Le legs dissimulé de la gauche du capital (IV) : Leur morale et la nôtre

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La série que nous publions sur la différence radicale (une différence de classe) (1) entre, d’un côté, la gauche et l’extrême-gauche du capital et, de l’autre, les petites organisations qui se réclament de la Gauche Communiste, comportait jusqu’à présent trois parties : une vision erronée de la classe ouvrière ; une méthode et un mode de pensée au service du capitalisme ; un mode de fonctionnement reniant les principes communistes. (2) Nous consacrons ce quatrième article à la question morale afin de démontrer l’abîme qui sépare la morale de ces partis qui prétendent défendre les exploités et la morale prolétarienne que les organisations véritablement communistes doivent pratiquer.

Le prolétariat a une morale. De ce fait, ses organisations doivent en posséder une qui soit cohérente avec son combat historique et la perspective communiste qu’il porte avec lui. Alors que dans une organisation bourgeoise règne l’amoralisme, l’absence de scrupules, le pragmatisme et l’utilitarisme des plus abjects, il doit nécessairement exister, dans une organisation prolétarienne, une cohérence entre le programme, le fonctionnement et la morale.

La morale dans les organisations bourgeoises

Quelle morale prévaut dans un parti bourgeois ? Tout simplement le “tout est permis”, les manœuvres et les coups de couteaux dans le dos, les intrigues et les calomnies, la pire hypocrisie. Le stalinisme en donne un exemple éclatant en demandant aux militants de commettre des actes répugnants au nom de la “dictature du prolétariat”, “la défense du socialisme”, etc. Tout comme les staliniens, les groupes trotskistes prônent le même pragmatisme moral et un comportement aveugle et sans scrupules, s’appuyant sur les erreurs théoriques de Trotski dans son livre : Leur morale et la nôtre, qui contient cependant des réflexions et des éléments valides.

Pour leur part, les partis “socialistes” se sont érigés en champions des bons sentiments : la “solidarité”, l’ “inclusion”, la “mémoire historique”, le “politiquement correct”, le “bon sens”.

Tout ce verbiage est radicalement démenti par leurs actions au sein du gouvernement où ils attaquent sans pitié la classe ouvrière, répriment ses grèves avec une férocité qui n’a rien à envier à la droite et prennent des mesures, par exemple, contre les immigrés, qui relèvent du pur racisme. (3) Quant à leur fonctionnement interne, il offre un échantillon d’intrigues des plus raffinées, de changements subits d’alliances, de guerres de familles. Les partis socialistes sont experts dans les pires tactiques d’infiltration, de destruction de l’intérieur, création de chevaux de Troie, etc. De même, leur savoir-faire proverbial concernant la gestion de “dossiers” de manière à écarter aussi bien des “amis” du haut commandement que des ennemis qu’ils tentent, ou de ligoter avec des alliances forcées, ou d’évincer des sphères du pouvoir.

Quel bagage moral s’impose aux militants qui sont passés par les partis bourgeois en général et plus spécifiquement les organisations de gauche et d’extrême-gauche ?

1. Obéissance aveugle aux chefs.

2. Pragmatisme et utilitarisme abjects.

3. Absence de scrupules au nom de la “cause”.

4. Soumission inconditionnelle aux impératifs du Capital national.

5. Accepter l’exécution d’actes qui renient les critères moraux les plus élémentaires.

6. Spécialisation dans la manœuvre et l’intrigue déguisées en “tactique géniale”. (4)

Cependant, tout ceci se justifie avec l’hypocrisie propre à la bourgeoisie qui défend la pire barbarie et les méfaits les plus indignes au nom des valeurs morales “les plus élevées” : solidarité, justice, honnêteté… C’est la fameuse double morale : les politiciens et les dirigeants possèdent “leur” morale qui consiste à s’enrichir grâce aux trafics les plus sordides, écraser les rivaux (“camarades” de parti inclus) et se maintenir au pouvoir à tout prix sans hésiter à commettre les actes les plus répréhensibles. Simultanément, ils défendent une “autre morale” pour leurs subordonnés, pour les membres, pour les troupes de choc du parti qui, comme nous l’avons énoncé auparavant, doivent pratiquer la rectitude, le sacrifice, l’obéissance, etc.

Toute morale est-elle bourgeoise ou religieuse ?

Afin de détruire au sein des militants l’instinct prolétarien de morale, on insiste beaucoup sur le fait que toute morale est “bourgeoise ou religieuse”, que le militant ne peut de ce fait en posséder une et que seules les “considérations politiques” doivent orienter sa conduite. Cette argumentation prend sa source sur le fait que “L’histoire montre, évidemment, que dans toutes les sociétés divisées en classes la morale dominante a toujours été la morale de la classe dominante. Et cela à tel point que morale et État, mais aussi morale et religion, sont presque devenus synonymes dans l’opinion populaire. Les sentiments moraux de la société dans son ensemble ont toujours été utilisés par les exploiteurs, par l’État et par la religion, pour sanctifier et perpétuer le statu quo afin que les classes exploitées se soumettent à leur oppression. Le “moralisme” grâce auquel les classes dominantes se sont toujours efforcées de briser la résistance des classes laborieuses à travers l’instillation d’une conscience coupable, est un des grands fléaux de l’humanité. C’est aussi l’une des armes les plus subtiles et efficaces des classes dominantes pour assurer leur domination sur l’ensemble de la société”. (5)

Le moralisme nous inocule le sentiment de culpabilité. Il nous fait sentir coupables de manger, de lutter pour nos besoins, de vouloir aspirer au bonheur. Ceci, selon le moralisme, exprimerait un sentiment égoïste et exclusif. Les moralistes nous disent : Comment oses-tu manger alors que des gens meurent de faim partout dans le monde ? Comment oses-tu gaspiller l’eau en te douchant tous les jours alors que l’environnement se dégrade toujours plus ? Comment peux-tu prétendre dormir sur un matelas confortable alors que les immigrés dorment sur des matelas en mousse posés sur un sol dur ?

La morale de la bourgeoisie, et plus particulièrement celle de la bourgeoisie décadente des XXe et XXIe siècles, consiste à faire croire aux ouvriers que les moyens de subsistance minimaux dont ils disposent (logement, nourriture, vêtements) ou le confort dont ils peuvent jouir (appareils électroménagers, télévision et internet, congés payés) seraient des luxes insolents gagnés sur le dos des pauvres de ce monde, un “privilège”, occultant que ce sont juste les outils essentiels à la poursuite de leur exploitation.

Le moralisme et ses prédicateurs de gauche et d’extrême-gauche veulent nous faire sentir coupables des maux du monde causés par le capitalisme, faisant d’un problème de système social un problème d’individus. Ainsi, le fléau du chômage serait causé individuellement par chacun des 212 millions de chômeurs qui existent dans le monde.

De manière générale, la culpabilité détruit la conviction et la combativité. Cette société propage le sentiment de culpabilité comme mode de vie et fait de l’accusation d’autrui un moyen de la lutte individualiste de certains contre les autres faisant que celui qui se sent coupable à un moment donné, recherche des responsables à un autre moment. Il n’est pas contradictoire de se sentir coupable parfois et d’accuser les autres par la suite ; cela fait partie d’un univers moral individualiste et inhumain qui orbite toujours autour de la “faute”. La lutte contre cette dernière, qu’elle vienne de la propagande capitaliste et de ses partis spécialisés ou bien lorsqu’elle jaillit au sein des relations entre militants comme forme d’individualisme, est un combat central de la morale prolétarienne.

Le combat contre le moralisme bourgeois ne doit pas nous conduire à rejeter la morale. Nous devons faire la distinction entre moralisme et morale, “la perversion de la morale du prolétariat entre les mains du stalinisme ne constitue pas une raison pour abandonner le concept de morale prolétarienne, de la même façon que le prolétariat ne doit pas rejeter le concept de communisme sous prétexte qu’il a été récupéré et dénaturé par la contre-révolution en URSS. Le marxisme a démontré que l’histoire morale de l’humanité n’est pas seulement l’histoire de la morale de la classe dominante. Les classes exploitées ont des valeurs éthiques qui leur sont propres et ces mêmes valeurs ont eu un rôle révolutionnaire dans l’histoire de l’humanité. La morale ne fait pas corps avec la notion d’exploitation, d’État ou de religion ; le futur appartient à une morale qui va au-delà de l’exploitation, de l’État et de la religion”.

La conception de la morale dans le mouvement ouvrier, bien qu’elle ne fût jamais, pourrait-on dire, au centre de l’attention, des débats ou des préoccupations théoriques n’a rien à voir avec la version qu’en donne le gauchisme. La morale n’est pas une question “idéaliste” ou scolastique qui intéresserait seulement les imitateurs/continuateurs des philosophes de l’Empire byzantin qui débattaient sur le sexe des anges alors que les Ottomans assaillaient les murailles de Constantinople. La morale, comme tout produit social de l’être humain par définition, est une des principales caractéristiques des relations sociales que nous nous sommes données.

Une réalité qui pourrait se résumer comme le sens, collectivement étalonné, de ce qui est adéquat ou non, de la forme et l’orientation que nous donnons aux relations dans lesquelles nous nous inscrivons… Cela doit-il être étranger au prolétariat, à la classe qui est à la fois le fruit de relations sociales déterminées mais qui est également porteuse d’autres types de relations, d’une forme autrement plus élevée d’organiser notre existence sociale ? Si dans le passé la question n’a pas vraiment été soulevée, ce fut parce que le mouvement prolétarien comptait avec une longue et riche tradition de vie organisationnelle, dans laquelle la majorité de ses militants observaient certaines règles pour débattre, s’adresser à des camarades, vivre avec eux, leur prêter assistance ainsi que toute sa confiance et sa solidarité lorsque cela était nécessaire ; en d’autres termes, ils observaient une morale obéissant à la nature même de la classe prolétarienne : la classe de la solidarité, de la confiance, porteuse des véritables capacités créatives de l’humanité et d’une véritable culture humaine”. (6)

La double morale

En réalité, l’individu bourgeois veut une morale pour la majorité exploitée (la morale des esclaves dirait Nietzsche) et une “autre morale” bien plus “souple”, libérée de tout scrupule, pour la classe dominante. Pour le capital, tous les moyens (y compris l’assassinat) sont bons s’ils permettent d’augmenter les profits ou de conquérir le pouvoir. Comme le disait Marx, le capital est “né dans la boue et le sang” et tous les moyens furent employés pour préparer son expansion : massacres, traite des esclaves, alliances sordides avec les classes féodales, assassinats d’État, conspirations… N’oublions pas que l’un des premiers idéologues de la bourgeoisie fut Machiavel et que le mot machiavélisme s’utilise pour définir la bassesse morale et l’absence scandaleuse de scrupules. (7)

La double morale est l’habit qui sied le mieux à l’idéologie et aux méthodes du Capital. Elle est le miroir de la concurrence féroce et du sauve-qui-peut régnant dans les rapports de production capitalistes. “Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. “Après moi le déluge !”, telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste”. (8)

Le prolétariat rejette fermement la double morale. Dans sa lutte, les moyens doivent être en adéquation avec les buts ; on ne peut lutter pour le communisme en utilisant le mensonge, la calomnie, l’insinuation, la rumeur, la manœuvre, la duplicité, le sentiment de culpabilité, la soif de notoriété, etc. Les attitudes analogues doivent être combattues énergiquement et rejetées comme étant radicalement incompatibles avec les principes communistes. Avec ces “raccourcis moraux”, on n’avance pas d’un millimètre sur le difficile chemin du communisme ; c’est, au contraire, se retrouver pieds et poings liés face aux conduites propres du système capitaliste, c’est se laisser contaminer par les lois de son fonctionnement, se détachant ainsi de toute perspective révolutionnaire.

La morale prolétarienne a pour le CCI un rôle central : “on trouve dans nos statuts (adoptés en 1982) la concrétisation vivante de notre vision de cette question. Nous avons toujours insisté sur le fait que les statuts du CCI ne sont pas une liste de règles définissant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais une orientation pour notre attitude et notre conduite, incluant un ensemble cohérent de valeurs morales (notamment en ce qui concerne les rapports des militants entre eux et envers l’organisation). C’est pourquoi nous exigeons de tous ceux qui veulent devenir membres de notre organisation un accord profond avec ces valeurs. Nos statuts sont une partie intégrante de notre plate-forme”.

Le combat moral

Or, développer un fonctionnement organisationnel et des relations entre camarades sur la base des critères moraux du prolétariat n’est pas une tâche aisée ; cela requiert une lutte assidue. Aujourd’hui le prolétariat souffre d’un sérieux problème d’identité et de confiance en lui-même et ceci, dans le contexte historique général que nous appelons la décomposition du capitalisme, (9) accroît la difficulté de la pratique vivante et quotidienne d’une morale prolétarienne non seulement au sein de la classe ouvrière dans son ensemble mais également dans ses organisations révolutionnaires. Ce que la société actuelle exsude par tous ses pores de manière pestilentielle est l’absence de scrupules, la malhonnêteté, le scepticisme, le cynisme… Tout ceci attaque sans relâche la morale prolétarienne.

Contrairement à la vision que le stalinisme a donné des communistes comme des individus fanatiques capables de tout pour imposer le “communisme”, ceux-ci ont toujours affiché une solide attitude morale (10) et avec cela ils ont exprimé l’importance de la question morale pour le mouvement ouvrier. (11)

Il existe un préjugé contre le marxisme qui rend difficile de comprendre son solide ancrage dans des critères moraux. Face au socialisme utopique, le marxisme défendit la nécessité d’asseoir les positions communistes non sur des critères moraux mais sur une analyse scientifique de la situation du capitalisme, les rapports de force entre les classes, la perspective historique, etc. Cependant, on ne doit pas en déduire que le marxisme doive uniquement se baser sur des critères scientifiques et rejette les principes moraux : “Le marxisme n’a jamais nié la nécessité ni l’importance de la contribution de facteurs non théoriques et non scientifiques dans l’ascension de l’espèce humaine. Au contraire, il a toujours compris leur caractère indispensable et même leur indépendance relative. C’est pourquoi il a été capable d’examiner leurs connexions dans l’histoire et de reconnaître leur complémentarité”.

Le marxisme n’est pas une idéologie froide (comme le prétendait un auteur grec, Kostas Papaïoannou dans les années 1960) voyant les militants comme des pions qu’un “Comité central” manipule selon son bon vouloir dans une partie d’échecs contre les classes dominantes. Les militants dans leurs relations entre eux-mêmes et envers l’organisation, tout comme envers le prolétariat, se comportent avec la plus stricte rectitude morale.

Ce dernier point est vital pour comprendre que, dans notre époque, la décomposition sociale rend encore plus importante la morale pour la lutte révolutionnaire : “Aujourd’hui, face au “chacun pour soi”, à la tendance au délitement du tissu social et à la corrosion de toutes les valeurs morales, il sera impossible aux organisations révolutionnaires – et plus généralement à la nouvelle génération de militants qui apparaît – de renverser le capitalisme sans clarifier les questions de morale et d’éthique. Non seulement le développement conscient des luttes ouvrières mais aussi une lutte théorique spécifique sur ces questions, vers une réappropriation du travail du mouvement marxiste, est devenue une question de vie ou de mort pour la société humaine. Cette lutte est indispensable non seulement pour la résistance prolétarienne aux manifestations de la décomposition du capitalisme et à l’amoralisme ambiant, mais aussi pour reconquérir la confiance du prolétariat dans le futur de l’humanité à travers son propre projet historique”.

La difficulté que rencontrent aujourd’hui les générations révolutionnaires est que, d’un côté la morale prolétarienne fondée sur la solidarité, la confiance, la loyauté, la coopération consciente, la recherche de la vérité, etc., est plus que jamais nécessaire et, cependant, les conditions historiques de la décadence et de la décomposition capitaliste ainsi que les difficultés de la classe ouvrière, la font paraître plus utopique, plus impraticable, plus dépourvue de sens.

Comme le dit notre texte sur l’éthique “la barbarie et l’inhumanité de la décadence capitaliste sont sans précédent dans l’histoire de l’espèce humaine. Il est vrai qu’il n’est pas facile après les massacres d’Auschwitz et Hiroshima, et face aux génocides, à la destruction permanente et généralisée, de maintenir sa confiance dans la possibilité d’un progrès moral. (…) L’opinion populaire voit se confirmer le jugement du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) selon lequel l’homme serait, par nature, un loup pour l’homme. Selon cette vision, l’homme serait un être fondamentalement destructeur, prédateur, égoïste, irrémédiablement irrationnel et son comportement social serait inférieur à celui de la plupart des espèces animales”.

Il y a, en outre, un élément qui ajoute une difficulté supplémentaire au développement moral : le décalage entre l’avancée des sciences naturelles et technologiques et le retard toujours plus accentué des sciences sociales, comme l’a observé Pannekoek dans son livre Anthropogénèse : une Étude des origines de l’homme : “Les sciences naturelles sont considérées comme le champ dans lequel la pensée humaine, dans une série continue de triomphes, a développé avec la plus grande vigueur les formes conceptuelles de la logique… Au contraire, à l’autre extrémité demeure le grand champ des actions et relations humaines dans lequel la pensée et l’action sont principalement déterminées par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’imprévisibilité, par la tradition et la croyance (…). Le contraste qui apparaît ici, avec la perfection d’un côté et l’imperfection de l’autre, signifie que l’homme contrôle les forces de la Nature mais qu’il ne contrôle pas les forces de la volonté et de la passion qui lui sont inhérentes. Là où il est demeuré immobile, peut-être même en revenant parfois sur ses pas, c’est dans le manque manifeste de contrôle sur sa propre “nature”. Ceci est, évidemment, la raison pour laquelle la société possède tant de retard sur la science. Potentiellement l’homme possède la domination sur la Nature. Mais il ne possède pas encore la domination sur sa nature propre”.

Cette situation de méconnaissance et d’incompréhension de ces aspects profonds de la conduite humaine rend très difficile l’abord de ce phénomène que la décomposition sociale et idéologique du capitalisme exacerbe chaque fois plus : “le développement du nihilisme, du suicide des jeunes, du désespoir (tel que l’exprimait le “no future” des émeutes urbaines en Grande-Bretagne), de la haine et de la xénophobie qui animent les “skinheads” et les “hooligans”, (…) le raz-de-marée de la drogue, qui devient aujourd’hui un phénomène de masse, participant puissamment à la corruption des États et des organismes financiers, n’épargnant aucune partie du monde et touchant plus particulièrement la jeunesse, un phénomène qui, de moins en moins, exprime la fuite dans des chimères et, de plus en plus, s’apparente à la folie et au suicide (…), la profusion des sectes, le regain de l’esprit religieux, y compris dans certains pays avancés, le rejet d’une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux “scientifiques” (…), le “chacun pour soi”, la marginalisation, l’atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l’exclusion des personnes âgées, l’anéantissement de l’affectivité et son remplacement par la pornographie”. (12)

L’unité entre les buts et les moy “les moyens ne justifient pas la fin”

Alors que tous les partis bourgeois (qu’ils soient de droite ou de gauche) ont comme objectif de gérer le présent afin de conserver le capitalisme, l’organisation révolutionnaire est un pont entre le présent et l’avenir communiste du prolétariat. Pour cela, elle cultive les qualités morales que nous avons mentionnées précédemment et qui seront les piliers de la future société communiste mondiale. Ces qualités se voient constamment menacées par le poids de l’idéologie dominante et de la décomposition capitaliste. Pour cela, son développement requiert un effort permanent, une vigilance et un esprit critique infatigables joints à une constante élaboration théorique.

Pour les organisations révolutionnaires, cette culture occupe une place aussi bien à l’intérieur (fonctionnement interne) qu’à l’extérieur (intervention). Il ne s’agit pas que l’organisation s’isole du monde et s’enferme dans de petites communautés autogérées (ceci est l’erreur réformiste de l’anarchisme) sinon qu’en son sein, existe un combat permanent pour le développement de ces principes. Comme le disait Lessing (un poète allemand du XVIIIe siècle) : “il y a une chose que j’aime plus que la vérité : la lutte pour la vérité”. Dans l’organisation révolutionnaire, les principes sont aussi importants que la lutte pour ces derniers.

La lutte pour le communisme ne se réduit pas à une simple question de propagande : expliquer comment sera la future société, présenter son rôle historique comme dépassement des contradictions qui font couler le capitalisme, etc. Ce serait une conception tronquée et unilatérale. À la différence des modes de productions qui l’ont précédé, le communisme ne peut surgir de processus aliénants et aliénés, mais de la pleine conscience et de l’engagement subjectif massif du prolétariat. Dans l’organisation révolutionnaire, la lutte pour vivre de manière cohérente avec les principes du communisme est encore plus déterminante. La lutte pour le communisme est impossible sans une vigilance et une réponse permanente contre les comportements d’envie, de jalousie, de rivalité, de calomnie, de mensonge, d’intrigue, de manipulation, de vol, de violence envers ses semblables, etc.

Dans l’un de ses excès polémiques, Bordiga affirma qu’on pouvait arriver au communisme même à partir d’une monarchie.

Par cela il voulait démontrer que l’important est “d’arriver au communisme” alors que “la façon d’y arriver” importe peu, n’importe quel moyen serait bon. Nous rejetons catégoriquement une telle manière de penser : pour arriver au communisme, il faut savoir comment y parvenir, les moyens doivent être en symbiose avec la fin communiste. Contre le pragmatisme des staliniens et des trotskistes, qui suivent aveuglément la maxime jésuite de “la fin justifie les moyens”, le prolétariat et ses organisations révolutionnaires doivent maintenir une cohérence claire entre la fin et les moyens, entre la pratique et la théorie, entre l’action et les principes.

La morale et le conflit individu/société

La morale dominante oscille entre deux alternatives qui apparaissent comme opposées mais qui gravitent autour du conflit individu/société et qui non seulement, ne permettent pas de le résoudre mais en plus l’aggravent.

D’un côté, nous avons l’individualisme exacerbé selon lequel l’individu fait “ce que bon lui semble” aux dépens des autres. De l’autre, nous avons la soumission de l’individu aux “intérêts de la société” (formule derrière laquelle se cache la domination totalitaire de l’État), qui, fondamentalement, se présente sous deux formes : celle d’un collectif d’individus anonymes et impersonnels (la formule préférée des staliniens et des trotskistes) ou celle de l’impératif moral kantien qui mène au renoncement individuel et au sacrifice pour les autres (dans cette tendance se fond également le moralisme chrétien).

En réalité, ces deux pôles moraux ne sont pas opposés. Ils sont, au contraire, complémentaires puisqu’ils reflètent deux aspects de la dynamique du capitalisme. D’un côté, l’utilitarisme moral de Bentham est une vision idéalisée de la concurrence féroce qui est le moteur du capitalisme. Que chaque individu lutte pour son bien-être sans aucune considération pour les autres serait le “bonheur de tous”, c’est-à-dire le “bonheur” du bon fonctionnement du système capitaliste qui (au contraire du féodalisme) ne respecte pas les privilèges ni les positions acquises, sinon qu’il soumet le fonctionnement de la société à une concurrence extrême.

Un second composant du pôle utilitariste et amoral est la déformation de la théorie de Darwin, transformée en “darwinisme social”. Selon cette vision, la sélection naturelle serait le résultat d’une guerre féroce et impitoyable dans laquelle le triomphe des “meilleurs” et l’élimination des “faibles” permettraient “d’améliorer l’espèce humaine”. Nous ne pouvons pas développer ici la défense réelle de la conception matérialiste darwinienne de l’évolution (13), ce qui est évident, c’est que cette vision morale du « darwinisme social » constitue une idéalisation, revêtant des habits pseudo-scientifiques, pour cautionner l’existence même du capitalisme qui est effectivement la guerre de tous contre tous, réalité exacerbée par la décomposition du système.

Face à ce pôle moral effrontément barbare, Kant et d’autres théoriciens entrevirent le résultat du chaos et de la destruction que le capitalisme portait en lui. De là, ils préconisèrent un autre pôle moral en apparence opposé : le fameux impératif moral. Celui-ci constitue une espèce de “retenue dans l’égoïsme déchaîné” afin de ne pas détruire la cohésion sociale. Ce qui veut dire une reconnaissance et une acceptation “critique” de la barbarie de la concurrence tout en essayant d’y mettre des limites et des régulations afin d’éviter qu’elle ne soit excessivement destructrice. Le capitalisme conduit à la destruction du genre humain car il porte dans son ADN l’anéantissement du caractère social de l’humanité, durement acquis tout au long de nombreux siècles d’existence. L’impératif moral kantien, qui veut mettre un frein à cette tendance, n’est rien de plus qu’une version idéalisée du rôle “régulateur” et garant de la cohésion sociale minimale qu’assume l’État, rôle qui s’est accentué sous le capitalisme décadent par le chaos et l’autodestruction que ses contradictions déchaînent. Le moralisme kantien est l’autre face de l’utilitarisme. La tendance qui se développa au sein de la social-démocratie dès la fin du XIXe siècle sous le slogan du “retour à Kant” ne se contentait pas d’attaquer et démolir le matérialisme marxiste, il attaquait également la morale prolétarienne, laquelle n’a rien à voir avec l’impératif moral.

Le stalinisme et les groupes gauchistes ont transmis l’idée que le militantisme communiste serait le sacrifice aveugle du militant à l’impératif moral incarné par les intérêts supérieurs du “Parti” ou de la “Patrie du Socialisme”.

Le rejet de cette barbarie morale qui conduit à la soumission aveugle et l’autodestruction de militants a conduit dans de nombreux cas à l’autre extrême de la morale bourgeoise : le culte de l’individualisme à outrance, caractéristique de la petite-bourgeoisie et dont l’une des expressions les plus exacerbées est l’anarchisme.

La morale prolétarienne : un combat pour le dépassement du conflit moral individu/société

Le prolétariat porte en son sein le dépassement du conflit individu/société. Comme le dit le “Manifeste du Parti communiste”, sous le communisme, “à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous”. Sous le capitalisme, le travail associé à l’échelle mondiale des prolétaires contient en perspective ce dépassement : si le travail en commun permet d’aller plus loin que la somme des travaux individuels, l’apport de chacun est unique et indispensable pour l’aboutissement de ce travail en commun.

Les organisations révolutionnaires se sont vues constamment attaquées par ce conflit individu/société sous la forme de l’individualisme. Nous avons déjà, dans de nombreux textes, traité ce problème que nous évoquons rapidement ici. (14) Cet individualisme qui se prétend “libéré”, “rebelle” et “critique” est, en réalité, prisonnier de toutes les pulsions destructrices qui incubent sous le capitalisme (concurrence, égoïsme, manipulation, culpabilisation, rivalité et esprit de revanche) et exerce un lourd poids sur la vie de l’organisation révolutionnaire. Sa “révolte” ne va pas plus loin que la polarisation aveugle et stupide “contre toute autorité”, ce qui l’amène à être un facteur de désorganisation et de tensions entre camarades. Enfin, sa “critique” se base la méfiance et le rejet de toute pensée cohérente, la remplaçant par la spéculation, les préjugés et les interprétations les plus extravagantes.

Cet individualisme est aux antipodes de la solidarité qui n’est pas seulement une des colonnes vertébrales du prolétariat mais aussi le fonctionnement des organisations révolutionnaires. Nous ne pouvons détailler ici ce point que nous avons amplement traité dans notre texte d’orientation sur la confiance et la solidarité dans la lutte prolétarienne. (15)

C. Mir, 1er mars 2018

2. Voir les articles précédents de cette série (parties I, II et III)

3. Le Parti Social-démocrate allemand (SPD) donne un parfait exemple de cette conduite dans laquelle ce qui est proclamé n’a rien à voir avec ce qui se fait (en réalité il le dissimule). Il fut celui qui réprima les tentatives révolutionnaires du prolétariat en Allemagne en 1918-1923, causant 100 000 morts et il ordonna également l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht (1919). Ce fut, récemment, le gouvernement social-démocrate de Schröder qui lança le terrible programme 2010 qui fit chuter de manière brutale les conditions de vies des ouvriers favorisant par exemple les contrats poubelles de 400 euros mensuels.

4. Trotski lui-même adopta une posture ambiguë sur les manœuvres.

D’un côté, il reconnaissait que “pour les classes dominantes, possédantes, exploiteuses, instruites, leur expérience du monde est si grande, leur instinct de classe si exercé, leurs moyens d’espionnage si divers, qu’en tentant de les tromper, en feignant d’être ce que l’on n’est pas, on attire en réalité dans le piège non pas les ennemis, mais les amis”. Cependant, dans un même temps il proclamait “la valeur auxiliaire, subordonnée, des manœuvres, qui doivent être utilisées strictement comme des moyens, par rapport aux méthodes fondamentales de la lutte révolutionnaire” (L’Internationale Communiste après Lénine, page 209, édition espagnole Akal).

Cette théorisation de la manœuvre en général, sans éclaircir le fait qu’elle ne doive être utilisée uniquement que contre l’ennemi de classe mais jamais contre la classe ouvrière, ni au sein des organisations révolutionnaires, a servi aux organisations trotskistes pour justifier les manœuvres de tous types contre le prolétariat et contre les militants eux-mêmes.

5. Texte d’orientation sur l’Ethique et le Marxisme (sauf mention contraire, les citations proviennent de ce texte).

7. Machiavélisme, conscience et unité de la bourgeoisie, Revue Internationale no 31 – 4e trimestre 1982.

8. Marx, Le Capital, Livre premier, 3e section, chapitre X.

9. Voir La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste

Revue Internationale no 107 – 4e trimestre 2001

10. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y eut pas de différences dans la conception morale, certaines plus utilitaires, comme dans le cas de Lénine et d’autres beaucoup plus cohérentes comme dans le cas de Rosa Luxemburg. C’est une question qu’il faudra approfondir.

11. Nous pouvons donner deux exemples de ce fait. En 1839-42 se produisirent les mobilisations probablement les plus importantes[de l’histoire du prolétariat britannique et elles eurent pour motifs principaux l’indignation et l’horreur que suscitèrent dans les secteurs les plus aisés du prolétariat la terrible exploitation que subissaient leurs frères de classes, hommes, femmes et enfants, particulièrement dans les fabriques de textiles.

La seconde est la grève spontanée qui éclata en Hollande en 1942 contre les déportations de Juifs opérées par les nazis.

12. La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, Revue Internationale nº 107 (4e trimestre 2001).

13. Voir par exemple le texte d’Anton Pannekoek Darwinisme et Marxisme (parties 1 et 2 republiées dans la Revue Internationale n° 137 et 138).

14. Rapport sur la Structure et le fonctionnement des organisations révolutionnaires Revue Internationale n° 33 (janvier 1982).

15. Revue Internationale n° 111 (4e trimestre 2002).

Rubrique: 

Vie de la bourgeoisie