
Plus généralement, il est de la responsabilité des groupes de la Gauche communiste de faire le bilan du positionnement des révolutionnaires face à la guerre dans le passé en mettant en évidence ce qui reste valable (la défense des principes internationalistes) et ce qui ne l'est plus (les mots d'ordre "tactiques"). En ce sens, si le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" ne peut dorénavant constituer une perspective réaliste, il convient en revanche de souligner la validité de l'amendement adopté au Congrès de Stuttgart en 1907 et particulièrement l'idée que les révolutionnaires "ont le devoir d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste". Ce mot d'ordre n'est évidemment pas réalisable dans l'immédiat compte-tenu de la situation de faiblesse actuelle du prolétariat, mais il reste un poteau indicateur pour l'intervention des communistes dans la classe.
CCI, mai 2022
Début 2020, la crise mondiale du Covid-19 avait représenté le produit mais surtout constitué un puissant accélérateur de la décomposition du système capitaliste sur différents plans : déstabilisation économique importante, perte de crédibilité des appareils étatiques, accentuation des tensions impérialistes.
Aujourd’hui, la guerre en Ukraine exprime un palier supplémentaire de cette intensification à travers une caractéristique majeure de la plongée du capitalisme dans sa période de décadence et en particulier dans la phase de décomposition, l'exacerbation du militarisme.
La brutalité de cette accélération n’avait pas été anticipée dans les rapports précédents (cf. les rapport et résolution sur la situation internationale du 24e CICCI) et, même si le rapport sur les tensions impérialistes de novembre 2021 soulignait dans son dernier point l’expansion du militarisme et de l’économie de guerre (§ 4.3.) et l’extension du chaos, de l’instabilité et de la barbarie guerrière (§ 4.1.), leur brutale accélération en Europe à travers l’invasion massive russe en Ukraine a malgré tout surpris le CCI.
D’un point de vue général, il faut rappeler que le développement du militarisme n’est pas propre à la phase actuelle de décomposition mais est inséparablement lié à la décadence du capitalisme : "En fait, le militarisme et la guerre impérialiste constituent la manifestation centrale de l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence (…), à tel point que, pour les révolutionnaires d'alors, l'impérialisme et le capitalisme décadent deviennent synonymes. L'impérialisme n'étant pas une manifestation particulière du capitalisme mais son mode de vie pour toute la nouvelle période historique, ce ne sont pas tels ou tels États qui sont impérialistes, mais tous les États, comme le relève Rosa Luxemburg. En réalité, si l'impérialisme, le militarisme et la guerre s'identifient à ce point à la période de décadence, c'est que cette dernière correspond bien au fait que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives" ("Militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991, pt3). Durant les 75 années qui séparent août 1914 de novembre 1989, le capitalisme a plongé l’humanité dans plus de dix ans de guerres mondiales et ensuite dans près de 45 ans de "guerre froide" et de "coexistence" armée entre blocs américain et soviétique, qui s’est concrétisée par des confrontations meurtrières à la périphérie des deux alliances (Vietnam, Moyen-Orient, Angola, Afghanistan) et par une folle "course aux armements", qui s’est finalement révélée fatale au bloc de l’Est.
Dans une situation où la bourgeoisie comme le prolétariat étaient incapables d’imposer une solution à la crise historique du capitalisme, l’effondrement du bloc soviétique a ouvert la phase de décomposition qui se caractérise par une explosion tous azimuts du chacun pour soi et du chaos, produits de l’éclatement des blocs et de la disparition de la discipline qu’ils imposaient. Le militarisme se manifestait alors par une myriade de conflits barbares, souvent sous la forme de guerres civiles, par l’explosion des ambitions impérialistes et la désintégration de structures étatiques : Somalie, Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Syrie, Donbass et Crimée, État Islamique, Lybie, Soudan (du Nord et du Sud), Yémen, Mali. Ceux-ci tendaient aussi à se rapprocher de l’Europe (Yougoslavie, Crimée, Donbass) et à l’impacter fortement à travers des flots de réfugiés.
Cependant, la guerre actuelle en Ukraine ne constitue pas seulement la continuation du développement du militarisme dans la décomposition, décrite ci-dessus, mais représente sans nul doute un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme et de ses concrétisations barbares et ceci pour plusieurs raisons :
Le développement de la guerre en Ukraine ne peut se comprendre qu’en la saisissant comme le produit direct de deux tendances dominantes marquant les rapports impérialistes dans la présente période de décomposition et que le CCI a mises en évidence dans ses rapports précédents : d’une part la lutte des États-Unis contre le déclin irrémédiable de leur hégémonie mondiale, qui a pour résultat de stimuler le développement du chaos dans le monde, et d’autre part l’exacerbation des ambitions impérialistes tous azimuts, qui a ranimé en particulier l’agressivité de la Russie, ambitionnant de reprendre une place importante sur la scène impérialiste avec un esprit de revanche persistant.
La lutte des États-Unis contre le déclin de leur hégémonie
Depuis la présidence d’Obama, la bourgeoisie américaine s’est de plus en plus centrée d’un point de vue économique et militaire sur son challenger principal, la Chine. Sur ce point, il y a une continuité absolue entre la politique des administrations Trump et Biden. Cependant, sur la manière dans ce contexte de "neutraliser" la Russie, des divergences sont apparues : Trump visait plutôt à s’attacher les services de la Russie contre la Chine, mais cette option s’est heurtée à la résistance et l’opposition de larges pans de la bourgeoisie américaine ainsi que des structures de l’État (services secrets, armée, diplomatie, …), vu les liens troubles qui liaient Trump à la faction dirigeante russe mais surtout à cause de la méfiance envers une alliance avec un pays qui a été l’ennemi absolu pendant 50 ans. La stratégie de la partie dominante de la bourgeoise américaine, représentée aujourd’hui par l’administration Biden, vise plutôt à porter des coups décisifs à la Russie de sorte qu'elle ne constitue plus une menace potentielle pour les États-Unis :"Nous voulons que la Russie soit tellement affaiblie qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine" a déclaré le Ministre de la défense américain Lloyd Austin lors de sa visite à Kiev le 25.04[1].Cette politique d’affaiblissement de la Russie lui permet aussi de lancer un avertissement indirect à la Chine (voilà ce qui vous attend si vous décidiez d’envahir Taiwan) et de lui imposer un revers stratégique, puisque le conflit réduit drastiquement le potentiel militaire de Poutine et transforme dès lors son "alliance" avec Xi Jinping en fardeau pour ce dernier.
La crise ukrainienne a offert à l’administration Biden une opportunité de premier choix pour mettre en place de manière machiavélique une telle stratégie d’affaiblissement radical de la Russie et de prise au piège de la Chine.
Revendications impérialistes tous azimuts et ambitions russes
La faction dominante de la bourgeoisie russe pour sa part a fait une erreur capitale en confondant la débâcle tactique des États-Unis à Kaboul avec une défaite stratégique, alors qu’il s'agissait fondamentalement d’un repositionnement des forces américaines face à leur adversaire central, la Chine. Afin d’accentuer le retour à l’avant-plan de l’impérialisme russe depuis l’effondrement de l’URSS, elle a cru le moment opportun pour frapper un grand coup en reconquérant l’Ukraine (ou au moins de larges régions stratégiques de celle-ci). Alors que, pour la faction Poutine, celle-ci fait partie de la "Russie historique", elle échappait non seulement de plus en plus à sa zone d’influence mais risquait de devenir le fer de lance de l’OTAN à moins de 500 km de Moscou.
Ce faisant, Poutine est tombé dans le piège tendu par les États-Unis. Ceux-ci ont monté un traquenard machiavélique fort semblable à celui mis en place contre Saddam lors de la première guerre du Golfe à propos de l’invasion du Koweït par celui-ci : crier sur les toits que les troupes russes s’apprêtaient à envahir massivement l’Ukraine tout en spécifiant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas, "l’Ukraine ne faisant pas partie de l’OTAN". En conséquence, Poutine pouvait difficilement en faire moins sans que cela ne soit interprété comme un recul face à la ligne dure de Biden, d’autant plus que la riposte américaine semblait initialement devoir se limiter globalement au type de mesures de rétorsion appliquées lors de l’occupation de la Crimée en 2014.
L’invasion russe profite à court terme aux États-Unis
En réussissant à attirer la Russie dans une guerre à grande échelle en Ukraine, la manœuvre machiavélique des États-Unis leur a indéniablement permis à court terme de marquer des points importants sur trois fronts cruciaux :
1. Restauration de l’OTAN
La guerre a permis d’imposer aux pays européens qui affichaient une certaine indépendance de rentrer dans le rang (alors que ceci n’avait pas du tout réussi au moment de l’invasion de l’Irak en 2003). De fait, l’OTAN a été restaurée dans toute sa splendeur sous contrôle américain, alors que Trump pensait même s’en retirer (contre la volonté de ses militaires). Les "alliés" européens contestataires ont été rappelés à l’ordre : ainsi, l’Allemagne ou la France ont rompu leurs liens commerciaux avec la Russie, et ont lancé dans la précipitation les investissements militaires que les États-Unis réclamaient depuis 20 ans. De nouveaux pays, tels la Suède ou la Finlande posent leur candidature à l'OTAN et l’UE deviendra même partiellement dépendante des États-Unis sur le plan énergétique. Bref, tout le contraire des espoirs illusoires de Poutine de voir les États européens se diviser sur la question ukrainienne.
2. Affaiblissement de la Russie
La guerre implique dès à présent un affaiblissement considérable de la Russie au niveau militaire mais également économique, affaiblissement qui s’intensifiera au fur et à mesure que la guerre se poursuivra. Les résultats sont, après près de trois mois d’"opération spéciale", d’ores et déjà dramatiques pour la Russie :
les forces armées russes ont subi de cuisantes défaites sur le terrain, avec les échecs de l’offensive éclair sur Kiev visant aussi l’élimination du régime de Zelenski, de la prise de contrôle de l’espace aérien sur l’ensemble de l’Ukraine, de la prise de Kiev et Kharkov, de l’offensive vers Odessa, coupant l’Ukraine des débouchés maritimes et opérant la conjonction avec la république de Transnistrie. Le retrait des troupes russes du Nord de l’Ukraine et un retour à des objectifs plus limités sur le Donbass et à une stratégie militaire moins ambitieuse mais tout aussi sanglante de grignotage du territoire kilomètre par km, ville par ville, avec un pilonnage intensif par l’artillerie (type Marioupol, comme à Alep en Syrie), est un aveu que les objectifs initiaux étaient trop ambitieux pour les capacités militaires de l’impérialisme russe.
L’armée russe se retrouve avec des milliers de chars et d’engins blindés hors de combat, des dizaines d’hélicoptères et d’avions abattus, le bateau amiral de la flotte de la mer noire (le Moskva) coulé, des attaques de plus en plus fréquentes de dépôts de carburant ou d’armement et de centres logistiques en Russie même. Au-delà de ces chiffres, c’est surtout la modernisation de l’armement russe qui montre ses limites avec des armes sophistiquées révélant pleins de défauts dans leur fonctionnement et dont les stocks s’épuisent, le chaos organisationnel au sein de l’armée, qui provoque des problèmes d’approvisionnement en nourriture et carburant, qui sont par ailleurs accrus par la corruption régnant dans l’armée et même par des sabotages en son sein.
Les troupes russes ont enregistré des pertes humaines très lourdes(selon des analystes militaires) : plus de 15.000 morts et près de 40.000 soldats hors de combats (morts, blessés, prisonniers et … déserteurs), soit environ 20% des forces initialement engagées, ce qui équivaut à celles subies en 8 années en Afghanistan dans les années 1980. Le moral des soldats, qui ne comprennent pas pourquoi ils sont là ou s’attendaient à être reçus en libérateurs, est bas et la guerre n’est pas populaire. Aussi, la bourgeoisie russe évite d’envoyer les appelés du contingent (ce serait même la raison pour laquelle la Russie parle d’"opération spéciale" et non pas de guerre) et à massivement recours à des mercenaires (organisation Wagner ou "Kadirovni" tchéchènes) ou place des milliers d’offres d’emploi sur les sites spécialisés pour des "kontraktniki" (des contrats courts pour militaires spécialisés), provenant en général des régions les plus pauvres de Russie. Si les "crimes de guerre" sont par définition un des "effets collatéraux" de toute guerre, les massacres de civils et la destruction de villes entières sont particulièrement saillants dans cette guerre-ci d’une part du fait de la démoralisation et du désespoir existant au sein des unités russes et d’autre part à cause du type de guerre "urbaine" recherché par les Ukrainiens vu la disparité de puissance militaire entre les protagonistes.
Cependant, Poutine ne peut arrêter à ce stade les hostilités car il a besoin à tout prix de trophées pour justifier l’opération sur le plan intérieur et sauver ce qui peut l’être encore du prestige militaire de la Russie, ce qui entraînera encore plus de pertes militaires, humaines et économiques. D’autre part, comme plus la guerre se prolonge, plus la puissance militaire et l’économie russes s’effriteront, les États-Unis, cyniquement, n’ont également aucun intérêt à favoriser un arrêt des hostilités, quitte à sacrifier militaires, civils et centres urbains en Ukraine, car ils veulent saigner la Russie à blanc. Dans ce sens, les campagnes actuelles autour de la défense de l’Ukraine martyre, des crimes de guerre russes (Butcha, Kramatorsk, Marioupol, …) et de la mise en œuvre d’un "génocide des Ukrainiens", campagnes orchestrées par les États-Unis et la Grande-Bretagne en particulier et qui visent personnellement Poutine ("Poutine a perdu la raison" ; "la Russie ne fait pas partie de notre monde"), permettent de contrer toute perspective de négociation à court terme (parrainée par la France et Allemagne ou encore par la Turquie) et de pousser l’affaiblissement de la Russie à son maximum, voire de stimuler un changement de régime. Bref, dans les conditions actuelles, le carnage ne peut que continuer et la barbarie s’étendre, probablement pendant des mois, voire des années, et ceci sous des formes particulièrement sanglantes et dangereuses, comme par exemple la menace de l’utilisation d’armes nucléaires tactiques.
3.Mise sous pression de la Chine
Derrière la Russie, les États-Unis ciblent fondamentalement la Chine et la mettent sous pression car l’objectif de fond de la manœuvre machiavélique des États-Unis est bien d’affaiblir le couple russo-chinois et de lancer un avertissement à la Chine. Celle-ci a d’ailleurs réagi de manière réservée à l’invasion russe en déplorant "le retour de la guerre sur le continent européen" et en appelant au "respect de la souveraineté" et de "l’intégrité territoriale selon les principes de l’ONU" (Xi Jinping, 08.03.22). De fait, la Chine a aussi des liens étroits avec l’Ukraine (14,4% des importations et 15,,3% des exportations ukrainiennes) et elle a signé un "accord de coopération stratégique" avec le président Zelensky "consacrant le rôle pivot de son pays dans les projets eurasiatiques des nouvelles routes de la soie" (Le monde diplomatique (LMD, avril 2022, p.9). Or, le conflit ukrainien bloque précisément diverses branches de la "Silk Road", ce qui constitue sans nul doute un objectif non négligeable de la manœuvre américaine.
Dès lors, loin de sortir gagnante de la situation générée par la guerre en Ukraine, la Chine se retrouve face à un dilemme insoluble : la Russie, déjà fort affaiblie, est obligée de demander l'aide de la Chine, qui se montre cependant circonspecte et a évité jusqu’à présent de soutenir ouvertement "l’opération spéciale" de son alliée, car aider une Russie affaiblie risque d’affaiblir aussi la Chine : cela entraînerait des représailles économiques et mènerait à la perte de routes commerciales et de marchés vers l’Europe et même vers les États-Unis, autrement plus importants que les échanges (3% de ses importations et 2% de ses exportations) avec la Russie. D’autre part, l’effondrement de la puissance militaire russe et les difficultés immenses de son économie feront de la Russie une alliée qui ne pourra plus contribuer sur son point fort (son expertise militaire) et qui risque au contraire de constituer un fardeau embarrassant pour la Chine.
Aussi, Pékin, tout en les désapprouvant, applique, de manière plus symbolique que handicapante pour la Russie, les sanctions : la Banque asiatique pour l’investissement dans les infrastructures a suspendu ses opérations avec la Russie et la Biélorussie, les grandes raffineries d’État chinoises ont arrêté leurs achats de pétrole en Russie de peur de subir des mesures de rétorsion des pays occidentaux. De même, les grandes banques d’État refusent de financer des accords énergétiques avec la Russie parce qu’ils sont trop risqués. Dans les coulisses toutefois, ces mêmes entreprises d’État rachètent sur les marchés internationaux par le biais de sociétés-écrans et de contrats à long terme des stocks bon marchés de LNG et de pétrole russes dont personne ne veut.
Si à court terme, la guerre en Ukraine a pu favoriser une atmosphère de bipolarisation, en particulier à travers l’image propagée d’une confrontation entre le "bloc des autocraties" et le "bloc des démocraties", intensivement prônée d’ailleurs par les États-Unis, cette impression doit déjà être reconsidérée lorsqu’on analyse le positionnement de la Chine (cf. le point précédent). Et à plus long terme, les implications des hostilités guerrières actuelles, loin d’encourager un regroupement stable des impérialismes, accentueront au contraire des oppositions tous azimuts et les tensions entre vautours.
Malgré l’opposition américaine, une intensification du chacun pour soi
En poussant au jusqu'au-boutisme dans le conflit ukrainien, les USA attisent le développement du chacun pour soi, malgré l’unité imposée temporairement à l’Europe. Lors du vote à l’ONU sur l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 pays ont voté contre et 52 se sont abstenus : l’Inde, le Brésil, le Mexique, l’Iran mais aussi l’Arabie Saoudite et les Émirats (UAE) développent leur propre positionnement impérialiste sans s’aligner derrière les États-Unis ou la Russie et ne participent pas au boycott de cette dernière : "Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment" (LMD, mai 2022, p.1). Le Japon, qui a entamé son réarmement et qui se montre agressif par rapport à la Russie et la Chine, affirme nettement ses ambitions impérialistes propres en refusant d’arrêter le projet de pipeline gazier avec la Russie. La Turquie, membre de l’OTAN, poursuit néanmoins ses propres objectifs impérialistes en maintenant de bonnes relations avec la Russie (encore qu’il y ait aussi des contentieux à propos de la Lybie et de la guerre Arménie/Azerbaïdjan). Même les pays européens ne coupent pas tous les contacts avec la Russie (la France ou l’Italie rechignent de fermer les filiales de leurs entreprises, le gazoduc Russie-Europe en passant par l’Ukraine fonctionne toujours, même si c’est avec des réductions ponctuelles, et fournit des revenus financiers aux deux belligérants, la Belgique exclut le secteur diamantaire des mesure de boycott, etc.) et la Hongrie lorgne même avec envie vers la Transcarpatie ukrainienne avec ses minorités hongroises. Cette tendance à l’exacerbation d’un chacun pour soi brutal sera encore accentuée par les lourdes retombées impérialistes et économiques de la guerre en Ukraine.
La Russie saignée à blanc
Pour la Fédération de Russie, les conséquences de cette "opération spéciale" seront lourdes et risquent de constituer une seconde déstabilisation profonde après la fragmentation découlant de l’implosion de son bloc (’89-92) : sur le plan militaire, elle perdra probablement son rang de deuxième armée mondiale ; son économie déjà affaiblie tombera encore plus en déliquescence (un recul de 12% de l’économie selon le ministère russe des finances, le recul le plus important depuis 1994). La campagne autour des crimes de guerres russes et la mise en place de structures d’investigation et de jugement au niveau international visent en fin de compte à faire juger Poutine et ses conseillers par une cour internationale pour "crime de guerre", voire pour "génocide". De cette manière, les tensions internes entre factions de la bourgeoisie russe ne peuvent que s’intensifier, tandis que la faction Poutine se trouve acculée à se battre avec l’énergie du désespoir pour survivre. Des membres de la faction dirigeante (cf. Medvedev) avertissent déjà des conséquences : un possible effondrement de la Fédération de Russie et le surgissement de diverses mini Russies avec des dirigeants imprévisibles et des armes nucléaires.
La Chine confrontée à une accumulation de problèmes
Les conséquences de la crise ukrainienne sont dangereusement déstabilisatrices pour le principal challenger des États-Unis, la Chine. Cela concerne d’abord le dilemme de son attitude envers la Russie face à la crainte des sanctions pour son économie, mais aussi du blocage d’artères importantes de sa route de la soie : "Pour l’heure, le grand œuvre du président chinois –des routes de la soie tissant leur toile jusqu’à l’Europe via l ‘Asie centrale– se trouve menacé. Tout comme son espoir de voir les liens se resserrer avec l’Union européenne, en contrepoids aux États-Unis" (LMD, avril 2022, p.9). La guerre russo-ukrainienne tombe très mal pour Xi Jinping à quelques mois du congrès du PCC qui devrait le reconduire pour un troisième mandat, d’autant plus que la pandémie recommence à sévir et que les perspectives économiques sont médiocres[2].
L’économie chinoise souffre lourdement encore de la pandémie, avec en mars et avril les 27 millions d’habitants de sa métropole industrielle et commerciale Shanghai en lock-down et à présent également de larges parties de la capitale Pékin. La population manifeste de plus en plus ouvertement sa panique et son mécontentement face à des semaines de lock-down inhumain. Cependant, le gouvernement peut difficilement revoir sa politique de zéro Covid : (a) à cause du taux de vaccination extrêmement bas chez les personnes âgées et la mauvaise qualité des vaccins chinois face aux variants actuels ; (b) et surtout vu l’impact politique que le changement de stratégie aurait à la veille du XXe congrès du PCC sur la faction Xi qui s’en est fait le champion acharné. Ainsi, à Shanghai, Xi a imposé un lock-down drastique contre le "sabotage" des cadres locaux, provoquant un fort mécontentement dans la population. Il a envoyé 50.000 membres des forces de police armées spéciales du Shandong sous la responsabilité du gouvernement central pour "prendre le contrôle de la situation". Pour Xi, "Il faut que la stratégie "zéro Covid" fonctionne, il faut que Shanghai soit "nettoyée". Échouer serait donner raison, par défaut et en partie du moins, à l’opposition qui tente de s’opposer à sa réélection" ("Zéro Covid à Shanghai : la bataille politique de Xi Jinping", A. Payette, Asialyst, 14.04.22). Et ceci à tout prix : les experts de la banque d’investissement japonaise Nomura ont calculé début avril que 45 villes chinoises, représentant 40% du PNB chinois, subissaient un lock-down total ou partiel. Ces mesures drastiques entraînent des problèmes importants pour le transport routier et dans les ports (plus de 300 navires attendaient fin avril d’être déchargés à Shanghai, (le triple de 2020, lorsque la situation était déjà critique), ainsi que des perturbations au niveau de la production industrielle et des chaines d’approvisionnement nationales et internationales.
En conséquence, le ralentissement de l’économie, accentué par les lock-down à répétition depuis 2 ans dans le cadre de la politique "zéro covid" et par la guerre en Ukraine, devient de plus en plus manifeste, avec une croissance évaluée pour le moment à 4,5% du PIB - le gouvernement chinois prévoyait une hausse de 5,5% mais les pronostics les plus pessimistes parlent de 3,5% (cf. "Zéro covid à Shanghai : la bataille politique de Xi Jinping", A. Payette, Asialyst, 14.04.22) - et ceci l’année même où le Congrès du Peuple doit se réunir pour élire un nouveau président. Ce qui préoccupe particulièrement la bourgeoisie chinoise, ce sont différents chiffres exécrables en mars : ainsi, les ventes de détail ont baissé de 3,5%, le chômage a augmenté de 5,8% (chiffres officiels sous-estimés) et les importations se sont quasiment arrêtées. Enfin, le secteur immobilier, radicalement encadré par l’État l’année dernière pour accompagner l’effondrement de certaines grandes compagnies, continue à s’enfoncer : la vente d’habitations a reculé de 26,7%, le recul le plus important depuis février 2020. "Selon un rapport de l’Institute of International Finance dans un rapport publié fin mars, "les flux financiers qui quittent la Chine sont sans précédent. L’invasion russe de l’Ukraine va probablement placer les marchés chinois sous un nouveau jour." Cette fuite de capitaux est "très inhabituelle", ajoute le rapport. Les obligations chinoises détenues par des investisseurs étrangers ont chuté de 80,3 milliards de yuans pour le seul mois de février, la chute la plus vertigineuse enregistrée depuis janvier 2015, date à laquelle ces statistiques ont commencé à être recensées. (…) Des sanctions occidentales contre son pays entraîneraient une chute des investissements étrangers tout comme une fuite des capitaux chinois. (…) Ces menaces économiques et financières sont graves car elles traduisent une méfiance croissante des investisseurs étrangers à l’égard de la Chine" ("guerre en Ukraine : le double langage de la Chine pourrait lui coûter cher", P.-A. Donnet, Asialyst, 16.04.22).
Enfin, la situation difficile de l’économie pèse lourdement sur le maintien du financement gigantesque du projet des nouvelles routes de la soie, par ailleurs fortement entravé par le blocage de plusieurs de ses branches à cause du conflit ukrainien, mais aussi par le chaos croissant lié à la décomposition, comme la déstabilisation de l’Éthiopie qui devait constituer un "hub" central pour la branche africaine, ou encore l’incapacité de pays endettés envers la Chine de rembourser leurs dettes (Le Sri Lanka).
Les États-Unis ne se privent pas d’accentuer ces difficultés et de les exploiter dans leur confrontation avec Pékin, dans un contexte difficile pour la bourgeoisie chinoise, soumise à une pression de plus en plus forte sur les plans économique, politique et social.
Affirmation des ambitions impérialistes des pays européens malgré les pressions américaines.
En Europe, la décision de l’Allemagne de réarmer massivement en doublant son budget militaire pourrait constituer une donnée impérialiste majeure à moyen terme. Au début de la période de décomposition, notre analyse mettait en évidence que le seul pôle capable de faire face aux États-Unis était l'Allemagne ("Militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991) et, même si aujourd’hui il faut prendre en compte la montée en puissance de la Chine, que nous avions négligée, le réarmement massif de l'Allemagne devrait représenter un facteur capital pour l’expansion des confrontations impérialistes futures en Europe et dans le monde.
De fait, ce réarmement doit être appréhendé dans un contexte où, avec le prolongement du conflit ukrainien, les dissensions s’expriment de plus en plus nettement non seulement entre les pays d’Europe de l’Est (la Pologne fanatiquement antirusse face à la Hongrie qui reste proche de Moscou), mais aussi entre puissances européennes (France, Allemagne, Italie) et les États-Unis à propos du maintien de la politique de jusqu’auboutisme guerrier envers la Russie. Face à la possibilité d’un retour aux commandes de la faction Trump aux États-Unis, et la constitution d’un pôle "intransigeant" États-Unis – Grande Bretagne - Pologne envers la Russie, l’autonomie militaire des puissances européennes à travers le développement d’un pôle de l’Union Européenne hors OTAN s’impose de plus en plus comme une nécessité impérieuse.
Intensification par la bourgeoisie US d’une politique agressive stimulant le chaos malgré les divisons en son sein.
Enfin, la situation intérieure aux États-Unis, et en particulier les tensions au sein de la bourgeoisie, sont elles-mêmes un puissant facteur d’imprédictibilité. Quelle sera la marge de manœuvre de Biden après les élections de mi-mandat en novembre et qui sera le prochain président des États-Unis, peut-être à nouveau Trump ? De fait, la popularité de Biden a chuté ces derniers mois alors qu’une flambée des prix à la consommation, jamais vue depuis quatre décennies, touche l’essence, l’alimentation, les loyers et d’autres dépenses. "Les taux d’approbation de Joe Biden oscillent désormais autour de 42,2 %, selon l’agrégateur de sondages Five Thirty Eight. Avec les élections de mi-mandat dans sept mois, on s’attend de plus en plus à ce que les élus démocrates perdent leur mince contrôle d’une, voire peut-être des deux chambres du Congrès" (20 minutes et agences, 15.04.22). Les européens savent parfaitement que les engagements de Biden et le "retour en grâce" de l’OTAN ne valent que pour deux ans au maximum.
Mais quelle que soit la faction de la bourgeoisie au gouvernement, il est clair que depuis le début de la période de décomposition (cf. les guerres en Irak de 1991 et 2003), ce sont les États-Unis qui, dans leur volonté de défendre leur suprématie en déclin, sont la principale force d’extension du chaos par leurs interventions et leurs manœuvres : ils ont créé le chaos en Afghanistan, en Irak et favorisé l’éclosion d’Al Qaeda comme de IS. Pendant l’automne de 2021, ils ont consciemment fait mousser les tensions avec la Chine autour de Taiwan dans le but de regrouper les autres puissances asiatiques derrière eux, mais dans ce cas-là avec un succès plus mitigé que dans le cas de l’Ukraine. Leur politique n’est pas différente aujourd’hui, même si leur manœuvre machiavélique leur permet d’apparaître comme une nation pacifique qui s’oppose à l’agression russe. Cette fomentation du chaos guerrier par les États-Unis constitue pour eux la barrière la plus efficace contre le déploiement de la Chine comme challenger : "Cette crise ne sera certainement pas le dernier chapitre de la longue bataille engagée par Washington pour s’assurer une position dominante sur un monde instable" (LMD, mars 2022, p.7).En même temps, la guerre en Ukraine est exploitée pour lancer un avertissement sans ambages à Pékin concernant une éventuelle invasion de Taiwan.
La phase de décomposition accentue fortement toute une série de caractéristiques du militarisme et appelle à examiner de plus près les formes que prennent les confrontations guerrières actuelles.
L’irrationalité de la guerre prend des dimensions hallucinantes.
L’absence de toute motivation ou avantage économique pour les guerres était patent dès l’entrée en décadence du capitalisme : "La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines" ("Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France", repris dans le "rapport sur le Cours Historique" adopté au 3e congrès du CCI, Revue internationale 18, 3e trim. 1979) .
La guerre en Ukraine illustre de manière éclatante combien la guerre a perdu non seulement toute fonction économique mais même ses avantages sur un plan stratégique : La Russie s’est lancée dans une guerre au nom de la défense des russophones mais elle massacre des dizaines de milliers de civils dans les régions essentiellement russophones tout en transformant ces villes et régions en champs de ruines et en subissant elle-même des pertes matérielles et infrastructurelles considérables. Si dans le meilleur cas, au terme de cette guerre, elle s’empare du Donbass et du Sud-Est de l’Ukraine, elle aura conquis un champ de ruines, une population la haïssant et subi un recul stratégique conséquent au niveau de ses ambitions de grande puissance. Quant aux États-Unis, dans leur politique de ciblage de la Chine, ils sont amenés ici à mener (littéralement même) une politique de la "terre brûlée", sans gains économiques ou stratégiques autres qu'une explosion incommensurable du chaos sur les plans économique, politique et militaire. L’irrationalité de la guerre n’a jamais été aussi éclatante.
Cette irrationalité croissante des confrontations guerrières va de pair avec une irresponsabilité croissantes des fractions dirigeantes arrivant au pouvoir, comme l’illustrent l’aventure irresponsable de Bush junior et des "néo-cons" en Irak en 2003, celle de Trump de 2018 à 2021 ou encore la faction Poutine en Russie. Elles sont l'émanation de l'exacerbation du militarisme et de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique, pouvant mener à un aventurisme catastrophique à terme pour ces factions mais périlleux aussi pour l’humanité.
L’économie au service de la guerre
Plus que jamais, l’économie est au service de la guerre et l’ineptie de l’ampleur des dépenses militaires en pleine crise économique et pandémique éclate au grand jour : "Aujourd'hui, les armes cristallisent le nec plus ultra du perfectionnement technologique. La fabrication de systèmes de destruction sophistiqués est devenue le symbole d'une économie moderne et performante. Pourtant, ces "merveilles" technologiques qui ont montré leur efficacité meurtrière au Moyen-Orient ne sont, du point de vue de la production, de l'économie, qu'un gigantesque gaspillage., Les armes, contrairement à la plupart des autres marchandises, ont ceci de particulier qu'une fois produites elles sont éjectées du cycle productif du capital. En effet, elles ne peuvent servir ni à élargir ni à remplacer le capital constant (contrairement aux machines par exemple), ni à renouveler la force de travail des ouvriers qui mettent en œuvre ce capital constant. Non seulement les armes ne servent qu'à détruire, mais elles sont déjà en elles-mêmes une destruction de capital, une stérilisation de la richesse" ("Où en est la crise ? Crise économique et militarisme", Revue internationale 65, 1991). Depuis 1996, les dépenses militaires dans tous les pays ont doublé, montrant une tendance à la hausse de la militarisation. Selon le Stockholm Institute for Peace Studies (SIPRI) en 2021, 2 Billions de dollars ont été dépensés en armement, un nouveau record. Sur ce total, les États-Unis ont dépensé 34 %, la Chine 14 %, la Russie 3 %. La guerre en Ukraine va faire exploser les budgets militaires en Europe, alors que les crises pandémique, économique et écologique exigent des investissements massifs.
Par ailleurs, l’arme économique est massivement utilisée au service du militarisme : déjà la Chine avait menacé l’Australie de mesures de rétorsion économique parce que le pays critiquait la politique chinoise à Hong Kong ou dans le Sin-Kiang et l’Algérie en conflit avec le Maroc a coupé les livraisons de gaz à ce pays, mais la guerre en Ukraine donne encore une autre dimension à ce type de politique : les États-Unis et les pays européens l’utilisent pour mettre à genoux la Russie et les États-Unis menacent la Chine de mesures de rétorsion si elle soutient la Russie ; ces derniers l’utilisent aussi pour faire pression sur l’Europe (gaz américain en remplacement du gaz russe). Le cancer du militarisme pèse de plus en plus sur les échanges commerciaux et les politiques économiques des États.
Guerre locale, conséquences mondiales
Les conséquences de la guerre pour la situation économique de nombreux pays s’annoncent dramatiques : la Russie est un grand fournisseur d’engrais et d’énergie, le Brésil dépend de ces engrais pour ces récoltes. L’Ukraine est un grand exportateur de produits agricoles, et les prix des denrées comme le blé risquent de flamber ; des États comme l’Égypte, la Turquie, la Tanzanie ou la Mauritanie dépendent à 100% du blé russe ou ukrainien et sont au bord de la crise alimentaire ; Le Sri Lanka ou Madagascar, déjà surendettés, sont en faillite. Selon le secrétaire général de l’ONU, la crise ukrainienne risque "de faire basculer jusqu’à 1,7 milliard de personnes – plus d’un cinquième de l’humanité – dans la pauvreté, le dénuement et la faim" (ONU info, 13 avril 2022) ; les conséquences économiques et sociales seront mondiales et incalculables : paupérisation, misère, faim, révoltes, ...
L’importante accélération du militarisme exige des révolutionnaires de spécifier la dynamique guerrière en cours et d’être précis sur les défis et les dangers de la période présente. Il ne s’agit nullement de disserter sur le "sexe des anges", mais d’appréhender toutes les conséquences de cette dynamique pour la détermination du rapport de force, du lien entre guerre et lutte de classe et de la dynamique des luttes ouvrières aujourd’hui, ainsi que pour notre intervention par rapport à celles-ci.
Quelle est la signification de la polarisation au niveau des confrontations impérialistes ?
Depuis une dizaine d’années, une polarisation s’est effectivement développée entre les États-Unis et la Chine. Cette polarisation est avant tout le fruit d’un changement de politique US qui s’est affirmée dans le courant de l’administration Obama. "En 2011, les dirigeants américains étaient arrivés à la conclusion que leur guerre obsessionnelle contre le terrorisme –bien que toujours populaire au Congrès et dans l’opinion– avait affaibli leur statut de superpuissance. Au cours d’une réunion secrète cet été-là, l’administration de M. Barack Obama décida de faire marche arrière et d’accorder une importance stratégique plus élevée à la compétition avec la Chine qu’à la guerre contre le terrorisme. Cette nouvelle approche, appelée "pivot" asiatique, fut annoncée par le président américain au cours d’un discours prononcé devant le parlement australien à Canberra le 17 novembre 2011" (LMD, mars 2022, p.7). Cette prise de conscience croissante que le challenger le plus dangereux pour le maintien du leadership déclinant des États-Unis était la Chine a poussé à repositionner les moyens économiques et militaires pour confronter ce danger principal. La résistance des Talibans en Afghanistan et l’émergence de l’Organisation de l’État Islamique retarda et ralentit la mise en œuvre de cette politique par l’administration Obama, de sorte qu’elle ne se déploya pleinement qu’avec l’administration Trump et sera formulée dans la "stratégie de défense nationale" élaborée par le ministre de la défense d’alors, James Mattis.
Ainsi, cette tendance à la polarisation émane essentiellement des États-Unis et constitue la stratégie actuelle de la superpuissance déclinante en vue de maintenir son hégémonie. Après l’échec de son positionnement en tant que "gendarme du monde", elle se concentre à présent sur une politique visant à contrer son challenger le plus dangereux. Pour la Chine au contraire, une telle polarisation est hautement dérangeante pour le moment[3] : malgré ses investissements massifs actuels dans son armée, son retard dans le développement de son équipement militaire est immense et son développement technologique et économique (route de la soie) requiert pour le moment un maintien de la globalisation et de la multipolarité. Comme c’est le cas depuis 1989 avec la politique impérialiste américaine, l’actuelle politique de polarisation ne fera qu’exacerber le chaos et le chacun pour soi impérialiste. Cela se concrétise aujourd’hui clairement à travers l’invasion russe en Ukraine, le réarmement massif de l’Allemagne, l’agressivité croissante de l’impérialisme japonais, le positionnement spécifique de l’Inde, les manœuvres de la Turquie, etc.
Est-ce que cette polarisation induit une dynamique d’alliances stables, voire de reconstitution de blocs ?
Rappelons d’abord la position du CCI concernant la formation de blocs après 1990 : "Alors que la formation des blocs se présente historiquement comme la conséquence du développement du militarisme et de l'impérialisme, l'exacerbation de ces deux derniers dans la phase actuelle de vie du capitalisme constitue, de façon paradoxale, une entrave majeure à la reformation d’un nouveau système de blocs prenant la suite de celui qui vient de disparaître". ("Militarisme et décomposition", 1991, Revue internationale 64, pt 9). Dans quelle mesure les conflits actuels favorisent-ils les facteurs avancés pour engendrer une dynamique vers la constitution de blocs ?
(a) la force des armes étant devenue un facteur prépondérant pour limiter le chaos mondial et pour s’imposer comme chef de bloc et les États-Unis ayant une puissance militaire équivalant au total des forces militaire des autres puissances majeures, aucun pays ne dispose pour le moment d’un "potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d'un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance", ce qui est encore illustré par la guerre en Ukraine. Comme "les enjeux et l'échelle des conflits entre blocs acquièrent un caractère de plus en plus mondial et général (plus il y a de gangsters à contrôler, plus le "caïd" doit être puissant), (…) plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent" ("Militarisme et décomposition", pt.11).
(b) Vu que "la constitution de blocs impérialistes correspond au besoin d'imposer une discipline similaire entre différentes bourgeoisies nationales afin de limiter leurs antagonismes réciproques et de les rassembler pour l'affrontement suprême entre les deux camps militaires" ("Militarisme et décomposition", pt 4), voyons-nous aujourd’hui une tendance à renforcer cette discipline ? L’imposition par les États-Unis aux États européens d’une discipline au sein de l’OTAN dans le cadre de la guerre en Ukraine est temporaire et révèle déjà des fissures : la Turquie joue "cavalier seul", la Hongrie ne coupe pas les ponts avec la Russie, l’Allemagne qui traîne des pieds, la France pousse à la constitution d’un pôle européen. Pour sa part, l’alliance entre la Chine et la Russie est de portée limitée et la Chine se garde bien de ne pas trop s’engager aux côtés de la Russie, alors que les autres pays dans le monde se montrent très réservés en ce qui concerne un engagement aux côtés des puissances en conflit.
Bref, s’il y a bien volonté de polarisation de la part en particulier de la superpuissance américaine ; si, dans ce cadre, des alliances ponctuelles peuvent se constituer (États-Unis-Japon-Corée ; Turquie-Russie en Syrie ; Chine-Russie) ou des anciennes alliances temporairement réactivées (OTAN), les tendances dans les confrontations impérialistes actuelles n’indiquent pas de dynamique vers la constitutions de deux blocs antagoniques, telles que nous avons pu l’observer avant la première ou seconde guerre mondiale ou lors de la "guerre froide" : "(…) dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée" (LMD, mai 2022, p.8).
La constitution de blocs était une tendance dominante jusqu’à la phase de décomposition. Dans cette dernière, la tendance est plutôt, vu les caractéristiques exacerbées pendant cette phase, à l’intensification de la tendance vers la guerre sans constitution de blocs : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire" ("Militarisme et décomposition", pt 11).
La dynamique actuelle est-elle orientée vers une guerre mondiale, c’est-à-dire une confrontation généralisée entre des ensembles de pays regroupés derrière leurs "caïds" respectifs ?
Les guerres mondiales que nous avons connues en décadence capitaliste étaient toutes liées à l’existence de coalitions derrière un "chef", dont l’architecture était déterminée bien avant l’explosion du conflit, qui, de par la logique de bloc, débouchait sur des confrontations mondiales : deux grandes alliances s’opposaient en 1914 : l’ Entente (la Triple-Entente Angleterre, France et Russie, dès 1907 et plus tard la Quadruple Entente après le ralliement de l’Italie en 1915) face à la Triplice (la Triple-Alliance entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, fondée en 1882, prolongée en 1887 et confirmée en 1991/ 1996) ; deux axes d’alliance s’affrontaient en 1939 : l’Axe Rome-Berlin-Tokyo (conclu en 1936 et complété par le Pacte Germano-Soviétique en août ’39) et le pacte d’alliance entre la France et la Grande-Bretagne combiné avec deux alliances tripartites (France-Grande-Bretagne-Pologne et France-Grande-Bretagne-Turquie) ainsi qu’une "politique d’entente" entre la Grande-Bretagne et les États-Unis ; enfin, les deux blocs de l’Ouest et de l’Est (l’OTAN et le Pacte de Varsovie) se faisaient face entre 1945-1989. Par ailleurs, de telles guerres impliquaient une mobilisation massive d’armées gigantesques alors que les bourgeoisies évitent aujourd’hui des mobilisations massives de populations (sauf partiellement en Ukraine) et que les armées des impérialismes majeurs ont été reconfigurées depuis les années 1990 (réduction de leur massivité, mise en place de forces professionnelles spécialisée et développement de technologies liées à la robotique et la cybernétique militaire dans le cas des armées américaine, chinoise, russe et européennes) et utilisent largement des mercenaires et des ‘contractuels’ privés.
Une telle analyse conduit-elle à sous-estimer la dangerosité des guerres actuelles ?
L’analyse exposée ci-dessus ne doit nullement nous rassurer en ce qui concerne le danger de guerre en phase de décomposition malgré l’absence de dynamique de blocs. En effet, il faut être conscient qu’un tel contexte ne signifie absolument pas qu’un conflit guerrier d’importance soit exclu, et que le danger d’une confrontation militaire directe entre puissances majeures serait négligeable, bien au contraire : "En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n'est pas nécessairement la seule) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre" ("militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991, pt 5).
L’absence de blocs rend paradoxalement la situation plus dangereuse dans la mesure où les conflits sont caractérisés par une plus grande imprédictibilité : "En annonçant qu’il plaçait sa force de dissuasion en état d’alerte, le président russe Vladimir Poutine a contraint l’ensemble des états-majors à mettre à jour leurs doctrines, le plus souvent héritées de la guerre froide. La certitude de l’annihilation mutuelle – dont l’acronyme en anglais MAD signifie "fou" - ne suffit plus à exclure l’hypothèse de frappes nucléaires tactiques, prétendument limitées. Au risque d’un emballement incontrôlé" (LMD, avril 2022, p.1). En effet, paradoxalement, on peut soutenir que le regroupement en blocs limitait les possibilités de dérapage
Ainsi, même s’il n’y a pas actuellement de perspective de constitution de blocs ou de 3e guerre mondiale, en même temps, la situation est caractérisée par une plus grande dangerosité, liée à l’intensification du chacun pour soi et à l’irrationalité croissante : l’imprévisibilité du développement des confrontations, les possibilités de dérapages de celles-ci, qui est plus forte que dans les années 50 à 80, marquent la phase de décomposition et constituent une des dimensions particulièrement préoccupante de cette accélération qualitative du militarisme.
Quel impact sur la classe ouvrière ?
En conclusion, nous devons comprendre que les conditions de la guerre entre d’une part la première et la deuxième guerre mondiale et d’autre part celles d’aujourd'hui sont fondamentalement différentes et, en conséquence, aussi les perspectives pour le prolétariat. Si le glissement dans la barbarie en Ukraine est destructeur et brutal, la signification de tels conflits est aussi plus difficile à appréhender par la classe ouvrière. Alors que les fraternisations étaient devenues techniquement et politiquement possibles au cours de la première guerre mondiale -les travailleurs étant toujours capables de communiquer à travers les tranchées- aujourd'hui, un tel potentiel n'existe pas. Il n'y a pas non plus des centaines de milliers de personnes massées ensemble sur les fronts, avec des possibilités de discussions, de réactions massives contre leurs supérieurs et de révolte.
Nous ne pouvons donc pas nous attendre pour le moment à une quelconque réaction de classe sur le front de la guerre, même si les soldats russes peuvent déserter ou refuser d'être enrôlés pour l'Ukraine. Aujourd’hui, la classe ouvrière n'a pas la capacité d'offrir une résistance de classe contre la guerre impérialiste -ni en Ukraine, ni en Russie- ni en ce moment en Occident. Quant aux perspectives plus générales pour le développement de la lutte de classe aujourd’hui, elles sont abordées dans le rapport sur la situation de la lutte de classe.
CCI, 09.05.2022
[1] La fraction Biden veut aussi « faire payer la Russie » pour son immixtion dans les affaires intérieures américaines par exemple à travers les tentatives de manipulation des récentes élections présidentielles.
[2]« Xi n’a que 50% de chances d’être réélu pour un troisième mandat de président car il a commis trois grandes erreurs, explique une source anonyme citée par le journaliste britannique Mark O’Neill, un fin connaisseur de la Chine installé à Hong Kong. La première est celle d’avoir ruiné les relations diplomatiques de la Chine depuis 2012. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, la Chine entretenait de bonnes relations avec la plupart des pays du monde. Maintenant, de son fait, ses relations sont endommagées avec beaucoup de ces pays, tout particulièrement en Occident ainsi que ses alliés en Asie. La deuxième est la politique du « zéro Covid » qui a porté un grand tort à l’économie chinoise, laquelle ne parviendra pas au taux de croissance du PIB de 5,5 % attendue cette année. Près de 50 villes sont placées sous confinement et il n’y a pas de fin en vue. La troisième est son alignement avec [Vladimir] Poutine. Ceci a eu pour effet d’endommager encore davantage des relations déjà mauvaises avec l’Europe et l’Amérique du Nord. Des entreprises chinoises ont maintenant pour consigne de ne pas signer de nouveaux contrats avec des firmes russes car cela pourrait susciter des sanctions. Où est le bénéfice pour la Chine ? » (cité dans « « Zéro Covid » en Chine : Xi Jinping droit dans ses bottes, sourd à l’alerte économique », P.-A. Donnet, Asialyst, 07.05.22)
[3]Des fuites provenant du Pentagone ont révélé qu’à la fin du mandat Trump, le haut-commandement militaire chinois avait pris contact en secret avec le Pentagone pour s’inquiéter d’un danger d’attaque atomique de la Chine par Trump.
Dans les précédentes parties de cette série nous avons mis en exergue les faiblesses opportunistes sur la base desquelles s’était constituée l’Internationale communiste (IC) aussi bien sur le plan programmatique qu’organisationnel. Cette partie abordera l’ultime période de l’IC en tant qu’organe de la classe ouvrière.
Dans les années qui suivent le congrès de fondation et le deuxième congrès, malgré des épisodes de grande combativité, le reflux de la vague révolutionnaire se poursuit. La classe ouvrière en Russie est de plus en plus isolée, les soviets se meurent à petit feu, le parti bolchevik se confond de plus en plus avec l’État, il se bureaucratise et n’a de cesse de perdre son contenu prolétarien. Les soulèvements insurrectionnels en Europe de l’Ouest (Bulgarie, Pologne, Allemagne)[1], soutenues par l’IC, alors que les conditions devenaient de plus en plus défavorables, finissent de désorienter et de démoraliser le prolétariat mondial.
L’IC subit les effets de l’isolement de la révolution au seul bastion russe et suit la même trajectoire que le parti bolchevik où la logique d’appareil prend peu à peu le pas sur la mise en œuvre d’une authentique politique de classe. Sa vitalité politique se meurt, tout comme dans le parti russe, ce qui la conduit à devenir au bout du compte un outil servant les intérêts impérialistes de l’État russe. Autrement dit, après avoir incarné la plus haute expression de l’unité du prolétariat mondial dans sa lutte révolutionnaire, l’IC dégénère.
Cette quatrième partie, s’attachera donc à montrer la manière dont s’est opérée cette évolution politique tragique.
Les trois ans de guerre civile entre 1918 et 1920, au cours de laquelle les armées blanches et les bataillons étrangers mirent la révolution à rude épreuve, amena la République des soviets à adopter la politique dite de “communisme de guerre”. Mais ce qui ne devait être qu’un ensemble de mesures d’urgence pour faire face à une situation désespérée engendra une militarisation de la société sous l’autorité du parti bolchevik et de l’État. Durant cette période qui nécessita des sacrifices très lourds pour les ouvriers et les autres couches sociales, on assista ainsi à “un affaiblissement progressif des organes de la dictature du prolétariat [les conseils ouvriers], et par le développement des tendances et institutions bureaucratiques.”[2]
Si pendant toute la durée de la guerre civile, les privations furent relativement bien supportées par les ouvriers et les petits paysans, il n’en fut pas de même par la suite. La guerre civile avait rendu la situation sociale de la Russie totalement exsangue. Les populations manquaient de tout, de vivres comme de combustibles pour résister à la vigueur de l’hiver. Dès l’été 1920, des premiers signes de mécontentement s’étaient exprimés dans les campagnes notamment à travers le soulèvement des paysans de Tambov. Mais l’agitation gagna rapidement les villes où, à côté de revendications économiques, les ouvriers revendiquaient également la fin du communisme de guerre. À ce titre, ces grèves n’exprimaient pas seulement une réaction face à la dégradation des conditions d’existence, elles marquaient également le souhait de remettre les soviets au cœur de la prise de décision politique. C’est dans ce contexte qu’éclata l’insurrection des marins de Kronstadt le 28 février 1921. En réaction aux méthodes brutales de réquisitions des céréales perpétrées par les détachements armés et des privations subies aussi bien par les ouvriers que par les paysans, les marins du cuirassé Petropavlovsk se mutinèrent et adoptèrent une résolution en dix points avec pour principale revendication la régénération rapide du pouvoir des soviets. La révolte des marins de Kronstadt se produisait “dans le cours d’un mouvement de lutte de la classe ouvrière contre la bureaucratisation du régime, elle s’identifiait à cette lutte et se voyait comme un moment dans sa généralisation.”[3]
La répression terrible qu’exerça le parti bolchevique sur les révoltés marqua un véritablement tournant de la révolution. En passant par les armes près de 3000 marins, le parti bolchevik franchissait la ligne rouge en exerçant la violence au sein même de la classe ouvrière. La politique dramatique menée par la seule organisation ayant, jusqu’alors, sut défendre la ligne révolutionnaire et le programme communiste marquait, d’une certaine manière, un point de non-retour et une rupture lente mais irrémédiable entre les intérêts du parti, s’assimilant de plus en plus à l’État, et ceux de la classe ouvrière.
Si la classe ouvrière était, en effet, parvenue à sortir victorieuse de la guerre contre les forces contre-révolutionnaires, la concentration de l’autorité entre les mains du couple parti-État formait le revers de la médaille. Les dissensions au sein du camp prolétarien à ce sujet, incarnées notamment par les grèves ouvrières à Moscou et Petrograd et la révolte des marins de Kronstadt, s’exprimaient au sein même du parti depuis le début de la guerre civile. Elles furent portées à leur paroxysme au cours du 10e congrès du Parti communiste russe (PCR)[4] à travers notamment la controverse sur la question syndicale et les critiques du groupe de l’Opposition ouvrière animé notamment par A. Kollontaï et Chliapnikov. Depuis l’automne 1920, ce groupe au sein du PCR s’était structuré au cours du débat sur le rôle des syndicats dans la dictature du prolétariat. Bien que le cadre du débat demeurait profondément inadéquat, la position de l’Opposition ouvrière selon laquelle les syndicats industriels devaient gérer la production en toute indépendance de l’État soviétique[5] exprimait bien que “de façon confuse et hésitante, l’antipathie du prolétariat pour les méthodes bureaucratiques et militaires devenues de plus en plus la marque du régime et l’espérance de la classe ouvrière que les choses allaient changer maintenant que les rigueurs de la guerre avaient pris fin.”[6] Ce débat donna lieu à de vives polémiques tout au long de l’hiver 1920-1921 alors que, selon Lénine, le parti avait plus que jamais besoin d’unité dans ses rangs comme il l’exprimait dans le discours d’ouverture du congrès : “Camarades, nous avons vécu une année exceptionnelle, nous nous sommes permis le luxe de discussions et de débats au sein de notre parti. Pour un parti entouré d’ennemis, des ennemis les plus puissants et les plus forts qui groupent tout le monde capitaliste, pour un parti qui supporte un fardeau incroyable, ce luxe était vraiment surprenant. […] En tout cas, quelles que soient les discussions qui ont eu lieu jusqu’à ce jour, quels que soient les débats qui se sont déroulés chez nous, alors que nous devons faire face à tant d’ennemis, la dictature du prolétariat dans un pays paysan est une tâche si immense, si difficile qu’il ne suffit pas que le travail soit formellement plus uni, plus concerté qu’avant, ce que votre présence ici, à ce congrès, prouve déjà ; il faut aussi qu’il ne reste plus la moindre trace d’esprit fractionnel, quels que soient le lieu et la forme dans lesquels il s’est manifesté jusqu’à présent ; il faut qu’en aucun cas, ces traces ne subsistent.”[7] Le congrès devait, par la suite, entériner l’objectif fixé dans ce discours d’ouverture par l’adoption de la résolution sur “l’unité du parti” ordonnant “la dissolution immédiate de tous les groupes sans exception qui se sont formés sur telle ou telle plate-forme, et donne instruction à toutes les organisations d’insister strictement sur le caractère inadmissible de toutes espèces d’activité fractionnelle. La non-exécution de cette décision du congrès entraînerait l’exclusion sans conditions et immédiate du parti.” Cette décision, défendue également par une large partie de l’IC, reflétait un profond changement dans la façon dont le parti traitait les désaccords pouvant s’exprimer sur des sujets aussi fondamentaux que le rôle des syndicats par exemple. L’interdiction des fractions au sein du parti traduisait en réalité une déformation de la discipline au sein de celui-ci puisque désormais on exigeait la stricte soumission aux décisions du parti une fois qu’elles avaient été prises. Les critiques de la part de militants ou de groupes étaient tolérées mais il était formellement interdit de voir une opposition à la politique officielle du parti s’organiser afin de défendre ses positions[8]. Avec cette décision, le Parti communiste de Russie abandonnait tout un pan de son histoire, puisque lui-même avait mené un tel travail en luttant contre l’opportunisme qui gangrenait la IIe Internationale menant celle-ci à sa propre faillite lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Bon nombre d’universitaires et de journalistes à la malhonnêteté et l’inconséquence sans borne voient dans cette affaire, à n’en pas douter, la preuve de “l’autoritarisme naturel” de Lénine et une prétendue tyrannie bolchevique. En réalité, ce processus était avant tout le produit de l’isolement et de l’état de siège imposé à la révolution en Russie, et exprimait, non pas un “autoritarisme naturel”, mais une véritable déviation des bolcheviques par rapport à leur propre histoire. Par ailleurs, comme l’indique Lénine, l’existence de groupes d’opposition organisés en “fraction”, pouvait être utilisée par les forces contre-révolutionnaires dans le but de discréditer le parti. Mais ce que ne voyait plus Lénine, c’est que s’il est exact que les ennemis déclarés de la révolution pouvaient pointer les désaccords au sein du parti comme un moyen de le discréditer, il est encore plus vrai que l’“ennemi caché” de la révolution, la contre-révolution de l’intérieur, devait se servir de l’interdiction des fractions pour entièrement staliniser le parti.
C’est donc l’isolement de la révolution dans le seul bastion russe qui amenait le PCR à se replier sur lui-même en faisant primer les intérêts du parti et de l’État par une “discipline de fer” plutôt que garantir l’expression des désaccords afin de participer à la clarification de questions politiques fondamentales pour l’ensemble du milieu révolutionnaire et la classe ouvrière mondiale[9]. En faisant planer la menace de l’exclusion sur les groupes défendant des positions divergentes, le parti russe se dévitalisait et se rendait vulnérable face à la spirale bureaucratique.
Si, comme nous l’avons indiqué, Lénine a défendu l’interdiction des fractions et a par la suite tenté de dissuader certains militants de porter des critiques publiques contre la “nécessaire discipline”, il n’allait cependant pas tarder à prendre la mesure de la prolifération des bureaucrates et du danger que cela faisait peser sur l’activité du parti. La tendance à la bureaucratie était une préoccupation constante de Lénine depuis la prise du pouvoir en octobre 1917. La conscience de ce fléau ne cessa pas de s’affirmer à mesure de l’accumulation de dysfonctionnements, de la prolifération d’arrivistes et l’emprise des fonctionnaires.
Les différentes oppositions apparues au cours des années 1920-1921 n’avaient eu de cesse, bien que de manière confuse, de mettre en garde le parti sur le poids croissant de “l’État ouvrier”[10] et de l’absorption du parti en son sein. Un danger mortel pour la révolution et le parti que Lénine lui-même exposa lors du XIe congrès du PCR, affirmant que “des rapports erronés entre le parti et les administrations soviétiques” s’étaient établis.
L’“affaire géorgienne” qui éclata au cours de l’année 1922 permit à Lénine de prendre la mesure de l’ampleur de la gangrène bureaucratique. L’usage de la violence, de la répression et de la manipulation par Ordjonikidzé (secrétaire du bureau régional de Transcaucasie) sous l’ordre de Staline (secrétaire général du PCR) à l’encontre de membres du parti géorgien refusant d’adhérer au projet de Constitution de l’URSS[11] indignèrent Lénine au plus haut point.
Ces méthodes brutales, totalement étrangères aux mœurs prolétariennes et communistes, étaient du jamais vu auparavant dans les rangs du parti. Elles démontraient la toute-puissance de celui-ci sur ses membres et l’évolution désastreuse d’une fusion du parti et de l’Etat, engendrant des pratiques émanant “d’un appareil qui nous est foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes […] seulement couvert d’un vernis soviétique”.[12]
Durant les deux dernières années de sa vie, Lénine tenta de stopper la dérive bureaucratique incarnée par Staline et ses sbires. Après l’épisode géorgien, il entreprit de mener le combat de front en accusant ouvertement l’inspection ouvrière et paysanne, dirigée par Staline, d’être “à la pointe” du développement de la bureaucratie.
C’est donc avec la flamme de l’internationalisme qu’il mit ses maigres forces à profit pour tenter de repousser les premières offensives du stalinisme et de son “socialisme dans un seul pays”. Mais les réponses totalement erronées qu’il préconisait, consistant ni plus ni moins à réorganiser la structure de l’Etat, dans l’attente (illusoire) d’un sursaut révolutionnaire du prolétariat européen, ne faisait que confirmer l’impasse irrémédiable dans lequel se trouvait la révolution en Russie et dans le monde entier.
Depuis des décennies, l’idéologie dominante use de tous les moyens pour établir un trait d’union entre le combat révolutionnaire de Lénine et le pouvoir totalitaire de Staline. Mais les faits sont têtus ! Le “Testament de Lénine”, contenait suffisamment de mise en garde à l’encontre du futur tyran pour écarter l’idée d’une quelconque légitimation des comportements de voyous et des visées chauvine de Staline et sa clique. D’ailleurs, le testament sera longtemps caché, ce n’est qu’après avoir acquis la garantie de sa toute-puissance au sein du parti et de l’État que Staline confessa le désaveu que ce document contenait à son égard.
Du fait de la victoire de la révolution en Russie et de la faiblesse des autres partis communistes, le PCR joua un rôle prépondérant dans la formation de l’IC dont le siège de l’exécutif se trouvait à Moscou. Mais cette prépondérance prit même un caractère disproportionné dans la vie et le fonctionnement de l’IC.
Par conséquent, le bureaucratisme et l’autoritarisme rampant au sein du PCR n’allaient pas tarder à gagner les rangs de l’Internationale. Lénine était l’un des seuls à s’inquiéter de la “russification” de l’IC comme il avait exprimé d’abord lors du IIe congrès en proposant l’installation du siège de l’exécutif à Berlin puis lors du IVe congrès où il critiqua le caractère “trop russe” des “Thèses sur la structure, les méthodes et l’action des partis communistes” bien qu’il soutenait pleinement leurs contenus. Inquiet de la trop forte “dépendance” de l’IC vis-à-vis du PCR, il exhorta les autres sections de l’IC à s’approprier sans tarder toute l’expérience et les leçons de la révolution en Russie afin d’affermir sa cohésion par une plus grande association des différentes sections dans la vie du parti. Il s’agissait également de garantir la vitalité de l’Internationale en plaçant la réflexion et l’étude de l’expérience révolutionnaire au centre de l’activité des sections.[13] Mais ces perspectives de travail s’éteignirent avec la disparition de Lénine en 1924. À partir de ce moment, nous assistons à un tournant dans la trajectoire de l’IC qui devient progressivement une arme entre les mains de la troïka (Zinoviev-Kamenev-Staline) d’abord, de la bureaucratie stalinienne ensuite. La “bolchevisation des partis communistes” énoncée lors du Ve congrès mondial en juillet 1924 afin de supprimer toutes les oppositions en son sein, aussi bien Trotsky et ses partisans que les groupes de gauche : “Le mot clé de bolchevisation est né dans la lutte contre la droite. Il sera surtout dirigé naturellement contre elle, mais aussi, bien entendu, contre les déviations ultragauchistes et contre le pessimisme qui, ici ou là, pèse sur nous.”[14]
Ce nouveau mot d’ordre formait donc une claire expression de l’étau de plus en plus étroit dans lequel se trouvait la Russie révolutionnaire après le nouvel échec du prolétariat allemand en 1923 lors de la tentative désespérée d’insurrection. Cela ne faisant qu’accélérer la mainmise de la bureaucratie utilisant désormais sa discipline autoritaire à l’encontre de tous ceux osant s’opposer ou critiquer la politique du parti menée par la troïka d’abord, de la clique stalinienne ensuite. Il s’agissait donc de “briser les os” à toutes les formes de résistances contre la dégénérescence de l’internationale. Alfred Rosmer, membre du bureau exécutif de l’IC entre 1920 et 1921, ayant participé aux IIe, IIIe et IVe congrès, donne un témoignage saisissant de cette politique consternante pilotée par Zinoviev, alors président de l’Internationale : “Au moyen d’émissaires qu’il dépêchait dans les sections, il supprimait, dès avant le congrès, toute opposition. Partout où des résistances se manifestaient, les moyens les plus variés étaient employés pour les réduire ; c’était une guerre d’usure où les ouvriers étaient battus d’avance par les fonctionnaires qui, ayant tout loisir, imposaient d’interminables débats ; de guerre lasse, tous ceux qui s’étaient permis une critique et qu’on accablait du poids de l’Internationale cédaient provisoirement, ou s’en allait”[15].
La “Déclaration du comité d’Entente[16]” adressée à l’Exécutif de l’IC en juillet 1925 après le Ve congrès dénonçait les mêmes aberrations : “Le grave problème des tendances et fractions dans le Parti qui se pose historiquement, à la fois comme une conséquence de la tactique politique suivie et comme une réprobation de cette tactique, comme un symptôme de ses insuffisances qu’il faudrait étudier avec la plus grande attention, on prétend le résoudre par des ordres et par des menaces, en soumettant quelques camarades à de rudes pressions disciplinaires, laissant croire ainsi que de leur conduite personnelle dépend l’entier développement favorable du Parti.”
Par conséquent, tous les militants ou les tendances qui, par la suite, exprimèrent leurs désaccords avec les orientations défendues par le parti se confrontèrent à l’alternative suivante : se soumettre ou être exclus ! Ces derniers furent remplacés dans les organes exécutifs des PC par des militants dociles, jeunes et peu expérimentés, devenant très vite des hommes d’appareils d’une fidélité sans bornes à Moscou comme dans le KPD ou à l’image de Maurice Thorez au sein du PCF. Les PC incarnaient désormais la défense implacable de la politique extérieure de l’État russe au lieu de jouer un rôle actif dans l’élévation de la conscience révolutionnaire des masses. Le nouveau mode d’organisation des PC à partir des “cellules d’usine” constituait une claire expression de cette malheureuse évolution puisqu’elle enfermait les ouvriers dans des problèmes locaux et corporatistes au détriment, évidemment, d’une vision et d’une perspective générales du combat prolétarien.
La propagande stalinienne contribua largement à présenter la bolchevisation comme la continuité de la politique menée par les bolcheviques depuis octobre 1917. Il s’agissait là de la première d’une longue série de falsifications mises sur pied par cette clique bourgeoise tout au long de la période de contre-révolution. En réalité, ce mot d’ordre était en rupture totale avec l’histoire et l’esprit du parti bolchevique. Bien plus que cela, elle marqua une étape significative de la dégénérescence de l’IC. Celle-ci ne dévia plus de cette trajectoire par la suite et devint un outil contre-révolutionnaire entre les mains de l’État russe pour la préservation de ses intérêts extérieurs. Seules les fractions de gauche tentèrent de mener un combat déterminé afin de contrecarrer cette involution et maintenir en vie la flamme de l’internationalisme et le programme communiste. C’est ce que nous aborderons dans l’ultime partie de cette série.
(A suivre)
Najek,
le 16 avril 2021.
[1] Voir notamment :
[3] -Idem.
[4] Ce congrès se déroula du 8 au 16 mars au même moment que la répression de la révolte des marins de Kronstadt.
[5] Deux autres positions s’exprimaient dans le débat : celle de Trotsky pour l’intégration totale des syndicats dans “l’Etat ouvrier”, celle de Lénine pour qui les syndicats auraient toujours à agir pour les défense de la classe, même contre “L’Etat ouvrier”.
[6] “La Gauche communiste en Russie : 1918-1930 (1ère partie)”, Revue internationale n°8, décembre 1976. [39]
[7] V. Lénine, œuvres choisies, “Le Xe congrès du PCR”, volume III, pages 572-573.
[8] Il faut noter toutefois que cette décision était considérée comme temporaire : “L’interdiction des fractions était, répétons-le, conçue comme une mesure exceptionnelle appelée à tomber en désuétude à la première amélioration de la situation” (Trotsky, La révolution défigurée, 1963).
[9] L’altération de la vitalité politique et la tendance à la bureaucratisation se poursuivirent à travers d’autres mesures :
[10] Le CCI rejette la conception de l’Etat ouvrier qui est, selon nous, une contradiction dans les termes. Comme nous l’indiquons dans la Brochure sur La Période de Transition : “La classe ouvrière ne construit pas des États parce qu’elle n’est pas une classe exploiteuse. L’État de la période de transition est inévitable, mais il n’est pas une émanation de la classe ouvrière. Cet État peut représenter un danger pour le prolétariat, peut essayer de lier les mains aux prolétaires pour les faire “travailler pour les autres”. La classe ouvrière doit être libre de poursuivre sa politique y inclus le droit de faire grève contre les diktats de l’État. Vouloir confondre prolétariat et État mène à l’aberration d’un “État ouvrier” qui interdit aux ouvriers de s’élever contre lui.” Pour Lénine, l'État soviétique n'était pas à proprement parler un État ouvrier, mais "un État ouvrier et paysan avec des déformations bureaucratiques". C'est plutôt Trotsky, qui souhaitait la subordination de toutes les organisations ouvrières à l'État, qui parlait “d'État ouvrier”.
[11] Ce projet soumis par Staline, auquel Lénine s’opposa, prévoyait l’autonomie aux républiques sœurs au sein de la fédération, les plaçant sous la République de Russie.
[12] Cité dans P. Broué, Le parti bolchévique. Histoire du PC de l’URSS, Éditions de minuit, 1971, page 174. Lénine se réfère ici davantage au parti qu’à l'État, mais en réalité, les deux deviennent indissociables.
[13] “Je suis persuadé que nous devons dire, à cet égard, non seulement aux Russes, mais aussi aux camarades étrangers, que le plus important, dans la période qui vient, c’est l’étude. Nous, nous étudions dans le sens général du terme. Ils doivent, eux, étudier dans un sens particulier, pour comprendre réellement l’organisation, la structure, la méthode et le contenu de l’action révolutionnaire.” (Discours de Lénine lors du IVe congrès mondial).
[14] Discours de Zinoviev au Ve plenum de l’IC, cité dans P. Broué, Histoire de l’internationale communiste. 1919-1943, Fayard.
[15] Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine. Les origines du communisme, Les bons caractères, 2009.
[16] Il s’agit de la gauche au sein du parti communiste d’Italie qui deviendra la fraction de gauche du Parti communiste d’Italie.
La dernière fois que cette série s'est penchée spécifiquement sur le problème de l'État dans la période de transition, c'était dans notre introduction aux thèses sur l'État produites par la Gauche communiste de France (GCF) en 1946[1]. Nous avions présenté ce texte comme une continuation importante du travail de la Gauche italienne qui, au cours des années 1930, avait produit un certain nombre d'articles examinant les leçons de la défaite de la révolution russe, dans lesquels le problème de l'État était considéré comme central. S'appuyant sur les mises en garde de Marx et Engels contre la tendance de l'État à s'autonomiser par rapport à la société, la caractérisation de l'État comme un fléau temporaire que le prolétariat devra utiliser tout en limitant au maximum ses aspects les plus néfastes, les articles de Vercesi et en particulier de Mitchell (membre de la Fraction belge) avaient déjà établi une distinction entre la fonction nécessaire de "l'État prolétarien" et le pouvoir réel et effectif du prolétariat[2]. Le texte de la GCF va plus loin en affirmant que l'État, par sa nature même, est étranger au prolétariat en tant que porteur du communisme et donc d'une société sans État.
Dans notre introduction aux Thèses, nous avions relevé certaines faiblesses ou ambiguïtés dans le texte de 1946 (sur les syndicats, le rôle du parti, le programme économique de la révolution), dont la plupart allaient être largement surmontées grâce au processus de discussion et de clarification qui était au cœur des activités de la GCF. Ces avancées - notamment sur les syndicats et le parti - ont été prises en compte dans d'autres textes[3] et, à notre connaissance, le groupe n'a pas produit d'autres documents sur la question de la période de transition elle-même.
Les thèses de 1946 sont le fruit du travail collectif de la GCF et ont été rédigées par Marc Chirik, qui a joué un rôle clé dans la formation et le développement théorique du groupe. Lorsque le groupe s'est dispersé après 1952 (malgré les efforts de Marc pour le maintenir), Marc a été "exilé" au Venezuela où il n'a participé à aucune activité politique organisée pendant plus d'une décennie. Cependant, cette période n'a pas été pour lui une période de désengagement de la réflexion politique et, dès que les temps ont commencé à changer, au début ou au milieu des années 60, Marc a formé un cercle de discussion avec quelques jeunes éléments, dont le résultat a été la formation du groupe Internacialismo en 1964. Ce groupe est devenu ensuite à son tour la section vénézuélienne du CCI.
Marc est lui-même retourné en Europe pour participer aux événements historiques de mai-juin 1968 et est resté pour aider à former le groupe Révolution Internationale, qui deviendra la section en France du CCI.
Pour la génération de révolutionnaires issue de la vague internationale de luttes déclenchée par Mai 68, la révolution ne semblait pas une perspective si lointaine. Un certain nombre de nouveaux groupes et militants, ayant redécouvert la tradition de la Gauche communiste, ont non seulement entrepris de se démarquer de l'aile gauche du capital en se réappropriant les positions de classe fondamentales élaborées pendant la période de la contre-révolution, mais ont également plongé dans le débat sur le caractère de la révolution anticipée et la voie vers une société communiste.
L'approche de la période de transition et de son semi-état qui avait été proposée par la GCF et élaborée plus avant par Marc est rapidement devenue le point central de nombreuses discussions passionnées entre les nouveaux groupes. Une majorité de RI et des groupes qui s'y sont ralliés ont été convaincus par les arguments de Marc, mais il a été précisé dès le départ que cette analyse particulière ne pouvait être considérée comme une frontière de classe car l'histoire n'avait pas encore établi définitivement sa véracité. La discussion s'est donc poursuivie au sein du CCI nouvellement formé et avec d'autres groupes impliqués dans les discussions sur le regroupement international des forces révolutionnaires nouvellement émergentes qui ont marqué cette phase. Le premier numéro de la Revue internationale contenait des contributions sur la période de transition de Marc (au nom de Révolution internationale) et un long article développant des idées allant dans le même sens rédigé par un jeune, CD Ward, au nom de World Revolution au Royaume-Uni, ainsi qu'un texte de Revoluzione Internazionale en Italie plaidant en faveur du caractère prolétarien de l'État de transition et une autre contribution de Revolutionary Perspectives, qui était le noyau de la future Organisation des travailleurs communistes ("Communist Worker’s Organisation", CWO). Ces textes ont été rédigés pour la conférence de 1975 qui a vu la constitution officielle du CCI ; bien qu'il n'y ait alors pas eu le temps de tenir la discussion pendant la réunion, ils ont été publiés comme contributions à un débat en cours.
Il n'est pas exagéré de dire que ces débats ont été passionnés. Le groupe Workers Voice (WV) de Liverpool a rapidement rompu avec les discussions de regroupement, citant la position majoritaire du futur CCI sur la période transitoire comme preuve de son caractère contre-révolutionnaire, puisque celle-ci signifierait, dans un futur processus révolutionnaire, préconiser un État qui dominerait les conseils ouvriers. Comme nous l'avons soutenu à l'époque ("Un sectarisme sans limite" dans Révolution internationale n° 3), il s'agissait non seulement d'une fausse accusation mais aussi, dans une large mesure, d'un prétexte visant à préserver l'autonomie locale de WV de la menace d'être engloutie dans une organisation internationale plus vaste ; mais d'autres réactions de l'époque ont révélé à quel point les acquisitions de la Gauche communiste italienne avaient été perdues dans le brouillard de la contre-révolution. Ainsi, lors du deuxième congrès du CCI en 1977, où une résolution (et une contre-résolution) sur l'État dans la période de transition étaient à l'ordre du jour, un délégué de Battaglia Comunista, qui à l'époque et encore aujourd'hui se revendique comme le continuateur le plus cohérent de la tradition de la Gauche italienne, semblait abasourdi par l'idée même de remettre en cause le caractère prolétarien de l'État de transition, même si ce point de vue n'était qu'une conclusion logique tirée des contributions de Bilan dans les années 1930.
En fait, bien que la résolution exprimant la position majoritaire ait finalement été adoptée lors du troisième congrès du CCI en 1979, le congrès de 1977 a jugé que le débat n'avait pas suffisamment mûri et devait se poursuivre. Un certain nombre de contributions à ce débat a été publié par la suite sous la forme d'une brochure qui montre la richesse du débat[4]. Au sein du CCI, la minorité n'était pas homogène mais tendait vers l'idée que la position de Bilan sur l'État dans la période de transition avait été la bonne, alors que la GCF s'était écartée de la conception marxiste. Certains des camarades de la minorité se sont ensuite ralliés à la position majoritaire tandis que d'autres ont commencé à remettre en question d'autres développements clés réalisés par la GCF et repris par le CCI, notamment sur la question du parti. La plupart d'entre eux se sont dispersés dans différentes directions - l'un vers une position bordiguiste plus orthodoxe, un autre s'est lancé dans une brève tentative de former une nouvelle version de Bilan (Fraction Communiste Internationaliste), tandis que d'autres se sont imprégnés de la dangereuse concoction d'anarchisme, de bordiguisme et de défense du soi-disant "terrorisme ouvrier" qui a marqué la trajectoire du Groupe Communiste Internationaliste[5].
Dans cet article, nous allons nous concentrer sur trois contributions à la discussion au sein du CCI de cette période écrites par Marc Chirik. Cette approche poursuit et conclut les trois articles précédents de cette série qui ont examiné la contribution à la théorie communiste apportée par des individus particuliers au sein du mouvement politique prolétarien pendant la période de la contre-révolution (c'est-à-dire Damen, Bordiga, Munis et Castoriadis). Nous n’abordons pas ces communistes individuels à la manière des revues universitaires où la théorie est toujours considérée comme la propriété intellectuelle de tel ou tel spécialiste ; au contraire, en tant que militants de la classe, ces camarades ne pouvaient apporter leurs contributions que dans le but de développer quelque chose qui, loin d'être le droit d'auteur des individus, n'existe que pour devenir la propriété universelle du prolétariat - le programme communiste. Mais pour nous, le programme communiste est un travail d'association où les camarades individuels peuvent apporter leur contribution particulière au sein d'une collectivité plus large. Et la qualité exceptionnelle de Marc Chirik était précisément sa capacité à "universaliser" ce qu'il avait acquis, par son expérience de vie, sur le plan organisationnel et programmatique - pour le transmettre à d'autres camarades. Ainsi, dans l'histoire du CCI, il y a eu un certain nombre de contributions importantes à cet effort général d'éclairer la voie vers le communisme par d'autres camarades de l'organisation - dont certaines seront évoquées dans cet article. Mais il ne fait aucun doute que les textes écrits par Marc sont des exemples de sa profonde compréhension de la méthode marxiste et méritent d'être réexaminés en détail. Nous nous excusons par avance pour la longueur de certaines citations de ces articles, mais nous pensons qu'il est préférable de laisser les mots de Marc parler d'eux-mêmes autant que possible.
L'article publié dans la Revue internationale n° 1 est remarquable pour avoir posé la question des "périodes de transition" dans un cadre historique large :
Au moment où ce texte a été écrit, le mouvement révolutionnaire naissant était déjà confronté à l'influence des précurseurs du courant de "communisateur" actuel, notamment dans les écrits de Jacques Camatte et de Jean Barrot (Dauvé). En effet, le CCI avait déjà subi une scission par un groupe de membres issus de l'organisation trotskyste Lutte Ouvrière mais qui était rapidement tombée dans les notions pseudo-radicales qui marquaient ce que nous appelions à l'époque le "modernisme" : que la classe ouvrière était devenue, par essence, une classe pour le capital, que sa lutte pour les revendications immédiates était une impasse, et que la révolution communiste signifiait l'auto-négation immédiate de la classe ouvrière plutôt que son affirmation politique par la dictature du prolétariat. Dans cette vision, l'idée d'une période de transition dirigée par le prolétariat était dénoncée comme n'étant rien d'autre que la perpétuation du capital : le processus de communisation rendait inutile toute phase de transition entre le capitalisme et le communisme[6] . L'évolution d'un des groupes présents à la conférence - le Revolutionary Workers Group, basé à Chicago, également issu du trotskysme, mais qui découvrait l'inutilité de la lutte pour les revendications économiques (voir la préface de RI no1) - a également montré que de telles idées se répandaient dans le mouvement révolutionnaire. Pendant ce temps, le groupe Revolutionary perspectives insistait sur le fait qu'un bastion prolétarien isolé devait consciemment se fermer au marché mondial tout en mettant en œuvre toutes sortes de mesures communistes à l'intérieur de ses frontières : c'était moins une aberration moderniste qu'une excuse tardive pour le "communisme de guerre" de la période 1918-21 en Russie, mais il partageait avec les communisateurs l'idée selon laquelle il serait possible d'introduire d'authentiques mesures communistes dans un seul pays ou une seule région[7]
Le texte de Marc nous fournit un point de départ solide pour critiquer toutes ces approches. D'une part, il insiste sur le fait que chaque nouveau mode de production a été le produit d'une période de transition plus ou moins longue, qui "n'est pas un mode de production propre, mais un enchevêtrement de deux modes de production - l'ancien et le nouveau". Cela s'applique certainement à la période de transition vers le communisme, qui est tout sauf un mode de production stable (parfois décrit de manière trompeuse comme "socialisme"). Au contraire, elle sera le théâtre d'un combat soutenu pour faire avancer la transformation communiste des relations sociales contre l'immense poids économique et idéologique de l'ancienne société et même de milliers d'années de société de classes qui ont précédé le capitalisme. Cela sera vrai même après le moment où le prolétariat aura conquis le pouvoir à l'échelle mondiale et s'appliquera encore plus aux situations où les premiers avant-postes prolétariens se trouveront confrontés à un environnement capitaliste hostile.
En même temps, le texte explique que la période de transition vers le communisme diffère profondément de toutes les transitions précédentes :
La conséquence de tout cela est que la période de transition vers le communisme ne peut pas commencer à l'intérieur du capitalisme, par une accumulation de changements économiques qui servent de base au pouvoir de la nouvelle classe dirigeante, mais seulement après un acte essentiellement politique - le démantèlement violent de la machine étatique existante. C'est le point de départ du rejet de toute idée selon laquelle un véritable processus de communisation[8] peut commencer avant la destruction du pouvoir mondial de la bourgeoisie. Tous les changements économiques et sociaux entrepris avant que ce point ne soit atteint sont essentiellement des palliatifs, des mesures contingentes et d'urgence qui ne devraient pas être décrites comme une sorte de "communisme réel", et leur principal objectif serait de renforcer la domination politique de la classe ouvrière dans un domaine donné.
En effet, même après le début de la période de transition proprement dite, le texte met en garde contre l'idéalisation des mesures immédiates prises par la classe ouvrière :
Tout l'esprit qui traverse le texte est celui du réalisme révolutionnaire. Nous parlons ici de la transformation sociale la plus radicale depuis l'avènement de l'espèce humaine et il est absurde de penser que ce processus - qui pour la grande majorité de l'humanité est aujourd'hui considéré comme impossible, contraire à la nature humaine, au mieux "une bel idéal qui ne marcherait jamais" - pourrait en fait se dérouler d'un seul coup - en termes historiques, du jour au lendemain.
Le texte poursuit en exposant certains aspects plus spécifiques de cette "politique économique", qui restent en fait assez généraux :
Le texte de Marc commence par l'avertissement suivant : "C'est toujours avec une grande prudence que les révolutionnaires ont abordé la question de la période de transition. Le nombre, la complexité et surtout la nouveauté des problèmes que devra résoudre le prolétariat empêchent toute élaboration de plans détaillés de la future société, et toute tentative en ce sens risque de se convertir en carcan pour l'activité révolutionnaire de la classe". Il est tout à fait compréhensible que Marc ne nous fournisse qu'une esquisse très générale d'une possible "politique économique" du prolétariat. L'un des points est un peu trop général – "élévation substantielle du niveau de vie" - mais les autres indiquent bien la direction générale ; et l'un d'entre eux marque clairement une avancée par rapport au texte de 1946, à savoir lorsqu'il dit que "le critère de production doit être la satisfaction maximale des besoins et non plus l'accumulation", puisque le texte de 1946 avait encore tendance à considérer le "développement des forces productives" du prolétariat comme un processus d'accumulation qui ne peut signifier que l'expansion de la valeur. En fait, nous ne sommes que trop conscients aujourd'hui que les crises économique et écologique du système sont le résultat d'une "suraccumulation" et que le développement réel devra nécessairement prendre la forme d'une transformation et d'une réorganisation profondes des forces productives accumulées sous le capitalisme (impliquant, par exemple, la conversion de formes de production, d'énergie et de transport très polluantes, la réduction des mégalopoles capitalistes à une échelle beaucoup plus humaine, la reforestation massive, etc.)
En ce qui concerne la distribution du produit social au cours de la période de transition, le texte ne se prononce pas sur le débat sur les "bons de temps de travail" basés sur les propositions de Marx dans la critique du programme Gotha et fortement préconisés, par exemple, par les communistes de conseil néerlandais du GIC dans le Grundprinzipien[9] et par la CWO dans leur dernier article sur la période de transition[10], mais le texte de Marc donne le ton en insistant à la fois sur la tentative de se débarrasser des formes salariales et monétaires et sur la socialisation généralisée de la consommation : gratuité des transports, repas en commun, etc. Dans le texte de la Revue internationale n° 1, la position est plus explicite dans son rejet des bons de temps de travail. Bien que Marx ne considère pas ces bons comme une forme d'argent puisqu'ils ne peuvent être accumulés, l'article soutient que le système du temps de travail ne va pas réellement au-delà de la notion capitaliste du travail comme un "échange" entre l'individu, le travailleur atomisé et la société : "Le système de bons sur la base du temps de travail tendrait à diviser les ouvriers capables de travailler de ceux qui ne le sont pas (situation qui pourrait fort bien s'étendre dans, une période de crise révolutionnaire mondiale) et pourrait de surcroît creuser un fossé entre les prolétaires et les autres couches, entravant le processus d'intégration sociale. Ce système de requerrait une supervision bureaucratique énorme du travail de chaque ouvrier, et dégénèrerait bien plus facilement en salaires-monnaie à un moment de reflux de la révolution (ces reculs peuvent avoir lieu tant pendant la guerre civile que pendant la période de transition elle-même).
Un système de rationnement sous le contrôle des Conseils Ouvriers se prêterait bien plus facilement à une régulation démocratique de toutes les ressources d'un bastion prolétarien, et encouragerait les sentiments de solidarité à l'intérieur de la classe. Mais nous n'avons pas d'illusion : ce système, pas plus qu'un autre, ne peut représenter une "garantie" contre un retour à l'esclavage salarié dans sa forme la plus brute". (La révolution prolétarienne [43])
Cependant, nous ne pensons pas pouvoir dire comme nous le disions déjà en 1975 que ce débat sur les mesures économiques immédiates du prolétariat au pouvoir a été réglé une bonne fois pour toutes. Au contraire, s'il peut et doit se poursuivre aujourd'hui (nous reviendrons sur cette question dans un prochain article de cette série), il ne peut être réglé que par une future pratique révolutionnaire.
L'État comme fléau
Après avoir défini le caractère général de la période de transition, le texte poursuit en réaffirmant la position sur l'État qui avait déjà été exposée par le texte de la GCF en 1946 :
C'est cette position en particulier - la nature conservatrice et non prolétarienne de l'État - qui a fait l'objet d'arguments divergents au sein du CCI, non seulement en ce qui concerne l'État de la période de transition, mais aussi l'État en général.
La brochure de 1981 comprenait un texte de Marc intitulé "Les origines de l'État et le reste", qui était une réponse à un texte[12] écrit par deux camarades de la minorité, M et S, défendant la notion d'État prolétarien sur la base d'une analyse des origines historiques de l'État. Leur texte soutenait que, puisque l'État est essentiellement la création et l'instrument d'une classe dirigeante, il peut jouer un rôle révolutionnaire dans les périodes où cette classe est elle-même une force révolutionnaire ou du moins activement progressiste, alors qu'il n'est condamné à jouer un rôle réactionnaire que lorsque cette classe elle-même devient décadente ou obsolète. Leur texte rejette donc la définition de l'État comme étant "conservateur" dans sa nature essentielle. Quant à sa fonction essentielle, c'est celle d'un instrument de répression d'une classe par une autre. Par conséquent, pendant la période de transition, l'État peut et même doit avoir un caractère prolétarien, puisqu'il n'est rien d'autre que la création de la classe ouvrière dans le but d'exercer sa dictature.
Dans sa réponse, Marc fournit un historique court mais perspicace quant à la façon dont le mouvement prolétarien a, à travers ses propres débats et surtout ses propres expériences dans la lutte des classes, développé sa compréhension de la question de l'État : des premières idées de Babeuf et des Égaux sur la conquête de l'État par la révolution armée aux intuitions des utopistes sur le communisme en tant que société sans État ; de la critique du culte de l'État de Hegel par le jeune Marx aux leçons tirées par la Ligue communiste des révolutions de 1848 et surtout par Marx et Engels de la Commune de Paris de 1871, lorsqu'il est apparu clairement que l'État existant devait être démantelé et non conquis. L'étude mentionne ensuite les travaux de Morgan sur le communisme primitif qui ont permis à Engels d'analyser les origines historiques de l'État, en passant par les forces, les faiblesses et les aperçus incomplets de Lénine par rapport à l'expérience de la révolution russe, et enfin les efforts de la Gauche communiste pour synthétiser et développer toutes les avancées des expressions précédentes du mouvement. L'objectif est ici de montrer que notre compréhension du problème de l'État et de la période de transition n'est pas le produit d'une orthodoxie marxiste invariante, mais qu'elle a évolué et continuera effectivement à évoluer à la lumière de l'expérience réelle et de la réflexion sur cette expérience.
Le noyau central du texte est la référence au célèbre passage d'Engels sur la façon dont l'État apparaît pour la première fois dans la longue période de transition où la société communiste primitive cède la place à l'émergence de divisions de classe définies - non pas comme la création consciente ex nihilo d'une classe dirigeante mais comme une émanation de la société à un certain stade de son développement : "L'État n'est donc en aucun cas un pouvoir imposé à la société de l'extérieur ; il est tout aussi peu "la réalité de l'idée morale", "l'image et la réalité de la raison", comme le soutient Hegel. Il est plutôt "un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est divisée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser. Mais pour que ces classes, ayant des intérêts contradictoires, ne se dévorent pas l’une l’autre et ne dévorent pas le société dans une lutte stérile, une force se tenant en apparence au-dessus de la société est nécessaire, chargée d’étouffer le conflit, de le maintenir dans les limites de “l’ordre”. Cette force issue de la société, mais se tenant au-dessus d’elle et s’en éloignant de plus en plus, c’est l’État"[13].
Marc explique que cela ne signifie pas que l'État a un rôle neutre ou de médiation dans la société, mais cela montre que la simple définition de l'État comme "corps d'hommes armés" dont la fonction est d'exercer une répression contre les classes exploitées ou opprimées, est inadéquate, car le rôle premier de l'État est de maintenir la cohésion de la société et que cette répression seule ne peut jamais être suffisante. D'où la nécessité d'utiliser des institutions idéologiques, des formes de représentation politique, etc. Comme le dit Marx dans "Le roi de Prusse et la réforme sociale" (1844), "Du point de vue politique, l’État et l’organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L’État, c’est l’organisation de la société."[14] - avec la réserve bien sûr que nous parlons toujours d'une société divisée en classes.
Marc revient ensuite à Engels pour souligner que cette fonction d'organisation de la société, de maintien de l'unité, signifie la préservation des relations de production existantes et donc "Comme l’État est né - écrit Engels - de la nécessité de refréner les antagonismes de classes, comme en même temps l’État a pris naissance dans le conflit même de ces classes (à bien méditer sur ces prémisses préalables, MC), il est en principe 1’État de la classe la plus puissante, de la classe économiquement dominante qui, grâce à lui, devient également la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’opprimer et d’exploiter la classe dominée"[15] .
Cependant, cette identification nécessaire avec l'État pour l'exploitation des classes du passé ne s'applique pas au prolétariat car, en tant que classe exploitée, il n'a pas sa propre économie. Et nous pouvons ajouter : face à une situation où l'ancien État a été démantelé et où la vieille société bourgeoise est en état de dissolution, le prolétariat aura encore besoin d'un instrument pour empêcher les conflits entre lui-même et les autres classes non exploiteuses de déchirer la société. Et comme cette situation est, en un sens, un retour aux conditions initiales qui ont conduit à la formation de l'État, des formes d'État apparaîtront, émergeront, se manifesteront que la classe ouvrière le veuille ou non. Et c'est précisément pour cette raison que l'État de transition, quelle que soit la capacité du prolétariat à le dominer, ne sera pas un organe purement prolétarien mais aura - comme l'Opposition ouvrière a déjà pu le constater par rapport à l'État soviétique en 1921 - une nature "hétérogène"[16], basée sur des communes territoriales ou des organismes de type soviétique dans lesquels toute la population non exploiteuse est nécessairement représentée.
Concernant le rôle "conservateur" de l'État, une clarification du texte original de 1946 est nécessaire, là où le texte dit que "au cours de l'histoire, l'État est apparu comme un facteur conservateur et réactionnaire". En effet, conservateur et réactionnaire ne signifient pas exactement la même chose. La fonction de l'État est toujours conservatrice dans le sens où il protège, codifie, stabilise les développements qui ont lieu dans l'économie et la société. Selon les époques, ce rôle peut globalement servir le développement progressif des forces productives ; dans les périodes de décadence, le même rôle devient ouvertement réactionnaire dans le sens de rétrograde, de préserver tout ce qui est passé et obsolète. La différence essentielle avec la minorité n'était pas là, mais dans leur idée que le mouvement dynamique - le mouvement vers l'avenir - venait de l'État et non de la société. Un article[17] publié dans la Revue internationale n° 11 et signé RV soutient avec force l'idée suivante chère aux camarades de la minorité qui étaient très désireux de citer un exemple de l'État en tant qu’instrument révolutionnaire de la révolution bourgeoise : "le mouvement vraiment radical qui poussait au renversement de l'ancien régime venait "d'en bas", du mouvement "plébéien" dans la rue, des assemblées générales dans les "sections", ou de la première Commune de Paris de 1793 - qui se heurtaient constamment aux limites économiques et politiques imposées par le pouvoir central de l'État de la bourgeoisie dans sa quête d'ordre et de stabilité". Ce sera encore plus le cas pour la révolution prolétarienne où la transformation communiste menée par la classe ouvrière devra constamment dépasser les limites légalement définies par l'organisation officielle de la société de transition, l'État.
Le troisième texte, publié en 1978 dans la Revue internationale n° 15[18], Marc développe un certain nombre de questions posées dans les deux articles précédents, mais il reprend et développe en particulier une idée clé de la citation d'Engels utilisée dans l'article précédent : "Ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État"[19].
Comme le note Marc, reconnaître l'État comme l'une des manifestations les plus primordiales de l'aliénation de l'homme par rapport à lui-même ou à ce qu'il peut être est l'une des premières intuitions politiques de Marx et a été la clé de sa critique de la philosophie hégélienne :
Dès le début, les travaux théoriques de Marx ont donc pris position contre l'État en tant que tel, qui était un produit, une expression et un facteur actif de l'aliénation de l'humanité. Contre la proposition de Hegel de renforcer l'État et d'intégrer la société civile, Marx insistait résolument sur le fait que le dépérissement de l'État est synonyme d'émancipation de l'humanité et cette notion fondamentale sera enrichie et développée tout au long de sa vie et de son œuvre.
C'est ce qu'il affirmait le plus explicitement dans la partie de la critique consacrée à la question du vote, qui, pour Hegel, maintenait strictement la séparation entre l'assemblée législative et la société civile, puisque les électeurs n'exercent en aucun cas un mandat sur les élus. Marx voyait un potentiel différent, si le vote devait devenir universel et si "les électeurs avaient le choix, soit de délibérer et de décider des affaires publiques pour eux-mêmes, soit de déléguer à des individus spécifiques l’accomplissement de ces tâches en leur nom". Le résultat d'une telle "démocratie directe" serait le suivant :
Ces mots peuvent encore être formulés dans le langage de la démocratie mais ils tendent aussi à la dépasser, car ils anticipent non seulement la dissolution de l'État mais aussi de la société civile - c'est-à-dire bourgeoise. Et l'année suivante, Marx devait écrire l'"Introduction" à la Contribution à la Critique de la philosophie du Droit de Hegel qui, contrairement à cette dernière, fut effectivement publiée (dans le Deutsch-Französische Jahrbücher de 1844) et composer les Manuscrits économiques et philosophiques. Dans le premier, Marx identifie le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire, et dans le second, il se déclare définitivement en faveur du communisme comme le seul avenir possible pour la société humaine.
Pour en revenir au texte de Marc, il est significatif qu'il inscrive à nouveau toute sa recherche dans un arc historique très large. Comme dans le texte précédent sur les origines de l'État, où il parle longuement de la société "gentille" et de sa disparition, il commence par la dissolution de la société communiste primitive et la première émergence de l'État. Il définit cette dernière comme l'antithèse ou la négation initiale qui garantit que toutes les sociétés de classe ultérieures, malgré tous les changements qui ont eu lieu d'un mode de production à l'autre, maintiennent une unité et une continuité essentielles - jusqu'à la future abolition des classes et donc le dépérissement de l'État, qui en est la synthèse, la "Négation de la Négation, la restauration de la communauté humaine à un niveau supérieur".
Pendant toute la longue période de la première Négation, de la société de classes, l'État a de plus en plus tendance à se perpétuer et à perpétuer ses propres intérêts privés, à se séparer de plus en plus de la société. Ainsi, le pouvoir de plus en plus totalitaire de l'État atteint son point culminant dans le phénomène du capitalisme d'État qui appartient à l'époque du déclin du capitalisme. "Avec le capitalisme, l'exploitation et l'oppression ont été poussées au paroxysme car le capitalisme est le résumé condensé de toutes les sociétés d'exploitation de l'homme par l'homme qui se sont succédées. L'État, dans le capitalisme a enfin achevé sa destinée en devenant ce monstre hideux et sanglant que nous connaissons aujourd'hui. Avec le capitalisme d'État, il a réalisé l'absorption de la société civile, il est devenu le gérant de l'économie, le patron de la production, le maître absolu et incontesté de tous les membres de la société, de leur vie et de leurs activités déchaînant la terreur, semant la mort et présidant à la barbarie généralisée".
Tout ce processus est donc une clé pour mesurer la distance entre l'humanité telle qu'elle pourrait être et l'humanité telle qu'elle est aujourd'hui, bref la spirale de l'aliénation de l'humanité, qui a atteint son point le plus extrême dans la société bourgeoise. À cela s'oppose le "mouvement réel", le déploiement du communisme, qui, comme condition préalable à son épanouissement futur, doit assurer le dépérissement de l'État, en réalisant la promesse de Marx d'un temps, "lorsque l'homme a reconnu et organisé ses forces propres comme force sociale".
Cette vision panoramique de l'histoire nous permet de mieux comprendre la nature essentiellement conservatrice de l'État, son nécessaire antagonisme à la dynamique qui émerge de la sphère sociale, de la sphère humaine :
Dans l'article de Marc, dans le paragraphe qui ouvre cette section, il est souligné que l'erreur cardinale de Hegel sur l'histoire, dans laquelle il voit dans l’État la véritable force de progrès, est également commise au niveau logique, dans sa confusion entre sujet et prédicat, idée et réalité, que Marx critique aussi longuement dans la Critique : "La famille et la société civile sont les présupposés de l'État ; ce sont les choses réellement actives ; mais dans la philosophie spéculative, c'est l'inverse qui se produit. Mais si l'idée est transformée en sujet, alors les vrais sujets - la société civile, la famille, les circonstances, le caprice, etc. - deviennent irréels, et prennent une signification différente des moments objectifs de l'Idée"[20] .
L'article de la Revue internationale n° 15 détaille également la forme de l'État transitoire :
Ces perspectives ne sont pas des recettes pour les livres de cuisine du futur ; elles "ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde" (Manifeste communiste). Au contraire, ce sont les conclusions qu'il faut tirer de l'expérience réelle de la révolution russe. Ici, dans sa première période héroïque, les organes spécifiques de la classe ouvrière - comités d'usine, Gardes rouges, soviets élus par les assemblées de travailleurs - faisaient partie d'un réseau plus large de soviets englobant toute la population non exploiteuse. Mais l'esquisse de la structure de l'État de transition présentée par Marc rend plus explicite la nécessité pour la classe ouvrière d'exercer son contrôle sur cet appareil d'État général, une idée qui n'était encore qu'implicite dans la révolution russe, par exemple dans l'idée que les votes des assemblées des travailleurs et des délégués devraient compter plus que les votes des délégués des paysans et des autres classes non exploiteuses. En même temps, l'ébauche surmonte certaines erreurs clés commises dans la Russie de 1917, notamment le fait que, dès le début de la guerre civile en 1918, les milices basées dans les usines, les Gardes rouges, ont été dissoutes dans l'Armée rouge territoriale. Les travailleurs ont ainsi été privés d'un instrument crucial pour la défense de leurs intérêts spécifiques, même contre l'État de transition et son armée, le cas échéant. Le paragraphe qui suit dans le texte de Marc insiste également sur une autre leçon essentielle de l'expérience russe :
Par ailleurs, comme l'a montré l'expérience de la révolution d'Octobre, la prise en mains ou la participation du parti du prolétariat à l'État altère profondément ses fonctions. Sans entrer dans la discussion sur la fonction du parti et ses rapports avec la classe qui relève d'un autre débat, il suffit ici de mentionner simplement que les raisons contingentes et les raisons d'État finissent par prévaloir pour le parti, par l'identifier à l'État et le séparer de la classe, jusqu'à l'opposer à celle-ci".
Une question doit être posée concernant cette esquisse d'un éventuel État transitoire du futur. Il repose sur le principe fondamental selon lequel le prolétariat, en tant que seule classe communiste, doit à tout moment conserver son autonomie par rapport à toutes les autres classes. La traduction directe de ce concept est l'appel lancé aux conseils ouvriers pour qu'ils exercent leur dictature sur l'État, et la composition sociale de ces conseils est claire : il s'agit de conseils urbains composés de délégués élus par tous les lieux de travail de la ville. Le problème pour nous est que cette notion a été mise en avant à une époque - dans les années 1970 - où la classe ouvrière avait encore un sentiment d'identité de classe bien défini et, dans les pays centraux du capitalisme, était concentrée dans de grands lieux de travail comme les usines, les mines, les chantiers navals, etc. Mais au cours des dernières décennies, ces concentrations ont été largement brisées par le processus de "mondialisation" et la classe ouvrière a non seulement été matériellement atomisée par ces changements, mais elle a également été soumise à une offensive idéologique implacable, surtout depuis l'effondrement du soi-disant "communisme" après 1989 : une offensive basée sur l'idée que la classe ouvrière n'existe plus, qu'elle est maintenant au mieux une sorte de sous-classe, voire une sous-classe raciale, comme dans l'idée dégoûtante que la classe ouvrière est par définition "blanche". De la même manière, notre classe s'est trouvée encore plus fragmentée avec le processus d'"uberisation" qui cherche à présenter chaque travailleur comme un entrepreneur individuel. Mais surtout, elle a été assaillie par la propagande qui affirme que la lutte des classes est un anachronisme total et ne peut que conduire, non pas à la formation d'une société plus humaine, mais aux pires formes de terreur d'État, comme dans l'URSS de Staline[21].
Ces changements et ces campagnes ont entraîné de grandes difficultés pour la classe ouvrière et posent de réels problèmes quant à la formation des futurs conseils ouvriers. Ce n'est pas que l'idée des conseils ait totalement disparu ou se soit transformée en un simple appendice de la démocratie bourgeoise. La notion sous-jacente est apparue, par exemple, dans les assemblées de masse du mouvement des Indignados en Espagne en 2011 - et contre les groupes comme Réelle Démocratie Maintenant qui voulaient utiliser les assemblées pour donner une sorte de vie vampirique au système parlementaire, il y avait ceux qui, dans le mouvement, soutenaient que ces assemblées étaient une forme d'autonomie supérieure à l'ancien système parlementaire. La majorité des protagonistes de ces assemblées était en effet des prolétaires, mais ils étaient surtout des étudiants, des chômeurs, des travailleurs précaires, et ils ont surmonté leur atomisation en se réunissant sur les places des villes ou dans des assemblées de quartier plus locales. En même temps, il n'y avait pas ou peu de tendance équivalente à tenir des assemblées dans les grands lieux de travail.
Dans un sens, cette forme d'organisation des assemblées était un retour à la forme de la Commune de 1871, qui était composée de délégués des quartiers (mais surtout des quartiers ouvriers) de Paris. Les conseils ouvriers ou soviets de 1905 ou 1917 avaient constitué une avancée par rapport à la Commune, car ils constituaient un moyen précis de permettre à la classe de s'organiser en tant que telle. La forme "territoriale", en revanche, est beaucoup plus vulnérable à l'idée que ce sont les citoyens qui se rassemblent, et non une classe avec son propre programme, et nous avons vu cette faiblesse très clairement dans le mouvement des Indignados. Et plus récemment, les révoltes sociales qui ont balayé le monde du Moyen-Orient à l'Amérique du Sud ont montré encore plus clairement le danger de l'interclassisme, du prolétariat noyé dans les protestations de la population en général, qui sont dominées par l'idéologie démocratique d'une part et, d'autre part, par la violence désespérée et désorganisée qui caractérise le lumpen-prolétariat[22].
Nous ne pouvons pas être sûrs de la manière dont ce problème sera abordé dans un futur mouvement de masse, qui pourrait bien voir le prolétariat s'organiser par une combinaison d'assemblées de masse sur le lieu de travail et dans la rue. Il se peut également que l'autonomie de la classe ouvrière doive prendre un caractère plus directement politique à l'avenir : en d'autres termes, que les organes de classe de la prochaine révolution se définissent beaucoup plus que par le passé sur la base de leur capacité à prendre et à défendre des positions politiques prolétariennes (telles que l'opposition au parlement et aux syndicats, le démasquage de la gauche capitaliste, etc. ). Cela ne signifie nullement que les lieux de travail, et les conseils qui en émanent, cesseront d'être un centre crucial pour le rassemblement de la classe ouvrière en tant que classe. Ce sera certainement le cas dans des pays comme la Chine, dont l'industrialisation frénétique a été le contrepoint de la désindustrialisation de certaines parties du capitalisme en Occident. Mais, même dans ces derniers, il existe encore des concentrations considérables de travailleurs dans des secteurs tels que la santé, les transports, les communications, l'administration et l'éducation (et dans le secteur manufacturier également...). Et nous avons vu quelques exemples de la manière dont les travailleurs peuvent surmonter les inconvénients de la dispersion dans de petites entreprises, par exemple dans la lutte des travailleurs de l'acier à Vigo en Espagne en 2006, où des assemblées de grévistes dans le centre-ville ont regroupé les travailleurs de plusieurs petites usines sidérurgiques. Nous reviendrons sur ces questions dans un prochain article. Mais ce qui est certain, c'est que dans tout futur bouleversement révolutionnaire, l'autonomie de classe du prolétariat impliquera une réelle assimilation de l'expérience des révolutions précédentes, et surtout de l'expérience de l'État postrévolutionnaire. Nous pouvons dire avec une certaine confiance que la critique de l'État élaborée par une lignée de révolutionnaires qui va de Marx, Engels et Lénine à Bilan et Marc Chirik tant dans la GCF que dans le CCI, sera indispensable à la réappropriation, par la classe ouvrière, de sa propre histoire, et donc à la mise en œuvre de son avenir communiste.
C D Ward, Août 2019
[1] "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution [45]"
[2] Voir en particulier "Le communisme (III): Les années 1930: le débat sur la période de transition [46]" et
[3] Par exemple: Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat (Internationalisme n° 38 – octobre 1948) [48]
[4] La période de transition [49]. La brochure originale est épuisée mais des copies peuvent être faites sur demande.
[5] L’évolution de ce groupe, en particulier son apologie du terrorisme et ses attaques violentes contre les camarades du CCI, l’ont conduit hors des frontières du camp prolétarien. Voir : Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l'internationalisme prolétarien [50] ; Le GCI attaque les assemblées ouvrières et défend le sabotage syndical de la lutte [51] ; A quoi sert le Groupe Communiste Internationaliste ? [51]
[6] L'un des plus récents convertis à cette idée est le groupe Perspective Internationaliste. Une réponse intéressante à ceux qui rejettent la nécessité de la période de transition a été publiée en 2014 par la Communist Workers’ Organisation (CWO), The Period of Transition and its Dissenters [52].
[7] Voir notre critique de Dauvé sur les évènements en Espagne de 1936 Review of 'When Insurrections Die' : modernist ideas hinder a break from anarchism [53].
[8] Le terme de communisation est valable en soi, car il est parfaitement vrai que les relations sociales communistes ne sont pas le produit de décrets ou de lois de l'État, mais du "véritable mouvement qui abolit l'état actuel des choses" comme l'a dit Marx. Mais nous rejetons l'idée que ce processus puisse avoir lieu sans que la classe ouvrière ne prenne le pouvoir.
[9] Le communisme n’est pas un "bel idéal", Vol. 3 Partie 10, "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme [54]", Revue internationale n° 151.
[10] The Period of Transition and its Dissenters [52] (article de 2014 publié par la TCI).
[12] "L’État dans la période de transition [55]", S et M, Mai 1977.
[13] Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, chapitre IX.
[14] Gloses critiques marginales à l’article : "Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien" [56].
[15] Engels utilise le terme "en principe" parce qu'il poursuit en disant "Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s'équilibrer que le pouvoir de l'État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l'une et de l'autre. Ainsi, la monarchie absolue du XVIIe et du XVIIIe siècles maintint la balance égale entre la noblesse et la bourgeoisie; ainsi, le bonapartisme du Premier, et notamment celui du Second Empire français, faisant jouer le prolétariat contre la bourgeoisie, et la bourgeoisie contre le prolétariat.." Marc commente ces exceptions dans "Les origines de l'État et le reste ", en donnant des exemples où, dans le cadre de la société de classes, la forme d'État qui correspond généralement au mode de production dominant peut également servir à protéger des relations de production qui sont réapparues après une longue absence - l'exemple de l'esclavage aux XVIIe et XIXe siècles en est un exemple.
[16] Lire "Le prolétariat et l'Etat de transition [57]", dans la série Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire. Revue internationale n° 100.
[17] "Débat : Réponse à E. [58]"
[18] "L’État dans la période de transition [59]", Revue internationale n° 15.
[19] Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, Chapitre IX.
[20] Critique of Hegel’s Philosophy of Right [60] (Critique de la philosophie du Droit de Hegel) de Karl Marx, 1843. Notre traduction.
[21] Le rapport sur la lutte des classes au dernier congrès du CCI se focalise sur cette question de l’identité de classe : Formation, perte et reconquête de l’identité de classe prolétarienne [61].
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_168_last_5.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/content/10771/signification-et-impact-guerre-ukraine
[3] https://fr.internationalism.org/content/10735/declaration-commune-groupes-gauche-communiste-internationale-guerre-ukraine
[4] https://fr.internationalism.org/content/10714/conflit-imperialiste-ukraine-capitalisme-cest-guerre-guerre-au-capitalisme-tract
[5] https://fr.internationalism.org/content/10785/militarisme-et-decomposition-mai-2022
[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/10/le-cout-ecologique-exorbitant-des-guerres-un-impense-politique_6129644_3232.html
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/guerre-ukraine
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/guerre
[9] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm
[10] https://fr.internationalism.org/rint146/a_propos_du_140e_anniversaire_de_la_commune_de_paris.html
[11] https://fr.internationalism.org/rinte23/pologne.htm
[12] https://fr.internationalism.org/rinte29/pologne.htm
[13] https://fr.internationalism.org/content/9921/resolution-rapport-forces-entre-classes-2019
[14] https://fr.internationalism.org/content/9743/il-y-a-cinquante-ans-mai-68-2eme-partie-avancees-et-reculs-lutte-classe-depuis-1968
[15] https://fr.internationalism.org/french/rint/116_irak.htm
[16] https://fr.internationalism.org/rinte59/edito.htm
[17] https://fr.internationalism.org/rint126/orange.html
[18] https://fr.internationalism.org/rinte61/est.htm
[19] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[20] https://fr.internationalism.org/content/10545/resolution-situation-internationale-2021
[21] https://fr.internationalism.org/content/10667/contre-attaques-bourgeoisie-nous-avons-besoin-dune-lutte-unie-et-massive-tract
[22] https://fr.internationalism.org/rinte44/zimmer.htm
[23] https://fr.internationalism.org/rinte64/polemique.htm
[24] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/guerre-russie-ukraine
[25] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/guerre-ukraine
[26] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decomposition
[27] https://fr.internationalism.org/rinte64/decompo.htm#_ftnref2
[28] https://fr.internationalism.org/content/9937/rapport-decomposition-aujourdhui-mai-2017
[29] https://fr.internationalism.org/rinte18/cours.htm
[30] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm#_ftnref2
[31] https://fr.internationalism.org/rinte37/debat.htm
[32] https://fr.internationalism.org/rinte26/generalisation.htm
[33] https://fr.internationalism.org/rinte75/italie.htm#_ftnref4
[34] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
[35] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/imperialisme
[36] https://fr.internationalism.org/french/rint/98_revolution_allemande
[37] https://fr.internationalism.org/french/rint/99_revo_allemande
[38] https://fr.internationalism.org/content/10428/il-y-a-cent-ans-soulevement-kronstadt
[39] https://fr.internationalism.org/rinte8/russie.htm
[40] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/3e-internationale-linternationale-communiste-ic
[41] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/fondation-linternationale-communiste
[42] https://fr.internationalism.org/rinte1/transition.htm
[43] https://fr.internationalism.org/rinte1/revo.htm
[44] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm
[45] https://fr.internationalism.org/icconline/201401/8873/apres-seconde-guerre-mondiale-debats-maniere-dont-ouvriers-exerceront-pouvoir
[46] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
[47] https://fr.internationalism.org/rint128/Mitchell_periode_de_transition_communisme.htm
[48] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201409/9122/nature-et-fonction-du-parti-politique-du-proletariat-internationali
[49] https://fr.internationalism.org/brochures/pdt
[50] https://fr.internationalism.org/icconline/2007/gci
[51] https://fr.internationalism.org/icconline/2006_gci-contre-la-lutte
[52] https://www.leftcom.org/en/articles/2014-10-07/the-period-of-transition-and-its-dissenters
[53] https://en.internationalism.org/wr/230_Fbarrot.htm
[54] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6968/bilan-gauche-hollandaise-et-transition-au-communisme-communisme-len
[55] https://fr.internationalism.org/french/brochures_PdT_doc_interne
[56] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/07/prussien.htm
[57] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_communisme_ideal
[58] https://fr.internationalism.org/rint11/debat3_periode_transition.htm
[59] https://fr.internationalism.org/rinte15/pdt.htm
[60] https://www.marxists.org/archive/marx/works/1843/critique-hpr/ch01.htm#019
[61] https://fr.internationalism.org/content/9932/rapport-lutte-classe-23e-congres-international-du-cci-2019-formation-perte-et
[62] https://fr.internationalism.org/content/9992/face-a-plongee-crise-economique-mondiale-et-misere-revoltes-populaires-constituent
[63] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/periode-transition
[64] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne