Soumis par Révolution Inte... le
Nous avons fréquemment analysé dans notre presse les armes actuellement utilisées par la bourgeoisie dans son offensive contre la classe ouvrière. Depuis plus de deux ans, nous avons mis en évidence le fait que :
"...après avoir eu pendant des années comme principal ennemi la gauche au pouvoir ou en marche vers le pouvoir, la classe ouvrière, dans la période qui vient, retrouvera de façon quasi générale le même ennemi dans l'opposition n'hésitant pas à radicaliser son langage pour pouvoir mieux saboter ses luttes". Résolution sur la situation internationale du 3ème Congrès du C.C.I -Revue Internationale n°18)
Aujourd'hui, l'élection du socialiste François Mitterrand à la tête de l'Etat français et la constitution du 1er gouvernement de gauche depuis des décennies semble contredire complètement cette analyse.
Faut-il en conclure que cette analyse était fausse ? Faut-il penser que c'en est fini pour la bourgeoisie de la carte de "la gauche dans l'opposition" contre la classe ouvrière ? Le cas de la France constitue-t -il une exception ? Et, dans ce cas, comment peut-on l'expliquer ?
L'analyse du CCI s'est basée sur le constat de faits objectifs. En effet, ces dernières années, un mouvement de passage de la gauche de sa position gouvernementale vers l'opposition s'était manifestée en de nombreux pays : Pays-Bas, Suède, Grande-Bretagne, Portugal, Israël, Vénézuéla, Italie (fin du "compromis historique"), USA (où les démocrates font figure de "gauche") alors que dans d'autres tels l'Espagne ou la France, la gauche qui était restée en dehors du gouvernement, abandonnait une politique de coopération avec celui-ci (pacte de la Moncloa) ou d'accession au pouvoir (Programme Commun de gouvernement en France liquidé en 77). Le nombre de pays où la gauche continuait de participer au gouvernement se restreignait finalement à ceux que la crise avait relativement épargnés (RFA, Autriche) ou pour lesquels c'était indispensable pour assurer une représentation équitable des diverses fractions régionales de la bourgeoisie (Belgique : cf. analyses publiées dans "Internationalisme").
Une analyse fausse?
Le CCI avait donc analysé ce phénomène non comme une succession de cas d'espèce mais bien comme une tendance générale qui s'expliquait à la fois par l'aggravation de la crise du capitalisme et par la reprise des luttes prolétariennes après une accalmie au milieu des années 70.
En effet, notre organisation a mis en évidence la différence existant entre la première période de développement de la crise mondiale, celle qui couvre en gros les années 70, et celle qui lui succède au moment d'entrer dans les années 80. Malgré la gravité de la crise (avec notamment la brutale chute de 74-75) les années 70 peuvent être considérées comme les années "d'illusion". Illusions pour la classe dominante qui s'imaginait que les difficultés de son économie étaient temporaires (c'était l'époque où le premier ministre Chirac annonçait "la fin du tunnel”). Illusions pour la classe ouvrière qui se laissait encore persuader par les campagnes idéologiques des partis de gauche que la crise résultait d'une "mauvaise gestion de l'économie" par les partis de droite et par les "grands monopoles avides de profits". Dans ce contexte, la politique de "gauche au pouvoir" ou " "en marche vers le pouvoir", mise en place par la bourgeoisie, répondait au besoin de faire accepter passivement l'austérité aux travailleurs en leur faisant croire "qu'après" les choses "iraient beaucoup mieux".
Mais tout a une fin ; y compris les illusions sur la nature de la crise. La persistance de celle-ci, l'échec de tous les "plans de relance" destinés à "en sortir", son aggravation irrémédiable sont progressivement venus à bout des croyances dans "les lendemains qui chantent". Comme toujours, la crise économique tend à mettre à nu les contradictions fondamentales de la société capitaliste. Son aggravation ouvre la porte "aux années de vérité", celles où il devient impossible aux gouvernements de masquer le caractère général et insoluble de la crise, celles où les discours sur "ça ira mieux demain" ne prennent plus. Pour la classe ouvrière, il n'apparait d'autre alternative que de reprendre le combat.
Et quant aux partis de gauche, ils servent bien plus efficacement les intérêts du capitalisme en tenant un langage radical qui leur permet de contrôler et de saboter les luttes, qui sont de toutes façons inévitables, qu'en conservant celui du passé sur le thème de "la lutte ne paie pas", il s'agit de "bien voter", qui risque d'être de moins en moins entendu par les travailleurs.
C'est dans ce contexte que la classe dominante se partage aujourd'hui le travail entre d'une part ses secteurs qui ont le moins d'emprise sur la classe ouvrière, en général les partis de "droite" et du "centre", auxquels revient la charge de "parler clair" (Barre en était l'exemple typique) depuis le gouvernement et, d'autre part, ses secteurs qui ont une influence sur les travailleurs, les partis de gauche et les syndicats, qui se doivent de conserver ou renforcer cette influence en faisant des discours "radicaux" depuis l'opposition.
Cette situation reste valable pour l'ensemble des pays d'Europe et on peut même voir le parti social-démocrate encore au pouvoir en Allemagne se reconvertir peu à peu en parti d'opposition.
Et l'élection de Mitterrand là-dedans ?
Eh bien, il faut la voir comme une anomalie, un événement qui a échappé à la volonté et au contrôle des secteurs politiques dominants de la bourgeoisie française, y compris le parti socialiste.
Le 18 Brumaire de Mitterrand-le-petit
Contre toute attente sérieuse, il s’est passé en effet quelque chose de très important le 10 mai ; mais pas ce qu'on veut nous faire avaler pourtant : de "victoire des travailleurs", il n'y en a eu que dans les discours des démagogues de gauche et d'extrême- gauche. Il s'est passé quelque chose MAIS dans les sphères de la bourgeoisie : une sorte de coup d'Etat d'opérette involontaire.
Certes, contrairement à 1851 ou 1958, tout s'est passé dans la légalité. Le juriste Mitterrand a respecté scrupuleusement la loi.
Mais il n'empêche que son accession à la tête de l'Etat fait violence à la bourgeoisie (celle de Washington, de Moscou et de la Bourse de Paris) comme elle fait violence d'ailleurs à lui-même (ses déclarations au moment de son élection sont significatives : "Quelle histoire!" "c'est maintenant que les ennuis commencent"). Ici, ce qui a surpris la bourgeoisie et l'a mise dans l’embarras ce ne sont pas les baïonnettes mais un instrument dont elle tire habituellement efficacité et tranquillité : l'institution électorale. Est-ce à dire que celle-ci pourrait redevenir un terrain de combat pour la classe ouvrière ? Nullement ! La classe ouvrière n'a rien à gagner sur ce terrain qui reste exclusivement celui de la bourgeoisie, n'en déplaise aux rabatteurs gauchistes.
Est-ce à dire que, désormais, et en tous lieux, les élections ne servent plus les intérêts de la bourgeoisie ? Qu'il en sort des résultats contraires à ses intérêts ? Ce n'est pas le cas non plus. En général, les résultats électoraux sont conformes aux nécessités du moment du capitalisme. Non pas qu'on bourre les urnes : là où cela arrive, les élections perdent leur crédibilité et donc leur efficacité comme instrument de mystification des masses. En réalité, ce que l'on bourre, c'est les crânes : à travers toutes sortes de manœuvres préalables, et à grand renfort de mass-médias, les divers partis bourgeois s'arrangent en général pour que les électeurs votent "comme' il faut". C'est ainsi qu'en 1977, l’union de la gauche fut rompue fort à propos pour lui faire perdre les élections législatives de 1978. De même, pour empêcher une réélection du démocrate Carter, dont elle n'avait plus besoin, la bourgeoisie américaine a suscité la candidature Anderson destinée à lui retirer des voix. Plus récemment, face à une menace de raz-de-marée du parti travailliste aux prochaines élections en Grande-Bretagne, la bourgeoisie de ce pays s'est arrangée pour que se crée une scission dans ce parti et qu'apparaisse sur la scène politique un parti concurrent, capable de lui faire perdre les élections, le Parti Social-Démocrate.
Pour les présidentielles françaises, le PS avait tout fait pour que son candidat soit battu : il avait choisi Mitterrand alors que Rocard paraissait à l'époque le mieux placé pour battre Giscard ; sitôt désigné, le candidat Mitterrand était parti en voyage en Afrique et en Chine, comme si l'élection présidentielle ne l’intéressait pas...
De son côté, le PCF, jusqu'au 1er tour, avait également fait tout son possible pour que Giscard rempile.
La gauche dans son ensemble, avait donc, comme en 1978, "joué le jeu", celui qui devait lui permettre de rester dans l'opposition. En l'occurrence, c'est la droite qui n'a pas joué le sien. .
En effet, une utilisation efficace du dispositif électoral suppose qu'il existe une lucidité et un consensus suffisants au sein de la classe dominante, que les divers partis soient capables de se hisser au-dessus de leurs querelles particulières, de faire prévaloir, par-delà leurs intérêts de boutique, les intérêts d'ensemble du capital national.
C'est cette lucidité et ce consensus qui ont fait défaut à la droite qui, confiante dans une réélection facile de Giscard, telle que l'annonçaient les sondages il y a six mois, a donné libre cours à ses règlements de compte internes entre le clan giscardien et le clan chiraquien. A priori, la bourgeoisie n'était pas hostile à un rééquilibrage des forces au sein de l'ancienne majorité : bien de ses secteurs se réjouissaient de "l'effet Chirac" qui aurait permis à celle-ci de donner une plus grande pugnacité, un ton plus combatif (à l'exemple de celui de Reagan) à son offensive anti-ouvrière. Mais, "l'effet Chirac" est allé au-delà des espérances : le mécontentement des couches petites-bourgeoises capitalisé et amplifié par le chef du RPR a finalement privé au second tour Giscard d'une partie de son électorat habituel, ce qui a suffi pour lui faire perdre son poste.
Ce ne sont donc pas Mitterrand et la gauche qui ont gagné l'élection, mais bien Giscard et la droite qui l'ont perdue.
La crise politique de la bourgeoisie
Ce faux-pas de la bourgeoisie française ne veut pas dire que désormais cette classe sera incapable au niveau international de se donner les moyens politiques les plus appropriés pour affronter la classe ouvrière. Ce faux-pas doit être mis au compte d'un certain nombre de faiblesses spécifiques à la bourgeoisie française qui concernent non pas tellement son économie (laquelle a résisté mieux que bien d'autres à la crise du capitalisme) mais sa sphère politique. Cette faiblesse politique s'est illustrée par sa longue paralysie face au problème de la décolonisation (elle n'a été dépassée dans ce domaine que par la bourgeoisie portugaise), de même que par le coup d'Etat du 13 mai 58 et l'appel à un "homme providentiel” De Gaulle. Elle s'est illustrée également par la mise en place d'institutions qui étaient à la mesure de cet "homme providentiel" et ont garanti une bonne stabilité politique pendant toute une période, mais qui ne convenaient plus à ses successeurs (les chaussures de De Gaulle, notamment le mandat présidentiel de 7 ans, étaient trop grandes pour un Giscard) de même qu'elles étaient trop rigides face à un surgissement de la lutte de classe (comme cela s'était déjà révélé en mai 68).
Une autre faiblesse enfin, consiste dans la place trop réduite occupée par le PS dans la vie politique depuis 58, ce qui n'a pas permis de réelle alternance (notamment lorsqu'elle aurait été "positive" au milieu des années 70) et a conduit à une certaine usure des partis de droite au pouvoir depuis 23 années.
Si elle résulte donc d'une faiblesse politique de la bourgeoisie française, l'élection "malencontreuse" de Mitterrand va encore renforcer cette faiblesse. D'une part, Mitterrand aura les plus grandes difficultés à trouver une majorité au Parlement, et cela même si la "gauche" l'emporte car le PC est appelé, à terme, à poursuivre son rôle d'opposition capable de contrôler la classe ouvrière. D’autre part, contraint par la crise économique à mener une politique d'austérité, de chômage et de répression, en complète contradiction avec les promesses électorales de Mitterrand, le PS, une fois éteints les lampions de la fête, va perdre en peu de temps une crédibilité qu'il avait conquise péniblement et patiemment auprès des travailleurs. Face à l'intensification de l'exploitation de la classe ouvrière qui se prépare, le PC et le PS et leurs syndicats respectifs, n'auraient pas été de trop pour se partager le travail pour encadrer les travailleurs et dévoyer leurs luttes.
On peut faire confiance au PCF pour faire un maximum de zèle dans cette sale besogne, mais c'est une faiblesse pour la bourgeoisie nationale que de confier une responsabilité aussi importante à un parti qui n’est pas "sûr" en politique internationale. En fin de compte, le bilan de l'élection de Mitterrand se présente pour la bourgeoisie par un petit plus (les illusions présentes : "on a gagné!") et un grand moins : le sacrifice prématuré d'une carte importante dans l'encadrement du prolétariat. Cependant, cet affaiblissement de la bourgeoisie n'en sera vraiment un que si la classe ouvrière engage le combat. Il revient donc aux révolutionnaires non seulement de dénoncer toutes les illusions sur la prétendue "victoire des travailleurs" que représenterait l'élection du bourgeois de gauche Mitterrand, mais également d'affirmer clairement que tous les avatars, toutes les crises politiques que peut subir la classe dominante n'apportent rien au prolétariat.
Les prolétaires ne peuvent compter que sur leurs propres forces, que sur leurs propres luttes.
F.M.