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La dernière fois que cette série s'est penchée spécifiquement sur le problème de l'État dans la période de transition, c'était dans notre introduction aux thèses sur l'État produites par la Gauche communiste de France (GCF) en 1946[1]. Nous avions présenté ce texte comme une continuation importante du travail de la Gauche italienne qui, au cours des années 1930, avait produit un certain nombre d'articles examinant les leçons de la défaite de la révolution russe, dans lesquels le problème de l'État était considéré comme central. S'appuyant sur les mises en garde de Marx et Engels contre la tendance de l'État à s'autonomiser par rapport à la société, la caractérisation de l'État comme un fléau temporaire que le prolétariat devra utiliser tout en limitant au maximum ses aspects les plus néfastes, les articles de Vercesi et en particulier de Mitchell (membre de la Fraction belge) avaient déjà établi une distinction entre la fonction nécessaire de "l'État prolétarien" et le pouvoir réel et effectif du prolétariat[2]. Le texte de la GCF va plus loin en affirmant que l'État, par sa nature même, est étranger au prolétariat en tant que porteur du communisme et donc d'une société sans État.
Dans notre introduction aux Thèses, nous avions relevé certaines faiblesses ou ambiguïtés dans le texte de 1946 (sur les syndicats, le rôle du parti, le programme économique de la révolution), dont la plupart allaient être largement surmontées grâce au processus de discussion et de clarification qui était au cœur des activités de la GCF. Ces avancées - notamment sur les syndicats et le parti - ont été prises en compte dans d'autres textes[3] et, à notre connaissance, le groupe n'a pas produit d'autres documents sur la question de la période de transition elle-même.
Les thèses de 1946 sont le fruit du travail collectif de la GCF et ont été rédigées par Marc Chirik, qui a joué un rôle clé dans la formation et le développement théorique du groupe. Lorsque le groupe s'est dispersé après 1952 (malgré les efforts de Marc pour le maintenir), Marc a été "exilé" au Venezuela où il n'a participé à aucune activité politique organisée pendant plus d'une décennie. Cependant, cette période n'a pas été pour lui une période de désengagement de la réflexion politique et, dès que les temps ont commencé à changer, au début ou au milieu des années 60, Marc a formé un cercle de discussion avec quelques jeunes éléments, dont le résultat a été la formation du groupe Internacialismo en 1964. Ce groupe est devenu ensuite à son tour la section vénézuélienne du CCI.
Marc est lui-même retourné en Europe pour participer aux événements historiques de mai-juin 1968 et est resté pour aider à former le groupe Révolution Internationale, qui deviendra la section en France du CCI.
Pour la génération de révolutionnaires issue de la vague internationale de luttes déclenchée par Mai 68, la révolution ne semblait pas une perspective si lointaine. Un certain nombre de nouveaux groupes et militants, ayant redécouvert la tradition de la Gauche communiste, ont non seulement entrepris de se démarquer de l'aile gauche du capital en se réappropriant les positions de classe fondamentales élaborées pendant la période de la contre-révolution, mais ont également plongé dans le débat sur le caractère de la révolution anticipée et la voie vers une société communiste.
L'approche de la période de transition et de son semi-état qui avait été proposée par la GCF et élaborée plus avant par Marc est rapidement devenue le point central de nombreuses discussions passionnées entre les nouveaux groupes. Une majorité de RI et des groupes qui s'y sont ralliés ont été convaincus par les arguments de Marc, mais il a été précisé dès le départ que cette analyse particulière ne pouvait être considérée comme une frontière de classe car l'histoire n'avait pas encore établi définitivement sa véracité. La discussion s'est donc poursuivie au sein du CCI nouvellement formé et avec d'autres groupes impliqués dans les discussions sur le regroupement international des forces révolutionnaires nouvellement émergentes qui ont marqué cette phase. Le premier numéro de la Revue internationale contenait des contributions sur la période de transition de Marc (au nom de Révolution internationale) et un long article développant des idées allant dans le même sens rédigé par un jeune, CD Ward, au nom de World Revolution au Royaume-Uni, ainsi qu'un texte de Revoluzione Internazionale en Italie plaidant en faveur du caractère prolétarien de l'État de transition et une autre contribution de Revolutionary Perspectives, qui était le noyau de la future Organisation des travailleurs communistes ("Communist Worker’s Organisation", CWO). Ces textes ont été rédigés pour la conférence de 1975 qui a vu la constitution officielle du CCI ; bien qu'il n'y ait alors pas eu le temps de tenir la discussion pendant la réunion, ils ont été publiés comme contributions à un débat en cours.
Il n'est pas exagéré de dire que ces débats ont été passionnés. Le groupe Workers Voice (WV) de Liverpool a rapidement rompu avec les discussions de regroupement, citant la position majoritaire du futur CCI sur la période transitoire comme preuve de son caractère contre-révolutionnaire, puisque celle-ci signifierait, dans un futur processus révolutionnaire, préconiser un État qui dominerait les conseils ouvriers. Comme nous l'avons soutenu à l'époque ("Un sectarisme sans limite" dans Révolution internationale n° 3), il s'agissait non seulement d'une fausse accusation mais aussi, dans une large mesure, d'un prétexte visant à préserver l'autonomie locale de WV de la menace d'être engloutie dans une organisation internationale plus vaste ; mais d'autres réactions de l'époque ont révélé à quel point les acquisitions de la Gauche communiste italienne avaient été perdues dans le brouillard de la contre-révolution. Ainsi, lors du deuxième congrès du CCI en 1977, où une résolution (et une contre-résolution) sur l'État dans la période de transition étaient à l'ordre du jour, un délégué de Battaglia Comunista, qui à l'époque et encore aujourd'hui se revendique comme le continuateur le plus cohérent de la tradition de la Gauche italienne, semblait abasourdi par l'idée même de remettre en cause le caractère prolétarien de l'État de transition, même si ce point de vue n'était qu'une conclusion logique tirée des contributions de Bilan dans les années 1930.
En fait, bien que la résolution exprimant la position majoritaire ait finalement été adoptée lors du troisième congrès du CCI en 1979, le congrès de 1977 a jugé que le débat n'avait pas suffisamment mûri et devait se poursuivre. Un certain nombre de contributions à ce débat a été publié par la suite sous la forme d'une brochure qui montre la richesse du débat[4]. Au sein du CCI, la minorité n'était pas homogène mais tendait vers l'idée que la position de Bilan sur l'État dans la période de transition avait été la bonne, alors que la GCF s'était écartée de la conception marxiste. Certains des camarades de la minorité se sont ensuite ralliés à la position majoritaire tandis que d'autres ont commencé à remettre en question d'autres développements clés réalisés par la GCF et repris par le CCI, notamment sur la question du parti. La plupart d'entre eux se sont dispersés dans différentes directions - l'un vers une position bordiguiste plus orthodoxe, un autre s'est lancé dans une brève tentative de former une nouvelle version de Bilan (Fraction Communiste Internationaliste), tandis que d'autres se sont imprégnés de la dangereuse concoction d'anarchisme, de bordiguisme et de défense du soi-disant "terrorisme ouvrier" qui a marqué la trajectoire du Groupe Communiste Internationaliste[5].
Dans cet article, nous allons nous concentrer sur trois contributions à la discussion au sein du CCI de cette période écrites par Marc Chirik. Cette approche poursuit et conclut les trois articles précédents de cette série qui ont examiné la contribution à la théorie communiste apportée par des individus particuliers au sein du mouvement politique prolétarien pendant la période de la contre-révolution (c'est-à-dire Damen, Bordiga, Munis et Castoriadis). Nous n’abordons pas ces communistes individuels à la manière des revues universitaires où la théorie est toujours considérée comme la propriété intellectuelle de tel ou tel spécialiste ; au contraire, en tant que militants de la classe, ces camarades ne pouvaient apporter leurs contributions que dans le but de développer quelque chose qui, loin d'être le droit d'auteur des individus, n'existe que pour devenir la propriété universelle du prolétariat - le programme communiste. Mais pour nous, le programme communiste est un travail d'association où les camarades individuels peuvent apporter leur contribution particulière au sein d'une collectivité plus large. Et la qualité exceptionnelle de Marc Chirik était précisément sa capacité à "universaliser" ce qu'il avait acquis, par son expérience de vie, sur le plan organisationnel et programmatique - pour le transmettre à d'autres camarades. Ainsi, dans l'histoire du CCI, il y a eu un certain nombre de contributions importantes à cet effort général d'éclairer la voie vers le communisme par d'autres camarades de l'organisation - dont certaines seront évoquées dans cet article. Mais il ne fait aucun doute que les textes écrits par Marc sont des exemples de sa profonde compréhension de la méthode marxiste et méritent d'être réexaminés en détail. Nous nous excusons par avance pour la longueur de certaines citations de ces articles, mais nous pensons qu'il est préférable de laisser les mots de Marc parler d'eux-mêmes autant que possible.
Les périodes de transition dans l'histoire
L'article publié dans la Revue internationale n° 1 est remarquable pour avoir posé la question des "périodes de transition" dans un cadre historique large :
- "L'histoire humaine est constituée de différentes sociétés stables liées à un mode de production donné et donc à des relations sociales stables. Ces sociétés sont fondées sur les lois économiques dominantes qui leur sont inhérentes. Elles sont composées de classes sociales fixes et reposent sur des superstructures appropriées. Les sociétés stables de base dans l'histoire écrite ont été : la société esclavagiste, la société asiatique, la société féodale et la société capitaliste.
Ce qui distingue les périodes de transition des périodes où la société est stable est la décomposition des anciennes structures sociales et la formation de nouvelles structures. Ces deux phénomènes sont liés à un développement des forces productives et s'accompagnent de l'apparition et du développement de nouvelles classes ainsi que du développement des idées et des institutions correspondant à ces classes.
La période de transition n'est pas un mode de production propre, mais un enchevêtrement de deux modes de production, l'ancien et le nouveau. C'est la période pendant laquelle les germes du nouveau mode de production se développent lentement au détriment de l'ancien, jusqu'à ce qu'ils supplantent l'ancien mode de production et constituent un nouveau mode de production dominant.
Entre deux sociétés stables, et cela sera aussi vrai entre le capitalisme et le communisme que cela était vrai dans le passé, la période de transition est une nécessité absolue. Cela est dû au fait que l'épuisement des conditions de l'ancienne société n'implique pas automatiquement la maturation et le mûrissement des conditions de la nouvelle. En d'autres termes, le déclin de l'ancienne société n'implique pas automatiquement la maturation de la nouvelle, mais en est seulement la condition.
La décadence et la période de transition sont deux phénomènes très distincts. Toute période de transition présuppose la décomposition de l'ancienne société dont le mode et les relations de production ont atteint la limite extrême de leur développement possible. Cependant, chaque période de décadence ne signifie pas nécessairement une période de transition, dans la mesure où la période de transition représente un pas vers un nouveau mode de production plus évolué. De même, la Grèce antique n'a pas bénéficié des conditions historiques nécessaires à la transcendance de l'esclavage, pas plus que l'Égypte antique.
La décadence signifie l'épuisement de l'ancien mode social de production ; la transition signifie l'apparition de nouvelles forces et conditions qui permettront de résoudre et de transcender les anciennes contradictions". (Problèmes de la période de transition)
Au moment où ce texte a été écrit, le mouvement révolutionnaire naissant était déjà confronté à l'influence des précurseurs du courant de "communisateur" actuel, notamment dans les écrits de Jacques Camatte et de Jean Barrot (Dauvé). En effet, le CCI avait déjà subi une scission par un groupe de membres issus de l'organisation trotskyste Lutte Ouvrière mais qui était rapidement tombée dans les notions pseudo-radicales qui marquaient ce que nous appelions à l'époque le "modernisme" : que la classe ouvrière était devenue, par essence, une classe pour le capital, que sa lutte pour les revendications immédiates était une impasse, et que la révolution communiste signifiait l'auto-négation immédiate de la classe ouvrière plutôt que son affirmation politique par la dictature du prolétariat. Dans cette vision, l'idée d'une période de transition dirigée par le prolétariat était dénoncée comme n'étant rien d'autre que la perpétuation du capital : le processus de communisation rendait inutile toute phase de transition entre le capitalisme et le communisme[6] . L'évolution d'un des groupes présents à la conférence - le Revolutionary Workers Group, basé à Chicago, également issu du trotskysme, mais qui découvrait l'inutilité de la lutte pour les revendications économiques (voir la préface de RI no1) - a également montré que de telles idées se répandaient dans le mouvement révolutionnaire. Pendant ce temps, le groupe Revolutionary perspectives insistait sur le fait qu'un bastion prolétarien isolé devait consciemment se fermer au marché mondial tout en mettant en œuvre toutes sortes de mesures communistes à l'intérieur de ses frontières : c'était moins une aberration moderniste qu'une excuse tardive pour le "communisme de guerre" de la période 1918-21 en Russie, mais il partageait avec les communisateurs l'idée selon laquelle il serait possible d'introduire d'authentiques mesures communistes dans un seul pays ou une seule région[7]
Le texte de Marc nous fournit un point de départ solide pour critiquer toutes ces approches. D'une part, il insiste sur le fait que chaque nouveau mode de production a été le produit d'une période de transition plus ou moins longue, qui "n'est pas un mode de production propre, mais un enchevêtrement de deux modes de production - l'ancien et le nouveau". Cela s'applique certainement à la période de transition vers le communisme, qui est tout sauf un mode de production stable (parfois décrit de manière trompeuse comme "socialisme"). Au contraire, elle sera le théâtre d'un combat soutenu pour faire avancer la transformation communiste des relations sociales contre l'immense poids économique et idéologique de l'ancienne société et même de milliers d'années de société de classes qui ont précédé le capitalisme. Cela sera vrai même après le moment où le prolétariat aura conquis le pouvoir à l'échelle mondiale et s'appliquera encore plus aux situations où les premiers avant-postes prolétariens se trouveront confrontés à un environnement capitaliste hostile.
En même temps, le texte explique que la période de transition vers le communisme diffère profondément de toutes les transitions précédentes :
- son but n'est pas l'institution d'une nouvelle forme d'exploitation de classe, mais l'abolition de toutes les formes d'exploitation ;
- alors que les transitions précédentes étaient le produit de lois économiques aveugles, le communisme est une société dans laquelle toute la production et la distribution sont soumises à une activité humaine consciente ;
- contrairement aux modes de production antérieurs, le communisme ne peut exister dans une partie du globe mais doit être instauré à l'échelle planétaire ;
- contrairement aux transitions précédentes, où les anciennes classes dirigeantes et leurs formes étatiques pouvaient dans une large mesure s'adapter au nouveau mode de production en expansion, le communisme exige la destruction complète des structures économiques et politiques du capitalisme.
La conséquence de tout cela est que la période de transition vers le communisme ne peut pas commencer à l'intérieur du capitalisme, par une accumulation de changements économiques qui servent de base au pouvoir de la nouvelle classe dirigeante, mais seulement après un acte essentiellement politique - le démantèlement violent de la machine étatique existante. C'est le point de départ du rejet de toute idée selon laquelle un véritable processus de communisation[8] peut commencer avant la destruction du pouvoir mondial de la bourgeoisie. Tous les changements économiques et sociaux entrepris avant que ce point ne soit atteint sont essentiellement des palliatifs, des mesures contingentes et d'urgence qui ne devraient pas être décrites comme une sorte de "communisme réel", et leur principal objectif serait de renforcer la domination politique de la classe ouvrière dans un domaine donné.
La politique économique du prolétariat
En effet, même après le début de la période de transition proprement dite, le texte met en garde contre l'idéalisation des mesures immédiates prises par la classe ouvrière :
- "Sur le plan économique, la période de transition consiste en une politique économique (et non plus une économie politique) du prolétariat en vue d’accélérer le processus de socialisation universelle de la production et de la distribution. Ce programme du communisme intégral à tous les niveaux, tout en étant le but affiné et poursuivi par la classe ouvrière, sera encore dans la période de transition, sujet dans sa réalisation à des conditions immédiates, conjoncturelles, contingentes, qu’il serait du pur volontarisme utopique de vouloir ignorer. Le prolétariat tentera immédiatement d’obtenir le maximum de réalisations possibles tout en reconnaissant la nécessité d’inévitables concessions, qu’il sera obligé de supporter. Deux écueils menacent une telle politique :
- l’idéaliser : en la présentant comme communiste alors qu’elle ne l’est nullement ;
- nier sa nécessité au nom d’un volontarisme idéaliste".
Tout l'esprit qui traverse le texte est celui du réalisme révolutionnaire. Nous parlons ici de la transformation sociale la plus radicale depuis l'avènement de l'espèce humaine et il est absurde de penser que ce processus - qui pour la grande majorité de l'humanité est aujourd'hui considéré comme impossible, contraire à la nature humaine, au mieux "une bel idéal qui ne marcherait jamais" - pourrait en fait se dérouler d'un seul coup - en termes historiques, du jour au lendemain.
Le texte poursuit en exposant certains aspects plus spécifiques de cette "politique économique", qui restent en fait assez généraux :
- La socialisation immédiate des grandes concentrations capitalistes et des principaux centres d'activité productive.
- La planification de la production et de la distribution - les critères de production doivent être la satisfaction maximale des besoins et non plus l'accumulation.
- a réduction massive de la journée de travail.
- L’augmentation substantielle du niveau de vie.
- a tentative d'abolir la rémunération basée sur le salaire et sur sa forme monétaire.
- a socialisation de la consommation et de la satisfaction des besoins (transport, loisirs, repas, etc.).
- La relation entre les secteurs collectivisés et les secteurs de production encore individuels, notamment dans les campagnes, doit tendre vers un échange collectif organisé par le biais de coopératives, supprimant ainsi le marché et l'échange individuel.
Le texte de Marc commence par l'avertissement suivant : "C'est toujours avec une grande prudence que les révolutionnaires ont abordé la question de la période de transition. Le nombre, la complexité et surtout la nouveauté des problèmes que devra résoudre le prolétariat empêchent toute élaboration de plans détaillés de la future société, et toute tentative en ce sens risque de se convertir en carcan pour l'activité révolutionnaire de la classe". Il est tout à fait compréhensible que Marc ne nous fournisse qu'une esquisse très générale d'une possible "politique économique" du prolétariat. L'un des points est un peu trop général – "élévation substantielle du niveau de vie" - mais les autres indiquent bien la direction générale ; et l'un d'entre eux marque clairement une avancée par rapport au texte de 1946, à savoir lorsqu'il dit que "le critère de production doit être la satisfaction maximale des besoins et non plus l'accumulation", puisque le texte de 1946 avait encore tendance à considérer le "développement des forces productives" du prolétariat comme un processus d'accumulation qui ne peut signifier que l'expansion de la valeur. En fait, nous ne sommes que trop conscients aujourd'hui que les crises économique et écologique du système sont le résultat d'une "suraccumulation" et que le développement réel devra nécessairement prendre la forme d'une transformation et d'une réorganisation profondes des forces productives accumulées sous le capitalisme (impliquant, par exemple, la conversion de formes de production, d'énergie et de transport très polluantes, la réduction des mégalopoles capitalistes à une échelle beaucoup plus humaine, la reforestation massive, etc.)
En ce qui concerne la distribution du produit social au cours de la période de transition, le texte ne se prononce pas sur le débat sur les "bons de temps de travail" basés sur les propositions de Marx dans la critique du programme Gotha et fortement préconisés, par exemple, par les communistes de conseil néerlandais du GIC dans le Grundprinzipien[9] et par la CWO dans leur dernier article sur la période de transition[10], mais le texte de Marc donne le ton en insistant à la fois sur la tentative de se débarrasser des formes salariales et monétaires et sur la socialisation généralisée de la consommation : gratuité des transports, repas en commun, etc. Dans le texte de la Revue internationale n° 1, la position est plus explicite dans son rejet des bons de temps de travail. Bien que Marx ne considère pas ces bons comme une forme d'argent puisqu'ils ne peuvent être accumulés, l'article soutient que le système du temps de travail ne va pas réellement au-delà de la notion capitaliste du travail comme un "échange" entre l'individu, le travailleur atomisé et la société : "Le système de bons sur la base du temps de travail tendrait à diviser les ouvriers capables de travailler de ceux qui ne le sont pas (situation qui pourrait fort bien s'étendre dans, une période de crise révolutionnaire mondiale) et pourrait de surcroît creuser un fossé entre les prolétaires et les autres couches, entravant le processus d'intégration sociale. Ce système de requerrait une supervision bureaucratique énorme du travail de chaque ouvrier, et dégénèrerait bien plus facilement en salaires-monnaie à un moment de reflux de la révolution (ces reculs peuvent avoir lieu tant pendant la guerre civile que pendant la période de transition elle-même).
Un système de rationnement sous le contrôle des Conseils Ouvriers se prêterait bien plus facilement à une régulation démocratique de toutes les ressources d'un bastion prolétarien, et encouragerait les sentiments de solidarité à l'intérieur de la classe. Mais nous n'avons pas d'illusion : ce système, pas plus qu'un autre, ne peut représenter une "garantie" contre un retour à l'esclavage salarié dans sa forme la plus brute". (La révolution prolétarienne)
Cependant, nous ne pensons pas pouvoir dire comme nous le disions déjà en 1975 que ce débat sur les mesures économiques immédiates du prolétariat au pouvoir a été réglé une bonne fois pour toutes. Au contraire, s'il peut et doit se poursuivre aujourd'hui (nous reviendrons sur cette question dans un prochain article de cette série), il ne peut être réglé que par une future pratique révolutionnaire.
L'État comme fléau
Après avoir défini le caractère général de la période de transition, le texte poursuit en réaffirmant la position sur l'État qui avait déjà été exposée par le texte de la GCF en 1946 :
- "La société transitoire est encore une société divisée en classes et comme telle, elle fait surgir nécessairement en son sein cette institution propre à toutes les sociétés divisées en classes : l'ÉTAT.
Avec toutes les amputations et mesures de précautions dont on peut entourer cette institution (fonctionnaires élus et révocables, rétributions égales à celles d’un ouvrier, unification entre le délibératif et l'exécutif, etc.) qui font de cet État un demi-État, il ne faut jamais perdre de vue sa nature historique anti-communiste et donc anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice. L’État reste le gardien du statu quo.
Si nous reconnaissons l'inévitabilité de cette institution dont le prolétariat aura à se servir comme d'un mal nécessaire
- pour briser la résistance de le classe capitaliste déchue
- pour préserver un cadre administratif et politique uni à la société à une époque où elle est encore déchirée par des intérêts antagoniques
Nous devons rejeter catégoriquement l’idée de faire de cet état le drapeau et le moteur du communisme. Par sa nature d’État ("nature bourgeoise dons son essence" Marx), il est essentiellement un organe de conservation du statu quo et un frein au communisme. A ce titre, il ne saurait s'identifier ni au communisme, ni à la classe qui le porte avec elle : le prolétariat qui, par définition, est la classe la plus dynamique de l'histoire puisqu'elle porte la suppression de toutes les classe y compris elle-même. C’est pourquoi tout en se servant de l'État, le prolétariat exprime sa dictature non pas par l'État, mais sur l’État. C'est pourquoi également, le prolétariat ne peut reconnaître aucun droit à cette institution à intervenir par 1a violence au sein de la classe ni à arbitrer les discussions et l’activité des organismes de la classe : Conseils et parti révolutionnaire. La société de transition est encore une société divisée en classes et il y aura donc nécessairement en son sein cette institution propre à toutes les sociétés divisées en classes : l'ÉTAT. Avec toutes les limitations et les mesures de précaution dont nous entourerons cette institution (les fonctionnaires seront élus et révocables, leur consommation sera égale à celle d'un travailleur, une unification existera entre les fonctions législatives et exécutives, etc.), et qui font de cet État un "semi-État", nous ne devons jamais perdre de vue la nature historiquement antisocialiste, et donc anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice, de l'État. L'État reste le gardien du statu quo.
Nous reconnaissons le caractère inévitable de cette institution que le prolétariat devra utiliser comme un mal nécessaire afin de : briser la résistance de la classe capitaliste en déclin et préserver un cadre administratif et politique uni en cette période où la société sera encore rongée par des intérêts antagonistes.
Mais nous rejetons catégoriquement l'idée de faire de cet État le porte-drapeau du communisme. De par sa nature même ("la nature bourgeoise dans son essence" - Marx), il est essentiellement un organe de conservation du statu quo et de limitation du communisme. Ainsi, l'État ne peut être identifié ni au communisme ni au prolétariat qui est le porteur du communisme. Le prolétariat est par définition la classe la plus dynamique de l'histoire puisqu'il procède à la suppression de toutes les classes, y compris la sienne. C'est pourquoi, tout en utilisant l'État, le prolétariat exprime sa dictature non pas à travers l'État, mais sur l'État. C'est aussi pourquoi le prolétariat ne peut en aucun cas permettre à cette institution (l'État) d'intervenir par la violence au sein de la classe, ni d'être l'arbitre des discussions et des activités des organes de classe - les conseils et le parti révolutionnaire".[11]
C'est cette position en particulier - la nature conservatrice et non prolétarienne de l'État - qui a fait l'objet d'arguments divergents au sein du CCI, non seulement en ce qui concerne l'État de la période de transition, mais aussi l'État en général.
Les origines de l'État et le reste
La brochure de 1981 comprenait un texte de Marc intitulé "Les origines de l'État et le reste", qui était une réponse à un texte[12] écrit par deux camarades de la minorité, M et S, défendant la notion d'État prolétarien sur la base d'une analyse des origines historiques de l'État. Leur texte soutenait que, puisque l'État est essentiellement la création et l'instrument d'une classe dirigeante, il peut jouer un rôle révolutionnaire dans les périodes où cette classe est elle-même une force révolutionnaire ou du moins activement progressiste, alors qu'il n'est condamné à jouer un rôle réactionnaire que lorsque cette classe elle-même devient décadente ou obsolète. Leur texte rejette donc la définition de l'État comme étant "conservateur" dans sa nature essentielle. Quant à sa fonction essentielle, c'est celle d'un instrument de répression d'une classe par une autre. Par conséquent, pendant la période de transition, l'État peut et même doit avoir un caractère prolétarien, puisqu'il n'est rien d'autre que la création de la classe ouvrière dans le but d'exercer sa dictature.
Dans sa réponse, Marc fournit un historique court mais perspicace quant à la façon dont le mouvement prolétarien a, à travers ses propres débats et surtout ses propres expériences dans la lutte des classes, développé sa compréhension de la question de l'État : des premières idées de Babeuf et des Égaux sur la conquête de l'État par la révolution armée aux intuitions des utopistes sur le communisme en tant que société sans État ; de la critique du culte de l'État de Hegel par le jeune Marx aux leçons tirées par la Ligue communiste des révolutions de 1848 et surtout par Marx et Engels de la Commune de Paris de 1871, lorsqu'il est apparu clairement que l'État existant devait être démantelé et non conquis. L'étude mentionne ensuite les travaux de Morgan sur le communisme primitif qui ont permis à Engels d'analyser les origines historiques de l'État, en passant par les forces, les faiblesses et les aperçus incomplets de Lénine par rapport à l'expérience de la révolution russe, et enfin les efforts de la Gauche communiste pour synthétiser et développer toutes les avancées des expressions précédentes du mouvement. L'objectif est ici de montrer que notre compréhension du problème de l'État et de la période de transition n'est pas le produit d'une orthodoxie marxiste invariante, mais qu'elle a évolué et continuera effectivement à évoluer à la lumière de l'expérience réelle et de la réflexion sur cette expérience.
Le noyau central du texte est la référence au célèbre passage d'Engels sur la façon dont l'État apparaît pour la première fois dans la longue période de transition où la société communiste primitive cède la place à l'émergence de divisions de classe définies - non pas comme la création consciente ex nihilo d'une classe dirigeante mais comme une émanation de la société à un certain stade de son développement : "L'État n'est donc en aucun cas un pouvoir imposé à la société de l'extérieur ; il est tout aussi peu "la réalité de l'idée morale", "l'image et la réalité de la raison", comme le soutient Hegel. Il est plutôt "un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est divisée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser. Mais pour que ces classes, ayant des intérêts contradictoires, ne se dévorent pas l’une l’autre et ne dévorent pas le société dans une lutte stérile, une force se tenant en apparence au-dessus de la société est nécessaire, chargée d’étouffer le conflit, de le maintenir dans les limites de “l’ordre”. Cette force issue de la société, mais se tenant au-dessus d’elle et s’en éloignant de plus en plus, c’est l’État"[13].
Marc explique que cela ne signifie pas que l'État a un rôle neutre ou de médiation dans la société, mais cela montre que la simple définition de l'État comme "corps d'hommes armés" dont la fonction est d'exercer une répression contre les classes exploitées ou opprimées, est inadéquate, car le rôle premier de l'État est de maintenir la cohésion de la société et que cette répression seule ne peut jamais être suffisante. D'où la nécessité d'utiliser des institutions idéologiques, des formes de représentation politique, etc. Comme le dit Marx dans "Le roi de Prusse et la réforme sociale" (1844), "Du point de vue politique, l’État et l’organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L’État, c’est l’organisation de la société."[14] - avec la réserve bien sûr que nous parlons toujours d'une société divisée en classes.
Marc revient ensuite à Engels pour souligner que cette fonction d'organisation de la société, de maintien de l'unité, signifie la préservation des relations de production existantes et donc "Comme l’État est né - écrit Engels - de la nécessité de refréner les antagonismes de classes, comme en même temps l’État a pris naissance dans le conflit même de ces classes (à bien méditer sur ces prémisses préalables, MC), il est en principe 1’État de la classe la plus puissante, de la classe économiquement dominante qui, grâce à lui, devient également la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’opprimer et d’exploiter la classe dominée"[15] .
Cependant, cette identification nécessaire avec l'État pour l'exploitation des classes du passé ne s'applique pas au prolétariat car, en tant que classe exploitée, il n'a pas sa propre économie. Et nous pouvons ajouter : face à une situation où l'ancien État a été démantelé et où la vieille société bourgeoise est en état de dissolution, le prolétariat aura encore besoin d'un instrument pour empêcher les conflits entre lui-même et les autres classes non exploiteuses de déchirer la société. Et comme cette situation est, en un sens, un retour aux conditions initiales qui ont conduit à la formation de l'État, des formes d'État apparaîtront, émergeront, se manifesteront que la classe ouvrière le veuille ou non. Et c'est précisément pour cette raison que l'État de transition, quelle que soit la capacité du prolétariat à le dominer, ne sera pas un organe purement prolétarien mais aura - comme l'Opposition ouvrière a déjà pu le constater par rapport à l'État soviétique en 1921 - une nature "hétérogène"[16], basée sur des communes territoriales ou des organismes de type soviétique dans lesquels toute la population non exploiteuse est nécessairement représentée.
Concernant le rôle "conservateur" de l'État, une clarification du texte original de 1946 est nécessaire, là où le texte dit que "au cours de l'histoire, l'État est apparu comme un facteur conservateur et réactionnaire". En effet, conservateur et réactionnaire ne signifient pas exactement la même chose. La fonction de l'État est toujours conservatrice dans le sens où il protège, codifie, stabilise les développements qui ont lieu dans l'économie et la société. Selon les époques, ce rôle peut globalement servir le développement progressif des forces productives ; dans les périodes de décadence, le même rôle devient ouvertement réactionnaire dans le sens de rétrograde, de préserver tout ce qui est passé et obsolète. La différence essentielle avec la minorité n'était pas là, mais dans leur idée que le mouvement dynamique - le mouvement vers l'avenir - venait de l'État et non de la société. Un article[17] publié dans la Revue internationale n° 11 et signé RV soutient avec force l'idée suivante chère aux camarades de la minorité qui étaient très désireux de citer un exemple de l'État en tant qu’instrument révolutionnaire de la révolution bourgeoise : "le mouvement vraiment radical qui poussait au renversement de l'ancien régime venait "d'en bas", du mouvement "plébéien" dans la rue, des assemblées générales dans les "sections", ou de la première Commune de Paris de 1793 - qui se heurtaient constamment aux limites économiques et politiques imposées par le pouvoir central de l'État de la bourgeoisie dans sa quête d'ordre et de stabilité". Ce sera encore plus le cas pour la révolution prolétarienne où la transformation communiste menée par la classe ouvrière devra constamment dépasser les limites légalement définies par l'organisation officielle de la société de transition, l'État.
L'État comme incarnation de l'aliénation
Le troisième texte, publié en 1978 dans la Revue internationale n° 15[18], Marc développe un certain nombre de questions posées dans les deux articles précédents, mais il reprend et développe en particulier une idée clé de la citation d'Engels utilisée dans l'article précédent : "Ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État"[19].
Comme le note Marc, reconnaître l'État comme l'une des manifestations les plus primordiales de l'aliénation de l'homme par rapport à lui-même ou à ce qu'il peut être est l'une des premières intuitions politiques de Marx et a été la clé de sa critique de la philosophie hégélienne :
- "Dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, avec laquelle débute sa vie de penseur et militant révolutionnaire, Marx combat non seulement l'idéalisme de Hegel, selon lequel le point de départ de tout le mouvement serait l'Idée (faisant partout "de l'Idée le sujet, et du sujet réel proprement dit, le prédicat") (...), mais dénonce avec véhémence les conclusions de cette philosophie, qui fait de l'État le médiateur entre l'homme social et l'homme universel politique, le réconciliateur du déchirement entre l'homme privé et l'homme universel. Hegel, constatant l'opposition conflictuelle croissante entre la société civile et l'État, veut que la solution à cette contradiction soit trouvée dans l'auto-limitation de la société civile et son intégration volontaire dans l'État, car disait-il "c'est seulement dans l'État que l'homme a une existence conforme à la raison" et "tout ce que l'homme est, il le doit à l'État, c'est là que son être réside. Toute sa valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l'État"(Hegel, La raison dans l'histoire). À cette délirante valorisation de l'État qui fait de Hegel son plus grand apologiste, Marx oppose : "L'émancipation humaine n'est réalisée que lorsque l'homme a reconnu et organisé ses forces propres comme force sociale et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique" (...), c'est à dire de l'État (extrait de "La question juive")".
Dès le début, les travaux théoriques de Marx ont donc pris position contre l'État en tant que tel, qui était un produit, une expression et un facteur actif de l'aliénation de l'humanité. Contre la proposition de Hegel de renforcer l'État et d'intégrer la société civile, Marx insistait résolument sur le fait que le dépérissement de l'État est synonyme d'émancipation de l'humanité et cette notion fondamentale sera enrichie et développée tout au long de sa vie et de son œuvre.
C'est ce qu'il affirmait le plus explicitement dans la partie de la critique consacrée à la question du vote, qui, pour Hegel, maintenait strictement la séparation entre l'assemblée législative et la société civile, puisque les électeurs n'exercent en aucun cas un mandat sur les élus. Marx voyait un potentiel différent, si le vote devait devenir universel et si "les électeurs avaient le choix, soit de délibérer et de décider des affaires publiques pour eux-mêmes, soit de déléguer à des individus spécifiques l’accomplissement de ces tâches en leur nom". Le résultat d'une telle "démocratie directe" serait le suivant :
- "Dans le suffrage libre, qu’il soit actif ou passif, la société civile s'est en fait élevée pour la première fois à une abstraction d'elle-même, à l'existence politique comme sa véritable existence universelle et essentielle. Mais la pleine réalisation de cette abstraction est en même temps aussi le dépassement [Aufhebung] de l'abstraction. En établissant effectivement son existence politique comme sa véritable existence, la société civile a simultanément établi son existence civile, par opposition à son existence politique, comme inessentielle. Et avec l'une séparée, l'autre, son contraire, tombe. Au sein de l'État politique abstrait, la réforme du vote fait progresser la dissolution [Auflösung] de cet État politique, mais aussi la dissolution de la société civile".
Ces mots peuvent encore être formulés dans le langage de la démocratie mais ils tendent aussi à la dépasser, car ils anticipent non seulement la dissolution de l'État mais aussi de la société civile - c'est-à-dire bourgeoise. Et l'année suivante, Marx devait écrire l'"Introduction" à la Contribution à la Critique de la philosophie du Droit de Hegel qui, contrairement à cette dernière, fut effectivement publiée (dans le Deutsch-Französische Jahrbücher de 1844) et composer les Manuscrits économiques et philosophiques. Dans le premier, Marx identifie le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire, et dans le second, il se déclare définitivement en faveur du communisme comme le seul avenir possible pour la société humaine.
La négation de la négation
Pour en revenir au texte de Marc, il est significatif qu'il inscrive à nouveau toute sa recherche dans un arc historique très large. Comme dans le texte précédent sur les origines de l'État, où il parle longuement de la société "gentille" et de sa disparition, il commence par la dissolution de la société communiste primitive et la première émergence de l'État. Il définit cette dernière comme l'antithèse ou la négation initiale qui garantit que toutes les sociétés de classe ultérieures, malgré tous les changements qui ont eu lieu d'un mode de production à l'autre, maintiennent une unité et une continuité essentielles - jusqu'à la future abolition des classes et donc le dépérissement de l'État, qui en est la synthèse, la "Négation de la Négation, la restauration de la communauté humaine à un niveau supérieur".
Pendant toute la longue période de la première Négation, de la société de classes, l'État a de plus en plus tendance à se perpétuer et à perpétuer ses propres intérêts privés, à se séparer de plus en plus de la société. Ainsi, le pouvoir de plus en plus totalitaire de l'État atteint son point culminant dans le phénomène du capitalisme d'État qui appartient à l'époque du déclin du capitalisme. "Avec le capitalisme, l'exploitation et l'oppression ont été poussées au paroxysme car le capitalisme est le résumé condensé de toutes les sociétés d'exploitation de l'homme par l'homme qui se sont succédées. L'État, dans le capitalisme a enfin achevé sa destinée en devenant ce monstre hideux et sanglant que nous connaissons aujourd'hui. Avec le capitalisme d'État, il a réalisé l'absorption de la société civile, il est devenu le gérant de l'économie, le patron de la production, le maître absolu et incontesté de tous les membres de la société, de leur vie et de leurs activités déchaînant la terreur, semant la mort et présidant à la barbarie généralisée".
Tout ce processus est donc une clé pour mesurer la distance entre l'humanité telle qu'elle pourrait être et l'humanité telle qu'elle est aujourd'hui, bref la spirale de l'aliénation de l'humanité, qui a atteint son point le plus extrême dans la société bourgeoise. À cela s'oppose le "mouvement réel", le déploiement du communisme, qui, comme condition préalable à son épanouissement futur, doit assurer le dépérissement de l'État, en réalisant la promesse de Marx d'un temps, "lorsque l'homme a reconnu et organisé ses forces propres comme force sociale".
Cette vision panoramique de l'histoire nous permet de mieux comprendre la nature essentiellement conservatrice de l'État, son nécessaire antagonisme à la dynamique qui émerge de la sphère sociale, de la sphère humaine :
- "Il importe ici de prendre garde et de ne pas - en se complaisant dans la confusion et l'éclectisme : l'État est aussi conservateur que révolutionaire- renverser les données et ouvrir la porte qui mène directement à l'erreur de Hegel faisant de l'État le Sujet du mouvement de la société.
La thèse de la nature conservatrice de l'État, et avant tout de sa propre conservation, est dialectiquement et étroitement liée à cette autre thèse qui lui fait face, celle que l'émancipation de l'humanité s'identifie au dépérissement de l'État."
Dans l'article de Marc, dans le paragraphe qui ouvre cette section, il est souligné que l'erreur cardinale de Hegel sur l'histoire, dans laquelle il voit dans l’État la véritable force de progrès, est également commise au niveau logique, dans sa confusion entre sujet et prédicat, idée et réalité, que Marx critique aussi longuement dans la Critique : "La famille et la société civile sont les présupposés de l'État ; ce sont les choses réellement actives ; mais dans la philosophie spéculative, c'est l'inverse qui se produit. Mais si l'idée est transformée en sujet, alors les vrais sujets - la société civile, la famille, les circonstances, le caprice, etc. - deviennent irréels, et prennent une signification différente des moments objectifs de l'Idée"[20] .
La forme de l'État de transition
L'article de la Revue internationale n° 15 détaille également la forme de l'État transitoire :
- "nous pouvons retenir pour principes la structure suivante de la société de la période de transition
1) Toute la population non exploiteuse est organisée sur la base des soviets-Communes territoriaux, se centralisant de la base au sommet, donnant naissance à cet organe qu'est l'État-Commune.
2) Les ouvriers participent à cette organisation soviétique, individuellement comme tous les autres membres de la société, et collectivement par leur organisation de classe autonome, à tous les échelons de cette organisation soviétique.
3) Le prolétariat s'assure une prépondérance dans la représentation, à tous les échelons, mais surtout dans les échelons supérieurs.
4) Le prolétariat garde sa pleine et entière liberté par rapport à l'État. Sous aucun prétexte, le prolétariat ne saurait reconnaître la primauté de décision des organes de l'État sur celle de son organisation de classe : les conseils ouvriers, et devrait imposer le contraire.
5) En particulier, il ne saurait tolérer l'immixtion et la pression d'aucune sorte de l'État dans la vie et l'activité de la classe organisée excluant tout droit et possibilité de répression de l'État à l'égard de la classe ouvrière.
6) Le prolétariat conserve son armement en dehors de tout contrôle de l'État".
Ces perspectives ne sont pas des recettes pour les livres de cuisine du futur ; elles "ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde" (Manifeste communiste). Au contraire, ce sont les conclusions qu'il faut tirer de l'expérience réelle de la révolution russe. Ici, dans sa première période héroïque, les organes spécifiques de la classe ouvrière - comités d'usine, Gardes rouges, soviets élus par les assemblées de travailleurs - faisaient partie d'un réseau plus large de soviets englobant toute la population non exploiteuse. Mais l'esquisse de la structure de l'État de transition présentée par Marc rend plus explicite la nécessité pour la classe ouvrière d'exercer son contrôle sur cet appareil d'État général, une idée qui n'était encore qu'implicite dans la révolution russe, par exemple dans l'idée que les votes des assemblées des travailleurs et des délégués devraient compter plus que les votes des délégués des paysans et des autres classes non exploiteuses. En même temps, l'ébauche surmonte certaines erreurs clés commises dans la Russie de 1917, notamment le fait que, dès le début de la guerre civile en 1918, les milices basées dans les usines, les Gardes rouges, ont été dissoutes dans l'Armée rouge territoriale. Les travailleurs ont ainsi été privés d'un instrument crucial pour la défense de leurs intérêts spécifiques, même contre l'État de transition et son armée, le cas échéant. Le paragraphe qui suit dans le texte de Marc insiste également sur une autre leçon essentielle de l'expérience russe :
- "Il nous reste encore à affirmer que le Parti politique n'est pas un organe d'État. Longtemps, les révolutionnaires ont vécu dans cette optique, marquant ainsi l'immaturité de la situation objective et leur propre manque d'expérience. L'expérience de la révolution russe a montré la caducité de cette vision. La structure de l'État basée sur les partis politiques, est propre à l'État bourgeois et plus spécifiquement à la démocratie bourgeoise. La société de la période de transition ne délègue pas son pouvoir à des partis, c'est-à-dire à des corps spécialisés. Le semi-État de cette période a pour structure le système des soviets, c'est-à-dire une participation constante et directe des masses à la vie et au fonctionnement de la société. C'est à cette condition que ces masses peuvent, à chaque moment, révoquer leurs représentants, les remplacer et exercer un contrôle permanent sur eux. La délégation du pouvoir à des partis quels qu'ils soient, revient à réintroduire la division entre le pouvoir et la société, et par conséquent, s'avère la plus grande entrave à son émancipation.
Par ailleurs, comme l'a montré l'expérience de la révolution d'Octobre, la prise en mains ou la participation du parti du prolétariat à l'État altère profondément ses fonctions. Sans entrer dans la discussion sur la fonction du parti et ses rapports avec la classe qui relève d'un autre débat, il suffit ici de mentionner simplement que les raisons contingentes et les raisons d'État finissent par prévaloir pour le parti, par l'identifier à l'État et le séparer de la classe, jusqu'à l'opposer à celle-ci".
Les conseils ouvriers du futur
Une question doit être posée concernant cette esquisse d'un éventuel État transitoire du futur. Il repose sur le principe fondamental selon lequel le prolétariat, en tant que seule classe communiste, doit à tout moment conserver son autonomie par rapport à toutes les autres classes. La traduction directe de ce concept est l'appel lancé aux conseils ouvriers pour qu'ils exercent leur dictature sur l'État, et la composition sociale de ces conseils est claire : il s'agit de conseils urbains composés de délégués élus par tous les lieux de travail de la ville. Le problème pour nous est que cette notion a été mise en avant à une époque - dans les années 1970 - où la classe ouvrière avait encore un sentiment d'identité de classe bien défini et, dans les pays centraux du capitalisme, était concentrée dans de grands lieux de travail comme les usines, les mines, les chantiers navals, etc. Mais au cours des dernières décennies, ces concentrations ont été largement brisées par le processus de "mondialisation" et la classe ouvrière a non seulement été matériellement atomisée par ces changements, mais elle a également été soumise à une offensive idéologique implacable, surtout depuis l'effondrement du soi-disant "communisme" après 1989 : une offensive basée sur l'idée que la classe ouvrière n'existe plus, qu'elle est maintenant au mieux une sorte de sous-classe, voire une sous-classe raciale, comme dans l'idée dégoûtante que la classe ouvrière est par définition "blanche". De la même manière, notre classe s'est trouvée encore plus fragmentée avec le processus d'"uberisation" qui cherche à présenter chaque travailleur comme un entrepreneur individuel. Mais surtout, elle a été assaillie par la propagande qui affirme que la lutte des classes est un anachronisme total et ne peut que conduire, non pas à la formation d'une société plus humaine, mais aux pires formes de terreur d'État, comme dans l'URSS de Staline[21].
Ces changements et ces campagnes ont entraîné de grandes difficultés pour la classe ouvrière et posent de réels problèmes quant à la formation des futurs conseils ouvriers. Ce n'est pas que l'idée des conseils ait totalement disparu ou se soit transformée en un simple appendice de la démocratie bourgeoise. La notion sous-jacente est apparue, par exemple, dans les assemblées de masse du mouvement des Indignados en Espagne en 2011 - et contre les groupes comme Réelle Démocratie Maintenant qui voulaient utiliser les assemblées pour donner une sorte de vie vampirique au système parlementaire, il y avait ceux qui, dans le mouvement, soutenaient que ces assemblées étaient une forme d'autonomie supérieure à l'ancien système parlementaire. La majorité des protagonistes de ces assemblées était en effet des prolétaires, mais ils étaient surtout des étudiants, des chômeurs, des travailleurs précaires, et ils ont surmonté leur atomisation en se réunissant sur les places des villes ou dans des assemblées de quartier plus locales. En même temps, il n'y avait pas ou peu de tendance équivalente à tenir des assemblées dans les grands lieux de travail.
Dans un sens, cette forme d'organisation des assemblées était un retour à la forme de la Commune de 1871, qui était composée de délégués des quartiers (mais surtout des quartiers ouvriers) de Paris. Les conseils ouvriers ou soviets de 1905 ou 1917 avaient constitué une avancée par rapport à la Commune, car ils constituaient un moyen précis de permettre à la classe de s'organiser en tant que telle. La forme "territoriale", en revanche, est beaucoup plus vulnérable à l'idée que ce sont les citoyens qui se rassemblent, et non une classe avec son propre programme, et nous avons vu cette faiblesse très clairement dans le mouvement des Indignados. Et plus récemment, les révoltes sociales qui ont balayé le monde du Moyen-Orient à l'Amérique du Sud ont montré encore plus clairement le danger de l'interclassisme, du prolétariat noyé dans les protestations de la population en général, qui sont dominées par l'idéologie démocratique d'une part et, d'autre part, par la violence désespérée et désorganisée qui caractérise le lumpen-prolétariat[22].
Nous ne pouvons pas être sûrs de la manière dont ce problème sera abordé dans un futur mouvement de masse, qui pourrait bien voir le prolétariat s'organiser par une combinaison d'assemblées de masse sur le lieu de travail et dans la rue. Il se peut également que l'autonomie de la classe ouvrière doive prendre un caractère plus directement politique à l'avenir : en d'autres termes, que les organes de classe de la prochaine révolution se définissent beaucoup plus que par le passé sur la base de leur capacité à prendre et à défendre des positions politiques prolétariennes (telles que l'opposition au parlement et aux syndicats, le démasquage de la gauche capitaliste, etc. ). Cela ne signifie nullement que les lieux de travail, et les conseils qui en émanent, cesseront d'être un centre crucial pour le rassemblement de la classe ouvrière en tant que classe. Ce sera certainement le cas dans des pays comme la Chine, dont l'industrialisation frénétique a été le contrepoint de la désindustrialisation de certaines parties du capitalisme en Occident. Mais, même dans ces derniers, il existe encore des concentrations considérables de travailleurs dans des secteurs tels que la santé, les transports, les communications, l'administration et l'éducation (et dans le secteur manufacturier également...). Et nous avons vu quelques exemples de la manière dont les travailleurs peuvent surmonter les inconvénients de la dispersion dans de petites entreprises, par exemple dans la lutte des travailleurs de l'acier à Vigo en Espagne en 2006, où des assemblées de grévistes dans le centre-ville ont regroupé les travailleurs de plusieurs petites usines sidérurgiques. Nous reviendrons sur ces questions dans un prochain article. Mais ce qui est certain, c'est que dans tout futur bouleversement révolutionnaire, l'autonomie de classe du prolétariat impliquera une réelle assimilation de l'expérience des révolutions précédentes, et surtout de l'expérience de l'État postrévolutionnaire. Nous pouvons dire avec une certaine confiance que la critique de l'État élaborée par une lignée de révolutionnaires qui va de Marx, Engels et Lénine à Bilan et Marc Chirik tant dans la GCF que dans le CCI, sera indispensable à la réappropriation, par la classe ouvrière, de sa propre histoire, et donc à la mise en œuvre de son avenir communiste.
C D Ward, Août 2019
[1] "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution"
[2] Voir en particulier "Le communisme (III): Les années 1930: le débat sur la période de transition" et
[3] Par exemple: Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat (Internationalisme n° 38 – octobre 1948)
[4] La période de transition. La brochure originale est épuisée mais des copies peuvent être faites sur demande.
[5] L’évolution de ce groupe, en particulier son apologie du terrorisme et ses attaques violentes contre les camarades du CCI, l’ont conduit hors des frontières du camp prolétarien. Voir : Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l'internationalisme prolétarien ; Le GCI attaque les assemblées ouvrières et défend le sabotage syndical de la lutte ; A quoi sert le Groupe Communiste Internationaliste ?
[6] L'un des plus récents convertis à cette idée est le groupe Perspective Internationaliste. Une réponse intéressante à ceux qui rejettent la nécessité de la période de transition a été publiée en 2014 par la Communist Workers’ Organisation (CWO), The Period of Transition and its Dissenters.
[7] Voir notre critique de Dauvé sur les évènements en Espagne de 1936 Review of 'When Insurrections Die' : modernist ideas hinder a break from anarchism.
[8] Le terme de communisation est valable en soi, car il est parfaitement vrai que les relations sociales communistes ne sont pas le produit de décrets ou de lois de l'État, mais du "véritable mouvement qui abolit l'état actuel des choses" comme l'a dit Marx. Mais nous rejetons l'idée que ce processus puisse avoir lieu sans que la classe ouvrière ne prenne le pouvoir.
[9] Le communisme n’est pas un "bel idéal", Vol. 3 Partie 10, "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme", Revue internationale n° 151.
[10] The Period of Transition and its Dissenters (article de 2014 publié par la TCI).
[12] "L’État dans la période de transition", S et M, Mai 1977.
[13] Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, chapitre IX.
[14] Gloses critiques marginales à l’article : "Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien".
[15] Engels utilise le terme "en principe" parce qu'il poursuit en disant "Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s'équilibrer que le pouvoir de l'État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l'une et de l'autre. Ainsi, la monarchie absolue du XVIIe et du XVIIIe siècles maintint la balance égale entre la noblesse et la bourgeoisie; ainsi, le bonapartisme du Premier, et notamment celui du Second Empire français, faisant jouer le prolétariat contre la bourgeoisie, et la bourgeoisie contre le prolétariat.." Marc commente ces exceptions dans "Les origines de l'État et le reste ", en donnant des exemples où, dans le cadre de la société de classes, la forme d'État qui correspond généralement au mode de production dominant peut également servir à protéger des relations de production qui sont réapparues après une longue absence - l'exemple de l'esclavage aux XVIIe et XIXe siècles en est un exemple.
[16] Lire "Le prolétariat et l'Etat de transition", dans la série Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire. Revue internationale n° 100.
[18] "L’État dans la période de transition", Revue internationale n° 15.
[19] Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, Chapitre IX.
[20] Critique of Hegel’s Philosophy of Right (Critique de la philosophie du Droit de Hegel) de Karl Marx, 1843. Notre traduction.
[21] Le rapport sur la lutte des classes au dernier congrès du CCI se focalise sur cette question de l’identité de classe : Formation, perte et reconquête de l’identité de classe prolétarienne.