Le sport dans le capitalisme décadent (de 1914 à nos jours) (Histoire du sport dans le capitalisme II)

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(Stade Melbourne Criketground : 100 000 places)

 

Dans le premier article, nous avons vu que le sport était un pur produit du capitalisme et qu'il avait été un véritable enjeu de la lutte de classe. Nous verrons, dans celui-ci, que dans la période de décadence de ce système il est un instrument de l'État destiné à asservir et à réprimer les exploités.

Au moment de la Première Guerre mondiale, le sport possède déjà une dimension planétaire. Il deviendra, en quelques décennies, un véritable phénomène de masse.

Le capitalisme d'État génère le sport de masse

A partir de 1914, l’Éat prend en charge de façon totalitaire l’organisation des grandes manifestations sportives dans chaque nation, tout comme il organise la mobilisation sous les drapeaux au moment des conflits mondiaux : « Le sport mondial comme totalité est devenu une vaste organisation et une structure administrative, une affaire nationale prise en charge par les États, en fonction de leurs intérêts diplomatiques »1. Les États construisent et financent alors des infrastructures pharaoniques : les complexes sportifs, stades de 80 à 100 000 places dont les plus grands ont pu atteindre 200 000 (Maracana au Brésil), gymnases, pistes, circuits (comme le Indianapolis Motor Speedway aux États-Unis avec ses 400 000 places) etc. De véritables parcs géants, des cathédrales d'acier et de béton se dressent, remplies de supporters ou « fidèles », comme au moment des Jeux Olympiques, des coupes du monde de football, des Grands Prix automobiles, etc., avec à chaque fois l'organisation et la logistique militaire d'une véritable armée pour produire du spectacle. Les moyens de transport et de communication sous la coupe des États permettent de drainer les foules vers ces nouveaux temples modernes. Une presse sportive spécialisée s'est développée industriellement au XXe siècle pour couvrir le moindre événement. La radio, puis la télévision, deviennent les outils privilégiés de la propagande d’État qui cherche à populariser la pratique sportive, à promouvoir davantage les spectacles-marchandises et les jeux d'argent. Un des symptômes de cette réalité est également la bureaucratisation d'institutions sportives tentaculaires : « au point qu'aujourd'hui, on ne peut absolument pas parler de sport là où manque l’organisation sportive (fédérations, clubs, etc.) »2. Ce changement d'échelle vers le sport de masse, depuis les années 1920, s'opère donc dans un contexte où l’État capitaliste « est devenu cette machine monstrueuse, froide et impersonnelle, qui a fini par dévorer la substance même de la société civile »3. Tous les grands événements sportifs sont de véritables foires commerciales d'États avec, à chaque fois, une couverture médiatique hypertrophiée. C'est ce qui explique que les effectifs des sportifs et des spectateurs explosent, notamment depuis ces trente dernières années. En France, par exemple, on ne compte qu'un million de licenciés sportifs seulement en 1914. Quarante ans plus tard, ce chiffre a doublé. Il atteindra plus de 14 millions en 2000, soit sept fois plus que dans les années 1950 !4 Aujourd'hui, des manifestations comme les Jeux Olympiques peuvent mobiliser et hypnotiser plus de 4 milliards de téléspectateurs dans le monde !

Un véritable « opium du peuple »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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(Stade Melbourne Criketground : 100 000 places)

 

Les États capitalistes sont les grands prêtres de cette nouvelle religion universelle, le sport ; un véritable « opium du peuple », une drogue inoculée depuis plusieurs décennies à hautes doses. Dans l'Antiquité, le pouvoir s'affermissait par la religion, « le pain et les jeux ». Dans l'ère du capitalisme décadent et du chômage de masse, le sport-marchandise est lui-même une véritable religion destinée à consoler, distraire et contrôler les familles ouvrières paupérisées. Plus de jeux et moins de pain, voilà la réalité capitaliste contemporaine ! Pour les populations et les masses ouvrières qui ont encore la chance d'avoir un travail, soumises aux rythmes du bureau ou de l'usine, à l'enfer de l'exploitation et à la dépersonnalisation des grands centres urbains, le spectacle sportif ou la pratique du sport deviennent, grâce à la propagande et au marketing, des « loisirs indispensables ». Le sport constitue un des moyens privilégiés pour s’abandonner soi-même aux « forces invisibles du capital ». Ainsi, les activités sportives, assimilées au « temps libre », ne se limitent finalement qu'à l'étroitesse d'un simple moyen de subsistance et de conservation physiologique : « en dégradant au rang de moyen la libre activité créatrice de l'homme, le travail aliéné fait de sa vie générique un instrument de son existence physique ».5 Vécue comme une sorte de « décompression nécessaire » pour des salariés, la pratique sportive n'est en réalité qu'un moyen de reconstituer la force de travail, comme dormir, boire et manger ! Le sport permet d’ailleurs de mieux résister physiquement aux cadences infernales. Il permet donc de faire face à la brutalité des conditions d’exploitation, d'« oublier » l'espace d'un instant les tourments de la société capitaliste. Le véritable paradoxe est que le sport lui-même s’apparente à un travail pénible, chronométré, à des souffrances volontaires enchaînant davantage aux rythmes industriels et à la performance. Il devient pour un nombre croissant d'adeptes une véritable addiction. Des salariés vont même jusqu’à s'inscrire pendant leurs vacances à des activités sportives collectives dont le contenu est proche des stages commandos. Encore une fois, le sport exprime une des réalités de l’aliénation en devenant, par sa massivité, presque indispensable, générant au final une plus grande soumission au capital. Il est reconnu que le sport permet d'accroître la productivité et encourage l'esprit de concurrence ! Dans un quotidien où le travail hérité du taylorisme tend à sédentariser les salariés et à les détruire par des gestes répétitifs et la « malbouffe », une véritable entreprise de culpabilisation accompagne en plus des discours moraux sur la « santé » et la nécessaire « lutte contre l'obésité » par le sport. Il faut être « compétitif », « dynamique » et « performant ». Ces discours sont parfaitement au diapason des nécessités de compétitivité des entreprises qui favorisent et sponsorisent les clubs sportifs tout en cherchant à vendre en même temps leur camelote « amincissante », destinée au « bien être » ou toutes autres marchandises valorisées par l'image du sport. Durant l'été 2012, par exemple, au moment des Jeux Olympiques de Londres, la capitale britannique s'est métamorphosée en une méga-foire commerciale, un véritable hypermarché pour nous inonder de produits commerciaux de toutes sortes. Partout, dans les stades et autres complexes sportifs, les moindres recoins sont placardés d'affiches et d'écrans publicitaires. Les sportifs sont des hommes-sandwichs sponsorisés, avec des tenues bardées de slogans publicitaires pour des grandes marques qu'ils s'efforcent d'exhiber au mieux devant les photographes et les caméras. Cette exhibition mercantile fait d'ailleurs partie intégrante de la stratégie de préparation, au même titre que les exercices physiques à l'entraînement. Le sport est une marchandise au service d'une économie de casino, avec des droits TV, des produits dérivés, des managers, des clubs côtés en bourse, etc. L'inflation du nombre de compétitions correspond à une arène où ce sont des États et des groupes commerciaux qui s’affrontent eux-mêmes directement sur un marché saturé. Les sportifs ne sont plus des hommes, ce sont des marchandises performantes, qui s'échangent entre clubs d'une fédération à l'autre, parfois pour des sommes astronomiques, sans avoir trop leur mot à dire. Cette commercialisation de sportifs dépersonnalisés, ou transformés en stars déifiées, renforçant même les tendances au culte de la personnalité, n'est qu'une des expressions multiples du fétichisme de la marchandise. Devenu un dieu ou une simple chose, un objet à échanger et à exploiter comme capital, le sportif professionnel est soumis de façon drastique à la loi du marché et à la rentabilité, avec obligation de résultats. Il est poussé en permanence à l'exploit extrême, pressuré et contraints au dopage et à l’autodestruction planifiée (nous aborderons ces questions dans le prochain article).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces sportifs-machines robotisés, dans un contexte où l'État planifie la dépolitisation et la soumission, alimentent des spectacles grandioses aux contenus extrêmes, pour une sorte de glorification, d'apologie de l'ordre établi et du pouvoir en place. A toutes les grandes manifestations sportives, les hommes d'Etat, sont aux premières loges pour récolter des fruits politiques de cet abrutissement programmé à grande échelle. Des grands spectacles hitlériens aux exhibitions staliniennes d'hier, en passant par les méga-shows des démocraties d’aujourd’hui, ces messes sportives fabriquent du rêve, favorisent l’idolâtrie, en faisant la promotion par le muscle de l'effort et du sacrifice. Elles servent surtout à embrumer les esprits, comme la religion, en les détournant de toute réflexion sur les conditions d'exploitation du capitalisme. Elles cherchent bien souvent à occulter la véritable actualité, ce qui touche à la critique et à la lutte de classe, voire à embrigader dans la guerre, comme ce fut le cas dans les années 1930.

Le sport est clairement un dérivatif à toute forme de « subversion », destiné prioritairement à la jeunesse, notamment dans les écoles, pour un lavage et un formatage des cerveaux. Si ceci fut caricatural dans les régimes nazi et stalinien, cela reste plus subtilement présent dans les démocraties. Après Mai 68 en France, « l'éphémère ministre des sports M. Nungesser, expliquait (…) qu'il fallait rendre le sport obligatoire à l'école » pour maintenir la paix sociale. Dans le même sens, M Cornec, président de la Fédération des parents d'élèves, déclarait en 1969 : « il y a juste un an, la France a été bouleversée par la révolte de la jeunesse. Tous ceux qui cherchent des solutions à ce problème complexe doivent savoir qu'aucun équilibre ne pourra être trouvé sans la solution préalable du sport scolaire ».6 Dans la même veine, les journaux expliquaient à longueurs de lignes qu'il valait mieux « faire du sport » que « d'affronter physiquement la police et les CRS » ! Dompter, mettre au pas par le sport, par ses symboles et son univers de superstitions, tout cela entre très bien dans l'optique de l'idéologie démocratique bourgeoise officielle pour un véritable contrôle social, avec des éducateurs qui doivent promouvoir le mythe du « self-made-man », celui du sportif qui peut « s'en sortir » individuellement par ses propres qualités grâce à une discipline militaire. Cette perspective égalitariste, où « chacun a sa chance » à condition de travail et d'ascèse, ne peut qu'endormir les sens de ceux qui cherchent une critique radicale de la société, de ceux qui cherchent à développer un esprit politique pour lutter contre l'ordre établi !

Le sport au service de la répression

En contribuant à endormir les esprits de la sorte, le sport prépare en même temps à la répression plus directe. Les rencontres sportives sont devenues des prétextes au déploiement de forces de police toujours plus imposantes, au nom de la défense de « l'ordre public » et de la « sécurité ». Dans un contexte où les populations urbaines sont déjà soumises à un véritable quadrillage policier, à une surveillance totale avec présence de militaires qui patrouillent désormais régulièrement dans les lieux publics, comme les gares, ce renforcement des effectifs aux abords des stades paraît « normal ». Par la présence régulière des CRS et des cars de police, l'État habitue graduellement les esprits à accepter la présence massive des forces de répression dont il a le monopole. Il faut se souvenir que dans les années 1970, les États démocratiques en Europe de l'Ouest n'avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser les « régimes fascistes » et les « dictatures d'Amérique latine », du fait justement de la présence visible des forces de l'ordre et des militaires dans les lieux publics, près des stades notamment, comme c'était le cas en Argentine, au Brésil ou au Chili à l'époque. En 1972, aux Jeux Olympiques d'Hiver de Sapporo au Japon, la présence des 4000 soldats nippons quadrillant le site ne passait déjà pas inaperçue. Aujourd'hui, ces mêmes pratiques sont non seulement surpassées depuis longtemps dans les pays démocratiques donneurs de leçons, mais renforcées toujours par des mesures encore plus draconiennes. Il n'est plus possible de se rendre actuellement dans un stade sans traverser un véritable cordon sanitaire de flics, sans être palpé et fouillé au corps, puis « accompagné » par des « stadiers » !

Les derniers Jeux Olympiques de Londres de l'été 2012 en donnent d'ailleurs une illustration, l'image d'une véritable situation de guerre. On a compté 12 000 policiers en service et 13 500 militaires disponibles, c'est- à-dire plus que les troupes anglaises déployées en Afghanistan (9500 soldats) ! Plus que les 20 000 soldats de la Wehrmacht à Munich en 1936 ! A cela, on doit ajouter encore 13 300 agents de sécurité privés ! Un dispositif ultra-rapide de missile sol-air avait carrément été installé sur un immeuble, dans une zone densément peuplée, près du principal site olympique pour parachever un bouclier antiaérien. Dans les rues, des voies spéciales avaient été aménagées pour les véhicules officiels et interdits aux gens « ordinaires » (135 livres sterling -170 euros- d’amende au cas où ils s'y glisseraient). Enfin, les contrôles de sécurité étaient dignes de la paranoïa ordinaire de tous les Etats : fouilles systématiques en entrant sur tous les sites, interdiction d'apporter de l'eau de l'autre côté des zones contrôlées, interdiction de « tweeter », de partager ou de poster des photos de l'événement de quelque manière que ce soit !7

Si on prend du recul, l’histoire nous montre que les complexes sportifs sont de véritables points névralgiques permettant de parquer une partie de la population à des fins plus répressives encore et même meurtrières. Un des épisodes les plus célèbres est naturellement la « Rafle du Vel’ d'Hiv’ » en France, organisée par la police et les milices françaises durant l'été 1942. Ce célèbre stade vélodrome a servi alors de camp retranché où les Juifs étaient acheminés et parqués avant leur déportation vers le camp d'extermination d’Auschwitz pour connaître les sommets de l'horreur. Après la Deuxième Guerre mondiale, les exemples d'enceintes sportives au service de la mort et de la répression étatique restent nombreux. En France, après le Vel’ d'Hiv’, d'autres installations sportives sont utilisées lors du massacre d'opposants algériens en octobre 1961. Environs 7000 d'entre eux étaient menés de force vers le Palais des Sports de Versailles et le stade Pierre de Coubertin à Paris, pour y être tabassés, bon nombre finissant en cadavres jetés dans la Seine ! En juin 1966, en Afrique, les opposants au régime Mobutu étaient exécutés devant la foule au « stade des Martyrs » de Kinshasa. En Amérique latine, les stades ne servaient pas uniquement d'exutoires aux populations affamées. Le Stadio nacional chilien servait aussi de lieu « d'interrogatoires » et de « centre de tri » pour les camps de concentration après le coup d'État du général Pinochet (septembre 1973). En Argentine, au moment de la coupe du monde 1978 et de la junte militaire au pouvoir, les clameurs amplifiées par les sonos des tribunes permettaient de couvrir les hurlements des nombreux torturés. Aujourd'hui encore, bon nombre de stades intègrent l'histoire macabre. En 1994, le stade Amahoro de Kigali était un des théâtres du génocide rwandais, dont la France fut largement complice. C'est ce qu'illustre le témoignage du commandant R. Dallaire : « Lorsque la guerre a commencé, le stade s’est rempli et à un moment donné, il y avait là jusqu’à 12 000 personnes, 12 000 personnes qui essayaient d’y vivre. Tout ce qu’on voit, ce sont des gens et des vêtements, et la situation semble échapper à tout contrôle. C’est devenu… comme un camp de concentration... On était là pour les protéger, mais pendant ce temps, ils étaient en train de mourir dans ce grand stade du Rwanda ».8

Plus récemment encore, le stade de football de Kaboul a connu de nombreuses horreurs : des pendaisons sur la barre transversale des buts, des mutilations pour cause de vols, des lapidations de femmes adultères sur le terrain, etc.9. En Afrique du Sud, le nouveau stade du Cap, qui avait été inauguré pour la coupe du monde de football 2010, possède carrément des cellules pour emprisonner les « supporters agités » !

Même si la pratique sportive n'est pas toujours directement impliquée, il existe bel et bien un lien étroit entre le contrôle des esprits par le sport, les infrastructures sportives et la barbarie du capitalisme décadent. L'exacerbation des contradictions entre les classes fait que les stades sont de plus en plus souvent des lieux de confrontations et de tensions, au cours même des épreuves sportives. On a vu ainsi de véritables tueries, des révoltes éclater dans des stades de football. En Argentine, des portraits des disparus ont certes pu être brandis avec calme dans les tribunes lors de rencontres. Mais assez souvent, des tensions ouvertes se sont exprimées un peu partout avec violence, particulièrement à la sortie des stades. Nombreuses sont les situations où les pires idéologies, de la xénophobie la plus primaire au nationalisme débridé, ont conduit à de véritables actes de barbarie.

Dans le prochain et dernier article de cette série, nous reviendrons sur ces aspects pour en prolonger l'analyse.

WH (8 novembre 2012)

 

1 J-M Brohm, Sociologie politique du sport, 1976, réédition : Nancy, P.U.N., 1992.

2 Idem.

3 Plateforme du CCI

4 C. Sobry, Socio-économie du sport, coll. De Boek.

5 K. Marx, Manuscrits de 1844, Ed. La Pléiade, T. II.

6 Cité par J-M Brohm, Sociologie politique du sport, 1976, réédition : Nancy, P.U.N., 1992

7 Voir notre article sur les JO de Londres dans notre site fr.internationalism.org

 

 

Rubrique: 

Histoire et mouvement ouvrier