Soumis par Révolution Inte... le
Le 15 février dernier, Emmanuel Macron organisait une conférence avec le “G5 Sahel” (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad) afin de faire le point sur la situation dans cette région d’Afrique touchée par une déstabilisation toujours plus grave. Le président français y déclarait : “Des évolutions sans doute significatives seront apportées à notre dispositif militaire au Sahel en temps voulu, mais elles n’interviendront pas dans l’immédiat. Un retrait français, retirer massivement les hommes, qui est un schéma que j’ai étudié, serait une erreur”. Cela signifie que la mission militaire Barkhane mise en place depuis 2014 restera sur place et que la France se pose de plus en plus la question de savoir comment sortir de ce qui est clairement un bourbier militaire (55 soldats français ont déjà été tués ces dernières années.)
Il y a un an, la pression des insurgés locaux faisait peser un risque de déstabilisation de tout l’édifice politique et économique du Sahel, entraînant un sommet improvisé à Pau entre chefs d’État du G5 pour sauver la situation ; la France annonçait à cette occasion l’envoi de 500 soldats supplémentaires ; le sommet du 15 février dernier tirait en fait le bilan de cette action depuis un an, et si ce bilan peut superficiellement paraître “positif” du point de vue de la bourgeoisie française, nombre d’acteurs tirent la sonnette d’alarme.
La France dans le bourbier malien
Les militaires français sont, par exemple, tout sauf optimistes sur la suite des opérations, d’autant que la véritable menace n’est pas uniquement celle des groupes armés affrontés au Sahel : “Dès 2018, le chef d’état-major des armées avait bien pris les devants à l’Assemblée nationale : “Je ne pense pas qu’il soit possible de régler le problème au Mali en moins de dix à quinze ans, si tant est que nous le puissions. Mais, aujourd’hui, d’autres contingences sont venues complexifier cette projection. À commencer par des inquiétudes diplomatiques et stratégiques, en raison, notamment, des manœuvres de la Russie et de la Turquie en Méditerranée orientale””. (1) Autrement dit, le vrai problème, ce sont les rivaux impérialistes de la France, principalement la Chine, la Russie et la Turquie.
Tout le problème de la gestion de “l’après-Barkhane” se trouve là ! Et si le gouvernement français se pose bien une question, c’est : comment se retirer du Mali sans laisser la place à d’autres ? En réalité, la réponse ne peut pas être militaire, comme le reconnaît par exemple le porte-parole officieux du Quai d’Orsay, le journal Le Monde : “L’absence de résultats décisifs obtenus par l’opération Barkhane, ainsi que les pertes humaines et son coût financier, sont soulignés de toutes parts. La négation de la dimension politique de la lutte insurrectionnelle menée par les groupes djihadistes qu’elle affronte (réduits à leur seul mode de combat à travers l’utilisation du vocable de terroriste, y compris lorsque leurs principales cibles sont des unités combattantes) a compromis la formulation d’objectifs politiques au service desquels mobiliser l’instrument militaire français”. Comme l’ex-otage Sophie Pétronin l’avait souligné lors de sa libération, au grand scandale du chef d’état-major de l’armée française, (2) la plupart des groupes que l’armée française combat au Mali sont autochtones et produit de rivalités locales entre tribus, entre pasteurs et agriculteurs, entre groupes ethniques, pour le contrôle des terres arables, des points d’eau, des zones d’influence.
Une situation locale fort préoccupante pour l’impérialisme français
Le problème qu’affronte l’impérialisme français est donc bien plus la fragmentation des sociétés locales, l’impuissance politique des États locaux et l’incapacité à apporter des solutions économiques et politiques, que la simple présence de quelques groupes armés dispersés sur un espace grand comme cinq fois la France. L’état des alliés de la France dans la région est significatif : le Burkina ne contrôle plus le nord de son territoire, devenu un repaire de “djihadistes” contre lequel l’armée française lance régulièrement des opérations ; le Tchad voit une des parties les plus importantes du pays, le lac Tchad, lui échapper, sous la coupe du groupe Boko Haram, et si Idriss Déby entend bien faire un sixième mandat de président, c’est en enfermant préventivement ses opposants qu’il organise les élections ! Les troupes tchadiennes ont la réputation d’être les meilleures de la région, et le principal pilier sur lequel l’armée française s’appuie, mais cette armée a dernièrement subi ses plus lourdes pertes (une centaine de morts) lors de l’attaque d’une de ses bases. (3) Le Niger, un des pays les plus importants de la région pour la France, à cause de ses mines d’uranium exploitées par Orano (ex-Areva), est à son tour touché dans la “zone des trois frontières”, où Barkhane a concentré son action militaire récente. Au Mali, enfin, épicentre du conflit, l’État en pleine déréliction ne tient que grâce au soutien français, ne contrôle pas de grandes parties de son territoire et a été le théâtre récent d’un coup d’État militaire qui a éliminé le président démocratiquement élu Ibrahim Boubacar Keita pour cause d’incurie face aux groupes armés. La seule institution qui tient encore dans le pays reste l’armée malienne, et cela ne fait pas un programme politique…
Le recul de l’influence française
Si la France dépense 900 millions d’euros pour entretenir Barkhane, alors que l’aide au développement qu’elle fournit en même temps n’atteint que le dixième de cette somme, c’est d’abord pour tenir une position impérialiste en péril face à des rivaux nettement plus dangereux que les Peuls ou les Touaregs ; de fait, la lutte contre les “terroristes” au Sahel est un écran de fumée et un alibi permettant de dissimuler l’enjeu fondamental de l’affaire : le recul de l’influence française dans la région face à la Chine, la Russie et même la Turquie. Les alliés de la France dans la région sont affaiblis, minés par la corruption, par la faiblesse des États locaux, par les luttes intestines dont les groupes armés locaux ne sont que la traduction la plus visible. La solution au problème n’est donc pas militaire, mais politique. Et politiquement autant que militairement, les alliés de la France montrent leur dramatique faiblesse ; l’armée française porte l’effort militaire à bout de bras, les gouvernements locaux sont incapables de répondre aux nécessités de la situation (le coup d’État récent au Mali le montre suffisamment) et tout le monde commence à parler ouvertement de “discuter” avec des groupes armés infréquentables.
Malgré la présence militaire française, l’extension des troubles et une véritable guerre civile semble se profiler dans toute la région : “La présence des groupes djihadistes, leur enracinement dans les communautés villageoises, où ils imposent leur “protection” et leur loi dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs, se confirment dans un contexte où les États n’assurent ni la sécurité ni la justice. Il ne se passe pratiquement pas un jour sans une attaque armée, l’explosion d’une mine artisanale ou des exactions contre les civils. La région compte déjà plus de deux millions de personnes déplacées. L’armée française ne se risque même pas au centre du Mali, là où le chaos est à son comble. Paris redoute en outre l’extension de la nébuleuse terroriste vers les pays du golfe de Guinée, faisant courir le risque de l’entraînement dans un conflit régional”. De fait, comme des observateurs bourgeois le soulignent, la situation de la France dans la région ressemble furieusement à celle des Américains en Afghanistan ou en Irak, où elle est amenée, comme les États-Unis, à discuter d’une sortie de crise avec ceux-là même qu’elle combat depuis si longtemps… Dans le cadre d’une situation où la décomposition du système capitaliste détruit peu à peu le tissu social, fragmente la société toute entière, détruit toute vision globale au profit du chacun-pour-soi, met les États totalement à nu en montrant leur impuissance à contrôler leurs territoires, la volonté de la France de préserver ses intérêts en confortant des soutiens locaux en faillite et jouant de plus en plus leur propre carte dans la situation est fondamentalement une impasse.
Emmanuel Macron, au-delà des rodomontades sur la présence militaire française et sur le “sursaut civil” qu’il appelle de ses vœux dans la région, cherche bien entendu à se désengager militairement du Sahel, en essayant d’impliquer les autres pays de l’Union européenne dans la lutte militaire, et en soutenant les États locaux, notamment en formant et équipant leurs armées.
“Sur les modalités de cet éventuel retrait, le chef d’état-major des armées se montre d’ailleurs prudent : “je ne sais pas à quel rythme, ni sous quels procédés [se fera cette évolution], mais ce sera durable. Il faut le faire intelligemment pour ne pas, notamment, que les Russes ou les Chinois viennent occuper le vide qu’on aura laissé”, prévient-il. Une décision qui dépend en partie des signaux que pourrait envoyer, à partir de janvier 2021, le nouveau président américain Joe Biden vis-à-vis des engagements militaires de son pays en Afrique”. (4) Comme on le voit, la France est dans une position de plus en plus intenable, et, comme les États-Unis en Irak et en Afghanistan, ne cherche sur le fond qu’à se retirer du bourbier sahélien. Avec les mêmes difficultés que les Américains : aucune victoire militaire ne peut garantir la stabilité politique de régimes locaux faibles, pauvres, corrompus et incompétents. Et la véritable menace est parfaitement identifiée : encore une fois, ce sont les rivaux impérialistes qui déjà frappent à la porte.
Si la France compte sur l’engagement américain dans la région pour pallier en partie son retrait, elle compte surtout sur un soutien européen. Et ce soutien se fait attendre, car les autres pays européens, non seulement n’ont pas grand intérêt dans la région, mais n’ont aucune envie de se mouiller pour défendre les intérêts de la France, surtout dans l’inextricable situation où a mené l’intervention militaire française, confortant une fois de plus la dynamique politique générale du “chacun pour soi”. La création d’une task force européenne Takuba, claironnée triomphalement au sommet de Pau début 2020 a toutes les peines à se déployer au Mali dans la zone des trois frontières : jusqu’ici, elle se limite à de maigres “renforts” de militaires tchèques, estoniens et suédois. L’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne ont catégoriquement refusé d’y participer. L’argument principal du gouvernement français, c’est-à-dire la menace terroriste que feraient peser les groupes djihadistes sahéliens sur l’Europe, s’avère pour l’instant totalement creux : aucun attentat en Europe ne peut être imputé à la nébuleuse djihadiste sahélienne.
Bien sûr, la France ne va pas retirer ses troupes brutalement, mais la question montre que le problème est clairement sur la table. Le problème est de savoir comment réaliser ce retrait.
La décomposition de toute la société bourgeoise prend un tour particulièrement aigu dans des pays africains dont les États en faillite ont montré depuis longtemps qu’ils n’avaient qu’une très faible capacité à contrôler leurs territoires ; l’intervention militaire française, au lieu de stabiliser la situation, ne pouvait que prolonger et accentuer le chaos local, l’étendre à une région toujours plus vaste, exacerber toujours plus les oppositions entre groupes locaux et rivaux impérialistes. La France se heurte ici à des rivaux nombreux et avides, et sa perte d’influence dans cette région, centrale pour elle, confirme que les grandes puissances ne peuvent que générer toujours plus de chaos et de guerres partout où elles interviennent.
HD, 2 mars 2021
1) “On a fait le tour du cadran : la France cherche une stratégie de sortie pour l’opération “Barkhane” au Sahel”, Le Monde (17 décembre 2020).
2) “Le général Lecointre fait part de “l’indignation” suscitée par les propos de Sophie Pétronin”, Le Monde (15 octobre 2020).
3) “Au Sahel, cinq États en première ligne face au défi du jihad”, Libération (15 février 2021).