Une vallée de larmes... dont la religion est l'auréole

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Nous publions ci-dessous de longs extraits de la  Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel écrit par Karl Marx en 1843 (1. Ces lignes, qui ont la force de la beauté poétique, sont aussi d’une brûlante actualité. La religion, la croyance, le mysticisme, l’obscurantisme… y sont dépeints comme un produit de l’aliénation et donc des souffrances et de la déshumanisation infligées aux exploités. La religion n’est donc pas simplement une conscience erronée du monde, elle est aussi une réponse à l’oppression réelle, mais une réponse inappropriée et qui ne conduit qu’à l’échec.

La mise à bas des mille plaies de la société passe inévitablement par l’abolition de l’exploitation et de l’oppression. Alors l’obscurantisme n’aura plus de raison d’être.

Sous la plume de Marx, cette révolution n’est pas seulement absolument nécessaire, elle est surtout possible. Dans ce texte, il exprime en effet toute la confiance qu’il porte dans la capacité du prolétariat à mener une lutte historique et consciente pour l’émancipation de toute l’humanité.

Le texte que nous publions ayant fait l’objet de larges coupes, nous pensons qu’il est nécessaire d’expliquer ce choix à nos lecteurs.

La source fondamentale de la mystification religieuse est l’esclavage économique. Les croyances disparaîtront donc avec l’abolition de la dernière forme d’exploitation, le salariat. Tel est le fond de la pensée de Marx, son aboutissement logique. Néanmoins, au milieu du xix)e siècle, Marx a sous les yeux un capitalisme florissant. En France, la bourgeoisie révolutionnaire et éclairée mène depuis près d’un siècle une lutte décidée et radicale contre les archaïsmes économiques et politiques féodaux qui entravent son développement. La religion faisant partie de ces archaïsmes, elle est combattue par la nouvelle classe dominante et elle recule effectivement au fur et à mesure que le capitalisme se développe. La bourgeoise allemande est, en revanche, économiquement empêtrée dans le passé ; elle ne parvient pas à jeter aux orties les vestiges féodaux qui la paralysent, ce qu’elle fera finalement lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et la transformation de la Prusse en Allemagne.

Marx pensait alors que cette tâche revenait au prolétariat allemand qui, par le développement de sa lutte, porterait un coup fatal à l’obscurantisme. C’est pourquoi la version intégrale de la Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel contient de longs passages sur la particularité de la situation allemande que nous avons choisi ici de couper.

De façon plus générale, Marx pensait que le développement économique du capitalisme allait saper les fondements de la religion. Dans l’Idéologie allemande, par exemple, il affirme que l’industrialisation capitaliste a réussi à réduire la religion à n’être plus qu’un simple mensonge. Pour se libérer, le prolétariat devait perdre ses illusions religieuses et détruire tous les obstacles l’empêchant de se réaliser en tant que classe ; mais le brouillard de la religion devait être rapidement dispersé par le capitalisme lui-même. En fait, pour Marx, le capitalisme lui-même était en train de détruire la religion, à tel point qu’il en parlait parfois comme une forme d’aliénation déjà dépassée pour le prolétariat. Nous savons aujourd’hui qu’il n’en a rien été, bien que le capitalisme et le développement des sciences aient sapé un à un les fondements de toutes les religions. En fait, depuis que le capitalisme a cessé d’être une force révolutionnaire pour la transformation de la société, la bourgeoisie s’est de nouveau tournée pleinement vers l’idéalisme et la religion.

Au-delà des erreurs de prévisions inévitables, liées à ‘époque historique, le fond de la pensée exprimée par Marx reste parfaitement valable : la religion est le résultat de l’exploitation, elle ne disparaîtra qu’avec elle, et seul le prolétariat est capable de mener à bien cette lutte indispensable pour la survie et l’épanouissement de l’humanité.

CCI

 

“Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme. Certes, la religion est la conscience de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.

Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son Etat, c’est exiger qu’il renonce à un Etat qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole.

La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans rêve ni consolation, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille les fleurs vivantes. La critique de la religion détruit les illusions de l’homme afin qu’il pense, agisse, forge sa réalité en homme sans illusions parvenu à l’âge de la raison, afin qu’il gravite autour de lui-même, c’est à dire de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même.

C’est donc la tâche de l’histoire, une fois l’au-delà de la vérité disparu, d’établir la vérité de l’ici bas. Et c’est tout d’abord la tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, de démasquer l’aliénation de soi dans ses formes profanes, une fois démasquée la forme sacrée de l’aliénation de l’homme. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. (….)

Il s’agit de faire le tableau d’une sourde oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres, d’une maussaderie générale mais inerte, d’une étroitesse d’esprit faite d’acceptation et de méconnaissance, le tout bien encadré par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de toutes les médiocrités, n’est lui-même que la médiocrité au gouvernement.

Quel spectacle ! Voici la société infiniment divisée en races les plus diverses qui s’affrontent avec leurs petites antipathies, leur mauvaise conscience et leur médiocrité brutale, et qui, en raison même de leur voisinage équivoque et méfiant, sont toutes, sans exception, traitées par leurs seigneurs comme des existences concédées. Et ce fait même d’être dominées, gouvernées, possédées, elles doivent le reconnaître et le confesser comme une concession du ciel ! Et voici, en face d’elles, ces maîtres eux-mêmes dont la grandeur est inversement proportionnelle à leur nombre ! (…)

Il faut rendre l’oppression réelle encore plus pesante, en lui ajoutant la conscience de l’oppression, rendre la honte plus infamante encore, en la divulguant. (…)

De toute évidence, l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit des masses. La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses par la racine. Mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) La critique de la religion s’achève par la leçon que l’homme est l’être suprême pour l’homme, donc par l’impératif catégorique de renverser tous les rapports sociaux où l’homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable ; ces rapports, on ne saurait mieux les rendre que par l’exclamation d’un Français à l’annonce d’un projet d’impôt sur les chiens : Pauvres chiens ! on veut vous traiter comme des hommes ! (…)

[La possibilité de l’émancipation réside] dans la formation d’une classe chargée de chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile, d’un ordre qui soit la dissolution de tous les ordres, d’une sphère qui possède un caractère universel en raison de ses souffrances universelles et qui ne revendique aucun droit particulier parce qu’on ne lui fait subir non un tort particulier mais le tort absolu, qui ne peut plus s’en rapporter à un titre historique, mais seulement à un titre humain, (…) d’une sphère, enfin, qui ne peut s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et, partant, sans les émanciper toutes ; en un mot, une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même sans la reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société, c’est, en tant que classe particulière, le prolétariat. (…) Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre présent du monde, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il est lui-même la dissolution effective de cet ordre du monde.”

K. Marx

 

1)  Ces extraits s’appuient sur les différentes traductions de ce texte disponibles sur Internet (marxists.org) et sur papier dans la Bibliothèque de la Pléiade (Karl Marx, Œuvres III, Philosophie, 1982, pages 382 à 397).

 

 

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